A‑372‑05
2006 CAF 213
Selladurai Premakumaran et Nesamalar Premakumaran (appelants)
c.
Sa Majesté la Reine (intimée)
Répertorié : Premakumaran c. Canada (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Linden, Nadon et Evans, J.C.A.—Edmonton, 29 mai; Ottawa, 9 juin 2006.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une action intentée contre le gouvernement du Canada pour déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence dans le contexte de l’immigration de travailleurs qualifiés au motif qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse en application de la règle 213 des Règles des Cours fédérales — Les appelants affirmaient que les documents qui leur avaient été remis par les responsables de l’immigration et les pratiques en matière d’immigration prêtaient à confusion — En droit de la négligence, l’obligation nouvelle doit faire l’objet d’une analyse à deux étapes — La Cour doit trancher la question préliminaire qui se pose, soit de savoir si l’affaire cadre dans une catégorie qui contient un précédent dans lequel une obligation a été reconnue — L’analyse à deux étapes n’était pas nécessaire en l’espèce puisque la demande reposait sur des déclarations inexactes faites avec négligence, l’une des catégories où une obligation de diligence est imposée — Examen des cinq conditions générales pour imposer une responsabilité quant à des déclarations faites par négligence — Les appelants n’ont pas démontré l’existence d’une véritable question à trancher suivant quatre des cinq indices — Appel rejeté.
Pratique — Rejet de l’instance — Appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une action intentée contre le gouvernement du Canada pour déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence dans le contexte de l’immigration de travailleurs qualifiés au motif qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse en application de la règle 213 des Règles des Cours fédérales (les Règles) — Examen du critère à appliquer pour déterminer s’il y avait lieu d’accueillir la requête pour obtenir un jugement sommaire en application de la règle 213 des Règles — La Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire correctement lorsqu’elle a rejeté l’affaire dans son ensemble parce qu’elle était manifestement dénuée de tout fondement.
Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une action intentée contre le gouvernement du Canada pour déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence dans le contexte de l’immigration de travailleurs qualifiés au motif qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse en application de la règle 213 des Règles des Cours fédérales. Les appelants ont immigré au Canada du Royaume‑Uni, croyant que le Canada offrait de meilleures possibilités d’emploi pour des comptables. Ils ont été reçus dans la catégorie des travailleurs qualifiés, mais ils ont éprouvé beaucoup de difficulté à trouver un emploi convenable à leur arrivée au Canada. Pendant près de huit années, les appelants ont accompli de menus travaux pour survivre, ce qui a causé aux appelants et à leurs enfants de graves séquelles économiques, physiques et psychologiques. L’appelant avait été formé en comptabilité, mais il n’avait pu, jusqu’il y a peu, se trouver d’emploi dans son domaine. Les appelants affirmaient que le système canadien d’immigration est injuste puisqu’il abandonne trop souvent les gens qu’il a incité à venir ici et ne fait peu ou rien pour les aider à se trouver du travail et à fonctionner pleinement au Canada. Ils affirmaient, entre autres, que les responsables de l’immigration leur avaient remis des documents périmés et trompeurs, notamment à l’égard de certaines catégories d’emploi qui étaient censément en forte demande (p. ex. des comptables), que le système de points employé pour choisir des immigrants qualifiés prêtait à confusion et comportait des lacunes, que les renseignements relatifs aux droits d’ouverture de dossier imputés aux candidats à l’immigration étaient faux et qu’ils n’avaient pas eu d’aide pour se trouver du travail au Canada. Les appelants ont réclamé des dommages‑intérêts de même qu’un mandamus enjoignant le gouvernement fédéral de prendre certaines mesures pour corriger le système d’immigration et de présenter des excuses publiques. La défenderesse a présenté une requête pour obtenir un jugement sommaire rejetant la demande des appelants. Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale avait eu raison de rejeter l’affaire.
Arrêt : l’appel est rejeté.
La Cour fédérale avait raison d’accueillir la requête pour obtenir un jugement sommaire et de rejeter l’affaire dans son ensemble, y compris les allégations de déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence. Elle a appliqué le critère pertinent, soit celui de savoir si l’affaire est douteuse au point « de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure ». Elle avait raison de statuer qu’aucun élément de preuve ne démontrerait l’existence d’une fraude, que la plainte relative au prétendu mésusage des droits d’ouverture de dossier était dénuée de tout fondement et que la Cour n’était pas habilitée à accorder les redressements inhabituels demandés. Même si elle avait aussi raison de rejeter les allégations de déclarations inexactes faites par négligence, cette question a fait l’objet d’un examen approfondi à la lumière de l’évolution récente de la jurisprudence.
Il appert de la jurisprudence que, en droit de la négligence, une obligation nouvelle doit faire l’objet d’une analyse à deux étapes. À la première étape, la prévisibilité et les facteurs ayant trait au lien qui existe entre les parties doivent être examinés en vue de déterminer s’il existe une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape, il faut se demander si cette obligation est écartée par d’autres considérations de politique plus générales. Pour ce qui est du fardeau de la preuve au procès, une fois que le demandeur a établi l’existence d’une obligation de diligence prima facie, « le fardeau de prouver qu’il existe des considérations de politique générale dominantes incombe alors au défendeur, conformément à la règle générale voulant que la partie qui affirme un fait doit en établir l’existence ». Cependant, la question préliminaire que la Cour doit trancher est celle de savoir si la jurisprudence impose déjà une obligation de diligence parce que, si l’affaire cadre dans une catégorie qui contient un précédent dans lequel une obligation a été reconnue ou dans une catégorie analogue, une analyse à deux étapes ne serait plus nécessaire, cette analyse étant réservée aux situations où l’obligation invoquée est nouvelle. Qui plus est, parce que la jurisprudence n’a pas aboli la doctrine du précédent, seules les situations d’obligation nouvelle, qui ne cadrent pas avec les catégories établies et les catégories analogues, doivent faire l’objet d’une analyse en fonction du critère récemment élaboré.
Il n’était donc pas nécessaire en l’espèce de se livrer à l’analyse à deux étapes. La demande en l’espèce reposait essentiellement sur des « déclarations inexactes faites avec négligence », soit l’une des catégories énumérées dans la jurisprudence, où on peut affirmer l’existence de la proximité. Une action en responsabilité délictuelle peut être intentée, lorsque les circonstances le justifient, pour un préjudice découlant d’une déclaration inexacte faite par négligence. La Cour suprême du Canada a exposé les cinq conditions générales pour imposer une responsabilité quant à des déclarations faites par négligence dans Queen c. Cognos Inc., où elle a confirmé l’obligation de diligence à l’égard d’une déclaration lorsqu’il existe un « lien spécial » entre son auteur et le destinataire. Un « lien spécial » existe à première vue lorsque le destinataire s’y est fié d’une manière raisonnable dans les circonstances. L’obligation prima facie qui résulte de la confiance raisonnable prévisible peut être annihilée par des considérations de principe lorsque, par exemple, des questions de responsabilité indéterminée se posent.
Les appelants n’ont pas démontré l’existence d’une véritable question à trancher suivant quatre des cinq indices établis. D’abord, bien que le lien entre le gouvernement et les gouvernés dans le cadre de considérations de politique ne soit pas caractérisé par une grande proximité sur le plan individuel, des représentants du gouvernement pourraient être astreints, lorsque les circonstances le justifient, à une obligation en responsabilité délictuelle de fournir des renseignements non négligents lorsqu’une obligation de diligence relative aux déclarations s’impose normalement. Aucune obligation de diligence ne s’imposait en l’espèce, aucun lien spécial de proximité et de confiance ne s’appliquant. Aucune assertion de fait personnelle ou particulière sur laquelle les appelants auraient pu raisonnablement se fier n’a été avancée. Deuxièmement, on n’a pas démontré que les documents remis aux appelants soulevaient une véritable question quant à savoir s’ils constituaient une déclaration « fausse, inexacte ou trompeuse », bien que les appelants aient pu se fonder sur ceux‑ci pour croire que les conditions au Canada étaient plus attrayantes qu’elles ne l’étaient en réalité. Troisièmement, il n’existait aucune preuve que le représentant du gouvernement chargé de la préparation des documents ou de la communication orale des renseignements avait agi avec négligence. Enfin, même si on avait estimé précédemment qu’une véritable question avait été soulevée, on peut douter que les appelants se soient réellement fiés aux renseignements que le gouvernement leur a transmis, au point de pouvoir conclure qu’ils sont venus au Canada sur le fondement de ces renseignements. Les appelants ont visité le Canada, ils ont parlé à leurs parents et à d’autres citoyens du Canada, ils se sont adressés à un bureau de placement et, outre le fait de se trouver un emploi en comptabilité, ils avaient d’autres raisons familiales et de sécurité d’immigrer au Canada.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36), 10 (mod., idem, art. 40).
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 213.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537; 2001 CSC 79; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643; 2006 CSC 18; Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87; Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165; Hedley Byrne & Co., Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1963] 2 All E.R. 575 (H.L.).
décisions examinées :
Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263; 2003 CSC 69; Spinks c. Canada, [1996] 2 C.F. 563 (C.A.).
décisions citées :
NFL Enterprises L.P. c. 1019491 Ontario Ltd., [1998] A.C.F. no 1063 (C.A.) (QL); Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68 (C.A.); ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2001 CAF 11; Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Gauthier c. Canada (Procureur général) (2000), 225 R.N.‑B. (2e) 211(C.A.); Luo v. Canada (Attorney General) (1997), 33 O.R. (3d) 300; 145 D.L.R. (4th) 457; 28 C.C.E.L. (2d) 304; 9 C.P.C. (4th) 343 (C. div.); Gadutsis et al. v. Milne et al., [1973] 2 O.R. 503; (1972), 34 D.L.R. (3d) 455 (H.C.); Windsor Motors Ltd. v. District of Powell River (1969), 4 D.L.R. (3d) 155; 68 W.W.R. 173 (C.A.C.-B.); H.L. & M. Shoppers Ltd. et al. v. Town of Berwick et al. (1977), 28 N.S.R. (2d) 229; 82 D.L.R. (3d) 23; 3 M.P.L.R. 241 (C.S. 1re inst.); Jung et al. v. District of Burnaby et al. (1978), 91 D.L.R. (3d) 592; [1978] 6 W.W.R. 670; 7 C.C.L.T. 113 (C.S.C.‑B.); Bell et al. v. City of Sarnia (1987), 59 O.R. (2d) 123; 37 D.L.R. (4th) 438 (H.C.J.); Fletcher c. Société d’assurance publique du Manitoba, [1990] 3 R.C.S. 191; Hodgins v. Hydro‑Electric Commission of the Township of Nepean, [1972] 3 O.R. 332; (1972), 28 D.L.R. (2d) 174 (C. c.); inf. par (1973), 10 O.R. (2d) 713 (C.A.); conf. par [1976] 2 R.C.S. 501; Moin v. Blue Mountains (Town) (2000), 13 M.P.L.R. (3d) 1; 135 O.A.C. 278 (C.A. Ont.); Granitile Inc. v. Canada (1998), 41 C.L.R. (2d) 115; 82 O.T.C. 84 (Div. gén. Ont.); Sevidal et al. v. Chopra et al. (1987), 64 O.R. (2d) 169; 41 C.C.L.T. 179; 2 C.E.L.R. (N.S.) 173; 45 R.P.R. 79 (H.C.J.); Halifax (Regional Municipality) v. David (2003), 216 N.S.R. (2d) 325; 2003 NSSC 171; conf. par (2004), 228 N.S.R. (2d) 91; 245 D.L.R. (4th) 700; 27 C.C.L.T. (3d) 213; 3 M.P.L.R. (4th) 61; 2004 NSCA 138; Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659.
APPEL d’une décision (2005 CF 1131) par laquelle la Cour fédérale a rejeté une action intentée contre le gouvernement du Canada pour déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence dans le contexte de l’immigration de travailleurs qualifiés au motif qu’il n’existait pas de véritable question litigieuse. Appel rejeté.
ont comparu :
Selladurai Premakumaran et Nesamalar Premakumaran pour leur propre compte.
Brad Hardstaff pour l’intimée.
avocats inscrits au dossier :
Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Linden, J.C.A. : Les appelants ont quitté le Royaume‑Uni pour immigrer au Canada. M. Premakumaran est né au Sri Lanka, et Mme Premakumaran, en Malaisie. Ils ont d’abord immigré au Royaume‑Uni; ils sont devenus citoyens de ce pays et y vivaient très bien lorsqu’ils ont commencé à examiner la possibilité de venir au Canada. Les appelants avaient des parents ici et croyaient que le Canada offrait des possibilités d’emploi pour des comptables, domaine dans lequel M. Premakumaran œuvrait.
[2]Les appelants ont été reçus dans la catégorie des immigrants qualifiés professionnels et sont arrivés au Canada en 1998, mais ils ont éprouvé beaucoup de difficulté à trouver un emploi convenable. Bien qu’il ait reçu une formation en comptabilité, M. Premakumaran ne possède pas toutes les compétences requises au Canada pour se faire reconnaître comme CMA, CGA ou CA par les organismes compétents de réglementation professionnelle, dont les critères diffèrent de ceux appliqués au Royaume‑Uni, qui n’a pas reconnu ses compétences non plus.
[3]Pendant près de huit années, M. et Mme Premakumaran ont dû accomplir de menus travaux pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs quatre enfants, ce qui leur a causé de graves séquelles économiques, physiques et psychologiques.
[4]Les appelants rejettent le blâme sur le gouvernement canadien. Ils affirment que les responsables de l’immigration leur ont remis des documents périmés et trompeurs qui indiquaient notamment que le Canada avait besoin de comptables. En outre, ils allèguent que le système de points employé pour choisir des immigrants qualifiés prête à confusion et comporte des lacunes puisqu’il donne à penser que les candidats choisis ont été présélectionnés en raison de leurs compétences professionnelles spécialisées et leur expérience, qui seront d’emblée applicables au marché du travail canadien. Les appelants soutiennent en fait que le marché canadien ne reconnaît pas les qualités, les compétences et l’expérience acquises à l’étranger. Les appelants prétendent que l’intimée avait connaissance de ces difficultés et a sciemment perpétué les perceptions erronées des appelants en ne leur communiquant pas ces faits pendant le processus de demande ou lorsqu’ils ont été reçus comme immigrants au Canada.
[5]Bien qu’il ait rempli plus de 4 000 formules de demande d’emploi sur une période de huit ans, M. Premakumaran n’a pu, jusqu’il y a peu, se trouver d’emploi dans son domaine. Les appelants reconnaissent qu’ils n’avaient pas de garantie de travail. De plus, M. Premakumaran a admis savoir qu’il devait acquérir les compétences requises selon les normes canadiennes officielles pour se voir reconnaître la qualité de comptable agréé au Canada, ce qu’il n’a pas encore fait.
[6]Les appelants soutiennent que les renseignements et les documents qui leur ont été fournis les ont induits en erreur, qu’ils ont été traités injustement, en violation de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], et qu’ils n’ont pas reçu d’aide suffisante pour trouver un emploi au Canada. Ils ont courageusement tenté d’attirer l’attention du public sur l’injustice du système canadien d’immigration, qui, selon eux, incite les gens à venir ici, mais les abandonne trop souvent et ne fait peu ou rien pour les aider à se trouver du travail et à fonctionner pleinement au Canada. Ils semblent avoir connu un certain succès à cet égard, le gouvernement fédéral ayant récemment annoncé des initiatives stratégiques pour améliorer le processus de reconnaissance des titres de compétences étrangers à l’avenir des gens dans leur situation.
[7]Les appelants ont intenté la présente action, alléguant que des déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence leur ont causé un préjudice financier, physique et psychologique. Ils prétendent aussi qu’on a diffusé de faux renseignements sur certaines catégories d’emploi qui étaient censément en forte demande et sur l’affectation des droits d’ouverture de dossier imputés aux candidats à l’immigration. En ce qui a trait au redressement, les appelants ont réclamé des dommages‑intérêts pour les frais engagés et pour les douleurs et les souffrances subies de même qu’un mandamus enjoignant le gouvernement fédéral de prendre certaines mesures pour corriger le système d’immigration et de présenter des excuses publiques.
[8]La défenderesse a présenté une requête pour obtenir un jugement sommaire rejetant la demande des appelants en vertu de la règle 213 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, r. 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], qui permet à la Cour d’agir ainsi lorsqu’il « n’existe pas de véritable question litigieuse ». Le critère que le juge des requêtes doit appliquer consiste à savoir si l’affaire est douteuse au point « de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure ». Il n’est pas nécessaire de démontrer que le demandeur « n’a aucune chance d’avoir gain de cause », seulement que l’affaire n’est « manifestement pas fondée » (se reporter à NFL Enterprises L.P. c. 1019491 Ontario Ltd. (1998), 85 C.P.R. (3d) 328 (C.A.F.), à la page 329; se reporter aussi à Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68 (C.A.), à la page 82; ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd. (2001), 11 C.P.R. (4th) 174 (C.A.F.), au paragraphe 4).
[9]Le juge des requêtes [2005 CF 1131] a appliqué ce critère pour rejeter l’action, y compris les allégations de déclarations frauduleuses et inexactes faites par négligence, les allégations de mésusage des droits d’ouverture de dossier et le redressement inhabituel demandé aux alinéas 2g) à 2l) de la troisième déclaration modifiée.
[10]J’estime que le juge des requêtes a exercé son pouvoir discrétionnaire correctement lorsqu’il a rejeté l’affaire dans son ensemble. Il avait raison de statuer qu’aucun élément de preuve ne démontrait l’existence d’une fraude, que la plainte relative au prétendu mésusage des droits d’ouverture de dossier était dénuée de tout fondement et que la Cour n’était pas habilitée à accorder les redressements inhabituels demandés. En outre, les arguments liés à l’article 15 de la Charte invoqués en l’espèce n’ont aucun fondement factuel.
[11]Le juge des requêtes avait aussi raison de rejeter les allégations de déclarations inexactes faites par négligence, mais comme la jurisprudence sur cette question a évolué récemment, la Cour estime indiqué de procéder à un examen sommaire de l’état actuel du droit à cet égard.
[12]Dans l’arrêt récent Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, la Cour suprême du Canada a élucidé et restructuré l’approche canadienne envers l’obligation en droit de la négligence. Tout en faisant fond sur le principe du prochain posé dans Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.) ainsi que sur le critère plus nuancé retenu dans Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), et, bien entendu, sur l’affaire Cooper, une obligation nouvelle doit maintenant faire l’objet d’une analyse à deux étapes, dont une nouvelle version a récemment été exposée dans Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643 (au paragraphe 11) :
(1) y‑a‑t‑il « un lien suffisamment étroit entre les parties » ou un rapport de « proximité » justifiant l’imposition d’une obligation, et dans l’affirmative,
(2) existe‑t‑il des considérations de politique générale exigeant de restreindre ou de rejeter la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu?
[13]Depuis l’arrêt Childs, il ne fait aucun doute que les autres mesures prises dans Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, où le critère a été décrit comme étant un processus à trois étapes, pour éclaircir le critère formulé dans Anns et Cooper n’ont pas été adoptées. Dans Childs, la Cour suprême a précisé que « [r]ien n’indique que l’arrêt Odhavji était censé modifier le critère énoncé dans Anns; il a plutôt précisé simplement que la prévisibilité raisonnable ne suffit pas toujours à établir le rapport de proximité » (au paragraphe 12).
[14]En résumé, la Cour suprême est arrivée à la conclusion suivante dans Childs (au paragraphe 12) :
Il est clair qu’à la première étape, la prévisibilité et les facteurs ayant trait au lien qui existe entre les parties doivent être examinés en vue de déterminer s’il existe une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape, il faut se demander si cette obligation est écartée par d’autres considérations de politique plus générales.
[15]Dans Childs, la Cour suprême a aussi fait la lumière sur le fardeau de la preuve, du moins pour ce qui est de la charge au procès : une fois que le demandeur a établi l’existence d’une obligation de diligence prima facie, « le fardeau de prouver qu’il existe des considérations de politique générale dominantes incombe alors au défendeur, conformément à la règle générale voulant que la partie qui affirme un fait doit en établir l’existence » (au paragraphe 13). La Cour suprême ne s’est pas prononcée quant au fardeau qui s’applique dans le cadre de requêtes en radiation d’actes de procédure ou en jugement sommaire.
[16]La Cour suprême a toutefois réitéré dans Childs, avant de se livrer à l’analyse préconisée dans les arrêts Anns et Cooper, qu’une « question préliminaire » se pose. En effet, la cour doit décider si la jurisprudence impose déjà une obligation de diligence. Si l’affaire cadre dans une catégorie qui contient un précédent dans lequel une obligation a été reconnue ou dans une catégorie analogue, « une analyse préconisée dans l’arrêt Anns ne serait plus nécessaire », cette analyse étant réservée aux situations où l’obligation invoquée est nouvelle (au paragraphe 15). L’arrêt Cooper n’a pas aboli la doctrine du précédent. Comme la Cour suprême l’a indiqué dans Childs, « [l]a mention des catégories reprend simplement la notion fondamentale de précédent » (au paragraphe 15). Ainsi, c’est seulement lorsqu’on a affaire à une situation d’obligation nouvelle, qui ne cadre pas avec les catégories établies et les catégories analogues, qu’on doit procéder à une analyse en fonction du critère récemment élaboré (Childs, au paragraphe 15).
[17]Il appert de cet examen de l’état actuel du droit qu’il n’était pas nécessaire en l’espèce de se livrer à l’analyse complète préconisée dans les arrêts Anns et Cooper. La demande en l’espèce reposait essentielle-ment sur des « déclarations inexactes faites avec négligence », soit l’une des catégories énumérées dans Cooper c. Hobart, où on peut affirmer l’existence de la proximité (au paragraphe 36). Deux décisions de la Cour suprême du Canada, soit Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87, et Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, ont bien exposé le droit canadien en la matière avant l’arrêt Cooper c. Hobart.
[18]Depuis la célèbre affaire Hedley Byrne & Co., Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1963] 2 All E.R. 575 (H.L.), les tribunaux reconnaissent qu’une action en responsabilité délictuelle peut être intentée, lorsque les circonstances le justifient, pour un préjudice découlant d’une déclaration inexacte faite par négligence. Dans Queen c. Cognos Inc., la Cour suprême du Canada a fait la synthèse de la jurisprudence en la matière et a exposé cinq conditions générales pour imposer une responsabilité quant à des déclarations faites par négligence [à la page 110] :
[. . .] (1) il doit y avoir une obligation de diligence fondée sur un « lien spécial » entre l’auteur et le destinataire de la déclaration; (2) la déclaration en question doit être fausse, inexacte ou trompeuse; (3) l’auteur doit avoir agi d’une manière négligente; (4) le destinataire doit s’être fié d’une manière raisonnable à la déclaration inexacte faite par négligence, et (5) le fait que le destinataire s’est fié à la déclaration doit lui être préjudiciable en ce sens qu’il doit avoir subi un préjudice.
[19]Dans Cognos, la Cour suprême a confirmé l’obligation de diligence à l’égard d’une déclaration lorsqu’il existe un « lien spécial » entre son auteur et le destinataire. Comme il ressort de l’arrêt Hercules, où la Cour suprême a appliqué le critère formulé dans Anns c. Merton, ce « lien spécial » existe à première vue lorsque le destinataire s’y est fié d’une manière raisonnable dans les circonstances. Cinq indices généraux de confiance raisonnable sont exposés dans l’arrêt Hercules (au paragraphe 43) :
(1) Le défendeur avait directement ou indirectement un intérêt financier dans l’opération visée par la déclaration.
(2) Le défendeur était un professionnel ou une personne possédant des aptitudes, une capacité de discernement ou des connaissances particulières.
(3) Le conseil ou le renseignement a été donné dans le cours des affaires du défendeur.
(4) Le renseignement ou le conseil a été donné délibérément, et non dans le cadre d’un événement social.
(5) Le renseignement ou le conseil a été donné en réponse à une question précise.
[20]En outre, il ressort de l’affaire Hercules que l’obligation prima facie qui résulte de la confiance raisonnable prévisible peut être annihilée par des considérations de principe lorsque, par exemple, des questions de responsabilité indéterminée se posent à l’égard des faits de l’espèce. Ainsi, si le comportement constitue une décision de politique lorsqu’il est question de responsabilité du gouvernement, il peut ne pas entraîner de responsabilité. La responsabilité délictuelle n’est imposée que si le comportement survient pendant la mise en œuvre opérationnelle de la politique (Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228).
[21]Les appelants en l’espèce n’ont pas démontré l’existence d’une véritable question à trancher suivant quatre des cinq indices énoncés dans Cognos.
[22]Il faut garder à l’esprit la confiance raisonnable, indice exposé dans Hercules, relativement au premier élément de l’obligation. Règle générale, le lien entre le gouvernement et les gouvernés dans le cadre de considérations de politique n’est pas caractérisé par une grande proximité sur le plan individuel. Cependant, suivant les articles 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] et 10 [mod., idem, art. 40] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)], qui disposent qu’en matière de responsabilité, l’État est « assimilé à une personne », des représentants du gouvernement pourraient être astreints, lorsque les circonstances le justifient, à l’obligation en responsabilité délictuelle de fournir des renseignements non négligents lorsqu’une obligation de diligence relative aux déclarations s’impose normalement.
[23]Par exemple, dans Spinks c. Canada, [1996] 2 C.F. 563 (C.A.), un employeur de la fonction publique a encouru une responsabilité délictuelle parce qu’il a fourni de façon négligente à un employé des renseignements sur ses options de pension (se reporter aussi à Gauthier c. Canada (Procureur général) (2000), 225 R.N.‑B. (2e) 211 (C.A.), et à Luo v. Canada (Attorney General) (1997), 33 O.R. (3d) 300 (C. div.)). Dans d’autres affaires, des municipalités ont été tenues responsables des conseils négligents que leurs employés ont prodigué à des personnes se renseignant au sujet des restrictions en matière de zonage ou d’autres règlements (se reporter à Gadutsis et al. v. Milne et al., [1973] 2 O.R. 503 (H.C.); Windsor Motors Ltd. v. District of Powell River (1969), 4 D.L.R. (3d) 155 (C.A.C.‑B.); H.L. & M. Shoppers Ltd. et al. v. Town of Berwick et al. (1977), 28 N.S.R. (2d) 229 (C.S. 1re inst.); Jung et al. v. District of Burnaby et al. (1978), 91 D.L.R. (3d) 592 (C.S.C.‑B.); Bell et al. v. City of Sarnia (1987), 59 O.R. (2d) 123 (H.C.J.)). Une responsabilité délictuelle a aussi été imposée dans divers autres contextes où des employés d’organismes ou d’autorités gouvernementaux ont prodigué de façon négligente des conseils erronés ou fait des déclarations trompeuses : Fletcher c. Société d’assurance publique du Manitoba, [1990] 3 R.C.S. 191; Hodgins v. Hydro‑Electric Commission of the Township of Nepean, [1972] 3 O.R. 332 (C. c.), inf. décision d’absence de négligence (1976), 10 O.R. (2d) 713 (C.A.), confirmé [1976] 2 R.C.S. 501; Moin v. Blue Mountains (Town) (2000), 13 M.P.L.R. (3d) 1 (C.A. Ont.); Granitile Inc. v. Canada (1998), 41 C.L.R. (2d) 115 (Div. gén. Ont.); Sevidal et al. v. Chopra et al. (1987), 64 O.R. (2d) 169 (H.C.J.); Halifax (Regional Municipality) v. David (2003), 216 N.S.R. (2d) 325 (C.S.), confirmé quant à une déclaration inexacte faite par négligence (2004), 228 N.S.R. (2d) 91 (C.A.).
[24]Aucune obligation de diligence ne s’impose toutefois en l’espèce. Comme le juge des requêtes l’a conclu à juste titre, aucun lien spécial de proximité et de confiance ne s’applique dans les faits de l’espèce. Aucune assertion de fait personnelle ou particulière sur laquelle les appelants auraient pu raisonnablement se fier n’a été avancée. La documentation et les renseignements écrits qui leur ont été fournis ne constituaient que des documents généraux leur permettant de demander le statut d’immigrant. Comme le juge des requêtes l’a fait remarquer, nul ne peut affirmer que quiconque [au paragraphe 25] « prend une brochure ou lit une affiche au haut‑commissariat est un “voisin” » et a donc droit de bénéficier d’une obligation. Cela ne suffit pas. Les renseignements qui ont été communiqués aux appelants ne contenaient aucune garantie de travail. En outre, rien n’indiquait qu’ils réussiraient le processus d’octroi d’agrément ou qu’ils bénéficieraient d’une aide particulière. Comme le juge des requêtes l’a constaté, le frère de M. Premakumaran a déclaré que ce dernier n’aurait [traduction] « pas de difficulté à se trouver un emploi », pas un commis au comptoir du haut‑commissariat. Aucun élément de preuve ne démontre en l’espèce l’existence d’un lien spécial qui pourrait être invoqué à l’appui d’une obligation.
[25]Pour ce qui est de la deuxième condition énoncée dans Cognos, on n’a pas démontré que les documents remis aux appelants soulèvent une véritable question quant à savoir s’ils constituent une déclaration « fausse, inexacte ou trompeuse », bien que les appelants aient pu se fonder sur ceux‑ci pour croire que les conditions aux Canada étaient plus attrayantes qu’elles ne l’étaient en réalité.
[26]En ce qui a trait à la troisième condition, il n’existe aucune preuve que le représentant du gouvernement chargé de la préparation des documents ou de la communication orale des renseignements a agi avec négligence. Bien que la liste d’emplois à combler, qui comprenait des postes en comptabilité, puisse ne pas avoir été à jour, comme les demandeurs le prétendent, ils n’ont pas établi qu’il y a une véritable question quant à savoir si l’utilisation de cette liste constitue de la négligence.
[27]Pour ce qui est de la quatrième condition, même si on avait estimé précédemment qu’une véritable question avait été soulevée, on peut douter que les appelants se soient réellement fiés aux renseignements que le gouvernement leur a transmis, au point de pouvoir conclure qu’ils sont venus au Canada sur le fondement de ces renseignements. Bien que les renseignements aient certainement pu influer sur leur décision, les appelants ont visité le Canada, ils ont parlé à leurs parents et à d’autres citoyens du Canada, ils se sont adressés à un bureau de placement et, outre le fait de se trouver un emploi en comptabilité, ils avaient d’autres raisons familiales et de sécurité d’immigrer au Canada. Le rôle causal des déclarations en cause n’a pas été établi de façon assez convaincante pour que se soulève une véritable question (se reporter à Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659, au paragraphe 88).
[28]L’appel sera rejeté.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
Le juge Evans, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.