A‑528‑05
2006 CAF 358
Procureur général du Canada (appelant)
c.
Daniel Israel Assh (intimé)
Répertorié : Assh c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Linden, Nadon et Evans, J.C.A.—Ottawa, 19 septembre et 3 novembre 2006.
Fonction publique — Conflit d’intérêts — Appel d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire d’une directive donnée par le ministère des Affaires des anciens combattants à l’intimé, son employé, de refuser ou de rendre le legs de 5 000 $ que lui avait fait une ancienne cliente — L’intimé avait aidé la testatrice (ancienne combattante et veuve d’un ancien combattant) à obtenir une pension — L’acceptation du legs contrevenait‑elle au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique publié par le Conseil du Trésor? — Interprétation des art. 6e), 27, 28 du Code — L’objet du Code est d’accroître la confiance du public dans l’intégrité de la fonction publique — Les récompenses personnelles d’une certaine importance pour les services rendus n’ont pas leur place dans les relations professionnelles entre les fonctionnaires et leurs clients — Il y a une possibilité réelle que l’acceptation d’un legs par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions nuise à l’exercice de ses fonctions officielles — Appel accueilli, le juge Nadon, J.C.A, dissident.
Anciens combattants — L’intimé est employé par le ministère des Affaires des anciens combattants en tant qu’avocat‑conseil spécialisé en pensions chargé d’aider les anciens combattants et leurs conjoints survivants à obtenir une pension — Une ancienne cliente lui a fait un legs de 5 000 $ comme marque de gratitude pour l’avoir aidée à obtenir sa pension — Vu le Code régissant les conflits d’intérêts et l’après-mandat s’appliquant à la fonction publique, la notion du client raisonnable et bien informé du ministère des Affaires des anciens combattants est pertinente — L’obligation des employés de signaler les legs prévue dans la directive des Affaires des anciens combattants permet à la direction de décider si l’acceptation d’un legs pourrait donner l’impression que cela puisse avoir une influence sur la manière dont l’employé s’acquittera à l’avenir de ses obligations à l’égard de ses clients — Il y a une possibilité réelle que l’acceptation d’un legs par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions nuise à l’exercice de ses fonctions officielles et porte atteinte à la confiance qu’ont les clients dans l’impartialité des employés des Affaires des anciens combattants.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle judiciaire — L’intimé, avocat‑conseil spécialisé en pensions, est employé par le ministère des Affaires des anciens combattants — Une ancienne cliente lui a fait un legs de 5 000 $ comme marque de gratitude pour l’avoir aidée à obtenir sa pension — La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la directive donnée par le ministère des Affaires des anciens combattants de refuser ou de rendre le legs conformément au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique — Au regard des considérations pragmatiques et fonctionnelles, la décision correcte est la norme de contrôle appropriée à l’égard de la décision concernant l’interprétation des articles pertinents du Code et l’application de la disposition concernant un éventuel abus d’influence — Le Code est en fait incorporé au contrat de travail et les décideurs administratifs responsables de son interprétation et de son application ne sont pas indépendants de l’employeur — Le critère pertinent quant à l’existence d’un conflit d’intérêts apparent est semblable au concept de la crainte raisonnable de partialité concernant les décideurs soumis à l’obligation d’agir équitablement et au strict principe selon lequel les fiduciaires ne peuvent normalement pas conserver les avantages obtenus dans les circonstances où il y a un conflit potentiel entre leurs intérêts personnels et leurs obligations légales.
Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la directive donnée à l’intimé par le ministère des Affaires des anciens combattants de refuser ou de rendre le legs que lui avait fait une ancienne cliente. L’intimé est un avocat qui est employé par le ministère des Affaires des anciens combattants en tant qu’avocat‑conseil spécialisé en pensions chargé d’aider les anciens combattants et leurs conjoints survivants à obtenir leur pension. De 1993 à 1996, il a aidé Maria Adrienne Orn, veuve d’un ancien combattant et elle‑même ancienne combattante, à obtenir une pension. Cinq ans plus tard, alors qu’elle était hospitalisée et très malade, Mme Orn a modifié son testament et y a ajouté un legs de 5 000 $ à l’intimé. Après le décès de Mme Orn et après avoir été mis au courant du legs, l’intimé en a immédiatement informé son superviseur, affirmant qu’il n’était nullement au courant du testament de Mme Orn, que l’acceptation de ce legs ne pouvait créer de risque de conflit d’intérêts et, partant, qu’il avait l’intention d’accepter le legs. Le directeur général des Ressources humaines, Affaires des anciens combattants, l’a informé que l’acceptation du legs contreviendrait au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique (Code régissant les conflits d’intérêts) et lui a ordonné de le refuser ou, s’il l’avait déjà accepté, de remettre la somme à la succession. L’intimé a contesté cette décision aux premier et dernier paliers de la procédure interne de grief, conformément à l’article 91 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. La décision a été confirmée, et le grief rejeté, devant ces deux instances. L’intimé a alors contesté la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief devant un arbitre, qui a accueilli le grief. La Cour fédérale a infirmé la décision de l’arbitre qui, selon elle Cour, n’avait pas compétence en la matière, mais a fait siennes les conclusions indiquant que ces faits ne donnaient lieu à aucun conflit d’intérêts et a infirmé la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief.
La question soulevée dans le présent appel était de savoir si l’intimé pouvait accepter un legs de 5 000 $ que lui avait fait une ancienne cliente comme marque de gratitude pour l’avoir aidée à obtenir sa pension.
Arrêt (le juge Nadon, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.
Le juge Evans, J.C.A. (avec l’accord du juge Linden, J.C.A.) : Aucune loi ne régit le droit d’un fonctionnaire fédéral d’accepter un legs d’un client. Le Code régissant les conflits d’intérêts en vigueur à l’époque pertinente était une directive du Conseil du Trésor déposée à la Chambre des communes le 8 septembre 1985. L’article 7 du Code oblige, les fonctionnaires fédéraux à se conformer à ses dispositions car il fait partie de leurs conditions d’emploi. Le Code régissant les conflits d’intérêts n’a pas la qualité d’une « règle de droit », mais bon nombre de ses dispositions imposent des obligations très précises aux employés et le respect du Code est une condition d’emploi. Dans ces circonstances, il convient, afin de décider quelle est la norme de contrôle applicable, d’assimiler le Code régissant les conflits d’intérêts à une loi. Le critère à suivre pour savoir si la conduite du fonctionnaire donne lieu à un conflit d’intérêts apparent est assez semblable à celui qui est suivi pour savoir s’il y a crainte raisonnable de partialité. Le Code régissant les conflits d’intérêts, y compris les dispositions en litige, est conçu pour assurer le maintien des normes professionnelles les plus élevées au sein de la fonction publique, l’intégrité du gouvernement et la confiance du public dans l’objectivité et l’impartialité des fonctionnaires auxquels il s’adresse. Au regard des considérations pragmatiques et fonctionnelles, la décision correcte est la norme de contrôle appropriée à l’égard de la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief concernant l’interprétation des articles pertinents du Code et l’application de la disposition concernant un éventuel abus d’influence.
Deux questions d’interprétation se posaient. Premièrement, l’alinéa 6e) du Code dispose qu’il « est interdit [à l’employé] [. . .] d’accepter les transferts de valeurs économiques, [. . .] sauf s’il s’agit de transferts résultant d’un marché exécutoire ou d’un droit de propriété. » L’expression « transferts de valeurs économiques » est très large. Grâce à l’exclusion des transferts de valeurs économiques « résultant d’un marché exécutoire ou d’un droit de propriété », sont autorisés les avantages acquis par suite d’un droit qui n’est pas lié à l’exercice des fonctions officielles de l’employé. L’interpré-tation de l’intimé, selon laquelle l’alinéa 6e) ne s’applique pas aux legs testamentaires parce qu’il avait le droit de recevoir et de conserver le legs du fait de son droit en tant que bénéficiaire d’exiger que l’exécuteur administre la succession, fait passer la forme avant le fond en faisant une distinction entre la réception d’un legs et le droit légal du bénéficiaire d’exiger de l’exécuteur qu’il administre la succession conformément aux clauses du testament. De telles arguties n’ont pas de place dans l’interprétation de ce qui doit être considéré comme un principe général visant à guider la conduite des employés. L’alinéa 6e) doit être lu de concert avec les dispositions qui énoncent des mesures plus précises conçues pour assurer le respect de ces principes. Suivant l’article 27 du Code, « [l]es employés doivent refuser tout cadeau, marque d’hospitalité ou autre avantage qui risque d’avoir une influence sur leur jugement ou l’exercice de leurs fonctions officielles. » L’article 27 n’est pas limité aux avantages qui pourraient influencer la manière dont les employés s’acquittent de leurs fonctions officielles à l’égard de la personne qui fait le cadeau contesté. Il faut également se demander si la personne raisonnable penserait que, au cas où les avocats‑conseils spécialisés en pensions étaient autorisés à accepter un legs qui leur est fait dans des circonstances semblables à celles de l’espèce, cela pourrait les influencer dans la manière dont ils s’acquittent de leurs fonctions officielles à l’égard d’autres clients et entrer en conflit avec leur obligation de faire de leur mieux pour aider tous leurs clients à avoir gain de cause dans leurs demandes de pension. Sur le plan de l’interprétation, la question de savoir si une personne raisonnable pourrait se poser ces questions est visée par l’article 27. Enfin, l’interprétation de l’application de l’article 28 du Code doit tenir compte d’une différence importante qui existe entre les versions française et anglaise du texte. Selon la version anglaise, un fonctionnaire peut accepter des « incidental gifts, hospitality or other benefits » à l’occasion d’activités liées à ses fonctions officielles, si les conditions énoncées aux alinéas a), b) et c) sont respectées. Toutefois, la version française limite l’application de l’article 28 aux cadeaux, marques d’hospitalité ou autres avantages « d’une valeur peu importante ». Il n’y a pas de telle restriction dans le texte anglais. C’est le texte français qu’il faut retenir, principalement parce que cette version respecte la structure du texte et évite qu’il y ait double emploi et incompatibilité entre les articles 27 et 28. Par conséquent, l’article 28 ne s’applique pas à l’espèce, étant donné qu’un legs de 5 000 $ a plus qu’une valeur minime.
L’application de l’article 27 doit tenir compte de l’objet du Code qui est d’accroître la confiance du public dans l’intégrité de la fonction publique et il faut donc à cet égard éviter autant que possible les risques. Les récompenses personnelles d’une certaine importance pour les services rendus n’ont pas leur place dans les relations professionnelles entre les fonction-naires et leurs clients. Conclure qu’une personne raisonnable penserait qu’il y a une possibilité réelle que l’acceptation par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions d’un legs de 5 000 $ pourrait l’influencer dans l’exécution de ses obligations à l’égard d’autres clients est également compatible avec le principe général énoncé à l’alinéa 6e) du Code. L’obligation des employés, selon la directive des Affaires des anciens combattants, de signaler les legs permet à la direction de décider si, compte tenu de toutes les circonstances, l’acceptation du legs pourrait donner l’impression que cela pourrait avoir une influence sur la manière dont l’employé s’acquittera à l’avenir de ses obligations à l’égard de ses clients. En disposant à l’alinéa 6b) que les employés doivent « avoir une conduite si irréprochable qu’elle puisse résister à l’examen public le plus minutieux », le Code fait aussi clairement ressortir que le respect d’une norme rigoureuse en matière de conflit d’intérêts est une condition d’emploi dans la fonction publique. Une personne raisonnable croirait qu’il y a une possibilité réaliste que l’acceptation de ce legs par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions pourrait influencer l’exercice futur de ses fonctions officielles et diminuerait la confiance qu’ont les clients dans l’impartialité des employés des Affaires des anciens combattants sur lesquels ils comptent. On ne pourrait pas dire non plus que de refuser le legs à l’intimé lui impose un lourd fardeau. Lui refuser d’accepter le legs n’a pas eu d’effet négatif sur ses droits constitutionnels, sa réputation ou sa carrière.
Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : Le ministère des Affaires des anciens combattants n’a pas interdit l’acceptation de legs non sollicités, mais il a donné ordre à ses employés de signaler la chose, de sorte que « [L]a procédure relative aux conflits d’intérêts puisse s’appliquer. » Puisque le ministère n’a pas encore interdit à ses employés d’accepter de tels legs, il n’y avait pas de fondement à la conclusion qu’il était justifié d’adopter une démarche visant à « éviter autant que possible les risques » pour l’application de l’article 27. La question était donc de savoir si la personne bien renseignée penserait que les relations de l’intimé avec ses clients actuels et futurs pourraient être touchées de telle manière qu’elles soulèvent des inquiétudes quant à savoir s’il est susceptible de favoriser certains clients par rapport à d’autres en raison de la possibilité que ceux‑ci puissent lui laisser un legs. Vu les faits en l’espèce, la personne bien renseignée répondrait à la question par la négative. Si ce legs a une influence sur l’intimé, il est probable qu’il l’incitera à offrir de meilleurs services à l’ensemble de ses clients. La meilleure solution pourrait être d’interdire totalement aux fonctionnaires d’accepter des legs dans des circonstances semblables à celles de l’espèce.
lois et règlements cités
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P‑35, art. 91, 92 (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 68).
jurisprudence citée
décisions examinées :
Canada (Procureur général) c. Assh, 2005 CF 734; Vaughan c. Canada, [2003] 3 C.F. 645; 2003 CAF 76; Endicott c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253; Threader c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 1 C.F. 41 (C.A.).
décisions citées :
Assh c. Conseil du Trésor (Anciens Combattants), 2004 CRTFP 111; Peet c. Canada (Procureur général), [1994] 3 C.F. 128 (1re inst.); Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369.
doctrine citée
Conseil du Trésor du Canada. Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique. Ottawa : Ministère des Approvisionnements et Services, 2003.
Conseil du Trésor du Canada. Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique. Ottawa : Approvisionnements et Services, 1985, rév. 1987.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2005 CF 1411) qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire d’une directive donnée par le ministère des Affaires des anciens combattants à l’intimé, son employé, de refuser ou de rendre le legs de 5 000 $ que lui avait fait son ancienne cliente comme marque de gratitude pour l’avoir aidée à obtenir sa pension. Appel accueilli.
ont comparu :
Michel W. LeFrançois pour l’appelant.
Steven J. Welchner pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Welchner Law Office, Ottawa, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A.:
A. INTRODUCTION
[1]Daniel Israel Assh est avocat; il est employé par le ministère des Affaires des anciens combattants en tant qu’avocat‑conseil spécialisé en pensions chargé d’aider les anciens combattants et leurs conjoints survivants à obtenir leur pension. La question soulevée dans le présent appel est de savoir s’il peut accepter un legs de 5 000 $ que lui a fait une ancienne cliente comme marque de gratitude pour l’avoir aidée à obtenir sa pension.
[2]Le ministère soutient que l’acceptation de ce legs serait contraire au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique (Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1985) (le Code régissant les conflits d’intérêts ou le Code) publié par le Conseil du Trésor.
[3]M. Assh soutient, au contraire, qu’aucune personne raisonnable, au courant des circonstances inhabituelles de cette affaire, ne pourrait croire que l’acceptation de ce legs le placerait dans une position où il pourrait faire passer ses intérêts personnels avant ses obligations envers son client. Il prétend que même s’il accepte ce legs, il n’y a même pas l’apparence d’un conflit d’intérêts et d’obligations, étant donné qu’un legs ne prend effet qu’après la mort du donateur, c’est‑à‑dire à une date à laquelle M. Assh ne peut plus fournir de services professionnels au client donateur.
[4]M. Assh a demandé le contrôle judiciaire de la directive qui lui a été donnée par le ministère des Affaires des anciens combattants de refuser ou de rendre le legs conformément au Code. Un juge de la Cour fédérale a accueilli cette demande et annulé la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief qui avait maintenu la décision originale : Assh c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1411. En toute déférence, je crois que le juge a commis une erreur dans sa conclusion. Je suis d’avis d’accueillir l’appel, de rejeter la demande de contrôle judiciaire et de rétablir la décision qui a été rendue au dernier palier de la procédure de grief.
B. LE CONTEXTE FACTUEL
[5]M. Assh est avocat‑conseil spécialisé en pensions au district d’Edmonton du Bureau des avocats‑conseils des pensions, ministère des Affaires des anciens combattants. De 1993 à 1996, il a aidé Maria Adrienne Orn, veuve d’un ancien combattant et elle‑même ancienne combattante, et elle a ainsi réussi à obtenir une pension. En juillet 2001, alors qu’elle était hospitalisée et très malade, Mme Orn a modifié son testament, avec l’aide de son avocat, James Odishaw, et y a ajouté le legs destiné à M. Assh. Elle a fait des legs particuliers d’une valeur de plus de 100 000 $ et légué le reste de ses biens à plusieurs héritiers désignés et à un organisme de charité. Son décès est survenu trois semaines plus tard.
[6]En août 2001, M. Assh a reçu un message de la secrétaire de M. Odishaw, l’informant que Mme Orn lui avait fait un legs de 5 000 $. M. Assh a immédiatement informé son superviseur, Evan Elkin, de ce don, affirmant qu’il n’était nullement au courant du testament de Mme Orn et que l’acceptation de ce legs ne pouvait créer de risque de conflit d’intérêts parce que, manifestement, elle ne s’attendait plus à ce qu’il puisse lui offrir d’autres services. En outre, comme Mme Orn est décédée sans laisser d’enfant, elle ne pouvait pas lui avoir fait ce legs dans l’espoir qu’il puisse leur offrir une aide spéciale. Par conséquent, il avait l’intention d’accepter le legs. M. Elkin a répondu à M. Assh qu’il devait [traduction] « attendre un peu » et ce [traduction] « jusqu’à ce que les autorités ministé-rielles indiquées se soient prononcées sur la question ».
[7]En septembre 2001, M. Assh a déposé un rapport confidentiel auprès de M. Fenety, directeur général des Ressources humaines, Affaires des anciens combattants, dans lequel il décrivait le legs, en précisant qu’il avait l’intention de l’accepter, et les circonstances dans lesquelles il avait représenté Mme Orn.
[8]M. Assh a déclaré qu’il n’avait jamais proposé, de manière indirecte ou impérative, à Mme Orn de lui accorder un avantage pécuniaire, ni de son vivant ni sur son lit de mort, et qu’il n’était absolument pas au courant du legs avant que le bureau de M. Odishaw l’en informe par téléphone en août 2001. En outre, il a déclaré qu’il n’avait pas agi pour le compte de Mme Orn depuis 1996.
[9]Dans la lettre de deux pages datée du 11 janvier 2002, M. Fenety a expliqué à M. Assh que l’acceptation du legs fait par Mme Orn contreviendrait au Code régissant les conflits d’intérêts, et il lui a ordonné de le refuser ou, s’il l’avait déjà accepté, de remettre la somme à la succession.
[10]Le 11 février 2002, M. Odishaw a fait parvenir à M. Assh un chèque de 5 000 $, l’ayant formellement avisé du legs dans une lettre en date du 21 décembre 2001. Le 15 février 2002, M. Assh a rendu le chèque de 5 000 $ non encaissé à M. Odishaw, qui a accepté de détenir les fonds pour lui, jusqu’à ce que ce conflit concernant le legs soit résolu avec le Ministère.
[11]En réponse à la lettre de M. Assh, M. Odishaw l’a informé en mars 2002 que son nom n’avait jamais figuré dans le testament de Mme Orn avant qu’elle le modifie trois semaines avant son décès. M. Odishaw a également déclaré que Mme Orn lui avait dit qu’elle faisait ce legs parce que M. Assh l’avait beaucoup aidée à obtenir sa pension.
[12]M. Assh a contesté la décision de M. Fenety aux premier et dernier paliers de la procédure interne de grief, conformément à l’article 91 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P‑35 (LRTFP). La décision de M. Fenety a été maintenue et le grief rejeté devant ces deux instances. M. Assh a demandé le contrôle judiciaire de la décision du comité du dernier palier de la procédure de grief.
C. LE RÉGIME LÉGISLATIF
[13]Aucune loi ne régit le droit d’un fonctionnaire fédéral d’accepter un legs d’un client. Le Code régissant les conflits d’intérêts qui était en vigueur à l’époque pertinente est une directive du Conseil du Trésor, qui a été déposée par le Premier ministre à la Chambre des communes le 8 septembre 1985. L’article 7 du Code oblige, les fonctionnaires fédéraux à se conformer à ses dispositions car il fait partie de leurs conditions d’emploi.
[14]La première partie du Code est intitulée « Principes et administration »; les dispositions les plus pertinentes au présent appel sont reproduites ci‑dessous.
Objet
4. Le présent code a pour objet d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des employés et dans l’adminis-tration publique fédérale :
[. . .]
c) en établissant à l’intention de tous les employés des règles de conduite claires au sujet des conflits d’intérêts et de l’après‑mandat; et
d) en réduisant au minimum les possibilités de conflit entre les intérêts personnels des employés et leurs fonctions officielles, et en prévoyant les moyens de régler de tels conflits, le cas échéant, dans l’intérêt public.
[. . .]
Principes
6. Chaque employé doit se conformer aux principes suivants :
a) il doit exercer ses fonctions officielles et organiser ses affaires personnelles de façon à préserver et à faire accroître la confiance du public dans l’intégrité, l’objectivité et l’impartialité du gouvernement;
b) il doit avoir une conduite si irréprochable qu’elle puisse résister à l’examen public le plus minutieux; pour s’acquitter de cette obligation, il ne lui suffit pas simplement d’observer la loi;
[. . .]
e) mis à part les cadeaux, les marques d’hospitalité et les autres avantages d’une valeur minime, il lui est interdit de solliciter ou d’accepter les transferts de valeurs économiques, sauf s’il s’agit de transferts résultant d’un marché exécutoire ou d’un droit de propriété;
[. . .]
Document d’attestation
7. Avant ou au moment d’assumer leurs fonctions officielles, les employés doivent signer un document attestant qu’ils ont lu et compris le code et qu’ils s’engagent, comme condition d’emploi, à l’observer. [. . .]
[. . .]
Mesures d’observation supplémentaires
11. L’administrateur général d’un ministère peut ajouter aux mesures d’observation figurant aux parties II et III des procédures et des directives supplémentaires :
‑ à l’égard de situations qui, sur le plan des conflits d’intérêts ou de l’après‑mandat, sont particulières aux responsabilités uniques ou spéciales du ministère; et
[. . .]
Ces mesures doivent être approuvées par le Conseil du Trésor avant d’être mises en vigueur.
[15]La Partie II est intitulée « Mesures d’observation régissant les conflits d’intérêts » et, celles qui sont pertinentes quant au présent appel sont reproduites ci‑dessous.
Objet
14. Les mesures d’observation énoncent les procédures et les modalités administratives que les fonctionnaires sont tenus d’observer afin de réduire au minimum les risques de conflits d’intérêts et de permettre le règlement, dans l’intérêt public, de tout conflit d’intérêts qui pourrait se produire.
[. . .]
Cadeaux, marques d’hospitalité et autres avantages
27. Les employés doivent refuser tout cadeau, marque d’hospitalité ou autre avantage qui risque d’avoir une influence sur leur jugement ou l’exercice de leurs fonctions officielles. Il est interdit aux employés d’accepter directement ou indirectement un cadeau, une marque d’hospitalité ou un avantage, offert par une personne, un groupe ou un organisme qui entretient des rapports avec le gouvernement.
28. Cependant, les employés peuvent, à l’occasion d’activités liées à leurs fonctions officielles, accepter des cadeaux, des marques d’hospitalité ou d’autres avantages d’une valeur peu importante, si ceux‑ci :
a) sont conformes aux règles de la bienséance, de la courtoisie ou de l’hospitalité;
b) ne sont pas de nature à laisser planer des doutes quant à leur objectivité ou à leur impartialité;
c) ne compromettent aucunement l’intégrité du gouvernement.
29. Lorsque les employés se voient dans l’impossibilité de refuser un cadeau, une marque d’hospitalité ou un autre avantage non autorisé, ils doivent le signaler immédiatement à l’administrateur désigné. Ce dernier peut exiger qu’un cadeau de ce genre soit conservé par le ministère ou soit cédé à des fins charitables. [Non souligné dans l’original.]
[16]L’article 11 du Code régissant les conflits d’intérêts autorise l’administrateur général d’un ministère à étoffer les mesures qui figurent dans la Partie II du Code. Le ministère des Affaires des anciens combattants a émis à l’intention de ses employés une directive supplémentaire concernant les testaments et les successions. La directive met l’accent sur le fait que de nombreux clients de ce ministère sont des personnes âgées, parfois vulnérables, et qu’elles peuvent se sentir particulièrement reconnaissantes envers les personnes qui les ont aidées et :
[. . .] sentir le besoin de récompenser l’excellence du service en faisant un cadeau ou un don, ou en établissant une fiducie spéciale pour le Ministère. Ces cadeaux ou dons, même s’ils sont offerts avec les meilleures intentions, peuvent être perçus comme étant davantage dans l’intérêt des employés ou du Ministère que dans l’intérêt des clients ou de leurs familles.
[17]La directive stipule que les employés doivent remplir leurs devoirs et fonctions en toute « intégrité, objectivité et impartialité », et qu’ils ne doivent pas avoir une conduite qui pourrait être perçue
[. . .] comme leur permettant de retirer un gain (p. ex. profiter de leur poste au ministère pour rechercher les bonnes grâces d’un client à des fins personnelles).
[18]En outre, la directive interdit aux employés de solliciter des legs d’argent en leur faveur. Par ailleurs, elle ne prévoit pas les cas dans lesquels les employés peuvent accepter des dons. Toutefois, elle stipule que, lorsque l’employé est institué légataire par un client, il doit le signaler au « fonctionnaire compétent » qui est nommé ou désigné dans le Code régissant les conflits d’intérêts, et que « la procédure relative aux conflits d’intérêts s’applique ». M. Assh s’est conformé à cette disposition en avisant M. Elkin en août 2001, dès qu’il a été informé du legs.
D. LA DÉCISION ADMINISTRATIVE VISÉE PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE
[19]La décision contestée est celle qui a été rendue au dernier palier de la procédure de grief. Toutefois, puisque cette décision et celle qui a été rendue au premier palier de la procédure de grief ont été prises par des employés du ministère des Affaires des anciens combattants, et qu’elles ont confirmé la décision initiale de M. Fenety, il convient d’examiner les motifs exposés aux trois paliers afin de bien comprendre le fondement de la décision contestée en l’espèce.
[20]En outre, une quatrième décision administrative a été rendue en l’espèce par un arbitre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (telle était alors son nom), en vertu de l’article 92 [mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 68] de la LRTFP. Après avoir reçu la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief, M. Assh s’est adressé à la Commission afin de contester le refus du Ministère de lui permettre d’accepter le legs. Contrairement aux comités des premier et dernier paliers de la procédure de grief, l’arbitre est indépendant de l’employeur. L’arbitre a accueilli le grief et a annulé le refus du ministère des Affaires des anciens combattants de l’autoriser à accepter le legs : Assh c. Conseil du Trésor (Anciens Combattants), 2004 CRTFP 111.
[21]Toutefois, la décision de l’arbitre a à son tour été infirmée par le juge suppléant Strayer de la Cour fédérale, au terme d’une instance en contrôle judiciaire, au motif que, puisque la décision du ministère des Affaires des anciens combattants n’était pas de nature disciplinaire, elle ne relevait pas de la compétence conférée aux arbitres par l’article 92 : Canada (Procureur général) c. Assh 2005 CF 734. Le juge Strayer a dit (au paragraphe 11) qu’il n’était pas suffisant que M. Assh eût pu être l’objet d’une mesure disciplinaire parce qu’il aurait manqué à son contrat de travail s’il avait accepté le legs malgré la décision de M. Fenety. Toutefois, le juge n’a fait aucune observation sur le bien‑fondé de la décision de l’arbitre et les motifs donnés à l’appui de celle‑ci.
(i) La décision de M. Fenety
[22]Après avoir examiné les alinéas 6a) et b) du Code régissant les conflits d’intérêts, M. Fenety a déclaré dans sa lettre communiquant la décision :
[traduction] Au vu de ces dispositions, si le public apprend qu’un legs a été accepté, cela peut ternir la perception qu’il a de l’intégrité de la fonction publique et diminuer la confiance qu’il entretient dans la fonction publique. Par conséquent, les employés doivent non seulement agir avec intégrité concrètement, mais le public doit le percevoir ainsi.
[23]Il a signalé que l’alinéa 6e) interdit l’acceptation de cadeaux autres que ceux d’une valeur minime, comme le legs de 5 000 $ de Mme Orn. Il s’est appuyé sur les alinéas 28b) et c) pour tirer les conclusions suivantes :
[traduction] Accepter un legs de 5 000 $ ne peut raisonnablement être considéré comme étant conforme aux règles de la courtoisie. L’acceptation par les fonctionnaires de cadeaux et de legs offerts par des clients risque de laisser planer des doutes et de faire croire au public qu’il y a un prix à payer pour obtenir un traitement de faveur, ce qui compromet l’intégrité du gouvernement. Le public doit être convaincu qu’un fonctionnaire offre les mêmes services à tous.
[24]Par conséquent, il a conclu que M. Assh ne pouvait accepter ni conserver le legs. M. Fenety conclut sa lettre de décision en félicitant M. Assh [traduction] « de m’avoir informé de ce legs, ce qui montre son honnêteté, son intégrité et son professionnalisme ».
(ii) La décision au premier palier de la procédure de grief
[25]M. Elkin, le directeur régional des avocats‑ conseils des pensions pour la région de l’Ouest, a entendu le grief de M. Assh au premier palier. Il a conclu que le legs était visé par l’alinéa 6e) du Code pour les motifs suivants : la seule relation entre M. Assh et Mme Orn était la relation avocat‑client; le legs a été fait par Mme Orn en guise de reconnaissance pour les efforts de M. Assh qui l’a aidée à obtenir sa pension; il est d’une valeur « substantielle »; et il n’est pas exclu de l’alinéa 6e) au titre de « marché exécutoire ou droit de propriété ».
[26]Se penchant sur les autres dispositions du Code régissant les conflits d’intérêts, M. Elkin a déclaré que, aux termes de l’article 27, les employés doivent refuser les cadeaux qui risquent de les influencer dans l’exercice de leurs fonctions officielles. L’article 28 autorise uniquement les cadeaux qui sont « conformes aux règles de la bienséance, de la courtoisie ou de l’hospitalité ». Le legs de 5 000 $ n’est pas visé par cette expression.
[27]Comme M. Fenety, M. Elkin a félicité M. Assh pour la [traduction] « grande intégrité » dont il avait fait preuve en signalant le legs dès qu’il en avait été informé. Néanmoins, dans sa décision du 19 août 2002, il conclut qu’il doit [traduction] « malheureusement » souscrire à la décision de M. Fenety et rejeter le grief.
(iii) La décision au dernier palier de la procédure de grief
[28]Au dernier palier de la procédure applicable, M. Assh était représenté par un avocat de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, syndicat dont il est membre. Dans ses observations, M. Assh a mis l’accent sur le fait que les dispositions pertinentes du Code régissant les conflits d’intérêts ne s’appliquaient qu’aux cadeaux faits par des personnes vivantes, et ne s’appliquaient donc pas aux legs, puisqu’un legs ne peut avoir influencé le fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions à l’égard du donateur.
[29]Dans les motifs de sa décision, en date du 6 novembre 2002, M. MacLeod, avocat‑conseil en chef du Bureau de services juridiques des pensions, a déclaré qu’à son avis l’interprétation que M. Assh donnait de l’article 27 est trop restrictive et ne tenait pas compte du contexte. À son avis :
[traduction] L’objet des différentes dispositions du Code [. . .] est d’empêcher qu’il y ait aux yeux du public un conflit d’intérêts réel ou potentiel du fait de l’exercice de vos fonctions officielles à l’endroit de clients actuels ou futurs.
[30]Qu’un avantage prenne la forme d’un legs testamentaire ou d’un don entre vifs n’est pas décisif. Tout en approuvant la décision selon laquelle M. Assh ne pouvait accepter le legs puisque celui‑ci dépassait la valeur prévue à l’alinéa 6e) et à l’article 28 du Code régissant les conflits d’intérêts, M. MacLeod a également félicité M. Assh pour l’intégrité dont il a fait preuve en signalant rapidement le legs en question.
E. LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[31]Après avoir examiné le contexte de cette affaire, les dispositions pertinentes du Code régissant les conflits d’intérêts, et une partie de la jurisprudence pertinente, le juge saisi de la demande a énoncé (au paragraphe 21) la démarche qu’il entendait suivre :
Il convient d’appliquer le Code d’une manière éclairée et en fonction de son objet, et le décideur doit être informé de tous les faits pertinents et en tenir compte, de même qu’il ne doit pas rendre une décision superficielle. L’approche à suivre devrait s’inspirer du critère formulé par la Cour d’appel fédérale dans Threader [c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 1 C.F. 41 (C.A.)] au paragraphe 23 :
Est‑ce qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le fonctionnaire, consciemment ou non, sera influencé par les considéra-tions d’intérêt personnel dans l’exercice de ses fonctions officielles?
[32]Le juge a conclu que la question en litige au dernier palier de la procédure de grief supposait qu’on applique les règles du Code aux faits de l’espèce, et qu’elle pouvait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter.
[33]Il a déclaré (au paragraphe 23) que le comité des griefs de dernier palier en était resté à un « niveau superficiel » quand il a apprécié les faits et que ceux‑ci « auraient requis une analyse plus approfondie ». Il a estimé que l’analyse de l’arbitre était « plus approfondie » (au paragraphe 24), et il a admis et fait siennes les conclusions indiquant que ces faits ne donnaient lieu à aucun conflit d’intérêts, réel ou apparent, et il a infirmé la décision du comité des griefs de dernier palier.
F. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
Question no 1 : Norme de contrôle
(i) Existence d’une clause privative ou d’un droit d’appel
[34]En vertu de l’article 91 de la LRTFP, M. Assh a contesté la décision de M. Fenety selon laquelle le Code régissant les conflits d’intérêts l’empêchait d’accepter le legs de Mme Orn. Le paragraphe 96(3) de cette Loi dispose :
96. [. . .]
(3) [. . .] la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est finale et obligatoire, et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief ainsi tranché. [Soulignement ajouté.]
[35]Il s’agit d’une clause privative assez faible, ce qui suggère simplement qu’il faut faire preuve d’une certaine retenue à l’égard de la décision du décideur : voir l’arrêt Vaughan c. Canada, [2003] 3 C.F. 645 (C.A.), aux paragraphes 125 à 130.
(ii) Les questions en litige
[36]Le présent appel ne porte sur aucune conclusion se rapportant à des faits essentiels ou à des déductions de fait. Les questions en litige portent sur l’interprétation et l’application de certains aspects du Code régissant les conflits d’intérêts aux faits constatés.
[37]Les tribunaux ont généralement tendance à faire preuve de retenue à l’égard des organismes adminis-tratifs quand ceux‑ci appliquent la loi aux faits, mais ils sont plus disposés à considérer l’interprétation de la loi comme étant une question sur laquelle ils ont au moins autant d’expertise que le tribunal qui fait l’objet du contrôle.
[38]Le statut juridique du Code régissant les conflits d’intérêts n’est pas clairement établi. Il n’a pas la qualité d’une « règle de droit » étant donné qu’il n’est pas contenu dans une loi, il n’a pas été adopté en vertu d’un pouvoir légal distinct, et qu’il n’a pas été promulgué dans le cadre d’un décret. Par ailleurs, bon nombre de ses dispositions imposent des obligations très précises aux employés et le respect du Code est une condition d’emploi.
[39]En outre, l’article 91 de la LRTFP autorise l’employé à déposer un grief à l’encontre d’une décision de l’employeur portant sur l’interprétation ou l’applica-tion d’un acte pris par l’employeur concernant les conditions d’emploi. Une partie peut présenter une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un comité interne de griefs en vertu de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], pour une erreur de droit, entre autres motifs : arrêt Vaughan, au paragraphe 136.
[40]Dans ces circonstances, il convient, afin de décider quelle est la norme de contrôle applicable, d’assimiler le Code régissant les conflits d’intérêts à une loi. Ainsi, dans la décision Endicott c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253, au paragraphe 9, le juge suppléant Strayer a convenu avec les avocats des parties que l’interprétation par le comité des griefs de l’expression « avis officiel » dans une politique du Conseil du Trésor pouvait faire l’objet d’un contrôle suivant la norme de la décision correcte. Pour ce qui est du statut juridique du Code, voir également la décision Peet c. Canada (Procureur général), [1994] 3 C.F. 128 (1re inst.), aux pages 133 à 137.
[41]Le critère à suivre pour savoir si la conduite du fonctionnaire donne lieu à un conflit d’intérêts apparent est assez semblable à celui qui est suivi pour savoir s’il y a crainte raisonnable de partialité : voir l’arrêt Threader [Threader c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 1 C.F. 41 (C.A.)], au paragraphe 31 des présents motifs. Les cours ne font pas preuve de déférence à l’égard des tribunaux administratifs sur des questions d’équité procédurale. De plus, elles connaissent bien le concept de conflit d’intérêts et d’obligations en rapport avec les fiduciaires. La similitude entre le Code et les notions connexes de common law donne à penser que la norme de la décision correcte peut être la norme de contrôle applicable au contrôle de l’application de cet aspect du Code aux faits de l’espèce.
(iii) L’expertise relative du décideur et de la Cour
[42]En l’espèce, la question est de savoir si la Cour est aussi compétente que le décideur administratif pour trancher les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. Les questions en litige dans le présent appel portent sur l’interprétation et l’application des aspects pertinents du Code régissant les conflits d’intérêts.
[43]L’avocat de la Couronne convient que la décision en cause est, sur le plan de la forme, une décision d’arbitrage rendue au dernier palier de la procédure de grief. Toutefois, il fait valoir que la décision au fond, c’est‑à‑dire que l’acceptation du legs donnerait lieu à un conflit d’intérêts apparent, est une décision institutionnelle du ministère des Affaires des anciens combattants. La décision tient compte du fait que le ministère connaît la vulnérabilité et les sentiments de gratitude de ses clients, de même que le lien de confiance qui existe entre les clients et les employés qui leur offrent leurs services. Pour décider quelle est la norme de contrôle applicable, on fait valoir que cette connaissance institutionnelle doit être prise en compte dans l’appréciation de l’expertise administrative pertinente. Par conséquent, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’opinion du ministère quant à savoir si l’acceptation du legs par M. Assh donnerait lieu à un conflit d’intérêts apparent.
[44]Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette observation. J’ai déjà dit dans l’arrêt Vaughan (au paragraphe 139) qu’en raison de la nature informelle de la procédure de grief prévue à l’article 91, et du fait qu’il ne s’agit pas d’une procédure indépendante de l’employeur, il semble qu’une cour n’est pas tenue d’accorder une grande déférence au comité interne de règlement des griefs en ce qui a trait aux questions qui ne sont pas de pur fait. Comme on l’a déjà signalé, M. Assh n’avait nullement le droit de saisir un arbitre indépendant de son grief en vertu de l’article 92.
[45]Par ailleurs, à mon avis, il est approprié que la Cour donne toute l’importance qui convient à l’évalua-tion factuelle qu’a faite le Ministère des caractéristiques de sa clientèle et de la nature des rapports qu’elle a avec les employés des Affaires des anciens combattants.
[46]Tout bien pondéré, vu ce facteur, la décision correcte est la norme de contrôle appropriée quant à l’interprétation des dispositions du Code relatives au conflit d’intérêts apparent et, sous réserve de la précision apportée au paragraphe précédant, quant à leur application aux faits d’une cause donnée.
(iv) L’objet du Code
[47]Le Code régissant les conflits d’intérêts, y compris les dispositions en litige dans le présent appel, est conçu pour assurer le maintien des normes professionnelles les plus élevées au sein de la fonction publique, l’intégrité du gouvernement, et la confiance du public dans l’objectivité et l’impartialité des fonction-naires auxquels il s’adresse. Pour cette dernière raison, la perception qu’a le public des conflits d’intérêts et d’obligations chez les fonctionnaires fédéraux est d’une grande importance. Le Code vise à concrétiser ces objectifs par la mise en œuvre d’une série de principes et de mesures dans des cas précis.
[48]En plaçant ces dispositions dans le Code, plutôt que dans une convention collective, l’employeur avait manifestement l’intention de faire en sorte que les conflits auxquels elles pouvaient donner naissance soient tranchés d’une façon informelle et sur la base des connaissances du ministère, sans qu’il soit besoin d’avoir recours à un arbitre externe et indépendant.
[49]À tout prendre, vu ces considérations, il peut être indiqué que la Cour fasse preuve de retenue à l’égard de décisions administratives portant sur l’application et l’interprétation du Code.
(v) Conclusion
[50]Au regard des considérations pragmatiques et fonctionnelles que nous avons analysées ci‑dessus, je suis d’avis que la décision correcte est la norme de contrôle appropriée à l’égard de la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief concernant l’interprétation des articles pertinents du Code et l’application de la disposition concernant l’éventuel abus d’influence.
[51]Pour tirer cette conclusion, j’ai attaché une importance particulière à deux facteurs. Tout d’abord, et c’est le facteur le plus important, le Code est en fait incorporé au contrat d’emploi de M. Assh et les décideurs administratifs responsables de son interpréta-tion et de son application ne sont pas indépendants de l’employeur. À mon avis, il n’était pas dans l’intention du législateur d’accorder à l’employeur le pouvoir de décider unilatéralement si, en acceptant un legs, un employé viole son contrat, sous réserve uniquement du contrôle judiciaire d’une décision déraisonnable.
[52]Il est vrai que les contraventions au Code peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires de la part de l’employeur, que des mesures disciplinaires encore plus rigoureuses peuvent en fin de compte être déférées à l’arbitre en vertu des alinéas 92(1)b) ou c) de la LRTFP, et que les décisions des arbitres sur ces questions peuvent normalement faire l’objet d’un recours en contrôle judiciaire si elles sont manifestement déraisonnables. Toutefois, cela n’est pas vrai de toutes les mesures disciplinaires. Qui plus est, à mon avis, les fonctionnaires fédéraux doivent être en mesure de saisir un décideur indépendant quant à l’étendue de leurs obligations contractuelles sans avoir d’abord à s’exposer à des mesures disciplinaires parce qu’ils sont allés à l’encontre de la décision d’un comité de griefs.
[53]Deuxièmement, le critère pertinent quant à l’existence d’un conflit d’intérêts apparent est assez semblable aux concepts consacrés par la common law : la crainte raisonnable de partialité concernant les décideurs soumis à l’obligation d’agir équitablement, et le strict principe selon lequel les fiduciaires ne peuvent normalement pas conserver les avantages obtenus dans des circonstances où il y a un conflit potentiel entre leurs intérêts personnels et leurs obligations légales à titre de fiduciaires.
Question 2 : L’interprétation du Code
[54]Je vais me pencher sur un certain nombre de questions d’interprétation distinctes sous cette rubrique générale; dans tous les cas, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.
(i) L’alinéa 6e)
[55]Pour en faciliter la lecture, je reprends ci‑dessous l’article du Code qui prescrit le principe le plus pertinent quant au présent appel.
6. [. . .]
e) mis à part les cadeaux, les marques d’hospitalité et les autres avantages d’une valeur minime, il lui est interdit de solliciter ou d’accepter les transferts de valeurs économiques, sauf s’il s’agit de transferts résultant d’un marché exécutoire ou d’un droit de propriété;
[56]Deux questions d’interprétation se posent concernant l’application de cette disposition aux faits de l’espèce.
[57]Tout d’abord, M. Assh prétend que l’alinéa 6e) ne s’applique pas aux legs testamentaires, parce qu’il exclut un transfert « résultant d’un droit de propriété ». Il soutient qu’il avait le droit de recevoir et de conserver le legs de 5 000 $ du fait de son droit, en tant que bénéficiaire du testament de Mme Orn, d’exiger que l’exécuteur administre sa succession conformément au testament.
[58]Je ne suis pas d’accord. L’expression « transferts de valeurs économiques » est très large. À mon avis, il est préférable d’interpréter l’exclusion des transferts de valeurs économiques « résultant d’un marché exécutoire ou d’un droit de propriété » comme signifiant que seuls sont autorisés les avantages acquis par suite d’un droit qui n’est pas lié à l’exercice des fonctions officielles de l’employé. Par exemple, si l’employé et son client sont, respectivement, propriétaire et locataire d’un apparte-ment, le loyer payé à l’employé par le client serait le transfert d’une valeur économique résultant d’un droit de propriété de l’employé et d’un marché exécutoire à titre de locateur. L’alinéa 6e) n’est pas autrement limité à des transferts de valeurs liés à l’exécution de ses fonctions officielles par le fonctionnaire.
[59]Par ailleurs, l’interprétation de M. Assh fait passer la forme avant le fond en faisant une distinction entre la réception d’un legs et le droit légal du bénéficiaire d’exiger de l’exécuteur qu’il administre la succession conformément aux clauses du testament. S’il a raison, le don entre vifs fait par la cliente qui se déclarerait elle‑même fiduciaire d’une somme d’argent pour l’employé serait également exclu de l’alinéa 6e), puisque l’employé recevrait l’argent à titre de bénéfi-ciaire d’une fiducie. À mon avis, de telles arguties n’ont pas de place dans l’interprétation de ce qui doit être considéré comme un principe général visant à guider la conduite des employés.
[60]L’avocat de la Couronne fait valoir que lorsque le transfert d’un avantage tombe sous le coup de l’alinéa 6e), il n’est pas nécessaire d’examiner les autres dispositions du Code : l’acceptation d’un avantage en contravention de l’alinéa 6e) est en soi un conflit d’intérêts qui est interdit. Il fait ainsi valoir que le legs de Mme Orn n’est pas un avantage d’une valeur minime, et que l’alinéa 6e) s’applique de la même façon aux legs testamentaires et aux dons entre vifs faits à un employé par un ancien client en témoignage de son appréciation pour les services professionnels rendus.
[61]Je ne peux pas souscrire à cette prétention. L’alinéa 6e) se trouve dans la partie du Code exposant les principes généraux applicables. Ses dispositions doivent être lues de concert avec celles qui énoncent des mesures plus précises conçues pour assurer le respect de ces principes. Les articles 27 et 28 jouent ce rôle à l’égard des « Cadeaux, marques d’hospitalité et autres avantages ». Donc, la question de savoir si M. Assh peut accepter l’avantage en question ne peut être tranchée uniquement en fonction du principe général énoncé à l’alinéa 6e), sans tenir compte des dispositions d’application.
[62]Si l’avocat de la Couronne avait raison, les articles 27 et 28 seraient en grande partie redondants. Toutefois, sans ces dispositions, vu la formulation large de l’alinéa 6e), il engloberait des cadeaux faits pour des raisons non liées à l’exercice des fonctions officielles : des cadeaux d’anniversaire faits à des fonctionnaires fédéraux par leur famille et leurs amis, par exemple.
(ii) L’article 27
[63]Pour en faciliter la lecture, je reprends ci‑dessous la portion de l’article 27 qui est pertinente quant au présent appel.
27. Les employés doivent refuser tout cadeau, marque d’hospitalité ou autre avantage qui risque d’avoir une influence sur leur jugement ou l’exercice de leurs fonctions officielles.
[64]La question de savoir si des cadeaux peuvent nuire à l’impartialité des employés dans l’exercice de leurs fonctions officielles doit être tranchée en tenant compte du point de vue de la personne raisonnable qui est informée des faits et qui a étudié la question en profondeur de façon pratique. Vu le Code et ses objets, la notion du client raisonnable et bien informé du ministère des Affaires des anciens combattants est particulièrement pertinente.
[65]M. Assh fait valoir que l’article 27 ne peut s’appliquer en l’espèce. Le legs ne peut l’avoir influencé dans l’exercice de ses fonctions parce qu’il ne l’a reçu qu’au décès de Mme Orn, alors qu’il ne pouvait plus lui rendre de services, et qu’elle n’a laissé aucune personne à charge qu’il pourrait être appelé à aider. À mon avis, cette conception du préjudice que vise à prévenir l’article 27 est trop étroite.
[66]L’article 27 n’est pas limité aux avantages qui pourraient influencer la manière dont les employés s’acquittent de leurs fonctions officielles à l’égard de la personne qui fait le cadeau contesté. Selon l’article 27, il faut également se demander si la personne raisonnable penserait que, au cas où les avocats‑conseils spécialisés en pensions étaient autorisés à accepter un legs qui leur est fait dans des circonstances semblables à celles dans lesquelles Mme Orn a fait son legs à M. Assh, cela pourrait les influencer dans la manière dont ils s’acquittent de leurs fonctions officielles à l’égard d’autres clients.
[67]Par exemple, si les avocats‑conseils spécialisés en pensions étaient autorisés à accepter un legs de 5 000 $ d’un client dans des circonstances semblables à celles de l’espèce, cela donnerait‑il à penser à leurs clients que, s’ils veulent des services de premier ordre, ils devraient faire un legs à leur avocat‑conseil? Ces avocats pourraient‑ils vérifier lesquels, parmi leurs clients, seraient susceptibles de leur laisser un legs et réserver leur zèle à ceux qui, à leur avis, pourraient les avantager dans leur testament? Autrement dit, la possibilité de recevoir un legs pourrait‑elle entrer en conflit avec l’obligation de l’avocat‑conseil spécialisé en pensions de faire de son mieux pour aider tous ses clients à avoir gain de cause dans les demandes de pension? Sur le plan de l’interprétation, la question de savoir si la personne raisonnable pourrait se poser ces questions est, à mon avis, visée par l’article 27.
(iii) L’article 28
[68]L’article 28 stipule ce qui suit :
28. Cependant, les employés peuvent, à l’occasion d’activités liées à leurs fonctions officielles, accepter des cadeaux, des marques d’hospitalité ou d’autres avantages d’une valeur peu importante, si ceux‑ci :
a) sont conformes aux règles de la bienséance, de la courtoisie ou de l’hospitalité;
b) ne sont pas de nature à laisser planer des doutes quant à leur objectivité ou à leur impartialité; et
c) ne compromettent aucunement l’intégrité du gouvernement. [Non souligné dans l’original.]
[69]La conjonction « cependant » / « notwithstan-ding » indique que l’article 28 modifie l’article 27. Toutefois, une différence importante qui existe entre les versions française et anglaise du texte obscurcit la portée de la modification.
[70]Selon la version anglaise de l’article 28, un fonctionnaire peut accepter des « incidental gifts, hospitality or other benefits » à l’occasion d’activités liées à ses fonctions officielles, si les conditions énoncées aux alinéas a), b) et c) sont respectées. Toutefois, la version française limite l’article 28 aux cadeaux, marques d’hospitalité ou autres avantages « d’une valeur peu importante ». Ainsi, selon la version française, l’article 28 autorise seulement les fonction-naires à accepter des avantages dans les circonstances décrites aux alinéas a), b) et c), qui sont d’une valeur peu importante. Il n’y a pas de telle restriction dans le texte anglais.
[71]À mon avis, c’est le texte français qu’il faut retenir. Non seulement, cela correspond au simple bon sens, mais en outre, en supprimant les petits cadeaux qui respectent certains critères de l’interdiction très large posée à l’article 27, on respecte la structure du texte et on évite qu’il y ait double emploi et incompatibilité entre les deux articles. De plus, dans la disposition correspondante du Code actuel, Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique (Ottawa : Ministre d’Approvisionnements et Services Canada, 2003), la version anglaise, comme la version française (« la valeur est minime »), indique maintenant clairement que cela ne s’applique pas à des cadeaux qui n’ont que peu de valeur : chapitre 2, rubrique « Cadeaux, marques d’hospitalité et autres avantages ».
[72]Par conséquent, étant donné qu’un legs de 5 000 $ a plus qu’une valeur minime, l’article 28 ne s’applique pas à l’espèce.
Question 3 : Le legs pourrait‑il nuire à la manière dont l’avocat‑conseil spécialisé en pensions s’acquitte de ses fonctions officielles?
[73]Comme je l’ai déjà indiqué, le critère juridique pertinent est le suivant : la personne raisonnable, qui a été informée des faits d’une situation donnée, et qui a étudié la question en profondeur et de façon pratique, penserait‑elle que l’acceptation d’un legs par un avocat‑ conseil spécialisé en pensions pourrait amener ce dernier à accorder un traitement préférentiel à des clients qui, à son avis, pourraient lui faire un legs en remerciement des services professionnels rendus?
[74]L’application du critère de la « perception d’un conflit » à des faits particuliers est une question mixte de fait et de droit. Ce critère suppose l’appréciation des faits, qui ne peut être faite que sur la base de conclusions et de déductions pratiques plutôt que d’une preuve directe. L’application d’un critère juridique comprend également un élément normatif qui suppose une pondération appropriée. En l’espèce, il s’agit de soupeser les deux objectifs suivants : d’une part, on devrait théoriquement autoriser l’avocat‑conseil spécia-lisé en pensions à profiter, au même titre que d’autres légataires, du désir d’un client de lui faire un cadeau; d’autre part, on veut accroître la confiance du public dans l’intégrité et l’impartialité de la fonction publique en supprimant toute forme d’incitation pour les fonctionnaires à tenir compte, soit délibérément, soit inconsciemment, de leurs propres intérêts quand ils s’acquittent de leurs fonctions officielles.
[75]Des conjectures farfelues quant à l’effet que pourrait théoriquement avoir l’acceptation du legs sur la conduite des employés ne sont pas suffisantes pour faire jouer l’article 27. Toutefois, étant donné que cette disposition vise l’influence qu’un cadeau pourrait avoir, et non pas aurait, la prépondérance de la preuve est une norme trop élevée. À cet égard, le critère est différent de celui de la crainte raisonnable de partialité, à l’égard duquel la question est de savoir si la personne raisonnable penserait que selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, fera preuve de partialité : Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.
[76]À mon avis, la question pertinente à poser quant à l’application de l’article 27 en l’espèce est de savoir si la personne raisonnable penserait qu’il y a une possibilité réaliste que l’acceptation du legs puisse influencer l’exercice futur des fonctions officielles de l’employé. Cette norme de preuve relativement peu exigeante correspond également au contexte dans lequel se pose la question : il s’agit de la relation avocat‑client. À titre de fiduciaire, l’avocat‑conseil spécialisé en pensions a la confiance de son client et occupe une position d’influence. On pourra rarement produire une preuve indépendante de ce qui s’est passé entre les deux ou de la dynamique de cette relation particulière.
[77]Les avocats ont indiqué avec raison que rien ne laisse supposer, en l’espèce, que M. Assh a essayé d’une quelconque façon d’encourager Mme Orn à le désigner dans son testament, ou qu’il a agi de toute autre manière inconvenante dans le cadre des relations profession-nelles qu’il a eues avec elle. Le fait que Mme Orn n’a ajouté le nom de M. Assh dans son testament que cinq ans après la prestation de services tend à étayer cette affirmation.
[78]Toutefois, à mon avis, cet intervalle de cinq ans ne permet pas de trancher la question de savoir si l’acceptation du legs donnerait lieu à une perception de conflit. Il n’est pas suffisant d’empêcher les futurs clients du ministère des Affaires des anciens combat-tants d’avoir des raisons de croire que, s’il était autorisé à accepter un legs dans ces circonstances, l’avocat‑ conseil spécialisé en pensions pourrait être influencé dans l’exercice de ses fonctions professionnelles s’il en venait à penser qu’un legs pourrait lui être laissé en témoignage de gratitude pour les services rendus.
[79]Il convient également de tenir compte de l’appréciation factuelle des hauts dirigeants des Affaires des anciens combattants concernant les caractéristiques de leur clientèle. Parmi les caractéristiques qui revêtent une importance particulière, mentionnons l’âge souvent avancé des clients, la vulnérabilité de certains d’entre eux, et leurs sentiments de gratitude et de dette à l’égard de ceux qui les ont aidés, souvent dans des circonstances difficiles, comme lors du décès récent d’un conjoint. Les avocats‑conseils spécialisés en pensions peuvent également être informés de la situation financière de leurs clients. Au vu de toutes ces considérations, il importe peu de savoir qu’une fois les services rendus, il n’y a rien qui oblige le client à instituer légataire son avocat‑conseil, ou qui l’empêche de modifier son testament pour l’en exclure.
[80]L’application d’une règle de droit à des faits particuliers exige inévitablement que l’on tienne compte de son objet. Par conséquent, l’application de l’article 27 doit tenir compte de l’objet du Code, qui est d’accroître la confiance du public dans l’intégrité de la fonction publique (article 4) et il faut donc à cet égard éviter autant que possible les risques. À mon avis, les récompenses personnelles d’une certaine importance pour les services rendus n’ont tout simplement pas leur place dans les relations professionnelles entre les fonctionnaires et leurs clients. Conclure que la personne raisonnable penserait qu’il y a une possibilité réelle que l’acceptation par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions d’un legs de 5 000 $ pourrait l’influencer dans l’exercice de ses obligations à l’égard d’autres clients est également compatible avec le principe général énoncé à l’alinéa 6e) du Code.
[81]L’obligation des employés, selon la directive des Affaires des anciens combattants, de signaler les legs permet à la direction de décider si, compte tenu de toutes les circonstances, y compris la valeur du legs et son lien avec l’exercice des fonctions officielles de l’employé, l’acceptation du legs pourrait donner l’impression que cela pourrait avoir une influence sur la manière dont l’employé s’acquittera à l’avenir de ses obligations à l’égard de ses clients. En stipulant que les employés doivent « avoir une conduite si irréprochable qu’elle puisse résister à l’examen public le plus minutieux » (alinéa 6b)), le Code fait aussi clairement ressortir que le respect d’une norme rigoureuse en matière de conflit d’intérêts est une condition d’emploi dans la fonction publique.
[82]Par ailleurs, l’approche étroite défendue par M. Assh risque de compromettre l’objectif essentiel qui est de renforcer et de maintenir la confiance du public dans l’impartialité des fonctionnaires quand ils s’acquittent de leurs fonctions officielles.
[83]L’avocat de M. Assh admet qu’il serait inconvenant de la part de l’avocat‑conseil spécialisé en pensions de suggérer à un client de lui faire un legs. Toutefois, cette concession pose problème car la nature de la relation entre l’avocat et son client est telle que : de façon générale, le client est la seule personne qui pourrait contredire l’avocat‑conseil quand il affirme qu’il n’a fait aucune suggestion de ce genre. Puisque la question de savoir si l’employé peut accepter un legs ne se pose qu’après le décès du client, bien souvent, il n’y aura pas de preuve indépendante de la conduite de l’employé.
[84]L’absence, dans le Code et dans la directive du ministère des Affaires des anciens combattants, d’une règle de portée générale traitant de façon exhaustive et précise de l’acceptation des legs n’est pas, à mon avis, décisive. Les codes de déontologie sont forcément des documents non achevés et non exhaustifs, qui mettent l’accent sur les principes généraux (notamment, en l’espèce, l’interdiction de procéder à des transferts de valeurs économiques d’une valeur plus que minime), et qui répondent principalement aux problèmes qui se sont déjà posés. Ils doivent donc être interprétés et appliqués en conséquence.
[85]Compte tenu de la difficulté que pose la définition plus précise et plus complète des circonstan-ces dans lesquelles il serait inapproprié pour un employé d’accepter un legs, il n’est pas surprenant de constater que le Code n’en contient aucune. Je n’ai pas non plus l’intention d’essayer de formuler une définition de ce genre. Les relations entre l’employé et le client actuel ou passé peuvent aller au‑delà du lien professionnel et devenir plus personnelles; il peut être difficile de les démêler. La question de savoir à quel moment il devient inapproprié pour l’employé d’accepter un cadeau ne peut être précisée de façon exhaustive; la réponse dépend de l’appréciation de l’ensemble des circonstan-ces au cas par cas, faite selon le principe général énoncé à l’article 27. Le ministère des Affaires des anciens combattants exige de ses employés qu’ils signalent les legs qui leur sont faits par des clients, précisément pour qu’une telle appréciation puisse être faite.
[86]En l’espèce, le témoignage non contredit de M. Assh fait ressortir que la relation qu’il a eue avec Mme Orn n’était que professionnelle. Le legs d’une somme manifestement non minime a été fait, selon M. Odishaw, pour le remercier de ses services professionnels. Le dossier ne contient aucune preuve d’un autre motif. Dans les circonstances, je conclus que la personne raisonnable croirait qu’il y a une possibilité réaliste que l’acceptation de ce legs par l’avocat‑conseil spécialisé en pensions pourrait influencer l’exercice futur de ses fonctions officielles, et diminuerait la confiance qu’ont les clients dans l’impartialité des employés des Affaires des anciens combattants sur lesquels ils comptent.
[87]On ne peut pas dire non plus que de refuser le legs à M. Assh lui impose un lourd fardeau. Après tout, il a été rémunéré pour ses services à même les fonds publics. Lui refuser d’accepter le legs n’a pas d’effet négatif sur ses droits constitutionnels, sa réputation ou sa carrière. En fait, je souscris à l’opinion des comités des griefs selon laquelle la conduite de M. Assh dans cette affaire a été exemplaire et est tout à son honneur.
[88]Quant à la liberté de tester de Mme Orn, il est vrai que son intention de récompenser M. Assh ne pourra se concrétiser s’il ne peut accepter le legs. Toutefois, la reconnaissance de sa gratitude pour l’aide fournie est effectivement communiquée à l’intimé, ainsi qu’aux autres.
G. CONCLUSIONS
[89]Pour ces raisons, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’infirmer l’ordonnance de la Cour fédérale et de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de la conduite de M. Assh dans cette affaire et de l’importance générale, de la nouveauté et de la difficulté des questions soulevées, je suis d’avis de ne pas accorder de dépens relativement à la présente instance, ni relativement à celle qui s’est déroulée devant le tribunal a quo.
Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[90]Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : Je ne peux pas accepter les motifs de mon collègue le juge Evans selon lequel le juge saisi de la demande a commis une erreur en infirmant la décision du comité au dernier palier de la procédure de grief qui avait maintenu la décision du ministère des Affaires des anciens combattants, selon laquelle l’acceptation d’un legs de 5 000 $ par l’appelant était contraire au Code régissant les conflits d’intérêts et l’après‑mandat s’appliquant à la fonction publique (le Code).
[91]Avant d’exposer mes motifs, je tiens à indiquer clairement que je souscris à la conclusion du juge Evans selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, que l’alinéa 6e) du Code doit être lu de concert avec les articles du Code qui énoncent des mesures précises visant à assurer l’observation de ses principes directeurs, que l’article 28 du Code ne s’applique pas à l’espèce et que l’article 27 du Code exige que l’on tienne compte non seulement de l’exercice des fonctions officielles du fonctionnaire à l’égard de la personne qui fait le legs, mais également de ses fonctions à l’égard de ses clients actuels et futurs. Pour en faciliter la lecture, je reproduis ci‑dessous l’article 27 et du Code :
27. Les employés doivent refuser tout cadeau, marque d’hospitalité ou autre avantage qui risque d’avoir une influence sur leur jugement ou l’exercice de leurs fonctions officielles. Il est interdit aux employés d’accepter directement ou indirectement un cadeau, une marque d’hospitalité ou un avantage, offert par une personne, un groupe ou un organisme qui entretient des rapports avec le gouvernement. [Non souligné dans l’original.]
[92]Le critère servant à décider si la conduite du fonctionnaire donne lieu à un conflit d’intérêts apparent est analogue, comme le juge Evans l’a conclu, à celui de la crainte raisonnable de partialité. Dans l’arrêt Threader c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 1 C.F. 41 (C.A.), à la page 57, la Cour a fait les observations suivantes :
Est‑ce qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le fonctionnaire, consciem-ment ou non, sera influencé par les considérations d’intérêt personnel dans l’exercice de ses fonctions officielles?
[93]Comme le signale mon collègue, le ministère des Affaires des anciens combattants, en conformité avec l’article 11 du Code, a pris une directive supplémentaire en matière de successions. Bien que je n’aie pas besoin de reproduire la directive, j’aimerais souligner le fait que le Ministère n’a pas interdit l’acceptation de legs non sollicités, mais qu’il a donné ordre à ses employés de signaler la chose, de sorte que « [L]a procédure relative aux conflits d’intérêts [puisse s’appliquer] ».
[94]Bien que mon collègue ait eu l’intention d’appliquer le critère de la personne bien renseignée, selon moi et en toute déférence, il n’applique pas véritablement ce critère. Il énonce plutôt un principe qui, dans les faits, constitue une directive interdisant aux fonctionnaires employés par le ministère des Affaires des anciens combattants d’accepter des legs faits en leur faveur par d’anciens clients en témoignage d’apprécia-tion pour les services rendus en rapport avec leurs demandes de pension. Puisque le Ministère n’a pas encore interdit à ses employés d’accepter de tels legs, je ne vois pas sur quelle base nous pouvons conclure qu’il est justifié d’adopter une démarche visant à « éviter autant que possible les risques » pour l’application de l’article 27 (paragraphe 80 des motifs du juge Evans).
[95]La question est donc de savoir si la personne bien renseignée, ayant étudié la question en profondeur, penserait qu’en acceptant le legs de 5 000 $ de Mme Orn, l’intimé pourra être influencé dans l’exercice de ses fonctions officielles. Autrement dit, la personne bien renseignée penserait‑elle que les relations de l’intimé avec ses clients actuels et futurs, pourraient être touchées de telle manière qu’elles soulèvent des inquié-tudes quant à savoir s’il est susceptible de favoriser certains clients par rapport à d’autres en raison de la possibilité que ceux‑là puissent lui laisser un legs?
[96]Pour répondre à cette question, la personne bien renseignée tiendrait compte du fait que l’intimé a représenté Mme Orn, veuve d’un ancien combattant et elle‑même ancienne combattante de la Seconde Guerre mondiale, entre 1993 et 1996 pour l’aider à obtenir sa pension de veuve et une pension d’invalidité. La personne bien renseignée tiendrait également compte du fait qu’en 2001, c’est‑à‑dire cinq ans plus tard, Mme Orn a modifié son testament, alors qu’elle se trouvait à l’hôpital, pour faire, entre autres, un legs de 5 000 $ à l’intimé en guise d’appréciation pour l’aide qu’il lui a fournie afin qu’elle obtienne sa pension. Finalement, la personne bien renseignée tiendrait compte du fait que Mme Orn est décédée environ un mois après avoir modifié son testament et qu’entre 1996 et la date de son décès elle n’a eu aucun contact avec l’intimé.
[97]Bien qu’on ne puisse nier que l’intimé pourrait être influencé par ce legs, ce n’est pas, à mon avis, ce que requiert l’application du critère. On demande à la personne bien renseignée d’examiner froidement les faits et de se demander si, selon eux, l’intimé pourrait être influencé dans son jugement et dans l’exercice de ses fonctions. Vu les faits en l’espèce, je conclus que la personne bien renseignée répondrait à la question par la négative.
[98]À mon avis, si ce legs a une influence sur l’intimé, il est probable qu’il l’incitera à offrir de meilleurs services à l’ensemble de ses clients. Je ne vois pas comment la personne bien renseignée pourrait conclure que le legs pourrait amener l’intimé à accorder un traitement préférentiel à certains de ses clients, dans l’espoir de bénéficier d’un legs.
[99]Bien que les faits et les règles de droit soient relativement simples dans la présente espèce, le règlement de la question qu’elle soulève est rendu difficile par des circonstances inhabituelles et, à mon avis, exceptionnelles. Je dis ceci en postulant que si les legs faits par d’anciens clients des Affaires des anciens combattants aux avocats du Ministère étaient fréquents ou non, une preuve à cet effet aurait certainement été produite.
[100]La preuve indique que Mme Orn a fait un legs en faveur de l’intimé pour lui exprimer son appréciation à l’égard des services qu’il lui a rendus pour obtenir sa pension. Je ne peux pas dire s’il s’agit là de la seule raison qui a motivé le legs. J’ajouterais, toutefois, qu’il se peut qu’il y ait eu d’autres choses derrière tout cela. Il est probable que l’intimé a traité Mme Orn avec gentillesse, respect et considération tout au long de leurs relations. Ainsi, quand Mme Orn a décidé de modifier son testament, elle avait en tête toutes ces considérations et elle a agi en conséquence.
[101]Avant de conclure, je dois ajouter que le juge Evans a peut‑être raison de déclarer que la meilleure solution est d’interdire totalement aux fonctionnaires d’accepter des legs dans des circonstances semblables à celles de l’espèce. Toutefois, cette solution n’a pas encore été adoptée par les Affaires des anciens combattants et, par conséquent, nous devons décider de la question sur la base du Code et des faits dont nous sommes saisis.
[102]Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.