T-937-04
2006 CF 727
Abdurahman Khadr (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Khadr c. Canada (Procureur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge Phelan—Toronto, 5 et 6 décembre 2005; Ottawa, 8 juin 2006.
Couronne — Prérogatives — Contrôle judiciaire d’une décision, prise par le ministre des Affaires étrangères dans l’exercice de la prérogative de la Couronne, de refuser la délivrance d’un passeport — Le demandeur, un citoyen canadien, s’est vu délivrer un passeport venant à expiration en novembre 2004 — Il a présenté sa demande de passeport de remplacement en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens — Il n’y avait aucun motif connu de refuser de lui délivrer un passeport — La décision avait en fait été prise par le ministre, et non par le Bureau des passeports — L’octroi ou le refus d’un passeport est une question qui relève de la prérogative de la Couronne — La source du pouvoir de délivrer des passeports est la prérogative royale — La prérogative ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi ou par implication nécessaire découlant des dispositions d’une loi — Il ne peut ressortir par implication nécessaire du Décret sur les passeports canadiens, comme il ne s’agit pas d’une loi, que la prérogative a été épuisée — Demande accueillie.
Compétence de la Cour fédérale — Contrôle judiciaire du refus de délivrer un nouveau passeport au demandeur — La source du pouvoir de délivrer des passeports est la prérogative royale — Dans le passé, la Cour fédérale s’est reconnue compétente dans des affaires mettant en cause la prérogative de la Couronne — Une question est justiciable et susceptible de contrôle judiciaire si son objet porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’un individu — Le refus de délivrer un passeport dans un but irrégulier ou sans qu’il y ait équité procédurale pour l’intéressé est susceptible de contrôle judiciaire — La Cour fédérale a compétence au motif que la décision du ministre de ne pas délivrer un passeport, prise dans l’exercice de la prérogative de la Couronne, était une « ordonnance » et tombait sous le coup de l’art. 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales et, suivant l’interprétation fondée sur l’objet, de l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales — L’ordonnance prise dans l’exercice de la prérogative de la Couronne relève directement de la compétence exclusive de la Cour fédérale.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Le demandeur a été initialement avisé par le Bureau des passeports du rejet de sa demande de passeport — La décision avait en fait été prise par le ministre des affaires étrangères, et non par le Bureau des passeports — Le demandeur était-il en droit, pour des motifs d’équité procédurale, de voir sa demande de passeport traitée par le Bureau des passeports de la manière prévue dans le Décret sur les passeports canadiens? — La nature de l’obligation d’équité procédurale dépend d’un certain nombre de facteurs — Le principe de l’attente légitime requiert que le gouvernement suive les processus, les procédures et les pratiques habituelles comme il a annoncé qu’il le ferait à l’endroit d’un individu ou du grand public — La décision du ministre était contraire au principe d’équité de manière générale et à l’attente légitime que le ministre avait suscitée, directement ou par l’intermédiaire de fonctionnaires du ministère — Le demandeur avait droit à ce qu’on réponde à cette attente.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation et d’établissement — Le demandeur a soutenu que le refus du ministre de lui délivrer un nouveau passeport était contraire à l’art. 6 de la Charte — L’objet premier de l’art. 6(1) est de garantir le droit de demeurer au Canada — Le gouvernement canadien reconnaît l’importance d’un passeport même aux fins de l’entrée au Canada — L’accès à un passeport est une manifestation de l’exercice d’un droit garanti par la Charte — Vu l’importance d’un passeport, il faut observer avec grande rigueur le principe d’équité.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Le demandeur a soutenu que lui refuser un passeport portait atteinte à son droit à la liberté et était contraire aux principes de justice fondamentale — La liberté, c’est davantage que d’échapper à la contrainte physique; cela comprend aussi l’autonomie personnelle — Le droit à la liberté garanti par l’art. 7 vise uniquement les questions qui peuvent à juste titre être qualifiées de fondamentalement ou d’essentiellement personnelles — Le droit de sortir du Canada ne constitue pas un droit à la liberté garanti par l’art. 7.
Interprétation des lois — Il convient d’interpréter les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales en se fondant sur le but visé de manière à ce que ses objets soient atteints, c’est-à-dire assujettir l’exercice des pouvoirs des décideurs fédéraux à la compétence de contrôle de la Cour — Face à deux interprétations reconnues comme étant raisonnables, la cour doit trouver celle qui s’accorde le mieux avec l’objet de la loi et le but des dispositions en cause, tout en évitant les incohérences et les problèmes — Interprétation du mot « peut » se trouvant aux art. 4 et 9 du Décret sur les passeports canadiens — Suivant l’art. 11 de la Loi d’interprétation, l’obligation s’exprime par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal, et l’octroi de pouvoirs, droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime par le verbe « pouvoir » — Il est plus conforme à l’objet et à l’esprit du Décret sur les passeports canadiens d’interpréter le mot « peut » comme accordant aux citoyens canadiens la permission de se voir délivrer un passeport.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision, prise par le ministre des Affaires étrangères dans l’exercice de la prérogative de la Couronne, de refuser la délivrance d’un nouveau passeport. Le demandeur, un citoyen canadien, s’est vu délivrer en novembre 1999 un passeport venant à expiration en novembre 2004. Après avoir perdu son passeport, le demandeur a présenté au Bureau canadien des passeports une demande de passeport de remplacement, conformément au Décret sur les passeports canadiens. Il n’y avait aucun motif à l’appui du refus de lui délivrer un passeport. Toutefois, dans une lettre datée du 16 avril 2004, le président-directeur général du Bureau des passeports a informé le demandeur du rejet de sa demande de passeport. Les motifs du refus, l’identité du décideur et le fondement légal de la décision n’étaient pas précisés dans la lettre. Il a fallu un certain temps au demandeur pour apprendre que la décision avait en fait été prise par le ministre, et non par le Bureau des passeports. Le principal motif du refus de délivrance du passeport—l’intérêt de la sécurité nationale—était motivé par des soucis quant aux relations entre le Canada et les États-Unis et quant à la désapprobation du public relativement à la délivrance d’un passeport à un membre, d’une famille mal famée, dont plusieurs membres sont ouvertement des sympathisants d’Al-Qaida. Or, la sécurité nationale ne constituait pas à l’époque un motif de refus de délivrance de passeport énuméré dans le Décret sur les passeports canadiens.
Le demandeur demandait qu’il soit déclaré, en application de l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales, que la décision du ministre était illégale, inconstitutionnelle et contraire aux articles 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés de la personne, et qu’elle était par conséquent invalide. Le défendeur a admis que la décision du ministre était inéquitable au plan de la procédure et a demandé qu’elle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée au ministre pour que celui-ci rende une nouvelle décision, en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens en sa version modifiée. Les parties ont convenu que l’octroi ou le refus d’un passeport est une question qui relève de la prérogative de la Couronne et que le rejet d’une demande de passeport pour des motifs de sécurité nationale ne faisait pas partie des pouvoirs conférés au Bureau des passeports par le Décret sur les passeports canadiens, en sa version en vigueur au moment de la demande du demandeur.
Jugement : la demande doit être accueillie.
1) La première question était de savoir si l’exercice en cause de la prérogative de la Couronne était susceptible de contrôle judiciaire et, dans l’affirmative, si la Cour fédérale a compétence pour procéder à ce contrôle. La Cour suprême du Canada a statué que, lorsque l’exercice de la prérogative de la Couronne enfreint les droits garantis par la Charte à une personne, cet exercice est assujetti au contrôle de la Cour. Dans Black v. Canada (Prime Minister), la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’une question est justiciable et susceptible de contrôle judiciaire si son objet porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’un individu. L’objet concerné, soit la délivrance d’un passeport à un seul individu, était d’emblée justiciable. Dans l’état du droit actuel, le refus de délivrer un passeport est justiciable, particulièrement lorsque sont soulevées des questions de droits garantis par la Charte ainsi que d’équité et d’attentes légitimes. Relativement à l’exercice de la prérogative de la Couronne, la Cour fédérale avait compétence tant parce que la décision du ministre de ne pas délivrer de passeport était une « ordonnance » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, que parce qu’une interprétation de cette Loi qui est fondée sur l’objet révèle que le législateur voulait que la Cour fédérale ait compétence exclusive quant aux éléments justiciables de l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale. La décision du ministre a été mise à exécution au moyen d’une ordonnance enjoignant à des fonctionnaires de rejeter la demande de passeport; à ce titre, il s’agissait d’une ordonnance prise dans l’exercice de la prérogative de la Couronne et, partant, qui relevait directement de la compétence exclusive de la Cour fédérale. Dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, la Cour suprême du Canada a souligné l’intention du législateur d’accorder aux Cours fédérales une compétence administrative générale sur les décideurs fédéraux. Déjà dans le passé, la Cour fédérale, que ce soit expressément ou en agissant en ce sens, s’est reconnue compétente dans des affaires mettant en cause la prérogative de la Couronne. Il convient d’interpréter les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales en se fondant sur le but visé de manière à ce que soit atteint son objet, soit assujettir l’exercice de pouvoirs de décideurs fédéraux au contrôle de la Cour. Vu la mention de la prérogative de la Couronne, il est manifeste que le législateur voulait que la Cour fédérale ait compétence sur les questions justiciables liées à l’exercice de cette prérogative. L’objet du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales est d’assurer le contrôle sur l’exercice d’un pouvoir fédéral; l’élément principal de la disposition, c’est son pouvoir, qu’il s’agisse du législateur ou de l’exécutif. Face à deux interprétations reconnues comme étant raisonnables, une cour doit trouver celle qui s’accorde le mieux avec l’objet de la loi et le but des dispositions en cause, tout en évitant les incohérences et les problèmes. Par conséquent, même en l’absence d’une ordonnance, l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale en tant que source d’un pouvoir à l’égard de questions justiciables relève de la compétence des Cours fédérales prévue au paragraphe 2(1), et plus particulièrement conférée à la Cour fédérale par l’article 18.
2) Le demandeur a soutenu que la décision du ministre de lui refuser le renouvellement de son passeport était contraire aux articles 6 et 7 de la Charte. Même si elles n’étaient pas déterminantes, les questions relatives à la Charte ont été examinées. L’article 6 confère à tout citoyen le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir. La Cour suprême a conclu que l’objet premier du paragraphe 6(1) était de garantir le droit de demeurer au Canada. Dans ses propres documents publiés, le gouvernement canadien reconnaît l’importance d’un passeport, même aux fins de l’entrée au Canada. L’accès à un passeport est une manifestation de l’exercice d’un droit garanti par la Charte. Il faut donc, vu l’importance d’un passeport, observer avec grande rigueur le principe d’équité. Quant à l’article 7 de la Charte, le demandeur a soutenu que lui refuser un passeport porte atteinte à son droit à la liberté, ce qui est contraire aux principes de justice fondamentale. La liberté, c’est davantage que d’échapper à la contrainte physique; cela comprend aussi l’autonomie personnelle. Le droit à la liberté garanti par l’article 7 vise uniquement les questions qui peuvent à juste titre être qualifiées de fondamentalement personnelles et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. À ce titre, le droit de sortir du Canada ne constitue pas un droit à la liberté garanti par l’article 7. Le droit au choix de sortir du Canada a été consacré à l’article 6. Si une disposition de la Charte porte sur une liberté particulière, il y a lieu de présumer que les autres dispositions de la Charte ne visent pas cette même liberté.
3) Le demandeur a soutenu que le Décret sur les passeports canadiens épuise l’exercice de la prérogative de la Couronne relativement aux passeports. La source du pouvoir de délivrer des passeports est la prérogative royale, tant au Royaume-Uni qu’au Canada. La prérogative est constituée des pouvoirs discrétionnaires ou arbitraires qui restent aux mains de la Couronne; ce sont les pouvoirs laissés à la Couronne après ceux que le Parlement lui a pris. La prérogative ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi ou par implication nécessaire découlant des dispositions d’une loi. Aucune pareille loi n’était en jeu en l’espèce. Il ne peut ressortir par implication nécessaire du Décret sur les passeports canadiens, comme il ne s’agit pas d’une loi, que la prérogative a été épuisée. Même si la prérogative peut ne pas avoir été épuisée et reste donc toujours en application, cela ne veut toutefois pas dire que l’exécutif peut l’exercer comme bon lui semble. Ce pouvoir est toujours assujetti à d’autres normes juridiques, y compris la Charte et l’obligation d’agir équitablement. Il restait la question de savoir si le ministre pouvait exercer la prérogative, étant donné qu’un décret régissait l’administration des passeports. Rien dans le Décret sur les passeports canadiens ne donne à entendre, si ce n’est qu’il émane du Cabinet, que ce pouvoir a été transféré au gouverneur en conseil. Lorsque la prérogative peut être exercée par une personne autre que le gouverneur en conseil, la seule question qui se pose est de savoir quel ministre ou quelle autre autorité peut le faire. En l’espèce, le ministre des Affaires étrangères était le ministre de la Couronne à qui il revenait d’exercer ce pouvoir.
4) Le défendeur a reconnu que le ministre avait manqué à son obligation d’agir équitablement en refusant de donner avis au demandeur et de lui fournir l’occasion d’être entendu. Le demandeur se serait attendu, pour des motifs d’équité procédurale, à ce que ce soit le Bureau canadien des passeports qui traite sa demande de passeport de la manière prévue dans le Décret sur les passeports canadiens. La nature de l’obligation d’équité procédurale dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment l’importance de la décision pour les personnes visées et les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision. On a recouru au mot « peut » à trois reprises dans le Décret sur les passeports canadiens en sa teneur au moment de la présentation de la demande de passeport du demandeur. Par exemple, selon le paragraphe 4(1), « [s]ous réserve du présent décret, un passeport peut être délivré à toute personne qui est un citoyen canadien en vertu de la Loi » et l’article 9 dispose que « [l]e bureau des passeports peut refuser de délivrer un passeport à un requérant qui [suit une liste de sept motifs de refus] ». Selon l’article 11 de la Loi d’interprétation, l’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal, et l’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés s’exprime essentiellement par le verbe « pouvoir ». Il est plus conforme à l’objet et à l’esprit du Décret sur les passeports canadiens d’interpréter le mot « peut » comme accordant aux citoyens canadiens la permission de se voir délivrer un passeport. Les motifs énumérés à l’article 9 pour le refus de délivrance d’un passeport épuisent le pouvoir découlant du verbe « peut ». Bien que le mot « peut » laisse entendre un pouvoir discrétionnaire, il peut créer une obligation dans certaines circonstances. L’obligation indiquée par le mot « peut » à l’article 9 en est une de refus. Le Décret confère au Bureau des passeports le pouvoir, assorti du devoir, de refuser la délivrance d’un passeport à une personne qui est visée par l’une des conditions énumérées.
Pour ce qui est des attentes légitimes du demandeur, la Cour suprême du Canada a confirmé que ce principe est un élément de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle. Il n’en découle pas des droits matériels. Le principe de l’attente légitime requiert que le gouvernement, à tout le moins, suive les processus, les procédures et les pratiques habituelles comme il a annoncé qu’il le ferait à l’endroit d’un individu ou du grand public. Le président-directeur général du Bureau des passeports a informé le demandeur, sans lui faire mention d’une directive ministérielle, que sa demande de passeport était rejetée, amenant ce dernier à conclure que la décision avait été prise par des fonctionnaires du Bureau des passeports. On ne lui a jamais donné d’explications quant à la nécessité du processus clandestin de prise de décision ni quant à sa conformité avec les principes d’équité procédurale. Savoir qui est ou pourrait être le décideur est un aspect important des règles de justice naturelle et d’équité procédurale. L’un des principes de justice naturelle et d’équité procédurale, c’est que l’intéressé doit savoir ce qu’il lui faudra démontrer. Au même titre que l’intéressé a le droit d’être avisé de l’existence d’une procédure, il a le droit de savoir qui sera le décideur et sur quels fondements ce dernier pourra prendre sa décision. La décision du ministre était contraire au principe d’équité de manière générale et à l’attente légitime que le ministre avait suscitée, directement ou par l’intermédiaire de fonctionnaires du ministère. Le demandeur avait droit à ce qu’on réponde à cette attente. Le fait que le demandeur ne soit pas nécessairement qualifié de citoyen modèle ne devait pas le priver du droit de voir les principes d’équité et de justice naturelle s’appliquer à sa demande de passeport.
5) Le défendeur a demandé à la Cour de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’elle soit traitée en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens de 2004. Si la mesure de réparation proposée par le défendeur était retenue, le ministre serait autorisé à statuer sur la demande de passeport en se fondant sur les nouveaux critères, qui n’étaient pas en vigueur au moment où le demandeur a présenté sa demande. Dans les faits, cela donnerait un effet rétroactif au Décret 2004, ce qui n’est pas expressément autorisé par les dispositions de ce Décret. Renvoyer l’affaire au ministre selon cette modalité enfreindrait la présomption de non-rétroactivité des lois. Aucune disposition du Décret 2004 ne laisse entendre que celui-ci doit avoir un effet rétroactif. La doctrine de l’attente légitime constitue une importante protection procédurale pour le public en général à l’encontre des mesures gouvernemen-tales arbitraires. Le but est de placer l’intéressé, du moins au plan de la procédure, dans la même position où il se serait trouvé si la décision ou l’acte contesté n’avait pas eu lieu. Le seul moyen d’y parvenir est de renvoyer l’affaire au Bureau des passeports pour qu’il la traite conformément au Décret sur les passeports canadiens en sa teneur au moment de la présentation de la demande de passeport.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 6, 7.
Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens, TR/2004-113, art. 3, 5.
Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, art. 2 « Bureau des passeports », 4 (mod. par TR/2004-113, art. 3), 9, 10, 10.1 (édicté, idem, art. 5).
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 2, 11, 17.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) « office fédéral » (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 18 (mod., idem, art. 4).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26).
Règlement sur les passeports canadiens, C.R.C., ch. 641.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215; 199 D.L.R. (4th) 228; 147 O.A.C. 141 (C.A.) (quant au caractère justiciable de la prérogative de la Couronne); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 816; 2002 CSC 54; Brink’s Canada Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 2 C.F. 113 (1re inst.).
décision non suivie :
Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215; 199 D.L.R. (4th) 228; 147 O.A.C. 141 (C.A.) (quant à la question de compétence).
décisions examinées :
Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1719; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374 (H.L.); Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281; 2001 CSC 41; Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.); Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; 2004 CAF 172; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; États-Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469; Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.); Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), [2006] 1 R.C.S. 227; 2006 CSC 5; R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254; Julius v. Lord Bishop of Oxford and another, [1874-80] All E.R. Rep. 43 (H.L.); Brown v. Metropolitan Authority (1996), 150 N.S.R. (2d) 43 (C.A.).
décisions citées :
Schreiber c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 427 (1re inst.); Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [2002] 3 C.F. 24; 2001 CFPI 1350; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405; (2002), 245 R.N.-B. (2e) 299; 2002 CSC 13; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision, prise par le ministre des Affaires étrangères dans l’exercice de la prérogative de la Couronne, de refuser la délivrance d’un passeport. Demande accueillie.
ont comparu :
Clayton C. Ruby et Jai Dhar pour le demandeur.
Peter M. Southey et Michael H. Morris pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Ruby & Edwardh, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Phelan :
I. APERÇU
[1]Le présent contrôle judiciaire concerne un citoyen canadien, qui n’a été ni inculpé ni déclaré coupable d’une infraction, ni n’a été déclaré constituer une menace pour le Canada, et qui a demandé le renouvellement de son passeport, pour lequel il était admissible à tous égards en vertu des dispositions législatives existantes. Reconnaissant que le demandeur avait ainsi droit à son passeport, le gouvernement a modifié les conditions d’admissibilité, sans en aviser quiconque, de manière à priver le demandeur de son passeport. Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision de refuser la délivrance du passeport, une décision prise dans l’exercice de la prérogative de la Couronne.
[2]La description à caractère neutre ci‑dessus est un résumé d’ordre juridique de ce qui s’est produit. Il manque toutefois à cette description l’éclairage du contexte factuel, soit que le demandeur fait partie d’une famille dont bien des membres sont ouvertement des sympathisants d’Al‑Qaida. Le principal motif du refus de délivrance du passeport—l’intérêt de la sécurité nationale—était motivé par des soucis quant aux relations entre le Canada et les États‑Unis et quant à la désapprobation par le public d’une telle délivrance à un membre d’une famille si mal famée. Or, la sécurité nationale ne constituait pas à l’époque un motif de refus de délivrance de passeport énuméré dans le Décret sur les passeports canadiens [TR/81-86].
[3]On peut résumer comme suit les principales questions soulevées par la présente affaire :
· la compétence de la Cour fédérale relativement à l’exercice de la prérogative de la Couronne;
· la question de savoir qui peut exercer la prérogative à l’égard du Décret sur les passeports canadiens;
· la question de savoir si le Décret sur les passeports canadiens épuise la portée de la prérogative;
· le rôle de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitution-nelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], en particulier l’article 6 (la liberté de circulation), l’article 7 (la liberté et la sécurité de la personne) et l’article premier (les limites raisonnables), dans l’exercice de la prorogative;
· l’applicabilité de la doctrine de l’attente légitime;
· la mesure de redressement appropriée, s’il en est.
[4]Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’en l’espèce, tout citoyen a le droit d’être traité, du moins au plan de la procédure, de la manière dont le gouverne-ment dit que seront traités ses droits et ses intérêts. Selon les règles de notre droit en matière d’équité procédurale, l’intéressé a le droit de savoir qui rendra la décision, et sur le fondement de quels critères afin de savoir ce qu’il lui faudra démontrer. Ainsi, le demandeur a droit à ce que le Bureau des passeports traite sa demande de renouvellement de passeport en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens, tel qu’il était libellé au moment de la présentation de la demande. Toutefois, les présents motifs ne permettent aucunement de conclure que le défendeur ne peut immédiatement prendre les mesures requises pour révoquer le passeport pour l’un des motifs, s’il en est, maintenant énumérés dans le Décret sur les passeports canadiens, en sa version modifiée.
II. LE CONTEXTE
[5]Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à la décision censément prise par le Bureau des passeports, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, le 16 avril 2004, de rejeter la demande de passeport présentée par Abdurahman Khadr (M. Khadr). La véritable décision a toutefois été prise par le ministre des Affaires étrangères (le ministre), le 3 mars 2004. Le contrôle judiciaire comprend l’examen d’une décision du ministre de refuser au demandeur, dans l’exercice de la prérogative de la Couronne, l’accès aux services des passeports. La question fondamentale en litige a toutefois trait au refus de délivrer un nouveau passeport.
[6]Le demandeur demande qu’il soit déclaré, en application de l’alinéa 18(1)a) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], que la décision du ministre est illégale, inconstitutionnelle et contraire aux articles 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’elle est par conséquent invalide. Comme mesure de redressement, le demandeur conclut à une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de lui délivrer ou de lui faire délivrer un passeport.
[7]Le défendeur a admis pendant l’instance que la décision du ministre était inéquitable au plan de la procédure, en raison pour bonne part du défaut de divulguer certains renseignements. Le défendeur a demandé que la décision soit annulée et l’affaire renvoyée au ministre pour que celui‑ci rende une nouvelle décision, en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens en sa version modifiée.
[8]Étant donné cette admission faite par le ministre, le défendeur a soutenu, dans une requête en modification de la demande de contrôle judiciaire, que toute l’affaire était sans objet. Le juge MacKay (siégeant comme juge suppléant) [2004 CF 1719] a conclu que l’affaire n’était pas sans objet puisque le demandeur conteste la décision du ministre « compte tenu du principe de la légalité et de la Charte » [au paragraphe 12]. Le juge MacKay a ainsi conclu, en résumé [au paragraphe 18]:
Ces arguments invitent la Cour à ne pas aborder la question de savoir si le ministre avait le pouvoir de prendre la décision du 3 mars. À mon avis, la régularité de l’exercice de la prérogative par une autorité possédant ce pouvoir est une question qui intéresse la Cour lorsqu’elle est soulevée par la personne qui est directement touchée par l’exercice de cette prérogative.
[9]Les parties s’accordent pour reconnaître que l’octroi ou le refus d’un passeport est une question qui relève de la prérogative de la Couronne. Elles conviennent également que la faculté de rejeter une demande de passeport pour des motifs de sécurité nationale ne faisait pas partie des pouvoirs conférés au Bureau des passeport par le Décret sur les passeports canadiens, en sa version en vigueur au moment de la demande du demandeur. Aucune disposition d’une loi ou d’un décret n’a conféré ce pouvoir exprès au ministre ou à qui que ce soit d’autre jusqu’à ce que le Décret sur les passeports canadiens soit modifié par la suite de manière à y inclure la sécurité nationale comme motif de refus et à accorder au ministre le pouvoir de refuser la délivrance d’un passeport.
III. LES FAITS
[10]Le demandeur est un citoyen canadien au début de la vingtaine. Il s’est vu délivrer un passeport en novembre 1999, celui‑ci devant venir à expiration en novembre 2004.
[11]Le père du demandeur (maintenant décédé) aurait pris le passeport de ce dernier en novembre 2001 pour le placer en lieu sûr. Le passeport s’est ensuite retrouvé entre les mains de la mère du demandeur, au Pakistan. Puis, à la suite de circonstances inhabituelles, le demandeur a abouti en Bosnie en novembre 2003 et il a alors déclaré ne plus pouvoir retracer son passeport.
[12]Le demandeur affirme qu’en novembre 2001, il était détenu en Afghanistan. Il aurait ensuite été libéré par les autorités américaines et, en mars 2003, transporté en avion vers Guantanamo Bay, à Cuba, pour y être une « taupe » au service de la Central Intelligence Agency des États‑Unis (la CIA). La CIA l’a fait sortir de Guantanamo Bay en novembre 2003, pour qu’il se rende par avion à Sarajevo, en Bosnie. C’est là qu’en novembre 2003, il s’est rendu à l’ambassade canadienne pour obtenir de l’aide en vue de son retour au Canada, et qu’on lui a délivré un passeport d’urgence.
[13]Les membres de la famille Khadr ont admis avoir eu des liens avec Oussama ben Laden, et quatre des enfants de la famille, dont le demandeur, figurent depuis 2000 comme « personnes d’intérêt » sur la liste de contrôle des passeports.
[14]Des renseignements figurant aux dossiers et montrant l’existence de liens entre les membres de la famille Khadr et Al‑Qaida ont fait craindre au Bureau des passeports que la délivrance de passeports à des membres de cette famille pourrait constituer un danger pour la sécurité nationale du Canada.
[15]Pour ce qui est du demandeur à cet égard, il n’y a aucune preuve du fait que les autorités canadiennes ont pris la moindre mesure pour révoquer des passeports déjà délivrés. Un passeport pouvait être révoqué pour les mêmes motifs qu’il pouvait être refusé en vertu du Décret sur les passeports canadiens en sa version d’alors.
[16]Le défendeur déclare que des représentants du ministère des Affaires étrangères et du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) se sont réunis pour discuter de la délivrance de passeports, et que le SCRS a fourni un rapport faisant état de sources d’inquiétude pour la sécurité nationale. On n’a pas tenté de présenter à la Cour une preuve à cet égard. Le Bureau des passeports a toutefois préparé un mémoire à des fins d’intervention, en date du 3 mars 2004, décrit de manière plus détaillée au paragraphe 22.
[17]Le 5 avril 2004, le demandeur a demandé au Bureau canadien des passeports de lui délivrer un passeport de remplacement. Il a remis au Bureau tous les documents requis au soutien de sa demande. La demande était conforme à tous égards au Décret sur les passeports canadiens et il n’existait aucun motif connu pour la rejeter.
[18]La délivrance et la révocation des passeports est régie depuis 1981 par le Décret sur les passeports canadiens, pris par le gouverneur en conseil en remplacement du Règlement sur les passeports canadiens [C.R.C., ch. 641]. À l’époque, les motifs de refus de délivrance étaient les suivants :
9. Le Bureau des passeports peut refuser de délivrer un passeport à un requérant qui
a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés
(i) dans la demande de passeport, ou
(ii) selon l’article 8;
b) est accusé au Canada d’un acte criminel;
c) est accusé dans un pays étranger d’avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;
d) purge une peine d’emprisonnement ou est frappé de l’interdiction de quitter le Canada
(i) selon les modalités découlant d’une libération conditionnelle ou d’une libération sous surveillance obligatoire imposée en vertu de la Loi sur la libération conditionnelle de détenus,
(ii) selon les dispositions d’une ordonnance de probation établie en vertu du Code criminel, ou
(iii) selon les conditions régissant une absence temporaire sans escorte d’une prison ou d’un pénitencier;
e) a été déclaré coupable d’un acte criminel selon l’article 58 du Code criminel;
f) est redevable envers la Couronne par suite des dépenses engagées en vue de son rapatriement au Canada ou d’une autre assistance financière consulaire qu’il a demandée et que le gouvernement du Canada lui a fournie à l’étranger; ou
g) détient un passeport ou dont le nom est inscrit dans un passeport qui n’est pas expiré et n’a pas été révoqué.
[19]Le demandeur n’a été inculpé d’aucune infraction, au Canada ou ailleurs, non plus qu’il n’a été reconnu coupable d’un crime quelconque ni n’a purgé la moindre peine, et il n’a aucune dette envers la Couronne par suite des dépenses engagées en vue de son rapatriement au Canada. Il n’y avait aucun motif à l’appui du refus de lui délivrer un passeport.
[20]Face à la réaction non souhaitable à laquelle il s’attendait manifestement de la part du public, le Bureau des passeports a produit un mémoire à des fins d’intervention daté du 3 mars 2004 (soit un mois avant le dépôt de la demande de passeport par le demandeur) signé par le sous‑ministre et deux sous‑ministres adjoints. La Cour est saisie d’une version du mémoire et des documents connexes ultérieurs rédigée sévèrement.
[21]Ce mémoire, dans lequel on recommandait au ministre de refuser de délivrer de nouveau un passeport au demandeur dans l’intérêt de la sécurité nationale du Canada, était signé par le ministre et faisait état de sa décision de refuser une telle délivrance. M. Khadr avait toutefois été initialement avisé par le Bureau des passeports qu’on avait décidé de rejeter sa demande, ce qui laissait clairement entendre que cette décision avait été prise par le Bureau des passeports lui‑même, en conformité avec le Décret sur les passeports canadiens. Il a fallu un certain temps au demandeur pour qu’on lui révèle que la décision avait en fait été prise par le ministre, et non par le Bureau.
[22]Le mémoire énonce une justification de la décision, tout en en exposant le fondement. Voici les extraits pertinents du mémoire :
[traduction]
· « Le Bureau des passeports requiert votre autorisation, ou celle du Cabinet, en vue de refuser en bonne et due forme de délivrer un nouveau passeport à [. . .] Abdurahman Khadr (ils disposent de passeports valides jusqu’en novembre 2004) dans l’intérêt de la sécurité nationale du Canada et pour protéger les troupes canadiennes en Afghanistan. »
· « Les intérêts nationaux et la sécurité nationale ne figurent pas dans le Décret sur les passeports canadiens comme motifs de refus d’accorder les services de passeport. Cela vient restreindre les pouvoirs des fonctionnaires des passeports mais non de la Couronne. »
· « Le Bureau des passeports estime justifié de ne pas accorder de services de passeport à plusieurs des membres de la famille Khadr (on trouvera ci‑joint un arbre généalogique). »
· « L’article 9 du Décret sur les passeports canadiens (DPC) restreint, dans les circonstances qui y sont précisées, le droit de refuser de délivrer un passeport. Les menaces à la sécurité nationale ne sont pas visées par le DPC et, à ce titre, le Bureau des passeports ne peut s’appuyer sur aucune justification légale pour refuser de délivrer à la famille Khadr des passeports à durée de validité maximale. Un citoyen canadien doit être accusé d’un acte criminel (comme des activités terroristes ou l’appartenance à un groupe terroriste) pour qu’il y ait refus ou révocation de passeport en vertu du DPC. »
· « Dans l’intervalle, toutefois, le Bureau des passeports n’est pas en mesure de soutenir les intérêts du gouvernement canadien lorsqu’un individu constitue une menace pour la sécurité nationale ou est une personne d’intérêt pour d’autres organismes. »
· « En outre, si le refus d’un passeport faisait l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, il est douteux qu’un juge puisse être convaincu par la simple affirmation émanant du seul Bureau des passeports que les membres de la famille Khadr sont visés par une enquête en matière de sécurité nationale. Le Bureau des passeports doit disposer dans ses dossiers de documents de l’organisme d’où provient l’information, notamment tout renseignement délicat antérieur à la prise par le ministre de la décision de refuser la délivrance du passeport. Le Bureau des passeports dispose actuellement dans ses dossiers de tels documents du SCRS. »
· « La Loi sur la preuve au Canada établit un mécanisme permettant d’obtenir du tribunal une ordonnance qui interdise de divulguer des renseignements lorsque cela serait contraire à l’intérêt public, en l’occurrence la sécurité nationale. » (À ce jour, aucune pareille preuve n’a été présentée et aucune pareille ordonnance d’interdiction n’a été demandée. La Cour se retrouve essentiellement devant de « simples affirmations ». Il y a une preuve quant à des préoccupations générales relativement au mauvais usage de passeports canadiens et aux activités de membres de la famille Khadr. Rien ne porte toutefois expressément sur le demandeur en tant qu’individu distinct de cette famille.)
· Finalement—« Nous estimons que la délivrance de passeports aux membres à haut risque de la famille Khadr aurait des répercussions importantes sur les “relations canado‑américaines”. Étant donné la situation décrite ci‑dessus, il semble vraisemblable que le public canadien et le gouvernement américain verraient d’un très mauvais œil qu’on fournisse aux membres de la famille Khadr de pleins services de passeport. »
[23]En résumé, la préoccupation non démontrée quant à la sécurité nationale, en plus des préoccupations ayant trait à l’approbation d’un allié et du public canadien, ont été l’écueil sur lequel a échoué l’intérêt d’un citoyen canadien de se voir délivrer son passeport.
[24]On a informé le demandeur, par lettre datée du 16 avril 2004 du président‑directeur général du Bureau des passeports, que sa demande de passeport était rejetée. Les motifs du refus, l’identité du décisionnaire et le fondement légal de la décision n’étaient pas précisés dans la lettre.
[25]Le 1er septembre 2004, le gouverneur général en conseil a promulgué le Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens [TR/2004-113], lequel prévoit notamment les modifications suivantes :
3. [. . .]
(3) Le présent décret n’a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.
(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre au nom de Sa Majesté du chef du Canada.
[. . .]
5. [. . .]
10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.
IV. LES QUESTIONS EN LITIGE
[26]Les questions soulevées dans la présente affaire ont déjà été décrites au paragraphe 3 ci‑dessus.
V. ANALYSE
A. Compétence de la Cour
1) Question justiciable
[27]Il s’agit en l’espèce d’une prérogative de la Couronne exercée en l’absence d’un pouvoir discrétionnaire quelconque conféré par la loi. La première question à trancher est, par conséquent, celle de savoir si l’exercice en cause de la prérogative de la Couronne est ou non susceptible de contrôle judiciaire. Dans l’affirmative, la seconde question a alors trait à la compétence de la Cour fédérale pour procéder à ce contrôle.
[28]Dans l’arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, la Cour suprême du Canada a statué que, lorsque l’exercice de la prérogative de la Couronne enfreint les droits garantis par la Charte à une personne, cet exercice est assujetti au contrôle de la Cour.
[29]À peu près à la même époque, la Chambre des lords, dans l’affaire Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374 (H.L.) [au paragraphe 42], a élargi les champs où la prérogative de la Couronne pouvait être assujettie au contrôle judiciaire, pour que puissent être visées les situations où la prérogative porte atteinte aux droits d’un individu, soit en modifiant ses droits et obligations juridiques, soit en portant atteinte à ses attentes légitimes :
[traduction] Pour être susceptible de contrôle judiciaire, la décision doit avoir des conséquences qui touchent une personne (ou un groupe de personnes) mis à part le décisionnaire, quoique celui‑ci puisse également être touché. La décision doit toucher cette personne soit :
a) en modifiant des droits ou des obligations de cette personne, que cette dernière peut opposer ou qu’on peut lui opposer en droit privé, soit
b) en la privant d’un avantage alors que, soit (i) le décisionnaire lui a permis dans le passé de jouir de cet avantage et la personne peut s’attendre légitimement à continuer de pouvoir en jouir jusqu’à ce qu’on lui fasse part d’un motif rationnel pour lui retirer cet avantage, motif à l’égard duquel on lui donne l’occasion de formuler des commentaires, soit (ii) le décisionnaire a assuré à la personne qu’on ne lui retirerait pas [cet avantage] sans d’abord lui fournir l’occasion de faire valoir des motifs à l’encontre d’un retrait.
[30]Il y a lieu de se rappeler à cet égard qu’au Royaume‑Uni, la doctrine des attentes légitimes crée des droits matériels aussi bien que procéduraux alors qu’au Canada, la Cour suprême a restreint l’application du principe à la protection des seuls droits procéduraux (Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281). La Cour doit par conséquent se conformer à l’application plus restreinte dans notre pays du principe des attentes légitimes.
[31]En ce qui concerne la prérogative de la Couronne, le juge Laskin a statué, dans Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (C.A.), une affaire concernant l’octroi (ou le non‑octroi) de distinctions par la Couronne, qu’une question est justiciable et susceptible de contrôle judiciaire si son objet porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’un individu [au paragraphe 51] :
[traduction] Selon le critère établi par la Chambre des lords, l’exercice de la prérogative sera justiciable, ou susceptible de contrôle judiciaire, si ce qui est visé porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’un individu. Dans un tel cas, la cour est à la fois compétente pour soumettre l’exercice de la prérogative au contrôle judiciaire et qualifiée pour le faire.
[32]Je souscris au raisonnement du juge Laskin relatif à la question justiciable. Dans l’affaire qui nous occupe, le demandeur avance des arguments fondés tant sur la Charte que sur le principe des attentes légitimes. Plus important encore, l’objet concerné, soit la délivrance d’un passeport à un seul individu (plutôt qu’une question mettant en jeu une politique majeure de l’État, comme une guerre ou la conclusion de traités) est d’emblée justiciable. Et ce qu’il faut dès lors se demander, c’est pour quels motifs il pourrait y avoir lieu de soumettre la question au contrôle judiciaire. Or, selon ce que je comprends de ses commentaires, le juge Laskin n’a pas voulu élargir la portée du principe des attentes légitimes jusqu’à protéger les droits substantifs.
[33]Dans Black, précité, la Cour d’appel s’est ensuite exprimée, sous la forme manifestement d’un obiter, sur la question même des passeports. Elle a fait ressortir que, comme le veut le bon sens, le refus de délivrer un passeport dans un but irrégulier ou sans qu’il y ait équité procédurale pour l’intéressé devrait être susceptible de contrôle judiciaire.
[34]La Cour d’appel a traité ensuite du fondement éventuel du contrôle d’un refus de délivrance [au paragraphe 54] :
[traduction] De nos jours, la délivrance d’un passeport n’est pas une faveur faite par l’État à un citoyen. Il ne s’agit pas d’un privilège ou d’un luxe, mais plutôt d’une nécessité. Posséder un passeport rend un citoyen libre de voyager et de pouvoir gagner sa vie au sein d’une économie planétaire. Au Canada, le refus de délivrance fait entrer en jeu des éléments de la Charte, plus particulièrement la liberté de circulation garantie par l’article 6 et, peut‑être même, le droit à la liberté prévu à l’article 7. Selon moi, le refus irrégulier de délivrer un passeport devrait être, comme l’ont statué les tribunaux anglais, susceptible de contrôle judiciaire.
[35]Bien qu’il faille considérer les commentaires de la Cour d’appel de l’Ontario comme étant un obiter dans Black, à la fois parce que l’affaire ne portait pas sur les passeports et parce qu’un refus de délivrance est une question relevant de la compétence de la Cour fédérale, ils n’ont pas un tel caractère d’obiter en l’espèce et je les fais miens. L’état du droit actuel, c’est que le refus de délivrer un passeport est justiciable, particulièrement lorsque, comme en l’espèce, sont soulevées des questions de droits garantis par la Charte ainsi que d’équité et d’attentes légitimes.
2) La Cour fédérale
[36]Dans Black, la Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’en dépit (ou à cause) de l’article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, il existait une lacune quant à la compétence de la Couronne fédérale en matière de prérogative. La Cour d’appel de l’Ontario a par consé-quent conclu que les cours supérieures provinciales avaient compétence, dans certaines situations restreintes, relativement à l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale. La disposition pertinente du paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1] est la suivante :
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
[. . .]
« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. [Non souligné dans l’original.]
[37]La question soulevée quant à la compétence était celle de savoir si la Cour fédérale avait ou non compétence exclusive aux termes de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale lorsque la prérogative de la Couronne fédérale n’est pas exercée au moyen d’une ordonnance.
[38]La Cour d’appel de l’Ontario a dit s’inquiéter qu’on ait tenté avec les articles 2 et 18 de la Loi sur la Cour fédérale de priver les cours supérieures provinciales de leur compétence inhérente. Elle a par conséquent statué qu’à l’article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, l’expression « an order made pursuant to » dans la version anglaise (« une ordonnance prise en vertu ») qualifie les mots « by » et « under » dans la version anglaise (tous deux rendus par le même mot « par » dans la version française) et conclu que, faute d’une ordonnance, l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale est susceptible de contrôle par une cour supérieure provinciale. Autrement dit, l’exercice même de la prérogative, en l’absence d’une ordonnance antérieure, échapperait à la compétence de la Cour fédérale.
[39]L’argument contraire, rejeté par la Cour d’appel de l’Ontario, était que l’expression « an order » (« une ordonnance ») se rapportait à « under » mais non pas à « by ». On soutenait que cette interprétation était plus conforme à l’objet de la Loi sur la Cour fédérale et permettait d’éviter la « lacune » quant à la compétence découlant de l’autre l’interprétation.
[40]En raison de cette question de compétence, la Cour a demandé aux parties de se prononcer sur la question de sa propre compétence, même si toutes deux avaient reconnu que la Cour fédérale était bien la juridiction compétente.
[41]Le demandeur a prétendu que la décision du ministre de ne pas délivrer de passeport était une « ordonnance » et tombait ainsi directement sous le coup du paragraphe 2(1). Le demandeur a avancé comme argument subsidiaire que, si on adopte une interprétation fondée sur l’objet visé, l’exercice pur et simple de la prérogative tomberait sous le coup du paragraphe 2(1). Le défendeur suit pour sa part une voie quelque peu différente, en soutenant que la décision du ministre constitue un exercice direct de la prérogative de la Couronne mais que, la Cour d’appel de l’Ontario a commis une erreur dans Black, et qu’une interprétation fondée sur l’objet fait voir que la Cour fédérale a compétence relativement à l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale.
[42]J’en viens pour ma part à la conclusion que la Cour fédérale a compétence tant parce qu’il y a en l’espèce une « ordonnance », que parce qu’une interprétation fondée sur l’objet révèle que le législateur voulait que la Cour fédérale ait compétence exclusive quant aux éléments justiciables de l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale. En l’espèce, nous avons affaire à une décision qui a donné lieu à une ordonnance de refuser un passeport. La décision du ministre a été mise à exécution au moyen d’une ordonnance enjoignant à des fonctionnaires de rejeter la demande de passeport. Et cette ordonnance découle de l’aval donné par le ministre au mémoire à des fins d’intervention. À ce titre, il s’agissait d’une ordonnance prise dans l’exercice de la prérogative de la Couronne. Or, cela relève directement de la compétence exclusive de la Cour fédérale, comme on l’a reconnu dans Black.
[43]Toutefois, même si l’on admettait la prétention du défendeur selon laquelle il y a eu exercice direct de la prérogative, notre Cour aurait compétence. La Cour d’appel de l’Ontario reconnaît qu’il existe deux interprétations raisonnables possibles des dispositions pertinentes du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale. Lorsqu’elle fait face à une telle situation, une cour doit recourir à une interprétation fondée sur l’objet des dispositions législatives concernées, tel que le prescrivent la Loi d’interprétation [L.R.C. (1985), ch. I‑21] et la Cour suprême du Canada.
[44]Lorsqu’on interprète la compétence de la Cour fédérale en vertu des dispositions de Loi sur les Cours fédérales, il convient de le faire de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de leur objet. L’article 12 de la Loi d’interprétation prévoit ainsi ce qui suit :
12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
[45]Dans Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.), le juge en chef Iacobucci (tel était alors son titre) a décrit comme suit l’objet de la Loi sur la Cour fédérale, tel qu’elle était alors désignée [à la page 481] :
Cet aspect de la Loi sur la Cour fédérale avait principalement pour but de transférer à la Cour fédérale nouvellement créée le pouvoir de contrôle qu’exerçaient les cours supérieures des provinces sur les offices fédéraux [. . .]
[46]Ce qu’on visait en élargissant ainsi les pouvoirs de la Cour fédérale (auparavant la Cour de l’Échiquier), c’était d’assurer l’uniformité relativement à l’exercice des pouvoirs fédéraux justiciables. La juge Desjardins a ainsi exprimé ce principe dans Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.) [au paragraphe 10] :
Le Parlement du Canada s’assurait ainsi que les offices fédéraux, dont les activités s’étendent à travers le Canada, ne soient pas soumis à des décisions, possiblement contradictoires, d’une province à l’autre. Ils relevaient dès lors du pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale du Canada.
[47]Dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, le juge Bastarache s’est penché sur certaines des questions de compétence soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Dans Black, la Cour d’appel de l’Ontario se souciait de ce qu’elle considérait être la perte de compétence des cours supérieures et elle a par conséquent donné une interprétation étroite à la Loi sur la Cour fédérale. Dans Canadian Liberty Net, toutefois, la Cour suprême a mis en garde contre une telle approche—la compétence inhérente dont disposent les cours supérieures provinciales a pour but d’assurer que, en l’absence de compétence d’une quelconque autre cour, il y ait toujours un tribunal disponible pour faire valoir un droit [au paragraphe 32] :
La notion de « compétence inhérente » découle de la présomption qui veut que, s’il existe un droit justiciable, il doit alors exister un tribunal compétent permettant de le faire valoir. La question examinée dans Board c. Board était celle de savoir si l’absence d’une attribution de compétence devait être interprétée comme une exclusion implicite de compétence. Dans ce contexte, suivant la théorie de la compétence inhérente, seule une exclusion explicite de la compétence peut priver la cour supérieure de la compétence sur une question. À mon avis, cet arrêt n’étaye pas la proposition fondamentalement différente voulant que les lois censées conférer compétence à un autre tribunal doivent être interprétées strictement de manière à protéger la compétence de la cour supérieure. Il ne s’agit pas là de l’objet de la théorie de la compétence inhérente, qui est tout simplement d’éviter qu’un droit ne puisse être exercé faute d’une cour supérieure où il peut être reconnu.
[48]Dans la même veine, la Cour suprême a donné une interprétation juste et libérale à la Loi sur la Cour fédérale et a déconseillé aux tribunaux de conclure en l’existence de lacunes, à moins que cela ne ressorte clairement du texte législatif [au paragraphe 34] :
Toutefois, je suis d’avis que rien dans cet exposé de la notion essentiellement réparatrice de compétence inhérente ne peut être invoqué pour justifier une interprétation étroite, plutôt qu’une interprétation juste et libérale, des lois fédérales qui confèrent compétence à la Cour fédérale. La proposition légitime—selon laquelle la situation institutionnelle et constitutionnelle des cours supérieures provinciales justifie de leur reconnaître une compétence résiduelle sur toute matière fédérale en cas de « lacune » dans l’attribution législative des compétences—est entièrement différente de l’argument selon lequel il faut conclure à l’existence d’une « lacune » dans une loi fédérale à moins que le texte de cette loi ne comble explicitement la lacune en question. La théorie de la compétence inhérente ne fait ressortir aucun motif valable, d’ordre constitutionnel ou autre, justifiant de protéger jalousement la compétence des cours supérieures des provinces contre la Cour fédérale du Canada.
[49]La Cour suprême [au paragraphe 36], finalement, a souligné l’intention du législateur d’accorder aux Cours fédérales une compétence administrative générale sur les décisionnaires fédéraux. Cela désigne, selon moi, toutes les personnes qui exercent des pouvoirs conférés par la loi ou la prérogative.
Comme l’indique clairement le texte de la Loi sur la Cour fédérale et le confirme le rôle additionnel qui est confié à cette cour par d’autres lois fédérales, dans le présent cas la Loi sur les droits de la personne, le Parlement a voulu conférer à la Cour fédérale une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux. Pour ce qui concerne son rôle de surveillance des décideurs administratifs, les pouvoirs confiés par une loi à la Cour fédérale à cet égard ne doivent pas être interprétés de façon restrictive. Cela signifie que, lorsqu’il s’agit d’une question relevant clairement de son rôle de surveillance d’un organisme administratif, ce qui inclut la prise de mesures provisoires visant à régir des différends dont l’issue finale est laissée au décideur administratif concerné, la Cour fédérale peut être considérée comme ayant plénitude de compétence.
[50]Déjà dans le passé, la Cour, que ce soit expressément ou en agissant en ce sens, s’est reconnue compétente dans des affaires mettant en cause la prérogative de la Couronne (voir : Schreiber c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 427 (1re inst.); et Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [2002] 3 C.F. 24 (1re inst.)). Toutefois, la Cour, n’a jamais explicitement examiné la question qui était soulevée dans Black.
[51]Avec tout le respect que je dois à la Cour d’appel de l’Ontario, tout en me ralliant aux conclusions de celle‑ci sur le caractère justiciable de la prérogative de la Couronne, je ne puis me ranger à son avis sur la question de compétence.
[52]Il convient d’interpréter les dispositions de la Loi sur les Cours fédérales en se fondant sur le but visé de manière à ce que soit atteint son objet, soit en l’occurrence assujettir l’exercice de pouvoirs de décideurs fédéraux au contrôle de la Cour. Vu la mention de la prérogative de la Couronne, il est manifeste que le législateur voulait que la Cour fédérale ait compétence sur les questions justiciables liées à l’exercice de cette prérogative.
[53]Il serait incompatible avec une telle intention qu’un volet du champ justiciable de la prérogative de la Couronne fédérale puisse être retranché pour relever de la compétence d’une autre cour. Il pourrait en découler le manque même d’uniformité dans les décisions judiciaires que la Loi sur les Cours fédérales avait pour objet d’empêcher.
[54]L’objet de la Loi sur les Cours fédérales, particulièrement son paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15], est d’assurer le contrôle sur l’exercice d’un pouvoir fédéral; c’est là son objet fondamental—les modes d’exercice sont de caractère secondaire. L’élément principal de la disposition, c’est la source du pouvoir, qu’il s’agisse du législateur ou de l’exécutif. L’autre interprétation, adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario, est axée pour sa part sur le mode d’exercice et non la source du pouvoir.
[55]Pour en finir sur ce point, face à deux interprétations reconnues comme étant raisonnables, une cour doit trouver celle qui s’accorde le mieux avec l’objet de la loi et le but des dispositions en cause, tout en évitant les incohérences et les problèmes. Il ne faudrait pas accepter une « lacune » lorsqu’une interprétation raisonnable permet de régler la question. À mon avis, par conséquent, en interprétant le paragraphe 2(1) de cette manière, il y a lieu de conclure que même en l’absence d’une ordonnance, l’exercice de la prérogative de la Couronne fédérale en tant que source d’un pouvoir à l’égard de questions justiciables relève de la compétence des Cours fédérales prévue au paragraphe 2(1), et plus particulièrement conférée à la Cour fédérale par l’article 18.
B. Questions liées à la Charte
1) Remarques préliminaires
[56]Comme je l’ai mentionné au paragraphe 6, le demandeur a soulevé la question de savoir si la décision du ministre est contraire ou non aux articles 6 et 7 de la Charte. Le défendeur demande quant à lui à la Cour, d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas se prononcer sur cette question, parce que le dossier dont elle est saisie est trop peu étoffé pour pouvoir la trancher.
[57]Les préoccupations du défendeur au sujet du dossier sont de deux ordres. Il reconnaît, premièrement, que le demandeur n’a pas été traité équitablement puisqu’il n’a pas eu l’occasion de s’exprimer au sujet du nouveau motif de refus d’un passeport—la sécurité nationale. On présume de la sorte que le ministre avait le droit de créer ce nouveau motif, hors du cadre du Décret sur les passeports canadiens. Le défendeur déclare, deuxièmement, qu’il n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve relativement à l’article premier de la Charte en vue de démontrer que, s’il y a atteinte à tout droit garanti par la Charte, cette atteinte est justifiée.
[58]On peut répondre simplement à cela que le défendeur ne peut priver le demandeur de son droit à une décision équitable en raison de son propre défaut de présenter une preuve valable. Le demandeur doit se débrouiller avec le dossier tel qu’il est et non tel qu’il souhaiterait qu’il soit. Et il en est de même pour le défendeur, qui doit accepter le dossier tel qu’il l’a créé; il ne dispose pas d’une deuxième occasion de créer un dossier nouveau et amélioré.
[59]Pour ce qui est de la preuve relative à l’article premier, le défendeur a misé sur le fait que les arguments liés à la Charte seraient rejetés sans que soit nécessaire une analyse fondée sur l’article premier. Parfois on perd en misant de la sorte.
[60]En l’espèce, l’analyse fondée sur l’article premier serait essentielle, au regard particulièrement de la question de savoir si la prérogative de la Couronne, tel que l’interprète de défendeur, est ou non une « règle de droit ». Le défendeur soutient que le Décret sur les passeports canadiens n’impose aucune restriction quelconque à la Couronne. Il prétend que le ministre peut ajouter ou soustraire des motifs à ceux prévus pour le refus de passeports, selon son gré, sans avis ni publication. Selon moi, si cet argument était fondé, cela mettrait sérieusement en cause la notion de la « règle de droit », puisque cela permettrait qu’un important pouvoir arbitraire, la prérogative de la Couronne, puisse être exercé de manière secrète et arbitraire.
[61]En l’espèce toutefois, la doctrine de l’attente légitime suffit pour se prononcer sur les droits du demandeur. Je ne trancherai donc pas la présente affaire en me fondant sur les motifs découlant de la Charte invoqués dans la demande de contrôle judiciaire puisque, comme la Cour suprême l’a déclaré dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, les « tribunaux devraient s’abstenir de traiter de questions liées à la Charte soulevées dans une demande de contrôle judiciaire lorsque cela n’est pas nécessaire ». Je vais néanmoins traiter des arguments fondés sur la Charte parce qu’ils éclairent le contexte où s’inscrivent les attentes légitimes du demandeur et de tout autre demandeur de passeport, et qu’ils montrent l’importance de ces attentes.
2) Article 6—la liberté de circulation
[62]L’article 6 confère à tout citoyen le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir. Le passeport joue un rôle quant à deux des trois droits ainsi garantis à l’article 6. Dans Black [au paragraphe 54], la Cour d’appel de l’Ontario a bien compris la façon moderne de concevoir les passeports lorsqu’elle a déclaré : [traduction] « [d]e nos jours, la délivrance d’un passeport n’est pas une faveur faite par l’État à un citoyen. Il ne s’agit pas d’un privilège ou d’un luxe, mais bien d’une nécessité ».
[63]Le droit de sortir du Canada est sans signification s’il ne peut valablement être exercé en raison d’actions du gouvernement canadien qui visent un individu ou un groupe d’individus. Au moment de l’audience, 201 pays exigeaient des Canadiens qu’ils aient avec eux leur passeport pour pouvoir traverser leurs frontières. On compte parmi ces pays certains de ceux avec lesquels les Canadiens ont les relations d’affaires et personnelles les plus étroites, comme la France, l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle‑Zélande.
[64]Pratiquement tout le monde au Canada est au courant du désaccord actuel avec les États‑Unis qui pourrait résulter en la nécessité pour les Canadiens d’avoir un passeport pour se rendre dans ce pays. Le passeport est en train de devenir le principal titre de voyage international dans la plupart des pays du monde. Il symbolise non seulement la capacité de voyager mais également l’identité et la nationalité de son détenteur. Il ne s’agit plus seulement d’un mode de communication diplomatique.
[65]À l’échelle individuelle, on ne règle pas la question en disant que ce n’est pas le gouvernement canadien qui empêche un citoyen de sortir du pays en lui refusant un passeport, et que la responsabilité en incombe uniquement au pays étranger qui exige ce titre de voyage. Si une telle assertion était exacte, le droit de sortir du pays serait, au plan pratique dans le monde actuel, assujetti à la volonté du gouvernement canadien. Souscrire à une telle interprétation serait donner un sens étroit et technique à un droit garanti par la Charte.
[66]Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Cotroni; États-Unis d’Amérique c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469, la Cour suprême du Canada [à la page 1482] a statué, dans une affaire d’extradition, que « le par. 6(1) vise à protéger contre l’exil et le bannissement qui ont pour objet l’exclusion de la participation à la communauté nationale ». La Cour suprême a conclu que l’objet premier du paragraphe 6(1) était de garantir le droit de demeurer au Canada. Selon mon interprétation, toutefois, la Cour suprême n’a pas statué dans cet arrêt que c’était là tout ce que le paragraphe 6(1) vise à garantir. Si tel avait été le cas, le législateur n’aurait jamais consacré dans la Charte le droit de sortir du Canada, mais aurait simplement interdit l’expulsion.
[67]Reconnaître que la délivrance d’un passeport constitue un aspect des droits garantis au paragraphe 6(1) n’impose pas au gouvernement canadien une quelconque obligation corrélative de mener ses relations internationales (des questions hautement politiques non justiciables) d’une manière particulière afin que ne soit pas entravé le déplacement des gens hors des frontières. De même, déclarer qu’un passeport est la propriété du gouvernement canadien ne réduit en rien l’intérêt pour un citoyen de détenir un passeport; cela empêche cependant les gouvernements étrangers de saisir le passeport et accorde une certaine sécurité aux citoyens du Canada.
[68]Dans ses propres documents publiés, le gouvernement canadien reconnaît l’importance d’un passeport, même aux fins de l’entrée au Canada. Bien que cela ne soit pas rigoureusement exact puisque, en droit, une preuve de citoyenneté, un certificat de naissance ou un autre document semblable suffit, les propres publications et avertissements aux voyageurs du gouvernement font ressortir l’importance qu’a le passeport.
[69]Bien que la Cour ne rendra pas de décision finale quant à l’argument fondé sur l’article 6, il est évident que l’accès à un passeport est une manifestation de l’exercice d’un droit garanti par la Charte. Le droit de sortir du Canada est un aspect suffisamment important de la liberté de tout individu pour que l’exercice d’un pouvoir qui a une incidence sur cette valeur consacrée par la Charte appelle une norme élevée de contrôle— soit le caractère équitable.
[70]À mon avis, plus le droit ou l’intérêt en cause est important, plus la norme du caractère équitable sera élevée. Il faut donc, vu l’importance d’un passeport, observer avec grande rigueur le principe d’équité—dont l’attente légitime constitue un élément.
3) Article 7—la liberté
[71]Le demandeur soutient que lui refuser un passeport le prive de sa liberté, ce qui est contraire aux principes de justice fondamentale. Il soutient également que la décision du ministre, prise clandestinement et sans fondement juridique exprès, souffre d’une telle imprécision inconstitutionnelle qu’elle ne peut constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire.
[72]Bien qu’il soit exact que la décision du ministre est inéquitable au plan de la procédure (certains aspects de ce caractère inéquitable sont d’ailleurs reconnus) et pourrait ainsi être contraire aux principes de justice fondamentale, il faut qu’on en vienne d’abord à la conclusion qu’il y a eu une violation du droit à la liberté.
[73]La liberté, c’est davantage que d’échapper à la contrainte physique; cela comprend aussi l’autonomie personnelle. On pourrait assez facilement soutenir que, si le choix du lieu de résidence est une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle, comme il a été statué dans Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 au paragraphe 66, il en va de même pour le choix d’entrer au Canada ou d’en sortir.
[74]Il ressort toutefois clairement de l’arrêt Godbout, précité, que le droit à la liberté garanti par l’article 7 vise uniquement les questions qui peuvent à juste titre être qualifiées de fondamentalement ou d’essentielle-ment personnelles et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles.
[75]La capacité de voyager quand et où on le désire à l’extérieur du Canada ne participe pas de cette valeur fondamentale de la dignité et de l’indépendance individuelles. Je l’affirme parce qu’on a consacré à l’article 6 de la Charte le droit au choix de sortir du Canada. Or, si une disposition de la Charte porte sur une liberté particulière, il y a lieu de présumer que les autres dispositions de la Charte ne visent pas cette même liberté. Il y a une présomption à l’encontre de la redondance dans la législation. Le refus de délivrer un passeport, s’il restreint le droit de sortir du Canada, n’équivaut pas à emprisonner l’intéressé dans son propre pays. À ce titre, je ne considère pas que le droit de sortir du Canada constitue un droit à la liberté garanti par l’article 7.
4) L’article premier
[76]Comme il est possible de trancher la présente affaire pour des motifs de droit administratif, je n’ai tiré aucune conclusion quant à la violation d’un droit garanti par la Charte. Il ne sera donc pas nécessaire de procéder à une analyse exhaustive fondée sur l’article premier. L’analyse portant sur les articles 6 et 7 de la Charte importait pour situer en contexte la question de l’attente légitime du demandeur et des principes d’équité procédurale.
[77]Le point de départ d’un examen fondé sur l’article premier, toutefois, c’est qu’un droit garanti par la Charte ne peut être restreint que « par une règle de droit ». On peut considérer que le Décret sur les passeports canadiens constitue une telle règle de droit parce qu’on y indique le fondement sur lequel sera exercée la prérogative de la Couronne. Ce qui pose toutefois problème en l’espèce, c’est la prétention du défendeur selon laquelle on peut faire abstraction des dispositions du Décret, et le ministre peut ajouter de nouveaux motifs de refus de délivrance d’un passeport.
[78]Il vaut mieux laisser à trancher dans une future affaire, au dossier plus étoffé, la question de savoir si, en l’espèce, le Décret sur les passeports canadiens et la prérogative de la Couronne respectent l’article premier.
C. Épuisement de la prérogative royale
[79]Le demandeur soutient que le Décret sur les passeports canadiens enlève au ministre le pouvoir d’exercer la prérogative de la Couronne relativement aux passeports. Les questions soulevées à cet égard sont les suivantes :
· le Décret sur les passeports canadiens épuise-t-il ou non la prérogative de la Couronne, en ce sens qu’il n’existe pas de pouvoir résiduaire permettant, faute d’une nouvelle ordonnance, d’exercer cette prérogative?;
· dans l’hypothèse où il reste un pouvoir résiduaire quelconque d’exercer la prérogative, ce pouvoir est‑il dévolu au ministre, ou seulement au Cabinet?
[80]Il ne fait pas de doute que la source du pouvoir de délivrer des passeports est la prérogative royale, tant au Royaume‑Uni qu’au Canada. On a confirmé dans une dépêche du Secrétaire d’État aux Colonies datée du 23 septembre 1891 le pouvoir du gouverneur général de délivrer des passeports. Ce pouvoir a été transféré au ministère des Affaires extérieures en 1909.
[81]Avant 1981, les passeports étaient délivrés en vertu du Règlement sur les passeports canadiens. Certains ont craint que le recours à un règlement donne lieu de croire, comme il s’agit là d’une législation subordonnée, que la prérogative de la Couronne à l’égard des passeports était abrogée. On a par conséquent adopté un décret, qui est un texte réglementaire mais non une législation subordonnée.
[82]Le Décret sur les passeports canadiens conférait comme fonctions au Bureau canadien des passeports la délivrance, le refus et la révocation, pour des motifs déterminés, des passeports. Tel que l’atteste le mémoire, le Bureau des passeports ne disposait pas du pouvoir de refuser la délivrance d’un passeport pour des motifs de sécurité nationale. Il n’y avait nulle mention dans le Décret sur les passeports canadiens d’un pouvoir résiduaire quelconque qui soit dévolu au ministre ou au Cabinet pour les questions qui touchent les passeports.
[83]Par suite des problèmes soulevés dans la présente affaire, des modifications au Décret sur les passeports canadiens (le Décret 2004) ont été publiées le 22 septembre 2004 dans la Gazette du Canada [Gaz. C. 2004.II.1310]. En plus de prévoir le recours à la technologie biométrique de reconnaissance du visage, les modifications prévoyaient ce qui suit :
· on a déclaré que le décret n’avait pas pour effet de limiter ou de modifier, de quelque manière que ce soit, la prérogative de la Couronne en matière de passeports;
· on a précisé que la prérogative de la Couronne en matière de passeports peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre;
· on a précisé que le ministre « peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays ».
[84]Le défendeur soutient qu’on n’a en fait rien ajouté de nouveau au moyen des modifications, car les pouvoirs du ministre et les motifs de révocation et de refus ont toujours découlé de la prérogative de la Couronne, même s’ils n’étaient pas énoncés dans le Décret sur les passeports canadiens. Si tel est bien le cas, l’on doit alors conclure qu’une raison importante pour laquelle on a publié les modifications était la reconnaissance de la nécessité, pour des raisons d’équité, que les citoyens canadiens sachent quelle est la procédure applicable au traitement des demandes de passeport, et quel en est le fondement, et qu’ils ont le droit de se fier sur ce que dit leur gouvernement dans l’exercice de la prérogative de la Couronne.
[85]Un autre aspect du Décret 2004, une question qui sera peut‑être examinée un autre jour, c’est la possibilité qu’un Canadien puisse perdre son passeport ou s’en voir refuser la délivrance, non parce que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada, mais parce qu’un autre pays convainc le ministre qu’agir ainsi, à l’encontre des intérêts du citoyen canadien, va dans le sens de son propre intérêt national.
[86]Le défendeur, qui concède que des failles entachaient la décision originale au plan de la procédure, soutient que la demande de passeport du demandeur devrait être renvoyée en vue d’être traitée selon les dispositions modifiées du Décret sur les passeports canadiens. Le défendeur ayant soutenu que rien n’avait changé au plan des pouvoirs et des motifs, il est alors difficile d’imaginer comment, de manière réaliste, il serait possible qu’une décision nouvelle soit prise.
[87]Pour ce qui est de savoir si la prérogative de la Couronne est ou non épuisée, il importe de se rappeler la nature de cette prérogative, soit les pouvoirs discrétionnaires ou arbitraires qui restent à la Couronne. Sans faire l’historique depuis la Magna Carta, disons que ce sont les pouvoirs laissés à la Couronne après ceux que le Parlement lui a pris.
[88]Dans Black, le juge Laskin résume dans les paragraphes suivants la nature de la prérogative (aux paragraphes 25 à 27) :
[traduction] Pour dresser le contexte de ces observations, je vais brièvement résumer la nature de la prérogative de la Couronne. Selon le professeur Dicey, la prérogative de la Couronne est « ce qu’il reste aux mains de la Couronne à un moment quelconque comme pouvoirs discrétionnaires ou arbitraires » (Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd. (Londres : Macmillan, 1959, à la page 424)) . La large définition de Dicey a été adoptée explicitement par la Cour suprême du Canada et la Chambre des lords. Voir Reference re Effect of Exercise of Royal Prerogative of Mercy Upon Deportation Proceedings, [1933] R.C.S. 269, aux pages 272 et 273, 59 C.C.C. 301 et à Attorney General v. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508, à la page 526, [1920] All E.R. Rep. 80 (H.L.). Voir également Peter Hogg et Patrick Monahan, Liability of the Crown, 3e éd. (Toronto : Carswell, 2000), à la page 15.
La prérogative est un rameau de la common law puisque son existence et sa portée ont été établies dans des décisions des tribunaux. En bref, la prérogative consiste en « les pouvoirs et privilèges reconnus à la Couronne par la common law » (Peter Hogg, Constitutional Law in Canada, éd. en feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 1995), à 1.9. Voir également Proclamations Case (1611), 12 Co. Rep. 74, 77 E.R. 1352 (B.R.). Et la prérogative de la Couronne est passée de l’Angleterre aux pays du Commonwealth. Comme l’a récemment fait observer le professeur N. Cox dans The Dichotomy of Legal Theory and Political Reality : The Honours Prerogative and Imperial Unity, 14 Australian Journal of Law and Society (1998‑99), aux pages 15 à 19, « il est clair que les principales prérogatives s’appliquent à travers le Commonwealth comme une question de droit pure ».
Malgré sa grande portée, la prérogative de la Couronne peut être restreinte ou même évincée par une loi (Loi sur le Parlement du Canada L.R.C. (1985), ch. P‑1, art. 4). Dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque‑là d’une prérogative, cette dernière cesse de s’appliquer. La Couronne ne peut alors plus agir en s’autorisant de la prérogative, mais doit agir conformément aux conditions prévues par la loi (Attorney General v. De Keyser’s Royal Hotel, précité). En Angleterre et au Canada, on a considérablement restreint par législation la prérogative de la Couronne. Selon le doyen Hogg, l’évincement de la prérogative par la loi a eu pour effet de « réduire la portée des pouvoirs en vertu de la prérogative de la Couronne en un très faible registre » (précité). Le professeur Wade partage cet avis.
[A]u cours de l’histoire constitutionnelle, les pouvoirs en vertu de la Couronne ont été réduits et, au plan administratif, cette prérogative n’est plus que l’ombre d’elle‑même. On l’a restreinte expressément au moyen de nombreuses lois et, même lorsqu’un texte législatif ne fait que la chevaucher, la doctrine veut qu’elle ne reçoive plus application.
E.C.S. Wade, Administrative Law, 6e éd. (Oxford : Clarendon Press, 1988), aux pages 240 et 241).
[89]Compte tenu de sa nature, soit un pouvoir exercé dans un champs de compétence qui n’est pas occupé par une loi, le juge Bastarache, dissident mais sur une autre question, a statué, dans l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 816, qu’on ne peut exclure la prérogative qu’au moyen de dispositions législatives expresses ou par implication, bien qu’en ce dernier cas un certain doute existe [au paragraphe 4] :
Il ne fait aucun doute qu’une prérogative royale peut être abolie ou restreinte par une disposition législative claire ou explicite : voir R. c. Operation Dismantle Inc., [1983] 1 C.F. 745, p. 780, conf. par [1985] 1 R.C.S. 441, p. 464. Il est toutefois moins certain que, au Canada, la prérogative puisse être abolie ou restreinte par implication nécessaire. Bien que cette doctrine semble bien établie dans la jurisprudence britannique (voir Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C. 508 (H.L.)), notre Cour a mis en doute son application en tant qu’exception à l’immunité de la Couronne (voir R. c. Eldorado Nucléaire Ltée, [1983] 2 R.C.S. 551, p. 558; Sparling c. Quebec (Caisse de dépôt et placement du Québec), [1988] 2 R.C.S. 1015, p. 1022‑1023). En supposant que les pouvoirs de prérogative puissent être éliminés ou réduits par implication nécessaire, qu’entend‑on par « implication nécessaire »? Voici comment H. V. Evatt explique cette doctrine :
[traduction] Lorsque le Parlement précise dans une loi que l’exercice de pouvoirs relevant jusque‑là de la prérogative est assujetti aux conditions et restrictions prévues par cette loi, il entend implicitement que ces pouvoirs ne puissent être exercés qu’en conformité avec la loi. « Sinon », comme l’affirme le maître des rôles Swinfen‑Eady, « quelle serait l’utilité d’imposer des restrictions, si la Couronne pouvait en faire fi à son gré et continuer d’avoir recours à la prérogative? » [Je souligne.]
(H. V. Evatt, The Royal Prerogative (1987), p. 44)
[90]Le juge LeBel, s’exprimant au nom de la majorité, a souscrit pour l’essentiel à l’avis du juge Bastarache et a ainsi déclaré [au paragraphe 54] :
La prérogative royale se limite aux pouvoirs exercés par l’exécutif, tant au niveau fédéral que provincial. Il est possible, au moyen d’une loi, d’abolir la prérogative ou de restreindre la portée de celle‑ci : [traduction] « dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque‑là d’une prérogative, l’État est tenu de se conformer à ses dispositions ». (Voir P. W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e éd. 2000), p. 17; voir aussi Hogg, op. cit., p. 1 :15‑1 :16; P. Lordon, c.r., La Couronne en droit canadien (1992), p. 75‑76). Dans l’arrêt Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, Ltd., [1920] A.C 508 (H.L.), lord Dunedin a décrit ainsi l’interaction de la prérogative royale et des textes de loi, à la p. 526 :
[traduction] Dans la mesure où la Couronne est partie à chaque loi fédérale, il est logique d’affirmer que, dans les cas où la loi porte sur quelque chose qui, avant cette loi, pouvait être effectué au moyen de la prérogative, et qu’elle a particulièrement pour effet d’habiliter la Couronne à accomplir la même chose, sous réserve de certaines conditions, la Couronne consent à cette situation et, par cette loi, à ce que la prérogative soit restreinte.
Lord Parmoor a ajouté, à la p. 568, que [traduction] « [l]a prérogative royale est nécessairement réduite de façon graduelle, au fur et à mesure qu’une règle de droit bien établie remplace un pouvoir discrétionnaire administratif de nature arbitraire et incertaine ». En résumé, donc, à mesure que le droit d’origine législative s’élargit et empiète sur la prérogative, celle‑ci se contracte de façon correspondante. Toutefois, un tel remplacement ne se produit que lorsque la loi le dit explicitement ou lorsque ce remplacement ressort de celle‑ci par implication nécessaire : voir Loi d’interprétation, L.R.C. 1985 ch. I‑21, art. 17; Hogg et Monahan, op. cit., p. 17; Lordon, op. cit., p. 75-76.
[91]La prérogative ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi ou par implication nécessaire découlant des dispositions d’une loi (articles 2 et 17 de la Loi d’interprétation). Aucune pareille loi n’est en jeu en l’espèce. Il ne peut ressortir par implication nécessaire du Décret sur les passeports canadiens, comme il ne s’agit pas d’une loi, que la prérogative a été épuisée.
[92]Même si la prérogative peut ne pas avoir été épuisée et reste donc toujours en application, cela ne veut toutefois pas dire que l’exécutif peut l’exercer comme bon lui semble. Ce pouvoir est toujours assujetti à d’autres normes juridiques, y compris la Charte et l’obligation d’agir équitablement. Comme l’a déclaré le juge MacKay de la Cour dans Vancouver Island Peace Society c. Canada, [1994] 1 C.F. 102 (1re inst.) [à la page 141] :
La prérogative royale comprend l’ensemble des divers pouvoirs, droits, privilèges, immunités et devoirs reconnus dans notre droit comme dévolus à Sa Majesté et exercés, en vertu de notre Constitution, par le gouverneur en conseil agissant sur l’avis des ministres. Les décisions du gouverneur en conseil relativement aux questions qui relèvent de son pouvoir discrétionnaire issu de la prérogative peuvent être prises par décret. Traditionnellement, les tribunaux ont reconnu que dans les limites de ces pouvoirs, le gouverneur en conseil pouvait agir dans le domaine des affaires internationales, notamment en concluant des traités et en prenant des mesures intéressant la défense et la sécurité nationales. Bien entendu, la prérogative est assujettie au principe de la souveraineté du Parlement et celui‑ci peut, par une loi, retirer la prérogative ou en réglementer l’exercice. Le pouvoir du gouverneur en conseil dans l’exercice de la prérogative est également assujetti à la Charte canadienne des droits et libertés (voir l’arrêt Operation Dismantle, précité).
[93]Après avoir conclu que la prérogative n’a pas été épuisée ni son champ occupé par le Décret sur les passeports canadiens, il reste à régler la question de savoir si le ministre pouvait exercer la prérogative étant donné qu’un décret régissait l’administration des passeports. Il semble logique que, puisque le Cabinet a dévolu certains éléments de la prérogative au Bureau des passeports en vertu du Décret sur les passeports canadiens, seul le Cabinet pourrait prévoir des exceptions au Décret sur les passeports canadiens.
[94]Tel que je l’ai mentionné au paragraphe 80, le pouvoir à l’égard du traitement des passeports a été transféré au ministère des Affaires extérieures et il demeure entre ses mains [maintenant le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international]. Rien dans le Décret sur les passeports canadiens ne laisse à entendre, si ce n’est qu’il émane du Cabinet, que ce pouvoir a été transféré au gouverneur en conseil.
[95]Tant dans Black (précité, aux paragraphes 32 à 34) que dans Schreiber (précité, paragraphes 27 et 28), il a été conclu que la prérogative pouvait être exercée soit par le gouverneur en conseil, soit par le ministre concerné. Dans Black d’ailleurs, au paragraphe 33, on rejette catégoriquement l’idée que seul le gouverneur en conseil puisse exercer la prérogative de la Couronne.
[96]Lorsque la prérogative peut être exercée par une personne autre que le gouverneur en conseil, la seule question qui se pose est alors celle de savoir quel ministre ou quelle autre autorité peut le faire. En l’espèce, il est évident que le ministre est le ministre de la Couronne à qui il revient d’exercer ce pouvoir. Dans la mesure où la prérogative pouvait être exercée, par conséquent, le ministre disposait du pouvoir d’un tel exercice. Encore fallait‑il toutefois que ce pouvoir soit valablement exercé.
[97]Ce qu’il reste maintenant à savoir, c’est si le ministre pouvait ou non exercer son pouvoir de la manière dont il l’a fait à l’encontre du demandeur. En d’autres mots, le demandeur était‑il en droit, pour des motifs d’équité procédurale, de voir sa demande de passeport traitée par le Bureau des passeports de la manière prévue dans le Décret sur les passeports canadiens.
D. Équité et attentes légitimes
[98]Dès les débuts de la présente instance, le défendeur a reconnu que le ministre avait manqué à son obligation d’agir équitablement, pour bonne part en refusant de donner avis au demandeur et de lui fournir l’occasion d’être entendu. La Cour est d’accord avec ce qu’admet le défendeur, mais le demandeur prétend qu’il y eu d’autres violations des principes d’équité en matière d’attentes légitimes, particulièrement l’attente quant à l’auteur de la décision à prendre relativement à la demande.
[99]En l’espèce, le demandeur, et d’ailleurs pratiquement tout citoyen canadien, se serait attendu à ce que ce soit le Bureau canadien des passeports, se fondant sur les critères énumérés dans le Décret sur les passeports canadiens, qui traite la demande de passeport et décide de délivrer ou non le passeport. À cet égard, on n’a cité à la Cour aucun cas antérieur d’intervention directe du ministre relativement à une demande de passeport.
[100]L’obligation d’équité procédurale, dont la Cour suprême a traité dans Baker, a en outre été résumée comme suit par le juge en chef dans Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), [2006] 1 R.C.S. 227, au paragraphe 39 :
La nature de l’obligation d’équité procédurale dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment « la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir »; la « nature du régime législatif et “les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question” »; l’« importance de la décision pour les personnes visées »; les « attentes légitimes de la personne qui conteste la décision » et l’obligation de « respecter les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances » : Baker, par. 22‑27.
[101]Parmi ces facteurs, les deux plus décisifs en l’instance sont « l’importance de la décision pour les personnes visées » et « les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision ».
[102]Le défendeur soutient que l’emploi du mot « peut » dans le Décret sur les passeports canadiens conférait un large pouvoir discrétionnaire. Cela étant, il serait justifié que la portée de l’obligation d’équité procédurale soit considérablement réduite à l’égard de la délivrance et du contrôle de passeports. En interprétant le mot « peut » en contexte, toutefois, je ne puis convenir qu’il a un tel effet.
[103]On recourt au mot « peut » à trois reprises dans le Décret sur les passeports canadiens en sa teneur au moment de la demande de passeport de M. Khadr : au paragraphe 4(1), à l’article 9 ainsi qu’à l’article 10. En l’espèce, les dispositions pertinentes sont les articles 4 et 9. Selon le paragraphe 4(1), « [s]ous réserve du présent décret, un passeport peut être délivré à toute personne qui est un citoyen canadien en vertu de la Loi » [non souligné dans l’original]. L’article 9 prévoit ensuite que « [l]e bureau des passeports peut refuser de délivrer un passeport à un requérant qui [suit une liste de sept motifs de refus] » [non souligné dans l’original].
[104]Selon l’article 11 de la Loi d’interprétation, l’obligation s’exprime essentiellement par l’indicatif présent du verbe porteur de sens principal (dans la version anglaise, « “shall” is to be construed as imperative »), et l’octroi de pouvoirs, droits, autorisations ou facultés par le verbe « pouvoir » (« “may” as permissive »). Ainsi, si on utilisait l’indicatif présent (« un passeport est délivré ») à l’article 4 du Décret sur les passeports canadiens, l’effet en serait l’obligation de délivrer un passeport à tout citoyen canadien.
[105]Or, selon moi, il est plus conforme à l’objet et à l’esprit du Décret sur les passeports canadiens d’interpréter le mot « peut » comme accordant aux citoyens canadiens la permission de se voir délivrer un passeport. L’article 4 a pour effet de priver les non‑Canadiens du droit à la délivrance d’un passeport.
[106]L’article 9 du Décret sur les passeports canadiens, d’un autre côté, permet au Bureau des passeports, lorsqu’un requérant se trouve dans l’une des situations énumérées (les alinéas 9a) à g)), de refuser la délivrance du passeport. À cet égard, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel les motifs énumérés à l’article 9 pour le refus de délivrance d’un passeport épuisent le pouvoir découlant de « peut ».
[107]Dire de l’emploi du mot « peut » qu’il dénote une permission donne à entendre qu’un pouvoir discrétionnaire est conféré à la personne à qui l’on accorde cette permission. Bien que ce soit vrai, cela n’a toutefois pas un caractère déterminant. Dans R. c. S.(S.), [1990] 2 R.C.S. 254, aux pages 273 et 274, le juge en chef Dickson dit à cet égard que, bien que le mot « may » (« peut ») laisse entendre un pouvoir discrétionnaire, il peut néanmoins créer une obligation. Dans R. c. S.(S.), le juge en chef Dickson renvoie aux motifs de lord Cairns, dans la décision de la Chambre des lords Julius v. Lord Bishop of Oxford and another, [1874-80] all E.R. Rep. 43, qui a établi une distinction entre un pouvoir assorti d’un devoir et un pouvoir discrétionnaire absolu. Voici l’extrait pertinent de ce jugement [aux pages 47 et 49] :
[traduction] [Les mots « shall be lawful » (« il est licite »)] confèrent une faculté ou un pouvoir, mais ils ne font en eux‑mêmes rien de plus. Il peut toutefois y avoir un élément dans la nature de la chose qu’on autorise à faire, dans l’objet visé, dans les conditions dans lesquelles la chose doit être faite ou dans le titre de la ou des personnes à l’avantage desquelles le pouvoir doit être exercé qui assortisse le pouvoir d’un devoir, et qui confère le devoir au destinataire du pouvoir de l’exercer lorsqu’il lui est demandé de le faire [. . .]
[. . .]
[. . .] l’orsqu’un pouvoir est conféré à un agent public pour être exercé à l’avantage de personnes expressément désignées, une définition étant énoncée par le législateur qui vient préciser les conditions devant être réunies pour que ces personnes en demandent l’exercice, ce pouvoir devrait être exercé et la Cour exigera qu’il le soit.
[108]Dans Brown v. Metropolitan Authority (1996), 150 N.S.R. (2d) 43, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a pleinement souscrit au raisonnement suivi dans Julius, statuant qu’une fois les conditions réunies (les conditions prévues dans la loi concernée imposant à la Metropolitan Authority le devoir de verser compensation pour les dommages occasionnés par ses actions), le devoir s’imposait d’exercer ce pouvoir bien que les mots conférant celui‑ci à la Metropolitan Authority aient été « may pay » (« peut verser »).
[109]L’article 9 ne crée pas l’obligation de délivrer un passeport si certains critères sont respectés. On y prévoit plutôt que le Bureau des passeports peut refuser la délivrance à une personne faisant partie d’une des catégories énumérées. L’obligation indiquée par le mot « peut » en est une de refus. Il convient d’interpréter le Décret, tel que les fonctionnaires du défendeur semblent l’avoir reconnu, comme conférant au Bureau des passeports le pouvoir, assorti du devoir, de refuser la délivrance d’un passeport à une personne qui est visée par l’une des conditions énumérées.
[110]La teneur du paragraphe 4(1) est toutefois fort différente. On y prévoit en effet qu’un passeport peut être délivré à un citoyen canadien. Bien qu’on n’y dise pas qui procédera en fait à la délivrance, la lecture de l’article d’interprétation du Décret (l’article 2) révèle qu’il s’agirait du Bureau des passeports. On définit en effet le « Bureau des passeports » comme « le service du ministère des Affaires extérieures, où qu’il se trouve, que le Ministre a chargé de la délivrance, de la révocation, de la retenue, de la récupération et de l’utilisation des passeports ».
[111]On devrait ainsi interpréter le paragraphe 4(1) comme voulant dire : « Le Bureau des passeports, sous réserve du présent Décret, peut délivrer un passeport à toute personne qui est citoyen canadien en vertu de la Loi » (Loi s’entend de la Loi sur la citoyenneté [L.R.C. (1985), ch. C-29]). Par conséquent, si une personne satisfait aux deux conditions mentionnées—1) il s’agit d’un citoyen canadien en vertu de la Loi sur la citoyenneté et 2) aucune disposition du Décret n’interdit la délivrance —, elle aura droit à un passeport. Compte tenu du principe énoncé dans Julius, l’expression « peut », puisqu’elle confère alors un pouvoir à une autorité publique, emporte l’obligation d’exercer le pouvoir ainsi conféré.
[112]L’article 4, si on l’interprète à la lumière des articles 9 et 10, veut dire que le Bureau des passeports a la faculté ou le pouvoir, que confère le gouverneur en conseil, de délivrer, de refuser de délivrer ou de révoquer des passeports conformément aux dispositions du Décret. À la lecture du Décret, nulle personne raisonnable ne pourrait conclure que, si un requérant se conformait par ailleurs aux dispositions du Décret, le ministre—et tout autant d’ailleurs le Bureau des passeports—pourrait, et ce, pour des motifs entièrement nouveaux, lui refuser la délivrance d’un passeport.
[113]En ce qui concerne les deux facteurs les plus décisifs mentionnés au paragraphe 101 (soit l’importance de la décision et les attentes légitimes), tel que j’en ai traité dans les présents motifs relativement à l’article 6 de la Charte, la délivrance d’un passeport dans l’environnement mondial contemporain est un aspect et un écho de la valeur consacrée par la Charte que constitue la liberté de circulation. Le fait que le demandeur n’ait actuellement aucun projet de voyage (ou la question de savoir si d’autres pays accepteraient sa venue) n’est pas pertinent. La Cour suprême a ainsi statué dans Baker [au paragraphe 25] :
Le troisième facteur permettant de définir la nature et l’étendue de l’obligation d’équité est l’importance de la décision pour les personnes visées. Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses. C’est ce que dit par exemple le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Kane c. Conseil d’administration de l’Université de la Colombie‑Britannique, [1980] 1 R.C.S. 1105, à la p. 1113 :
Une justice de haute qualité est exigée lorsque le droit d’une personne d’exercer sa profession ou de garder son emploi est en jeu. [. . .] Une suspension de nature disciplinaire peut avoir des conséquences graves et permanentes sur une carrière.
Comme le juge Sedley (maintenant Lord juge Sedley) le dit dans R. c. Higher Education Funding Council, ex parte Institute of Dental Surgery, [1994] 1 All E.R. 651 (Q.B.), à la p. 667 :
[traduction] Dans le monde moderne, les décisions rendues par des organismes administratifs peuvent avoir un effet plus immédiat et plus important sur la vie des gens que les décisions des tribunaux et le droit public a depuis l’arrêt Ridge c. Baldwin [1963] 2 All E.R. 66, [1964] A.C. 40, reconnu ce fait. Bien que le caractère judiciaire d’une fonction puisse élever les exigences pratiques en matière d’équité au‑delà de ce qu’elles seraient autrement, par exemple en exigeant que soit présenté et vérifié oralement un élément de preuve contesté, ce qui le rend « judiciaire » dans ce sens est principalement la nature de la question à trancher, et non le statut formel de l’organisme décisionnel.
L’importance d’une décision pour les personnes visées a donc une incidence significative sur la nature de l’obligation d’équité procédurale.
[114]Le gouvernement du Canada fait voir l’importance qu’il attribue aux passeports. Sur son site Web et dans d’autres publications (auxquelles il est fait allusion pour certaines au paragraphe 68 des présents motifs), il met fortement l’accent, de manière inexacte dans une certaine mesure, sur la nécessité du passeport pour établir l’identité de l’intéressé au plan international et aux fins du droit de ce dernier de retourner au Canada.
[115]Au paragraphe 63, la Cour a fait état d’un nombre important de pays qui exigent le passeport pour l’accès à leur territoire. Le passeport donne véritablement effet au droit de sortir du Canada, vu qu’il s’agit du moyen principal permettant l’entrée dans d’autres pays.
[116]Pour ce qui est des attentes légitimes du demandeur, la Cour suprême a confirmé, dans Baker et plus récemment dans Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, que ce principe est un élément de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle. Il n’en découle pas des droits matériels. C’est pour cette raison que la Cour ne peut suivre entièrement la jurisprudence du Royaume‑Uni portant sur la délivrance des passeports. Si l’on se conformait aux principes sur le sujet dans cette jurisprudence, une cour pourrait, peut‑on présumer, prescrire à titre de réparation la délivrance d’un passeport.
[117]Les cours ont reconnu qu’il pouvait être difficile de distinguer entre réparation matérielle et réparation procédurale. Dans Centre hospitalier Mont-Sinaï, la Cour a insisté sur le fait qu’il fallait éviter une qualification et une catégorisation formelles des pouvoirs. La Cour a également affirmé que c’est du ministre que relèvent les politiques générales d’intérêt public.
[118]En l’espèce, le pouvoir exercé n’est pas une politique générale d’intérêt public. Le fait qu’une réparation matérielle puisse découler de l’octroi de la réparation procédurale ne porte pas atteinte au droit procédural.
[119]Le principe de l’attente légitime requiert que le gouvernement, à tout le moins, suive les processus, les procédures et les pratiques habituelles comme il a annoncé qu’il le ferait à l’endroit d’un individu ou du grand public. Ce principe n’offre pas la garantie d’un résultat particulier. Comme l’a exprimé la juge L’Heureux‑Dubé au paragraphe 26 de ses motifs dans Baker :
Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure : Qi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 33 Imm. L.R. (2d) 57 (C.F. 1re inst.); Mercier‑Néron c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1995), 98 F.T.R. 36; Bendahmane c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.). De même, si un demandeur s’attend légitimement à un certain résultat, l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés : D. J. Mullan, Administrative Law (3e éd. 1996), aux pp. 214 et 215; D. Shapiro, « Legitimate Expectation and its Application to Canadian Immigration Law » (1992), 8 J.L. & Social Pol’y 282, à la p. 297; Canada (Procureur général) c. Comité du tribunal des droits de la personne (Canada) (1994), 76 F.T.R. 1. Néanmoins, la doctrine de l’attente légitime ne peut pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure. Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants.
[120]Lorsque M. Khadr a présenté sa demande, il était prévu dans le Décret sur les passeports canadiens que le pouvoir de délivrer, de révoquer, de retenir, de récupérer et d’utiliser les passeports était dévolu au Bureau canadien des passeports. Le président‑directeur général du Bureau a informé M. Khadr, sans lui faire mention d’une directive ministérielle, que sa demande de passeport était rejetée.
[121]En se fondant sur le Décret et sur la lettre de refus, la seule conclusion raisonnable que pouvait tirer M. Khadr était que la décision avait été prise par des fonctionnaires du Bureau canadien des passeports. Ce n’est qu’a une étape avancée de l’instance et après avoir reçu le dossier de requête du défendeur que le demandeur a appris quel était le véritable décisionnaire. On ne lui a jamais donné d’explications quant à la nécessité du processus clandestin de prise de décision ni quant à sa conformité avec les principes d’équité procédurale.
[122]Or, savoir qui est ou pourrait être le décisionnaire est un aspect important des règles de justice naturelle et d’équité procédurale.
[123]L’un des principes de justice naturelle et d’équité procédurale, c’est que l’intéressé doit savoir ce qu’il lui faudra démontrer. Au même titre que l’intéressé a le droit d’être avisé de l’existence d’une procédure, il a le droit de savoir qui sera le décisionnaire et sur quels fondements ce dernier pourra prendre sa décision.
[124]Dans Brink’s Canada Ltée c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 2 C.F. 113 (1re inst.), le juge MacKay a confirmé le principe portant que savoir qui sera le décisionnaire et quelles procédures seront suivies, sont là des aspects des principes d’équité. Il a également statué qu’un changement de décisionnaire sans que cette éventualité ait été évoquée constituerait une violation du principe d’équité.
[125]Au vu du Décret sur les passeports canadiens et des autres promesses et procédures qu’on a annoncées au public, le gouvernement fédéral a donné à entendre que la délivrance, le refus et la révocation des passeports allaient relever du Bureau des passeports, lequel se fonderait sur des critères déterminés, dont aucun n’est contraire à une autre loi ou un autre texte législatif du Canada. Il faut donc conclure en l’existence d’une attente légitime relativement au traitement de la demande de passeport du demandeur.
[126]La décision du ministre est contraire au principe d’équité de manière générale et à l’attente légitime que le ministre avait suscitée, directement ou par l’intermédiaire de fonctionnaires du ministère. Le demandeur a droit à ce qu’on réponde à cette attente.
[127]En affirmant cela, la Cour n’oublie pas la con-duite du demandeur, admise par ce dernier. On ne qualifierait pas nécessairement le demandeur de citoyen modèle, mais ce fait ne doit pas le priver du droit de voir les principe d’équité et de justice naturelle s’appliquer à sa demande de passeport.
[128]Dans l’intérêt même de la protection de la sécurité nationale et l’intérêt très légitime du public à ce que soient contrés le terrorisme et d’autres dangers, une nation qui compte la primauté du droit parmi ses principes fondamentaux se doit de respecter les principes juridiques mêmes qu’elle vise à protéger.
VI. RÉPARATION
[129]Le défendeur demande à la Cour de renvoyer l’affaire au ministre, de façon à ce que le demandeur dispose des droits procéduraux que sont le droit d’être avisé et le droit de savoir quelle est la preuve à établir dans la mesure où cela peut se réaliser compte tenu des préoccupations quant à la sécurité nationale. Il demande que l’affaire soit traitée en conformité avec le Décret 2004.
[130]Si la mesure de réparation proposée par le défendeur était retenue, le ministre serait autorisé à statuer sur la demande de passeport en se fondant sur les nouveaux critères, qui n’étaient pas en vigueur au moment où M. Khadr a présenté sa demande. Dans les faits, cela donnerait un effet rétroactif au Décret 2004, ce qui n’est pas expressément autorisé par les dispositions de ce Décret. Renvoyer l’affaire au ministre selon cette modalité enfreindrait la présomption de non-rétroactivité des lois (Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271).
[131]Aucune disposition du Décret 2004 ne laisse entendre que celui‑ci doit avoir un effet rétroactif. Dans son propre mémoire, le défendeur a confirmé qu’on ne comptait pas dans le Décret sur les passeports canadiens, en sa version au moment pertinent, l’intérêt de la sécurité nationale parmi les motifs de refus d’un passeport. Le Décret 2004 visait à rectifier cette situation sans qu’aucune de ses dispositions, explicitement ou par implication, ne laisse croire en son application rétroactive.
[132]La doctrine de l’attente légitime constitue une importante protection procédurale pour le public en général à l’encontre des mesures gouvernementales arbitraires. Le but est de placer l’intéressé, du moins au plan de la procédure, dans la même position où il se serait trouvé si la décision ou l’acte contesté n’avait pas eu lieu. Or, le seul moyen d’y parvenir est de renvoyer l’affaire au Bureau des passeports pour qu’il la traite conformément au Décret sur les passeports canadiens en sa teneur au moment de la présentation de la demande de passeport.
[133]Tel que je l’ai déjà mentionné, la protection procédurale faisant en sorte que ce soit le Bureau des passeports qui doive statuer sur la demande de passeport conformément au Décret sur les passeports canadiens n’entraîne pas nécessairement comme conséquence que le passeport du demandeur échappe aux nouvelles dispositions du Décret 2004 lorsque les circonstances le justifient.
[134]Pour ces motifs, la décision du ministre de refuser de délivrer un passeport au demandeur est annulée. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de prévoir, une réparation appropriée, la Cour renvoie au Bureau des passeports la demande de passeport, qui devra être traitée avec célérité conformément aux dispositions du Décret sur les passeports canadiens.
VII. LES DÉPENS
[135]Le demandeur sollicite les dépens sur la base procureur‑client. Je rejette cette demande. La bonne foi du défendeur et de ses représentants n’est pas mise en doute. Ceux‑ci ont agi comme ils l’estimaient approprié dans l’intérêt public, même lorsqu’ils l’ont fait clandestinement.
[136]Le demandeur a gain de cause en l’espèce, non parce qu’il est victime d’un abus de pouvoir malveillant de la part du gouvernement, mais en raison de l’importance du principe de l’équité et de l’attente légitime applicable à tous les citoyens canadiens. Les citoyens doivent pouvoir se fier sur ce que le gouvernement leur dit quant à la façon dont il va les traiter. Des mesures appropriées peuvent être prises advenant que le demandeur suscite de véritables préoccupations pour la sécurité nationale.
[137]Rien n’appelle l’octroi d’autre chose que les dépens partie‑partie habituels.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
a) La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
b) La décision du ministre de refuser au demandeur la délivrance de son passeport est annulée.
c) La demande de passeport est renvoyée au Bureau des passeports pour qu’il la traite avec célérité conformément au Décret sur les passeports canadiens en sa teneur au moment de la présentation de la demande.
d) Le demandeur a droit à ses dépens calculés de la façon ordinaire.