T‑611‑04
2006 CF 1008
Michel Vennat (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Vennat c. Canada (Procureur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge Noël—Montréal, 27 et 28 juin, 4 et 5 juillet; Ottawa, 23 août 2006.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Contrôle judiciaire des décrets de la gouverneure en conseil suspendant le demandeur sans solde et mettant fin à sa nomination à titre de président et chef de la direction de la Banque de développement du Canada — Le demandeur a été nommé à titre inamovible pour un mandat de cinq ans, puis il a été destitué par suite des commentaires défavorables formulés par le juge dans une affaire connexe — Il s’agissait de savoir si le devoir d’agir équitablement et les garanties procédurales inhérentes à ce devoir ont été observés — Examen des facteurs pertinents pour évaluer la nature du devoir d’agir équitablement — La décision était si vague qu’il y a eu manquement à l’obligation de la gouverneure en conseil de motiver sa décision — L’importance de la décision pour la personne visée et l’impact de la décision sur sa réputation confirmaient les garanties procédurales rehaussées — Signification du facteur des attentes légitimes sur l’obligation d’équité — L’obligation de la gouverneure en conseil de mener une enquête personnalisée n’a pas été respectée — Il y a eu manquement à l’équité procédurale puisque l’enquête personnalisée était un élément clé pour assurer la justice de haute qualité — La gouverneure en conseil n’a pas observé son obligation de franc jeu et de transparence, la procédure suivie ne ressemblant pas à la justice de haute qualité — Le demandeur n’a eu que peu de temps pour répondre aux motifs d’insatisfaction — Il n’a pas bénéficié d’un traitement équitable compte tenu de toutes les circonstances et de la jurisprudence applicable — Demande accueillie.
Institutions financières — Le demandeur a été nommé président et chef de la direction de la Banque de développement du Canada (BDC) à titre inamovible en vertu de l’art. 6(2) de la Loi sur la Banque de développement du Canada — Il a été mis fin à sa nomination à la suite de commentaires sévères que le juge a formulés à l’endroit de la BDC et du demandeur dans une affaire connexe — Le législateur avait l’intention de donner au président et chef de la direction de la BDC des garanties procédurales rehaussées — L’indépendance relative conférée au président de la BDC visait à faire en sorte que le titulaire de cette fonction puisse l’exercer dans l’intérêt du public — La gouverneure en conseil était tenue d’agir équitablement à l’égard du demandeur — La révocation du président et chef de la direction de la BDC doit se faire dans un cadre non judiciarisé et non formaliste et être assujettie à une série de garanties procédurales rehaussées.
Pratique — Actes de procédure — Requête en radiation — Le défendeur visait à faire radier et expurger certains éléments de preuve du dossier — Pour être admise à titre exceptionnel, la preuve qui n’était pas disponible au décideur doit servir à démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, non pas à démontrer que le demandeur avait raison sur le fond — L’affidavit d’un ancien vérificateur général du Canada et certaines pièces n’avaient pas de pertinence quant aux questions d’équité procédurale — Ces pièces visaient à démontrer que le demandeur avait raison sur le fond et n’étaient pas en possession du défendeur lors de la procédure de suspension sans solde et de révocation du demandeur — Ces pièces ont donc été expurgées du dossier — Selon l’art. 81(1) des Règles des Cours fédérales, le contenu des affidavits doit se limiter aux faits — En conséquence, les éléments constituant de l’opinion, des allégués de droit ou des commentaires ont été rayés de l’affidavit du demandeur — Le demandeur a introduit une requête fondée sur la règle 221 demandant la radiation de certains paragraphes du dossier de réponse du défendeur — En principe, la règle 221 n’est pas applicable dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire — Le défendeur pouvait utiliser les faits énoncés dans une autre affaire dans le cadre de son argumentation.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de deux décrets de la gouverneure en conseil suspendant le demandeur sans solde et mettant fin à sa nomination à titre de président et chef de la direction de la Banque de développement du Canada (BDC). Le 31 juillet 2000, le demandeur a été nommé président et chef de la direction de la BDC à titre inamovible pour un mandat de cinq ans, à compter du 15 août 2000; il a remplacé François Beaudoin, qui a occupé ce poste jusqu’en octobre 1999. À la suite de difficultés liées à l’exécution d’une transaction entre M. Beaudoin et la BDC pour le paiement de sa pension, M. Beaudoin a déposé en Cour supérieure du Québec une requête en homologation de la transaction. Le 6 février 2004, le juge André Denis de la Cour supérieure du Québec a accueilli la requête dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada. Le jugement contenait des commentaires sévères à l’endroit de la BDC et du demandeur, qui était témoin au procès. Cette décision était finale, les parties ayant choisi de ne pas en appeler. Le 24 février 2004, la ministre de l’Industrie a écrit au demandeur pour l’informer que la gouverneure en conseil avait rendu un décret qui avait pour objet de le suspendre sans solde en raison des observations et des conclusions formulées par le juge Denis relativement à son comportement et au rôle qu’il avait joué dans ce dossier. La ministre a demandé au demandeur de lui faire parvenir, avant le 1er mars 2004, les raisons écrites pour lesquelles la gouverneure en conseil ne devait pas mettre fin pour motif valable à ses fonctions à titre de président et chef de la direction de la BDC. La veille, le demandeur avait fait parvenir au premier ministre du Canada à l’époque une lettre demandant au gouvernement de respecter l’équité procédurale à son égard. De plus, il a écrit à la ministre de l’Industrie pour obtenir les motifs de reproche et pour solliciter une rencontre en présence de ses avocats, du greffier du Conseil privé et du sous‑ministre de la Justice. Par une lettre datée du 26 février 2004, la ministre de l’Industrie a répondu au demandeur, l’informant que deux catégories de reproches lui étaient adressées, soit son comportement et sa crédibilité à l’audience dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada (volet personnel), et ses agissements dans l’exercice de ses fonctions de président et chef de la direction (volet corporatif). Trois jours plus tard, les procureurs du demandeur ont écrit à la ministre de l’Industrie, mentionnant le caractère déraisonnable du délai alloué pour répondre aux motifs de reproche. Le 12 mars 2004, la ministre de l’Industrie a écrit au demandeur pour l’informer de l’adoption du décret de congédiement. Deux grandes questions litigieuses ont été soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, soit celle de savoir quelle est la nature du devoir d’agir équitablement applicable lors de la révocation d’une personne nommée à titre inamovible et celle de savoir si le devoir d’agir équitablement a été respecté.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Le défendeur a introduit une requête visant à faire expurger certains éléments du dossier du demandeur, notamment l’affidavit d’un ancien vérificateur général du Canada ainsi que des pièces et des paragraphes de l’affidavit du demandeur qui s’appuyaient sur ces éléments de preuve. En règle générale, au stade du contrôle judiciaire, seule la preuve à partir de laquelle la décision dont le contrôle est demandé doit être considérée. Pour être admise à titre exceptionnel, la preuve qui n’était pas disponible au décideur doit servir à démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, non pas à démontrer que le demandeur avait raison sur le fond. En l’espèce, l’affidavit ainsi que les pièces en question n’avaient pas de pertinence quant aux questions d’équité procédurale. Ces pièces visaient à démontrer que le demandeur avait raison sur le fond et n’étaient pas en possession du défendeur lors de la procédure de suspension sans solde et de révocation du demandeur. Ces pièces ont donc été expurgées du dossier. Selon le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, le contenu des affidavits doit se limiter aux faits. En conséquence, les éléments constituant de l’opinion, des allégués de droit ou des commentaires relatifs à la preuve ont été rayés de l’affidavit du demandeur. Cependant, les paragraphes 83 à 244 de l’affidavit du demandeur n’ont pas été radiés en bloc puisqu’ils ne constituaient pas nécessairement une reprise de ce qui avait été présenté à la gouverneure en conseil; il s’agissait plutôt d’une explication du contenu de la présentation. Ces paragraphes étaient d’une certaine utilité pour comprendre le présent dossier, qui était fort complexe et volumineux.
Le demandeur a introduit une requête fondée sur la règle 221 des Règles des Cours fédérales demandant la radiation de certains paragraphes du dossier de réponse du défendeur. En principe, la règle 221 n’est pas applicable dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles, un juge peut intervenir en vertu de son pouvoir inhérent ou appliquer la règle 221 par analogie. Le jugement rendu dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada permettait d’établir une présomption simple des faits qui s’y retrouvaient. Bien que ce jugement ne fût pas opposable au demandeur comme tel, il pouvait légitimement être utilisé par l’employeur pour fin d’enquête en autant que le demandeur, disposant des outils appropriés, ait l’occasion de renverser la présomption. Ce volet de la requête du demandeur, soit que le défendeur ne pouvait pas utiliser les faits énoncés dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada dans ses observations, n’a donc pas été accueilli, le défendeur ayant pleinement le droit de fonder son argumentation sur les faits de cette affaire.
Le demandeur a été nommé président et chef de la BDC à titre inamovible en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur la Banque de développement du Canada. Il s’agit donc d’un poste pouvant être qualifié de charge publique dont la révocation doit être motivée. L’existence de l’obligation d’équité procédurale a été admise par les deux parties. Dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, la Cour suprême du Canada a expliqué d’emblée que la notion d’équité procédurale est une notion à géométrie variable et qu’elle n’est pas purement subjective. Elle a conclu que le contenu minimal de l’équité procédurale en matière de congédiement par un organisme administratif consiste à communiquer à l’employé les raisons de l’insatisfaction et de lui donner l’occasion de se faire entendre. Dans un autre arrêt, soit Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la Cour suprême s’est lancée dans l’analyse des facteurs pertinents pour évaluer la nature du devoir d’agir équitablement. Le premier facteur est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. En l’espèce, l’adoption de décrets par la gouverneure en conseil est un processus très éloigné de celui menant à une décision de nature judiciaire. Il s’agit d’une procédure non judiciarisée et non formaliste. Même si le législateur voulait laisser une certaine latitude à la gouverneure en conseil, celle‑ci conservait néanmoins l’obligation, malgré la discrétion qui lui est laissée, de donner à l’intéressé une occasion réelle de répondre aux motifs d’insatisfaction de l’employeur.
Le deuxième facteur vise la nature du régime législatif et les termes de la loi. La gouverneure en conseil était tenue de motiver sa décision pour deux raisons. D’abord, la décision de révoquer le président et chef de la direction de la BDC revêtait une très grande importance pour cette personne. L’exigence de motivation était aussi justifiée par le fait que le président et chef de la direction de la BDC est nommé à titre inamovible. L’obligation de motivation qui incombait à la gouverneure en conseil n’a été que sommairement remplie. Les motifs énoncés dans le décret de congédiement et la lettre étaient la perte de confiance et le fait que la conduite du demandeur relativement aux questions visées dans les motifs de la décision rendue dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada était incompatible avec son maintien en fonction. Il n’y avait rien dans le décret de destitution ou dans la lettre qui puisse être qualifié d’analyse ou de raisonnement, et les motifs ne faisaient aucunement mention de la position présentée par le demandeur. Ce dernier n’a pas été informé de la raison du rejet des arguments présentés oralement et par écrit. Le demandeur n’était pas en mesure de savoir s’il avait été congédié pour des reproches personnels, des reproches corporatifs ou les deux. La décision était si vague qu’elle ne faisait aucune distinction entre les motifs d’insatisfaction. Rien ne permettait d’éclairer le choix que la gouverneure en conseil avait fait et de comprendre quelle importance avait été accordée aux différents arguments présentés.
L’emploi du vocable « inamovible » par le législateur n’était pas insignifiant et il s’agissait d’un indice important de sa volonté de donner au président et chef de direction de la BDC des garanties procédurales rehaussées. L’indépendance relative conférée au président de la BDC visait à faire en sorte que le titulaire de cette fonction puisse l’exercer dans l’intérêt du public. Dans Baker, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’absence de droit d’appel est un critère pertinent pour déterminer le contenu du devoir d’agir équitablement. Le fait que le demandeur ne disposait pas de droit d’appel est un élément additionnel qui confirmait que le législateur avait souhaité offrir au président et chef de la direction des garanties procédurales rehaussées en cas de révocation.
Le troisième facteur porte sur l’importance de la décision pour la personne visée. Plus une décision est importante pour la personne visée, plus les protections procédurales applicables seront rigoureuses. L’importance de la décision pour la personne intéressée ne peut être évaluée sans tenir compte de l’impact de la décision sur la réputation de cette personne. La réputation du demandeur a été entachée dans une certaine mesure par la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada. L’impact prévisible des décrets de la gouverneure en conseil sur le droit au travail et le droit à la réputation du demandeur constituait un indice additionnel que la situation requérait l’application de garanties procédurales rehaussées.
Le quatrième facteur est les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision. Dans l’affaire Baker, la Cour suprême du Canada a expliqué la signification du facteur des attentes légitimes sur l’obligation d’équité. Le demandeur a exprimé de différentes façons au décideur les attentes qu’il avait quant à la procédure à laquelle il avait droit, notamment le droit de faire l’objet d’une enquête personnalisée, le droit de faire entendre des témoins, le droit de se défendre, le droit de recevoir une réponse aux lettres qu’il a envoyées, le droit d’obtenir des précisions, le droit d’être entendu, le droit à des délais plus longs pour répondre et le droit à une décision motivée.
Le dernier facteur vise les choix de procédure de l’organisme décisionnel. Compte tenu de la nature très particulière des décisions de la gouverneure en conseil et du fait qu’aucun texte n’encadre le pouvoir de révocation du président et chef de la direction de la BDC, la gouverneure en conseil pouvait faire appel à une procédure non judiciarisée et non formaliste. En l’espèce, il importait de se demander si la gouverneure en conseil était tenue de réaliser une enquête personnalisée des faits sur lesquels elle comptait s’appuyer pour destituer le demandeur. La décision rendue dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada constituait le fondement des motifs d’insatisfaction de la gouverneure en conseil. Le demandeur a plaidé que la gouverneure en conseil ne pouvait lui opposer les commentaires du juge dans cette affaire pour le révoquer, puisque ces commentaires étaient incidents et ne faisaient pas partie du dispositif du jugement. Le jugement en cause n’a pas servi à opposer une conclusion de nature judiciaire au demandeur. Il n’a pas modifié la situation juridique du demandeur parce que celui‑ci n’était pas la personne visée par la procédure judiciaire et qu’il n’a pas eu droit de parole sauf à titre de témoin. Les faits du jugement ne pouvaient donc pas être, stricto sensu, opposables au demandeur, qui aurait dû avoir le droit de faire valoir son point de vue à l’encontre de la présomption qui pesait sur lui.
Dans le contexte d’une relation employé‑employeur, la gouverneure en conseil mène normalement une enquête personnalisée des faits même si ceux‑ci apparaissent avoir été établis de façon générale dans un rapport d’enquête, et l’employé dispose d’un droit de réponse. Une telle enquête aurait dû être menée par la gouverneure en conseil en l’espèce. La demande formelle d’enquête formulée par le demandeur aurait dû susciter une réaction différente de la part de la gouverneure en conseil. La complexité du dossier justifiait la tenue d’une telle enquête. L’équité procédurale nécessitait qu’une enquête personnalisée soit menée avant de procéder à la révocation du demandeur, même si le jugement créait une présomption simple de faits. Le délai (moins de huit jours) prévu pour prendre connaissance de l’ensemble de la preuve pertinente en vue de réfuter la présomption était nettement insuffisant. La situation de faits décrite dans le présent dossier et le type d’enquête mené ne s’apparentaient pas à de la haute justice, compte tenu de l’impact important de la décision sur la carrière et la réputation du demandeur. Il s’agissait d’un manquement à l’équité procédurale. L’enquête personnalisée, en soi, était la seule garantie pouvant permettre au décideur de prendre une décision éclairée, en toute connaissance de cause. L’enquête personnalisée était un élément clé pour assurer cette justice de haute qualité dans les circonstances. Le terme « personnalisé », utilisé pour caractériser l’enquête, signifie que l’enquête menant à la révocation doit viser la ou les personnes faisant l’objet de la procédure de révocation et doit permettre de faire la lumière sur le comportement spécifique de l’intéressé. La gouverneure en conseil était tenue de réaliser plus qu’un simple examen concernant la conduite du demandeur, compte tenu de la complexité du dossier.
Dans le contexte d’une relation employé‑employeur, il est normal que le décideur ait une prédisposition avant même d’avoir offert à l’employé une occasion de répondre aux motifs d’insatisfaction. Toutefois, l’employeur ayant une prédisposition doit offrir à l’employé une occasion réelle de contester le bien‑fondé des reproches et l’employeur doit prendre en considération la position de l’employé avant de prendre la décision finale. En l’espèce, il était tout à fait normal que la gouverneure en conseil ait eu une certaine prédisposition à l’égard du demandeur, découlant de la nature de la procédure. La prédisposition du décideur s’expliquait par la nature des fonctions exercées et n’enfreignait pas les droits du demandeur. La suspension sans solde ne devrait pas être interprétée comme une indication d’un parti‑pris tellement important que la capacité du décideur de prendre une décision dans le respect des droits du demandeur serait compromise. Même si la gouverneure en conseil n’était pas tenue à une obligation d’impartialité dans un contexte d’une relation employé‑employeur, il demeurait qu’elle était tenue à une obligation de franc jeu et de transparence. Cela est inhérent à l’idée même de justice naturelle. La preuve révélait que ces obligations n’ont pas été respectées, que la procédure suivie ne ressemblait pas à la justice de haute qualité et que le décideur avait une attitude inappropriée, contraire à la transparence et au franc jeu.
Le demandeur avait également droit aux garanties procédurales reconnues par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Knight c. Indian Head School Div. No. 19; la jurisprudence est constante quant au caractère minimal de ces garanties. Les motifs pour l’insatisfaction de la gouverneure en conseil auraient certes pu être plus précis, mais il n’y avait pas manquement au devoir d’agir équitablement. Le demandeur connaissait l’essentiel des motifs de reproche et c’est tout ce qui était requis par le devoir d’agir équitablement. Cependant, le droit de réponse du demandeur n’a été observé qu’en partie. Les éléments qui démontrent que le droit de réponse du demandeur n’a pas été véritablement respecté comprennent la durée de la rencontre du 1er mars 2004, le délai très court dont le demandeur a disposé pour s’y préparer, l’absence du président du conseil d’administration de la BDC à cette rencontre et la norme appliquée. Ce dernier élément revêtait une importance particulière. La gouverneure en conseil a exigé que le demandeur démontre que les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada étaient irrémédiablement incorrects et entachés de fraude ou de malhonnêteté ou qu’il apporte de la nouvelle preuve non disponible au juge. Le défendeur a reconnu que cette norme était tirée de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, et que la gouverneure en conseil a appliqué une norme très sévère à l’endroit du demandeur. La norme de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P. n’était pas applicable en l’espèce. C’était une erreur de droit fatal que d’imposer au demandeur un fardeau pratiquement impossible à renverser fondé sur un précédent jurisprudentiel qui n’était pas applicable. De plus, rien n’indiquait au dossier que le demandeur ait eu connaissance du fardeau qu’on lui imposait. Le droit de réponse du demandeur a été lourdement affecté, de même que sa capacité de faire changer l’employeur d’avis. Le devoir d’agir équitablement obligeait la gouverneure en conseil à donner au demandeur une occasion réelle de répondre aux motifs d’insatisfaction, et non uniquement un droit de réplique sommaire à des reproches très élaborés ne pouvant être réfutés qu’en se fondant sur l’analyse minutieuse d’une preuve volumineuse. Le fardeau appliqué à l’endroit du demandeur était erroné, ce qui constituait une erreur grave viciant l’ensemble de la procédure.
lois et règlements cités
Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25.
Décret C.P. 1998‑985.
Décret C.P. 2000‑1278.
Décret C.P. 2004‑147.
Décret C.P. 2004‑225.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, art. 48.3 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27).
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1, art. 54(2).
Loi sur la Banque de développement du Canada, L.C. 1995, ch. 28, art. 4, 6(2).
Loi sur la Banque du Canada, L.R.C. (1985), ch. B‑2, art. 6(3).
Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5, art. 165.21(2) (édicté par L.C. 1998, ch. 35, art. 42).
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, art. 105(5) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)).
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 39 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 5(F)).
Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, L.C. 2005, ch. 46, art. 39(2).
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21, art. 53(2).
Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 36(3).
Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C‑10, art. 8(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 6(2)(A)).
Loi sur la Société canadienne d’hypothèques et de logement, L.R.C. (1985), ch. C‑7, art. 7(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 3(3)(A)).
Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18, art. 5(3).
Loi sur le développement des exportations, L.R.C. (1985), ch. E‑20, art. 1 (mod. par L.C. 2001, ch. 33, art. 2(F)), 8(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 11(2)(A)).
Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P‑1, art. 72.02(1) (édicté par L.C. 2004, ch. 7, art. 4).
Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, art. 5, 42 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 179), 43.
Loi sur le vérificateur général, L.R.C. (1985), ch. A‑17.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 12(7) (mod., idem, art. 20), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1, art. 63 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 106), 64 (mod., idem, art. 111d)(A)), 65 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5; L.C. 2002, ch. 8, art. 111e)(A)), 66 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 6), 69 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 37(F); 2002, ch. 8, art. 107), 71.
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 49(2).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 178 à 186.
Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, art. 101.14.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 4, 70(4) (mod. par DORS/2002‑417, art. 9), 81(1), 169 (mod. par DORS/2004‑283, art. 36), 221, 302, 400 (mod. par DORS/2002‑417, art. 25(F)), tarif B (mod. par DORS/2004‑283, art. 30, 31, 32), colonne IV.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; Société Radio‑Canada c. Taylor, [2001] A.C.F. no 76 (1re inst.) (QL); David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑ Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105; Vennat c. Procureur général du Canada, [2005] J.Q. no 3772 (C.S.) (QL); Lawyers Title Insurance Corporation c. Michalakopoulos, [2004] R.R.A. 1215 (C.S. Qué.).
décision différenciée :
Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; 2003 CSC 63.
décisions examinées :
Vennat c. Canada (Procureur général), 2006 CF 55; Beaudoin c. Banque de développement du Canada, [2004] J.Q. no 705 (C.S.) (QL); Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663; 2002 CSC 85; Weatherill c. Canada (Procureur général), [1999] 4 C.F. 107 (1re inst.); Wedge c. Canada (Procureur général), [1997] A.C.F. no 872 (1re inst.) (QL).
décisions citées :
Smith c. Canada, 2001 CAF 86; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor), [1999] A.C.F. no 835 (1re inst.) (QL); McFadyen c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 360; Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331; 2002 CAF 218; Canada (Procureur général) c. Assoc. des professionnels et professionnelles de la Vidéo du Québec, 2003 CAF 304; Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., S.A., [1994] A.C.F. no 2036 (1re inst.) (QL); Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), 2004 CAF 192; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; R. c. Caporal R. P. Joseph, 2005 CM 41; Dingwall v. Canada (Attorney General), 19 janvier 2006, Toronto, sentence arbitrale; Cie pétrolière Impériale Ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624; 2003 CSC 58; Cabiakman c. Industrielle‑Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, [2004] 3 R.C.S. 195; 2004 CSC 55; Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Reglin v. Creston (Town) (2004), 32 B.C.L.R. (4th) 342; 34 C.C.E.L. (3d) 123; 2004 BCSC 790; Woodley v. Yellowknife Education District No. 1 (2000), 22 Admin. L.R. (3d) 245; 1 C.C.E.L. (3d) 144; 2000 NWTSC 30; Charles c. Université de Montréal, 500‑05‑012566‑896, 14 février 1990 (C. S. Qc); Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405; 2002 CSC 13.
doctrine citée
Garant, Patrice. Droit administratif, 5e éd. Cowansville (Qc) : Éditions Yvon Blais, 2004.
Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1992, « enquête », « examen ».
DEMANDE de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de deux décrets de la gouverneure en conseil suspendant le demandeur sans solde et mettant fin à sa nomination à titre de président et chef de la direction de la Banque de développement du Canada en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur la Banque de développement du Canada. Demande accueillie.
ont comparu :
Louis P. Bélanger, Patrick Girard et Nathalie Mercier‑Filteau pour le demandeur.
Martine L. Tremblay et Alexandre Brosseau‑Wery pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Stikeman Elliott, S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour le demandeur.
Kugler, Kandestin, S.E.N.C.R.L., Montréal, pour le défendeur.
Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par
Le juge Noël :
I. Introduction
[1]Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (LCF) à l’encontre de deux décrets de la gouverneure en conseil concernant le demandeur Michel Vennat (demandeur ou M. Vennat).
[2]Les deux décrets (les décrets) en question sont les suivants :
‑ Un décret daté du 24 février 2004 et portant le numéro C.P. 2004‑147 (décret de suspension sans solde), lequel suspendait le demandeur sans solde de son poste de président et chef de la direction de la Banque de développement du Canada (BDC), jusqu’à nouvel ordre (Pièce MV‑10);
- Un décret daté du 12 mars 2004 et portant le numéro C.P. 2004‑225 (décret de congédiement), adopté en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur la Banque de développement du Canada, L.C. 1995, ch. 28 (Loi sur la BDC), lequel mettait fin à la nomination de M. Vennat à titre de président et chef de la direction de la BDC (Pièce MV‑21).
[3]M. Vennat demande à la Cour de rendre des ordonnances de la nature d’un certiorari cassant ou annulant les décrets, de même qu’une ordonnance confirmant que le décret de nomination du demandeur daté du 31 juillet 2000 portant le numéro C.P. 2000‑1278 a plein effet (décret de nomination) (Pièce MV‑2).
II. Le décret de suspension sans solde
[4]Bien qu’il y ait en apparence deux décisions distinctes sujettes à la présente demande de contrôle judiciaire, il y a lieu à mon avis de les traiter comme un continuum de décisions. C’est ce que le juge Hugessen a indiqué dans son ordonnance du 20 janvier 2006 [2006 CF 55, aux paragraphes 3 et 4] :
M. Vennat constate que les décrets constituent un continuum des décisions [. . .]
* Note de l’arrêtiste : La table des matières a été omise pour des raisons de concision.
À mon avis, la Cour devra autoriser M. Vennat à contester les deux décrets dans le cadre d’une seule demande de contrôle judiciaire. D’après moi, il est évident que les décrets constituent un continuum des décisions. Les deux décrets étaient publiés par un seul organisme décideur, la Gouverneure générale en Conseil. Le Décret de suspension et le Décret de congédiement portent sur les mêmes faits, et M. Vennat recherche les mêmes mesures de redressement. Il est clair que les deux décrets englobent une seule situation, à savoir la conduite de M. Vennat [. . .] [Références omises.]
Je partage l’avis du juge Hugessen. Les deux décrets sont inextricablement liés et il n’y a pas lieu de les traiter séparément, comme l’a admis le demandeur devant le juge Hugessen.
[5]La présente demande de contrôle judiciaire nécessitera une analyse détaillée de la question de savoir si le devoir d’agir équitablement a été observé à l’endroit du demandeur. Or, une décision de nature préliminaire n’entraîne pas en général l’application d’un devoir d’agir équitablement (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 670). Le décret de suspension sans solde constitue une décision préliminaire, et le décret de congédiement la décision finale. Cela dit, le décret de suspension sans solde demeure un élément pertinent de la trame factuelle pour décider si le demandeur a été traité conformément au devoir d’agir équitablement.
III. Questions en litige
[6]Les questions en litige sont les suivantes :
1. Quelle est la nature du devoir d’agir équitablement applicable lors de la révocation d’une personne nommée à titre inamovible au poste de président et de chef de la direction de la BDC?
2. Le devoir d’agir équitablement a‑t‑il été respecté à l’endroit du demandeur?
3. Dans l’affirmative,
a) Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions de la gouverneure en conseil en l’espèce?
b) Les décrets doivent‑ils être maintenus compte tenu de cette norme de contrôle?
IV. Réponse aux questions en litige
[7]Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les garanties procédurales applicables n’ont pas été suivies à l’égard du demandeur. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et il n’est pas nécessaire de répondre aux questions 3a) et 3b) compte tenu de ma réponse aux questions 1 et 2.
V. Faits et historique procédurale
A. Le départ de M. Beaudoin et l’arrivée de M. Vennat
[8]M. François Beaudoin (M. Beaudoin) a été président et chef de la direction de la BDC du 27 janvier 1993 au 1er octobre 1999.
[9]Le 4 juin 1998, le demandeur est nommé président du conseil d’administration de la BDC à titre amovible, pour un mandat de trois ans, tel qu’il appert du décret du gouverneur en conseil (je n’emploierai la forme masculine que lorsque le titulaire de la fonction était un homme) portant le numéro C.P. 1998‑985 (Pièce MV‑1).
[10]Au cours de l’année 1999, des différends qui conduiront au départ de M. Beaudoin surviennent au sein de la BDC. Le 15 septembre 1999, une transaction prévoyant notamment le paiement de la pension de M. Beaudoin intervient entre ce dernier et la BDC (la transaction). Cette transaction est approuvée par le gouverneur en conseil le 17 septembre 1999. M. Beaudoin restera en fonction jusqu’au 1er octobre 1999.
[11]Le 31 juillet 2000, le demandeur est nommé président et chef de la direction de la BDC pour un mandat de cinq ans à compter du 15 août 2000, tel qu’il appert du décret de nomination. Il remplace alors la personne qui avait été nommée pour assurer l’intérim après le départ de M. Beaudoin, M. Bernie Schroder.
[12]Le 3 novembre 2000, à la suite de difficultés liées à l’exécution de la transaction, M. Beaudoin dépose en Cour supérieure du Québec une requête en homologation de la transaction (Pièce MV‑17, sous‑onglet 3). Le 8 décembre 2000, la BDC demande l’annulation de celle‑ci et le rejet de la demande. Elle formule en outre une demande reconventionnelle à l’encontre de M. Beaudoin (Pièce MV‑17, sous‑onglet 5).
[13]Le 6 février 2004, le juge André Denis de la Cour supérieure du Québec rend une décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, [2004] J.Q. no 705 (QL), par laquelle il homologue la transaction et ordonne à la BDC de s’y conformer. Le jugement opère également compensation pour certaines sommes dues par M. Beaudoin à la BDC. Le jugement contient des commentaires sévères à l’endroit de la BDC et du demandeur, qui était témoin au procès. Cette décision est finale, les parties ayant choisi de ne pas en appeler.
B. L’échange de lettres entre la ministre de l’Industrie et le président du conseil d’administration de la BDC
[14]Dans une lettre datée du 9 février 2004, la ministre de l’Industrie, Lucienne Robillard (la ministre de l’Industrie) écrit ce qui suit au président du conseil d’administration de la BDC d’alors, M. Cedric E. Ritchie (M. Ritchie) (Pièce MV‑6) :
Cher Monsieur Ritchie,
Vendredi dernier, le juge Denis de la Cour supérieure du Québec rendait une décision dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada.
Comme plusieurs autres Canadiens, je suis préoccupée par les conclusions de faits (« fact findings ») du juge Denis dans sa décision.
En tant que Ministre responsable de la BDC vis‑à‑vis le Parlement, et en vue de pouvoir rendre des comptes aux Canadiens, j’aimerais être informée de ce que la BDC entend faire à la suite de cette décision et, plus particulièrement, j’aimerais savoir si la BDC portera la décision en appel. Je voudrais aussi être informée de toute autre décision ou geste qu’entend poser la BDC à la suite de la décision de la Cour. [Ma traduction.]
[15]M. Ritchie répond à la ministre de l’Industrie dans une lettre datée du 18 février 2004 (Pièce MV‑7), qui se lit comme suit :
Madame la Ministre,
Le 9 février, vous m’avez écrit une lettre concernant la décision dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada.
Après discussions approfondies, le conseil a décidé de ne pas en appeler de la décision pour les raisons mentionnées dans le projet de communiqué de presse ci‑joint. Le conseil a également réitéré sa pleine confiance en la direction de la Banque, et plus précisément en son président et chef de la direction, M. Michel Vennat.
Le conseil estime qu’aucune démarche additionnelle n’est requise à la suite de la décision de la Cour. [Ma traduction.]
[16]Le communiqué de presse joint à la lettre se lit comme suit (communiqué du 18 février 2004) (Pièce MV‑8) :
Le Conseil d’administration de la BDC décide de ne pas en appeler de la décision—Le Conseil appuie pleinement la direction de la BDC
Montréal, le 18 février 2004—Lors d’une réunion tenue plus tôt aujourd’hui, le conseil d’administration (Conseil) de la Banque de développement du Canada (BDC) a décidé de ne pas faire appel du jugement rendu le 6 février par la Cour supérieure du Québec dans le litige opposant la BDC et son ancien président, M. François Beaudoin.
En prenant cette décision, le Conseil a étudié deux avis juridiques distincts, soit ceux de l’honorable Claude Bisson, juge en chef de la Cour d’appel du Québec aujourd’hui à la retraite, en sa qualité de conseiller juridique indépendant pour le Conseil, et de Raynold Langlois, avocat‑conseil externe de la BDC.
Bien que les avis de deux conseillers juridiques concluaient que la décision était non fondée à plusieurs égards et que leurs recommandations étaient à l’effet d’en appeler de la décision, le Conseil a décidé de ne pas porter la cause en appel.
Le président du conseil d’administration de la Banque, M. Cedric E. Ritchie, a déclaré : « Le Conseil a décidé, de concert avec la direction de la BDC, de clore ce chapitre dans l’intérêt des employés et des clients, et de permettre ainsi à la Banque de faire ce qu’elle fait le mieux, à savoir répondre aux besoins des entrepreneurs canadiens ».
La décision du Conseil a été prise après mûre réflexion et une analyse approfondie. Le Conseil estime que toutes les actions juridiques entreprises par la BDC dans ce litige étaient uniquement dictées par des principes de saine régie et la volonté de protéger les actifs de la Banque.
Au cours de la réunion qu’il a tenue ce matin, le Conseil a réitéré unanimement sa pleine confiance en la direction de la Banque, et plus précisément en son président et chef de la direction, Michel Vennat. Le Conseil a noté que, depuis sa nomination à la tête de la Banque en août 2000, M. Vennat a instauré plusieurs initiatives visant à renforcer la régie d’entreprise et l’éthique à la BDC. Le Conseil a également observé que le rendement de la Banque a été à tous égards exceptionnel depuis l’entrée en fonction de M. Vennat, ce qui lui permet de répondre encore plus efficacement aux aspirations des petites et moyennes entreprises au Canada et de favoriser leur développement.
M. Ritchie a ajouté : « Le Conseil est conscient que les employés et les clients de la Banque ont vécu des moments difficiles. De plus, le Conseil réitère sa pleine confiance envers les dirigeants de la BDC ».
La Banque de développement du Canada est une institution financière qui appartient entièrement au gouvernement du Canada. Elle joue un rôle de chef de file en fournissant des services financiers, d’investissement et de consultation aux PME canadiennes, et accorde une attention particulière aux entreprises exportatrices et à celles des secteurs de la technologie.
C. Les demandes de rencontre et la suspension sans solde
[17]M. Vennat fait ensuite parvenir au premier ministre du Canada, M. Paul Martin, une lettre datée du 23 février 2004 (lettre au premier ministre), par laquelle il demande au gouvernement de respecter l’équité procédurale à son égard (Pièce MV‑9) :
Monsieur le premier ministre,
Je suis très préoccupé à la lecture des journaux, selon lesquels votre gouvernement s’apprêterait à prendre une décision au sujet de mon avenir sans me donner l’occasion d’être entendu. Je ne suis même pas au fait des allégations formulées à mon endroit.
Si ces rumeurs sont vraies, je vous demande, par la présente, d’avoir l’occasion d’être entendu de façon équitable, suivant la procédure applicable, en présence du président de notre conseil d’administration et de notre procureur, lors d’une rencontre à laquelle le greffier du Conseil privé et le sous‑ministre de la Justice participeraient, avant qu’une quelconque décision ou annonce soit faite. [Ma traduction.]
[18]Le 24 février 2004, la ministre de l’Industrie fait parvenir au demandeur une lettre qui se lit comme suit (lettre du 24 février 2004) (Pièce MV‑10) :
Monsieur,
Le gouvernement a examiné avec soin la décision rendue par le juge Denis de la Cour supérieure dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, le 6 février dernier.
Suite à cet examen, et tenant compte des observations et des conclusions formulées par le juge Denis relativement à votre comportement et au rôle que vous avez joué dans ce dossier, de sérieuses questions se soulèvent quant à savoir s’il existe des motifs valables justifiant qu’on mette fin à votre nomination à titre de Président et de chef de la direction de la BDC.
Vu ce qui précède, je vous informe par les présentes qu’un décret a été adopté par le gouverneur en conseil plus tôt aujourd’hui qui a pour effet immédiat de vous suspendre sans solde de vos fonctions à titre de Président et de chef de la direction de la BDC. Vous trouverez ci‑joint une copie du décret en question.
Je vous informe également que vous avez jusqu’à 16h00 le lundi 1er mars prochain pour faire valoir par écrit les raisons pour lesquelles, selon vous, le gouverneur en conseil devrait ne pas mettre fin pour motif valable à vos fonctions à titre de Président et de chef de la direction de la BDC. Je vous serais gré de bien faire parvenir vos représentations écrites à mon bureau.
Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir recevoir l’expression de mes salutations distinguées.
[19]Le décret de suspension sans solde est joint à la lettre.
[20]Le 25 février 2004, le demandeur écrit à la ministre de l’Industrie (lettre du 25 février 2004) pour obtenir les motifs de reproches et pour solliciter une rencontre en présence de ses avocats, du greffier du Conseil privé et du sous‑ministre de la Justice. La lettre incluait en annexe un communiqué de presse : « Michel Vennat : décision injustifiée » (Pièce MV‑11).
[21]Par une lettre datée du 26 février 2004, la ministre de l’Industrie répond au demandeur (lettre du 26 février 2004) (Pièce MV‑12). La lettre se lit comme suit :
Monsieur,
J’accuse réception de votre lettre du 25 février dernier, en réponse à la mienne du 24 février, vous informant entre autres de la décision de la Gouverneure générale en conseil de vous suspendre, sans solde, de vos fonctions à titre de président de la Banque de développement du Canada, jusqu’à nouvel ordre.
Je comprends en partie de votre lettre que vous désirez connaître de façon plus spécifique ce qui vous est reproché.
J’aimerais d’abord revenir à ma lettre du 24 février dans laquelle je faisais valoir que les observations et conclusions formulées par le juge Denis soulèvent de sérieuses questions quant à votre comportement et au rôle que vous avez joué dans ce dossier. Cela dit, et en réponse à votre lettre d’hier, je vous fournis les renseignements additionnels suivants afin de vous assister dans l’élaboration de vos raisons écrites.
En premier lieu, et fondamentalement, j’attire votre attention sur les paragraphes 597, 651 et 653 de la décision qui se lisent comme suit :
« [597] De fait, toute l’opération renforce chez l’observateur impartial l’impression de vendetta orchestrée par la BDC contre M. Beaudoin. (. . .)
[651] La férocité voire la méchanceté avec laquelle il a été traité dans toute cette affaire lui permettent certainement de penser comme il le fait.
[653] On aurait voulu le briser et ruiner sa carrière que l’on n’aurait pas agi autrement. Toute cette affaire laisse une profonde impression d’injustice. . . »
En plus de commenter sur les paragraphes que je viens de citer, vous voudrez également commenter sur les paragraphes suivants de la décision du juge Denis : 490, 499, 555, 576, 580, 608, 609, 613, 614, 640 et 1614.
J’ajouterais que l’énumération des paragraphes ci‑haut ne constitue pas une liste exhaustive de tous les paragraphes qui vous concernent ou touchent à la BDC, ses employés et agents et, qu’en soi, vous devez globalement répondre à l’ensemble de cette décision judiciaire et non pas uniquement aux paragraphes cités.
Dans l’élaboration de vos raisons écrites, il sera important que vous commentiez non seulement sur votre rôle personnel, mais aussi sur les aspects de la conduite et du comportement de la banque et de ses agents dont on pourrait vous tenir légitimement imputable. Par ailleurs, vous voudrez bien vous assurer que vos raisons soient supportées par des faits et des données objectives et pertinentes.
Vous me demandez également de vous rencontrer en présence de vos conseillers juridiques, du greffier du Conseil privé et du sous‑ministre de la Justice. J’accepte de vous rencontrer et je pourrais être accompagnée de représentants du Conseil privé et du ministre de la Justice.
Notez que cette rencontre ne remplace en rien la demande que je vous faisais de me remettre par écrit, avant 16 h le 1er mars prochain, les raisons pour lesquelles, selon vous, la Gouverneure générale en conseil devrait ne pas mettre fin à vos fonctions. Les explications que vous pourriez fournir verbalement lors de notre rencontre devront être incluses dans vos raisons écrites.
La recommandation que je formulerai à la Gouverneure générale en conseil sera fondée sur la décision du juge Denis, sur les explications fournies lors de notre rencontre et sur vos raisons écrites. La Gouverneure générale en conseil considérera le tout lorsqu’elle prendra la décision de vous maintenir ou non dans votre poste.
Mon cabinet vous contactera dans les heures qui suivent pour déterminer le lieu, la date et l’heure de la rencontre.
Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir recevoir l’expression de mes salutations distinguées. [Je souligne.]
Bref, la lettre du 26 février 2004 informait le demandeur que deux catégories de reproches lui étaient adressées, soit :
- Son comportement et sa crédibilité à l’audience dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée (volet personnel);
‑ Ses agissements, dans l’exercice de ses fonctions de président et de chef de la direction, en particulier « relativement aux questions visées dans les motifs de la décision rendue dans l’affaire Beaudoin » (la lettre précise une série de paragraphes du jugement) et quant aux « aspects de la conduite et du comportement de la BDC et de ses agents dont on pourrait tenir [M. Vennat] légitimement imputable » (volet corporatif).
[22]Le 29 février 2004, les procureurs du demandeur écrivent à la ministre de l’Industrie, mentionnant le caractère déraisonnable du délai alloué pour répondre aux motifs de reproche et soulignant que seule « une première ébauche » de la réponse du demandeur pourrait être produite dans ce délai (Pièce MV‑13). La lettre se lit comme suit :
Madame la Ministre,
La vôtre du 26 février 2004 adressée à notre client, Me Michel Vennat, O.C., c.r., nous a été référée pour étude et réponse.
Nous tenons d’abord à vous remercier d’avoir bien voulu accepter le principe de la rencontre sollicitée.
D’autre part, nous avons pris connaissance des renseignements additionnels que vous avez fournis à Me Vennat sur les paragraphes de la décision du juge Denis sur lesquels vous sollicitez plus particulièrement des commentaires de Me Vennat. Nous nous sommes attelés à la tâche et nous croyons être en mesure de vous fournir, dans le cadre de la rencontre de lundi, une première ébauche des raisons écrites pour lesquelles Me Vennat estime que la Gouverneure en conseil ne devrait pas mettre fin à ses fonctions à titre de Président et Chef de la direction de la BDC en raison de la décision du juge Denis.
Vous comprendrez cependant que le délai qui a été donné à Me Vennat pour ce faire, lequel est d’à peine quelques jours ouvrables alors qu’il s’agit pour nous d’analyser attentivement non seulement le jugement de 1745 paragraphes sur 210 pages, mais les faits et la preuve sur lesquels il se fonde (32 jours d’audition/35 témoins, plus de 300 pièces, approximativement 8000 pages de notes sténographiques), fait en sorte qu’il n’est pas raisonnable de croire que nous pouvons, dans ce délai, faire un travail exhaustif.
C’est pourquoi, lorsque vous demandez de « globalement répondre à l’ensemble de cette décision judiciaire et non pas uniquement aux paragraphes cités », et que les « raisons soient supportées par des faits et des données objectives pertinentes », il se pourrait qu’au terme de la rencontre que nous aurons avec vous lundi, nous soyons dans l’obligation de vous fournir, subséquemment, des renseignements complémentaires par écrit s’il est nécessaire de prendre connaissance de toute la preuve (puisque nous n’étions pas les procureurs au dossier en première instance).
Veuillez agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos sentiments les meilleurs. [Italiques des auteurs.]
D. La rencontre et la transmission de documents
[23]Le 1er mars 2004, une rencontre se tient à Ottawa (rencontre du 1er mars 2004). Le demandeur, accompagné de ses avocats, la ministre de l’Industrie, le greffier du Conseil privé de même que Me Pierre Legault, avocat général interne au ministère de l’Industrie sont présents. Le contenu de cette rencontre n’a été établi que par l’affidavit du demandeur, le défendeur ayant choisi de ne pas déposer d’affidavit.
[24]Lors de la rencontre, le demandeur dit essentiellement avoir expliqué le contenu d’une lettre de 6 pages, datée du 1er mars 2004 et adressée à la ministre de l’Industrie (lettre du 1er mars 2004) (Pièce MV‑14). Cette lettre donne la version des faits du demandeur quant à différents aspects de l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Ses procureurs ont, en outre, passé en revue certaines parties du mémoire préliminaire qu’ils ont préparé pour être transmis à la ministre de l’Industrie (mémoire préliminaire) (Pièce MV‑15) en même temps que la lettre.
[25]Le greffier du Conseil privé a demandé à M. Vennat et à ses procureurs s’il était possible d’obtenir une copie des opinions juridiques. Il fut alors indiqué que la BDC avait avisé le demandeur qu’elle ne renoncerait pas au privilège du secret professionnel et que, pour cette raison, il n’était pas possible pour le demandeur de transmettre à la ministre de l’Industrie une copie des opinions juridiques. Cette dernière a également demandé, vers la fin de la rencontre, si elle pouvait obtenir une copie de certains documents, dont les procès‑verbaux de délibération du conseil d’administration de la BDC concernant l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, ce à quoi le demandeur aurait acquiescé. Le demandeur et ses procureurs ont demandé à la ministre de l’Industrie si elle souhaitait obtenir une copie des pièces et de la transcription des notes sténographiques dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Le demandeur a invité la ministre de l’Industrie à obtenir des déclarations de certains tiers afin de démontrer que le jugement était mal fondé. La ministre de l’Industrie a répondu que cela n’était pas nécessaire. Le demandeur s’est montré disposé à fournir des informations complémentaires ou à répondre à toute autre question.
[26]Le 2 mars 2004, les procureurs du demandeur préparaient la documentation demandée par la ministre de l’Industrie et la lui faisaient parvenir (Pièces MV‑16 et MV‑17). De l’avis commun des procureurs, la réunion a duré au plus deux heures.
E. Les demandes additionnelles du demandeur
[27]Le 3 mars 2004, les propos d’un « proche de Paul Martin » étaient rapportés dans la chronique politique du journaliste Vincent Marissal (article du quotidien La Presse) (Pièce MV‑18) :
« Je ne vois vraiment pas comment ces deux‑là [le demandeur et Marc Lefrançois, président de Via Rail] pourraient s’en sortir, sachant ce qu’on leur reproche, il n’y a rien qu’ils puissent dire pour convaincre le premier ministre de les laisser en poste. »
[28]Une lettre datée du 4 mars 2004 (lettre du 4 mars 2004) était ensuite envoyée par les procureurs du demandeur à la ministre de l’Industrie (Pièce MV‑19). Cette lettre réfère à l’article du quotidien La Presse, exprime les inquiétudes du demandeur et demande à la ministre de l’Industrie de le rassurer :
Madame la Ministre,
Suite à notre rencontre du lundi 1 mars 2004, et notre lettre du mardi 2 mars 2004 vous transmettant les documents supplémentaires requis, nous désirons porter à votre attention une situation très préoccupante.
Dans un article paru dans La Presse le mercredi 3 mars 2004, sous le titre « The Apprentice », sauce Paul Martin [. . .], le journaliste Vincent Marissal rapporte comme suit les propos d’une source proche de Paul Martin :
« Je ne vois vraiment pas comment ces deux‑là (*) pourraient s’en sortir, sachant ce qu’on leur reproche, il n’y a rien qu’ils puissent dire pour convaincre le premier ministre de les laisser en poste »
(*) parlant de Michel Vennat et Marc Lefrançois
Cette source semble indiquer que la décision est, à toute fin pratique, déjà prise. Cela ferait bien peu de cas du devoir d’agir dans le respect des règles de justice naturelle et d’équité procédurale (sur lesquelles nous vous avons fait des représentations spécifiques).
Michel Vennat a mis beaucoup d’efforts à rencontrer l’échéance qui lui a été imposée. Nous pensons que vous avez marqué notre rencontre d’un esprit ouvert et avez été à l’écoute de la position de Michel Vennat. Nous espérons que cet exercice n’aura pas été en vain tant pour lui que pour vous, compte tenu de ce qui précède.
Vous conviendrez qu’être ainsi jugé et condamné, sur la place publique, sans autre forme de procès (Vincent Marissal parle du premier ministre qui a envoyé Michel Vennat et Marc Lefrançois « dans le couloir de la mort professionnelle » pour obtenir un effet dans les sondages) a de quoi révolter les esprits justes et équitables. Surtout lorsque Michel Vennat, par respect pour vous et sa fonction de Président et chef de la direction de la BDC, s’est refusé, jusqu’à maintenant, à faire le débat sur la place publique, respectant ainsi le processus de révision que vous avez engagé.
Michel Vennat doit être assuré que les règles de justice naturelle et d’équité procédurale sont véritablement respectées.
Nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos sentiments les meilleurs. [Les italiques et les soulignés sont de l’auteur.]
[29]Le 10 mars 2004, les procureurs du demandeur proposaient à la ministre de l’Industrie, dans une lettre acheminée en copie conforme au ministre de la Justice, M. Irwin Cotler (lettre du 10 mars 2004), que ce dernier remette le dossier au Conseil de la magistrature pour qu’il y ait tenue d’une enquête concernant la révocation possible du demandeur, comme le permet l’article 69 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 37(F); 2002, ch. 8, art. 107] Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1 (Pièce MV‑20). La lettre se lit comme suit :
Objet : Monsieur Michel Vennat, O.C., c.r.
Madame la Ministre,
Suite à notre rencontre du lundi 1er mars 2004, et nos lettres du mardi 2 mars 2004 vous transmettant les documents supplémentaires et du jeudi 4 mars 2004 vous exprimant nos inquiétudes relativement au respect des règles de justice naturelle et d’équité procédurale, nous désirons porter à votre attention un élément additionnel de réflexion.
Bien que nous soyons confiants que vous ferez une recommandation dans le respect des droits de Michel Vennat tels qu’exposés dans sa lettre et notre mémoire du 1 mars 2004, s’il s’avérait qu’il demeure un inconfort suite à votre analyse ou que vous affrontiez des opinions contraires, une alternative s’offre alors comme suit.
La source du problème est le jugement dans l’affaire Beaudoin. Michel Vennat est en désaccord le plus complet avec la position du juge à son égard qu’il estime totalement mal fondée et inopposable. Nous croyons vous en avoir fait la démonstration fondée sur la preuve et les principes applicables en la matière. Cela devrait suffire pour réintégrer Michel Vennat immédiatement dans ses fonctions.
Si, nonobstant ce qui précède, le gouvernement avait encore des doutes, il convient de se rappeler que notre système de justice est ainsi fait que la façon reconnue de s’attaquer à un jugement mal fondé est d’en appeler devant la Cour d’appel.
Cependant, comme Michel Vennat n’était pas personnellement partie aux procédures opposant M. Beaudoin à la BDC, il n’avait pas le droit d’aller en appel du jugement pour contester le bien‑fondé de celui‑ci même s’il le vise personnellement. Seule la BDC pouvait, de son propre chef ou sur directive ministérielle, aller en appel. La BDC a décidé de ne pas le faire pour des raisons d’affaires. Le Gouvernement, qui avait le pouvoir d’instruire la BDC d’aller en appel, ne l’a pas fait. Le délai d’appel étant maintenant expiré, nous constatons que cette solution ne peut plus avoir d’application.
Toutefois, la BDC a clairement exprimé son désaccord avec le jugement et son Conseil d’administration, qui dirige et gère les affaires de la BDC en vertu de la loi, a réitéré unanimement son appui à son Président et chef de la direction, Michel Vennat.
Ce dernier doit donc avoir l’opportunité de se défendre devant un forum impartial et indépendant dont la décision ne soit pas tributaire de pressions politiques, influencées par les sondages, et/ou du battage médiatique, mais plutôt respectueuse des droits des parties y compris les droits de Michel Vennat. Ce forum existe. Il s’agit de référer le cas au Conseil canadien de la magistrature (« Conseil ») tel que le permet la Loi sur les juges (L.R.C » 1985, ch. J‑1). Une disposition spécifique de cette loi, l’article 69, permet au ministre de la Justice de s’adresser au Conseil pour qu’il enquête sur les motifs de révocation invoqués à l’égard d’une personne nommée à titre inamovible aux termes d’une loi fédérale. C’est le cas de Michel Vennat.
Il va de soi qu’en tout état de cause, Michel Vennat doit être réintégré immédiatement dans ses fonctions puisque, même s’il y a recours au Conseil, celui‑ci doit s’exercer de façon parallèle à une réintégration afin de respecter la référence au Conseil d’une part, et de ne pas préjuger de la recommandation de celui‑ci d’autre part. Cela démontrerait un respect des droits individuels par le Gouvernement.
Nous vous prions d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
F. La décision et la demande de contrôle judiciaire
[30]Une attestation du greffier du Conseil privé (une annexe y est jointe) datée du 20 avril 2005 a été produite à la Cour en vertu de l’article 39 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 5(F)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (Pièce MV‑32). L’attestation mentionne que deux documents ne peuvent être divulgués parce qu’ils contiennent des renseignements confidentiels du Conseil privé. L’annexe indique que le document no 1 concerne le décret de suspension sans solde. L’annexe indique en outre que le document no 2 est une présentation soumettant la recommandation de la ministre de l’Industrie préparée pour la gouverneure en conseil en mars 2004 (la date et le titre ne sont pas précisés), concernant la fin du mandat de M. Vennat. L’attestation et l’annexe ne permettent pas d’en savoir davantage sur le contenu du document no 2.
[31]Le 12 mars 2004, la ministre de l’Industrie écrivait au demandeur pour l’informer de l’adoption du décret de congédiement (lettre de congédiement) (Pièce MV‑21) :
Monsieur,
Le gouvernement a examiné avec soin la décision rendue par le juge Denis de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada (BDC), le 6 février dernier. Le gouvernement a également étudié les représentations écrites et les documents que vous m’avez fournis les 1 et 2 mars 2004. Il a également pris en considération vos représentations verbales du 1er mars 2004.
Le gouverneur en conseil a conclu qu’il a perdu confiance en vous en tant que président de la Banque de développement du Canada et que votre conduite relativement aux questions visées dans les motifs de la décision rendue dans l’affaire Beaudoin est incompatible avec votre maintien en fonction.
Vu ce qui précède, je vous informe par les présentes qu’un décret a été adopté par la gouverneur [sic] en conseil plus tôt aujourd’hui qui a pour effet immédiat de mettre fin à vos fonctions à titre de Président et chef de la direction de la BDC. Vous trouverez ci‑joint une copie du décret en question.
Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir recevoir l’expression de mes salutations distinguées.
[32]Le décret de congédiement, joint à la lettre, se lit comme suit :
Attendu que, par le décret C.P. 2000‑1278 du 31 juillet 2000, Michel Vennat a été nommé président de la Banque de développement du Canada à titre inamovible pour un mandat de cinq ans, à compter du 15 août 2000;
Attendu que, le 6 février 2004, l’honorable juge André Denis de la Cour supérieure du Québec a rendu les motifs de sa décision dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada, où il a critiqué la conduite de Michel Vennat;
Attendu que, par le décret C.P. 2004‑147 du 24 février 2004, Michel Vennat a été suspendu, sans solde, de ses fonctions à titre de président de la Banque de développement du Canada, jusqu’à nouvel ordre;
Attendu que, le 24 février 2004, le gouvernement du Canada a informé Michel Vennat de ses préoccupations à l’égard de sa conduite telle qu’elle est décrite dans les motifs à l’appui de la décision du juge André Denis, et que Michel Vennat a été invité à y répondre avant le 1er mars 2004;
Attendu que, les 1er et 2 mars 2004, Michel Vennat a présenté ses observations oralement et par écrit;
Attendu que la Gouverneure en conseil, ayant examiné les motifs de la décision rendue dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada ainsi que les observations reçues de Michel Vennat,
a) a perdu confiance en Michel Vennat en tant que président de la Banque de développement du Canada,
b) est d’avis que la conduite de Michel Vennat relativement aux questions visées dans les motifs de la décision rendue dans l’affaire François Beaudoin c. Banque de développement du Canada est incompatible avec son maintien en fonction,
À ces causes, sur recommandation de la ministre de l’Industrie, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil met fin à la nomination de Michel Vennat à titre de président de la Banque de développement du Canada, faite par le décret C.P. 2000‑1278 du 31 juillet 2000.
[33]Le 25 mars 2004, le demandeur introduisait la présente demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.
[34]L’audition de la demande a débuté à Montréal les 27 et 28 juin 2006, conformément à l’ordonnance de l’administratrice judiciaire datée du 9 juin 2006. En raison de la complexité des questions en jeu et de la durée des plaidoiries, l’audition s’est poursuivie les 4 et 5 juillet, avec le consentement des parties. Le soussigné a entendu les représentations des parties tant sur les requêtes en radiation et demandant le retrait de certains éléments de preuve que sur les questions de procédure et les questions de fond.
VI. Analyse—Requêtes en radiation et demandant le retrait de certains éléments de preuve
(A) Requête du défendeur en radiation et demandant le retrait de certains éléments de preuve
[35]Le 12 décembre 2005, le défendeur introduisait une requête visant à obtenir de la Cour des directives concernant l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (Règles) (premier volet) et à faire expurger certains éléments du dossier du demandeur (second volet). La requête a été amendée le 27 juin 2006 mais son contenu demeure essentiellement le même qu’à l’origine.
1) Premier volet
[36]Tel que mentionné plus haut, le juge Hugessen concluait dans son ordonnance du 20 janvier 2006 que le décret de suspension sans solde et le décret de congédiement constituent « un continuum des déci-sions » à être traité dans le cadre d’une seule demande de contrôle judiciaire. Ainsi, seul le second volet de la requête reste à traiter puisque le juge Hugessen a ordonné que la demande de contrôle judiciaire porte sur les deux décrets (paragraphe 1 de l’ordonnance « [e]n dépit des termes de la règle 302, le demandeur est autorisé à exercer le présent recours »).
[37]Dans la même ordonnance, le juge Hugessen décidait de laisser au juge chargé d’entendre la demande de contrôle judiciaire le soin de trancher le second volet de la requête du défendeur.
2) Second volet
[38]Le défendeur demande le retrait de l’affidavit de Denis Désautels, ancien vérificateur général du Canada (dossier du demandeur, onglet 3), des pièces MV‑22, MV‑30, MV‑31 et MV‑33 ainsi que des paragraphes de l’affidavit du demandeur qui s’appuient sur ces éléments de preuve. Il soutient que ces éléments du dossier du demandeur, et les paragraphes qui s’y rapportent, constituent une nouvelle preuve qui n’était pas ou ne pouvait se trouver devant la gouverneure en conseil au moment où les décisions faisant l’objet de la demande de contrôle judiciaire ont été prises (motif A).
[39]Le défendeur demande également la radiation de certains paragraphes contenant de l’information qui n’était pas ou ne pouvait se trouver devant le décideur au moment de la prise de décision (motif B).
[40]De plus, le défendeur demande la radiation d’autres paragraphes de l’affidavit du demandeur, au motif qu’il s’agit d’allégués de droit, de l’opinion ou des commentaires concernant des éléments de preuve qui parlent d’eux‑mêmes (motif C).
[41]Finalement, le défendeur demande la radiation en bloc des paragraphes 83 à 244 de l’affidavit du demandeur, au motif qu’il s’agit d’une reprise de l’argumentation du demandeur devant la gouverneure en conseil (motif D).
[42]Je traite séparément de chacun des motifs, et des annexes correspondantes dressent la liste des paragraphes dont la radiation est accordée (voir les annexes A, B et C). La partie de la requête en radiation fondée sur le motif D n’est pas accordée.
a) Motif A
[43]En règle générale, au stade du contrôle judiciaire, seule la preuve à partir de laquelle la décision dont le contrôle est demandé doit être considérée (voir Smith c. Canada, 2001 CAF 86). Il en est ainsi parce que la demande de contrôle judiciaire « ne vise pas à permettre de déterminer si la décision de l’office en question est absolument correcte, mais plutôt si l’office avait raison, compte tenu du dossier dont il disposait » (Chopra c. Canada (Conseil du Trésor), [1999] A.C.F. no 835 (1re inst.) (QL), au paragraphe 5).
[44]Exceptionnellement, la Cour peut prendre connaissance de documents qui n’existaient pas au moment de la demande de contrôle judiciaire, lorsque des questions d’équité procédurale ou de compétence sont en jeu (McFadyen c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 360, aux paragraphes 14 et 15; Ordre des architectes de l’Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.F.), au paragraphe 30). Des questions de cette nature sont en jeu en l’espèce.
[45]Cependant, pour être admise à titre exceptionnel, la preuve qui n’était pas disponible au décideur doit servir à démontrer qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, et non à démontrer que le demandeur a raison sur le fond. Si cette règle n’était pas suivie, le demandeur pourrait introduire indirectement une preuve nouvelle sur le fond, ce qui reviendrait à faire de la demande de contrôle judiciaire une instance de novo. Autrement dit, il suffirait d’invoquer l’équité procédurale pour transformer une demande de contrôle judiciaire en procès de novo.
[46]En l’espèce, l’affidavit de Denis Désautels ainsi que les pièces MV‑22 (DVD contenant les transcriptions et pièces du procès—je prends note que la gouverneure en conseil a refusé d’en prendre connaissance), MV‑30 (notes personnelles de certains témoins lors du procès), MV‑31 (rapport d’enquête de la syndic de l’ordre des comptables concernant le rôle de KPMG, daté du 28 janvier 2005) et MV‑33 (ordre de comparaître et attestation du greffier du Conseil privé déposés dans le cadre de la procédure initiée par le demandeur contre le défendeur en Cour supérieure) n’ont pas de pertinence quant aux questions d’équité procédurale. Ces pièces visent à démontrer que le demandeur a raison sur le fond et n’étaient pas en possession du défendeur lors de la procédure de suspension sans solde et de révocation du demandeur. De plus, la pièce MV‑33 contient des procédures associées à un recours pris en Cour supérieure du Québec, et non au présent recours. Ces pièces doivent donc être expurgées du dossier.
[47]Le défendeur voudrait que les paragraphes de l’affidavit du demandeur qui se rapportent à ces pièces soient radiés pour la même raison, dans l’intérêt de la justice. Je partage l’avis du défendeur sur ce point. L’annexe A indique quels paragraphes doivent en conséquence être radiés. J’ai toutefois cru bon de ne pas radier les paragraphes qui citaient des extraits de la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, puisque cette décision a été présentée à la gouverneure en conseil lorsque celle‑ci a adopté les décrets.
b) Motif B
[48]Le défendeur estime que la Cour devrait radier les paragraphes contenant de l’information qui n’était pas ou ne pouvait se trouver devant le décideur au moment de la prise de décision.
[49]Pour des raisons analogues à celles invoquées dans ma décision concernant le motif A, je ne crois pas que ces paragraphes devraient apparaître à l’affidavit du demandeur. En conséquence, la requête du défendeur est en partie accordée pour ce motif, et la radiation de certains paragraphes de l’affidavit du demandeur est ordonnée, selon l’annexe B de la présente décision. Pour l’essentiel, il s’agit de faits dont la gouverneure en conseil ne pouvait avoir connaissance au moment de l’adoption des décrets. Ici encore, les passages reproduits dans l’affidavit du demandeur qui sont tirés de l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée ne sont pas radiés.
c) Motif C
[50]Le défendeur soutient également que certains paragraphes de l’affidavit du demandeur constituent des allégués de droit, de l’opinion ou des commentaires concernant des éléments de preuve. Je partage en partie l’avis du défendeur. Le paragraphe 81(1) des Règles est très clair : le contenu des affidavits doit se limiter aux faits. De plus, il est reconnu qu’un affidavit ne peut servir, en Cour fédérale, à présenter l’argumentation additionnelle de l’une des parties. Autrement, les parties pourraient se servir d’affidavits en vue de contourner le paragraphe 70(4) [mod. par DORS/2002-417, art. 9] des Règles, selon lequel un mémoire des faits et du droit ne peut en principe dépasser 30 pages, sauf ordonnance contraire de la Cour. En conséquence, les éléments constituant de l’opinion, des allégués de droit ou des commentaires doivent être rayés de l’affidavit du demandeur (voir Annexe C).
d) Motif D
[51]De plus, le défendeur demande la radiation en bloc des paragraphes 83 à 244, au motif qu’il s’agit d’une reprise de l’argumentation présentée à la gouverneure en conseil ou encore des commentaires sur des documents qui parlent d’eux‑mêmes. Sauf les paragraphes déjà radiés pour les motifs susmentionnées (se rapportant aux pièces expurgées MV‑22, MV‑30, MV‑31 et MV‑33 ou constituant des allégués de droit, d’opinion ou des commentaires), je ne crois pas que les paragraphes 83 à 244 doivent être radiés en bloc puisqu’ils ne constituent pas nécessairement une reprise de ce qui a été présenté à la gouverneure en conseil. Il s’agit plutôt d’une explication du contenu de la présentation dans le but d’éclairer la Cour dans le cadre de la révision judiciaire. Ces paragraphes sont d’une certaine utilité pour comprendre le présent dossier, qui est fort complexe et volumineux. La radiation en bloc des paragraphes 83 à 244 de l’affidavit du demandeur n’est donc pas accordée.
(B) Requête en radiation du demandeur
[52]Le 21 juin 2006, le demandeur introduisait une requête fondée sur la règle 221 des Règles demandant la radiation de certains paragraphes du dossier de réponse du défendeur. La requête a trois volets :
- Le demandeur estime que le jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée lui est inopposable devant la Cour fédérale et que le défendeur ne peut utiliser les faits qui y sont mentionnés dans ses représentations (premier volet);
- Le demandeur estime que certains paragraphes du mémoire du défendeur reposent sur des faits non soutenus par la preuve ou directement contraires à la preuve (deuxième volet);
- D’autres paragraphes du mémoire du défendeur s’appuieraient, selon le demandeur, sur des références erronées (troisième volet).
[53]Subsidiairement, le demandeur voudrait que la Cour n’accorde aucun poids aux paragraphes fondés sur des faits tirés du jugement, des faits non introduits en preuve ou des faits dont les références sont erronées.
[54]Pour sa part, le défendeur est d’avis que la requête du demandeur ne peut être fondée sur la règle 221 des Règles puisque celle‑ci ne peut viser qu’un acte de procédure produit dans le cadre d’un recours pris par voie d’action. Le défendeur ajoute qu’un mémoire de faits et de droit ne constitue pas un acte de procédure susceptible d’être radié en vertu de la règle 221 des Règles.
[55]En principe, la règle 221 des Règles n’est pas applicable dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Canada (Procureur général) c. Assoc. des professionnels et professionnelles de la Vidéo du Québec, 2003 CAF 304, au paragraphe 1; Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., S.A., [1994] A.C.F. no 2036 (C.F. (1re inst.) (QL)), au paragraphe 2). Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles, un juge peut intervenir en vertu de son pouvoir inhérent ou appliquer la règle 221 des Règles par analogie, en se fondant sur la la règle 4 des Règles (Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), 2004 CAF 192). Il peut même radier des extraits d’un mémoire de faits et de droit s’il estime qu’une telle mesure est nécessaire. Dans l’affaire Société Radio‑Canada c. Taylor, [2001] A.C.F. no 76 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 3, 4 et 6, le protonotaire Morneau écrit ce qui suit, en renvoyant à l’affaire David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.) :
Même si, dans sa requête, la requérante ne fait pas expressément mention de la compétence inhérente de la Cour, j’estime que c’est en application de celle‑ci qu’il convient de statuer en l’espèce, comme l’a fait le juge Strayer, J.C.A. dans David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc. (1994), 176 N.R. 48, aux pages 54 et 55 (“Pharmacia”). Selon moi, les principes dégagés dans cet arrêt s’appliquent en l’espèce, même si la requérante tente de faire radier le mémoire de l’intervenante en partie seulement, et non en totalité. Je dirais même que l’arrêt Pharmacia s’applique particulièrement dans la présente affaire, d’autant plus que la requête ne vise que la radiation de quelques paragraphes du document.
Dans Pharmacia, le juge Strayer a statué qu’une requête en radiation ne pouvait être présentée dans le cadre d’une instance de contrôle judiciaire que dans des cas exceptionnels. La Cour a dit ce qui suit aux pages 54 et 55 :
Nous n’affirmons pas que la Cour n’a aucune compétence, soit de façon inhérente, soit par analogie avec d’autres règles en vertu de la Règle 5 [l’ancienne règle 4], pour rejeter sommairement un avis de requête qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli. [. . .]. Ces cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations comme celle dont nous sommes saisis, où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête.
[. . .]
Dans l’affaire qui nous occupe, même si la requérante avait raison, les éléments dont elle tente d’obtenir la correction en présentant la requête ne sont pas de ceux, dans les circonstances, qui peuvent être tenus pour incorrects ou inacceptables au point que nous devions intervenir dans le cadre de l’instance de contrôle judiciaire (se reporter aux remarques du juge Strayer dans Pharmacia, précité, aux pages 54 et 55). Toute requête en radiation présentée dans le cadre d’une instance de contrôle judiciaire doit revêtir un caractère exceptionnel, de sorte que l’un des principaux objectifs d’une telle demande, soit son audition au fond aussitôt que possible, puisse être atteint. [Je souligne.]
[56]Je partage l’avis du juge Strayer et du protonotaire Morneau. La Cour doit respecter la lettre des Règles qui ne prévoient la radiation d’actes de procédure que dans le cadre des recours par voie d’action (voir la règle 169 [mod. par DORS/2004-283, art. 36] des Règles). L’esprit des Règles est également important, et il faut garder en tête que les juges disposent de pouvoirs inhérents. De plus, l’article 4 des Règles indique que la Cour peut combler les vides des Règles par analogie avec d’autres dispositions des Règles. En somme, tout est une question de mesure.
[57]Tel que mentionné plus haut, la requête du demandeur a trois volets. Je traiterai des deuxième et troisième volets ensemble.
1) Premier volet
[58]Premièrement, le demandeur estime que le jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée lui est inopposable et que le défendeur ne peut utiliser les faits qui y sont mentionnés dans ses représentations. Le jugement est à l’origine des décrets adoptés par la gouverneure en conseil.
[59]Comme je l’expliquerai ci‑dessous, le jugement rendu dans cette affaire permet d’établir une présomption simple des faits qui s’y retrouvent, même si M. Vennat conservait le droit de la contester dans le cadre des limites inhérentes au forum auquel il participait (je traite de cet aspect aux paragraphes 138 à 144 de la présente décision). Bien que ce jugement ne soit pas opposable à M. Vennat comme tel, il pouvait légitimement être utilisé par l’employeur pour fin d’enquête en autant que le demandeur, disposant des outils appropriés, ait l’occasion de renverser la présomption.
[60]Aussi, c’est à juste titre que le défendeur peut se servir du jugement pour présenter sa position. Le demandeur a introduit le jugement en preuve sous la cote MV‑5 (affidavit du demandeur, paragraphe 19). Le défendeur n’avait pas à l’introduire de nouveau en preuve, puisque le demandeur l’a fait.
[61]Il n’y a donc pas lieu d’accueillir ce volet de la requête du demandeur, le défendeur ayant pleinement le droit de fonder son argumentation sur les faits de l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée.
2) Deuxième et troisième volets
[62]Deuxièmement, le demandeur estime que certains paragraphes du mémoire du défendeur allèguent des faits non soutenus par la preuve ou directement contraires à la preuve. D’autres paragraphes du mémoire s’appuieraient sur des références erronées.
[63]Je crois qu’il suffit de dire qu’à ce stade‑ci, je n’ai pas à radier de paragraphes spécifiques du mémoire du défendeur, et qu’il ne s’agira que d’attribuer à ces paragraphes la valeur probante qui leur revient en fonction de la preuve.
[64]Le deuxième et le troisième volet de la requête du demandeur sont donc accueillis en partie.
VII. Analyse—Demande principale—Questions de procédure
[65]Le demandeur a été nommé au poste de président et chef de la direction de la BDC par le décret de nomination du 31 juillet 2000. Ce décret a été adopté en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur la BDC, qui se lit comme suit :
6. [. . .]
(2) Par dérogation au paragraphe 105(5) de la Loi sur la gestion des finances publiques, le gouverneur en conseil nomme à titre inamovible le président pour le mandat qu’il estime indiqué, sous réserve de révocation motivée.
Il s’agit donc d’un poste pouvant être qualifié de charge publique dont la révocation doit être motivée (« for cause »).
[66]Dans le contexte d’une relation employé‑ employeur, la Cour suprême du Canada a établi que l’existence d’un devoir d’agir équitablement découlant de la common law doit être évaluée à la lumière de trois facteurs (la nature de la décision, la relation employeur‑ employé et l’effet de la décision sur l’employé). La Cour suprême a également décidé que la loi ou le contrat peuvent modifier ou neutraliser un tel devoir (Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, aux pages 669 à 682).
[67]En l’espèce, l’existence de l’obligation d’équité procédurale est admise par les deux parties. Cette position commune des parties m’apparaît juste à la lumière des critères de l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité.
[68]La question qui demeure à trancher est donc de savoir quelle est la nature ou le contenu du devoir d’agir équitablement. Il faudra également déterminer si les garanties procédurales inhérentes à ce devoir ont été observées à l’égard du demandeur.
[69]Le demandeur estime que les garanties applicables sont relativement élaborées compte tenu de la jurisprudence, et il soutient qu’elles n’ont pas été observées à son égard. Le défendeur plaide pour sa part que la procédure suivie à l’égard du demandeur respecte les garanties procédurales telles qu’élaborées par les tribunaux.
[70]Dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, aux pages 682 et 683, la juge L’Heureux‑Dubé explique d’emblée, dans son analyse relative à la nature du devoir d’agir équitablement, que la notion d’équité procédurale est une notion à géométrie variable :
Tout comme les principes de justice naturelle, la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas.
[. . .]
La méthode à adopter par un tribunal qui doit décider si l’on s’est acquitté de l’obligation d’agir équitablement confine donc à l’empirisme. Pépin et Ouellette, Principes de contentieux administratif, à la p. 249, citent ces propos pittoresques d’un juge anglais : [traduction] “à l’occasion [. . .] les avocats et les juges ont tenté de définir ce qu’est l’équité. Tout comme définir un éléphant, ce n’est pas chose facile à faire, quoique, dans la pratique, l’équité, au même titre qu’un éléphant, soit facile à reconnaître”. [Notes omises.]
[71]L’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, donne néanmoins un cadre théorique pour évaluer la nature du devoir d’agir équitablement. À la page 682, la juge L’Heureux‑Dubé cite un passage de l’arrêt Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311 et souligne un extrait d’un arrêt du Conseil privé :
Dans l’arrêt Nicholson, précité, le juge en chef Laskin adopte, aux pp. 326 et 327, le passage suivant tiré de l’arrêt du Conseil privé Furnell v. Whangarei High Schools Board, [1973] A.C. 660, un pourvoi néo‑zélandais où lord Morris of Borth‑y‑Gest écrit au nom de la majorité à la p. 679 :
[traduction] La justice naturelle, c’est l’équité exprimée en termes larges et juridiques. On l’a décrite comme « la mise en pratique du franc‑jeu. » C’est un catalyseur dont l’action n’est pas uniquement associée au processus judiciaire ou quasi judiciaire. Mais, comme l’a fait remarquer le lord juge Tucker dans Russell v. Duke of Norfolk, [1949] 1 All E.R. 109, à la p. 118, les exigences de la justice naturelle sont tributaires des circonstances de chaque affaire particulière et de la question traitée.
[Souligné dans l’original de Knight c. Indian Head School Div. No. 19.]
[72]Plus loin, à la page 683, la juge L’Heureux‑Dubé explique que la notion d’équité n’est pas purement subjective. Au terme de son analyse, elle conclut que le contenu minimal de l’équité procédurale en matière de congédiement par un organisme administratif consiste à communiquer à l’employé les raisons de l’insatisfaction et de lui donner l’occasion de se faire entendre (voir les paragraphes 191 à 212 de la présente décision). Une mise en garde s’impose à cet égard. Dans l’affaire Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, précitée, à la page 128, la Cour suprême du Canada a décidé que ces garanties étaient suffisantes dans un cas où l’employé ne pouvait être congédié que pour un motif valable (voir Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, à la page 683). Cependant, je crois que la juge L’Heureux‑Dubé a donné, dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 une série de critères détaillés pour guider l’évaluation du contenu du devoir d’agir équitablement. Je ne peux que m’appuyer sur ces critères. L’arrêt Baker est une mise à jour de l’arrêt Knight, même si les balises de l’arrêt Knight demeurent pertinentes (voir les paragraphes 191 à 212 de la présente décision). Dans la présente affaire, il serait donc erroné d’importer les garanties appliquées dans le contexte particulier de l’affaire Nicholson sans considérer la possibilité qu’il puisse y avoir d’autres garanties applicables, alors que la Cour suprême du Canada a subséquemment mentionné des critères d’analyse permettant d’adapter le contenu du devoir d’agir équitablement aux circonstances de chaque cas.
[73]Au paragraphe 22 de l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée, la juge L’Heureux‑Dubé explique l’idée sous‑jacente à l’analyse des critères applicables, qui rejoint les commentaires qu’elle a formulé dans Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité :
Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données. Je souligne que l’idée sous‑jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur. [Je souligne.]
[74]La juge L’Heureux‑Dubé se lance ensuite dans l’analyse des facteurs pertinents pour évaluer la nature du devoir d’agir équitablement, qui sont les suivants :
1. La nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;
2. La nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question;
3. L’importance de la décision pour les personnes visées;
4. Les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;
5. Le respect des choix de procédure de l’organisme décisionnel.
[75]Puis, la Cour réitère au paragraphe 28 que l’analyse détaillée des facteurs ne doit pas empêcher le juge d’adopter une vue d’ensemble :
Tous ces principes aident le tribunal à déterminer si les procédures suivies respectent l’obligation d’équité. D’autres facteurs peuvent également être importants, notamment dans l’examen des aspects de l’obligation d’agir équitablement non reliés aux droits de participation. Les valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision. [Je souligne.]
[76]Tenant compte des décisions de la Cour suprême, la démarche que je dois suivre en l’espèce consiste à analyser les facteurs établis par la Cour suprême en vue de détailler les garanties procédurales auxquelles le demandeur a droit, tout en gardant à l’esprit l’idée sous‑jacente des facteurs proposés par la juge L’Heureux‑Dubé. Cette démarche permettra de mettre en évidence les manquements au devoir d’agir équitablement, s’il en est. Puis, je traiterai des garanties procédurales minimales reconnues aux personnes nommées à titre inamovible et je vérifierai si elles ont été respectées. En fin d’analyse, il s’agira de déterminer si le devoir d’agir équitablement a été respecté en adoptant une perspective globale du présent dossier.
A. Analyse suivant les facteurs de l’arrêt Baker
1) La nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir
a) Une procédure non judiciarisée et non formaliste
[77]Ce premier facteur implique d’évaluer « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire » (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, au paragraphe 23). Il n’y a aucun doute qu’en l’espèce, l’adoption de décrets par la gouverneure en conseil est un processus très éloigné de celui menant à une décision de nature judiciaire. Il s’agit d’une procédure non judiciarisée et non formaliste.
[78]Ce principe doit demeurer en toile de fond lors de l’analyse sur la nature du devoir d’agir équitable-ment. La nature des décisions faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire donne lieu à des garanties procédurales d’une certaine souplesse visant à permettre à l’intéressé d’avoir une occasion réelle de se faire entendre.
b) Une procédure dont la gouverneure en conseil est maîtresse
[79]Par ailleurs, le défendeur estime que l’absence de lignes directrices encadrant la procédure à respecter confirme qu’une discrétion très large est laissée à la gouverneure en conseil pour établir la marche à suivre. En effet, aucun processus de destitution n’est prévu dans un texte; les seules indications quant à la procédure à suivre ressortent de précédents tirés de la jurisprudence.
[80]Pour l’immédiat, il suffit de mentionner que l’absence de texte prévoyant une procédure n’affecte pas véritablement la nature du devoir d’agir équitablement. Il s’agit tout au plus d’un indice que le législateur a voulu laisser une certaine latitude à la gouverneure en conseil (je traiterai plus en détail de cet aspect aux paragraphes 127 à 132 de la présente décision). La gouverneure en conseil conserve néanmoins l’obligation, malgré la discrétion qui lui est laissée, de donner à l’intéressé une occasion réelle de répondre aux motifs d’insatisfaction de l’employeur (voir les paragraphes 197 à 212 de la présente décision).
2) La nature du régime législatif et les termes de la loi
a) Le libellé du paragraphe 6(2) de la Loi sur la BDC et l’exigence de motivation de la décision découlant de la jurisprudence
[81]La Loi sur la BDC donne peu d’indices quant aux garanties procédurales applicables lors de la destitution du président et chef de la direction de la société d’État.
[82]Le demandeur estime que l’exigence de motivation (« for cause » dans la version anglaise) justifie l’application de garanties procédurales plus strictes que dans le cas des personnes nommées à titre amovible. En outre, il soutient que le libellé français du paragraphe 6(2) de la Loi sur la BDC impose à la gouverneure en conseil une obligation de motiver sa décision par écrit. De façon subsidiaire, il soutient que même si telle n’était pas l’interprétation à donner au paragraphe 6(2), il faudrait néanmoins conclure à l’existence d’une obligation de motivation découlant de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité.
[83]Même s’il y a ambiguïté apparente découlant de l’écart existant entre la version française et la version anglaise de la loi, je ne crois pas qu’il y a lieu de se livrer à un long exercice d’interprétation. En effet, il apparaît évident, comme l’a soutenu le demandeur, que même si la gouverneure en conseil n’avait pas l’obligation de motiver sa décision en vertu de la loi, cette exigence découlerait de toute façon de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité.
[84]Dans cette affaire, la juge L’Heureux‑Dubé a fait une analyse fouillée de l’obligation de motiver les décisions administratives. Aux pages 819 et 820 [du sommaire], elle conclut :
Il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, notamment lorsque la décision revêt une grande importance pour l’individu, ou lorsqu’il existe un droit d’appel prévu par la loi, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Des motifs écrits sont nécessaires en l’espèce, étant donné l’importance cruciale de la décision pour les personnes visées. Cette obligation a été remplie par la production des notes de l’agent subalterne, qui doivent être considérées comme les motifs de la décision. L’admission de ces documents comme motifs de la décision confirme le principe selon lequel les individus ont droit à une procédure équitable et à la transparence de la prise de décision, mais reconnaît aussi qu’en matière administrative, cette transparence peut être atteinte de différentes façons. [Je souligne.]
[85]En l’espèce, il n’y a pas de doute que des motifs étaient nécessaires, pour deux raisons.
[86]D’abord, la décision de révoquer le président et chef de la direction de la BDC revêt une très grande importance pour cette personne (voir les paragraphes 119 à 124 de la présente décision, où je traite de cet aspect de façon distincte); il s’ensuit que cette personne a le droit d’en connaître les motifs avec une certaine précision.
[87]L’exigence de motivation est aussi justifiée par le fait que le président et chef de la direction de la BDC est nommé à titre inamovible. Comme l’a admis le défendeur, une cause de révocation est nécessaire en pareil cas. Je vois mal comment il pourrait être possible pour un juge, dans un cadre de révision judiciaire, d’apprécier la suffisance ou le bien‑fondé de ces motifs si ceux‑ci ne sont pas dûment donnés à la personne visée.
[88]À mon avis, l’obligation de motivation qui incombait à la gouverneure en conseil n’a été que sommairement remplie à l’égard du demandeur, tel qu’il appert du décret et de la lettre du 12 mars 2004 (voir les paragraphes 31 et 32 de la présente décision).
[89]Les motifs énoncés dans le décret de congédiement et dans la lettre sont les suivants :
1. La perte de confiance;
2. La conduite du demandeur relativement aux questions visées dans les motifs de la décision rendue dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, est incompatible avec son maintien en fonction.
[90]Les tribunaux ont tendance à considérer que des motifs tels que ceux‑ci sont insuffisants. Citant plusieurs décisions, le professeur Garant résume bien l’évolution de l’exigence de motivation dans son ouvrage Droit administratif, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2004, aux pages 825 à 832. Il explique certains principes permettant d’évaluer la suffisance des motifs, aux pages 829 et 830 :
La Cour d’appel fédérale affirme que cette obligation n’implique pas la divulgation des moindres détails de la décision.
[. . .]
Cette motivation peut être exprimée en termes généraux conformément à la nature administrative des décisions et à l’ampleur du pouvoir discrétionnaire conféré au décideur. Elle peut être brève sans être incomplète ou arbitraire; la décision peut être « laconique et technique » [. . .] sans être « dépourvue de motifs ».
Néanmoins, un tribunal administratif ne doit pas se contenter d’écrire que la preuve était insuffisante. [. . .] La motivation doit être « suffisante et intelligible », même si elle est quelque peu alambiquée et s’il faut considérer la décision dans son ensemble; « une décision sera considérée intelligible si le décideur, tenant compte de l’ensemble de la preuve dans son appréciation des faits, développe un raisonnement logique à partir des faits de la cause »
[. . .]
Une décision qui ne comporte aucune analyse de la preuve sera considérée comme non motivée.
[. . .]
Lorsque le tribunal écarte carrément un élément de preuve contradictoire, il faut « qu’il motive minimalement ce choix ». [Notes omises.]
[91]Bien qu’utiles à titre indicatif, ces balises ne doivent pas nécessairement être appliquées de façon stricte à la gouverneure en conseil lorsqu’elle prend la décision de congédier un titulaire de charge publique nommé à titre inamovible. Le défendeur a attiré l’attention de la Cour sur l’extrait suivant de la décision Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, aux pages 685 et 686 :
Dans le même ordre d’idées, l’obligation de donner des motifs ne comporte pas nécessairement la révélation complète par l’organisme administratif de toutes les raisons du renvoi de l’employé; il s’agit plutôt de lui communiquer les raisons générales de manière à lui indiquer en substance ce qui a motivé le renvoi. [Note omise.]
[92]Il ne faut pas imposer à la gouverneure en conseil une obligation de motiver de même nature que celle qui incombe aux tribunaux judiciaires ou quasi judiciaires. Cela dit, il y a tout de même une obligation de motiver qui s’impose, soit celle d’informer la personne intéressée des motifs de la révocation tout en tenant compte de la position que celle‑ci a présentée. En l’espèce, les motifs donnés au demandeur par la gouverneure en conseil ne m’apparaissent pas remplir cette obligation d’informer adéquatement le demandeur des motifs des décisions. Je n’ai d’autre choix, en de telles circonstances, que de constater que l’obligation de motiver la décision incombant à la gouverneure en conseil a été violée en l’espèce.
[93]En effet, il n’y a rien dans le décret de destitution ou dans la lettre qui puisse être qualifié d’analyse ou de raisonnement, et les motifs ne font aucunement mention de la position présentée par le demandeur. Le lecteur ne voit dans le décret et la lettre que des conclusions, soit la perte de confiance et le constat d’incompatibilité de la conduite du demandeur avec la poursuite de ses fonctions. Il aurait dû y avoir un minimum de raisonnement ou d’analyse. Le demandeur n’a pas été informé de la raison du rejet des arguments présentés oralement et par écrit.
[94]La lettre contenait deux type de reproche, tel qu’indiqué ci‑dessus, soit des reproches personnels d’une part et des reproches corporatifs d’autre part (voir le paragraphe 21 de la présente décision). Or, le décret de congédiement et la lettre de congédiement ne permettent pas de déduire lequel de ces deux volets a conduit à la destitution du demandeur. Le demandeur, à la lumière de ces documents, n’est pas en mesure de savoir s’il a été congédié pour des reproches personnels, des reproches corporatifs ou les deux. Il est vrai que ces deux volets sont dans une certaine mesure interdépendants, mais la décision est si vague qu’elle ne fait aucune distinction entre les motifs d’insatisfaction. Qu’est‑ce qui a mené à la révocation du demandeur? S’agit‑il de la conduite du demandeur à titre de témoin? S’agit‑il plutôt de sa conduite professionnelle dans l’exercice de ses fonctions? S’agit‑il d’un congédiement fondé sur les reproches visant la BDC dans son ensemble? Dans le cas de la seconde hypothèse, quels sont les faits particuliers qui sont reprochés au demandeur et qui fondent la décision? La décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée relate de nombreux faits qui auraient vraisemblablement pu mener à la révocation. Lesquels reproche‑t‑on au demandeur? Certains reproches ont‑ils été rejetés? Rien ne permet d’éclairer le choix que la gouverneure en conseil a fait et de comprendre quelle importance a été accordée aux différents arguments présentés.
[95]Il ne s’agit pas ici de chercher à imposer des contraintes de motivation d’ordre judiciaire ou quasi judiciaire à la gouverneure en conseil mais plutôt de demander à celle‑ci d’expliquer les raisons de la révocation. La décision, sans être longuement motivée, doit comprendre un certain raisonnement tenant compte des représentations formulées par le demandeur dans son mémoire préliminaire (Pièce MV‑15). La décision doit expliquer sommairement pourquoi les arguments présentés ont été rejetés. La lettre aurait pu contenir ces informations. Ces exigences ne sont certainement pas excessives lorsque l’on décide du sort, de la réputation et de la carrière d’un individu tout en sachant que la décision sera inévitablement hautement médiatisée.
b) La notion d’inamovibilité : une notion protéi-forme ne permettant pas de déduire que s’y appliquent des garanties procédurales précises
[96]Le président et chef de la direction de la BDC est nommé à titre inamovible (Loi sur la BDC, paragraphe 6(2)).
[97]Plusieurs autres organismes fédéraux ont en leur sein des titulaires de charges nommés à titre inamovible. La gouverneure en conseil détient le pouvoir, en vertu de différentes lois, de nommer à titre inamovible un certain nombre de personnes. Il est utile, à titre comparatif, de donner un aperçu des mécanismes de révocation des personnes nommées à titre inamovible existants en droit fédéral.
[98]Dans le cas des tribunaux administratifs, le régime législatif est variable mais les membres sont en règle générale nommés à titre inamovible et la révoca-tion doit être motivée. Dans certains cas, une procédure d’enquête et de rapport pouvant inclure une recomman-dation est prévue. Par exemple, les membres du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) sont nommés à titre inamovible et la loi prévoit que le président du Tribunal peut recommander au ministre des Anciens combattants d’initier une procédure d’enquête, laquelle peut mener à la destitution du membre (Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, articles 5, 42 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 179] et 43). Une procédure semblable est prévue dans le cas des membres du Tribunal canadien des droits de la personne (Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6, article 48.3 [édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 65; L.C. 1998, ch. 9, art. 27]). La procédure d’enquête peut également être prévue dans un texte réglementaire. Par exemple, le paragraphe 165.21(2) [édicté par L.C. 1998, ch. 35, art. 42] de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N‑5, prévoit que les juges militaires sont nommés à titre inamovible pour un mandat de cinq ans, sous réserve de révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation d’un comité d’enquête établi par l’article 101.14 des Ordonnances et règle-ments royaux applicables aux Forces canadiennes (dans la décision R. c. Caporal R. P. Joseph, 2005 CM 41, le juge militaire en chef Dutil a déclaré inconstitutionnelle la durée du mandat mais a reconnu la validité d’une procédure d’enquête établie par règlement). Il peut arriver que la loi contienne une disposition particulière prévoyant que la procédure d’enquête prévue à la loi n’a pas pour effet de modifier les attributions de la gouver-neure en conseil (voir par exemple, dans le cas des commissaires non rattachés à la Section de l’immigra-tion, l’article 186 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27—la procédure d’enquête est prévue aux articles 178 à 186).
[99]Quelques lois particulières prévoient la nomination à titre inamovible de certains administrateurs de sociétés d’État, sans pour autant prévoir de procédure spécifique de révocation. Tel est le cas, par exemple, des administrateurs siégeant au conseil d’administration de la Société Radio‑Canada (Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, paragraphe 36(3)).
[100]Certains postes stratégiques font l’objet d’une protection particulière : la procédure de révocation doit être initiée par l’une des Chambres ou les deux. Le commissaire à l’éthique, par exemple, peut faire l’objet d’une révocation motivée sur adresse de la Chambre des communes (Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P‑1, paragraphe 72.02(1) [édicté par L.C. 2004, ch. 7, art. 4]). Le vérificateur général, lui, jouit également d’un statut particulier compte tenu de la nature de ses fonctions : il ne peut être révoqué que sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes (Loi sur le vérificateur général, L.R.C. (1985), ch. A‑17). Il en est de même du commissaire à la vie privée (Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21, paragraphe 53(2)), du commissaire à l’accès à l’information (Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1, paragraphe 54(2)), du commissaire aux langues officielles (Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), (4e suppl.), ch. 31, paragraphe 49(2)) et du commissaire à l’intégrité du secteur public (Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, L.C. 2005, ch. 46, paragraphe 39(2)). Dans le cas du surintendant des faillites, le décret de révocation est simplement déposé devant les Chambres (Loi sur le Bureau du surintendant des institutions financières, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 18, paragraphe 5(3)).
[101]Les protonotaires de la Cour fédérale, eux, sont aussi nommés à titre inamovible par la gouverneure en conseil, sous réserve de révocation motivée (« for cause ») (LCF, paragraphe 12(7) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 20]), et aucune procédure spécifique n’est prévue pour les révoquer.
[102]Finalement, dans le cas des juges de cours supérieures, une procédure détaillée de révocation est prévue aux articles 63 à 66 [art. 6.3 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 106), 64 (mod., idem, 111d)(A)), 65 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5; L.C. 2002, ch. 8, art. 111e)(A)), 66 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 6)] et 71 de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J‑1. Le principe de l’indépendance judiciaire, maintes fois reconnu par les tribunaux, leur assure un degré d’indépendance dont aucun autre titulaire de charge ne jouit.
[103]Ces exemples permettent d’illustrer qu’il existe plus d’un type de poste à titre inamovible. En fait, il existe une gamme très étendue de postes dont les titulaires sont nommés à titre inamovible et le degré de protection procédurale n’est pas le même dans tous les cas. Il serait donc erroné d’accorder une importance excessive au terme « inamovible » que l’on trouve dans la loi.
[104]À mon avis, les garanties procédurales dont peuvent bénéficier ces personnes varient en fonction des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, et des observations de la Cour suprême dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité. Autrement dit, la nature du devoir d’agir équitablement dépend d’une analyse globale, et non d’une catégorie juridique séculaire dont l’importance a d’ailleurs été relativisée dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, aux pages 670 à 676. Le demandeur n’a pas tort en plaidant que l’inamovibilité dont il est question dans la Loi sur la BDC trouve historiquement son origine dans l’inamovibilité des juges, mais je crois qu’il s’agit là d’un aspect relativement mineur du débat, compte tenu de la diversité des procédures de révocation existantes en droit fédéral et de l’évolution de la notion d’inamovibilité.
[105]En somme, la notion d’inamovibilité en soi ne permet pas de conclure à la reconnaissance automatique et clairement définie de garanties procédurales précises. Cela dit, l’emploi du vocable « inamovible » par le législateur n’est pas insignifiant. Il s’agit certainement d’un indice important de sa volonté de donner au président et chef de la direction de la BDC des garanties procédurales rehaussées. Cela devient évident à l’analyse du statut de la BDC au sein de l’appareil fédéral et de la mission qui lui est confiée.
c) Le statut et la mission de la BDC : des garanties procédurales rehaussées
[106]Les deux parties ont énormément insisté, lors de leurs plaidoiries, sur l’importance du statut et de la mission de la BDC. La BDC administre des actifs dépassant les cinq milliards de dollars et a la responsabilité d’accorder des prêts commerciaux aux petites et moyennes entreprises et à l’injection de capital de risque (voir Pièce MV‑5, page 88, paragraphes 685 et 686). Le communiqué du 18 février 2004 contient un passage pertinent quant au rôle de la BDC :
La Banque de développement du Canada est une institution financière qui appartient entièrement au gouvernement du Canada. Elle joue un rôle de chef de file en fournissant des services financiers, d’investissement et de consultation aux PME canadiennes, et accorde une attention particulière aux entreprises exportatrices et à celles des secteurs de la technologie.
[107]Le demandeur a soutenu que les nominations à titre inamovible visent à assurer une certaine indépen-dance aux titulaires de certains postes d’importance de la fonction publique, pour les mettre à l’abri de l’ingérence politique. Le défendeur, lui, a prétendu que l’importance de l’institution implique que la personne qui la dirige doit être tenue responsable de son bon fonctionnement et qu’elle doit assumer les fautes commises en son sein. Le défendeur a également plaidé que l’inamovibilité est conférée au président et chef de la direction de la BDC pour protéger le public, et non le titulaire du poste. À mon avis, ni l’une ni l’autre des parties n’a tort.
[108]Selon moi, le président et chef de la direction de la BDC peut certainement être tenu responsable, dans une certaine mesure, de ce qui se produit au sein de l’institution qu’il préside. Toutefois, cela n’affecte en rien les protections procédurales qui doivent être offertes au titulaire de la fonction.
[109]La nomination à titre inamovible à la tête d’une société d’État est un régime d’exception, et l’objectif de ce régime est celui que le demandeur décrit, soit l’indépendance relative du titulaire de la fonction. Cette indépendance relative a également une dimension publique, en ce sens qu’elle vise à permettre au président et chef de la direction de la BDC d’agir dans l’intérêt public.
[110]Le paragraphe 105(5) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)] de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11 (LGFP) prévoit qu’en règle générale, les administrateurs‑dirigeants des sociétés d’État‑mères sont nommés à titre amovible. La nomination du président et chef de la direction de la BDC est une exception à cette règle (Loi sur la BDC, paragraphe 6(2)). À mon avis, il s’agit là d’un signal que le législateur souhaitait que cette personne ait, jusqu’à un certain point, les coudées franches dans l’exercice de ses fonctions, tant dans l’intérêt du titulaire de la fonction que dans celui du public. Autrement, la loi aurait prévu que la gouverneure en conseil doit nommer le président et chef de la direction à titre amovible.
[111]Un bref survol m’a permis d’identifier trois sociétés fédérales dont les premiers dirigeants sont nommés à titre inamovible et peuvent être révoqués pour motifs valables à l’initiative de la gouverneure en conseil. Il s’agit de la Société Radio‑Canada (Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, paragraphe 36(3)), de la Banque du Canada (Loi sur la Banque du Canada, L.R.C. (1985), ch. B‑2, paragraphe 6(3)) et de la BDC. Dans les trois cas, il s’agit de sociétés que le législateur a souhaité mettre à l’abri, dans une certaine mesure, de l’ingérence politique.
[112]Les présidents de plusieurs autres sociétés sont nommés à titre amovible, tels que Exportation et Développement Canada (Loi sur le développement des exportations, L.R.C. (1985), ch. E‑20 [art. 1 (mod. par L.C. 2001, ch. 33, art. 2(F)], paragraphe 8(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 11(2)(A)]), la Société canadienne d’hypothèque et de logement (Loi sur la Société canadienne d’hypothèques et de logement, L.R.C. (1985), ch. C‑7, paragraphe 7(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 3(3)(A)]) et la Société canadienne des postes (Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C‑10., paragraphe 8(1) [mod., idem, no 6(2)(A)]). Les mandats respectifs de ces sociétés sont très importants, mais le législateur a néanmoins choisi de ne pas accorder à leurs dirigeants l’inamovibilité. Je ne peux que prendre acte de cette distinction qu’a choisi de faire le Parlement.
[113]D’ailleurs, il est compréhensible que le président et chef de la BDC ait un statut spécial par rapport aux autres présidents de sociétés d’État fédérales, compte tenu de la mission de la BDC, décrite à l’article 4 de la Loi sur la BDC :
4. (1) La Banque a pour mission de soutenir l’esprit d’entreprise au Canada en offrant des services financiers et de gestion et en émettant des valeurs mobilières ou en réunissant de quelque autre façon des fonds et des capitaux pour appuyer ces services.
(2) Dans la poursuite de sa mission, la Banque attache une importance particulière aux besoins des petites et des moyennes entreprises.
[114]L’indépendance relative conférée au président de la BDC vise à faire en sorte que le titulaire de cette fonction puisse l’exercer dans l’intérêt du public. En ce sens, la fonction de président et chef de la direction de la BDC comporte une dimension publique qui est intimement liée à la protection donnée à l’individu. La protection de l’individu va de pair avec la protection du public.
[115]Le public doit avoir confiance en l’institution et en son président et chef de la direction. En plus d’exercer ses fonctions dans l’intérêt du public, l’institution doit projeter l’image qu’elle œuvre dans l’intérêt du public. Cela ne saurait être le cas dans un contexte où le public pourrait penser, à tort ou à raison, que le président et chef de la direction de la BDC est très vulnérable vis‑à‑vis de la gouverneure en conseil et est en conséquence plus préoccupé par des intérêts politiques que par celui du public. Cela dit, le législateur n’a ni choisi de donner une indépendance totale à cette personne (du type de celle dont bénéficient les juges), ni de lui donner une indépendance qui s’en rapproche (comme celle donnée au commissaire à l’intégrité de la fonction publique ou au vérificateur général).
[116]L’ensemble des considérations relatives au statut et au rôle de la BDC et à l’inamovibilité de son président et chef de la direction confirme que celui‑ci doit bénéficier de garanties procédurales rehaussées.
d) L’absence de droit d’appel confirme que des garanties procédurales rehaussées doivent être reconnues
[117]Dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée, au paragraphe 24, la juge L’Heureux‑Dubé a reconnu que l’absence de droit d’appel est un critère pertinent pour déterminer le contenu du devoir d’agir équitablement.
[118]Le fait que le demandeur ne dispose pas de droit d’appel est un élément additionnel qui confirme à mon avis que le législateur a souhaité offrir au président et chef de la direction des garanties procédurales rehaussées en cas de révocation.
3) L’importance de la décision pour la personne visée
[119]Plus une décision est importante pour la personne visée, plus les protections procédurales applicables seront rigoureuses (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, au paragraphe 25).
[120]À cet égard, il est bien établi en jurisprudence que le droit d’une personne au travail donne lieu à des garanties procédurales strictes. Dans l’affaire Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1113, le juge Dickson [tel était alors son titre] a écrit qu’« [u]ne justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d’une personne d’exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu ». Il s’agit d’un premier élément pertinent quant à l’évaluation de l’importance de la décision pour le demandeur.
[121]L’importance de la décision pour la personne intéressée ne peut être évaluée sans tenir compte de l’impact de la décision sur la réputation de cette personne. La Cour suprême a insisté sur l’importance pour une personne de sauvegarder sa réputation dans un contexte de diffamation. Dans l’affaire Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, au paragraphe 108, le juge Cory écrit :
Les démocraties ont toujours reconnu et révéré l’importance fondamentale de la personne. Cette importance doit, à son tour, reposer sur la bonne réputation. Cette bonne réputation, qui rehausse le sens de valeur et de dignité d’une personne, peut également être très rapidement et complètement détruite par de fausses allégations. Et une réputation ternie par le libelle peut rarement regagner son lustre passé. Une société démocratique a donc intérêt à s’assurer que ses membres puissent jouir d’une bonne réputation et la protéger aussi longtemps qu’ils en sont dignes. [Je souligne.]
[122]Bien que les propos du juge Cory aient été écrits dans un contexte de recours en diffamation, je pense que l’importance de la réputation pour les individus est bien établie en jurisprudence (voir en particulier Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, au paragraphe 43, où la Cour reconnaît que la liberté de parole peut être limitée par le droit à la réputation). Lorsque la réputation d’une personne peut être mise en péril par une décision administrative, le processus administratif doit nécessairement en tenir compte.
[123]En l’espèce, la réputation du demandeur a certainement été entachée dans une certaine mesure par la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Les décrets de la gouverneure en conseil conservaient toute leur importance malgré cela, en raison de leur impact prévisible sur la réputation de M. Vennat.
[124]En somme, l’impact prévisible des décrets de la gouverneure en conseil sur le droit au travail et le droit à la réputation du demandeur constitue un indice additionnel que la situation requérait l’application de garanties procédurales rehaussées.
4) Les attentes légitimes
[125]Au paragraphe 26 de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, la juge L’Heureux‑Dubé explique la signification du facteur des attentes légitimes sur l’obligation d’équité :
[. . .] les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l’obligation d’équité exige dans des circonstances données. Notre Cour a dit que, au Canada, l’attente légitime fait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle, et qu’elle ne crée pas de droits matériels [. . .]. Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure [. . .]. De même, si un demandeur s’attend légitimement à un certain résultat, l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés [. . .]. Néanmoins, la doctrine de l’attente légitime ne peut pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure. Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants.
[126]En l’espèce, le demandeur a exprimé de différentes façons au décideur les attentes qu’il avait quant à la procédure. Il n’est pas nécessaire d’en traiter puisque je le fais à d’autres endroits de la présente décision. Je me contente de les énumérer :
1. Le demandeur estime qu’il avait droit à une décision motivée (voir les paragraphes 81 à 95 de la présente décision);
2. Le demandeur croît qu’il avait droit de faire l’objet d’une enquête personnalisée (voir les paragraphes 133 à 174 de la présente décision);
3. Le demandeur estime qu’il aurait dû avoir droit de faire entendre des témoins puisqu’on tentait selon lui de lui opposer un jugement (voir les paragraphes 145 à 148 de la présente décision);
4. Le demandeur estime qu’il devait avoir « l’opportunité de se défendre devant un forum impartial et indépendant dont la décision ne soit pas tributaire de pressions médiatiques, influencée par les sondages et/ou du battage médiatique, mais plutôt respectueuse des droits des parties y compris des droits de Michel Vennat » (lettre du 10 mars 2004) (voir les paragraphes 180 à 184 de la présente décision);
5. Le demandeur estime qu’il avait droit de recevoir une réponse aux lettres qu’il a envoyé les 4 et 10 mars 2004 (voir les paragraphes 185 à 190 de la présente décision);
6. Le demandeur est d’avis qu’il avait droit d’obtenir des précisions quant aux raisons de l’insatisfaction de la gouverneure en conseil, comme il les a demandées dans la lettre du 25 février (voir les paragraphes 194 à 196 de la présente décision);
7. Le demandeur soutient qu’il avait le droit d’être entendu, comme il le mentionne dans sa lettre au premier ministre du Canada (voir les paragraphes 197 à 212 de la présente décision);
8. Le demandeur estime qu’il aurait dû avoir droit à des délais plus longs pour répondre aux motifs d’insatisfaction et pour faire ses observations (voir les paragraphes 201 à 205 de la présente décision);
9. Le demandeur croit qu’il était légitime de demander que M. Ritchie soit présent à la rencontre du 1er mars 2004 (voir les paragraphes 206 et 207 de la présente décision).
5) Les choix de procédure de l’organisme décisionnel
a) Une procédure non judiciarisée et non formaliste
[127]Le défendeur a mis l’accent, tant lors de ses plaidoiries que dans son mémoire, sur l’argument voulant que la gouverneure en conseil est maîtresse de sa procédure et que des règles administratives rigides ne peuvent lui être imposées compte tenu de ses contraintes institutionnelles.
[128]Le demandeur n’a pas contesté cet argument, mais a fait valoir que l’existence de la procédure d’enquête optionnelle par le Conseil de la magistrature, prévue à l’article 69 de la Loi sur les juges, est un indice de l’intention du législateur de protéger les personnes nommées à titre inamovible contre l’arbitraire de la gouverneure en conseil.
[129]Je suis sensible à l’argument du défendeur, compte tenu de la nature très particulière des décisions de la gouverneure en conseil et du fait qu’aucun texte n’encadre le pouvoir de révocation du président et chef de la direction de la BDC. La gouverneure en conseil n’a pas l’obligation de judiciariser cette procédure.
[130]En particulier, je ne crois pas qu’il serait approprié d’imposer une procédure semblable à celle prévue à l’article 69 de la Loi sur les juges, puisqu’elle est optionnelle lorsqu’il s’agit de révoquer une personne nommée à titre inamovible. Cela appert de la lecture même de l’article, et la juge Sharlow l’a confirmé dans l’affaire Weatherill c. Canada (Procureur général), [1999] 4 C.F. 107 (1re inst.), au paragraphe 82. J’ai aussi pris connaissance de la décision arbitrale dans l’affaire Dingwall c. Canada (Attorney General) (19 janvier 2006), Toronto (sentence arbitrale), qui constitue un cas d’espèce (autorités additionnelles du demandeur, onglet 2). À mon avis, les cas où la gouverneure en conseil décide de renvoyer un dossier à un arbitre, ou d’employer la procédure de l’article 69 de la Loi sur les juges, constituent des cas particuliers où la gouverneure en conseil décide de rendre la procédure plus formelle. Cela n’a pas pour effet de lier pour l’avenir la gouverneure en conseil. La gouverneure en conseil demeure libre de recourir ou non à semblables mécanismes.
[131]Cela ne signifie pas que la gouverneure en conseil peut s’écarter radicalement des sentiers qu’elle a elle‑même tracés lorsqu’elle décide de ne pas recourir à l’un de ces mécanismes « d’évaluation externe ». Il serait en effet contraire au devoir d’agir équitablement qu’il y ait disparité de traitement entre deux individus qui sont dans des situations semblables, sans que cette iniquité soit justifiée par les circonstances de l’espèce, à la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité, ainsi que des observations de la Cour suprême dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité. La jurisprudence permet de faire apparaître un certain nombre de balises procédurales.
[132]C’est dans ce contexte qu’il faut, à mon avis, se demander si la gouverneure en conseil était tenue de réaliser une enquête personnalisée des faits sur lesquels elle comptait s’appuyer pour destituer le demandeur, et se demander si M. Vennat disposait d’un droit de réponse à cette enquête (j’explique le choix que j’ai fait d’employer l’expression « enquête personnalisée » aux paragraphes 175 à 179).
b) L’obligation d’enquête personnalisée par la gouverneure en conseil et le droit de réponse
[133]À l’audience, le demandeur a soutenu que la gouverneure en conseil avait l’obligation d’enquêter sur sa conduite malgré la gravité des propos du juge à son endroit. Le défendeur a plaidé qu’une telle obligation n’incombait pas à la gouverneure en conseil, le jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, constituant en soi, à son avis, un rapport complet sur la conduite de M. Vennat à l’audience et dans le cadre de ses fonctions à la BDC. Pour le défendeur, l’obligation d’enquête de la gouverneure en conseil pouvait se limiter à la rencontre, la lecture du jugement, la lecture des documents additionnels présentés par le demandeur et la lecture de son mémoire préliminaire, en plus de la recomman-dation de la ministre de l’Industrie. Était‑ce suffisant tenant compte de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité et de la jurisprudence dont les faits sont à certains égards analogues à ceux du présent dossier?
[134]Pour évaluer l’étendue de l’obligation d’enquête qui incombait à la gouverneure en conseil en l’espèce, il faudra d’abord déterminer quel rôle exact pouvait légitimement jouer en l’espèce la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Ensuite, il s’agira d’analyser la jurisprudence pour déterminer si la gouverneure en conseil avait l’obligation de réaliser une enquête personnalisée. Finalement, si une telle obligation existait, je devrai vérifier si elle a été remplie.
i) L’utilisation du jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada
[135]La décision prise par la gouverneure en conseil trouve son origine dans la publication de l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Tel qu’il appert de la lettre de la ministre de l’Industrie datée du 24 février 2004, c’est cette décision qui constitue le fondement des motifs d’insatisfaction de la gouverneure en conseil.
[136]Le demandeur a plaidé que la gouverneure en conseil ne pouvait lui opposer les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée pour le révoquer, puisque ces commentaires sont incidents et ne font pas partie du dispositif du jugement. Il ajoute qu’il n’avait aucun moyen procédural à sa disposition, en vertu du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25, pour en appeler ou contester la décision. Subsidiairement, il a soutenu que si la gouverneure en conseil souhaitait lui opposer le résultat d’un jugement, il devrait avoir un droit de réponse équivalent, incluant le droit d’interroger et de contre-interroger des témoins.
[137]Je traiterai d’abord de l’argument principal, puis de l’argument subsidiaire.
i.1) Le jugement crée une présomption simple de fait
[138]Le défendeur est d’avis que l’opposabilité du jugement constitue un faux débat puisque la gouverneure en conseil n’a pas opposé le jugement au demandeur au sens juridique du terme. À son avis, le jugement doit simplement être considéré comme la source des motifs d’insatisfaction de la gouverneure en conseil.
[139]À cet égard, je partage l’avis du défendeur : le jugement n’a pas servi à opposer une conclusion de nature judiciaire au demandeur, sous réserve du commentaire que je formule plus loin concernant la norme de preuve erronée appliquée par la gouverneure en conseil (voir paragraphes 208 à 212 de la présente décision). Les circonstances de l’espèce doivent être distinguées d’un cas où, par exemple, la culpabilité d’une personne a été établie dans le cadre d’une instance criminelle (comme dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77). En pareil cas, il est impossible, dans une instance civile, de remettre en question cette conclusion. Dans l’affaire Vennat c. Procureur général du Canada, [2005] J.Q. no 3772 (C.S.) (QL), au paragraphe 52 (cette affaire dispose d’une série de requêtes du demandeur liées à son action en dommages‑intérêts introduite en Cour supérieure du Québec), le juge Émery a bien résumé la jurisprudence sur cette question :
[. . .] certaines balises émergent d’emblée. Le jugement Denis ne constitue pas un “fait juridique important” dans la présente instance. Dans la meilleure des hypothèses pour le Procureur général, il semble que ce jugement ne puisse constituer qu’une simple présomption de la véracité des faits concernant M. Vennat. Ne constituant pas un fait juridique important comme ce fut le cas dans la cause de Ali et celle de la Ville de Toronto, le demandeur sera autorisé à présenter toute preuve tendant à contredire les conclusions du juge Denis à son égard. [Notes omises.]
[140]Il m’apparaît normal qu’un employeur, quel qu’il soit, initie un processus disciplinaire à l’égard d’un employé ayant eu une attitude inappropriée en Cour, ou ayant eu un comportement répréhensible dans le cadre de ses fonctions. Lorsque pareils commentaires viennent d’un juge d’une Cour supérieure ayant eu un accès privilégié à une preuve abondante, les commentaires prennent une importance particulière, même si ceux‑ci ne constituent pas un fait juridique. Je remarque les commentaires du juge quant au comportement de plusieurs témoins à l’audience, dont le demandeur, ainsi que les mises en garde formulées dans le jugement (voir, en particulier, les sections intitulées « Avertissement » et « Les témoignages », aux paragraphes 23 à 39 de la décision). L’employeur ne peut ignorer pareils commentaires, ni les tenir pour avérés.
[141]L’affaire Lawyers Title Insurance Corporation c. Michalakopoulos, [2004] R.R.A. 1215 (C.S. Qué.) (juge Mongeon) a été invoquée par le défendeur. Cette affaire m’apparaît pertinente en ce qu’elle me permettra de préciser ma pensée.
[142]Dans cette affaire, la demanderesse se fondait notamment sur les commentaires formulés par un juge à l’égard d’un avocat en vue d’établir la responsabilité civile de ce dernier en sa qualité d’avocat, en raison de ses agissements dans la réalisation d’un mandat. Le juge Mongeon a conclu, au paragraphe 150, que les motifs du jugement constituaient un ensemble de faits juridiques admissibles en preuve créant une simple présomption de faits, « essentiellement réfragable ».
[143]Cet énoncé peut être repris en l’espèce, en l’adaptant. La décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, n’a pas modifié la situation juridique du demandeur. La procédure visait l’homologation de la transaction intervenue entre la BDC et M. Beaudoin et la demande reconventionnelle de la BDC. M. Vennat n’était pas la personne visée par la procédure judiciaire et n’y a pas eu droit de parole sauf à titre de témoin, en tant que président et chef de la direction de la BDC. Les faits du jugement ne sont donc pas, stricto sensu, opposables au demandeur.
[144]Par contre, c’est à juste titre qu’un employeur peut, à mon avis, accorder une valeur probante plus grande aux propos d’un juge de Cour supérieure bien informé que, par exemple, aux allégations anonymes d’un dénonciateur ou aux plaintes isolées de clients. Cela ne signifie pas pour autant que l’employeur n’a plus à respecter le devoir d’agir équitablement. Dans l’affaire Lawyers Title Insurance Corporation c. Michalakopoulos, précitée, M. Michalakopoulos a été entendu comme témoin en défense, a eu l’occasion de présenter sa preuve, de contre‑interroger les témoins de l’autre partie et de faire ses représentations. En somme, il a eu l’occasion de faire valoir son point de vue. De même, M. Vennat devrait avoir le droit de faire valoir son point de vue à l’encontre de la présomption qui pesait sur lui, tout en tenant compte des limites inhérentes au forum particulier auquel il participait et de l’ensemble des facteurs de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précité.
i.2) Le demandeur ne dispose pas du droit d’interroger et de contre-interroger des témoins
[145]Le demandeur estime que dans la mesure où les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, ont été faits à la suite d’un procès où les parties disposaient du droit d’interroger et de contre‑interroger des témoins, il devrait disposer d’un droit équivalent devant la gouverneure en conseil.
[146]Retenir l’argument du demandeur selon lequel le décideur administratif qui souhaite importer devant lui les commentaires d’un juge doit également importer les garanties procédurales existantes devant le juge aurait pour conséquence de judiciariser une procédure qui n’est pas judiciaire par nature. Il serait inapproprié d’imposer pareille obligation, d’ailleurs expressément rejetée par la juge Sharlow dans l’affaire Weatherill c. Canada (Procureur général), précitée, au paragraphe 87. Le processus décisionnel applicable à la révocation d’une personne nommée à titre inamovible peut être non judiciarisé et non formaliste (voir les paragraphes 77, 78 et 127 à 132 de la présente décision).
[147]Le demandeur aurait voulu que certaines personnes puissent produire des déclarations écrites corroborant sa version des faits, soit, par exemple, M. John Manley, qui a été ministre de l’Industrie pendant la deuxième moitié de la décennie 1990, d’anciens sous‑ministres de l’Industrie, des membres du conseil d’administration de la BDC, M. Ritchie, certains dirigeants de la BDC, des représentants du Bureau du Conseil privé, du Bureau du vérificateur général, de la firme comptable KPMG ainsi que des procureurs de la BDC.
[148]Ce type de procédure m’apparaît compatible avec le genre d’enquête que devait mener la gouverneure en conseil, alors que le témoignage s’apparente davantage au processus judiciaire. Cependant, il était loisible à la gouverneure en conseil d’accepter ou non les déclarations écrites, sous réserve de l’obligation d’enquête personnalisée qui lui incombait (voir les paragraphes 165 à 174 de la présente décision). La gouverneure en conseil dispose d’une marge de manœuvre importante pour déterminer quel moyen peut permettre d’atteindre l’objectif d’équité procédurale.
ii) La jurisprudence
[149]Deux décisions sont pertinentes pour évaluer l’étendue de l’enquête que la gouverneure en conseil était tenue de mener, si elle avait une telle obligation. Il s’agit des affaires Wedge c. Canada (Procureur général), [1997] A.C.F. no 872 (1re inst.) (QL) (juge MacKay) et Weatherill c. Canada (Procureur général), précitée.
[150]Je précise que mon objectif n’est pas de dire que M. Vennat a droit, en principe, aux mêmes garanties procédurales que MM. Wedge et Weatherill, mais bien d’utiliser ces deux affaires à titre d’exemple. Il serait erroné de considérer que l’ensemble des nominations à titre inamovible constitue une catégorie d’emploi homogène auxquelles sont attachées des garanties procédurales spécifiques (voir les paragraphes 96 à 105 de la présente décision). Cependant, rien ne justifie que M. Vennat ait moins de droits que MM. Wedge et Weatherill en ce qui a trait à son droit de bénéficier d’une enquête, compte tenu des facteurs jurisprudentiels relatifs au devoir d’agir équitablement (voir le paragraphe 74 de la présente décision).
ii.1) L’affaire Wedge c. Canada (Procureur général)
[151]Dans cette première affaire, M. Wedge a été révoqué, en date du 27 octobre 1994, de son poste de membre du Tribunal d’appel des anciens combattants (TAAC). La procédure suivie par le gouverneur en conseil peut se résumer comme suit.
[152]Vers le mois de mai ou juin 1993, M. Wedge apprend que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) enquête concernant des allégations selon lesquelles il aurait été impliqué dans des irrégularités qui se seraient produites lors de l’élection provinciale de mars 1993 à l’Île‑du‑Prince‑Édouard (Î‑P‑E). En décembre 1993, la GRC conclut qu’il n’y a pas de preuve que des infractions ont été commises (premier rapport). Aucune accusation n’est portée.
[153]Le 2 mai 1994, Mme Margaret Bloodworth du Bureau du Conseil privé fait parvenir au requérant une lettre faisant état d’un doute quant à la capacité de ce dernier de continuer de siéger au TAAC. D’après la lettre, le requérant aurait aidé et encouragé trois personnes à voter lors de l’élection à l’Î‑P‑E, sachant que ces personnes n’avaient pas le droit de voter. La lettre indique que le greffier du Conseil privé avait demandé à Mme Bloodworth et à Mme Twila Whalen, présidente du TAAC, d’examiner la conduite du requérant et de faire rapport. Un rapport d’enquête réalisé par des enquêteurs privés pour le compte du ministre de la Justice est joint à la lettre (second rapport). Celle‑ci exposait « en détail », de l’avis du juge MacKay, les allégations ayant donné lieu au doute. La lettre exprimait par ailleurs une certaine ouverture, invitant le demandeur à « commenter [. . .] [lors d’une rencontre à venir] l’exactitude des faits inclus dans le rapport d’enquête ».
[154]Le 9 mai 1994, une rencontre a lieu. Le requérant et son avocat, ainsi que Mme Bloodworth et Mme Whalen sont présents. En septembre 1994, l’examen de Mme Bloodworth et de Mme Whalen prenait fin. Par une lettre datée du 19 septembre 1994, le requérant reçoit copie du rapport de Mme Bloodworth et Mme Whalen (troisième rapport) et est invité à y répondre en formulant des observations écrites qui seraient transmises au gouverneur en conseil. Le 6 octobre 1994, M. Wedge fait parvenir ses observations au gouverneur en conseil.
[155]Les deux rapports sont par la suite transmis au gouverneur en conseil, qui a choisi de révoquer le requérant, sur la recommandation du ministre des Anciens combattants.
ii.2) L’affaire Weatherill c. Canada (Procureur général)
[156]Cette décision de la juge Sharlow traite de la révocation par le gouverneur en conseil, en date du 27 janvier 1998, de M. John Frederick William Weatherill (M. Weatherill) de son poste de Président du Conseil canadien des relations industrielles. La procédure suivie dans cette affaire peut être résumée comme suit.
[157]En avril 1997, le ministre du Travail demande au Bureau du vérificateur général d’examiner les dépenses de voyage, les allocations et les avantages payés au demandeur et à d’autres membres du Conseil canadien des relations de travail.
[158]Au début du mois d’octobre 1997, le demandeur reçoit un projet du chapitre du rapport du vérificateur général le visant personnellement. Ce projet indique que le profil des dépenses de voyage et d’accueil de M. Weatherill n’est pas raisonnable. Il est offert au demandeur de signaler toute inexactitude dans le projet de chapitre avant le 17 octobre 1997, et on lui offre l’occasion de rencontrer les vérificateurs s’il le désire. Le 9 octobre, M. Weatherill demande un délai supplémentaire pour répondre. Le délai est prolongé au 20 octobre 1997. Le demandeur répond par écrit.
[159]Le vérificateur général fait rapport sur la question et une copie est transmise au demandeur le 7 novembre 1997 (rapport no 1). Le rapport inclut la réponse écrite du demandeur.
[160]Le 2 décembre 1997, Mme Nicole Jauvin, sous‑greffière au Bureau du Conseil privé, écrit à M. Weatherill pour lui indiquer que le gouverneur en conseil déterminerait, à la lumière du rapport, s’il existe des motifs justifiant de le révoquer. La lettre indique que Mme Jauvin examinerait la question et ferait rapport. La lettre offre également à M. Weatherill de rencontrer Mme Jauvin et de lui faire part de ses observations et de renseignements additionnels pertinents, le cas échéant.
[161]M. Dennis Hefferson, avocat agissant au nom de M. Weatherill, rencontre Mme Jauvin le 5 décembre 1997. M. Hefferson fait alors valoir que le délai de réponse est insuffisant et qu’il voudrait avoir accès aux documents de travail ayant servi à préparer le rapport du vérificateur général. Plusieurs échanges ont eu lieu pendant le mois de décembre, impliquant M. Hefferson, Mme Jauvin et, à une occasion, des représentants du vérificateur général. M. Hefferson a eu accès à certains renseignements mais n’a pas eu accès à d’autres. Un délai additionnel pour se préparer est accordé à M. Hefferson, et une rencontre a été prévue pour le 17 ou le 18 décembre 1997. Vers la mi‑décembre, Mme Jauvin a fait parvenir à M. Hefferson des renseignements additionnels. Le 14 décembre, M. Hefferson écrit à Mme Jauvin, lui indiquant que la procédure prévue à l’article 69 de la Loi sur les juges n’avait pas été suivie. Le 16 décembre 1997, Mme Jauvin répond à M. Hefferson qu’elle ne partage pas son opinion concernant l’article 69 de la Loi sur les juges. Elle réitère qu’elle souhaite qu’une rencontre ait lieu le 17 ou le 18 décembre 1997. Toujours le 16 décembre, M. Hefferson écrit de nouveau à Mme Jauvin, lui indiquant qu’il ne disposait pas des renseignements lui permettant de répondre adéquatement et réitère sa position concernant l’article 69 de la Loi sur les juges.
[162]Par la suite, des conférences téléphoniques ont lieu entre M. Hefferson et l’avocat du Bureau du Conseil privé; la mésentente demeure quant à l’application de l’article 69 de la Loi sur les juges.
[163]Mme Jauvin achève son rapport (rapport no 2), et une copie est acheminée le 24 décembre 1997 à M. Weatherill. La lettre indique que le rapport sera transmis au gouverneur en conseil. M. Weatherill est invité à transmettre une réponse avant le 16 janvier 1998, laquelle serait remise au gouverneur en conseil. Le demandeur ne s’est pas prévalu de cette offre.
[164]Le 7 janvier 1998, M. Weatherill demande à la Cour fédérale de rendre une ordonnance empêchant le gouverneur en conseil d’examiner la question de la révocation avant qu’une enquête soit menée conformément à l’article 69 de la Loi sur les juges. La demande est rejetée le 23 janvier 1998. M. Weatherill interjette appel le 26 janvier. Ce jour là, le Bureau du Conseil privé offre de nouveau à M. Weatherill de lui faire parvenir des représentations écrites, cette fois avant le 28 janvier 1998. Le 28 janvier 1998, la demande de M. Weatherill visant l’obtention d’une injonction provisoire valide jusqu’à l’audition de l’appel devant la Cour d’appel fédérale est rejetée. Le 29 janvier 1998, M. Weatherill reçoit une nouvelle lettre l’informant que le processus suit son cours. Le même jour, un décret de révocation est adopté. L’appel devant la Cour d’appel fédérale est donc devenu caduc, mais M. Weatherill a néanmoins demandé le contrôle judiciaire de la décision.
iii) Conclusions concernant l’obligation d’enquête personnalisée et le droit de réponse
[165]Pour les raisons suivantes, je suis d’avis qu’une obligation de mener une enquête personnalisée incombait à la gouverneure en conseil en l’espèce, et que cette obligation n’a pas été respectée.
[166]Les deux affaires précitées permettent d’illustrer que la gouverneure en conseil, dans le contexte d’une relation employé‑employeur, mènent normalement une enquête personnalisée des faits même si ceux‑ci apparaissent avoir été établis de façon générale dans un rapport d’enquête, et l’employé dispose d’un droit de réponse. Dans Wedge, les second et troisième rapports visaient M. Wedge personnellement, et il a pu y répondre. De même, dans Weatherill, le rapport no 2 visait M. Weatherill, et celui‑ci a eu l’occasion de faire valoir son point de vue et de signaler des inexactitudes au dossier avant la prise de la décision par le gouverneur en conseil. Le demandeur n’a pas eu cette chance.
[167]Même si les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, devraient avoir un poids important aux yeux d’un employeur (voir les paragraphes 138 à 144 de la présente décision), je ne crois pas que cela signifie que l’employé perd le droit à l’enquête personnalisée par la gouverneure en conseil. Une telle enquête aurait du être menée par la gouverneure en conseil.
[168]De plus, il m’apparaît que la demande formelle d’enquête formulée par le demandeur aurait dû susciter une réaction différente de la part de la gouverneure en conseil. Il ressort de la preuve que le demandeur avait un parcours professionnel exemplaire et une réputation sans taches avant la publication du jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Le demandeur, qui ne disposait pas d’un droit d’appel, a vigoureusement contesté la véracité de certains des faits sur lesquels le jugement est fondé (lettre du 1er mars 2004 et mémoire préliminaire). De plus, le demandeur a offert à la gouverneure en conseil de lui présenter des témoins et des éléments de preuve contredisant certains faits du jugement, et il a formellement demandé, dans sa lettre du 10 mars 2004 qu’une enquête soit menée en vertu de l’article 69 de la Loi sur les juges. Bien que cela ne donne pas naissance à une obligation pour la gouverneure en conseil d’entendre les témoins (voir paragraphes 145 à 148 de la présente décision) ou de déclencher l’application de la procédure de l’article 69 de la Loi sur les juges (voir le paragraphe 130 de la présente décision), il me semble que ces demandes ainsi que la négation par le demandeur des faits reprochés sont des circonstances qui contribuaient à justifier qu’une enquête plus élaborée soit menée.
[169]La complexité du dossier justifiait la tenue d’une telle enquête. Comme je l’ai expliqué ci‑dessus, les motifs d’insatisfaction à l’égard du demandeur comprenaient deux volets (voir le paragraphe 21 de la présente décision). Le volet corporatif, en particulier, était d’une très grande complexité. Les faits de l’affaire impliquaient de nombreux acteurs qui se sont contredits à l’audience. Le jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée a été signé à la suite de plus de deux mois d’auditions. Trente‑cinq témoins ont été entendus et le jugement comporte 1745 paragraphes. Environ 8000 pages de notes sténographiques ont été produites (Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, au paragraphe 25). Pour en arriver à une décision éclairée quant aux reproches dirigés contre le demandeur, la gouverneure en conseil se devait de procéder à une analyse spécifique du comportement du demandeur, laquelle ne pouvait que découler d’une enquête sérieuse et d’un examen personnalisé des faits. De plus, il fallait tenir compte de la position du conseil d’administration de la BDC et de la confiance exprimée de façon unanime à l’égard de M. Vennat.
[170]Selon les circonstances du présent dossier, l’équité procédurale nécessitait qu’une enquête personnalisée soit menée avant de procéder à la révocation du demandeur, même si le jugement créait une présomption simple de fait (voir les paragraphes 138 à 144 de la présente décision). Pour que le demandeur puisse valablement tenter de renverser la présomption, le décideur devait lui permettre, dans le cadre de cette enquête personnalisée, de présenter sa preuve par affidavit, entrevues ou contre‑moyens. Le demandeur ne pouvait pas, en moins de 8 jours, prendre connaissance de l’ensemble de la preuve pertinente en vue de réfuter la présomption. Ce délai était nettement insuffisant (voir les paragraphes 201 à 205 de la présente décision). Le fait que le poste détenu par M. Vennat était une charge publique n’a pas pour effet de compromettre ce droit de M. Vennat. La situation de fait décrite dans le présent dossier et le type d’enquête mené ne s’apparentent pas à de la haute justice, compte tenu de l’impact important de la décision sur la carrière et la réputation du demandeur. Il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale.
[171]Le défendeur soutient que lors de la rencontre du 1er mars 2004, le demandeur a eu droit de contester les faits inexacts, s’il en est, qui lui étaient reprochés. Le défendeur estime que cela a permis au demandeur d’avoir un accès direct à la personne détenant le pouvoir de recommandation à la gouverneure en conseil, soit la ministre de l’Industrie. Selon le défendeur, il s’agit là d’une procédure plus favorable au demandeur qu’une enquête personnalisée, qui permet de remplacer celle‑ci.
[172]À mon avis, cet argument ne saurait être retenu pour deux raisons. D’abord, le droit de réponse du demandeur aux motifs d’insatisfaction (voir les paragraphes 197 à 212 de la présente décision) doit à mon avis être apprécié en tenant compte de la complexité des faits présentés au juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, ainsi que du délai dont disposait le demandeur. De plus, le droit de répondre aux motifs d’insatisfaction de l’employeur n’a pas pour effet d’éteindre le droit à l’enquête personnalisée lorsqu’un tel droit existe. Cette enquête, en soi, est la seule garantie pouvant permettre au décideur de prendre une décision éclairée, en toute connaissance de cause, dans les cas où la personne est nommée à titre inamovible et ne peut faire l’objet que d’une révocation motivée (« for cause »).
[173]Rien de ce qui figure au présent dossier ne permet de conclure que la gouverneure en conseil s’est livrée à une enquête personnalisée. Au contraire, la lecture de l’affidavit du demandeur, du décret de congédiement, de la lettre de congédiement et de la lettre du 26 février 2004 confirme que la ministre de l’Industrie s’est contentée de prendre connaissance et d’entendre les représentations du demandeur et de lire le jugement dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée avant de faire sa recommandation. Comment la gouverneure en conseil pouvait‑elle, dans ce contexte, se faire une idée juste des agissements du demandeur et prendre une décision en conséquence? Le dossier est silencieux à ce sujet.
[174]Il me semble qu’une justice de haute qualité exige de la part du décideur que celui‑ci fasse plus que lire le jugement, prendre connaissance et entendre les représentations du demandeur. Une enquête personnalisée m’apparaît être un élément clé pour assurer cette justice de haute qualité dans les circonstances.
iv) Signification de l’expression « enquête personnalisée »
[175]Finalement, certaines précisions s’imposent quant aux choix de vocabulaire que j’ai faits. Cela permettra d’expliquer ce qu’il faut comprendre de l’expression « enquête personnalisée ».
[176]Dans l’affaire Wedge, le juge emploie le terme « enquête » pour décrire le premier et le second rapport et utilise l’expression « examen » (« review » en anglais) quant au troisième rapport. Dans Weatherill, la juge Sharlow parle d’un « examen » ayant donné lieu au rapport no 1, bien qu’il s’agisse d’un rapport du vérificateur général. Elle décrit le processus ayant mené au rapport no 2 sans employer de générique décrivant le processus décisionnel.
[177]J’emploie le terme « enquête » en me fiant à la définition qu’en donne Le Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1992, « enquête » :
Dr. publ. Enquête administrative, procédure par laquelle l’administration réunit des informations, vérifie certains faits avant de prendre une décision [. . .]
L’enquête suppose une certaine recherche autonome d’information, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’examen (Le Nouveau Petit Robert, 1992, « examen ») :
Action de considérer, d’observer avec attention.
[178]Quant au terme « personnalisée » utilisé pour caractériser l’enquête, il signifie que l’enquête menant à la révocation doit viser la ou les personnes faisant l’objet de la procédure de révocation. Cela n’exclut pas qu’il puisse être possible que plusieurs personnes soient visées par une même enquête personnalisée, pour autant que l’enquête vise les agissements individuels de chacune de ces personnes et qu’elles aient un droit de réponse personnalisé. L’enquête doit, en somme, permettre de faire la lumière sur le comportement spécifique de l’intéressé.
[179]Le choix que j’ai fait de retenir l’expression « enquête personnalisée » est fondé, d’une part, sur la nature de la procédure qui doit être suivie. À mon avis, il serait erroné de dire que la gouverneure en conseil n’était tenue de réaliser qu’un simple examen concernant la conduite du demandeur, compte tenu de la complexité du dossier. La procédure suivie dans les affaires Wedge et Weatherill ne s’apparente pas à un simple examen : une recherche autonome des faits a été réalisée par le décideur, et cette recherche avait un caractère personnalisé. D’autre part, le choix que j’ai fait de retenir l’expression « enquête personnalisée » repose sur le choix de vocabulaire que le défendeur a lui‑même fait. Le défendeur emploie à plusieurs reprises le terme « enquête » dans son mémoire, ce qui confirme qu’il s’agit d’une expression appropriée dans les circonstances (mémoire du défendeur, paragraphes 70 et 85 à 88).
c) La nature des fonctions exercées : la gouver-neure en conseil peut avoir une certaine prédisposition face à une situation de fait dans le cadre d’une relation employeur‑employé
[180]Le demandeur estime que compte tenu du fait que plusieurs branches du gouvernement canadien étaient apparemment impliquées dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, (Bureau du vérificateur général du Canada, Bureau du Premier ministre, Bureau du Conseil privé, Bureau de la ministre de l’Industrie), il devrait avoir le droit d’être entendu par un décideur indépendant et impartial. Le demandeur ne précise pas quel forum, outre le Conseil de la magistrature, pourrait lui offrir pareilles garanties.
[181]Le défendeur soutient pour sa part que dans certains cas, la nécessité doit primer sur les exigences de la justice naturelle. En d’autres termes, le défendeur croit que la gouverneure en conseil était la seule instance habilitée à décider en vertu de la loi, et que le fait que certaines branches du gouvernement aient été impliquées dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, ne saurait l’empêcher d’exercer son pouvoir de révocation. De plus, il est d’avis qu’il était normal que la ministre de l’Industrie et la gouverneure en conseil n’aient pas été dans une position d’impartialité parfaite compte tenu des circonstances. En droit du travail, dit le défendeur, il est normal que l’employeur avisé de la conduite de l’employé ait une opinion puisque c’est précisément la raison du déclenchement du processus disciplinaire.
[182]Selon la Cour suprême, l’obligation d’impartialité varie pour s’adapter au contexte de l’activité d’un décideur administratif et de la nature de ses fonctions (Cie pétrolière Impériale Ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), [2003] 2 R.C.S. 624, au paragraphe 31). Dans le contexte d’une relation employé‑employeur, il est normal que le décideur ait une prédisposition avant même d’avoir offert à l’employé une occasion de répondre aux motifs d’insatisfaction. Ceci ne veut pas dire pour autant qu’il est incapable de prendre une décision juste et éclairée. En effet, cette prédisposition est le point de départ de toute la procédure, et la Cour suprême l’a implicitement reconnu dans l’affaire Knight c. Indian Head School Div. No. 19, à la page 680, lorsqu’elle écrit :
Le but de l’obligation d’agir équitablement est de faire en sorte que la procédure suivie par le Conseil pour prendre la décision de mettre fin à l’emploi de l’intimé soit juste envers celui‑ci en ce sens qu’il a la possibilité de tenter d’amener le Conseil à changer d’avis. [Je souligne.]
Toutefois, l’employeur ayant une prédisposition doit offrir à l’employé une occasion réelle de contester le bien‑fondé des reproches et il doit prendre en considération la position de l’employé avant de prendre la décision finale.
[183]En l’espèce, il était tout à fait normal que la gouverneure en conseil ait eu une certaine prédisposition à l’égard du demandeur, découlant de la nature de la procédure. Il n’y a donc pas lieu de reconnaître au demandeur un droit à un décideur dépourvu de toute prédisposition. La prédisposition du décideur en l’espèce s’explique par la nature des fonctions exercées et ne m’apparaît pas enfreindre les droits du demandeur.
[184]Le demandeur a souligné que sa suspension sans solde démontre une prédisposition évidente du décideur, qui dépasserait la prédisposition découlant de la nature de la procédure. Il soutient qu’une suspension sans solde a un caractère exceptionnel (Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, [2004] 3 R.C.S. 195, aux paragraphes 60 à 72). Bien que je partage l’avis du demandeur sur ce point, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’interpréter cette sanction préliminaire comme une indication d’un parti pris tellement important que la capacité du décideur de prendre une décision dans le respect des droits du demandeur serait compromise.
d) Le droit au franc jeu et à la transparence
[185]Même si la gouverneure en conseil n’est pas tenue à une obligation d’impartialité dans un contexte d’une relation employé‑employeur, il demeure qu’elle est tenue à une obligation de franc jeu et de transparence. Cela est inhérent à l’idée même de justice naturelle (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), au paragraphe 45; Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, à la page 682). La preuve révèle que ces obligations n’ont pas été respectées et que la procédure suivie ne ressemble pas à la « justice de haute qualité » dont parle le juge Dickson dans l’affaire Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, précitée, à la page 1106. Trois éléments démontrent à mon avis une attitude inappropriée du décideur, contraire à la transparence et au franc jeu. Ces éléments peuvent apparaître d’importance mineure, mais je crois qu’il s’agit en l’espèce de symptômes révélant le caractère vicié de la procédure.
[186]Premièrement, la preuve montre qu’à tout moment, c’est le demandeur qui a exigé le respect des garanties procédurales, alors que le décideur aurait du offrir de lui‑même ces garanties au demandeur et lui expliquer le cadre décisionnel. Ce n’est qu’après avoir envoyé une lettre au premier ministre que le demandeur s’est fait offrir, dans la lettre du 24 février 2004, l’occasion de faire valoir par écrit son droit de réponse aux motifs d’insatisfaction. Puis, c’est lui qui a dû demander une rencontre avec la ministre de l’Industrie; ce n’est pas elle qui l’a offerte. On peut se demander si le demandeur aurait eu la chance de rencontrer la ministre de l’Industrie s’il n’en avait pas fait la demande. Il me semble que si la gouverneure en conseil est maîtresse de sa procédure, il lui revient de la mettre elle‑même en œuvre et non au demandeur de la quémander. C’est du moins la façon de faire qui a été respectée dans les affaires Wedge et Weatherhill, précitées. En soi, cela n’est pas nécessairement fatal, mais il peut s’agir d’un élément non conforme au franc jeu et à la transparence.
[187]Deuxièmement, il me semble qu’une procédure dont les règles ne sont pas connues de la personne qui y est assujettie ne saurait être qualifiée de transparente. Or, le demandeur ne connaissait pas le fardeau qui lui était imposé par la gouverneure en conseil, comme je l’explique ci‑dessous (voir les paragraphes 208 à 212 de la présente décision).
[188]Le troisième élément concerne les lettres envoyées par le demandeur en date du 4 mars et du 10 mars 2004. Il s’agit de la lettre par laquelle M. Vennat exprime ses inquiétudes après avoir pris connaissance de l’article du quotidien La Presse, et de la lettre demandant que la procédure de l’article 69 de la Loi sur les juges soit suivie. Ces lettres sont demeurées sans réponse, alors que M. Vennat y formulait des demandes concernant le processus décisionnel. Pourtant, rien n’empêchait la ministre de l’Industrie ou le Bureau du Conseil privé de répondre à ces demandes. Le Bureau du Conseil privé aurait pu, comme dans Weatherill (paragraphe 39 de la décision) indiquer au demandeur qu’il n’avait pas l’intention d’appliquer l’article 69 de la Loi sur les juges. La ministre de l’Industrie aurait pu rassurer le demandeur quand la demande en a été faite. La seule réponse obtenue par le demandeur est la lettre de congédiement du 12 mars 2004.
[189]L’attitude qui se dégage des gestes et omissions du décideur en l’espèce ne s’apparente pas au travail des délégués du gouverneur en conseil dans les affaires Wedge et Weatherill, précitées. Dans Wedge, Mme Bloodworth a pris l’initiative de contacter l’intéressé pour le prévenir des motifs d’insatisfaction. Les rapports ont été transmis diligemment. Dans Weatherill, Mme Jauvin et le personnel du Bureau du Conseil privé m’apparaissent avoir eu un comportement exemplaire, si je me fie à la description qu’en donne la juge Sharlow. On a même offert à M. Weatherill de rencontrer les représentants du vérificateur général, institution ayant produit le rapport à son égard. Les échanges étaient prompts entre Mme Jauvin et le procureur de M. Weatherill, M. Hefferson. Mme Jauvin répondait de façon diligente à ses lettres. Des délais supplémentaires ont été accordés sur demande. M. Weatherill a même été avisé que le processus suivait son cours après que sa demande visant l’obtention d’une injonction provisoire fût rejetée. Ce genre de comportement diligent et professionnel ne me semble pas avoir été suivi à l’endroit de M. Vennat.
[190]En résumé, je suis d’avis que le demandeur n’a pas été traité de façon transparente par la gouverneure en conseil, en conformité avec le franc jeu.
B. Analyse des garanties procédurales suivant l’arrêt Knight
[191]Outre les garanties procédurales mentionnées ci‑dessus, le demandeur avait également droit aux garanties procédurales reconnues dans l’affaire Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précitée, à la page 683, comme le défendeur l’admet :
[. . .] la Cour d’appel de la Saskatchewan a conclu que les exigences fondamentales de l’obligation d’agir équitablement consistent à donner les motifs du renvoi et à accorder une audition, tout en ajoutant que le contenu de l’obligation variera en fonction des circonstances de chaque cas [. . .] il aurait suffit que le Conseil communique à l’intimé les raisons de son insatisfaction à l’égard de son rendement et qu’il lui fournisse la possibilité de se faire entendre.
[192]La jurisprudence est constante quant au caractère minimal de ces garanties procédurales (voir Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 660; Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, à la page 328; Reglin v. Creston (Town) (2004), 32 B.C.L.R. (4th) 342 (C.S), aux paragraphes 43 et 46; Woodley v. Yellowknife Education District No. 1 (2000), 22 Admin. L.R. (3d) 245 (C.S.T.N.-O.), au paragraphe 22; Charles c. Université de Montréal, (14 février 1990), Montréal, 500‑05‑012566‑897 (C. S. Qc), aux pages 18 et 20).
[193]Je traiterai dans les paragraphes qui suivent de la question de savoir si les garanties ont été respectées à l’endroit du demandeur.
1) Le droit d’être mis au courant des raisons de l’insatisfaction de l’employeur a été respecté
[194]Le demandeur a été informé des motifs de l’insatisfaction de la gouverneure en conseil par la lettre du 26 février 2004, qui faisait suite à la demande de précisions du demandeur formulée dans la lettre du 25 février 2004. Ces motifs comportaient deux volets (personnels et corporatifs), comme je l’ai mentionné ci‑dessus (voir le paragraphe 21 de la présente décision).
[195]Ces motifs auraient certes pu être plus précis, mais je ne crois pas qu’il y ait là un manquement au devoir d’agir équitablement. La lettre du 26 février 2004 désigne plusieurs paragraphes spécifiques de la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Il était possible pour le demandeur de dresser la liste des reproches qui lui sont faits à partir de cette lettre et d’y répondre valablement. En l’espèce, l’ensemble des échanges intervenus entre les parties, l’expérience du demandeur et sa connaissance préalable d’une partie des faits contenus dans la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, sont des circonstances qui me portent à croire qu’il avait une connaissance suffisante des motifs de reproche pour pouvoir offrir à la gouverneure en conseil et à sa représentante des représentations valables.
[196]Le demandeur connaissait l’essentiel des motifs de reproche (Weatherill c. Canada (Procureur général), précité, au paragraphe 94), et c’est tout ce que le devoir d’agir équitablement requiert puisque le devoir d’agir équitablement ne vise pas à atteindre la « perfection procédurale » (Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précité, à la page 685).
2) Le droit de répondre du demandeur n’a été que partiellement respecté
[197]En l’espèce, le demandeur a répondu aux motifs d’insatisfaction de plusieurs façons différentes :
1. Il a présenté la lettre du 1er mars 2004 qui contient une partie de sa version des faits;
2. Un mémoire préliminaire d’une trentaine de pages a été remis à la ministre de l’Industrie le 1er mars 2004;
3. Il a eu l’occasion de rencontrer la ministre de l’Industrie pendant une période d’environ deux heures selon l’avis conjoint des parties, en présence du greffier du Conseil privé et de Me Pierre Legault, avocat général interne au ministère de l’Industrie;
4. Il a transmis à la ministre de l’Industrie la lettre du 2 mars 2004 à laquelle sont joints plusieurs documents complémentaires;
[198]Le défendeur a mis l’accent sur le fait que dans la lettre du 4 mars 2004, le procureur du demandeur reconnaît que la ministre de l’Industrie avait à son avis l’esprit ouvert. Selon le défendeur, il s’agit d’une admission de nature à démontrer que le droit de réponse du demandeur a été respecté. Que le demandeur et son procureur aient écrit ou aient cru que le décideur avait l’esprit ouvert ne permet pas selon moi de déduire que le décideur avait effectivement l’esprit ouvert et que le droit de répondre du demandeur a été respecté.
[199]Plusieurs éléments me portent à croire qu’au contraire, le droit de réponse du demandeur n’a pas été véritablement respecté, soit la durée de la rencontre du 1er mars 2004, le délai très court dont le demandeur a disposé pour s’y préparer, l’absence de M. Ritchie à cette rencontre et la norme appliquée. Je reprends ci‑dessous chacun de ces éléments.
a) La durée de la rencontre et le défaut de réaliser une enquête personnalisée
[200]D’abord, à titre de rappel, la rencontre à laquelle le demandeur a participé a duré environ deux heures, selon l’avis conjoint des procureurs des deux parties. La durée de la rencontre en soi n’est certainement pas problématique prise isolément, puisqu’à l’instar d’une plaidoirie, une telle rencontre ne devrait pas servir à répéter ce qui est remis au décideur par écrit. Elle devrait servir à répondre aux questions du décideur, à attirer son attention sur des détails importants et à exposer le point de vue de l’intéressé dans ses grandes lignes. Toutefois, en l’absence d’une enquête personnalisée (voir les paragraphes 165 à 174 de la présente décision), je ne crois pas que le demandeur a pu valablement répondre aux motifs d’insatisfaction compte tenu de la complexité du dossier (voir le paragraphe 169 de la présente décision).
b) La durée limitée du processus décisionnel
[201]De plus, le demandeur n’a disposé que d’un délai relativement court pour préparer ses représentations. En effet, M. Vennat a dû faire ses représentations écrites et orales à l’intérieur d’une période d’une semaine (au maximum huit jours, soit du 24 février au 2 mars 2004, dont six jours ouvrables seulement). À titre d’exemple, dans l’arrêt Wedge, l’implication pour fin d’enquête de Mme Bloodworth s’est échelonnée sur plusieurs mois (du début mai 1994 à la mi‑septembre 1994), et M. Wedge a disposé d’une période additionnelle pour faire ses représentations écrites (jusqu’au 6 octobre 1994). Dans Weatherill, Mme Jauvin a été impliquée pendant une vingtaine de jours (2 décembre 1997 au 24 décembre 1997) et M. Weatherill a joui d’un délai supplémentaire de plus d’un mois pour présenter sa version des faits (jusqu’au 28 janvier 1998).
[202]Que la ministre de l’Industrie ait accordé des délais restreints ne constitue pas, en soi, un manquement au devoir d’agir équitablement. Comme le défendeur l’a souligné, le procureur du demandeur mentionnait dans sa lettre du 2 mars 2004 qu’il avait eu l’occasion « d’exposer les raisons pour lesquelles il n’y a aucun motif valable pour mettre fin au mandat de Michel Vennat comme président et chef de la direction de la BDC ». Il était normal, dans ce contexte, que la ministre passe alors en mode décisionnel.
[203]Toutefois, le délai relativement court dont disposait le demandeur est un élément contextuel pertinent pour évaluer la qualité du droit de réponse dont disposait le demandeur, tenant compte de la complexité du dossier (voir le paragraphe 169 de la présente décision). Pour répondre valablement aux motifs d’insatisfaction de l’employeur, le demandeur et ses procureurs devaient avoir une connaissance très détaillée des faits entourant le procès dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Or, le demandeur était simple témoin dans cette affaire, et même s’il pouvait être familier avec plusieurs des faits du jugement, il ne pouvait pas avoir une connaissance détaillée des commentaires directs et indirects du juge Denis à son égard et des éléments de preuve sur lesquels ces commentaires étaient fondés.
[204]Bien que le demandeur et ses procureurs aient réussi à réaliser un travail de qualité malgré les délais très serrés, je ne crois pas qu’il serait juste de pénaliser le demandeur parce qu’il s’est efforcé de respecter les exigences très strictes imposées par le décideur. Le procureur du demandeur a précisé dans sa lettre du 2 mars 2004 qu’il est allé « à l’essentiel » dans ses représentations, compte tenu de la complexité du dossier. La même mise en garde est faite dans la lettre du 29 février 2004. Le demandeur semble avoir à tout moment voulu faire des représentations détaillées mais s’est arrêté à partir du moment où la ministre de l’Industrie lui a dit qu’elle ne souhaitait pas obtenir les notes sténographiques du procès dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Cela est compréhensible compte tenu de la position de vulnérabilité et de subordination dans laquelle de trouvait M. Vennat à ce moment‑là.
[205]Bref, sans reprocher à la ministre de l’Industrie de ne pas avoir accordé de délai additionnel au demandeur (il n’en a pas demandé formellement et il dit dans sa lettre du 2 mars 2004 que la ministre lui a consacré le « temps nécessaire »), je me dois de garder à l’esprit que le délai dont disposait le demandeur était très court. J’ai déjà comparé la situation du demandeur avec celle des intéressés dans les affaires Weatherill et Wedge précitées, et j’estime que ces comparaisons sont pertinentes pour évaluer le délai de réponse accordé au demandeur. Le défendeur a soutenu à l’audience que la suspension sans solde créait une situation d’urgence et qu’il fallait en conséquence procéder rapidement. À mon avis, il serait injuste de reconnaître que la gouverneure en conseil pouvait restreindre le droit de réponse du demandeur en raison d’une situation d’urgence qu’elle a elle‑même créée.
c) L’absence de M. Ritchie
[206]Le demandeur aurait voulu que M. Ritchie soit présent lors de la rencontre du 1er mars 2004, comme il l’a demandé dans sa lettre au Premier ministre (affidavit du demandeur, paragraphes 54 et 55; mémoire du défendeur, paragraphe 83). À mon avis, cette demande est tout‑à‑fait légitime compte tenu du volet corporatif des motifs d’insatisfaction (voir le paragraphe 21 de la présente décision), de la décision du conseil d’administration de ne pas en appeler du jugement et de la confiance qu’exprimait le conseil d’administration de façon unanime à l’égard de M. Vennat dans le communiqué du 18 février 2004. En effet, en vertu du paragraphe 7(1) de la Loi sur la BDC, c’est le conseil d’administration qui gère les affaires de la société :
7. (1) Le conseil dirige et gère les affaires tant commerciales qu’internes de la Banque.
[207]M. Ritchie n’était pas président du conseil d’administration de la BDC au moment où les faits reprochés au demandeur se sont produits. Toutefois, le conseil d’administration a réitéré sa confiance envers M. Vennat et il aurait été normal que M. Ritchie puisse expliquer devant la ministre de l’Industrie pourquoi le conseil d’administration a agi ainsi, malgré la gravité des commentaires du juge à l’égard de M. Vennat dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Il me semble que dans le cadre de l’enquête personnalisée, il aurait été important d’avoir le point de vue de M. Ritchie avant de prendre une décision finale concernant M. Vennat, surtout si le décideur entendait retenir les reproches de nature corporative contre le demandeur. Sans en faire une exigence procédurale, je crois qu’il s’agit d’un élément digne de mention pour évaluer la qualité du droit de réponse dont a disposé le demandeur.
d) La norme appliquée
[208]Finalement, la norme appliquée par la gouverneure en conseil n’était pas la bonne.
[209]Au paragraphe 140 de son mémoire, le défendeur explique que le demandeur devait présenter une preuve très forte pour faire changer d’avis la gouverneure en conseil :
Il n’était également pas manifestement déraisonnable pour la gouverneure en conseil de conclure que les explications du demandeur ne suffisaient pas à démontrer que les commentaires du Jugement Denis sur le comportement du demandeur étaient irrémédiablement incorrectes, entachées [sic] de fraude ou de malhonnêteté; ou qu’elles [sic] apportaient de la nouvelle preuve qui n’était pas antérieurement disponible au juge Denis en relation avec les agissements du demandeur ou de la BDC.
[210]Cette norme est tirée, comme l’a reconnu le défendeur à l’audience, de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., précitée, au paragraphe 52, où le juge discute de l’application de la doctrine de l’abus de procédure permettant d’empêcher la remise en cause de conclu-sions formulées à l’encontre d’une personne dans une instance antérieure :
D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80. [Je souligne.]
Le paragraphe 87 du mémoire du défendeur confirme que la gouverneure en conseil a appliqué une norme très sévère à l’endroit du demandeur :
Elle [la Gouverneure en conseil] n’avait pas à s’ériger en Cour d’appel, ni à refaire les trois mois de procès ayant précédé le jugement Denis. Elle pouvait recevoir et considérer les propos du Jugement Denis relativement à la conduite du demandeur et de la BDC et déterminer, à la lumière des explications du demandeur, si les propos du Jugement Denis relatifs au comportement du demandeur étaient tellement sans fondement que, en dépit de ceux‑ci :
a) elle pouvait continuer de faire confiance au demandeur; et
b) elle pouvait conclure que le comportement du demandeur était compatible avec son maintien en fonction; [Je souligne.]
Le paragraphe 80 du mémoire du défendeur semble contredire les paragraphes 87 et 140 mais confirme que la norme appliquée était très sévère. Le passage pertinent du paragraphe 80 se lit comme suit :
Or, le but de l’exercice n’était pas de prouver que le jugement Denis était erroné et manifestement déraisonnable. Cette lettre portait à l’attention du demandeur que son comportement, tel que relaté dans le Jugement Denis, soulevait de sérieuses questions quant à savoir s’il existait des motifs valables de le destituer et qu’on voulait connaître sa version des faits avant de finaliser la decision. [Je souligne.]
Toutefois, le défendeur a dit à l’audience que la norme appliquée était celle de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., précitée, confirmant du même coup l’application d’une norme très stricte à l’égard de M. Vennat.
[211]À mon avis, la norme de l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., précitée n’est pas applicable en l’espèce. Elle n’est applicable que lorsqu’il s’agit de remettre en cause une décision dans le cadre d’un nouveau forum. Or, pour les raisons mentionnées ci‑dessus, les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, n’étaient pas opposables juridiquement au demandeur (voir paragraphes 138 à 144 de la présente décision). M. Vennat, contrairement à l’intéressé dans l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., précitée, n’a pas été accusé ni condamné devant une instance criminelle. C’était une erreur de droit fatale que d’imposer au demandeur un fardeau pratiquement impossible à renverser fondé sur un précédent jurisprudentiel qui n’est pas applicable. De plus, rien n’indique au dossier que le demandeur ait eu connaissance du fardeau qu’on lui imposait : cela constitue un élément additionnel de nature à démontrer que la procédure appliquée n’avait pas la transparence requise. Dans ce contexte, il me semble que le droit de réponse du demandeur a certainement été lourdement affecté, de même que sa capacité de faire changer l’employeur d’avis.
[212]En somme, le devoir d’agir équitablement obligeait certainement la gouverneure en conseil à donner au demandeur une occasion réelle de répondre aux motifs d’insatisfaction, et non uniquement un droit de réplique sommaire à des reproches très élaborés ne pouvant être réfutés qu’en se fondant sur l’analyse minutieuse d’une preuve volumineuse. De plus, le fardeau appliqué à l’endroit du demandeur était erroné, ce qui constitue une erreur grave viciant l’ensemble de la procédure.
C. Conclusion quant au devoir d’agir équitablement incombant à la gouverneure en conseil
[213]Comme le Procureur général l’a admis, la gouverneure en conseil avait le devoir d’agir équitablement à l’égard du demandeur. Le contenu de ce devoir devait être apprécié en fonction de la nature de la décision et du régime législatif applicable, de l’importance de la décision pour le demandeur et de ses attentes légitimes, tout en tenant compte des choix de procédure faits par la gouverneure en conseil.
[214]Cette démarche m’a amené à constater, d’abord, que la révocation du président et chef de la direction de la BDC doit être faite dans un cadre qui n’a pas nécessairement à être judiciarisé ou formaliste. La gouverneure en conseil est maîtresse de la procédure en règle générale. De plus, mon analyse m’a permis de constater que la révocation du président et chef de la direction de la BDC, dans les circonstances particulières du présent dossier, était sujette à une série de garanties procédurales rehaussées.
[215]Les garanties procédurales applicables sont les suivantes. D’abord, le demandeur avait droit aux garanties reconnues dans l’affaire Knight c. Indian Head School Div. No. 19, précitée, à la page 683, soit le droit de connaître le ou les motifs d’insatisfaction ainsi que le droit de répondre aux motifs d’insatisfaction. Ces garanties constituent la forme la plus élémentaire du devoir d’agir équitablement. De plus, mon analyse m’a amené à conclure que le demandeur avait droit à des garanties procédurales rehaussées, soit le droit à une enquête personnalisée des faits par le décideur et le droit d’y répondre ainsi que le droit à une décision minimalement motivée. Plus largement, je crois que le demandeur avait le droit de participer à un forum transparent et d’avoir affaire à un décideur qui joue franc jeu.
[216]Finalement, mon analyse de la preuve m’a permis de constater que certaines des garanties procédurales n’avaient pas été respectées à l’égard du demandeur. C’est le cas de l’obligation de mener une enquête personnalisée, du droit d’avoir une occasion réelle de répondre à cette enquête et du droit à une décision minimalement motivée. De plus, il m’a semblé à la lumière de la preuve que le demandeur n’a eu qu’un droit très sommaire de réfuter les motifs d’insatisfaction. Un autre élément important viciant la procédure est l’application d’un fardeau trop exigeant tiré d’une décision de la Cour suprême qui n’était pas applicable dans les circonstances. La gouverneure en conseil a exigé de M. Vennat qu’il démontre que les commentaires du juge dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée, sont irrémédiablement incorrects, entachés de fraude ou de malhonnêteté, ou qu’il apporte de la nouvelle preuve non disponible au juge. Ce fardeau n’était certainement pas approprié et n’était pas connu de M. Vennat. Il n’était donc pas possible pour ce dernier de renverser la présomption simple de fait qui reposait sur lui en raison de la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée.
VIII. Analyse—Demande principale—Questions de fond
[217]Compte tenu des manquements à l’équité procédurale que j’ai constatés, il n’est pas nécessaire de répondre aux questions 3a) et 3b) (voir le paragraphe 6 de la présente décision), puisque ces questions touchent le bien‑fondé de la décision de la gouverneure en conseil.
IX. Les frais
[218]Tenant compte de mes réponses aux questions en litige, les frais sont accordés au demandeur. Le demandeur voudrait obtenir les frais sur une base avocat/client mais n’a pas fait la démonstration ni présenté de preuve convaincante d’une conduite répréhensible de la part de la gouverneure en conseil, de ses représentants ou de ses procureurs pour justifier pareille mesure d’exception (Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministère des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, au paragraphe 86).
[219]Ayant à l’esprit la discrétion qui m’est accordée selon la règle 400 [mod. par DORS/2002-417, art. 25(F)] des Règles (en particulier les alinéas (3)c) et (3)g)), j’accorde les frais selon le nombre d’unités le plus élevé prévu à la colonne IV du tarif B [mod. par DORS/2004-283, art. 30, 31, 32].
X. Conclusion du jugement
[220]La présente décision ne porte pas sur la question de savoir si la révocation du demandeur était bien fondée. Elle ne remet aucunement en question la valeur juridique de la décision dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Elle ne comporte aucune conclusion quant aux agissements du demandeur, que ce soit lors des auditions dans l’affaire précitée ou dans le cadre de ses fonctions à titre de président et de chef de la direction de la BDC. La décision ne traite pas non plus de l’administration par la BDC de quelque dossier spécifique que ce soit, ni du bien‑fondé de la décision finale du juge Denis dans l’affaire Beaudoin c. Banque de développement du Canada, précitée. Le cadre de la présente décision est restreint : il ne s’agissait que de définir et d’appliquer le devoir d’agir équitablement à l’endroit du demandeur.
[221]En bref, je suis d’avis que le demandeur n’a pas été traité équitablement compte tenu de l’ensemble des circonstances et de la jurisprudence applicable. Le président et chef de la direction de la BDC doit être relativement indépendant pour pouvoir agir dans l’intérêt public. Le cadre procédural permettant d’assurer cette indépendance n’a pas été respecté à l’égard du demandeur. En effet, le demandeur n’a pas eu droit de répondre valablement aux motifs d’insatisfac-tion de la gouverneure en conseil, ni n’a eu droit de faire l’objet d’une enquête personnalisée et de répondre au résultat de cette enquête. En outre, la décision dont il a fait l’objet n’est pas minimalement motivée. Le devoir d’agir équitablement requiert, dans le contexte d’une relation employeur‑employé, une justice de haute qualité et le respect de la transparence et du franc jeu. C’est la somme des éléments mentionnés dans la présente décision qui me conduit à la conclusion que le devoir d’agir équitablement n’a pas été respecté à l’endroit du demandeur, et non chacun d’entre eux pris isolément. Je ne vois pas comment il serait possible de conclure autrement, compte tenu de l’ensemble des circonstances.
[222]J’ai tenté d’adopter une démarche claire et systématique d’analyse et d’application du devoir d’agir équitablement, tout en demeurant dans les balises fixées par la jurisprudence. J’ai pris soin de considérer l’ensemble des circonstances pertinentes. Je ne peux m’empêcher de remarquer que malgré cet effort, la présente décision est rendue très complexe par l’absence de balises législatives, réglementaires ou para réglementaires encadrant la révocation des titulaires de charges publiques. À défaut d’assises plus solides, certaines et prévisibles, j’ai dû m’appuyer sur la jurisprudence.
[223]Des situations semblables risquent de se produire de nouveau dans l’avenir et l’absence de balises rend le droit moins prévisible, efficace et certain.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
‑ La requête en radiation du défendeur est accordée en partie. Les documents MV‑22, MV‑30, MV‑31 et MV‑33, ainsi que l’affidavit de Denis Désautels, sont radiés du dossier;
‑ Les paragraphes de l’affidavit du demandeur mentionnés aux annexes A, B et C sont radiés (sauf les parties spécifiées);
‑ La requête en radiation du demandeur est accordée en partie;
‑ La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
‑ Les décrets de la gouverneure en conseil en date du 24 février 2004 et du 12 mars 2004 (portant les numéros C.P. 2004‑225 et C.P. 2004‑147) sont annulés et le dossier est retourné à la gouverneure en conseil;
‑ Les frais sont accordés au demandeur suivant le nombre d’unités le plus élevé prévu à la colonne IV du tarif B.
Annexe A
Paragraphes de l’affidavit du demandeur dont la radiation est ordonnée au motif qu’ils se rapportent à l’affidavit de M. Denis Désautels ou aux pièces MV‑22, MV‑30, MV‑31, MV‑33 :
‑ 102g), 107, 108, 110, 115, 135, 136, 137, 141, 142, 146, 155, 157, 158, 164 (sauf le paragraphe b), qui est intégré à la Pièce MV‑15, page 12), 165, 171, 177, 183, 214, 218 a) et d), 252, 253, 256, 257, 258, 261, 267, 270, 272 à 274, 285, 286, 288, 289, 294, 297, 299, 300, 307, 310 (à l’exception de l’extrait de jugement), 313, 315 à 320 (à l’exception de l’extrait de jugement), 321, 322, 324, 327, 329 et 339 à 343.
Annexe B
Paragraphes de l’affidavit du demandeur dont la radiation est ordonnée au motif qu’ils contiennent de l’information qui n’était pas ou ne pouvait pas se retrouver devant le décideur au moment de la prise de décision :
‑ 102b), c), d), e) et f), 113, 118, 119, 122, 156, 160, 173, 177, 188, 210, 216, 217, 235 ii) et iii);
‑ Les paragraphes 245 à 347 sont également radiés dans la mesure où ils ne sont pas déjà radiés dans l’annexe A. Je remarque que le demandeur admet au paragraphe 247 de son affidavit que cette partie de son argumentation (les paragraphes 245 à 347) n’était pas devant la gouverneure en conseil compte tenu du temps limité qui lui a été accordé. Toutefois, les parties de paragraphes contenant des extraits du jugement ne sont pas radiées (à titre d’exemple les paragraphes 310, 312, 326, etc.).
Annexe C
Paragraphes de l’affidavit du demandeur dont la radiation est ordonnée au motif qu’il s’agit d’allégués de droit, de l’opinion ou des commentaires concernant des éléments de preuve qui parlent d’eux‑mêmes :
‑ 20, 21, 22, 23, 24, 26, 34, 44 (sauf pour prendre note que le demandeur dit avoir disposé de 4 jours ouvrables pour préparer et remettre son mémoire préliminaire), 45, 52, 64, 66, 68, 72 à 76, 78, 79, 80 à 84, 87 (sauf l’extrait de jugement), 88, 89, 100, 101, 103, 120, 128, 133, 138, 139, 152, 161, 170, 174, 178, 190, 200, 212, 219, 220, 221, 222, 239, 244, 348, 349, 351 à 353, 355, 356, 358, 359, 361 à 364.