T‑74‑06
2007 CF 342
Jean Pelletier (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Pelletier c. Canada (Procureur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge Lemieux—Montréal, 22 et 23 janvier; Ottawa, 30 mars 2007.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Contrôle judiciaire du décret mettant fin à la nomination du demandeur à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail — Le demandeur a été nommé à titre amovible en vertu des art. 105 et 106 de la Loi sur la gestion des finances publiques, puis a été destitué de ses fonctions par le premier ministre de l’époque pour inconduite — Le demandeur avait droit à l’équité procédurale — L’obligation d’agir équitablement, soit d’une façon qui ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité, s’applique au décideur même si la décision qu’il rend n’est pas finale — Le ministre des Transports, dont le rôle est de recueillir et de pondérer des représentations et à faire une recommandation au Conseil des ministres, a fait preuve d’une crainte raisonnable de partialité lorsqu’il a déclaré à la Chambre des communes, avant de recevoir les représentations du demandeur, que ce dernier n’avait plus la confiance du gouvernement — Obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de recommander la destitution du demandeur en vertu de l’art. 105(5) de la Loi sur la gestion des finances publiques et de l’art. 24 de la Loi d’interprétation — Le défaut d’agir ainsi affecte la validité du décret de destitution — Demande accueillie.
Interprétation des lois — Le ministre des Transports a l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de recommander la destitution du président en vertu de l’art. 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques et de l’art. 24(1) de la Loi d’interprétation — La portée et le sens de l’art. 24(1) ont été définis — Il était nécessaire de recourir aux principes prévus dans la Loi d’interprétation puisque l’art. 105 ne contient aucune référence à la destitution des administrateurs d’une société d’État — La Loi d’interprétation est une loi d’application générale dont il ne faut pas restreindre indûment la portée — L’interprétation selon laquelle la destitution est assujettie aux mêmes règles que celles qui s’appliquent à la nomination s’harmonise bien avec l’intention du législateur et l’objectif de l’art. 105(6) — La consultation du conseil d’administration était une condition préalable à l’exercice du pouvoir de recommandation du ministre et donc à l’adoption du décret mettant fin à la nomination.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire du décret (le second décret de destitution) adopté par la gouverneure générale en conseil en vertu du paragraphe 105(5) de la Loi sur la gestion des finances publiques et de l’article 24 de la Loi d’interprétation, sur recommandation du ministre des Transports de l’époque, mettant fin à la nomination du demandeur à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. Le demandeur a été nommé à titre amovible pour une période de cinq ans président du conseil d’administration de VIA Rail, à compter du 1er septembre 2001. Le 1er mars 2004, le premier décret de destitution a été adopté par la gouverneure générale en conseil à l’encontre du demandeur. La Cour fédérale a annulé ce décret, statuant que le gouvernement avait un devoir d’agir équitablement envers le demandeur, mais qu’il a manqué à son devoir en ne l’informant pas des motifs d’insatisfaction à son égard et en ne lui donnant pas la possibilité de se faire entendre. Le ministre des Transports a ensuite demandé au demandeur de présenter par écrit des représentations quant à sa destitution. Plus tard ce jour là, le ministre a déclaré à la Chambre des communes que les motifs de destitution étaient toujours valables et que le demandeur n’avait plus la confiance du gouvernement. Par la suite, le demandeur a présenté des représentations écrites et orales et le second décret de destitution a été adopté trois semaines plus tard. Par la suite, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale. Deux questions litigieuses ont été posées en l’espèce, soit celles de savoir : 1) si le ministre des Transports a agi d’une manière qui a soulevé une crainte raisonnable de partialité lorsqu’il a piloté le dossier du demandeur à la suite de l’annulation du premier décret de destitution par la Cour fédérale, et 2) si le ministre des Transports avait l’obligation légale de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de formuler sa recommandation au Conseil des ministres.
Jugement : la demande doit être accueillie.
1) Le demandeur avait droit à l’impartialité puisqu’il avait été déterminé qu’il avait droit à l’équité procédurale, qui comprend notamment le droit d’être entendu. Le rôle du ministre des Transports a donc consisté à recueillir et à pondérer des représentations et à faire une recommandation au Conseil des ministres. L’obligation d’agir équitablement, soit d’une façon qui ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité, s’applique au décideur même si la décision qu’il rend n’est pas finale, dans la mesure où il joue un rôle significatif. Le demandeur qui soulève la partialité d’un décideur n’a pas à démontrer une partialité réelle, il doit plutôt soulever une crainte raisonnable de partialité. Le contenu de la norme d’impartialité à laquelle est soumis un décideur varie notamment selon les termes de la loi en vertu de laquelle agit le décideur en question, la nature particulière de la tâche qu’il a à remplir, et le type de décision qu’il est appelé à rendre. Il y a deux normes d’impartialité : l’une qui s’applique davantage aux fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, soit le critère de la crainte raisonnable de partialité; et l’autre qui s’applique aux organismes ou aux agents exerçant des fonctions administratives, soit le critère de l’esprit fermé. La crainte de partialité soulevée par le demandeur est celle du ministre responsable de faire une recommandation à la gouverneure générale en conseil quant au maintien ou à la révocation d’un fonctionnaire nommé à titre amovible pour inconduite. Compte tenu de la nature particulière de la tâche que le ministre avait à accomplir et du type de recommandation qu’il a formulé, la norme d’impartialité à laquelle il était assujetti, une fois le processus visant à destituer le demandeur de ses fonctions enclenché, soit à partir du 21 novembre 2005, était celle de la crainte raisonnable de partialité. La crainte de partialité soulevée par le demandeur s’appuyait sur plusieurs circonstances. Les déclarations que le ministre a faites à la Chambre des communes faisaient état d’une crainte raisonnable de partialité puisqu’elles démontraient que le ministre n’avait pas l’intention de changer d’avis quant à sa position relative au renvoi même si la possibilité de faire des représentations écrites avait été offerte au demandeur. Ces propos, tenus le jour même où le ministre a communiqué avec le demandeur pour l’informer de son droit de faire valoir des prétentions par écrit, étaient susceptibles de créer chez une personne raisonnable et bien renseignée une crainte raisonnable de partialité. L’absence de contre‑preuve présentée par le défendeur était également un facteur qui a été pris en considération lors de l’évaluation de la partialité du ministre. Le ministre a, lorsqu’il a piloté le dossier du demandeur, agi d’une façon qui a suscité une crainte raisonnable de partialité.
2) Le paragraphe 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques prévoit que le ministre de tutelle doit consulter le conseil d’administration d’une société d’État avant de recommander la nomination de son président et le paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation précise que le pouvoir de nommer un fonctionnaire à titre amovible comporte le pouvoir de le suspendre ou de le révoquer. La question de savoir si le ministre de tutelle devait consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de formuler sa recommandation sur la fin de la nomination du demandeur dépendait de la portée et du sens du paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation. Dans l’arrêt Gill c. Québec (Ministre de la Justice), la Cour supérieure du Québec a déterminé que, si la loi est muette sur les modalités d’exercice du pouvoir de destitution, l’exercice de ce pouvoir se fait suivant les mêmes règles que la nomination. Cette affaire s’appliquait en raison de la similitude entre les paragraphes 55(1) de la loi d’interprétation québécoise et 24(1) de la loi d’interprétation canadienne. Il était nécessaire de recourir aux principes prévus dans la Loi d’interprétation puisque l’article 105 de la Loi sur la gestion des finances publiques ne contient aucune référence à la destitution. La Loi d’interprétation est une loi d’application générale dont il ne faut pas restreindre indûment la portée. L’interprétation suggérée par le juge Pigeon dans son traité Rédaction et interprétation des lois, selon laquelle les destitutions ne devraient pas être assujetties à des règles qui diffèrent des règles régissant les nominations, s’harmonise bien avec l’intention du législateur et l’objectif du paragraphe 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques. VIA Rail a été constitué sous la forme d’une société d’État pour lui assurer une certaine indépendance par rapport au gouvernement, et l’un des éléments qui permet de préserver cette indépendance est le processus de consultation du conseil d’administration au moment de la nomination et de la destitution de son président. Le défaut d’avoir respecté les procédures prévues par la loi pour l’adoption du second décret de destitution affecte la validité de ce dernier. Cette consultation était une condition préalable à l’exercice du pouvoir de recommandation du ministre et donc à l’adoption du décret.
lois et règlements cités
Décret C.P. 2001‑1294.
Décret C.P. 2005‑2341.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 24 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 89), 31(4).
Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I‑16, art. 55.
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, art. 105(1),(2),(3),(4) (mod. par L.C. 2004, ch. 16, art. 8), (5) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)), 106.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 39 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 5(F)).
Loi sur le cinéma, L.R.C. (1985), ch. N‑8, art. 16.
Loi sur l’Office national de l’énergie, S.R.C. 1970, ch. N‑6, art. 44.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 317 (mod. par DORS/2002‑417, art. 19), tarif B (mod. par DORS/2004‑283, art. 30, 31, 32), colonne V.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; Gill c. Québec (Ministre de la Justice), [1995] R.J.Q. 2690 (C.S.).
décision différenciée :
Woodley v. Yellowknife District No. 1 (2000), 22 Admin. L.R. (3d) 245; 1 C.C.E.L. (3d) 144; 2000 NWTSC 30.
décisions examinées :
Pelletier c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1545; conf. par [2007] 4 R.C.F. 81; 2007 CAF 6; Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; St‑Hilaire c. Bégin, [1982] C.A. 25 (C.A. Qué.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1982] 1 R.C.S. vi; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.
décision citée :
Commission scolaire de Montréal c. Québec (Procureure générale), [1999] R.J.Q. 2978 (C.S.).
doctrine citée
Cardinal, François. « Commandites : Myriam Bédard se dit victime du scandale » La Presse (27 février 2004).
Débats de la Chambre des communes, no 154, 38e législature, 1re session (21 novembre 2005).
Pigeon, Louis‑Philippe. Rédaction et interprétation des lois, 3e éd. Québec : Ministère des communications, 1986.
DEMANDE de contrôle judiciaire du décret adopté par la gouverneure générale en conseil en vertu du paragraphe 105(5) de la Loi sur la gestion des finances publiques et de l’article 24 de la Loi d’interprétation, sur recommandation du ministre des Transports de l’époque, mettant fin à la nomination du demandeur à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. Demande accueillie.
ont comparu :
Suzanne Côté et Patrick Girard pour le demandeur.
Carole Bureau et Rosemarie Millar pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Stikeman Elliot S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour le demandeur.
Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.
Voici les motifs du jugement et jugement rendus en français par
[1]Le juge Lemieux : Jean Pelletier, dans cette demande de contrôle judiciaire, recherche l’annulation du décret C.P. 2005‑2341(le second décret de destitu-tion), adopté par son Excellence la gouverneure générale en conseil, en vertu du paragraphe 105(5) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)] de la Loi sur la gestion des finances publiques [L.R.C. (1985), ch. F-11] (la Loi) et de l’article 24 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 89] de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, sur recommandation du ministre des Transports de l’époque, Jean Lapierre. Ce décret, reproduit en annexe, avait pour objet de mettre fin à la nomination de Jean Pelletier à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. (VIA Rail).
[2]Ce n’est pas la première fois que M. Pelletier fait appel aux pouvoirs de redressement de cette Cour pour maintenir son poste de président du conseil d’adminis-tration de VIA Rail, une fonction qu’il occupe depuis le 1er septembre 2001, à la suite de sa nomination à titre amovible (at pleasure) par le décret C.P. 2001‑1294 de son Excellence la gouverneure générale en conseil, adopté en vertu des articles 105 et 106 de la Loi, sur recommandation du ministre des Transports de l’époque, Tony Valeri, après consultation du conseil d’adminis-tration de VIA Rail.
[3]En effet, M. Pelletier a obtenu gain de cause devant mon collègue, Simon Noël, qui par décision rendue le 18 novembre 2005, a annulé le premier décret de destitution adopté par la gouverneure générale en conseil le 1er mars 2004, et a retourné le dossier de M. Pelletier devant la gouverneure générale en conseil (Pelletier c. Canada (Procureur Général), 2005 CF 1545).
[4]Le juge Noël a déterminé que le gouvernement avait un devoir d’agir équitablement envers M. Pelletier, ce que reconnaissaient d’ailleurs les procureurs du gouvernement. Selon mon collègue, le contenu de ce devoir consistait à l’aviser que sa position était en danger, à l’informer des motifs d’insatisfaction à son égard, et à lui fournir la possibilité de se faire entendre. Le juge Noël a conclu que le gouvernement a manqué à son devoir d’agir équitablement, puisque M. Pelletier n’a eu connaissance de la précarité de sa situation qu’après sa destitution le 1er mars 2004, ne connaissait pas les motifs d’insatisfaction allégués contre lui et n’a pas eu la possibilité de se faire entendre.
[5]La décision du juge Noël a été maintenue par la Cour d’appel fédérale en date du 11 janvier 2007, et le procureur général n’a pas fait de demande auprès de la Cour Suprême du Canada pour permission d’en appeler (Pelletier c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 6).
[6]Dans le cadre de la présente instance, M. Pelletier invoque trois motifs à l’encontre de la validité du second décret de destitution :
1. Jean Lapierre (le ministre), le ministre des Transports de l’époque, a fait preuve de partialité lorsqu’il a recommandé la révocation de sa nomination;
2. Le ministre avait l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de soumettre sa recommandation au Conseil des ministres, ce qu’il n’a pas fait;
3. Le second décret de destitution a été adopté après le déclenchement des élections fédérales, en violation de la convention constitutionnelle qui limite le pouvoir d’agir du Conseil des ministres une fois que celui‑ci a perdu la confiance de la Chambre des communes.
[7]Pour les motifs qui suivent, j’estime que la demande de M. Pelletier doit être accueillie au motif que le ministre a agi d’une manière qui soulève une crainte raisonnable de partialité lorsqu’il a piloté le dossier de ce dernier, à la suite de l’annulation du premier décret de destitution par cette Cour le 18 novembre 2005. Je suis aussi d’avis que le ministre Lapierre avait l’obligation statutaire de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de formuler sa recommandation et qu’il a manqué à ce devoir.
[8]Je précise que la question à savoir quelle est la norme de contrôle applicable ne sera pas examinée dans la suite des présents motifs. Cette question n’a pas été soulevée dans l’argumentation écrite des parties et j’estime que c’est avec raison. En effet, la première question examinée par cette Cour porte sur l’équité procédurale et il existe une jurisprudence abondante à l’effet qu’aucune norme ne s’applique à ce genre de question. En ce qui a trait à la seconde question, la norme applicable est celle de la décision correcte, puisque la question à savoir si le conseil d’administration devait être consulté est une question de droit, sur laquelle la Cour a une expertise plus poussée que le ministre, et que la Loi ne prévoit aucune clause privative.
[9]Je souligne également le fait que le défendeur n’a pas jugé opportun de déposer, au soutien de ses prétentions, des affidavits émanant du ministre Lapierre ou d’autres membres du gouvernement ou toute autre preuve. Ainsi, la seule preuve dont dispose la Cour en l’instance est celle présentée par le demandeur.
[10]Je prends par ailleurs acte du fait que, dans le cadre des instances antérieures, le demandeur a, con-formément à la règle 317 [mod. par DORS/2002-417, art. 19] des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), demandé qu’on lui fasse parvenir tous documents, rapports ou re-commandations relatifs à l’émission du décret contesté, ce à quoi le défendeur s’est opposé sur la base de l’arti-cle 39 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144, ann. VII, no 5 (F)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5. En l’instance, le demandeur a refait une demande en vertu de la règle 317 des Règles des Cours fédérales, une demande qui n’a été suivie d’aucune divulgation.
1. La toile de fond
[11]Par l’adoption du décret C.P. 2001‑1294 le 31 juillet 2001, le demandeur a été nommé à titre amovible pour une période de cinq ans, président du conseil d’administration de VIA Rail, à compter du 1er septembre 2001.
[12]Le 26 février 2004, le demandeur a pris part à une entrevue téléphonique avec M. François Cardinal, un journaliste au quotidien La Presse, au sujet du prétendu congédiement en janvier 2002 de Mme Myriam Bédard, une employé de VIA Rail, depuis janvier 2001. Il convient de mentionner que cette demande d’entrevue s’inscrivait également dans le contexte où Mme Bédard avait fait parvenir une lettre, en date du 13 février 2004, concernant le dossier des commandites au premier ministre de l’époque.
[13]Le lendemain, un article rapportant les paroles du demandeur était publié dans La Presse [27 février 2004] sous le titre, « commandites : Myriam Bédard se did victime du scandale ». Je reproduis les passages pertinents de cet article :
« Victime du scandale des commandites »
La médaillée olympique Myriam Bédard dit avoir été forcée de démissionner de VIA Rail
[. . .]
Dans une lettre envoyée au premier ministre Paul Martin le 13 février, l’ex‑bi‑athlète dénonce « l’ambiance pas catholique qui règnait dans le département marketing de VIA Rail, qui l’employait depuis janvier 2001. Affirmant n’être ni « une voleuse » , ni « une criminelle », elle dit « avoir creusé (sa) tombe » en travaillant de façon honnête au sein de la société ferroviaire.
Alors que le président du conseil d’administration de VIA, Jean Pelletier, qualifie le tout de « mensonge » , le cabinet du premier ministre, Paul Martin, dit prendre les allégations « très au sérieux » [. . .]
Marc Lefrançois, le président et chef de la direction de VIA qui a été suspendu par M. Martin cette semaine dans la foulée du scandale des commandites, a également nié les faits avancés par Mme Bédard [. . .]
[. . .]
Tant M. Pelletier que M. Lefrançois ont soutenu que Myriam Bédard profitait du scandale pour tenter d’en tirer un profit personnel. « Elle veut profiter d’un canot qui a l’air de voguer comme il faut, a indiqué M. Pelletier. (. . .) Elle ment de façon effrontée ».
« Je ne veux pas être méchant pour elle, a‑t‑il ajouté. Mais c’est une pauvre fille qui fait pitié, une fille qui n’a pas de conjoint que je sache. Elle a la tension d’une mère monoparentale qui a des responsabilités économiques. Dans le fond, je trouve qu’elle fait pitié. »
[. . .]
M. Lefrançois a refusé de dire pour quelle raison Mme Bédard ne travaillait plus chez VIA Rail. Mais selon la version des faits de Jean Pelletier, elle n’était tout simplement plus appréciée de ses patrons.
« Ce qu’on me dit, c’est que cette personne ne cadrait pas avec l’équipe, a‑t‑il indiqué. Ça ne marchait pas, d’aucune façon. Elle critiquait ce que son patron faisait. Elle avait ses propres idées. On lui disait que si elle n’était pas contente, peut‑être serait‑elle plus à l’aise dans une agence de publicité. »
Mais vous savez, a‑t‑il poursuivi [M. Pelletier], (les médaillés olympiques) ce sont des gens qui ont de la misère, après avoir été célébrés, à revenir sur le plancher des vaches. Redevenir un simple pékin, c’est pas facile pour ces gens qui ont été dans la lumière. »
[14]Par ailleurs, il convient de mentionner que la transcription de cette entrevue démontre que M. Pelletier a précisé au journaliste que le départ de Myriam Bédard de VIA Rail n’avait rien à voir avec le scandale des commandites.
[15]Le 27 février 2004, M. Pelletier a publié un communiqué de presse, dans lequel il s’excusait des propos qu’il avait tenus à l’endroit de Mme Bédard. À ce moment, VIA Rail a également publié un communiqué de presse énonçant que Myriam Bédard avait quitté VIA Rail de sa propre initiative.
[16]Le 1er mars 2004, le premier décret de destitution a été adopté par la gouverneure générale en conseil à l’encontre de M. Pelletier.
[17]Le jour même, Jean Lapierre, alors qu’il était candidat aux élections fédérales pour le Parti libéral, faisait un discours dans la ville de Granby. Au cours de cette allocution, dont les grandes lignes ont été rapportées dans un article paru le 2 mars 2004 dans le quotidien La Voix de L’Est, le ministre Lapierre a déclaré que les libéraux devaient faire « un ménage du printemps » parmi leur troupe, et qu’ « il y en a quelques‑uns qu’on va même mettre aux vidanges ». Le ministre aurait alors précisé que les propos de Jean Pelletier à l’endroit de Myriam Bédard étaient inacceptables et que celui‑ci faisait partie des tapis qu’il fallait sortir.
[18]Le 8 avril 2004, un rapport d’enquête produit par Michel G. Picher, un arbitre indépendant chargé de faire enquête sur le départ de Mme Bédard de VIA Rail, concluait que le départ de cette dernière avait été volontaire et que M. Pelletier n’avait en aucune façon été impliqué.
[19]Le 18 novembre 2005, le juge Simon Noël a annulé le premier décret de destitution et retourné le dossier du demandeur devant la gouverneure générale en conseil. Cette décision a été maintenue par la Cour d’appel fédérale, dans un jugement rendu le 11 janvier 2007.
[20]Le 21 novembre 2005, le ministre écrivait au demandeur pour l’inviter à faire valoir par écrit les raisons pour lesquelles la gouverneure générale en conseil ne devrait pas mettre fin à ses fonctions à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail. Je cite l’extrait suivant de cette lettre :
Le gouvernement a examiné avec grand soin la décision de la Cour fédérale du Canada et a décidé de retourner votre dossier devant la gouverneure générale en conseil pour réexamen. Le caractère amovible de votre nomination signifie que le gouverneur en conseil est investi de la discrétion de mettre fin à vos fonctions, de vous révoquer ou de vous suspendre.
Dans le contexte de cet examen, le gouvernement devra décider quelles mesures doivent être prises suite aux déclarations que vous avez faites en date du 26 février 2004 à un journaliste du journal La Presse à l’égard de Myriam Bédard […]
Ces déclarations ont été faites par vous au cours d’une période alors que vous saviez ou deviez savoir que le gouvernement encourageait les Canadiens qui pouvaient avoir de l’information sur toute situation liée aux commandites à s’avancer et à collaborer avec la Commission Gomery.
La nature et le caractère de ces déclarations soulèvent de sérieuses questions qui me portent à croire qu’il y a matière pour moi à faire une recommandation au gouverneur en conseil afin de mettre fin à votre nomination pour perte de confiance à votre égard à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. [Je souligne.]
[21]Plus tard ce jour là, le ministre a fait les déclarations suivantes à la Chambre des commu-nes [Débats de la chambre des communes, no 154, 38e législature, 1re session (21 novembre 2005)]:
M. James Moore (Port Moody—Westwood—Port Coquitlam, PCC) : Monsieur le Président, même lorsque les raisons sont évidentes, le premier ministre est incapable de congédier correctement les principaux acteurs du scandale des commandites que le juge Gomery a clairement montrés du doigt dans son rapport. Le premier ministre avait pourtant promis de faire le ménage, mais on voit, dans le cas de M. Pelletier, que le premier ministre n’est même pas capable de le congédier tout simplement.
Le premier ministre forcera‑t‑il Jean Pelletier à quitter ses fonctions à la tête de VIA Rail, oui ou non ?
L’hon. Jean Lapierre (ministre des Transports, Lib.) : Monsieur le Président, les motifs qui existaient en mars 2004 pour destituer M. Pelletier sont toujours valables. C’est pourquoi, ce matin, j’ai entamé un processus pour permettre à M. Pelletier d’être entendu quant aux raisons pour lesquelles il ne devrait pas être destitué pour ces motifs.
Or, il est évident que M. Pelletier n’a plus notre confiance pour présider le conseil de VIA Rail [Je souligne.]
[22]Le 30 novembre 2005, le demandeur a fait suite à la lettre du ministre, en lui faisant parvenir ses représentations, lesquelles portaient essentiellement sur la partialité de ce dernier, sur le maintien de sa nomination comme président du conseil d’administra-tion de VIA Rail, et sur l’absence de faute justifiant la fin de sa charge. Il convient de mentionner que, dans cette lettre, M. Pelletier mentionnait spécifiquement que « les représentations suivantes [étaient faites] sous réserve de tous les recours que je pourrais entreprendre à l’encontre de votre décision me concernant, en raison de cette violation des règles de justice naturelle ».
[23]Le 1er décembre 2005, une rencontre a eu lieu à la demande de M. Pelletier avec le ministre Lapierre et la ministre des Affaires intergouvernementales et présidente du Conseil privé de la Reine, Mme Lucienne Robillard. Les procureurs des deux parties étaient également présents.
[24]Au début de cette rencontre, le ministre s’est expliqué sur les déclarations qu’il avait faites avant d’entrer en fonction, soit celles faites dans la ville de Granby le 1er mars 2004. Il n’a toutefois fait aucun commentaire sur les déclarations qu’il a fait à la Chambre des communes le 21 novembre 2005, et ce, même si le demandeur avait précisé dans ses prétentions écrites du 30 novembre 2005 qu’il était d’avis que ces déclarations établissaient sa partialité.
[25]Par la suite, le demandeur a fait entendre l’enregistrement de l’entrevue téléphonique qu’il a donné à François Cardinal et a fait ses représentations orales. Celles‑ci ont essentiellement porté sur le fait que ses propos à l’endroit de Myriam Bédard ne justifiaient pas un congédiement, sur les conclusions du rapport Picher et sur les motifs qui auraient pu justifier une révocation pour cause de sa nomination.
[26]Le ministre Lapierre, hormis ses explications quant aux déclarations faites à Granby, n’est intervenu qu’à quelques reprises au cours de cette rencontre. Ces interventions ont porté sur l’impact des déclarations de M. Pelletier à l’endroit de Mme Bédard sur la volonté du public de fournir de l’information sur le scandale des commandites, et sur la question à savoir si M. Pelletier se devait de prendre la défense de VIA Rail à la suite des allégations faites par Mme Bédard. Mme Robillard s’est, quant à elle, abstenue de tout commentaire. J’ajoute que le ministre, en réponse à une question formulée par le demandeur relative au délai dans lequel la décision serait prise, aurait dit qu’il rendrait la décision dans un délai raisonnable, soit après avoir réfléchi à ce qui avait été dit au cours de la rencontre à tête reposée.
[27]Le jour même où la rencontre entre le ministre et le demandeur a eu lieu, soit le 1er décembre 2005, le Parlement a été dissous par proclamation royale à la suite d’un vote de non‑confiance.
[28]Le 19 décembre 2005, un avis d’appel à l’encontre du jugement du juge Noël a été déposé.
[29]Le 22 décembre 2005, le second décret de destitution a été adopté par la gouverneure générale en conseil sur recommandation du ministre Lapierre, sans que le conseil d’administration de VIA Rail n’ait été consulté. En agissant de la sorte, le gouvernement a décidé, tout comme lors du premier décret de destitution, de révoquer la nomination de M. Pelletier pour cause d’inconduite.
[30]Le décret, reproduit en annexe, prévoit essentiellement que la gouverneure générale en conseil a perdu confiance en Jean Pelletier, à la suite des propos qu’il a tenus à l’endroit de Mme Bédard, alors que le gouvernement encourageait les personnes détenant de l’information sur le programme des commandites à se manifester. Pour ces raisons, la gouverneure générale en conseil, sur recommandation du ministre des Transports, a mis fin à la nomination de M. Pelletier, et ce, en vertu du paragraphe 105(5) de la Loi et de l’article 24 de la Loi d’interprétation.
2. La décision de la Cour d’appel fédérale
[31]Avant de procéder à l’analyse des motifs soulevés par le demandeur à l’encontre du second décret de destitution, j’estime opportun de résumer les propos de la Cour d’appel fédérale, lesquels ont été rendus par le juge Denis Pelletier et auxquels ont souscrit les juges Décary et Nadon, puisque ceux‑ci sont susceptibles de guider mon analyse.
[32]En premier lieu, je tiens à rappeler et à faire mienne la remarque formulée par le juge Pelletier [au paragraphe 34], au tout début de l’analyse de prétentions du procureur général, quant au droit du gouvernement à mettre un terme à la nomination de M. Pelletier :
En guise de remarque préliminaire, il importe de se rappeler que le débat, ici, n’est pas de déterminer si le gouvernement avait le droit de mettre un terme à la nomination de M. Pelletier. Ce dernier occupait ses fonctions à titre amovible. Le gouvernement avait dès lors le droit de révoquer sa nomination en tout temps et pour quelque raison que ce soit. Le devoir d’équité procédurale, quel qu’en soit le contenu, s’applique strictement au processus par lequel le gouvernement exerce son pouvoir de destitution; il n’est d’aucune pertinence en ce qui a trait à la substance de la décision elle‑même. Le droit d’être informé et le droit d’être entendu n’emportent pas, par déduction ou autrement, le droit d’être destitué seulement pour des motifs qui rencontrent une norme de rationalité (voir Knight, aux pages 674 et 675).
[33]Dans ses motifs, le juge Pelletier [au paragraphe 49] a ensuite souligné la différence entre une destitution pour cause d’inconduite et une destitution fondée sur des motifs purement politiques, et il a confirmé qu’étant donné que la nomination de M. Pelletier avait été révoquée pour cause d’inconduite, la norme la plus élevée d’équité procédurale s’appliquait. Je reproduis le passage pertinent des motifs du juge Pelletier sur cette question :
J’en arrive ainsi à la conclusion que lorsque le gouvernement, dans l’exercice de son pouvoir statutaire de destituer une personne nommée à titre amovible, envisage la possibilité de la destituer pour cause d’inconduite, le devoir d’équité procédurale exige, lorsque cette personne ne sait pas que son poste est en jeu en raison de cette inconduite, qu’elle soit informée de la possibilité d’une destitution et des motifs d’inconduite qui lui sont reprochés et qu’elle se voit offrir l’opportunité de se faire entendre.
[34]Finalement, le juge Pelletier, compte tenu de ses conclusions, n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur l’argument, présenté par le demandeur, quant à la nécessité de consulter le conseil d’administration pour en destituer M. Pelletier, un argument soulevé une fois de plus en l’instance. Il a toutefois fait quelques commentaires sur l’argument formulé par le défendeur voulant que M. Valeri ne pouvait pas, en raison du principe de la confidentialité des délibérations du Cabinet, informer M. Pelletier des motifs pouvant ou ayant mené à sa destitution. Il a effectivement déterminé que cet argument était spécieux, et que s’il était approprié de rendre publics les motifs de destitution de M. Pelletier au moyen d’un communiqué de presse, il était certainement approprié d’en informer M. Pelletier auparavant.
3. L’analyse
La partialité
[35]En l’instance, l’impartialité du ministre Lapierre, qui était responsable de faire une recommandation quant au maintien ou à la révocation de la nomination du demandeur, est mise en doute par le demandeur. Le demandeur prétend en effet que le ministre était inhabile à exercer cette fonction et que, de ce fait, le décret de destitution est nul.
[36]La question à savoir si le demandeur avait droit à l’impartialité ne se pose pas réellement, puisqu’il a été déterminé, au cours des instances précédentes, que M. Pelletier avait droit à l’équité procédurale, laquelle incluait notamment le droit d’être entendu. Or, « [l]es règles exigeant qu’un tribunal administratif fasse preuve d’ouverture d’esprit et qu’il soit, en fait et en apparence, exempt de partialité font partie du principe audi alteram partem auquel est assujetti tout décideur. » (Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1190). Les remarques formulées par la Cour suprême sous la plume du juge Cory, dans Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissionners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, à la page 636 abondent également en ce sens :
Bien que tous les corps administratifs soient soumis à l’obligation d’agir équitablement, l’étendue de cette obligation tient à la nature et à la fonction du tribunal en question. Voir Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602. L’obligation d’agir équitablement comprend celle d’assurer aux parties l’équité procédurale, qui ne peut tout simplement pas exister s’il y a partialité de la part d’un décideur [Je souligne.]
[37]Par ailleurs, dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 675, la juge Claire L’heureux‑Dubé a rappelé qu’un des objectifs poursuivis par l’obligation d’agir équitable-ment est de permettre à la personne dont l’emploi est menacé d’amener l’employeur à changer d’avis :
Dans le cas d’une charge occupée selon bon plaisir comme dans celui d’une charge dont on ne peut être renvoyé que pour un motif valable, l’un des buts de l’obligation d’agir équitablement imposée à l’organisme administratif est le même, savoir de permettre à l’employé de tenter d’amener l’employeur à changer d’avis au sujet du congédiement. La valeur d’une telle possibilité ne devrait pas dépendre des raisons du renvoi.
[38]Dans le cas qui nous occupe, la question à savoir si M. Pelletier devait être destitué de ses fonctions relevait en premier lieu du ministre des Transports, soit le ministre Lapierre. Le rôle de ce dernier a donc consisté à communiquer avec le demandeur, à recueillir ses représentations par écrit et de façon orale, et à faire une recommandation en tant que ministre de tutelle. Il s’agit donc d’un rôle qui peut être qualifié de prélimi-naire, en ce sens que la décision du ministre n’est pas en soi une décision finale, puisque le Conseil des ministres pouvait décider de ne pas suivre sa recommandation. Quoique préliminaire, le rôle du ministre dans la prise de la décision de destituer le demandeur demeure significatif, puisque sa recommandation a eu une influence certaine sur la décision du Conseil des ministres.
[39]Lors de l’audience, le défendeur a reconnu que le ministre, en tant que personne chargée d’entendre M. Pelletier et de formuler une recommandation, avait un devoir d’agir équitablement et qu’il ne devait pas avoir l’esprit fermé. J’estime que c’est à bon droit que cette admission a été faite, puisque le ministre a joué un rôle significatif dans l’adoption du second décret de destitution.
[40]Cette conclusion est supportée par les propos de la juge Claire L’Heureux‑Dubé, formulés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 45, suivant lesquels l’obligation d’agir équitablement, soit d’une façon qui ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité, s’applique au décideur même si la décision qu’il rend n’est pas finale, dans la mesure où il joue un rôle significatif :
L’équité procédurale exige également que les décisions soient rendues par un décideur impartial, sans crainte raisonnable de partialité. L’intimé soutient que le juge Simpson a eu raison de conclure que les notes de l’agent Lorenz ne peuvent pas donner lieu à une crainte raisonnable de partialité, parce que le vrai décideur était l’agent Caden, qui a simplement fait une revue de la recommandation préparée par son subalterne. L’obligation d’agir équitablement et, en conséquence, d’une façon qui ne donne pas lieu à une crainte raisonnable de partialité, s’applique, à mon avis, à tous les agents d’immigration qui jouent un rôle significatif dans la prise de décision, qu’ils soient des agents de réexamen subalternes, ou ceux qui rendent la décision finale. L’agent subordonné joue un rôle important dans le processus, et si une personne ayant un rôle aussi central n’agit pas de façon impartiale, la décision elle‑même ne peut pas être considérée comme ayant été rendue de façon impartiale. En outre, comme je le dis au paragraphe précédent, les notes de l’agent Lorenz constituent les motifs de la décision, et si elles donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité, la décision elle‑même en est viciée.
[41]En statuant de la sorte, la juge L’Heureux‑Dubé a continué de suivre la tangente qu’elle avait prise, alors qu’elle siégeait à la Cour d’appel du Québec, dans St‑Hilaire c. Bégin, [1982] C.A. 25. Dans cet arrêt, la juge avait effectivement déterminé que le commissaire, chargé par une commission municipale de faire enquête sur l’administration d’une ville, en l’espèce Rimouski, avait le devoir d’agir avec impartialité, puisque la recommandation qu’il rend est susceptible d’affecter les droits d’un administré. Il convient de préciser que, dans cette décision, la Cour a spécifiquement rejeté l’argu-ment voulant que le commissaire n’avait pas à agir de façon impartiale, puisque son rôle n’est pas de rendre jugement, mais bien de recueillir les faits et de faire rapport au gouvernement. Par ailleurs, la demande d’autorisation d’en appeler de ce jugement à la Cour suprême a été refusée ([1982] 1 R.C.S. vi).
[42]Ceci dit, pour déterminer si le ministre, de par son comportement ou ses déclarations, a fait preuve de partialité réelle ou a suscité une crainte de partialité, il est nécessaire de définir la norme d’impartialité à laquelle il était soumis.
[43]La notion de partialité a été définie de la façon suivante par la Cour suprême dans la décision R. c. S.(R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, aux paragraphes 104 et suivants :
Dans un sens plus positif, l’impartialité peut être décrite— peut‑être de façon quelque peu inexacte—comme l’état d’esprit de l’arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis.
Par contraste, la partialité dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines questions.
Par ailleurs, le demandeur qui soulève la partialité d’un décideur n’a pas à démontrer une partialité réelle, il doit plutôt soulever une crainte raisonnable de partialité.
[44]Dans la mesure où il est impossible d’évaluer l’état d’esprit exact d’un décideur, les tribunaux ont adopté le point de vue de l’apparence de partialité (Newfoundland Telephone Co., précité, à la page 636) :
Il est évidemment impossible de déterminer exactement l’état d’esprit d’une personne qui a rendu une décision d’une commission administrative. C’est pourquoi les cours de justice ont adopté le point de vue que l’apparence d’impartialité constitue en soi un élément essentiel de l’équité procédurale. Pour assurer l’équité, la conduite des membres des tribunaux administratifs est appréciée par rapport au critère de la crainte raisonnable de partialité. Ce critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur.
[45]Le contenu de la norme d’impartialité à laquelle est soumis un décideur varie notamment selon le terme de la loi en vertu de laquelle agit le décideur en question, la nature particulière de la tâche qu’il a à remplir; et le type de décision qu’il est appelé à rendre (Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc., précité, à la page 119). Une revue de la jurisprudence sur cette question établit l’existence de deux standards d’impartialité, dont l’un s’applique davantage aux fonctions judiciaires ou quasi-judicaires, soit le critère de la crainte raisonnable de partialité; et l’autre aux organismes ou aux agents exerçant des fonctions administratives, soit le critère de l’esprit fermé.
[46]La norme de la crainte raisonnable de partialité a été définie ainsi par la Cour suprême, à la page 394 de la décision Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369 :
La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » [Je souligne.]
[47]La norme de l’esprit fermé a, quant à elle, été définie comme suit par la Cour suprême, à la page 1197 de la décision Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc., précitée :
La partie qui allègue la partialité entraînant l’inhabilité doit établir que l’affaire a en fait été préjugée, de sorte qu’il ne servirait à rien de présenter des arguments contredisant le point de vue adopté. Les déclarations de conseillers individuels, bien qu’elles puissent fort bien créer une apparence de partialité, ne satisfont au critère que si la cour conclut qu’elles sont l’expression d’une opinion finale et irrévocable sur la question. Il importe de se rappeler à ce propos que ni le fait d’appuyer une mesure devant un comité ni le fait de voter en faveur de cette mesure ne constituera, en l’absence d’une indication du caractère définitif de la position prise, une preuve de partialité entraînant l’inhabilité.
[48]Le critère le plus sévère, soit celui de la crainte raisonnable de partialité, a été appliqué par la Cour Suprême, dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autres, précité. La Cour suprême a déterminé, dans cette affaire, que le président de l’Office était inhabile à présider l’audition d’une demande de certificat de commodité et de nécessité publique pour le pipeline dans la vallée du Mackenzie, présentée en vertu de l’article 44 de Loi sur l’Office national de l’énergie, S.R.C. 1970, ch. N‑6, au motif qu’il avait participé de façon active aux travaux d’un groupe d’étude composé de personnes ayant un intérêt dans le projet. Il convient de mentionner que, dans le cadre de l’audition d’une telle demande, l’Office exerce un rôle quasi judiciaire et que ses tâches n’ont ni un caractère politique ni un caractère législatif.
[49]Le critère de l’esprit fermé a été appliqué par la Cour suprême, dans l’arrêt Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc., précité, à un conseiller municipal. Le conseiller municipal en question siégeait sur le conseil municipal relativement à une demande de modification de zonage pour permettre la mise en œuvre d’un projet immobilier. Avant la tenue des audiences publiques, le conseiller avait participé de façon personnelle à l’élaboration d’un projet d’aménagement et avait donné son approbation au projet dans des réunions privées du comité des finances. La Cour suprême a déterminé que le conseiller n’était pas préjugé au point de devenir inhabile à siéger sur le comité municipal, puisque rien n’indiquait qu’il avait pris une décision finale et irrévocable. La Cour a par ailleurs souligné le fait que le rôle de conseiller municipal était associé à un niveau inhérent de préjugé, et qu’il ne fallait pas imposer aux personnes occupant cette fonction une norme d’impartialité trop sévère, de manière à leur permette de remplir leurs fonctions.
[50]Dans l’arrêt Newfoundland Telephone Co., la Cour suprême a appliqué deux normes différentes quant à la crainte de partialité : la norme de la crainte raisonnable de partialité au stade de l’audience, et la norme de l’esprit fermé au stade de l’enquête. Dans ce cas, la Cour suprême a conclu qu’un membre de la « Board of Commissioners of Public Utilities », une commission jouant un rôle de régulation économique, était inhabile à siéger sur une affaire, au motif que des commentaires publics qu’il avait faits, tant avant que pendant l’audience, soulevaient une crainte raisonnable de partialité.
[51]En l’instance, la crainte de partialité soulevée par le demandeur est celle du ministre responsable de faire une recommandation à la gouverneure générale en conseil, quant au maintien ou à la révocation d’un fonctionnaire nommé à titre amovible. Le rôle du ministre, dans la destitution de M. Pelletier, s’inscrivait dans un contexte particulier : premièrement, la portée des obligations du gouvernement à l’endroit du demandeur a été établie par une décision judiciaire, soit celle du juge Noël; et deuxièmement, la destitution dont a fait l’objet M. Pelletier n’est pas une destitution sans cause, mais bien une destitution justifiée par l’inconduite de ce dernier, ce qui justifie l’application de la norme la plus élevée d’équité procédurale, comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale. J’ajoute que le rôle du ministre, alors qu’il se prononçait sur le cas de M. Pelletier, ne s’inscrivait pas le cadre de l’élaboration de politiques générales ou de principes d’ordre législatif, mais consistait à entendre et à soupeser les représentations de M. Pelletier.
[52]J’en arrive donc à la conclusion que, compte tenu de la nature particulière de la tâche que le ministre avait à accomplir et du type de recommandation qu’il a formulé, la norme d’impartialité à laquelle il était assujetti, une fois le processus visant à destituer M. Pelletier de ses fonctions enclenché, soit à partir du 21 novembre 2005, est celle de la crainte raisonnable de partialité. Cette solution s’apparente à celle adoptée par la Cour suprême dans Newfoundland Telephone Co., précité, aux pages 642 et 643.
[53]Le défendeur a invoqué la décision Woodley v. Yellowknife District No. 1 (2000), 22 Admin. L.R. (3d) 245 (C.S.T.N.-O.) pour tenter de minimiser le contenu du devoir d’agir équitablement du ministre, plus particulièrement pour que la norme la moins sévère, soit celle de l’esprit fermé, lui soit appliquée. Cette décision ne trouve pas d’application en l’espèce, étant donné que les circonstances sur lesquelles s’appuie la crainte raisonnable de partialité soulevée par le demandeur consistent en des événements qui sont survenus après que le processus de destitution de M. Pelletier ait été enclenché, et que dès lors ce dernier était en droit de s’attendre à ce que la conduite du ministre soit « de nature à ne susciter aucune crainte raisonnable de partialité » (Newfoundland Telephone Co., précité, à la page 643).
[54]Les circonstances sur lesquelles s’appuie la crainte de partialité soulevée par le demandeur sont les suivantes :
‑ Avant d’être ministre, M. Lapierre a déclaré en parlant du demandeur « qu’il fallait sortir nos tapis » et qu’ « il y en a quelques‑uns qu’on va mettre aux vidanges ».
‑ Trois jours après que n’ait été rendue la décision du juge Noël, soit le 21 novembre 2005, le ministre Lapierre a communiqué à M. Pelletier les motifs d’inconduite qui lui étaient reprochés par le gouvernement et l’a informé de son droit de faire des représentations écrites;
‑ Plus tard le même jour, le ministre Lapierre a déclaré à la Chambre des communes que les motifs qui existaient en mars 2004 pour destituer Pelletier étaient toujours valables et que, même si une lettre lui donnant l’opportunité d’être entendu avait été envoyée à ce dernier, il était évident qu’il avait perdu la confiance du gouvernement.
[55]J’estime important de souligner que le demandeur a, dans ses représentations écrites, soulevé la crainte de partialité qu’il entretenait à l’égard du ministre Lapierre, et qu’il a référé spécifiquement aux deux déclarations du ministre sur lesquelles se fondait sa crainte. Par ailleurs, au tout début de la rencontre visant à permettre à M. Pelletier de faire ses représentations orales, le ministre a fait des précisions sur les allégations de partialité faites par le demandeur. Je cite les passages en question de la transcription :
Tout d’abord merci d’avoir répondu à ma lettre et d’être là ce matin. Je pense qu’il y a une précision que je voudrais apporter, parce que quand j’ai pris connaissance de votre lettre, dans laquelle vous faites référence à mon discours à Granby, je dois vous dire sincèrement qu’au moment où j’ai fait ce fameux discours‑là, je n’avais aucune idée du sort qui vous attendait ou quoi que ce soit, puisque je n’étais pas membre du gouvernement et j’étais là comme orateur candidat qui ne savait rien.
J’ai appris, après la fin de mes discours, votre renvoi. Et donc, je ne veux pas que vous preniez ça personnel, parce que c’était une expression imagée, mais je n’avais aucune idée franchement, vous dire, parce que je n’étais pas dans le secret des dieux, j’étais un simple candidat, aucunement membre du gouvernement et qui faisait de la route et qui haranguait les foules, mais je n’avais pas aucune idée et c’est pour ça si ça a pu être interprété comme étant vous attaquer directement, je sais que ce n’était pas vraiment le cas, parce que je n’avais aucune idée, je parlais d’un grand ménage printanier en général et sans penser à aucun individu, parce que je n’avais aucune idée de ce qui vous attendait, je n’avais eu aucune discussion avec qui que ce soit.
Je veux le préciser, parce que vraiment, ça n’a jamais été mon intention de vous blesser personnellement et c’était une expression générale, imagée, mais qui ne vous concernait pas directement. Je n’avais aucune idée à ce moment‑là et je l’ai appris quand je suis sorti de la salle. Là, les journalistes qui étaient en contact avec la presse canadienne et je ne sais pas trop quoi et c’est là que je l’ai appris. Mais je n’étais pas dans le secret des dieux et je voulais le préciser, parce que ce n’est pas ce que je pense de vous.
En dehors de ça, bien écoutez, j’ai pris connaissance de votre lettre et ça me ferait plaisir de vous entendre.
[56]Dans la mesure où des explications ont été données par le ministre sur les déclarations faites dans le cadre de son discours à Granby, et où ces déclarations ont été faites avant son entrée en fonction, je suis d’avis qu’elles n’ont pas pour effet de le rendre inhabile à agir dans le dossier de Pelletier.
[57]Il n’en va toutefois pas de même des propos tenus par le ministre à la Chambre des communes. J’estime opportun de reproduire une fois de plus le passage pertinent des débats parlementaires :
M. James Moore (Port Moody—Westwood—Port Coquitlam, PCC) : Monsieur le Président, même lorsque les raisons sont évidentes, le premier ministre est incapable de congédier correctement les principaux acteurs du scandale des commandites que le juge Gomery a clairement montrés du doigt dans son rapport. Le premier ministre avait pourtant promis de faire le ménage, mais on voit, dans le cas de M. Pelletier, que le premier ministre n’est même pas capable de le congédier tout simplement.
Le premier ministre forcera‑t‑il Jean Pelletier à quitter ses fonctions à la tête de VIA Rail, oui ou non ?
L’hon. Jean Lapierre (ministre des Transports, Lib.) : Monsieur le Président, les motifs qui existaient en mars 2004 pour destituer M. Pelletier sont toujours valables. C’est pourquoi, ce matin, j’ai entamé un processus pour permettre à M. Pelletier d’être entendu quant aux raisons pour lesquelles il ne devrait pas être destitué pour ces motifs.
Or, il est évident que M. Pelletier n’a plus notre confiance pour présider le conseil de VIA Rail.
[58]Cet extrait démontre l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, puisqu’il établit que, même si la possibilité de faire des représentations était offerte au demandeur, le ministre n’avait pas l’intention de changer d’avis quant à sa révocation : il, parlant au nom du gouvernement en place, avait perdu confiance en M. Pelletier. Je considère que ces propos, tenus le jour même où le ministre a communiqué avec le demandeur pour l’informer de son droit de faire valoir ses prétentions par écrit, sont susceptibles de créer chez une personne raisonnable et bien renseignée une crainte de partialité.
[59]S’ajoute également à cette déclaration, la chronologie bien particulière des événements qui ont donné lieu à l’adoption du second décret de destitution : avant même que la décision du juge Noël ne soit définitive, soit trois jours après qu’elle ait été rendue ou le lundi suivant, le ministre a enclenché le processus pour destituer M. Pelletier de nouveau; et le décret de destitution a été adopté en pleine période électorale. La chronologie des événements de même que la réserve dont a fait preuve le ministre Lapierre dans les questions qu’il a adressées au demandeur lors de la rencontre du 1er décembre 2005, démontrent la volonté du ministre de décider rapidement du sort de M. Pelletier, et sont des facteurs qui appuient l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. En l’absence de contre‑preuve faite par le défendeur, j’estime qu’il n’y a pas lieu d’amoindrir les propos du ministre Lapierre eu égard au fait qu’ils ont été tenus en chambre parlementaire. J’ajoute qu’un tel argument n’a pas été soulevé devant moi.
[60]Tout bien pesé, j’estime qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique croirait, compte tenu des circonstances identifiées ci‑haut, selon toute vraisemblance que le ministre n’était pas dans un état d’esprit « désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis » (R. c. S.(R.D.), précité, au paragraphe 104). Je précise que l’absence de contre‑preuve présentée par le défendeur est également un facteur qui a été pris en considération lors de l’évaluation de la partialité du ministre.
[61]La mention dans le décret des éléments considérés lors de la prise de la décision ne suffit pas à établir que le ministre était impartial, lorsqu’il a recommandé à la gouverneure générale en conseil de destituer M. Pelletier, et donc à renverser la preuve d’apparence de partialité faite par le demandeur.
[62]Pour ces raisons, je suis d’avis que le ministre a, lorsqu’il a piloté le dossier de M. Pelletier, agi d’une façon qui suscite une crainte raisonnable de partialité.
L’obligation de consulter le conseil d’administration
[63]Compte tenu de ma conclusion quant à la partialité du ministre, il n’est pas nécessaire que je traite des autres motifs invoqués par le demandeur à l’encontre de la validité du second décret de la destitution. J’entends malgré tout, par souci de complétude, examiner le second motif soulevé, lequel porte sur l’obligation pour le ministre de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de recommander la destitution du président.
[64]En l’instance, le demandeur soulève que le décret de destitution est nul et ultra vires parce qu’il a été adopté sans que la procédure applicable n’ait été suivie, c’est‑à‑dire que, selon lui, le gouvernement aurait dû consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de mettre fin à sa nomination. Cette obligation résulterait de la combinaison du paragraphe 105(6) de la Loi et du paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation. Ces dispositions se lisent comme suit :
[Loi sur la gestion des finances publiques, art. 105(4) (mod. par L.C. 2004, ch. 16, art. 8)]
105. (1) À l’exception des administrateurs‑dirigeants, les administrateurs d’une société d’État mère sont nommés à titre amovible par le ministre de tutelle, avec l’approbation du gouverneur en conseil, pour des mandats respectifs de trois ans au maximum, ces mandats étant, dans la mesure du possible, échelonnés de manière que leur expiration au cours d’une même année touche au plus la moitié des administrateurs.
(2) La majorité des administrateurs d’une société d’État mère ne peut être constituée de dirigeants ou de salariés de la société ou d’une personne morale de son groupe.
(3) Le mandat des administrateurs d’une société d’État mère est renouvelable.
(4) Malgré le paragraphe (1), s’il n’est pas pourvu à leur succession, le mandat des administrateurs d’une société d’État mère, autres que les administrateurs‑dirigeants, se prolonge jusqu’à la nomination de leur remplaçant.
(5) Les administrateurs‑dirigeants d’une société d’État mère sont nommés à titre amovible par le gouverneur en conseil pour le mandat que celui‑ci estime indiqué.
(6) Le ministre de tutelle consulte le conseil d’administration d’une société d’État mère avant que ses administrateurs‑dirigeants ne soient nommés.
[Loi d’interprétation]
24. (1) Le pouvoir de nomination d’un fonctionnaire public à titre amovible comporte pour l’autorité qui en est investie les autres pouvoirs suivants :
a) celui de mettre fin à ses fonctions, de le révoquer ou de le suspendre;
b) celui de le nommer de nouveau ou de le réintégrer dans ses fonctions;
c) celui de nommer un remplaçant ou une autre personne chargée d’agir à sa place.
[65]Le paragraphe 105(6) de la Loi prévoit que le ministre de tutelle doit consulter le conseil d’adminis-tration d’une société d’État avant de recommander la nomination de son président. Le demandeur soutient essentiellement que, dans la mesure où rien n’est prévu dans cette loi quant à la destitution, il faut référer au paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation. Cette disposition prévoit que le pouvoir de nommer un fonctionnaire à titre amovible comporte le pouvoir de le suspendre ou de le révoquer. Le demandeur ajoute que le pouvoir de révocation prévu dans la Loi d’interprétation s’exerce suivant les mêmes modalités que la nomination, soit après que le ministre de tutelle ait consulté le conseil d’administration, ce qui n’a pas été fait en l’espèce.
[66]Il m’apparaît que la question, à savoir si le ministre en tutelle devait consulter le conseil d’adminis-tration de VIA Rail avant de formuler sa recomman-dation sur la fin à la nomination de M. Pelletier, dépend de la portée et du sens du paragraphe 24(1) de la Loi d’interprétation. Les auteurs canadiens ne semblent pas avoir traité spécifiquement de cette question, et il en va de même de la jurisprudence canadienne.
[67]Le demandeur réfère cette Cour à la décision Gill c. Québec (Ministre de la Justice), [1995] R.J.Q. 2690 (C.S.). Dans Gill, la juge Nicole Duval Hesler, maintenant à la Cour d’appel du Québec, a déterminé que, si la loi est muette sur les modalités d’exercice du pouvoir de destitution, l’exercice de ce pouvoir se fait suivant les mêmes règles que la nomination. La juge, au soutien de cette conclusion, cite les propos du juge Pigeon dans son traité Rédaction et interprétation des lois, 3e éd. Je reproduis la page 2695 de cette décision :
Les lois (Loi d’interprétation) (L.R.Q., ch. I-16, art. 55) et principes d’interprétation consacrent la règle selon laquelle « le droit de nomination comporte celui de destitution » :
Par conséquent, lorsque l’on ne veut pas que la destitution soit assujettie à une règle différente de celle de la nomination, il n’est pas nécessaire d’en parler (Louis‑Philippe Pigeon. Rédaction et interprétation des lois. 3e éd. Québec : Publications du Québec, 1986, P. 35).
Le tribunal en conclut qu’à la fois un arrêté ministériel (et non sous‑ministériel) et l’assentiment du juge en chef de cette cour sont requis pour destituer Me Gill de ses fonctions de greffière spéciale de la Cour supérieure pour le district de Terrebonne. Il s’ensuit donc que cette destitution ne peut s’opérer sans une demande de révocation de sa nomination au juge en chef de la Cour supérieure (Pellerin, supra, note 3, 930).
[68]Il convient de mentionner que la décision de la juge Duval Hesler a été suivie par le juge Pierre J. Dalphond, lequel siège maintenant à la Cour d’appel du Québec, dans la décision Commission scolaire de Montréal c. Québec (Procureure générale), [1999] R.J.Q. 2978 (C.S.).
[69]Quoique je ne sois pas formellement lié par les décisions de la Cour supérieure du Québec, rien ne s’oppose à ce que j’applique dans la présente instance une solution semblable, puisque la lecture parallèle des paragraphes 55(1) de la Loi d’interprétation québécoise et 24(1) de la Loi d’interprétation canadienne établit la similitude des deux législations sur cette question. L’article 55 de la Loi d’interprétation, L.R.Q., ch. I‑16 se lit effectivement comme suit :
55. Le droit de nomination à un emploi ou fonction comporte celui de destitution.
[70]L’argumentation du défendeur sur ce point de droit consiste essentiellement à dire que l’interprétation du demandeur ajoute une condition à la Loi, alors que le texte est clair et exprime complètement ce que le législateur entendait y exprimer. Le défendeur a également prétendu que, lorsque le Parlement veut exiger que la révocation se fasse sur recommandation d’un autre organisme, il l’édicte spécifiquement comme c’est le cas à l’article 16 de la Loi sur le cinéma, L.R.C. (1985), ch. N‑8 et au paragraphe 31(4) de la Loi d’interprétation.
[71]J’ai examiné avec attention ces arguments et je conclus qu’ils ne peuvent pas être retenus en l’espèce.
[72]En effet, je suis d’avis que l’interprétation soumise par le défendeur est en désaccord avec l’approche adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, dont je cite le paragraphe 21 :
Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci‑après « Construction of Statutes »); Pierre‑André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :
[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. [Je souligne.]
[73]Tout d’abord, il est difficile de prétendre que le texte de l’article 105 de la Loi est clair, en ce qui a trait à la destitution, puisqu’aucune référence n’y est faite, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est nécessaire de recourir aux principes prévus dans la Loi d’interprétation. Ensuite, l’interprétation proposée par le défendeur signifie que, peu importe les règles prescrites par la loi pour procéder à la nomination d’un fonctionnaire, il est possible de le destituer sans suivre aucune procédure déterminée. Finalement, le fait que le législateur ait cru bon de préciser dans la Loi sur le cinéma et dans la Loi d’interprétation que les modalités de destitution des fonctionnaires et d’abrogation des règlements étaient les mêmes que les modalités applicables à la nomination et à l’adoption, n’a pas pour effet de détruire le principe général selon lequel, en l’absence d’indication contraire, la destitution se fait en suivant la même procédure que la nomination. J’estime que c’est par prudence que ces précisions ont été apportées par le législateur. J’ajoute que la Loi d’interprétation est une loi d’application générale dont il ne faut pas restreindre indûment la portée.
[74]J’estime que l’interprétation suggérée par l’ancien juge Pigeon s’harmonise bien avec l’intention du législateur et l’objectif de l’article 105(6) de la Loi. Il m’apparaît effectivement logique que le conseil d’administration de VIA Rail soit consulté par le ministre en tutelle, puisque ce dernier est à même d’éclairer le gouvernement sur l’impact de la destitution de son président sur la gestion de la société d’État. Il faut par ailleurs se rappeler que VIA Rail a été constitué sous la forme d’une société d’État pour lui assurer une certaine indépendance par rapport au gouvernement, et qu’un des éléments qui permet de préserver cette indépendance est le processus de consultation du conseil d’administration au moment de la nomination et de la destitution de son président.
[75]Ainsi, le défaut d’avoir respecté les procédures prévues par la loi pour l’adoption du second décret de destitution affecte la validité de ce dernier. Cette consultation était une condition préalable à l’exercice du pouvoir de recommandation du ministre et donc à l’adoption du décret. Je tiens à préciser que l’obligation pour le ministre de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant d’en destituer le président ne constitue pas un bien lourd fardeau, dans la mesure où il n’est aucunement lié par la volonté du conseil d’adminis-tration.
[76] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
4. Conclusion
[77]La gouverneure générale en conseil avait l’obligation d’agir équitablement, ce qui implique que le demandeur avait droit à l’impartialité. Cette garantie procédurale s’étend, compte tenu du rôle significatif qu’il joue, au ministre chargé de faire une recomman-dation au Conseil des ministres quant au maintien ou à la révocation de la nomination d’un fonctionnaire nommé à titre amovible, comme c’est le cas pour M. Pelletier. Le ministre se devait d’agir de façon impartiale, c’est‑à‑dire d’une façon qui ne soulève aucune crainte raisonnable de partialité, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce. Par ailleurs, le ministre aurait dû consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de recommander la destitution de son président, M. Pelletier.
[78]En conséquence, j’accueille la demande de révision judiciaire et ordonne l’annulation du décret de destitution. Il n’est pas nécessaire que je déclare en vigueur le décret de nomination, comme le requiert le demandeur, car ce décret n’a pas été subséquemment validement modifié ou annulé.
[79]J’accorde les dépens au demandeur. Ce dernier a demandé que les dépens soient adjugés en sa faveur sur une base avocat‑client. De tels dépens sont accordés lorsqu’« il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d’une des parties » (Baker, précité, au paragraphe 77). À l’instar du juge Pelletier, je suis d’avis que la preuve d’une telle conduite n’a pas été faite en l’instance.
[80]Ceci dit, compte tenu du résultat de l’instance et de l’importance et de la complexité des questions en litige, j’adjuge les dépens sur la base partie‑partie, taxés en conformité avec la colonne V du tableau du tarif B [mod. par DORS/2004-283, art. 30, 31, 32] des Règles des Cours fédérales.
JUGEMENT
Cette Cour ordonne l’annulation du décret C.P. 2005‑2341 avec dépens, taxés en conformité avec la colonne V du tableau du tarif B des Régles des Cours fédérales.
ANNEXE
C.P. 2005‑2341
Attendu que Jean Pelletier a été nommé président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc., à titre amovible, par le décret C.P. 2001‑1294 du 31 juillet 2001, pour une période de cinq ans à compter du 1er septembre 2001;
Attendu que le 26 février 2004, le quotidien La Presse a publié le compte rendu d’une entrevue avec Jean Pelletier dans laquelle il a fait certaines déclarations au sujet de Myriam Bédard;
Attendu qu’au moment de faire ces déclarations Jean Pelletier était le président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc.;
Attendu que ces déclarations ont été faites alors que le gouvernement encourageait les Canadiens qui détenaient de l’information au sujet du programme des commandites à se manifester et à collaborer avec la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires;
Attendu que, le 18 novembre 2005, la Cour fédérale a ordonné l’annulation du décret C.P. 2004‑158 du 1er mars 2004 et que le dossier de Jean Pelletier soit retourné à la gouverneure générale en conseil;
Attendu que, par lettre datée du 21 novembre 2005, le ministre des Transports a invité Jean Pelletier à lui présenter par écrit les raisons pour lesquelles il ne conviendrait pas de mettre fin à sa nomination à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc.;
Attendu que Jean Pelletier a présenté ses observations au ministre des Transports par écrit le 30 novembre 2005 et de vive voix le 1er décembre 2005;
Attendu que la gouverneure générale en conseil a tenu compte :
a) de l’article du journal La Presse du 26 février 2004 et d’une transcription de l’entrevue qui en est le sujet;
b) la lettre datée du 21 novembre 2005 du ministre des Transports à Jean Pelletier;
c) des observations écrites par Jean Pelletier, ou pour son compte, et reçus le 30 novembre 2005;
d) le rapport de l’enquêteur indépendant Michel G. Picher au sujet du départ de Myriam Bédard, du 8 avril 2004, soumis par Jean Pelletier le 1er décembre, 2005;
e) d’une transcription des observations orales faites par Jean Pelletier ou pour son compte, le 1er décembre 2005;
Attendu que la gouverneure en conseil a perdu confiance en Jean Pelletier à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc.;
À ces causes, sur recommandation du ministre des Transports et en vertu du paragraphe 105(5) de la Loi sur la gestion des finances publiques, Son Excellence la Gouverneur générale en conseil met fin à la nomination de Jean Pelletier à titre de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc., faite par le décret C.P. 2001‑1294 du 31 juillet 2001.