IMM‑98‑06
2006 CF 1503
Mohammad Zeki Mahjoub (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le solliciteur général du Canada (défendeurs)
Répertorié : Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Tremblay‑Lamer—Toronto, 15 et16 novembre; Ottawa, 14 décembre 2006.
Citoyenneté et Immigration — Personnes interdites de territoire — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire d’une décision de la représentante du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration portant que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada et qu’il n’existait pas de risque sérieux qu’il subisse la torture ou d’autres mauvais traitements s’il était renvoyé en Égypte — Le demandeur, un ressortissant égyptien, a été déclaré interdit de territoire conformément à l’art. 19 de l’ancienne Loi sur l’immigration au motif qu’il était membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle commet des actes de terrorisme — L’art. 115(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés interdit le renvoi d’une personne protégée vers un pays où elle risque la persécution, la torture et des traitements cruels ou inusités — La représentante n’a pas tenu compte de l’essentiel de la preuve provenant d’une multitude de sources et indiquant que l’Égypte ne respectait pas les assurances qu’elle donnait, n’a pas tenu compte de facteurs importants et s’est appuyée de manière sélective sur certains éléments de preuve — La décision de la représentante quant au risque sérieux de torture auquel le demandeur serait exposé s’il était renvoyé en Égypte était manifestement déraisonnable — Demande accueillie.
Preuve — La représentante du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a recommandé que le demandeur soit renvoyé en Égypte parce qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada et qu’il ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture ou de traitements cruels et inusités s’il y était renvoyé — La décision de la représentante ne peut être annulée que si elle est manifestement déraisonnable — Le fait de retenir des preuves vraisemblablement obtenues sous l’effet de la torture constitue une erreur de droit — Il doit y avoir des éléments de preuve crédibles montrant que la torture est à l’origine des éléments de preuve précis en cause afin d’en justifier l’exclusion — Lorsque la question est soulevée par un demandeur qui explique de manière plausible pourquoi il est vraisemblable que la preuve a été obtenue par la torture, le décideur doit examiner cette question en tenant compte des renseignements publics et confidentiels — La question de savoir si la preuve a vraisemblablement été obtenue par la torture est une question de fait — À la lumière des éléments de preuve publics et confidentiels, la représentante n’a pas commis d’erreur relativement au poids accordé aux éléments de preuve concernant la question du danger pour la sécurité du Canada — Toutefois, le fait que la représentante a retenu de manière sélective un seul élément de preuve selon lequel les violations des droits de la personne n’étaient pas répandues en Égypte, ce qui va à l’encontre la preuve écrasante contraire à cette conclusion, était manifestement déraisonnable.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’une représentante du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration portant que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada, qu’il y avait suffisamment de motifs de croire qu’il n’existait pas de risque sérieux qu’il subisse la torture ou d’autres mauvais traitements en Égypte et, par conséquent, qu’il devait y être renvoyé. Le demandeur, un ressortissant égyptien, est arrivé au Canada en 1995 et s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention en octobre 1996. Un certificat de sécurité a été délivré contre lui au motif qu’il était membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle commet ou a commis des actes de terrorisme. En juillet 2004, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a conclu que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada et a décidé que celui‑ci devait être renvoyé en Égypte conformément à l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le paragraphe 115(1) de la Loi interdit de façon générale le renvoi d’une personne protégée, y compris un réfugié au sens de la Convention, vers un pays où elle risque la persécution, la torture et des traitements cruels. Le paragraphe 115(2) prévoit des exceptions à ce principe général. Dans l’arrêt Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334, la Cour fédérale a conclu que la décision du ministre concernant la question du risque posé reposait sur une preuve incomplète. Après un nouvel examen de la question, une autre représentante du ministre a conclu que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada, qu’il ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture ou d’autres mauvais traitements en Égypte et qu’il devait y être renvoyé. La principale question en litige était celle de savoir si la décision de la représentante quant au risque de torture important auquel le demandeur serait exposé en Égypte était manifestement déraisonnable.
Jugement : la demande doit être accueillie.
L’appréciation du danger pour la sécurité du Canada et celle de l’importance du risque de torture sont surtout des questions de fait. Comme le législateur a conféré au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour soupeser ces facteurs lorsqu’il rend sa décision, il convient de faire preuve de déférence et la décision de la représentante ne peut être annulée que si elle est manifestement déraisonnable. La Cour ne doit pas réévaluer les facteurs déjà pris en compte ni intervenir simplement parce qu’elle en serait venue à une conclusion différente.
Le fait de retenir des preuves vraisemblablement obtenues sous l’effet de la torture constitue une erreur de droit. Toutefois, il doit y avoir des éléments de preuve crédibles montrant que la torture est à l’origine des éléments de preuve précis en cause afin d’en justifier l’exclusion. Lorsque la question est soulevée par un demandeur qui explique de manière plausible pourquoi il est vraisemblable que la preuve a été obtenue par la torture, le décideur doit examiner cette question en tenant compte des renseignements publics et confidentiels. Le décideur qui estime qu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette preuve a vraisemblablement été obtenue par la torture ne doit pas la retenir pour rendre une décision. La question de savoir si la preuve a vraisembla-blement été obtenue par la torture est essentiellement une question de fait et, pour y répondre, le décideur doit peser la preuve versée au dossier pour décider si elle a vraisemblablement été obtenue par la torture. À la lumière des éléments de preuve publics et confidentiels, la représentante n’a pas commis d’erreur en accordant à la preuve le degré de fiabilité qu’elle méritait, à son avis, compte tenu de sa provenance et des autres éléments de preuve disponibles. Elle n’a pas fait abstraction des allégations du demandeur selon lesquelles sa notoriété empêcherait toute participation actuelle dans des réseaux terroristes secrets; elle en a traité directement, déclarant que cela améliorerait la position du demandeur au sein du mouvement. Il était raisonnable pour la représentante de déduire que, malgré son exposition médiatique considérable, le demandeur pourrait, en raison de son influence, de son expérience et de ses relations, participer aux activités d’une organisation terroriste. Elle a tenu compte à la fois de l’état physique et de la santé mentale du demandeur pour parvenir à sa décision. Elle n’a pas commis d’erreur en concluant que la paranoïa du demandeur ne réduirait pas à néant sa capacité de participer à la planification d’activités terroristes. Les conclusions qui ont été tirées quant à la participation du demandeur aux activités de réseaux terroristes étaient étayées par de nombreux éléments de preuve et allaient au‑delà d’un raisonnement fondé sur une simple « culpabilité par association ». Pour ce qui était de la question du danger que représentait le demandeur pour la sécurité du Canada, il y avait de nombreux renseignements confidentiels pertinents qui ne se trouvaient pas dans le dossier public. Bien que les conclusions de la représentante aient pu paraître insuffisamment corroborées au vu uniquement du dossier public, si on les lit en tenant compte de la preuve confidentielle, ses conclusions étaient bien étayées par la preuve dont elle était saisie. Elle n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle relativement à la question du danger pour la sécurité du Canada.
La représentante a déclaré qu’il n’y avait pas de risque sérieux que le demandeur soit exposé à la peine de mort à son retour en Égypte. Elle a énuméré les sources qu’elle avait consultées pour apprécier la situation en Égypte. Elle a accordé peu de poids à un rapport d’Amnistie internationale (AI) de 2005 qui concluait que la torture était systématique-ment utilisée partout en Égypte, mais elle a accordé un poids considérable à une décision rendue en 2002 par la Cour d’appel d’Autriche, qui a conclu qu’il n’y avait pas de violations généralisées des droits humains en Égypte. L’Égypte avait assuré le Canada que le demandeur ne serait pas torturé à son retour. La représentante a accordé peu de poids aux éléments de preuve présentés au nom du demandeur sur la question des assurances données. Il n’était pas manifestement déraisonnable de la part de la représentante de conclure qu’il n’y avait aucun risque sérieux que le demandeur subisse la peine de mort à son retour en Égypte. La question relative au « risque sérieux » était celle de savoir si, d’après les faits dont le tribunal était saisi, il était probable que l’intéressé serait personnellement exposé au risque de subir la torture. La représentante a agi arbitrairement en niant la valeur du rapport de 2005 de AI au motif qu’il était « anecdotique et fondé sur des ouï‑dire », pour ensuite retenir les rapports du Département d’État américain auxquels les mêmes qualificatifs auraient pu s’appliquer. Elle n’a pas tenu compte des conclusions définitives du Comité contre la torture (CCT) dans l’arrêt Agiza c. Suède selon lesquelles la torture est systémique en Égypte. Le rejet en bloc par la représentante de renseignements provenant d’organismes de renom dans le monde entier quant à leur fiabilité comme Amnistie internationale et Human Rights Watch était surprenant, surtout compte tenu du fait que les cours de justice et les tribunaux canadiens s’appuient sur ces mêmes sources. La représentante n’aurait pas dû se fier à un seul élément de preuve, soit la décision que la Cour d’appel d’Autriche a rendue en 2002, pour conclure que la torture n’était pas répandue en Égypte, alors que l’essentiel de la preuve allait dans le sens contraire. La représentante a agi de manière manifestement déraisonnable lorsqu’elle a retenu de manière sélective un seul élément de preuve selon lequel les violations des droits humains ne constituaient pas un problème systémique en Égypte, contrairement à la preuve écrasante qui a été présentée.
Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a fait une mise en garde contre le fait d’accorder trop d’importance aux assurances données par des gouvernements qui par le passé ont fait usage de la torture. La Cour a énoncé des facteurs que le ministre peut prendre en compte dans l’appréciation des assurances données par un gouvernement étranger concernant la torture. Ces facteurs fournissent un cadre judicieux d’analyse de la fiabilité des assurances données par un gouvernement étranger. En l’espèce, la représentante n’a pas fait l’analyse énoncée par la Cour suprême et n’a pas tenu compte de l’essentiel de la preuve provenant d’une multitude de sources et indiquant que l’Égypte ne respectait pas les assurances qu’elle donnait. Aucune des deux notes diplomatiques sur lesquelles la représentante s’est appuyée ne mentionnait de système de contrôle, et elles ne contenaient aucun engagement précis de ne pas commettre d’abus à l’égard du demandeur. Le seul élément qui pouvait être interprété comme une assurance était une déclaration générale selon laquelle le demandeur serait traité conformément à la charte des droits de la personne, alors que la preuve établit que cette charte n’existe pas. La représentante a fait abstraction d’éléments de preuve essentiels à plusieurs reprises, elle n’a pas tenu compte de facteurs importants et elle s’est appuyée de manière sélective sur certains éléments de preuve. Cette démarche déficiente était manifestement déraisonnable au regard de la question du risque sérieux de torture.
La représentante a tenu compte des observations de l’épouse du demandeur selon lesquelles le renvoi de celui‑ci aurait un effet préjudiciable sur leurs enfants, mais elle a conclu que leur intérêt ne pouvait l’emporter sur le fait que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada. La représentante a reconnu la situation particulière du demandeur de même que l’impact que son renvoi aurait vraisemblablement sur ses enfants. Il n’y avait aucun motif d’intervenir relativement à cette question. Enfin, à la lumière du fait que la Cour a utilisé une formulation facultative dans l’arrêt Suresh, la représentante n’avait aucune obligation d’analyser les possibilités de renvoi vers un pays tiers. Vu sa conclusion que le demandeur ne courait pas de risque sérieux de torture en cas d’expulsion vers l’Égypte, elle n’avait aucune raison de procéder à une telle analyse.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 19 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 87, 115.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Jaballah (Re), 2006 CF 346; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; A & Ors v. Secretary of State for the Home Department, [2005] UKHL 71; Rosales c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1454 (1re inst.) (QL).
décision différenciée :
India v. Singh (1996), 108 C.C.C. (3d) 274; 36 Imm. L.R. (2d) 17 (C.S.C.‑B.).
décisions examinées :
Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334; 2005 CF 156; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20; Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 179; conf. par 2005 CAF 125; Charkaoui (Re), 2004 CF 1031; Harkat (Re), 2005 CF 393; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 R.C.F. 327; 2004 CF 420; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, 2005 CF 1596; Charkaoui (Re), 2003 CF 1418; Thang c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 457.
décisions citées :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, [2001] 4 C.F. 644; 2001 CFPI 1095; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355; Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.); conf. par [1992] A.C.F. no 100 (C.A.) (QL); Harkat (Re), 2003 CFPI 285; VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.); Bilasi‑Ashri c. Autriche, requête no 3314/02, 26 novembre 2002 (C.E.D.H.); Agiza c. Suède, Doc. NU CAT/C/34/D/233/2003 (24 mai 2005); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592; Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 239; 2005 CAF 1; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Buri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1358; Kazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 178; Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299; 2004 CAF 421; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142; 2005 CAF 54.
doctrine citée
« Black Hole : The Fate of Islamists Rendered to Egypt » (2005), 17 Human Rights Watch No. 5(E).
Conclusions et recommandations du Comité contre la torture : Égypte, Doc. NU CAT/C/CR/29/4 (23 décembre 2002).
Houle, France. « Le fonctionnement du régime de preuve libre dans un système non‑expert : le traitement symptomatique des preuves par la Section de la protection des réfugiés » (2004), 38 R.J.T. 263.
« Promesses vides : les assurances diplomatiques ne pro-tègent pas de la torture » (2004), 16 Human Rights Watch No. 4(D).
« Toujours en danger : les assurances diplomatiques ne protègent pas de la Torture » (2005), 17 Human Rights Watch No. 4(D).
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision d’une représentante du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration portant que le demandeur constituait un danger pour la sécurité du Canada, qu’il y avait suffisamment de motifs de croire qu’il n’existait pas de risque sérieux qu’il subisse la torture ou d’autres mauvais traitements en Égypte et qu’il devait y être renvoyé. Demande accueillie.
ont comparu :
Barbara L. Jackman et John R. Norris pour le demandeur.
Donald A. MacIntosh, Alison Engel‑Yan et Mielka Visnic pour les défendeurs.
avocats inscrits au dossier :
Jackman & Associates, Toronto, et Ruby & Edwardh, Toronto, pour le demandeur.
Le sous‑procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
La juge Tremblay-Lamer :
INTRODUCTION ET CONTEXTE FACTUEL
[1]La présente affaire a donné lieu à de nombreuses procédures. Outre le bref aperçu donné ci‑dessous, une chronologie plus détaillée des événements pertinents figure à l’annexe A.
[2]M. Mohamed Zeki Mahjoub (le demandeur) est ressortissant égyptien; il est arrivé au Canada en 1995 et il a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention en octobre 1996.
[3]M. Mahjoub est détenu depuis le printemps 2000, après que le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) eurent délivré un certificat de sécurité déclarant que M. Mahjoub appartenait à l’une des catégories non admissibles visées à l’article 19 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (l’ancienne Loi), en vigueur à l’époque. L’annexe B des présents motifs reprend les articles pertinents de l’ancienne Loi. Cette opinion se fondait sur un rapport secret en matière de sécurité dans lequel le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) se disait d’avis que M. Mahjoub appartenait aux catégories de personnes non admissibles visées dans l’ancienne Loi, pour les motifs suivants :
· pendant son séjour au Canada, il a travaillé ou incité au renversement par la force du gouvernement égyptien,
· il est membre du Vanguard of Conquest (VOC), une aile du Al Jihad (AJ). Le VOC est une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle travaillera ou incitera au renversement par la force du gouvernement égyptien et qu’elle commettra des actes de terrorisme;
· il est et était membre du VOC, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle commet ou a commis des actes de terrorisme; et
· il a commis des actes de terrorisme.
[4]Le certificat de sécurité délivré par les ministres a été contesté par M. Mahjoub, mais le juge Marc Nadon a conclu, dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, [2001] 4 C.F. 644 (1re inst.), qu’il était raisonnable.
[5]Dans une décision en date de juillet 2004, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a conclu que M. Mahjoub constituait un danger pour la sécurité du Canada, et qu’à son retour en Égypte, il serait probablement détenu et pourrait être victime de violations des droits de la personne. Même s’il a été conclu [traduction] «qu’il pourrait être très certainement exposé au risque de mauvais traitements et de violations des droits de la personne», le ministre a décidé que M. Mahjoub devait être renvoyé en Égypte, conformément à l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). M. Mahjoub a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.
[6]Dans la décision Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334, (Mahjoub 2005), la juge Eleanor Dawson a conclu que la décision du ministre concernant la question du risque posé se fondait sur une preuve incomplète. La représentante du ministre ne s’était appuyée que sur un rapport narratif du SCRS, et ne disposait pas des renseignements confidentiels détaillés sur lesquels ce rapport était fondé. Par conséquent, la Cour a conclu que la représentante ne pouvait correctement évaluer le danger que constituait M. Mahjoub et donc qu’elle ne pouvait correctement soupeser les intérêts contradic-toires en jeu. La demande de contrôle judiciaire a été accueillie, et la question a été renvoyée à un autre représentant du ministre pour qu’il rende une nouvelle décision.
[7]Après un nouvel examen de la question, une autre représentante du ministre (la représentante) a conclu, dans une décision en date du 3 janvier 2006, que M. Mahjoub constituait un danger pour la sécurité du Canada, et qu’il y avait suffisamment de motifs de croire qu’il n’existait pas de risque important qu’il subisse la torture ou d’autres mauvais traitements en Égypte et, par conséquent, qu’il devait y être renvoyé.
[8]M. Mahjoub a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de cette décision du 3 janvier 2006.
LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES
[9]Le paragraphe 115(1) de la Loi interdit de façon générale le renvoi d’une personne protégée, y compris un réfugié au sens de la Convention, vers un pays où elle risque la persécution, la torture et des traitements ou peines cruels et inusités (la torture). Le paragraphe 115(2) de la Loi prévoit des exceptions à ce principe général. L’article 115 de la Loi se lit comme suit :
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
(3) Une personne ne peut, après prononcé d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d’où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d’asile a été rejetée dans le pays d’où elle est arrivée au Canada.
QUESTIONS EN LITIGE
[10]La présente demande de contrôle judiciaire met en jeu les questions suivantes :
1. La norme de contrôle applicable
2. Le danger posé à la sécurité du Canada
a. L’origine de la preuve
i. La preuve vraisemblablement obtenue par la torture
ii. Le fardeau de la preuve
b. L’évaluation de la preuve par la représentante du ministre
3. Le risque sérieux de mort ou de torture en cas de retour en Égypte
a. La situation dans le pays
i. La peine de mort
ii. Le risque sérieux de torture
b. Les assurances données par l’Égypte
4. L’intérêt supérieur des enfants
5. Les solutions autres que le renvoi
L’ANALYSE
1. La norme de contrôle applicable
[11]L’appréciation du danger pour la sécurité du Canada et celle de l’importance du risque de torture sont surtout sur des questions de fait (Mahjoub 2005, précitée, au paragraphe 42; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355, au paragraphe 32). Je souscris à l’opinion de mon collègue le juge Andrew MacKay selon lequel le législateur a conféré au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour soupeser ces facteurs lorsqu’il rend sa décision (Jaballah (Re), 2006 CF 346, au paragraphe 18) (Jaballah). Par conséquent, il convient de faire preuve de déférence et la décision de la représentante ne peut être annulée que si elle est manifestement déraisonnable. La Cour saisie de la demande de contrôle ne doit intervenir que si elle est convaincue que le décideur a agi de façon arbitraire, ou de mauvaise foi, ou sans tenir compte des facteurs appropriés, ou que si la décision ne peut être appuyée par la preuve; la Cour ne doit pas réévaluer les facteurs déjà pris en compte ni intervenir simplement parce qu’elle en serait venue à une conclusion différente (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 29, 39 et 41) (Suresh). Comme la Cour suprême du Canada l’a dit dans l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52, « dès qu’un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée » et « [u]ne décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir ».
[12]Étant donné que la présente demande porte surtout sur les motifs assez longs de la décision de la représentante, et la preuve sur laquelle cette décision est fondée, il est utile de les examiner ensemble en procédant à une analyse point par point.
2. Le danger pour la sécurité du Canada
Les motifs de la représentante
[13]La représentante a d’abord passé en revue les circonstances entourant l’arrivée de M. Mahjoub au Canada. Elle a signalé que M. Mahjoub est d’abord entré au Canada en 1995 muni d’un faux passeport saoudien. Elle a mentionné qu’on ne savait à peu près pas où il se trouvait entre 1986 et 1995, à l’exception d’une période en 1992‑1993 où il travaillait pour une compagnie d’Oussama ben Laden au Soudan. À cette époque, le siège social d’Al-Qaida se trouvait au Soudan. Elle a également mentionné le fait que M. Mahjoub a été interviewé en personne par Oussama ben Laden et qu’il a obtenu le poste de directeur général adjoint responsable de quelque 4 000 employés, assorti d’un salaire assez élevé (toutes proportions gardées), malgré le fait qu’il n’avait aucune expérience pertinente.
[14]Elle a fait référence à des éléments de preuve laissant supposer que M. Mahjoub avait des liens avec une organisation terroriste, citant entre autres choses son arrivée au Canada peu après que le Soudan eut expulsé des extrémistes égyptiens. Elle a mentionné ses liens directs et indirects avec des terroristes connus, de même que ses tentatives répétées de dissimuler intentionnel-lement ces liens aux autorités canadiennes. Elle a conclu que ces types de liens et ces multiples tentatives de tromper les autorités canadiennes révélaient [traduction] « une participation très active au réseau terroriste ».
[15]Pour ce qui est du groupe Al Jihad/Vanguards of Conquest (AJ/VOC), la représentante a conclu, sur la base du dossier public et confidentiel, qu’il y avait suffisamment de preuves pour conclure que M. Mahjoub en était un membre de haut rang. Elle a signalé qu’il avait maintenu des contacts étroits avec des agents secrets du groupe, et qu’avant sa détention, il avait eu [traduction] « des contacts ininterrompus et de haut niveau avec les membres du réseau terroriste d’Oussama ben Laden partout dans le monde, et qu’il avait vraisemblablement facilité la planification d’attaques terroristes et fourni l’appui logistique ».
[16]En résumé, la représentante s’est dite persuadée que [traduction] « M. Mahjoub était et continue d’être un membre haut placé de l’AJ », que l’AJ/VOC avait maintenant fusionné avec Al-Qaida, et que les objectifs du groupe vont maintenant au‑delà du renversement du gouvernement égyptien, soit [traduction] « d’attaquer sans distinction les civils et les intérêts économiques occidentaux partout dans le monde ». Elle a signalé que l’organisation unifiée avait ouvertement menacé tous les pays d’Occident, que le Canada avait été désigné comme cible, et qu’il était actuellement le seul pays qui n’avait pas été directement attaqué. Ce groupe a démontré qu’il était extrêmement dangereux et qu’il avait la capacité d’accomplir sa mission partout dans le monde, en prenant les civils comme cibles.
[17]Compte tenu de la décentralisation actuelle du réseau, la représentante s’est dite convaincue que la preuve démontrait que le réseau Al-Qaida était toujours en mesure de commettre des actes de terrorisme malgré le décès et l’arrestation de certains de ses membres dirigeants. Elle a conclu que, plutôt que de constituer un obstacle pour lui, le vide laissé par ces décès et ces arrestations permettrait à M. Mahjoub d’être en meilleure position de se hisser à un poste de haut niveau dans le réseau et, par conséquent, de planifier d’autres attaques terroristes. Même s’il ne parvenait pas à réintégrer les mêmes chapitres de l’organisation, elle a conclu qu’il serait en mesure de se livrer à des actes terroristes en prenant pour cible des pays occidentaux, dont le Canada, en raison de [traduction] « son expérience, son influence et son réseau ».
[18]Concernant les prétentions selon lesquelles M. Mahjoub ne peut plus constituer une menace pour le Canada en raison de l’état actuel de sa santé mentale et physique, la représentante a déclaré qu’elle n’était pas convaincue que cela diminuait la menace qu’il posait pour le Canada. Elle a de même rejeté l’idée selon laquelle sa notoriété nuirait à sa capacité de participer à d’autres activités terroristes. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, elle s’est dite convaincue que [traduction] « la menace que pose M. Mahjoub est réelle et sérieuse, et se fonde sur des doutes objectivement raisonnables ».
a) L’origine de la preuve
i. La preuve vraisemblablement obtenue par la torture
[19]Le demandeur fait valoir que la thèse des autorités canadiennes est fondée sur des preuves provenant d’Égypte. Il soutient que la représentante n’a pas respecté la norme de la « preuve convaincante » qu’exige une décision aussi importante, puisqu’elle s’est, de façon inacceptable, appuyée sur certains renseignements qui [traduction] « ont vraisemblable-ment été obtenus par la torture », compte tenu du passé de l’Égypte concernant l’usage de la torture à des fins d’interrogatoire. De même, il prétend que la représen-tante a tenu compte, de façon inacceptable, de sa condamnation par un tribunal militaire égyptien obtenue au terme d’une instance tenue par contumace, tribunal qui s’est probablement aussi appuyé sur des preuves vraisemblablement obtenues par la torture.
[20]Du point de vue des défendeurs, rien n’indique que la représentante s’est appuyée sur une preuve vraisemblablement obtenue par la torture; cela n’est que pure conjecture. Le demandeur a fait valoir que les renseignements obtenus de l’Égypte devaient être considérés comme suspects; la représentante en a pris bonne note et elle a déclaré que la preuve qu’elle avait examinée provenait de nombreuses sources et s’échelon-nait sur plusieurs années, et que le tout avait été pesé pour en vérifier la fiabilité. Toute extrapolation faite à partir d’éléments de preuve précis dépassant les explications fournies dans ses motifs aurait donné lieu à des atteintes inacceptables à la sécurité nationale.
[21]L’examen de la jurisprudence donne un cadre utile à l’analyse de cette question.
[22]Dans la décision Lai c. Canada (Minstre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 179 (Lai CF), mon collègue le juge Andrew MacKay a conclu au paragraphe 24 :
Je partage l’avis [. . .] qui veut qu’une preuve obtenue par la torture, ou par d’autres moyens interdits par la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ne doit pas être retenue par un tribunal qui examine une revendication de statut de réfugié.
[23]Cela a été confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 (Lai CAF), dans lequel le juge Brian Malone a conclu au paragraphe 95 que : « [l] es déclarations obtenues au moyen de la torture ou de tout traitement ou peine cruel, inhumain ou dégradant ne sont ni crédibles ni dignes de foi ».
[24]Dans la décision Charkaoui (Re), 2004 CF 1031 (Charkaoui), mon collègue le juge Simon Noël s’est penché sur des contestations de la preuve au motif qu’elle avait été obtenue par la torture. Aux paragraphes 28 et 29 de la décision Charkaoui, précitée, il a essentiellement conclu que la déclaration contestée de M. Rezzam n’avait pas été obtenue par la torture, et qu’elle pouvait figurer au dossier de la preuve. Toutefois, le juge Noël n’a pas été convaincu que les renseignements obtenus de M. Abu Zubaida contre M. Charkaoui n’avaient vraisemblablement pas été obtenus par la torture ou par suite de mauvais traitements, compte tenu du fait qu’il y avait une preuve contradictoire entourant les circonstances de sa production (Charkaoui, précitée, aux paragraphes 30 et 31). Pour ce qui concerne cette preuve en particulier, le juge Noël a fait l’observation suivante au paragraphe 31 de la décision Charkaoui, précitée :
[…] ayant à l’esprit les objectifs de la Convention contre la torture et la preuve contradictoire présentée par les deux parties, le tribunal entend ne pas prendre en considération la déclaration de M. Zubaida et n’y accorde aucune importance pour le moment dans son analyse des faits. Toutefois, le tribunal ne retire pas du dossier cette déclaration telle que présentée étant donné le type de preuve présentée par les parties ainsi qu’à cause de la contradiction qui existe entre les preuves à l’appui des prétentions respectives des parties.
[25]Une autre de mes collègues, la juge Eleanor Dawson, s’est penchée sur un argument semblable soutenu par M. Harkat, selon lequel la torture avait vicié la preuve obtenue de M. Abu Zubaida et, par consé-quent, qu’elle ne devrait pas être admise en preuve (Harkat (Re), 2005 CF 393, au paragraphe 115) (Harkat 2005). M. Harkat avait fait état de preuves directes et indirectes des mauvais traitements qu’aurait vraisembla-blement subis M. Abu Zubaida pour étayer sa position, et la Cour a statué qu’il y avait lieu de « se préoccuper des méthodes employées pour interroger Abu Zubaida » (Harkat 2005, précitée, au paragraphe 120). Il peut être pertinent de noter qu’abstraction faite de la question de la torture ou des sévices, les renseignements obtenus de M. Abu Zubaida « [inspi-raient] une autre inquiétude », savoir le poids qu’il fallait leur accorder, étant donné que la Cour ne disposait d’aucune preuve de ce que M. Zubaida avait effectivement dit (Harkat 2005, précitée, au paragraphe 122). En fin de compte, la juge Dawson a conclu : « je ne peux pas être certaine des circonstances dans lesquelles M. Abu Zubaida a fourni des renseignements au sujet de M. Harkat » et elle a donc décidé de « [n’]accorder aucun poids aux renseignements remis à la Cour par le truchement d’Abu Zubaida » (Harkat 2005, précitée, au paragraphe 123).
[26]Compte tenu de ce qui précède, je conviens avec le demandeur que retenir les preuves vraisemblablement obtenues sous l’effet de la torture constitue une erreur de droit. Bien qu’il n’ait pas été explicitement formulé, dans sa teneur, ce principe général a été, j’en suis convaincue, appliqué et adopté au Canada dans des causes récentes. Il est également conforme à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, que le Canada a signée. Il concorde aussi avec une récente décision de la Chambre des lords qui a statué que retenir une preuve vraisemblablement obtenue par la torture constitue une erreur de droit (A & Ors v. Secretary of State for the Home Department, [2005] UKHL 71) (A & Ors).
[27]Toutefois, il est également important de signaler qu’il doit y avoir, au départ, des éléments de preuve crédibles montrant que la torture est à l’origine des éléments de preuve précis en cause afin d’en justifier l’exclusion (Lai CF, précitée, aux paragraphes 28 et 50; confirmé par Lai CAF, précité, aux paragraphes 38 à 42; Charkaoui, précitée, aux paragraphes 27 à 31). La Cour d’appel fédérale a statué que les renseignements concernant la situation générale dans le pays et mentionnant le recours à la torture ne devaient pas inévitablement conduire à la conclusion que tous les éléments de preuve spécifiques provenant de ce pays devraient être exclus, sans autre justification (Lai CAF, précité, au paragraphe 42). Sur ce point, le juge Malone a conclu au paragraphe 42 de l’arrêt Lai CAF, précité : « la preuve de nature très générale présentée par les appelants au sujet de la torture utilisée par les enquêteurs chinois n’était pas spécifique et ne visait certainement pas de manière précise les déclarations présentées par le ministre en l’espèce ».
ii. Le fardeau de la preuve
[28]Les défendeurs soutiennent qu’il incombe à la partie alléguant qu’une preuve précise a été obtenue par la torture de produire les éléments de preuve pertinents et d’établir cette allégation selon la norme de la prépondérance de la preuve, mais ils n’ont cité aucune jurisprudence à cet effet. Je ne suis pas convaincue qu’il s’agit là du fardeau de la preuve indiqué dans les circonstances spéciales de l’espèce.
[29]Dans l’instance où la preuve est publique, l’intéressé a la possibilité de réfuter des éléments de preuve précis. Dans ce cas, il est indiqué de lui imposer un tel fardeau puisqu’il a la possibilité et les moyens de s’en acquitter comme il se doit. Par exemple, dans India v. Singh (1996), 108 C.C.C. (3d) 274, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique devait décider s’il y avait suffisamment de preuves pour ordonner à M. Singh de se rendre aux autorités afin d’être extradé vers l’Inde; les autorités indiennes s’appuyaient sur des aveux de cinq personnes détenues là‑bas.
[30]Dans cette affaire, M. Singh faisait valoir que les déclarations avaient été obtenues par la torture, et qu’elles devaient être exclues. Il connaissait le contenu des déclarations et l’identité des personnes qui les avaient faites, et il a eu la possibilité de produire une preuve spécifique afin de démontrer que les déclarations avaient été obtenues au moyen de la torture. La Cour a conclu sur ces mots aux pages 281 et 282 : [traduction] « [L]a charge de prouver que les aveux ont été obtenus par suite de la commission d’un acte criminel en vertu de l’article qui traite de la torture [l’article 269.1 du Code criminel du Canada] incombe au fugitif qui fait l’allégation [. . .] [et] la norme applicable est celle de la prépondérance de la preuve ». En raison de la nature de l’instance, M. Singh connaissait la totalité de la preuve produite contre lui et, par conséquent, il avait eu la possibilité de produire les éléments de preuve nécessaires pour s’acquitter du fardeau qui lui incombait. Au contraire, en raison de la nature spéciale de la présente espèce, une partie de la preuve n’a pas été communiquée à M. Mahjoub, et cette possibilité est plutôt limitée. Il y a là une distinction fondamentale qui retient toute mon attention et celle‑ci est, il me semble, reconnue par la jurisprudence actuelle.
[31]Dans la décision Harkat 2005, précitée, les ministres ont fait valoir que M. Harkat avait le fardeau de prouver, selon la prépondérance de la preuve, que la déclaration de M. Abu Zubaida avait été obtenue par la torture (Harkat 2005, précitée, au paragraphe 116). M. Harkat a répondu que, puisqu’on ne savait pas où se trouvait M. Abu Zubaida, ni dans quelles conditions il se trouvait, il devait s’en remettre aux documents publics dont était saisie la Cour pour demander à celle‑ci d’en conclure que M. Zubaida avait été torturé; une partie de ces documents publics traitait directement et indirectement de M. Abu Zubaida (Harkat 2005, au paragraphe 117). Après avoir examiné la preuve publique, la juge Dawson s’est exprimée en ces termes : « J’estime, compte tenu des éléments produits en l’espèce, qu’il est peu probable que M. Harkat puisse apporter une meilleure preuve des conditions auxquelles a été soumis M. Abu Zubaida » et elle conclut en affirmant que cela « incite néanmoins à se préoccuper » des méthodes employées pour obtenir la preuve (Harkat 2005, au paragraphe 120). Compte tenu de ses doutes au sujet de cette preuve, elle n’y a accordé aucun poids (Harkat, précitée, au paragraphe 123).
[32]De même, le juge Noël a décidé de ne pas s’appuyer sur une preuve potentiellement douteuse lorsque « la possibilité que ces mauvais traitements aient eu lieu » était fondée (Charkaoui, précitée, au paragraphe 31). Ainsi, vu les doutes de la Cour, elle n’a accordé aucun poids à la preuve.
[33]À mon avis, la démarche adoptée par mes collègues à l’égard du fardeau de la preuve indique qu’ils ont dûment tenu compte de la nature spéciale des affaires de ce genre, et qu’ils ont reconnu les limites intrinsèques imposées aux personnes comme le demandeur. J’estime qu’une telle démarche est préférable à celle qui a été proposée par les défendeurs dans les circonstances spéciales du contexte actuel.
[34]À mon avis, au vu de la jurisprudence que je viens de citer, lorsque la question est soulevée par un demandeur qui explique de manière plausible pourquoi il est vraisemblable que la preuve a été obtenue par la torture, le décideur doit ensuite examiner cette question en tenant compte des renseignements publics et confidentiels. Si le décideur estime qu’il y a des motifs raisonnables de croire que cette preuve a vraisemblablement été obtenue par la torture, il ne doit pas la retenir pour rendre une décision.
[35]Je suis confortée dans ce raisonnement par l’arrêt A & Ors, précité, dans lequel la Chambre des lords a conclu, dans un contexte assez semblable, que le fardeau de la preuve habituel ne devait pas être imposé au détenu (aux paragraphes 55, 80, 98, 116 et 155). Lord Hope of Craighead, s’exprimant au nom de la majorité, a fait l’observation suivante au paragraphe 116 :
[traduction] Il serait tout à fait irréaliste de s’attendre à ce que le détenu puisse prouver quoi que ce soit, étant donné qu’on lui refuse l’accès à une grande partie des renseignements qui sont utilisés contre lui. On ne peut s’attendre qu’il indique d’où provient la preuve, et encore moins l’identité des personnes qui l’ont fournie. Tout ce que l’on peut raisonnablement attendre de sa part, c’est qu’il soulève la question en demandant que ce point soit examiné par la SIAC. Bien entendu, il y a tellement de documents dans le domaine public dans lesquels on allègue l’usage de la torture dans le monde qu’il sera facile pour le détenu de respecter ce simple critère. Tout ce qu’il doit faire, c’est de signaler le fait que les renseignements qui sont utilisés contre lui peuvent provenir de l’un ou l’autre des nombreux pays qui sont présumés pratiquer la torture, en gardant à l’esprit que même ceux qui affirment ne pas faire usage de la torture suivent des normes différentes de celles que nous jugeons acceptables. Une fois que la question a été ainsi soulevée de manière générale, le fardeau de la preuve passe à la SIAC. Celle‑ci a accès aux renseignements et elle est en mesure d’examiner les faits en détail. Elle doit décider s’il y a des motifs raisonnables de croire que la torture a été utilisée dans le cas qui est soumis à son examen. Si un tel doute existe, elle doit faire enquête sur les renseignements dont elle est saisie et qui ont été obtenus des services de sécurité. [Non souligné dans l’original.]
[36]En fin de compte, il me semble que la question de savoir si la preuve a vraisemblablement été obtenue par la torture est essentiellement une question de fait. Pour y répondre, le décideur doit peser la preuve versée au dossier, afin de décider si elle a vraisemblablement été obtenue par la torture. Donc, j’abonde dans le sens de mon collègue le juge MacKay dans la décision Jaballah, précitée, aux paragraphes 40 à 42, dans laquelle il conclut que cette question a plutôt trait au poids que le représentant du ministre a accordé à la preuve. Étant donné qu’il s’agit d’une question de fait qui a trait à l’application de la preuve produite, la cour saisie de la demande de contrôle doit, comme pour les autres aspects de la décision, faire preuve d’une déférence considérable à l’égard de cet élément.
[37]Le demandeur soutient que la représentante a retenu une preuve qui a vraisemblablement été obtenue par la torture en concluant qu’il avait des liens avec des organisations terroristes. Il allègue que l’Égypte est bien connue pour faire usage de la torture afin d’obtenir des renseignements et qu’il [traduction] « ressort des allé-gations et du résumé de la cause qui est présentée contre lui que les autorités canadiennes ont retenu une preuve qui a été obtenue directement ou indirectement des autorités égyptiennes et que cette preuve comprend des renseignements qui ont été fournis par des person-nes détenues dans ce pays et au cours de procès qui ont été qualifiés d’inéquitables par les organisations interna-tionales des droits de la personne ». Plus précisé-ment, les aveux d’Essam Marzouk et Ahmed Agiza, qui ont lié M. Mahjoub aux réseaux terroristes, ont vraisemblable-ment été obtenus sous l’effet de la torture pratiquée par les services de sécurité égyptiens et la représentante du ministre s’est appuyée sur ces aveux.
[38]Dans ses motifs, la représentante a pris note de la position de M. Mahjoub voulant que tous les renseigne-ments obtenus des services de sécurité égyptiens de-vaient être considérés comme essentiellement suspects. Elle a indiqué ceci :
[traduction] La preuve publique et confidentielle dont je suis saisie provient d’un très large éventail de sources et elle s’échelonne sur plusieurs années. Tous les éléments de preuve ont été pondérés en fonction de leur valeur probante et au vu de l’ensemble de la preuve.
[39]En réponse à l’argument du demandeur selon lequel il ne fallait accorder aucun poids à sa condamna-tion en Égypte, la représentante a fait l’observation suivante :
[traduction] La condamnation de M. Mahjoub en Égypte n’est pas déterminante pour conclure s’il constitue un danger pour la sécurité du Canada puisque, comme l’indique la conclusion du certificat de sécurité, il s’agit d’une preuve ayant trait à son appartenance passée à une organisation terroriste. Il y a une preuve abondante, à part sa condam-nation, concernant la participation de M. Mahjoub à des organisations terroristes.
[40]La représentante du ministre indique clairement que cette condamnation en Égypte n’est pas [traduction] « déterminante pour conclure s’il consti-tue un danger pour la sécurité du Canada ». Autrement dit, ce seul élément de preuve n’est ni suffisant, ni nécessaire pour sa décision; même si elle n’avait pas eu la preuve de sa condamnation, elle en serait venue à la même conclusion en s’appuyant sur la totalité de la preuve. Au vu des restrictions intrinsèques imposées à sa capacité de faire référence dans ses motifs à des renseignements confidentiels, elle ne pouvait être plus explicite.
[41]En résumé, je conclus que le demandeur avait le droit de soulever la question ayant trait à la « probabilité que la preuve ait été obtenue par la torture », et d’exiger que celle‑ci soit dûment examinée par la représentante du ministre, mais cette question, en fin de compte, a trait au poids qu’elle a accordé aux renseignements indiquant que cette preuve précise avait vraisemblablement été obtenue par la torture.
[42]Contrairement à ce que prétend le demandeur, je ne crois pas que les motifs donnés ci‑dessus révèlent qu’il est « manifeste » que la représentante du ministre s’est appuyée sur une preuve qui a vraisemblablement été obtenue par la torture. Après avoir examiné les éléments de preuve publics et confidentiels, je suis convaincue que la représentante du ministre n’a pas commis d’erreur en accordant à la preuve le degré de fiabilité qu’elle méritait, à son avis, compte tenu de sa provenance et des autres éléments de preuve disponi-bles. Pour tirer cette conclusion, je garde à l’esprit la nature de la présente affaire. Il s’agit d’un cas où la représentante du ministre est tenue (tout comme moi) de ne faire aucune référence à des renseignements confi-dentiels qui pourraient être utilisés par un « lecteur informé » au détriment de la sécurité du Canada (Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.), aux pages 237 et 238; confirmé par [1992] A.C.F. no 100 (C.A.) (QL); Harkat (Re), 2003 CFPI 285 (Harkat 2003); Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 R.C.F. 327 (C.F.), aux paragraphes 58 et 62) (Almrei 2004).
b) L’appréciation de la preuve par la représentante du ministre
[43]Le demandeur soutient que la représentante du ministre n’a pas tenu compte des explications qu’il a données en réponse aux allégations portées contre lui. Je ne suis pas d’accord : elle n’a pas fait abstraction de ses explications, mais a plutôt conclu qu’elles n’étaient pas dignes de foi. Par exemple, elle fait spécifiquement référence à l’affirmation de M. Mahjoub selon laquelle il avait rencontré pour la première fois M. Marzouk dans un aéroport alors qu’il faisait une réclamation pour des bagages perdus, et, au vu d’autres éléments de preuve, elle a rejeté cette version qui manquait de crédibilité. En effet, après avoir étudié ses explications, y compris la manière dont M. Mahjoub qualifie certains de ces liens comme étant de pures « coïncidences », elle a fait l’observation suivante :
[traduction] Loin d’être des coïncidences, ce sont là des éléments d’un ensemble qui sont compatibles avec le reste de la preuve qui révèle un profond engagement dans le réseau terroriste.
[44]De même, je ne peux accepter la prétention selon laquelle la représentante du ministre a conclu à tort qu’on ne « savait à peu près pas où il se trouvait » entre 1986 et 1995, et qu’elle a fait abstraction de ses explications selon lesquelles il était passé de l’Arabie saoudite au Soudan avant de venir au Canada. Elle a précisément indiqué qu’on « ne savait à peu près pas » où il se trouvait, à l’exception d’une période en 1992‑1993 où il travaillait pour une compagnie de Ben Laden au Soudan. Ni les motifs de la représentante du ministre, ni son raisonnement, ne constituent une erreur à cet égard.
[45]Malgré les arguments du demandeur, la représen-tante du ministre n’a pas fait abstraction de ses allégations selon lesquelles sa notoriété empêcherait toute participation actuelle dans des réseaux terroristes secrets. Au contraire, elle en a traité directement. Sur ce point, elle a précisément déclaré ce qui suit : [traduction] « la notoriété, la position et l’influence de M. Mahjoub, s’il demeurait au Canada et s’il était en mesure d’établir des communications, seraient accrues au sein du mouvement ».
[46]Le demandeur soutient en outre que la représentante du ministre a fait abstraction des preuves indiquant que des changements importants se sont produits dans les réseaux terroristes dans lesquels il aurait été impliqué. Plus particulièrement, elle n’a pas tenu compte de l’effet de la fusion entre Al-Qaida et l’AJ/VOC qui s’est produite longtemps après son arrivée au Canada. Cette fusion, ajoutée au décès ou à la détention des contacts importants qu’il aurait vraisemblablement pu avoir dans ces réseaux, a réduit à néant tout risque potentiel qu’il pourrait poser.
[47]Au contraire, j’estime que la représentante du ministre a expressément étudié l’impact de ces change-ments depuis l’arrivée de M. Mahjoub au Canada. Cela ressort clairement de ses motifs, où elle fait l’observa-tion suivante :
[traduction] Je suis convaincue que, à partir du Canada, M. Mahjoub a participé au réseau terroriste et aurait vraisemblablement continué à le faire. Le décès et la détention d’autres membres importants de ce groupe n’empêcheraient pas, à mon avis, la participation de M. Mahjoub, considérant qu’il serait, dès sa libération, dans une position qui lui permettrait d’avoir encore plus d’influence en tant que membre dirigeant. [Non souligné dans l’original.]
[48]En outre, pour ce qui est de la possibilité que M. Mahjoub ne soit pas en mesure de réintégrer l’ancienne structure, elle déclare :
[traduction] [. . .] je suis convaincue néanmoins qu’il serait dans une position telle qu’il continuerait, en raison de son expérience, de son influence et de son réseau, à promouvoir l’idéologie qui est de cibler les pays occidentaux, particulièrement le Canada, en vue d’une attaque.
[49]Je conclus qu’il était raisonnable pour la représentante du ministre d’en déduire que, malgré son exposition médiatique considérable, le demandeur pourrait, en raison de son influence, de son expérience et de ses relations, participer aux activités d’une organisation terroriste. Elle était en droit d’accorder peu de poids à la prétention de M. Mahjoub selon laquelle le temps écoulé et sa longue détention diminuaient le danger qu’il représentait pour la sécurité du Canada.
[50]Le demandeur conteste la décision de la représentante du ministre aux motifs qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve contenue dans ses rapports médicaux et psychologiques, et qu’elle n’a pas motivé suffisamment sa conclusion voulant que son état actuel ne diminue pas le risque qu’il pose. La représentante a signalé que le rapport psychologique exprimait l’avis que M. Mahjoub présentait des symptômes de paranoïa et que, s’il n’était pas libéré, son état continuerait de se détériorer, [traduction] « qu’il soupçonne les autres de vouloir lui faire du mal, qu’il en veut à tout le monde et qu’il est prompt à réagir avec colère ». Elle reconnaît aussi précisément que [traduction] « les conclusions de M. Mahjoub comprennent le rapport d’un psycholo-gue et font valoir que sa santé physique et mentale s’est gravement détériorée pendant sa détention ». La repré-sentante du ministre a ensuite déclaré qu’elle n’était pas convaincue que cela diminuerait le danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada. Ainsi donc, il est évident qu’elle a tenu compte à la fois de son état physique et de sa santé mentale pour parvenir à sa décision. Elle n’a pas commis d’erreur en concluant que son état ne réduirait pas à néant sa capacité de participer à la planification d’activités terroristes.
[51]En réponse à l’argument portant sur la « culpabi-lité par association », je conclus que les conclusions qui ont été tirées concernant sa participation aux activités de réseaux terroristes sont étayées par de nombreux éléments de preuve, et vont au‑delà d’un raisonnement fondé sur une simple « culpabilité par association ». Je suis convaincue que les conclusions de la représentante du ministre à cet égard reflètent les conclusions auxquelles en est arrivée la présente Cour dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, 2005 CF 1596 (Mahjoub CF), aux paragraphes 70 à 73 où il est déclaré que les renseignements confidentiels « vont beaucoup plus loin qu’une simple culpabilité par association » et que les renseignements aussi bien publics que confidentiels ont démontré que M. Mahjoub était lié à « des personnes très haut placées et influentes dans le mouvement islamique extrémiste ». Sa décision s’accorde essentiellement avec celle de la juge Dawson qui avait conclu qu’il y avait « un fondement raisonnable qui permet de croire que M. Mahjoub était un chef, un décideur, un planificateur et un recruteur pour la cause islamique radicale » (Mahjoub CF, précitée, au paragraphe 91).
[52]De même, je ne peux accepter l’argument du demandeur selon lequel la représentante du ministre s’est fondée sur un raisonnement stéréotypé pour conclure qu’il se livrerait au terrorisme malgré le changement de situation. En fait, la conclusion de la représentante du ministre concernant le danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada indique qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve et réitère essentiel-lement les conclusions à cet égard auxquelles est parvenue cette Cour dans la décision Mahjoub CF, précitée, aux paragraphes 80 à 82 et 89 à 93, selon lesquelles il pourrait rétablir des liens avec ses contacts ou des réseaux terroristes, que sa notoriété n’est pas nécessairement un obstacle à sa participation continue à des activités terroristes, que les groupes terroristes avec lesquels il était lié continuent de demeurer dangereux et, finalement, qu’il continue de constituer un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. En outre, sur cette question, je suis le raisonnement du juge MacKay dans la décision Jaballah, précitée, où il dit ceci au paragraphe 41 :
À mon avis, un profil descriptif général de plusieurs individus peut s’avérer une information utile dans l’évaluation des renseignements de sécurité, et l’utilisation d’un tel profil par le ministre ou son représentant, à condition qu’il ne s’agisse pas de la seule ou principale information à l’appui, lorsqu’il sert à évaluer la menace pour la sécurité nationale, n’est pas déraisonnable au point de justifier l’intervention de la Cour.
[53]Le demandeur s’appuie sur l’arrêt VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), pour faire valoir que la représentante du ministre n’a pas donné de motifs suffisants pour formuler et appuyer ses conclusions. L’obligation légale de fournir des motifs est bien établie, sa raison d’être comporte de nombreux aspects et ce qui constitue des motifs appropriés dépend des circonstances de chaque cas. (VIA Rail, précitée, aux paragraphes 17 à 20). Toutefois, je soulignerai encore une fois que les circon-stances de l’espèce sont particulières, compte tenu des contraintes intrinsèques imposées par l’interdiction de divulguer les renseignements confidentiels. Ces con-traintes signifient que la représentante du ministre était soumise à l’obligation légale impérative de ne pas dévoiler ni faire référence spécifiquement à des rensei-gnements qui pourraient compromettre la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui dans ses motifs. Cette obligation limite nécessairement les éléments de preuve pouvant être mentionnés à l’appui de ses conclusions, lorsque ceux‑ci sont confidentiels; selon le juge Noël : « [s]ouvent la forme même de la divulgation peut avoir une incidence sur la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui » (Charkaoui (Re), 2003 CF 1418, au paragraphe 16; voir également Harkat 2003, précitée). Incidemment, je conclus que les observations du juge Edmond Blanchard dans la décision Almrei 2004, précitée, au paragraphe 62 sont pertinentes en l’espèce :
[. . .] je suis tenu en droit de ne divulguer aucune information susceptible d’être préjudiciable pour la sécurité nationale ou pour la sécurité d’autrui. Mes motifs ne peuvent donc être aussi complets qu’ils le seraient autrement sur les raisons pour lesquelles cette information a été acceptée ou rejetée, en totalité ou en partie.
[54]Pour ce qui est de la question du danger que représente M. Mahjoub pour la sécurité du Canada, il y avait de nombreux renseignements confidentiels pertinents qui ne se trouvaient pas dans le dossier public. Ayant personnellement examiné la totalité des renseignements, tant confidentiels que publics, dont était saisie la représentante du ministre, je reconnais que ses conclusions peuvent paraître insuffisamment corroborées au vu uniquement du dossier public. Toutefois, si on les lit en tenant compte de la preuve confidentielle, je suis convaincue que ses conclusions sont bien étayées par la preuve dont elle était saisie. Je ne crois pas qu’elle a commis d’erreur susceptible de contrôle pour ce qui concerne la question du danger pour la sécurité du Canada.
3. Le risque sérieux de mort ou de torture en cas de retour en Égypte
Les motifs de la représentante du ministre
[55]La représentante du ministre a d’abord examiné l’allégation de M. Mahjoub selon laquelle il serait exécuté s’il rentrait en Égypte, appuyée par le fait que cette peine a été infligée à d’autres Égyptiens dont le procès s’est déroulé à la même époque que le sien. Elle a décidé qu’au vu de la peine de 15 ans qu’il s’est fait infliger, et de son examen du code criminel égyptien, il [traduction] « ne serait pas exposé à une sanction plus lourde que celle qu’il a reçue ». Elle a également conclu qu’il n’y avait pas de preuve étayant l’allégation selon laquelle les autres personnes qui ont été condamnées à une peine d’emprisonnement en même temps que M. Mahjoub ont par la suite été exécutées. Par conséquent, elle a déclaré qu’il n’y avait pas de risque sérieux que M. Mahjoub soit exposé à la peine de mort à son retour en Égypte.
[56]La représentante a énuméré les sources qu’elle avait consultées pour apprécier la situation en Égypte. Elle a dit avoir accordé plus de poids aux rapports récents étant donné qu’ils sont [traduction] « plus susceptibles de refléter la situation à laquelle serait exposé M. Mahjoub à son retour au pays », et moins de poids à ceux qui ne donnaient pas la méthode de recherche suivie ou le fondement de leurs conclusions.
[57]Elle a fait observer que les rapports du Département d’État américain avaient conclu que [traduction] « les antécédents [de l’Égypte] en matière de droits de la personne sont toujours peu reluisants ». Elle a également cité Human Rights Watch (HRW) selon lequel [traduction] « la torture et les mauvais traitements sont fréquents, particulièrement pendant les interrogatoires et les enquêtes en matière criminelle ». Toutefois, elle a conclu que le gouvernement égyptien faisait des efforts pour tenir les agents de sécurité responsables de leurs abus, et que, généralement, la situation en matière de respect des droits de la personne s’était améliorée en Égypte au cours des dernières années.
[58]La représentante a accordé peu de poids à un rapport d’Amnistie internationale (AI) de 2005 qui concluait que la torture était systématiquement utilisée partout en Égypte au motif que ce rapport ne citait aucune source précise de preuve. À son avis, ce rapport se fondait sur des éléments de preuve vagues, anecdotiques et non corroborés.
[59]En ce qui concerne un document exposant le vécu de M. Al Maati à son retour en Égypte dans des circonstances semblables à celles de M. Mahjoub, la représentante conclut qu’il [traduction] « contient de nombreuses conjectures, suppositions et allégations fondées sur des ouï‑dire » et qu’il ne corroborait pas ses allégations, ce qui en diminuerait la valeur. En outre, elle conclut qu’il y avait lieu de faire une distinction entre ces deux affaires; par conséquent, ce que M. Al Maati aurait vécu avait peu de pertinence quant à la présente espèce, et elle ne pouvait lui accorder que peu de poids.
[60]La représentante a accordé un poids considérable à la décision rendue en 2002 par la Cour d’appel d’Autriche1 dans l’affaire Bilasi‑Ashri lorsqu’elle a conclu qu’il n’y avait pas de violations généralisées des droits de la personne en Égypte et que de tels abus ne constituaient pas [traduction] « une pratique quotidienne institutionnalisée ». La représentante a estimé que la rigueur du processus judiciaire dans cette affaire conférait un degré supérieur de crédibilité à ses conclusions, par comparaison à d’autres éléments de preuve. Toutefois, elle a jugé [traduction] « qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve établissant que la torture demeure un problème » et, par conséquent, qu’il était nécessaire d’apprécier les assurances qu’avait fournies l’Égypte.
[61]L’Égypte avait assuré le Canada que M. Mahjoub ne serait pas torturé à son retour, et ces assurances ont été données dans deux notes diplomatiques et une lettre du Major général Omar M. Soliman, chef du SRG. La représentante a examiné la fiabilité de ces assurances [traduction] « quant à leur nature et à leur contenu, de même qu’à titre de précédents et d’incitatifs pour le gouvernement égyptien ». Elle a accordé peu de poids à la lettre en raison de son caractère non officiel. Toutefois, elle a accordé une importance considérable aux notes diplomatiques étant donné qu’elles font [traduction] « partie du dossier officiel des relations bilatérales entre le Canada et l’Égypte ». Elle en a conclu que l’Égypte ne torturerait pas M. Mahjoub puisqu’elle avait officiellement déclaré qu’elle ne le ferait pas, au motif que ce pays avait trop à perdre s’il reniait ses promesses.
[62]En réponse aux conclusions selon lesquelles les assurances fournies par l’Égypte n’étaient pas fiables, étayées par les rapports de HRW, l’affidavit de Mme Gloria Nafziger d’AI et la lettre d’un professeur américano‑égyptien, la représentante a mis en doute le fondement de ces affirmations. Elle a préféré retenir les observations du gouvernement suédois déposées devant le Comité contre la torture (CCT) dans l’affaire Agiza c. Suède (Doc. NU CAT/C/134/D/233/2003 (24 mai 2005)), dans lequel la Suède a affirmé que l’Égypte respectait les assurances qu’elle donnait, bien que cela ait été contredit par HRW, la prétendue victime de mauvais traitements, et sa mère. La représentante a également préféré avaliser la position de la Suède selon laquelle la notoriété d’une affaire rendait plus probable le respect des assurances données par le pays.
[63]Pour ce qui est des cas d’expulsion de la Suède vers l’Égypte, plus précisément dans l’affaire intéressant M. Agiza, la représentante a mis en doute les déclarations faites par le CCT selon lesquelles la Suède aurait dû savoir que l’Égypte [traduction] « faisait un usage répandu et continu de la torture contre les détenus ». Selon elle, les conclusions du CCT à cet effet s’appuyaient sur ses propres conclusions périmées datant de 1996, et ne tenaient pas compte de rapports ultérieurs qui ne faisaient pas précisément mention de torture systémique, et qui indiquaient que la situation en Égypte s’améliorait. Aux yeux de la représentante, elle était tenue de ne donner que peu de poids à la preuve du CCT.
[64]En résumé, la représentante a accordé peu de poids à l’un quelconque des éléments de preuve présentés au nom de M. Mahjoub sur la question des assurances données, et a conclu que cette preuve découlait essentiellement de la décision Agiza, où l’on avait manqué de rigueur selon elle.
a) Situation dans le pays
i. Peine de mort
[65]Le demandeur soutient que la représentante n’a pas tenu compte des éléments de preuve indiquant que d’autres personnes ayant subi leur procès avec M. Mahjoub, quand il a été reconnu coupable par contumace, ont été condamnées à la peine de mort. Après avoir examiné soigneusement la preuve sur cette question, je ne trouve aucune référence directe à l’exécution alléguée des personnes condamnées par contumace en même temps que M. Mahjoub. Je ne suis donc pas convaincue que la représentante n’a pas tenu compte de la preuve. Même si j’avais pu en arriver à une conclusion différente, j’estime qu’il n’était pas manifestement déraisonnable de sa part de conclure qu’il n’y avait aucun risque sérieux que M. Mahjoub subisse la peine de mort à son retour en Égypte.
ii. Risque sérieux de torture
[66]Afin d’apprécier la gravité du risque que M. Mahjoub soit soumis à la torture à son retour en Égypte, la représentante a dû examiner les antécédents de ce pays en matière de respect des droits de la personne, ainsi que le risque personnel couru par le demandeur, les assurances fournies par l’Égypte qu’il ne serait pas torturé, et par là apprécier la valeur de ces assurances, la capacité du gouvernement égyptien de contrôler de façon efficace ses propres forces de sécurité, et bien d’autres éléments (voir Suresh, précité). Il s’agit là d’une question de fait et je dois donc faire preuve d’un haut degré de déférence à l’égard du décideur. Toutefois, je garde à l’esprit la mise en garde donnée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 126 de l’arrêt Suresh, précité :
La ministre doit motiver sa décision par écrit. Ses motifs doivent exposer clairement et étayer rationnellement sa conclusion qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que la personne [. . .] sera torturée ou exécutée ou subira quelque autre traitement cruel ou inusité, dans la mesure où cette personne a fait valoir qu’elle s’exposait à un tel sort.
[67]La représentante a correctement conclu que le risque de torture doit être « personnel et actuel » et qu’il doit être évalué en fonction de la norme de la « prépon-dérance de la preuve » pour constituer un « risque sérieux » dans ce contexte (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.), aux paragraphes 150 à 152 (Suresh CAF)). Autrement dit, il s’agit de décider si, d’après les faits dont le tribunal est saisi, il est probable que l’intéressé serait personnellement exposé au risque de subir la torture (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 239 (C.A.F.), au paragraphe 29).
[68]Le demandeur soutient que la représentante a retenu de manière sélective les renseignements contraires à la majeure partie de la preuve pour conclure qu’il n’y avait pas de torture institutionnalisée en Égypte. Il fait valoir que cela révèle un rejet arbitraire d’éléments de preuve importants et dignes de foi concernant cette question. J’abonde dans son sens. Pour tirer cette conclusion, la représentante a dit que les documents concernant les droits de la personne provenant d’Amnistie internationale et de Human Rights Watch n’étaient ni fiables ni crédibles, et, par conséquent, elle ne leur a accordé que peu ou pas de poids.
[69]Faisant référence au rapport de 2005 de AI sur l’Égypte, qui mentionnait l’usage systématique de la torture dans les centres de détention égyptiens, elle a estimé que le rapport était [traduction] « anecdotique et fondé sur des ouï‑dire », ajoutant qu’il comportait des déclarations vagues et non corroborées telles que [traduction] « des circonstances laissant croire que la torture [. . .] pouvait avoir causé leur décès ou y avoir contribué » ou « plusieurs membres [. . .] auraient selon les rapports été torturés [. . .] et on aurait apparemment refusé à d’autres des soins médicaux en prison ». Ainsi, elle a accordé peu de poids à ce rapport de AI.
[70]À mon avis, la représentante a agi arbitrairement en niant la valeur du rapport de 2005 de AI au motif qu’il était « anecdotique et fondé sur des ouï‑dire », pour ensuite retenir les rapports du Département d’État américain auxquels les mêmes qualificatifs auraient pu s’appliquer. Ces derniers rapports, que la représentante a préférés aux autres, sont tout autant « anecdotiques » puisqu’ils reposent sur des cas individuels de torture et des citations de poursuites contre la police pour abus, et aussi « fondés sur des ouï‑dire » du fait qu’ils reprennent des conclusions tirées par des tiers, tels que des organismes internationaux comme HRW. Ironiquement, il est intéressant de constater que le rapport de 2004 du Département d’État américain cite lui‑même HRW concernant la torture en 2002 de Zaki Abd al-Malak à Ismaïlia, en Égypte, et que le rapport de 2003 du même Département d’État citait AI à propos de l’usage de la torture par le Service des enquêtes sur la sécurité de l’État (SESE) en mars et avril 2003.
[71]En réalité, la représentante n’a pas tenu compte des conclusions définitives du Comité contre la torture (CCT) dans la décision Agiza c. Suède selon lesquelles la torture est systémique en Égypte. Elle en a rejeté l’exactitude parce que le CCT [traduction] « se servait de ses propres conclusions datant de 1996 » et parce qu’un autre rapport du CCT datant de 2002 ne tirait [traduction] « aucune conclusion quant au fait que la torture est institutionnalisée et systémique ». À mon avis, ce sont des arguments fallacieux. En fait, le CCT s’est appuyé sur son rapport de 1996, « parmi d’autres » sources plus récentes citées dans la décision Agiza. En outre, le rapport de 2002 du CCT (Conclusions et recommandations du Comité contre la torture : Égypte, Doc. NU CAT/C/CR/29/4, 23 décembre 2002), mentionné dans la citation que l’on trouve dans Agiza, constatait [au paragraphe 5] « la persistance de la torture et des mauvais traitements infligés aux détenus par les responsables de l’application des lois » et également « qu’il existe des preuves que la torture et les mauvais traitements sont couramment pratiqués dans les locaux administrtifs qui dépendent du Service de renseignements de la Sûreté d’État », pour conclure que l’Égypte utilisait systéma-tiquement la torture.
[72]Le rejet en bloc par la représentante de renseignements provenant d’organismes de renom dans le monde entier quant à leur fiabilité comme AI et HRW est surprenant, surtout compte tenu du fait que les cours de justice et les tribunaux canadiens s’appuient systématiquement sur ces mêmes sources. D’ailleurs, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration consulte fréquemment les renseignements publiés par ces organismes en vue d’établir des rapports sur la situation dans certains pays, qui sont à leur tour utilisés par les tribunaux dans les causes d’immigration et de protection des réfugiés, en reconnaissance de leur réputation générale sur le plan de la crédibilité (France Houle, « Le fonctionnement du régime de preuve libre dans un système non‑expert : le traitement symptomatique des preuves par la Section de la protection des réfugiés » (2004), 38 R.J.T. 263, aux pages 315 et 316 et à la note 136).
[73]Cette réputation sur le plan de la crédibilité a été confirmée par les tribunaux canadiens à tous les niveaux. La Cour suprême du Canada s’est appuyée sur des renseignements compilés par AI, de même que sur l’un de ses rapports, dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, aux pages 829, 830 et 839. Elle a également cité AI dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 11, pour signaler l’utilisation de la torture dans cette affaire.
Citizenship and Immigration) (2001), 17 Imm. L.R. (3d) 323 (F.C.T.D.), at paragraph 22); another colleague, Justice François Lemieux, stated that an immigration officer erred in failing to consider a current AI report relating to country conditions, where the report was not among the documents she had considered and where the officer’s views were contrary to its findings (Kazi v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration) (2002), 10 Imm. L.R. (3d) 143 (F.C.T.D.), at paragraphs 28, 30).
[74]De même, la Cour fédérale a reconnu la fiabilité d’Amnistie internationale et de Human Rights Watch. Par exemple, mon collègue le juge Michael Kelen a qualifié le rapport de HRW de « digne de foi » (Buri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1358, au paragraphe 22); un autre de mes collègues, le juge François Lemieux, a déclaré qu’une agente d’immigration avait commis une erreur en omettant d’examiner un rapport de AI ayant trait à la situation dans le pays concerné, alors que le rapport ne se trouvait pas parmi les documents qu’elle avait examinés et que ses opinions étaient contraires à cette preuve documentaire (Kazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 178, aux paragraphes 28 et 30).
[75]Dans la décision Thang c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 457, au paragraphe 8, le juge James O’Reilly a de même reconnu que la crédibilité de AI n’oblige pas nécessairement le décideur à souscrire aux conclusions de ses rapports, mais il est au moins tenu d’expliquer pourquoi il n’a pas été convaincu par tel ou tel rapport. Cette Cour peut donc vérifier si la manière dont la représentante a apprécié la preuve provenant de sources aussi crédibles a été arbitraire ou si elle a fait abstraction d’éléments de preuve importants.
[76]Pour ce qui est de la situation dans le pays, la représentante s’est appuyée sur les rapports de 2003 et de 2004 du Département d’État américain qui dénombrent de sérieuses violations commises par les forces de sécurité égyptiennes en matière de droits de la personne et qui mentionnent que, dans l’ensemble, la situation de ce pays est « mauvaise » et qu’il reste [traduction] « de graves problèmes à résoudre ». Elle a mentionné également un rapport de 2005 de HRW, qui qualifie la torture de [traduction] « routinière » particulièrement au cours des interrogatoires et des enquêtes criminelles. Elle a souligné les différences entre les deux sources pour ce qui concerne la responsabilisation accrue des agents de police, indiquant qu’elle préférait les rapports du Département d’État américain à celui de HRW parce qu’ils étaient plus détaillés. Elle a conclu [traduction] « que le passage dans le rapport américain selon lequel le gouvernement égyptien fait des efforts pour tenir le personnel des services de sécurité responsable de ses actes était plus convaincant ».
[77]Les « efforts » visant à accroître la responsab-ilisation des agents ne modifient pas les conclusions fondamentales et générales des rapports du Département d’État américain, renforcées par le rapport de HRW, selon lesquelles il existe en Égypte de graves problèmes en matière de droits de la personne. Ce qui est crucial, c’est que les deux sources tirent essentiellement des conclusions semblables sur la question déterminante, c’est‑à‑dire l’état actuel des droits de la personne en Égypte. La représentante a commis une erreur de logique en soulignant les différences sur la responsabi-lisation après le fait alors que les deux rapports vont dans le même sens sur des éléments de preuve essentiels et déterminants.
[78]En outre, même si les rapports du Département d’État américain déclarent que le personnel de sécurité a été tenu responsable des violations commises, les détails fournis dans ces rapports se rapportaient uniquement à des agents de police, et dans une moindre mesure, aux responsables des prisons. Le rapport de HRW différait superficiellement en ce qu’il déclarait simplement que les agents de sécurité (c’est‑à‑dire n’appartenant pas à la police) n’avaient pas été poursuivis. Sur le fond, les deux sources s’entendaient sur ce point.
[79]La représentante a signalé que le passage selon lequel [traduction] « les victimes peuvent intenter des actions civiles ou criminelles pour obtenir réparation en cas d’abus commis par la police » étayait de façon implicite la conclusion que M. Mahjoub ne court pas de risque sérieux d’être torturé à son retour en Égypte. À mon avis, même si les victimes de torture peuvent de plus en plus demander réparation après le fait, il n’en reste pas moins que de tels abus sont commis au départ. Logiquement, une telle conclusion n’a rien à voir avec le risque de torture « personnel et actuel » que courrait le demandeur à son retour en Égypte.
[80]La représentante a exprimé sa préférence pour les rapports récents par rapport aux renseignements plus anciens, qui indiqueraient vraisemblablement mieux la situation de M. Mahjoub. En fait, elle a fait le contraire. Sur le fond, elle a conclu que l’arrêt de la Cour d’appel d’Autriche, rendu en 2002, dans l’affaire Bilasi‑Ashri, qui s’appuyait sur des éléments de preuve antérieurs à 2001, était plus instructif sur l’état actuel des droits de la personne en Égypte que les rapports plus récents publiés par le Département d’État américain, HRW et AI. Bien qu’elle ait signalé que l’extradition n’a pas eu lieu, étant donné que l’Égypte a refusé d’accepter les conditions imposées par l’Autriche, elle a néanmoins estimé que l’arrêt Bilasi‑Ashri de 2002 était convaincant. Elle n’a pas tenu compte du fait que ce refus reflétait l’attitude générale des autorités égyptiennes en matière de droits de la personne. Elle ne pouvait pas se fier à cet unique élément de preuve pour conclure que la torture n’était pas répandue en Égypte, alors que l’essentiel de la preuve allait dans le sens contraire.
[81]J’abonde dans le sens du juge Marshall Rothstein qui a dit dans la décision Rosales c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1454 (1re inst.) (QL), au paragraphe 7, qu’une erreur susceptible de contrôle est commise quand le décideur « arrive à une conclusion qui ne tient manifestement pas compte d’une preuve pertinente et écrasante opposée à cette conclusion ».
[82]Je conclus que, lorsque la représentante a retenu de manière sélective un unique élément de preuve selon lequel les violations des droits de la personne ne constituent pas un problème systémique en Égypte, et qui va à l’encontre de la preuve écrasante qui est essentiellement opposée à cette conclusion, elle a agi de manière manifestement déraisonnable.
[83]Malgré sa conclusion selon laquelle les violations des droits de la personne ne sont pas systématiques et institutionnalisées en Égypte, la représentante a néanmoins conclu que la situation posait problème. Elle s’est donc livrée à l’appréciation des assurances données par l’Égypte qui a déclaré que M. Mahjoub ne serait pas torturé et ne subirait pas de mauvais traitements à son retour dans ce pays.
b) Les assurances données par l’Égypte
[84]Dans l’arrêt Suresh, précité, la Cour suprême du Canada a fait une mise en garde contre le fait d’accorder trop d’importance aux assurances données par des gouvernements qui par le passé ont fait usage de la torture. Plus précisément, au paragraphe 124, la Cour déclare ce qui suit :
Nous tenons à souligner le problème que crée le fait d’accorder trop de poids à l’assurance donnée par un État qu’il n’aura pas recours à la torture à l’avenir, alors que par le passé il s’y est livré illégalement ou a permis que d’autres s’y livrent sur son territoire.
[85]La Cour a également souligné à l’unanimité la différence entre les assurances données concernant la peine de mort (appliquée conformément à un processus peut-être légal) et la torture (un processus illégal), étant donné que celles‑là sont plus faciles à contrôler et généralement plus dignes de foi que celles‑ci (Suresh, précité, au paragraphe 124).
[86]La Cour a ensuite donné des directives importantes, et énoncé les facteurs que le ministre peut prendre en compte dans l’appréciation des assurances données par un gouvernement étranger concernant la torture (Suresh, précité, au paragraphe 125) :
Lorsqu’elle évalue les assurances fournies par un gouvernement étranger, la ministre peut aussi vouloir tenir compte des antécédents de ce gouvernement en matière de respect des droits de la personne, de la mesure dans laquelle il s’est conformé dans le passé à de telles assurances et de sa capacité de le faire, plus particulièrement lorsqu’il n’est pas certain qu’il soit en mesure de contrôler ses forces de sécurité. Il faut en outre se rappeler que, avant de se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, l’intéressé doit établir qu’il craint avec raison d’être persécuté (mais pas nécessairement torturé) s’il est expulsé.
[87]À mon avis, ces facteurs fournissent un cadre judicieux d’analyse de la fiabilité des assurances données par un gouvernement étranger. Par exemple, le gouvernement ayant de mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne doit normalement faire l’objet d’un examen plus approfondi pour vérifier s’il a ou non respecté les assurances qu’il a données par le passé. De mauvais antécédents peuvent à leur tour réclamer l’imposition de conditions supplémentaires, comme des mécanismes de contrôle ou d’autres garanties qui peuvent être fortement recommandées par des organismes internationaux des droits de la personne. À l’inverse, le pays qui a de bons antécédents en matière de respect des droits de la personne aura vraisembla-blement tendance à respecter les assurances qu’il a données, et il peut donc être inutile d’imposer des conditions supplémentaires afin de s’assurer de la fiabilité des assurances données.
[88]En l’espèce, le demandeur soutient que la représentante n’a pas fait l’analyse énoncée par la Cour suprême et n’a pas tenu compte de l’essentiel de la preuve provenant d’une multitude de sources et indiquant que l’Égypte ne respectait pas les assurances qu’elle donnait. Je suis d’accord avec le demandeur. J’admets que la Cour suprême a reconnu au décideur un certain pouvoir discrétionnaire dans l’application de ces facteurs, mais je crois néanmoins que cela impose à tout le moins au décideur chargé d’évaluer la fiabilité des assurances de se livrer à une certaine forme d’examen analytique à cet égard.
[89]Bien que la représentante ait accordé peu de poids à une lettre non officielle, elle a donné un poids considérable à des notes diplomatiques [traduction] « rédigées à la troisième personne et constituant des communications officielles du gouvernement ». Étant donné qu’il s’agit d’une forme bien établie de communi-cation de haut niveau entre les pays, elle a estimé qu’elles étaient plus convaincantes. Toutefois, en agissant de la sorte, elle n’a pas tenu compte des antécédents de l’État égyptien en matière de droits de la personne, non plus que de son respect de ses assurances. Cela est particulièrement troublant au vu des rapports détaillés sur les droits de la personne qui ont été remis à la représentante et qui exposent les mauvais antécédents de l’Égypte à cet égard. Ce qui est encore plus troublant, c’est que la représentante s’est appuyée sur l’assurance donnée par le gouvernement égyptien que M. Mahjoub serait traité en toute conformité avec la charte des droits de la personne, compte tenu de la preuve non contredite dont elle était saisie et qui établit qu’une telle charte n’existe pas en Égypte.
[90]Je conviens aussi avec le demandeur que la représentante a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve écrasante qui établit le piètre bilan de l’Égypte sur le plan du respect des assurances données. Par exemple, elle a rejeté de nombreux rapports de Human Rights Watch traitant des assurances données (notamment « Promesses vides : les assurances diplomatiques ne protègent pas de la torture » [(2004), 16 Human Rights Watch, No. 4(D)]; « Toujours en danger : les assurances diplomatiques ne protègent pas de la torture » [(2005), 17 Human Rights Watch No. 4 (D)]; « Black Hole : The Fate of Islamists Rendered to Egypt » [(2005), 17 Human Rights Watch, No. 5(E)]), dont les deux premiers traitaient la question de manière précise et fouillée; le rapport d’avril 2005 (Toujours en danger, à la page 5) concluait en ces termes :
[traduction] Les gouvernements des pays où la torture constitue un problème grave en matière de respect des droits de la personne nient presque toujours avoir recours à ces pratiques abusives. Il est contraire au bon sens de présumer qu’on peut croire un gouvernement qui passe régulièrement outre à ses obligations en droit international qu’il les respectera dans un cas isolé.
[91]Elle a rejeté l’affidavit de Mme Gloria Nafziger, coordonnatrice des réfugiés d’Amnistie internationale (AI) à Toronto, qui a déclaré que [traduction] « on a signalé que des personnes avaient été victimes de torture à leur retour, malgré les assurances données auparavant par les autorités égyptiennes qu’elles ne seraient pas torturées », puisque la représentante a estimé que [traduction] « il n’y a que peu d’éléments de preuve à l’appui de cette conclusion ».
[92]Étant donné qu’elle [traduction] « s’appuie sur une preuve tirée d’autres rapports, [et] qu’elle fait des allégations générales et non fondées », la représentante a accordé peu de poids à une lettre du professeur américano‑égyptien qui disait que ces assurances sont violées de façon régulière et systématique : [traduction] « Le gouvernement égyptien passe fré-quemment outre à ses promesses quand il s’agit des droits de la personne des détenus »; « une culture d’impunité existe pour ce qui est du recours permanent à la torture, plus précisément contre toute personne qui est considérée comme un opposant au régime »; « il est certain qu’une personne extradée vers l’Égypte dans ces circonstances sera torturée »; « à mon avis, il ne fait aucun doute que, si on le renvoie en Égypte, M. Mahjoub subira très vraisemblablement la torture, des mauvais traitements et des abus ».
[93]En résumé, elle a accordé peu de poids à ces rapports, à l’affidavit et à la lettre [traduc-tion] « puisqu’ils proviennent en grande partie d’une cause, celle de M. Agiza, et qu’ils s’appuient principalement sur les allégations du plaignant lui‑même, allégations qui sont directement contredites par le gouvernement suédois ».
[94]Plutôt que d’accepter l’essentiel de la preuve concernant les mauvais antécédents de l’Égypte quant au respect de ses obligations, la représentante s’est, de façon tout à fait inusitée, appuyée presque entièrement sur les conclusions de la Suède dans l’affaire Agiza c. Suède, précitée, selon lesquelles l’Égypte respectait les assurances qu’elle donnait. Je suis d’avis que le fait qu’elle ait préféré les conclusions biaisées d’une partie aux conclusions finales du CCT est arbitraire.
[95]En l’espèce, aucune des deux notes diplomatiques sur lesquelles la représentante s’est appuyée ne mentionne de système de contrôle, et elles ne contiennent aucun engagement précis de ne pas commettre d’abus à l’égard de M. Mahjoub. Le seul élément qui pourrait être interprété comme une assurance est une déclaration générale selon laquelle il serait traité conformément à la charte des droits de la personne, alors que la preuve établit que cette charte n’existe pas.
[96]En outre, un système de contrôle efficace avait été précisément recommandé par le Rapporteur spécial sur la torture en tant que condition préalable au retour de M. Mahjoub en Égypte (Lettre de Theo van Boven, Rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de la personne à son Excellence le ministre des Affaires étrangères du Canada; le 2 avril 2002). Il n’y a rien dans le dossier qui indique qu’un tel système ou une autre forme de « garantie » existe, ni rien non plus qui laisse entendre que le Canada ait jamais exigé une telle condition de l’Égypte. En fait, il n’y a rien dans le dossier qui indique que le gouvernement canadien a demandé précisément aux autorités égyptiennes de formuler des assurances.
[97]Je suis consciente du fait qu’il ne revient pas à la Cour, saisie de la demande de contrôle judiciaire, de pondérer la preuve de nouveau. Toutefois, la représentante a fait abstraction d’éléments de preuve essentiels à plusieurs reprises, elle n’a pas tenu compte de facteurs importants et elle s’est appuyée de manière sélective sur certains éléments de preuve. Cette démarche déficiente ne peut être considérée que comme manifestement déraisonnable au regard de la question du risque sérieux de torture.
4. L’intérêt supérieur des enfants
[98]L’épouse de M. Mahjoub a fait valoir que son renvoi aurait un effet préjudiciable sur leurs enfants, mais la représentante a conclu que [traduction] « quel que soit le préjudice que le renvoi de M. Mahjoub puisse causer à ses enfants, je ne peux conclure que leur intérêt l’emporte sur le fait que M. Mahjoub constitue un danger pour la sécurité du Canada ».
[99]Le demandeur soutient que cette conclusion laisse entendre que l’intérêt supérieur des enfants ne pourrait pas l’emporter sur le danger qu’il représente pour le Canada; si nulle analyse correspondante de la preuve n’est faite, cela va à l’encontre de l’obligation de fournir des motifs valables. Il fait valoir qu’omettre de se pencher sur les faits particuliers soulevant cette question constitue une erreur.
[100]Les défendeurs soutiennent que M. Mahjoub ne peut avoir gain de cause relativement à cette question simplement parce qu’il a des enfants au Canada, et qu’il est dans leur intérêt qu’il demeure ici. L’intérêt supérieur de ses enfants n’éclipse pas le grave danger que le demandeur présente pour la sécurité canadienne. Par conséquent, cette décision est raisonnable, et les motifs expliquent suffisamment son fondement.
[101]Mon collègue le juge MacKay s’est penché sur une question semblable dans la décision Jaballah, précitée, au paragraphe 38 et, comme lui, je suis d’avis qu’il faut faire preuve de beaucoup de retenue judiciaire à l’égard de la conclusion de la représentante sur cette question.
[102]Je ne suis pas convaincue que, en l’espèce, la représentante a pris sa décision sans tenir compte des renseignements dont elle était saisie. Elle a reconnu la situation particulière de M. Mahjoub, de même que l’impact que son renvoi aurait probablement sur ses enfants, mais elle a néanmoins conclu que leur intérêt supérieur ne modifiait pas sa décision ultime. Je ne vois aucun motif d’intervenir relativement à cette question.
5. Solutions autres que le renvoi
[103]La représentante a conclu que la libération de M. Mahjoub sous certaines conditions compromettrait la sécurité nationale, étant donné qu’il serait en mesure de rétablir ses liens avec les réseaux terroristes, et qu’il pourrait contribuer à faciliter et à réaliser des activités terroristes. Elle s’est dite préoccupée que, en raison de la complexité et des capacités prouvées du réseau terroriste, M. Mahjoub pourrait peut‑être quitter le pays et « disparaître ». À son avis, tout cela faisait obstacle à toute possibilité de libération conditionnelle.
[104]Lorsqu’elle a étudié la solution consistant à renvoyer l’intéressé vers un pays tiers, la représentante a exprimé sa position sur la question, mais elle a conclu ceci : [traduction] « l’avocat de M. Mahjoub n’a pas fourni de liste de pays qui pourraient être considérés comme des pays tiers sûrs ».
[105]Le demandeur fait valoir que le rejet par la représentante de toute possibilité de libération conditionnelle constitue une usurpation du rôle de la Cour concernant la question de savoir si une libération peut être accordée d’une façon qui protège la sécurité du Canada. Il prétend que la représentante n’a pas pris en compte, comme elle le devait, les conséquences du fait que son identité est maintenant connue et la fragilité de son état de santé mentale et physique, et que la décision reflète une vision exagérée et stéréotypée des terroristes. Il conteste également la position de la représentante voulant que c’est à lui qu’il incombe de désigner un pays tiers sûr.
[106]Les défendeurs distinguent la situation actuelle de celle qui prévalait dans l’affaire Suresh, précitée, compte tenu du fait que la représentante a conclu que M. Mahjoub ne courait pas de risque sérieux d’être torturé ou d’être tué s’il retournait en Égypte. Cette différence essentielle signifie qu’il ne faut pas attacher la même importance à la désignation de pays tiers sûrs en l’espèce.
[107]Le fait que la représentante a exprimé son avis à l’égard de la libération conditionnelle n’empêche pas la Cour de décider si le demandeur pouvait être libéré sous certaines conditions, si une telle demande était faite. Je ne ferai aucune autre observation sur cette question, étant donné qu’elle fait l’objet d’une autre instance devant la Cour.
[108]Pour ce qui est du choix d’un pays tiers, la Cour suprême du Canada a précisé que la question du risque de torture en cas d’expulsion exige l’examen de facteurs précis comme les antécédents du pays de destination en matière de droits de la personne, les risques personnels courus par l’intéressé, les assurances qu’il ne sera pas torturé, ainsi que de bien d’autres éléments, et que cela « peut également comporter la réévaluation de la demande initiale du réfugié et l’examen de la question de savoir si un pays tiers est disposé à l’accueillir » (Suresh, précité, au paragraphe 39; non souligné dans l’original). Je conviens avec les défendeurs que, du fait que la Cour a utilisé, dans l’arrêt Suresh, précité, une formulation facultative, la représentante n’avait aucune obligation d’analyser les possibilités de renvoi vers un pays tiers. Vu sa conclusion que M. Mahjoub ne courrait pas de risque sérieux de torture en cas d’expulsion vers l’Égypte, elle n’avait aucune raison de procéder à une telle analyse.
CONCLUSION
[109]Au vu des motifs que je viens d’exposer, je conclus que la décision de la représentante concernant le risque sérieux de torture que courrait M. Mahjoub à son retour en Égypte était manifestement déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire de M. Mahjoub est accueillie, et la décision de la représentante est infirmée. Cette affaire est renvoyée pour qu’un nouvel examen soit effectué par un autre représentant du ministre en tenant compte des présents motifs.
[110]Je suis consciente du fait que, après avoir réexaminé cette affaire, il est possible que le nouveau décideur en arrive à la conclusion que M. Mahjoub court un risque sérieux de torture et qu’il continue de poser un danger pour la sécurité du Canada. Cela mènerait inévitablement à la question de savoir si la situation actuelle justifie l’expulsion vers un pays où l’intéressé pourrait être torturé; pour y répondre, il faudra concilier les intérêts en cause, comme l’a fait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh, précité.
[111]Toutefois, cette question n’est pas en litige en l’espèce, et j’outrepasserais donc ma compétence si je m’y penchais. Pour tirer cette conclusion, je m’appuie sur les observations faites par ma collègue la juge Dawson dans la décision Mahjoub 2005, précitée, au paragraphe 65, où elle a de la même manière refusé de se pencher sur des questions relevant de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], puisqu’il était inutile de le faire :
La Cour suprême a [. . .] souligné que les questions liées à la Charte ne devraient pas être tranchées lorsque cela n’est pas nécessaire, et qu’elles doivent être tranchées au moyen d’une preuve appropriée. Se reporter, par exemple, à Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, aux paragraphes 6 à 12, où l’on a statué qu’il n’y a pas lieu de trancher des questions de droit (particulièrement des questions constitutionnelles) [. . .]
[112]À la fin de l’audience, l’une des avocates du demandeur, Mme Jackman, a indiqué que, si la Cour fondait sa décision sur des principes de droit administratif, il n’y aurait probablement pas de question à faire certifier.
[113]La Cour a accepté d’accorder aux parties une semaine pour présenter des observations ayant trait à la certification d’une ou de plusieurs questions. Par conséquent, les avocats des parties ont sept jours à la suite du prononcé de la présente décision pour déposer leurs observations à la Cour à cet égard, s’ils choisissent de le faire.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la représentante d’expulser le demandeur en Égypte est annulée. L’affaire est renvoyée pour être examinée de nouveau par un autre représentant du ministre, qui devra tenir compte des présents motifs.
Les avocats des parties ont sept jours après le prononcé de la présente décision pour déposer leurs observations auprès de la Cour en vue de la certification d’une ou de plusieurs questions.
ANNEXE A
CHRONOLOGIE DES ÉVÉNEMENTS
ET DES PROCÉDURES
[Adaptée à partir de la version produite par la juge Dawson dans Mahjoub 2005]
30 décembre 1995 M. Mahjoub arrive au Canada et présente immédiatement une demande d’asile.
24 octobre 1996 M. Mahjoub est reconnu comme réfugié au sens de la Convention par la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immi-gration et du statut de réfugié.
26 juin 2000 M. Mahjoub est arrêté et détenu sur la base d’un certificat de sécu-rité signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) et le solliciteur général du Canada (tous deux désignés sous l’appellation ministres).
5 octobre 2001 Le juge Nadon, de la Cour, conclut que le certificat est raisonnable.
25 mars 2002 M. Mahjoub est déclaré interdit de territoire au Canada et une mesure d’expulsion est prise à son égard.
18 octobre 2002 M. Mahjoub dépose une requête pour obtenir sa mise en liberté.
31 octobre 2002 La date d’audition de la requête de mise en liberté est fixée aux 28 et 29 janvier 2003.
16 décembre 2002 Un résumé des renseignements confidentiels est communiqué à M. Mahjoub.
28 mars 2003 M. Mahjoub reçoit signification des documents qui doivent être remis au ministre pour qu’une décision soit prise, conformément à l’alinéa 115(2)b) de la Loi, sur la question de savoir si M. Mahjoub doit être renvoyé en Égypte. Les observations de M. Mahjoub en réponse doivent être déposées avant le 23 mai 2003.
28 mars 2003 La requête de mise en liberté est ajournée et, par la suite, la reprise de l’audition est fixée au 10 mai 2003.
10 mai 2003 La preuve est produite et la requête en mise en liberté est entendue. Les parties conviennent de séparer la procédure. Si M. Mahjoub n’a pas gain de cause au fond, l’audience se poursuivra afin que les arguments portant sur la constitutionnalité de sa déten-tion fassent l’objet d’un débat.
30 juillet 2003 La Cour conclut que M. Mahjoub ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que la mesure de renvoi du Canada prise à son égard ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que sa mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. Les avocats sont invités à s’adresser au greffe de la Cour pour obtenir une date de reprise de l’audition afin que les questions constitutionnelles soient débattues.
20 novembre 2003 Les avocats n’ayant pas contacté le greffe et la Cour ayant délivré trois directives et tenu une confé-rence de gestion de l’instance, une ordonnance prévoit que l’audition reprendra les 10 et 11 janvier 2004.
9 janvier 2004 La requête de M. Mahjoub afin d’obtenir l’ajournement de l’audience prévue est accueillie. La requête est motivée par le fait que M. Mahjoub a retenu les services de nouveaux avocats, [traduction] « qui ne peuvent procéder à l’audience sur la requête de mise en liberté à la date prévue, étant donné l’état du dossier ».
8 mars 2004 La requête supplémentaire de M. Mahjoub pour obtenir l’autorisa-tion de soulever de nouvelles questions et de présenter des éléments de preuve supplémen-taires est accueillie.
31 mai—4 juin La Cour entend la requête en mise 2004
en liberté de M. Mahjoub.
22 juillet 2004 Le ministre conclut que M. Mahjoub doit être expulsé du Canada et renvoyé en Égypte.
7 et 8 septembre Des éléments de preuve supplé-
2004 mentaires sont entendus au sujet de la requête de mise en liberté de M. Mahjoub.
8 septembre 2004 La Cour sursoit au renvoi de M. Mahjoub en Égypte, jusqu’à ce qu’une décision ait été prise quant à sa demande de contrôle judi-ciaire de la décision du ministre de l’expulser.
13 décembre 2004 Suite au prononcé des motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299 (Charkaoui CAF), la Cour demande aux avocats s’ils veulent déposer des observations supplémentaires.
17 décembre 2004 La Cour entend la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre de renvoyer M. Mahjoub en Égypte. À l’audien-ce, les avocats conviennent des dates de dépôt d’observations additionnelles fondées sur la jurisprudence récente, y compris l’arrêt Charkaoui CAF, précité. Ces observations seront prises en compte à la fois dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire et dans celui de la requête de mise en liberté.
31 janvier 2005 La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du ministre de renvoyer M. Mahjoub en Égypte est annulée (Mahjoub 2005, précitée).
8 février 2005 La Cour délivre une directive prévoyant que, le 11 février 2005, elle entendra les observations des avocats au sujet des questions constitutionnelles encore perti-nentes, vu l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142 (Almrei, CAF), rendue le même jour.
11 février 2005 Au début de l’audience, les avocats de M. Mahjoub admettent que : vu le précédent établi par la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Almrei CAF, précité, il n’y a plus de questions constitution-nelles pertinentes. M. Mahjoub ne renonce pas à ses arguments constitutionnels, mais il n’a pas l’intention de les plaider à nouveau. Il s’attend à ce que la Cour rejette les questions consti-tutionnelles vu la décision de la Cour d’appel fédérale. Les avocats des ministres sont d’avis qu’il a été répondu à toutes les questions constitutionnelles dans l’arrêt Almrei CAF, précité, qui a rejeté le point de vue de M. Mahjoub, et déclarent qu’il n’est pas nécessaire que la Cour entende les divers points de vue. La Cour siège donc pour entendre la nouvelle preuve pertinente aux critères prévus par la loi pour la mise en liberté.
14 et 15 mars 2005 Des éléments de preuve supplé-mentaires sont produits relative-ment à la requête en mise en liberté de M. Mahjoub.
18 mars 2005 La Cour entend des preuves supplémentaires ex parte et à huis clos. L’audience est ajournée pour obtenir des renseignements supplémentaires en réponse aux questions de la Cour.
22 mars 2005 Les avocats des parties présentent leurs observations verbalement, sous réserve de leur droit de présenter des observations supplémentaires à la suite de toute nouvelle séance à huis clos.
2‑3 mai 2005 Des éléments de preuve supplé-mentaires sont produits à huis clos et ex parte.
12 mai, 21 juin Des résumés des renseignements
et 29 juin 2005 obtenus ex parte et à huis clos sont rendus publics.
6 juillet 2005 La Cour reçoit une évaluation psychologique au sujet de M. Mahjoub.
3 août 2005 Les plaidoiries finales ont lieu devant la Cour. M. Mahjoub se voit accorder une semaine pour présenter des éclaircissements concernant le rapport du psychologue.
9 août 2005 Les éclaircissements concernant le rapport sont déposés par les avocats de M. Mahjoub.
22 août 2005 La Cour modifie le résumé public le plus récent afin d’y ajouter d’autres éléments.
25 novembre 2005 La requête en mise en liberté de M. Mahjoub est rejetée par la juge Dawson (Mahjoub CF, précité). La Cour se dit convain-cue qu’il ne pourra être expulsé du Canada dans un délai raison-nable et elle n’a pas été convain-cue que sa mise en liberté ne poserait pas un danger pour la sécurité du Canada ou la sécurité d’autrui. La Cour conclut que l’imposition de conditions ne serait pas suffisante pour neutraliser le danger que poserait sa mise en liberté.
3 janvier 2006 La représentante du ministre rend publics sa décision et ses motifs, et conclut que M. Mahjoub repré-sente un danger pour la sécurité du Canada ou la sécurité d’autrui et qu’il ne court pas un risque sérieux de torture ou de traitement cruel et inusité ou d’être puni s’il est renvoyé en Égypte. Elle recommande son expulsion vers l’Égypte.
6 janvier 2006 M. Mahjoub dépose une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du ministre.
9 février 2006 M. Mahjoub présente une requête afin qu’une partie du dossier reste confidentielle, afin de protéger l’identité du professeur d’université—auteur d’un rapport —et pour obtenir une prolonga-tion en vue de déposer son dossier de demandeur.
20 février 2006 Une lettre est reçue des défen-deurs acceptant la prolongation et l’ordonnance de confidentialité demandées par M. Mahjoub.
2 mars 2006 La Cour ordonne la production d’une copie du rapport du professeur pour instruire la requête, mais elle ordonne qu’elle demeure confidentielle et qu’elle ne soit vue que par les membres de la Cour.
17 mars 2006 La Cour ordonne la prolongation du délai accordé au demandeur pour déposer son dossier et fixe le délai de dépôt du dossier des défendeurs; elle approuve égale-ment la modification du rapport.
18 septembre 2006 La Cour se penche sur les questions de mise au rôle et fixe les délais de dépôt et de demande de confidentialité fondée sur l’article 87 [de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] déposée par les ministres.
28 septembre 2006 La Cour accueille la demande d’autorisation de M. Mahjoub et fixe l’audition au 15 novembre 2006, qui aura lieu lors d’une audience spéciale à Toronto, de même que les dates de dépôt connexes.
19 octobre 2006 La demande fondée sur l’article 87 qui a été déposée par les ministres est entendue par la Cour ex parte et à huis clos; la Cour met la cause en délibéré.
23 octobre 2006 La demande fondée sur l’article 87 déposée par les ministres n’est pas contestée par le demandeur; l’ordonnance de confidentialité est accordée par la Cour.
15 et 16 novembre Tenue de l’audience à Toronto
2006 concernant le présent contrôle judiciaire devant la Cour.
ANNEXE B
Le sous‑alinéa 19(1)e)(iii), les divisions 19(1)e)(iv)(B) et 19(1)e)(iv)(C), le sous‑alinéa 19(1)f)(ii) et la division 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (l’ancienne Loi) :
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :
a) celles qui souffrent d’une maladie ou d’une invalidité dont la nature, la gravité ou la durée probable sont telles qu’un médecin agréé, dont l’avis est confirmé par au moins un autre médecin agréé, conclut :
[…]
e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
(i) soit commettront des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(ii) soit, pendant leur séjour au Canada, travailleront ou inciteront au renversement d’un gouvernement par la force,
(iii) soit commettront des actes de terrorisme,
(iv) soit sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle :
(A) soit commettra des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(B) soit travaillera ou incitera au renversement d’un gouvernement par la force,
(C) soit commettra des actes de terrorisme;
f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
(i) soit se sont livrées à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,
(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée :
(A) soit à des actes d’espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s’entend au Canada,
(B) soit à des actes de terrorisme,
le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.
1 Les descriptions de cette décision rendue par la Cour d’appel d’Autriche sont tirées de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme intitulée Bilasi‑Ashri c. Autriche, requête no 3314/02, 26 novembre 2002, article A.5.