A‑106‑05
2006 CAF 233
La commissaire de la concurrence (appelante)
c.
Tuyauteries Canada Ltée/Canada Pipe Company Ltd. (intimée)
Répertorié : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Létourneau et Pelletier, J.C.A.—Ottawa, 7 et 9 février et 23 juin 2006.
Concurrence — Appel d’une décision par laquelle le Tribunal de la concurrence a rejeté la demande formée par la commissaire de la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance interdisant à l’intimée de se livrer à certaines pratiques — L’intimée offrait un programme de fidélisation de sa clientèle — L’appelante affirmait que ce programme constituait une pratique d’exclusivité (art. 77(2) de la Loi sur la concurrence) ainsi qu’une pratique d’agissements anti‑concurrentiels constituant un abus de position dominante (art. 79(1) de la Loi) — Appel accueilli — Pour ce qui concerne l’abus de position dominante, le Tribunal a commis une erreur dans son approche du critère juridique applicable sous le régime de l’art. 79(1)c) — Le Tribunal a effectué son analyse du point de vue étroit et absolu de la question de savoir si le programme avait empêché l’entrée et la concurrence lorsqu’il aurait dû orienter son attention vers la question de savoir si la concurrence se trouvait sensiblement diminuée avec le programme — Le Tribunal a également déclaré à tort que l’art. 79(1)b) (agissements anti‑concurrentiels) exigeait un lien de causalité entre la pratique attaquée et une diminution de la concurrence — L’art. 79(1)b) est orienté vers les effets de l’agissement sur les concurrents — Il n’y avait pas de justification commerciale valable — Pour ce qui concerne la pratique d’exclusivité, le Tribunal a adopté la même approche que celle qu’il a appliquée à l’art. 79(1) — Ainsi, les conclusions quant aux erreurs de droit commises dans le contexte de l’art. 79(1) s’appliquaient aussi relativement à l’art. 77(2).
Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle le Tribunal de la concurrence a rejeté la demande formée par la commissaire de la concurrence (la commissaire) sous le régime des articles 77 et 79 de la Loi sur la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance interdisant à l’intimée (Tuyauteries Canada) de se livrer à une pratique comprenant des agissements anti‑concurrentiels et constituant un abus de position dominante (article 79), et lui interdisant de continuer à se livrer à la pratique de l’exclusivité (article 77).
Le comportement en litige consistait en l’application par l’intimée d’un programme de fidélisation de sa clientèle (le programme des distributeurs stockistes ou PDS). Dans le cadre de ce programme, les distributeurs des produits d’évacuation et de ventilation en fonte de l’intimée avaient droit à des ristournes et à des abattements substantiels à condition de ne stocker que les produits en fonte fabriqués par l’intimée. La commissaire a affirmé que le PDS constituait à la fois une pratique d’exclusivité aux effets tendant à exclure et une pratique d’agissements anti‑concurrentiels, et qu’il aurait vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés des produits d’évacuation et de ventilation en faisant obstacle à l’entrée et au développement de la concurrence.
Lorsqu’il a rejeté la demande de la commissaire, le Tribunal a conclu que les conditions qui devaient être remplies pour que soit rendue l’ordonnance demandée ne l’avaient pas été. Le PDS ne remplissait pas les conditions nécessaires pour être qualifié d’« agissements anti‑concurrentiels » (alinéa 79(1)b)), le PDS n’avait pas empêché ou diminué sensiblement la concurrence (alinéa 79(1)c)) et, enfin, même si le PDS pouvait être qualifié de pratique d’exclusivité, la preuve produite ne suffisait pas à établir que le PDS eût fait obstacle à l’entrée ou au développement de firmes, ni qu’il eût sur le marché quelque autre effet tendant à exclure, ni que la concurrence eût été ou serait vraisemblablement réduite sensiblement en conséquence de ce programme (paragraphe 77(2)).
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Pour ce qui concerne l’abus de position dominante, le Tribunal a commis une erreur de droit relativement au critère juridique applicable sous le régime de l’alinéa 79(1)c), qui permet au Tribunal de rendre une ordonnance interdisant à une personne de se livrer à une pratique qui « a eu, a ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché ». Pour mener à bien l’examen que dicte le libellé de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal doit comparer le niveau de concurrence sur le marché caractérisé par la présence de la pratique attaquée au niveau qui existerait en l’absence de cette pratique, pour ensuite établir si la concurrence est empêchée ou diminuée « sensiblement », en supposant qu’elle le soit tant soit peu. Cette comparaison doit se faire en tenant compte des effets réels dans le passé et dans le présent, ainsi que des effets vraisemblables dans l’avenir. Selon une approche correcte, mais pas nécessairement la seule approche correcte, le Tribunal doit se poser la question suivante : est‑ce que les marchés pertinents auraient été, ou seraient actuellement ou dans l’avenir, sensiblement plus concurrentiels en l’absence de la pratique attaquée d’agissements anti‑concurrentiels (critère de l’« absence hypothétique »)? Ce critère juridique correspond à la fois au sens manifeste du libellé de l’alinéa 79(1)c) et à l’analyse effectuée par le Tribunal dans ses décisions antérieures pour l’application de cet alinéa. En l’espèce, le Tribunal a effectué son analyse du point de vue étroit et absolu de la question de savoir si le PDS avait empêché l’entrée et si la concurrence subsistait en sa présence lorsqu’il aurait dû orienter son attention vers le point de savoir si, sur chacun des marchés pertinents, la concurrence se trouvait sensiblement diminuée avec le PDS, en comparaison de l’état vraisemblable de la concurrence en l’absence de cette pratique.
La deuxième question en litige relative à l’abus de position dominante était celle de savoir si le Tribunal avait formulé une conclusion erronée lorsqu’il a déclaré que le PDS ne constituait pas un « agissement anti‑concurrentiel » comme l’exige l’alinéa 79(1)b) avant de rendre une ordonnance d’interdiction. L’agissement anti‑concurrentiel est défini par rapport à un but. Le but qu’il faut établir est un effet négatif sur un concurrent, qui doit être intentionnel, ou viser une exclusion ou une mise au pas. L’analyse à effectuer dans le cadre de l’alinéa 79(1)b) est donc orientée vers les effets intentionnels de l’agissement sur un concurrent. Parmi les facteurs pertinents à examiner et à apprécier pour établir le but du comportement attaqué, il faut mentionner les effets objectifs prévus ou raisonnablement prévisibles du comportement en question, la justification commerciale s’il y en a une, et tous éléments de preuve dont on dispose tendant à établir l’intention subjective. Le Tribunal s’est mépris sur le critère juridique applicable et a pris en considération des facteurs non pertinents pour rendre sa décision sous le régime de l’alinéa 79(1)b). L’interprétation erronée par le Tribunal a joué un rôle important dans son analyse du PDS. Il a donc commis une erreur de droit donnant lieu à révision. Plus particulièrement, il a commis une erreur en exigeant la preuve d’un lien de causalité entre la pratique attaquée et une diminution de la concurrence. L’alinéa 79(1)b) pose purement et simplement la question de savoir si le comportement considéré a sur les concurrents l’effet intentionnel de la nature requise; il n’a pas de rapport direct avec l’état de la concurrence sur le marché ou ses causes générales. Le Tribunal a donc fusionné le critère juridique applicable à l’alinéa 79(1)c) (qui porte sur l’état général de la concurrence) et le critère juridique applicable à l’alinéa 79(1)b) (qui vise les effets de la pratique attaquée sur les concurrents). Le Tribunal a également commis une erreur lorsqu’il a déclaré que le « préjudice aux consommateurs » était un facteur indépendant pertinent à prendre en considération pour l’application de cet alinéa. Enfin, il n’y avait pas de justification commerciale valable en l’espèce. Une telle justification ne peut être prise en considération que dans la mesure où elle est pertinente et probante par rapport à la décision qu’exige l’alinéa 79(1)b), soit celle du point de savoir si le comportement avait pour but un effet négatif sur un concurrent, effet qui doit être abusif, ou viser une exclusion ou une mise au pas. La justification commerciale est appliquée à bon escient pour contrebalancer ou neutraliser les éléments de preuve tendant à établir l’existence d’un but anti‑concurrentiel avant de prendre une décision sous le régime de l’alinéa 79(1)b), et elle doit être une explication crédible, fondée sur l’efficience ou de nature pro-concurrentielle, et sans lien avec un but anti‑concurrentiel, des motifs qu’avait l’entreprise dominante de se livrer au comportement attaqué comme étant anti‑concurrentiel. En l’espèce, l’intimée avançait comme justification commerciale le fait que le PDS rendait possible les ventes en grandes quantités dont elle avait besoin pour maintenir une ligne complète de produits. L’exposé des motifs du Tribunal n’établissait pas l’existence du lien nécessaire, fondé sur l’efficience, entre le PDS et l’intimée, et ne donnait donc pas une explication légitime, non liée à un but anti‑concurrentiel, de la décision de l’intimée de se livrer au comportement attaqué. L’intérêt propre restait la seule justification du PDS. Le Tribunal a donc commis une erreur en concluant que l’intimée avait établi une justification commerciale valable du PDS.
Pour ce qui est de la pratique de l’exclusivité (paragraphe 77(2) de la Loi), la première question en litige était celle de savoir si le Tribunal avait formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS avait eu pour effet ou risquait vraisemblablement de diminuer sensiblement la concurrence. Compte tenu de l’existence d’un parallélisme structurel et logique entre, d’une part, les conditions prévues au paragraphe 77(2) concernant l’exclusivité, et, d’autre part, celles prévues au paragraphe 79(1) touchant l’abus de position dominante, les parties se sont plutôt contentées de renvoyer la Cour aux arguments qu’elles avaient avancés relativement à cet élément dans le contexte du paragraphe 79(1). Même si le libellé des deux paragraphes diffère quelque peu, la Cour n’avait pas à se demander si elle devait prendre ces différences en considération en l’espèce. Dans la mesure où le Tribunal avait commis des erreurs de droit dans son interprétation du critère de la diminution sensible de la concurrence dans le contexte de l’alinéa 79(1)c), il pouvait être dit avoir commis les mêmes erreurs de droit relativement au paragraphe 77(2). Ces considérations s’appliquaient à la question de savoir si le Tribunal avait formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS aurait vraisemblablement, sur un marché, soit pour effet de faire obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme, ou encore au lancement ou à l’expansion des ventes d’un produit, soit quelque autre effet tendant à exclure. Le Tribunal a analysé la preuve concernant les obstacles à l’entrée et les effets du PDS du point de vue étroit qu’exprime le terme « empêcher » et non du point de vue plus large qu’appelle l’expression « faire obstacle » et l’adoption de ce point de vue constituait une erreur susceptible de révision.
lois et règlements cités
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C‑34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), 1.1 (édicté, idem), 77 (mod., idem, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 23, 37y); ch. 31, art. 52(F); 2002, ch. 16, art. 11.2, 11.3), 78 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 2000, ch. 15, art. 13), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37z); 2002, ch. 16, art. 11.4), 96 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., CT‑1989‑002 (Trib. conc.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185; 2001 CAF 204; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., CT‑1991‑002 (Trib. conc.).
décisions examinées :
Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, [2007] 2 R.C.F. 57; 2006 CAF 236; Concord Boat Corp. v. Brunswick Corp., 207 F.3d 1039 (8th Cir. 2000); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. D & B Companies of Canada Ltd., CT‑1994‑001 (Trib. conc.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Télé‑Direct (Publications) Inc., [1997] D.T.C.C. no 8 (Trib. conc.) (QL).
décisions citées :
R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61; 2000 CSC 5; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Gravel and Lake Services Ltd. c. Bay Ocean Management Inc., 2002 CAF 465; SMX Shopping Centre Ltd. c. Canada, 2003 CAF 479; Naguib c. Canada, 2004 CAF 40; The SS “Tordenskjold” v. The SS “Euphemia” (1908), 41 R.C.S. 154; Perka et autres c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; R. c. Keegstra, [1995] 2 R.C.S. 381; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559; 2002 CSC 42.
doctrine citée
Bureau de la concurrence. Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante. Industrie Canada : Ottawa, 2001.
Canada. Chambre des communes. Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet de loi C‑91, 1re Sess., 33e Lég., 1986.
APPEL d’une décision (CT‑2002‑006 (Trib. conc.)) par laquelle le Tribunal de la concurrence a rejeté la demande formée par la commissaire de la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction contre l’intimée en vertu des paragraphes 77(2) (pratique d’exclusivité) et 79(1) (abus de position dominante) de la Loi sur la concurrence. Appel accueilli.
ont comparu :
Randall Hofley et Leslie J. F. Milton pour l’appelante.
Kent E. Thomson, James W. E. Doris et Charles E. Tingley pour l’intimée.
avocats inscrits au dossier :
Johnston & Buchan LLP, Ottawa, et le sous‑ procureur général du Canada pour l’appelante.
Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]La juge Desjardins, J.C.A. : Il s’agit d’un appel de la décision en date du 3 février 2005, publiée sous la référence CT-2002-006, par laquelle le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) a rejeté la demande formée par la commissaire de la concurrence (la commissaire ou l’appelante) sous le régime des articles 77 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 23, 37y); ch. 31, art. 52(F); 2002, ch. 16, art. 11.2, 11.3] et 79 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37z); 2002, ch. 16, art. 11.4] de la Loi sur la concurrence [L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19)]. La commissaire visait par cette demande à obtenir une ordonnance interdisant à Tuyauteries Canada Ltée (Tuyauteries Canada ou l’intimée) de se livrer à une pratique comprenant plusieurs agissements anti‑ concurrentiels supposés et constituant un abus de position dominante sous le régime de l’article 79, et lui interdisant en outre de continuer à se livrer à la pratique de l’exclusivité sous le régime de l’article 77. La présente affaire a aussi donné lieu à un appel incident, qui fait l’objet d’un exposé de motifs distinct [[2007] 2 R.C.F. 57 (C.A.F.)].
[2]C’est la première fois que notre Cour a l’occasion d’examiner les critères dont les articles 77 et 79 de la Loi font dépendre l’établissement de l’existence, respectivement, d’une pratique d’exclusivité et d’un abus de position dominante. Ces deux articles, considérés d’un point de vue général, habilitent le Tribunal à rendre des ordonnances interdisant aux entreprises qui occupent une position dominante de se livrer à un comportement qui a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence. La Loi est en vigueur depuis 1986 et le Tribunal a déjà développé dans plusieurs affaires son point de vue sur les conditions prévues aux articles 77 et 79, mais aucun tribunal judiciaire canadien n’avait jusqu’à ce jour interprété ces dispositions.
[3]Le comportement qui fait l’objet du présent litige consiste en l’application par l’intimée d’un programme de « fidélisation » de sa clientèle au moyen de ristournes et d’abattements, désigné « programme des distributeurs stockistes » (le PDS). Dans le cadre du PDS, les distributeurs des produits d’évacuation et de ventilation en fonte de l’intimée ont droit à des ristournes et à des abattements substantiels à condition de ne stocker que les produits en fonte fabriqués par cette dernière; il leur reste loisible de stocker les produits d’évacuation et de ventilation d’autres entreprises qui ne sont pas faits en fonte.
[4]Selon la commissaire, Tuyauteries Canada occupe une position dominante sur les marchés de produit pertinents en l’espèce. La commissaire affirme en outre que le PDS constitue à la fois une pratique d’exclusivité aux effets tendant à exclure et une pratique d’agissements anti‑concurrentiels, et qu’il aura vraisem-blablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés des produits d’évacuation et de ventilation en faisant obstacle à l’entrée et au développement de concurrents. L’intimée soutient quant à elle qu’elle n’exerce pas de puissance commerciale sur les marchés de produit pertinents, s’ils sont définis comme ils doivent l’être. En outre, selon l’intimée, le PDS n’a pas d’effets tendant à exclure ni n’est anti‑concurrentiel : il s’agit d’un programme volontaire, incitatif et non exclusif, qui favorise la concurrence entre les distributeurs de produits d’évacuation et de ventilation, est compatible avec la concurrence fondée sur l’efficacité entre les fournisseurs et s’appuie sur des justifications commerciales valables.
[5]Le Tribunal a rejeté la demande de la commissaire sur le fondement des conclusions suivantes. Pour ce qui concerne l’abus supposé de position dominante sous le régime de l’article 79, le Tribunal a conclu : i) qu’il y a trois marchés de produit pertinents et six marchés géographiques, et que l’intimée contrôle sensiblement tous ces marchés; ii) que le PDS est bien une pratique, mais ne remplit pas les conditions nécessaires pour être qualifié d’« agissements anti‑concurrentiels »; et iii) que la commissaire n’avait pas démontré que le PDS eût empêché ou diminué sensiblement la concurrence. En ce qui a trait à l’allégation d’exclusivité formulée sous le régime de l’article 77, le Tribunal a conclu : i) que le PDS peut être qualifié de pratique d’exclusivité; ii) que l’intimée est un fournisseur important des produits en cause sur les marchés pertinents; et iii) que la preuve produite ne suffisait pas à établir que le PDS eût fait obstacle à l’entrée ou au développement de firmes, ni qu’il eût sur le marché quelque autre effet tendant à exclure, ni que la concurrence eût été ou serait vraisemblablement réduite sensiblement en conséquence de ce programme.
[6]La commissaire interjette appel de cette décision du Tribunal.
[7]On peut dire de façon générale que le présent appel met en cause deux aspects des conclusions du Tribunal : premièrement, la conclusion relative à la diminution sensible de la concurrence pour l’application de l’article 77 aussi bien que de l’article 79; et deuxièmement, la conclusion concernant les effets tendant à exclure visés à l’article 77 ou les agissements anti‑concurrentiels visés à l’article 79. Comme nous le disions plus haut, l’appel incident interjeté par Tuyauteries Canada, qui concerne les conclusions formulées par le Tribunal sur la définition des marchés de produit pertinents et la question de la puissance commerciale pour l’application de l’alinéa 79(1)a), fait l’objet d’un exposé de motifs distinct.
[8]Voici une table des matières destinée à faciliter la lecture du présent exposé.
Table des matières Paragr.
I. Les faits 9
II. Le cadre législatif 15
III. Les questions en litige 23
IV. Analyse 25
A) Pour l’application de l’alinéa 79(1)c), le
Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion
erronée touchant le point de savoir si le PDS
a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet
d’empêcher ou de diminuer sensiblement
la concurrence? 29
1) Le critère juridique prévu à l’alinéa 79(1)c) 35
2) L’application du critère prévu à l’alinéa
79(1)c) 45
3) La décision rendue par le Tribunal sous le régime de l’alinéa 79(1)c) 49
4) Conclusion relative à l’alinéa 79(1)c) 58
B) Pour l’application de l’alinéa 79(1)b), le
Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion
erronée touchant le point de savoir si le
PDS constitue un « agissement anti-
concurrentiel »?
59
1) Le critère juridique prévu à l’alinéa 79(1)b) 63
2) La décision rendue par le Tribunal sous
le régime de l’alinéa 79(1)b) 74
3) La justification commerciale valable et
l’alinéa 79(1)b) 84
4) Conclusion relative à l’alinéa 79(1)b) 92
C) Pour l’application du paragraphe
77(2), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion
erronée touchant le point de savoir si la
concurrence est ou sera vraisemblablement
réduite sensiblement en conséquence du PDS? 93
D) Pour l’application du paragraphe 77(2),
le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion
erronée touchant le point de savoir si le PDS
aura vraisemblablement, sur un marché, soit
pour effet de faire obstacle à l’entrée
ou au développement d’une firme, ou
encore au lancement ou à l’expansion des
ventes d’un produit, soit quelque autre effet
tendant à exclure? 96
V. Conclusion 100
I. LES FAITS
[9]L’intimée est une entreprise canadienne ayant son siège à Hamilton (Ontario), qui, par l’intermédiaire de sa division Bibby Ste‑Croix (Bibby), fabrique et vend des produits d’évacuation et de ventilation en fonte. Les produits d’évacuation et de ventilation sont utilisés dans toutes sortes de bâtiments pour le transport des eaux usées et la ventilation des canalisations. Un système d’évacuation et de ventilation comprend trois éléments : les tuyaux, les raccords et les joints mécaniques (collectivement désignés ci‑après « produits d’évacuation et de ventilation »).
[10]Il y a actuellement au Canada deux fabricants de produits d’évacuation et de ventilation en fonte : Bibby et Vandem Industries (Vandem). Bibby fabrique des tuyaux et des raccords en fonte, et importe les joints mécaniques de ses sociétés sœurs aux États‑Unis. Vandem, fondée en 1997 (selon le Tribunal) par deux anciens cadres de Bibby, fabrique des tuyaux d’évacuation et de ventilation et importe les raccords et les joints (l’intimée soutient que Vandem n’a été fondée qu’en 1999, mais la question importe peu en l’espèce). Le seul fabricant canadien de joints mécaniques est Rollee Industrial Products (1987) Ltd., mais il n’est pas un acteur important du marché. Il existe en outre un nombre restreint d’importateurs de produits d’évacuation et de ventilation en fonte, qui importent en général des États‑Unis et d’Asie (principalement de Chine et d’Inde). Pour l’ensemble du Canada, les importations, y compris celles de Bibby et de Vandem, représentaient en 2002 une proportion de 5 % des ventes totales de produits d’évacuation et de ventilation en fonte. L’intimée est la seule entreprise au Canada à fabriquer et à vendre une ligne complète de produits d’évacuation et de ventilation en fonte.
[11]Les distributeurs achètent les produits d’évacuation et de ventilation aux fournisseurs (fabricants ou importateurs) et les revendent aux entrepreneurs en bâtiment, en mécanique du bâtiment et en plomberie chargés de travaux de construction ou de rénovation. Les distributeurs stockent en général des tuyaux et des raccords d’évacuation et de ventilation faits de diverses matières : les produits en fonte ne représentent habituellement qu’une proportion restreinte de leurs stocks et de leurs ventes. On compte au Canada trois grands distributeurs, tous implantés à l’échelle nationale : Wolseley Canada Inc., EMCO Ltée et Crane Supply. Il y a aussi de petits distributeurs, dont certains ont formé des groupements d’achats afin d’accroître leur pouvoir de négociation et d’obtenir des remises sur volume.
[12]Les entrepreneurs achètent les produits d’évacuation et de ventilation aux distributeurs pour utilisation dans les travaux qu’ils soumissionnent. Les appels d’offres donnent lieu à une concurrence très vive, et les entrepreneurs essaient d’obtenir le meilleur prix possible afin de rendre leurs soumissions intéressantes. Ils disposent parfois d’une certaine latitude dans le choix des matériaux qu’ils utiliseront dans leurs travaux, mais ils doivent en général acheter les produits d’évacuation et de ventilation du type prescrit par l’architecte ou l’ingénieur mécanicien.
[13]Bibby a lancé le PDS en janvier 1998. Contrairement aux programmes de remises sur volume qui sont typiques dans ce secteur, le PDS est fondé sur l’exclusivité et non sur le volume des achats. Les distributeurs des produits d’évacuation et de ventilation de Bibby qui adhèrent au PDS ont droit à des ristournes trimestrielles et annuelles, ainsi qu’à de substantiels abattements à l’achat, à condition de stocker seulement les produits d’évacuation et de ventilation en fonte fournis par Bibby. Ces distributeurs restent libres de stocker les produits d’évacuation et de ventilation d’autres entreprises qui ne sont pas faits en fonte, mais ils doivent acheter exclusivement à l’intimée l’ensemble des trois produits en fonte. Le PDS ne prévoit pas la signature de contrats : les distributeurs peuvent y adhérer n’importe quand et ils touchent les ristournes trimestrielles et annuelles pour chaque trimestre et chaque année calendaires de participation effective. Les distributeurs qui ne souhaitent pas participer au PDS peuvent néanmoins acheter des produits à Bibby, mais à des prix plus élevés. La revente des produits d’évacuation et de ventilation en fonte achetés par les distributeurs qui participent au PDS n’est soumise à aucune restriction.
[14]Les avantages du PDS consistent en abattements à l’achat (par exemple, les distributeurs stockistes ne paient que 55 % du prix de catalogue, contre 94 % pour les distributeurs non‑stockistes), ainsi qu’en ristournes trimestrielles et annuelles (en 2002, les ristournes trimestrielles étaient de 7, 15 et 9 % respectivement pour les tuyaux, les raccords et les joints mécaniques, et tous les produits faisaient l’objet d’une ristourne annuelle de 4 %). Les abattements à l’achat et les ristournes varient d’une région à l’autre. Tout distributeur peut participer au PDS, à condition d’acheter le minimum requis; une fois ce seuil atteint, les abattements et les ristournes sont les mêmes pour l’ensemble de la région, quelles que soient les quantités que les distributeurs achètent. Il s’ensuit que le PDS permet aux petits et aux moyens distributeurs de bénéficier des mêmes prix que les grands. L’abattement est inscrit au moment de l’achat, à la seule condition que le distributeur se soit engagé à participer au PDS, et il n’est pas remboursable même si le distributeur se retire du programme. Mis à part la perte des abattements, l’abandon du PDS n’entraîne donc pas de pénalités.
II. LE CADRE LÉGISLATIF
[15]Trois articles de la Loi régissent les questions à trancher dans le présent appel, soit les articles 77, 78 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 2000, ch. 15, art. 13] et 79. Ces dispositions énoncent les divers éléments que la commissaire doit prouver pour établir l’exclusivité et l’abus de position dominante, ainsi que certaines définitions pertinentes.
[16]Pour ce qui concerne l’abus supposé de position dominante, les conditions qui doivent être remplies pour que soit rendue une ordonnance d’interdiction sont énumérées au paragraphe 79(1) :
79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut à l’existence de la situation suivante :
a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;
b) cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anti‑concurrentiels;
c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché,
le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l’une ou l’autre d’entre elles de se livrer à une telle pratique.
[17]Le paragraphe 79(4) précise que le Tribunal doit prendre en considération le point de savoir si la pratique résulte du rendement concurrentiel supérieur pour rendre la décision relative à la concurrence que prévoit le paragraphe 79(1) :
79. [. . .]
(4) Pour l’application du paragraphe (1), lorsque le Tribunal décide de la question de savoir si une pratique a eu, a ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché, il doit évaluer si la pratique résulte du rendement concurrentiel supérieur.
[18]La Loi ne définit pas l’expression « agissement anti‑concurrentiel », qui constitue une condition préalable à l’ordonnance selon l’alinéa 79(1)b). Cependant, l’article 78 donne à titre indicatif, sous le titre « Définition », une liste de 11 exemples d’agisse-ments anti‑concurrentiels :
78. (1) Pour l’application de l’article 79, « agissement anti‑concurrentiel » s’entend notamment des agissements suivants :
a) la compression, par un fournisseur intégré verticalement, de la marge bénéficiaire accessible à un client non intégré qui est en concurrence avec ce fournisseur, dans les cas où cette compression a pour but d’empêcher l’entrée ou la participation accrue du client dans un marché ou encore de faire obstacle à cette entrée ou à cette participation accrue;
b) l’acquisition par un fournisseur d’un client qui serait par ailleurs accessible à un concurrent du fournisseur, ou l’acquisition par un client d’un fournisseur qui serait par ailleurs accessible à un concurrent du client, dans le but d’empêcher ce concurrent d’entrer dans un marché, dans le but de faire obstacle à cette entrée ou encore dans le but de l’éliminer d’un marché;
c) la péréquation du fret en utilisant comme base l’établissement d’un concurrent dans le but d’empêcher son entrée dans un marché ou d’y faire obstacle ou encore de l’éliminer d’un marché;
d) l’utilisation sélective et temporaire de marques de combat destinées à mettre au pas ou à éliminer un concurrent;
e) la préemption d’installations ou de ressources rares nécessaires à un concurrent pour l’exploitation d’une entreprise, dans le but de retenir ces installations ou ces ressources hors d’un marché;
f) l’achat de produits dans le but d’empêcher l’érosion des structures de prix existantes;
g) l’adoption, pour des produits, de normes incompatibles avec les produits fabriqués par une autre personne et destinées à empêcher l’entrée de cette dernière dans un marché ou à l’éliminer d’un marché;
h) le fait d’inciter un fournisseur à ne vendre uniquement ou principalement qu’à certains clients, ou à ne pas vendre à un concurrent ou encore le fait d’exiger l’une ou l’autre de ces attitudes de la part de ce fournisseur, afin d’empêcher l’entrée ou la participation accrue d’un concurrent dans un marché;
i) le fait de vendre des articles à un prix inférieur au coût d’acquisition de ces articles dans le but de discipliner ou d’éliminer un concurrent;
j) à l’égard des exploitants d’un service intérieur, au sens du paragraphe 55(1) de la Loi sur les transports au Canada, les agissements précisés à l’alinéa (2)a);
k) le fait pour l’exploitant d’un service intérieur, au sens du paragraphe 55(1) de la Loi sur les transports au Canada, de ne pas donner accès, à des conditions raisonnables dans l’industrie, à des installations ou services essentiels à l’exploitation dans un marché d’un service aérien, au sens de ce paragraphe, ou de refuser de fournir ces installations ou services à de telles conditions.
[19]Quant au terme « exclusivité », il est défini au paragraphe 77(1) :
77. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
« exclusivité »
a) Toute pratique par laquelle le fournisseur d’un produit exige d’un client, comme condition à ce qu’il lui fournisse ce produit, que ce client :
(i) soit fasse, seulement ou à titre principal, le commerce de produits fournis ou indiqués par le fournisseur ou la personne qu’il désigne,
(ii) soit s’abstienne de faire le commerce d’une catégorie ou sorte spécifiée de produits, sauf ceux qui sont fournis par le fournisseur ou la personne qu’il désigne;
b) toute pratique par laquelle le fournisseur d’un produit incite un client à se conformer à une condition énoncée au sous‑alinéa a)(i) ou (ii) en offrant de lui fournir le produit selon des modalités et conditions plus favorables s’il convient de se conformer à une condition énoncée à l’un ou l’autre de ces sous‑alinéas.
[20]Le paragraphe 77(2) énonce les éléments qui doivent être prouvés pour que le Tribunal puisse rendre une ordonnance relativement à une pratique d’exclusi-vité :
77. [. . .]
(2) Lorsque le Tribunal, à la suite d’une demande du commissaire ou d’une personne autorisée en vertu de l’article 103.1, conclut que l’exclusivité ou les ventes liées, parce que pratiquées par un fournisseur important d’un produit sur un marché ou très répandues sur un marché, auront vraisemblablement :
a) soit pour effet de faire obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme sur un marché;
b) soit pour effet de faire obstacle au lancement d’un produit sur un marché ou à l’expansion des ventes d’un produit sur un marché;
c) soit sur un marché quelque autre effet tendant à exclure,
et qu’en conséquence la concurrence est ou sera vraisemblablement réduite sensiblement, le Tribunal peut, par ordonnance, interdire à l’ensemble ou à l’un quelconque des fournisseurs contre lesquels une ordonnance est demandée de pratiquer désormais l’exclusivité ou les ventes liées et prescrire toute autre mesure nécessaire, à son avis, pour supprimer les effets de ces activités sur le marché en question ou pour y rétablir ou y favoriser la concurrence.
[21]On constate un parallélisme évident de structure et de logique entre les conditions auxquelles sont subordonnés l’établissement d’une pratique d’exclusivité sous le régime du paragraphe 77(2) et l’établissement d’un abus de position dominante dans le cadre du paragraphe 79(1). Premièrement, les deux paragraphes exigent d’abord une première conclusion comme quoi l’entreprise en question occupe une position dominante : cette entreprise, selon le paragraphe 77(2), doit être « un fournisseur important d’un produit sur un marché », tandis que, selon l’alinéa 79(1)a), le Tribunal doit conclure qu’« une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises ». Deuxièmement, les deux paragraphes exigent l’établissement d’un comportement particulier, soit, dans le cas du paragraphe 77(2), d’une pratique d’exclusivité qui aura vraisemblablement un effet tendant à exclure, et, dans le cas du paragraphe 79(1), d’une pratique d’agissements anti‑concurrentiels. Troisièmement, les deux paragraphes exigent que le Tribunal conclue à l’existence effective ou à la vraisemblance pour l’avenir d’une diminution sensible de la concurrence.
[22]Je n’irais pas jusqu’à dire que les critères juridiques applicables sous le régime de ces deux paragraphes produiront nécessairement des résultats identiques dans tous les cas, mais ce parallélisme laisse prévoir une coïncidence partielle des analyses.
III. LES QUESTIONS EN LITIGE
[23]Le présent appel soulève les quatre questions suivantes :
A) Pour l’application de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence?
B) Pour l’application de l’alinéa 79(1)b), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS constitue un « agissement anti‑concurrentiel »?
C) Pour l’application du paragraphe 77(2), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si la concurrence est ou sera vraisemblable-ment réduite sensiblement en conséquence du PDS?
D) Pour l’application du paragraphe 77(2), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS aura vraisemblablement, sur un marché, soit pour effet de faire obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme, ou encore au lancement ou à l’expansion des ventes d’un produit, soit quelque autre effet tendant à exclure?
[24]Je traiterai ces questions successivement. Comme l’analyse de chacune dépend dans une mesure considérable des conclusions et de l’approche correspondantes du Tribunal, je résumerai la décision de ce dernier dans le contexte de mon examen de chaque question.
IV. ANALYSE
[25]Il ne serait peut‑être pas inutile de proposer, avant d’entreprendre l’analyse des questions énumérées ci‑dessus, quelques observations préliminaires sur la méthode d’analyse à suivre et les limites auxquelles la preuve est soumise dans le contexte du droit de la concurrence. Chacune des dispositions législatives applicables au présent appel définit une série d’éléments qu’il faut prouver pour justifier l’ordonnance souhaitée; si l’un ou l’autre de ces éléments n’est pas établi, la demande du commissaire doit être rejetée. L’article 77 aussi bien que l’article 79 spécifient trois éléments distincts, dont chacun est en question dans le présent appel et dans l’appel incident interjeté parallèlement.
[26]La pluralité des conditions prévues aux articles 77 et 79 donne à penser que les critères juridiques applicables doivent se décomposer en plusieurs sous‑ critères distincts, chacun correspondant à une condition distincte. En fait, cette interprétation paraît nécessaire pour mettre en œuvre le « principe d’interprétation législative reconnu [suivant lequel] une disposition législative ne devrait jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne superfétatoire » : R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 28; voir aussi Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 27. À chaque condition prévue par la loi applicable doit correspondre un critère juridique distinct, faute de quoi l’interprétation risque de priver de sens ou de rendre superflue une partie de cette loi.
[27]Il se pose cependant un problème lorsque les sous‑critères distincts reconnus comme nécessaires sont examinés à la lumière de la preuve produite dans une affaire déterminée. Dans le contexte de l’abus de position dominante, il arrive souvent qu’on ne puisse extraire facilement de la preuve au dossier les concepts économiques sur lesquels se fondent les critères juridiques. Dans bien des cas, par exemple, l’élément fondamental qu’est la puissance commerciale ne peut être établi directement, mais doit l’être au moyen d’indicateurs indirects pertinents. Cependant, ces indicateurs indirects sont souvent pertinents à l’égard de plus d’un élément. Par suite, il se révèle possible et inévitable de se fonder sur les mêmes éléments de preuve—concernant par exemple les obstacles à l’entrée ou la part de marché—à divers moments de l’analyse et à l’égard de conditions différentes prévues par la loi. Dans sa première décision relative à l’abus de position dominante, Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., CT-1989-002 (NutraSweet), le Tribunal de la concurrence notait que ce problème « est courant dans le droit de la concurrence parce que les facteurs pertinents des différentes dispositions législatives sont rarement distincts et [que] l’on doit nécessairement se fonder sur des facteurs communs au besoin » (page 55).
[28]Il est toutefois important de bien comprendre quelle est la manière juste d’aborder cette difficulté de l’utilisation coïncidente des éléments de preuve dans le contexte de la concurrence si l’on veut éviter le danger que représente pour l’interprétation l’inacceptable érosion ou fusion des critères juridiques distincts qui doivent la guider. S’il est permis d’utiliser un élément de preuve donné comme indicateur indirect à l’égard de plus d’une condition prévue par la Loi, les conditions elles‑mêmes doivent rester conceptuellement distinctes. Je reviendrai sur ce point dans mon analyse des questions en litige dans le présent appel.
A) Pour l’application de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence?
[29]Je commence mon analyse par la question de la diminution sensible de la concurrence pour l’application de l’alinéa 79(1)c), parce que c’est sur cette question que je suis le plus convaincue que notre Cour doit intervenir. Ma conclusion à cet égard découle directement d’une interprétation du libellé des dispositions législatives applicables. Je dirai d’emblée que le Tribunal a commis une erreur de droit dans son approche analytique du critère juridique applicable sous le régime de l’alinéa 79(1)c).
[30]L’appelante soutient devant notre Cour que le Tribunal a commis une erreur de droit dans son interprétation de l’alinéa 79(1)c) et n’a pas appliqué le critère juridique qui convient. Elle fait valoir que le libellé de la Loi—en particulier par son emploi du concept relatif qu’exprime le verbe « diminuer »— commande une évaluation de l’effet de la pratique attaquée sur la concurrence dans les marchés pertinents, évaluation qu’on ne peut bien effectuer qu’en comparant les niveaux de ladite concurrence qui correspondent respectivement à la présence et à l’absence hypothétique de cette pratique. Selon l’appelante, le critère juridique qu’il faut appliquer à l’évaluation des effets sur la concurrence nécessite donc une analyse fondée sur l’« absence hypothétique » (“but for” analysis) : il convient de se demander si les marchés auraient été, ou seraient actuellement ou dans l’avenir, sensiblement plus concurrentiels en l’absence de (but for) la pratique contestée. Autrement dit, en l’absence de la pratique attaquée, les marchés se caractériseraient‑ils par une plus grande concurrence des prix, un choix plus large, un meilleur service ou une tendance plus forte à l’innovation que dans le cas où cette pratique est présente? Le Tribunal s’est donc trompé, affirme l’appelante, en axant son évaluation de la diminution sensible de la concurrence à peu près exclusivement sur la question restreinte de savoir si le PDS empêchait l’entrée de concurrents (competitors)ou le changement de fournisseurs, autrement dit sur la question de savoir si un niveau sensible de concurrence était maintenu sur le marché pertinent; il aurait plutôt dû se poser la question plus large de savoir si le PDS représentait un obstacle ou un frein pour la concurrence qui caractériserait le marché en l’absence de ce programme.
[31]L’intimée oppose deux arguments principaux au critère de l’« absence hypothétique » proposé par la commissaire. Premièrement, soutient‑elle, ce critère constitue une [traduction] « approche inédite », que la commissaire n’a jamais invoquée devant le Tribunal, que ce soit dans la présente affaire ou dans d’autres relevant de l’article 79. Par conséquent, fait valoir l’intimée, il est interdit à l’appelante de présenter ce nouveau moyen en appel. À ce propos, l’intimée a invoqué, à l’appui de la thèse qu’un nouvel argument ne peut être avancé pour la première fois en appel dans le cas où la partie intimée en subirait un préjudice du fait de n’avoir pas eu la possibilité de produire des éléments de preuve qui, acceptés, eussent pu réfuter cet argument, les observations formulées par notre Cour : au paragraphe 8 de Gravel and Lake Services Ltd. c. Bay Ocean Management Inc., 2002 CAF 465; au paragraphe 32 de SMX Shopping Centre Ltd. c. Canada, 2003 CAF 479; et au paragraphe 7 de Naguib c. Canada, 2004 CAF 40. Pour ce qui concerne la présente espèce, l’intimée soutient que le dossier ne contient pas, ou guère, d’éléments de preuve tendant à établir les caractéristiques probables du marché hypothétique qu’il faudrait décrire aux fins de comparaison. En outre, Tuyauteries Canada aurait fait valoir des moyens très différents si elle avait été informée au niveau du Tribunal du nouveau critère de l’« absence hypothétique » proposé par la commissaire; en particulier, elle aurait engagé des experts pour modéliser, aux fins de comparaison, le marché qui existerait hypothétiquement « en l’absence » du PDS.
[32]Deuxièmement, ou subsidiairement, l’intimée soutient que le Tribunal a adopté l’approche qui convient, déjà bien établie, pour arriver à sa conclusion sous le régime de l’alinéa 79(1)c), et qu’il a régulièrement pris en considération tous les facteurs pertinents. Le Tribunal est arrivé à cette conclusion en exerçant avec soin son expertise considérable dans l’appréciation et la pondération des facteurs pertinents et, comme sa décision sur cette question mixte de droit et de fait n’est pas déraisonnable, la Cour ne devrait pas la remettre en cause.
[33]Bien que séduisant à première vue, le premier argument de l’intimée ne peut être retenu, pour plusieurs raisons. Le principe juridique invoqué par l’intimée, selon lequel il n’est pas permis à une cour d’appel de prendre en considération un argument entièrement nouveau qui n’a pas été avancé en première instance et à l’égard duquel de nouveaux éléments de preuve sont nécessaires, est effectivement bien établi; voir par exemple : The SS “Tordenskjold” v. The SS “Euphemia” (1908), 41 R.C.S. 154; Perka et autres c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, à la page 240; R. c. Keegstra, [1995] 2 R.C.S. 381, au paragraphe 26; et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 58. Cependant, ce principe n’est pas applicable à la présente espèce, car l’argument de l’appelante n’est pas en fait « entièrement nouveau » (Perka, à la page 240). Comme je l’explique de manière plus détaillée ci‑dessous, s’il est vrai que le Tribunal de la concurrence n’a pas employé la terminologie de l’« absence hypothétique » dans sa jurisprudence, l’expression « en l’absence de » figure textuellement à ce propos dans les Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante publiées par l’appelante, et le Tribunal a formulé et appliqué la substance de ce critère juridique dans des décisions antérieures. L’intimée a donc été informée largement à l’avance de cet argument. En outre, la crainte principale qui sous‑tend l’interdiction générale—à savoir celle que le dossier de la preuve ne suffise pas à étayer le nouvel argument (Keegstra, au paragraphe 26)—n’a pas lieu d’être dans la présente espèce, étant donné que la commissaire a la charge d’établir la réalisation de chacune des conditions prévues par la Loi; si la preuve produite ne suffit pas à remplir le critère de l’« absence hypothétique », il ne sera pas rendu d’ordonnance.
[34]Quant au deuxième argument de l’intimée, je ne suis pas persuadée que l’erreur commise par le Tribunal dans la conclusion qu’il a formulée sous le régime de l’alinéa 79(1)c) ait pour objet une question mixte de droit et de fait. L’argument de l’appelante nécessite une opération d’interprétation de la Loi, destinée à établir si le libellé de celle‑ci prescrit effectivement un mode d’analyse déterminé. Comme la Cour suprême du Canada le faisait observer au paragraphe 36 de Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 (Southam), les questions d’interprétation des lois « sont généralement des questions de droit », étant donné qu’elles sont « susceptible[s] de s’appliquer à un grand nombre de cas ». Dans la présente espèce, l’opération effective d’évaluation et de pondération de divers facteurs accomplie par le Tribunal—c’est‑à‑dire la question mixte de droit et de fait—est une question secondaire, qui se pose seulement une fois qu’on a établi si le Tribunal a appliqué le critère juridique qui convient. S’il est vrai que le Tribunal possède une expertise en science économique et en droit de la concurrence pour ce qui concerne les conclusions de fait et les conclusions mixtes de droit et de fait qu’exige l’application du critère juridique approprié, cette expertise ne suffit pas à remplacer celle de notre Cour en matière d’interprétation des lois. Or, comme notre Cour l’a déjà établi—et, en fait, les parties ne le contestent pas —, les conclusions du Tribunal sur des questions de droit doivent être contrôlées suivant la norme de la décision correcte : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185 (C.A.) (Supérieur Propane), au paragraphe 88.
1) Le critère juridique prévu à l’alinéa 79(1)c)
[35]L’argument de l’appelante m’oblige à examiner la question de l’interprétation correcte de l’alinéa 79(1)c), que je reproduis ici de nouveau pour la commodité du lecteur :
79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut à l’existence de la situation suivante :
[. . .]
c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché,
[36]Deux aspects de la portée de l’alinéa 79(1)c) ressortent immédiatement de son libellé. Premièrement, l’effet sur la concurrence doit être évalué par rapport aux trois divisions du temps : il faut prendre en considération l’effet réel dans le passé et dans le présent, et l’effet vraisemblable dans l’avenir. Deuxièmement, l’effet sur la concurrence qui doit être établi pour motiver une ordonnance d’interdiction d’abus de position dominante est le fait de l’empêcher ou de la diminuer sensiblement. L’évaluation prescrite revêt donc un caractère relatif : ce n’est pas le niveau absolu de la concurrence sur un marché qui doit être sensible, mais plutôt la mesure dans laquelle la concurrence est empêchée ou diminuée par suite de la pratique attaquée.
[37]Le critère dont l’alinéa 79(1)c) prescrit l’application ne consiste pas à se demander si les marchés pertinents atteindraient ou ont atteint un niveau déterminé de concurrence en l’absence de la pratique attaquée, ou si le niveau de concurrence observé sur le marché tel qu’il est déterminé par la présence de cette pratique est « suffisamment élevé » ou acceptable pour d’autres raisons. Ce sont là des évaluations dans l’absolu, alors que le libellé de la Loi (« pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement ») commande à l’évidence une évaluation relative et comparative. Pour mener à bien l’examen que dicte le libellé de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal doit comparer le niveau de concur-rence sur le marché caractérisé par la présence de la pratique attaquée au niveau qui existerait en l’absence de cette pratique, pour ensuite établir si la concurrence est empêchée ou diminuée « sensiblement », en supposant qu’elle le soit tant soit peu. Cette comparaison doit se faire en tenant compte des effets réels dans le passé et dans le présent, ainsi que des effets vraisemblables dans l’avenir. Ce n’est que par cette approche comparative que le Tribunal peut établir, comme la disposition applicable l’exige, si la pratique attaquée « a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence ».
[38]Or, l’interprétation comparative que je viens de décrire est à mon sens équivalente au critère de l’« absence hypothétique » proposé par l’appelante. Mis à part ses arguments touchant les difficultés relatives à la preuve qu’entraîne l’application d’un tel critère à l’étape de l’appel dans la présente affaire, l’intimée n’a avancé aucun argument de principe ou d’interprétation des lois qui tendrait à démontrer le caractère erroné ou incorrect de cette manière d’aborder l’alinéa 79(1)c). En conséquence, je suis d’avis de souscrire à la formulation du critère juridique proposée par l’appelante : la question qui doit être examinée pour l’application de l’alinéa 79(1)c) est celle de savoir si les marchés pertinents auraient été, ou seraient actuellement ou dans l’avenir, sensiblement plus concurrentiels en l’absence de la pratique attaquée d’agissements anti‑concur-rentiels.
[39]Il est important de noter que les termes « en l’absence de » (but for) apparaissent à ce propos dans les Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante publiées par l’appelante, lesquelles, expressément, « s’adressent au grand public, ainsi qu’aux gens d’affaires et à leurs conseillers juridiques et économiques » et ont été conçues « pour les aider à mieux comprendre l’objet des dispositions sur l’abus de position dominante, et l’approche généralement suivie par le Bureau de la concurrence […] pour assurer leur application » (voir Lignes directrices pour l’application des dispositions sur l’abus de position dominante, section 1.1). Dans l’exposé que proposent les Lignes directrices de l’approche suivie par le commissaire dans l’évaluation des effets des agissements anti‑concurrentiels pour l’application de l’alinéa 79(1)c), on retrouve textuellement les termes « en l’absence de » (but for) (voir la section 3.2.4).
[40]L’expression but for (« en l’absence de » ou « absence hypothétique ») apparaît aussi dans la jurisprudence antitrust américaine. On trouve ainsi à la page 1055 de Concord Boat Corp. v. Brunswick Corp., 207 F.3d 1039 (8th Cir. 2000), le passage suivant touchant la difficulté de construire un marché hypothétique :
[traduction] Malgré la nature complexe du comportement en question, il a été demandé à M. Hall de construire un marché fondé sur l’« absence hypothétique » des restrictions et du comportement dont on affirme le caractère anti‑concurrentiel. La difficulté d’une telle tâche est reconnue depuis longtemps par les tribunaux judiciaires appelés à statuer dans des affaires antitrust. [Non souligné dans l’original.]
[41]L’interprétation de l’alinéa 79(1)c) fondée sur le critère de l’« absence hypothétique » s’accorde aussi en substance avec les interprétations données par le Tribunal dans les affaires antérieures d’abus de position dominante. Bien que les expressions « en l’absence de » ou « absence hypothétique » ne figurent à ce propos ni dans la disposition législative applicable ni dans les décisions antérieures du Tribunal, ce critère juridique n’équivaut pas, comme l’affirme l’intimée, [traduction] « à une tentative de réécriture de la Loi par la commissaire à l’étape de l’appel de la présente affaire » (exposé des faits et du droit de l’intimée, paragraphe 102). Le critère de l’« absence hypothétique » correspond en effet à la fois au sens manifeste du libellé de l’alinéa 79(1)c) et à l’analyse effectuée par le Tribunal dans ses décisions antérieures pour l’application de cet alinéa.
[42]L’utilisation par le Tribunal d’un critère comparatif et relatif pour l’alinéa 79(1)c) ressort à l’évidence des définitions qu’il a proposées dans les affaires antérieures d’abus de position dominante du mode d’analyse à appliquer pour établir s’il y a eu, s’il y a ou s’il y aura vraisemblablement une diminution sensible de la concurrence. Ainsi aux pages 116, 118 et 119 de Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., CT-1991-002 (Laidlaw), le Tribunal a expressément souscrit à l’idée d’une évaluation fondée sur la comparaison des niveaux de concurrence des marchés pertinents selon que la pratique attaquée y est ou non présente :
Laidlaw soutient que le directeur n’a pas fait la preuve qu’il y eu diminution sensible de la concurrence dans les marchés pertinents. Elle soutient qu’aucune analyse n’a été effectuée eu égard à l’état de la concurrence dans ces marchés avant et après l’entrée dans les marchés de Laidlaw.
[. . .]
Il ne faut pas s’en tenir seulement au nombre de concurrents et à leur part relative du marché pour établir s’il y a eu diminution sensible de la concurrence […] [P]our établir qu’il y a eu diminution sensible de la concurrence, il n’est pas nécessaire de comparer, chiffres à l’appui, le niveau de concurrence qui régnait par le passé dans le marché avec celui qui y règne aujourd’hui. On peut également évaluer la diminution sensible de la concurrence en mesurant le niveau de compétitivité qui existe dans un marché dans lequel une entreprise se livre à des agissements anticoncurrentiels, et estimer le niveau probable de compétitivité en l’absence de ces agissements. [Non souligné dans l’original.]
De même, à la page 88 de Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. D & B Companies of Canada Ltd., CT-1994-001 (D & B), le Tribunal décrivait comme suit la marche à suivre pour établir s’il existe une diminution sensible de la concurrence :
Premièrement, nous devons déterminer quelles seraient les conditions d’accès au marché en l’absence des clauses d’exclusivité [la pratique d’agissements anti-concurrentiels attaquée], puis dans quelle mesure les agissements anti-concurrentiels ont modifié la perspective d’une entrée économiquement viable sur le marché.
On constate une correspondance manifeste entre ces formulations et le critère de l’« absence hypothétique » défini plus haut.
[43]Les décisions antérieures du Tribunal en matière d’abus de position dominante font également ressortir le caractère central de la comparaison relative dans le critère dont l’alinéa 79(1)c) prescrit l’application. Le critère de la diminution sensible de la concurrence formulé par le Tribunal dans NutraSweet, Laidlaw et D & B, dépend dans tous les cas de cet aspect relatif et comparatif (NutraSweet, à la page 91) :
Les facteurs à prendre en considération pour déterminer si la concurrence a été ou risque d’être diminuée sensiblement sont semblables à ceux qui ont été mentionnés au moment où il a été conclu que NSC [NutraSweet Co.] constitue une puissance sur le marché [ces facteurs sont la part de marché et les obstacles à l’entrée]. Essentiellement, il faut déterminer si les agissements anticoncurrentiels auxquels se livre NSC préservent ou augmentent son emprise sur le marché.
Par rapport aux modalités des contrats relatives à l’exclusivité et à l’utilisation du brevet américain pour gagner les clients canadiens, la question est de savoir dans quelle mesure ces agissements anticoncurrentiels renforcent les obstacles à l’accès au marché canadien et, partant, à l’industrie [Non souligné dans l’original.]
Laidlaw, à la page 123 :
Il n’y a pas lieu de douter qu’en se fondant seulement sur les réalités économiques du service de vidage de conteneurs sur place, il devrait régner une vive concurrence dans les marchés. Toutefois, les éléments de preuve révèlent que les contrats ont pour conséquence de rendre l’entrée dans le marché suffisamment difficile de sorte que l’arrivée de nouvelles entreprises ne s’avère plus un moyen efficace de contrôler les prix. La preuve révèle également qu’une nouvelle entreprise peut recruter un certain nombre de clients mais qu’elle ne peut y parvenir dans un délai suffisamment court pour faire de l’entrée dans un marché une perspective attrayante. Dans les marchés en cause, il n’y a aucun doute que les pratiques d’acquisition de Laidlaw, conjuguées à l’imposition d’obstacles artificiels à l’entrée dans le marché, obstacles que constituent les contrats, se sont traduites par une diminution sensible de la concurrence. [Non souligné dans l’original.]
D & B, à la page 88 :
La principale question à trancher lorsqu’il s’agit de décider si le directeur a fait la preuve de ce troisième élément [du paragraphe 79(1)] se rapporte à l’effet des clauses d’exclusivité liant les détaillants et des contrats à long terme conclus avec les clients sur les conditions d’entrée dans le marché. En se basant sur la décision du Tribunal dans l’affaire NutraSweet, il faut essentiellement déterminer si les agissements anti-concurrentiels de Nielsen [D & B] préservent ou augmentent son emprise sur le marché. [Non souligné dans l’original.]
Manifestement, l’examen envisagé et effectué par le Tribunal dans toutes ces affaires ne consistait pas simplement en une évaluation dans l’absolu du niveau de concurrence sur les marchés pertinents, mais plutôt en une comparaison relative : la pratique attaquée, se demandait‑il, a‑t‑elle eu pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence en comparaison de la situation définie par l’absence de cette pratique, et cette diminution, le cas échéant, était‑elle suffisante pour être considérée comme sensible?
[44]Me fondant sur le sens manifeste du libellé de la Loi et, accessoirement, sur l’interprétation proposée par le Tribunal dans ses décisions antérieures, je conclus que l’alinéa 79(1)c) prescrit une approche mettant l’accent qui convient sur ces aspects comparatifs et relatifs et permettant l’application de cette analyse à chacune des trois divisions du temps visées par la Loi (passé, présent et futur). Comme je l’ai expliqué, le critère de l’« absence hypothétique » est une approche de cette nature. Je dois cependant souligner le fait que, comme le Tribunal le laisse entendre avec raison dans le passage de Laidlaw cité au paragraphe 39 du présent exposé, le critère de l’« absence hypothétique » n’est pas nécessairement la seule approche correcte. Je laisse donc expressément ouverte la possibilité que le Tribunal, dans une affaire ultérieure d’abus de position dominante, déclare la preuve correspondant à un critère différent suffisante pour acquitter le commissaire de la charge que prévoit l’alinéa 79(1)c). Cependant, comme le critère de l’« absence hypothétique » est une approche correspondant aux conditions qui doivent obligatoire-ment être remplies selon le libellé de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal doit en envisager l’application dans tous les cas —encore que, dans des affaires ultérieures, il puisse décider d’envisager également l’utilisation d’autres critères appropriés.
2) L’application du critère prévu à l’alinéa 79(1)c)
[45]Du point de vue pratique, le Tribunal est plus qualifié que notre Cour pour appliquer le critère de l’« absence hypothétique » et, en particulier, pour établir la méthode qui convient à un cas déterminé. Notre Cour ne devrait pas essayer de prescrire dans l’abstrait la méthode « correcte », car « [c]ette tâche va au‑delà des limites de sa compétence » (Supérieur Propane, au paragraphe 159). Comme le faisait observer la Cour suprême du Canada au paragraphe 52 de Southam, à propos des questions mixtes de droit et de fait que soulève l’application des critères juridiques prévus par la Loi sur la concurrence, « ce qui est nécessaire, en dernière analyse, c’est l’appréciation de l’importance de la preuve sur le plan économique, et, pour accomplir cette tâche, un économiste est, pratiquement par définition, mieux préparé qu’un juge ».
[46]Ainsi que l’ont fait remarquer les parties à la présente espèce, il se pourrait bien que l’application du critère de l’« absence hypothétique » comporte la construction d’un modèle hypothétique aux fins de comparaison, c’est‑à‑dire d’un marché identique au marché réel à tous égards, sauf que la pratique attaquée en serait absente. Dans le cas où le contexte s’y prêterait, on pourrait aussi appliquer le critère de l’« absence hypothétique » en comparant les niveaux de concurrence du marché dans le temps et en considérant les caractéristiques du marché avant et après l’introduction de la pratique attaquée comme des valeurs de remplacement des caractéristiques du marché avec et sans la pratique en question. Cependant, je ne voudrais pas qu’on croie que je laisse ici entendre que tel ou tel type de preuve devrait nécessairement être produit. En dernière analyse, c’est au commissaire qu’incombe la charge de la preuve de la réalisation de chaque condition prévue par la Loi, et il doit convaincre le Tribunal suivant la prépondérance de la preuve. La nature des éléments de preuve nécessaires pour s’acquitter de cette charge ne peut être établie que par le Tribunal, au cas par cas.
[47]La Loi, cependant, donne certaines lignes directrices qu’il convient de ne pas oublier lorsqu’on entreprend l’examen prescrit par l’alinéa 79(1)c). À ce propos, je reprends à mon compte, mutatis mutandis, les observations formulées par M. le juge Evans dans Supérieur Propane [au paragraphe 160], touchant la méthode appropriée pour établir les « effets » anti‑concurrentiels d’un fusionnement sous le régime de l’article 96 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45] de la Loi :
Quel que soit le critère choisi (et, pour ce que j’en sais, il se peut que le même critère ne convienne pas également pour tous les fusionnements), il doit refléter, mieux que ne le fait le critère du surplus total, les différents objectifs de la Loi sur la concurrence. Il doit également être d’application suffisamment souple pour permettre au Tribunal d’apprécier pleinement la situation de fait particulière qui lui est présentée.
De même, quelle que soit la méthode que le Tribunal choisisse dans une affaire déterminée pour effectuer l’analyse fondée sur l’« absence hypothétique » qu’exige l’alinéa 79(1)c), elle doit être suffisamment souple pour permettre la pleine appréciation de tous les facteurs pertinents dans la situation de fait particulière qui lui est présentée et elle doit refléter les différents objectifs de la Loi.
[48]Aux paragraphes 104 à 112 de Supérieur Propane, notre Cour a examiné la disposition de déclaration d’objet (l’article 1.1 [édicté, idem, art. 19]) de la Loi pour éclairer son analyse de la signification du terme « effets » aux fins d’application de l’article 96. De même, pour l’application de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal doit s’assurer, avant d’entreprendre son analyse pour établir si la concurrence a été, est ou sera vraisemblable-ment empêchée ou diminuée sensiblement, que la méthode choisie pour appliquer le critère de l’« absence hypothétique » reflète bien les objets ou objectifs multiples énoncés à l’article 1.1. Cet article énumère quatre objets distincts :
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
Tous ces objets doivent trouver leur expression dans la méthode qu’adoptera le Tribunal en vue d’établir, sous le régime de l’alinéa 79(1)c), si la concurrence a été, est ou sera vraisemblablement empêchée ou diminuée sensiblement.
3) La décision rendue par le Tribunal sous le régime de l’alinéa 79(1)c)
[49]Après avoir formulé le critère juridique applicable dans le cas de l’alinéa 79(1)c), j’aborderai maintenant l’examen des conclusions que le Tribunal a effectivement établies dans la présente affaire. L’analyse du Tribunal qui concerne directement l’alinéa 79(1)c) est brève, de sorte que j’en citerai ici l’intégralité (aux paragraphes 263 à 266) :
Le Tribunal, comme nous le disions précédemment, constate que Bibby exerce effectivement un contrôle sur le marché. Ce contrôle s’explique par plusieurs facteurs, notamment par le fait que Bibby est le seul fournisseur canadien capable d’offrir des lignes complètes. Le PDS aide certes Bibby à commercialiser ses produits, mais le Tribunal estime qu’il n’a pas été établi que ce programme constitue une pratique d’agissements anticoncurrentiels. Toutefois, pour le cas où cette conclusion serait erronée, le Tribunal conclut aussi qu’il n’a pas été établi que le PDS soit une pratique qui ait eu pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence, et ce, pour les motifs que nous allons exposer.
Le Tribunal a accepté la conclusion de la commissaire selon laquelle nous avons ici affaire à trois marchés de produit distincts et à six marchés géographiques. Par conséquent, il incombait à la commissaire de prouver que la concurrence est empêchée ou diminuée sensiblement sur 18 marchés distincts. Or, elle n’a pas convaincu le Tribunal que le PDS ait eu pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur aucun de ces marchés.
Des éléments de preuve convaincants établissent que, malgré le PDS, des prix concurrentiels ont cours dans l’Ouest canadien et en Ontario, qui représentent environ 75 pour 100 du marché de Bibby. Cette concurrence des prix est attribuable aux importations et à l’émergence d’un nouveau fabricant. Si elles ne forment qu’une proportion relativement restreinte du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte, les importations progressent régulièrement et exercent un effet sensible sur les prix de ces produits. De plus, un nouveau fabricant est entré en lice pour la première fois en 30 ans et a réussi à s’emparer de 10 pour 100 du marché canadien en quatre ans, pendant que le PDS était en vigueur. L’entrée de Vandem sur le marché est manifestement productrice d’effet, comme le montre la baisse des prix des produits considérés en Ontario. Ainsi que nous le notions précédemment, la viabilité de Vandem reste à déterminer. Cependant, selon le Tribunal, la preuve montre que l’avenir de Vandem dépend de plusieurs facteurs, qui ne sont pas liés au PDS. En conséquence, le Tribunal conclut que le PDS n’a pas eu pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés de l’Ontario et de l’Ouest.
Le Tribunal reconnaît que, au Québec et dans les Maritimes, qui représentent 25 pour 100 du marché, les prix ne paraissent pas avoir subi l’effet de la concurrence. Mais ce fait ne mène pas nécessairement à la conclusion que l’absence de concurrence soit attribuable au PDS. Les renseignements produits par la commissaire ne portent que sur la période où le PDS était en vigueur. M. Ross a fondé son argumentation concernant la puissance commerciale sur des renseignements relatifs aux prix applicables à la période de janvier 1998 à septembre 2003. Le Tribunal ne dispose pas de données chronologiques qui lui permettraient de mesurer l’état de la concurrence avant et après l’entrée en vigueur du PDS. Tuyauteries Canada a acquis le capital des fonderies de Gooding, entreprise solidement établie et sans rivaux importants, qui était alors le seul fabricant canadien de produits d’évacuation et de ventilation en fonte. En outre, Bibby était et continue d’être la seule entreprise à produire une ligne complète. En conséquence, le Tribunal estime ne pas disposer d’une preuve suffisante pour conclure qu’il faille attribuer au PDS l’effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. [Note de bas de page omise.]
[50]L’analyse de fond du Tribunal, pour ce qui concerne l’alinéa 79(1)c), tient toute dans les paragraphes 265 et 266. Le paragraphe 265 examine la preuve en ce qui a trait aux marchés géographiques de l’Ouest canadien et de l’Ontario, et le paragraphe 266 fait de même pour le Québec et les Maritimes. Les motifs exposés par le Tribunal pour étayer sa conclusion qu’une diminution sensible de la concurrence n’a pas été établie sont très différents d’un groupement géographique à l’autre. Mais dans les deux cas, son raisonnement est entaché d’erreurs de droit.
[51]Pour ce qui concerne l’Ouest canadien et l’Ontario, l’exposé de ses motifs montre que le Tribunal fonde sa conclusion sur l’appréciation de trois facteurs principaux : l’existence de prix concurrentiels, la progression des importations de produits d’évacuation et de ventilation en fonte, et l’entrée effective d’un nouveau fabricant de tels produits, Vandem. Le Tribunal souligne que ces caractéristiques importantes ont été observées « malgré le PDS » et « pendant que le PDS était en vigueur » (paragraphe 265), et il en conclut que le PDS n’a pas eu pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés de l’Ouest canadien et de l’Ontario.
[52]L’entrée effective de concurrents (competitors), à savoir d’importateurs aussi bien que d’un nouveau fabricant, est à l’évidence le principal facteur que le Tribunal a pris en considération dans l’analyse qui l’amène à conclure à l’absence d’une diminution sensible de la concurrence. Dans le contexte de son analyse directe de l’alinéa 79(1)c), le Tribunal n’explique que très brièvement son utilisation, pour l’application de cet alinéa, de la preuve concernant l’entrée : « un nouveau fabricant est entré en lice pour la première fois en 30 ans et a réussi à s’emparer de 10 pour 100 du marché canadien en quatre ans, pendant que le PDS était en vigueur », se contente‑t‑il de noter, pour ensuite conclure que « [l’]entrée de Vandem sur le marché est manifestement productrice d’effet » (paragraphe 265). Le Tribunal note aussi que les importations « progressent régulièrement » et que « [s]i elles ne forment qu’une proportion relativement restreinte du marché des produits d’évacuation et de ventilation en fonte », elles « exercent un effet sensible sur les prix de ces produits » (paragraphe 265).
[53]Rien n’indique expressément dans cette analyse de l’entrée effective de concurrents sur les marchés de l’Ouest canadien et de l’Ontario que le Tribunal ait pris en considération le point de savoir si le PDS était la cause d’un accroissement sensible de la difficulté d’entrer sur le marché, et donc d’une diminution sensible de la concurrence. L’entrée effective de concurrents et l’existence qui s’ensuit d’un certain niveau de concurrence se rapportent à une évaluation dans l’absolu de l’état du marché où le PDS est appliqué, ce qui n’équivaut pas ni ne peut se substituer à l’appréciation relative et comparative que prescrit le libellé de l’alinéa 79(1)c). Le fait que l’entrée de concurrents ait été constatée alors que le PDS était en vigueur et que les obstacles à l’entrée ne soient donc pas absolus dans ce contexte ne répond pas à la question de savoir si, en l’absence du PDS, il aurait existé dans le passé, ou existerait dans le présent ou l’avenir, sensiblement plus de concurrence sur les marchés pertinents. Bref, l’analyse du Tribunal concernant ces marchés géographiques ne prend pas en considération la question de l’« absence hypothétique ».
[54]Le Tribunal fonde sur un raisonnement différent sa conclusion à cet égard pour ce qui concerne le Québec et les Maritimes (paragraphe 266). Le Tribunal reconnaît que les prix ne sont pas concurrentiels sur ces marchés géographiques, mais ajoute que ce fait « ne mène pas nécessairement à la conclusion que l’absence de concurrence soit attribuable au PDS », la commissaire n’ayant pas produit d’éléments de preuve concernant la période où le PDS n’était pas encore en vigueur. Ne disposant pas de « données chronologiques qui lui permettraient de mesurer l’état de la concurrence avant et après l’entrée en vigueur du PDS » et s’appuyant sur d’autres caractéristiques des marchés (l’acquisition par Tuyauteries Canada du capital d’un autre fabricant de produits d’évacuation et de ventilation en fonte et le fait que Bibby soit la seule entreprise à fournir une ligne complète), le Tribunal déclare « ne pas disposer d’une preuve suffisante pour conclure qu’il faille attribuer au PDS l’effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence » (paragraphe 266).
[55]Cette partie de l’analyse effectuée par le Tribunal sous le régime de l’alinéa 79(1)c) est entachée d’une erreur de droit manifeste. Comme le Tribunal l’a lui‑même reconnu dans Laidlaw, « pour établir qu’il y a eu diminution sensible de la concurrence, il n’est pas nécessaire de comparer, chiffres à l’appui, le niveau de concurrence qui régnait par le passé dans le marché avec celui qui y règne aujourd’hui », car « [o]n peut également évaluer la diminution sensible de la concurrence en mesurant le niveau de compétitivité qui existe dans un marché dans lequel une entreprise se livre à des agissements anti‑concurrentiels, et estimer le niveau probable de compétitivité en l’absence de ces agissements ». Pour l’application de l’alinéa 79(1)c), il ne suffit pas de conclure que la commissaire ne s’est pas acquittée de sa charge au motif qu’elle n’a pas produit de données chronologiques : il incombait au Tribunal de se demander également si la preuve au dossier établissait que le PDS avait eu, avait ou aurait pour effet de diminuer sensiblement la concurrence, par comparaison au niveau de concurrence qui caractériserait vraisemblablement les marchés en cause en l’absence de la pratique attaquée. Le fait de ne pas avoir pris cette possibilité en considération constitue une erreur de droit.
[56]Peut‑on soutenir, comme l’intimée le laisse entendre, que le Tribunal a implicitement pris en considération les facteurs relatifs et comparatifs dont l’alinéa 79(1)c) prescrit l’examen? Dans cet ordre d’idées, on pourrait faire valoir que le raisonnement du Tribunal touchant l’alinéa 79(1)c) dépend implicitement de l’analyse, qu’il a effectuée dans les sections antérieures de sa décision pour l’application des alinéas 79(1)a) [paragraphes 141 à 156] et 79(1)b) [paragraphes 204 à 254, 260 et 261], de la preuve relative aux conditions d’entrée et aux effets du PDS.
[57]Cependant, l’utilisation que le Tribunal a faite dans ces sections antérieures de la preuve concernant l’entrée et les effets du PDS me conforte dans ma conclusion qu’il a commis une erreur de droit dans son analyse relative à l’alinéa 79(1)c). En général, ces analyses antérieures traitent le sujet de l’entrée dans l’absolu et paraissent être guidées par des questions telles que celles de savoir si l’entrée a été complètement empêchée ou si l’on observe un certain niveau de concurrence sur les marchés caractérisés par la présence du PDS. Le Tribunal attribue explicitement dans son analyse un rôle dominant, et même le rôle principal, à la preuve de l’entrée effective (voir par exemple les paragraphes 149, 156 et 161). Tout au long de sa décision, le Tribunal examine la preuve relative à l’entrée et aux effets du PDS en fonction du critère qu’exprime le verbe « empêcher » entendu au sens absolu, plutôt que d’un critère relatif tel que sous‑entendu par l’expression « faire obstacle » ou le terme « diminuer » (voir les paragraphes 150, 155, 207, 225, 226, 237, 241, 245, 254, 255, 260 et 261). On trouve bien l’expression « faire obstacle » ou le terme « diminuer » dans certains passages de la décision (voir les paragraphes 2, 6, 53, 113, 162, 263 à 266, 280 et 282), mais c’est lorsque le Tribunal cite le texte des dispositions applicables ou paraphrase les conclusions de la commissaire, et non dans le contexte de sa propre analyse ou de ses propres conclusions. Bref, ces sections antérieures de la décision n’étayent guère, si même elles le font tant soit peu, l’argument suivant lequel le Tribunal aurait implicitement pris en considération les facteurs relatifs et comparatifs dont l’alinéa 79(1)c) commande l’examen. La lecture attentive de l’exposé des motifs du Tribunal indique au contraire qu’il a effectué l’ensemble de son analyse du point de vue étroit et absolu de la question de savoir si l’entrée et la concurrence se trouvaient empêchées, et non du point de vue plus large, relatif et comparatif, que traduisent l’expression « faire obstacle » et le terme « diminuer ».
4) Conclusion relative à l’alinéa 79(1)c)
[58]En résumé, le Tribunal aurait dû orienter son attention vers le point de savoir si, sur chacun des marchés pertinents, la concurrence se trouvait sensiblement diminuée avec le PDS, en comparaison de l’état vraisemblable de la concurrence en l’absence de cette pratique. Autrement dit, le Tribunal aurait dû se demander si, en l’absence du PDS, le marché de produit pertinent aurait été sensiblement plus concurrentiel. L’examen de cette question tel qu’il doit être effectué pourrait comprendre l’analyse des points de savoir : si l’entrée ou le développement de concurrents pourrait se révéler sensiblement plus rapide, plus fréquent ou plus important en l’absence du PDS; si le changement de produits et de fournisseurs pourrait être sensiblement plus fréquent; si les prix pourraient être sensiblement plus bas; et si la qualité des produits pourrait être sensiblement supérieure. À cet égard, il ne suffit pas de constater l’entrée effective de concurrents ou d’invoquer les éléments tendant à prouver que la concurrence subsiste malgré la présence de la pratique attaquée. Je conclus donc que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’analyse qu’il a effectuée afin d’établir si, pour l’application de l’alinéa 79(1)c), le PDS a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur les marchés pertinents.
B) Pour l’application de l’alinéa 79(1)b), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS constitue un « agissement anti‑concurrentiel »?
[59]Le critère que prévoit l’article 79 pour l’établissement d’un abus de position dominante est de nature conjonctive : chacune des trois conditions distinctes doit être remplie pour qu’une ordonnance puisse être rendue. Le Tribunal a conclu qu’était remplie la condition du contrôle du marché que prévoit l’alinéa 79(1)a), et cette conclusion, qui fait l’objet de l’appel incident, est confirmée par notre Cour dans un exposé de motifs distinct. Notre Cour doit aussi établir si le Tribunal a formulé une conclusion erronée pour ce qui concerne l’alinéa 79(1)b).
[60]L’alinéa 79(1)b) exige qu’il soit répondu à la question de savoir si l’intimée, en appliquant le PDS, « se livre [. . .] ou [s’est] livrée [. . .] à une pratique d’agissements anti‑concurrentiels ». Le Tribunal a conclu sans difficulté que le PDS est une « pratique ». Il écrit au paragraphe 171 de l’exposé de ses motifs que, même si ce terme désigne plus qu’un acte isolé, un tel acte peut être considéré comme une pratique s’il est prolongé et systémique ou s’il a des répercussions durables sur la concurrence. Il explique au paragraphe 200 que le PDS est un programme structuré, organisé et appliqué à l’échelle nationale, mis à part quelques différences entre les régions sous le rapport des taux d’abattement et de ristourne, et que ses divers éléments composent effectivement une pratique. L’intimée ne semble pas contester cette conclusion. La contestation a pour objet le point de savoir si le PDS peut être défini comme composé d’« agissements anti‑concurrentiels » (anti-competitive acts).
[61]La commissaire soutient que, si le Tribunal a formulé correctement le critère juridique applicable aux agissements anti‑concurrentiels, qu’il a d’ailleurs établi dans des décisions antérieures, ce n’est pas là le critère qu’il a en fin de compte appliqué dans son analyse du PDS. Le Tribunal a commis une erreur de droit, affirme la commissaire, en exigeant la preuve d’un lien entre le PDS et un recul de la concurrence, et en étendant illégitimement la portée de la doctrine de la justification commerciale valable. Par suite, selon la commissaire, l’approche de l’alinéa 79(1)b) adoptée par le Tribunal pèche par la fusion des critères distincts que prévoient les alinéas 79(1)b) et 79(1)c).
[62]Cette question se trouve encore compliquée dans le présent appel par le fait que c’est la première fois qu’un tribunal judiciaire examine le critère juridique applicable sous le régime de l’alinéa 79(1)b). Le Tribunal de la concurrence a lui‑même examiné, dans des affaires antérieures d’abus de position dominante, le critère juridique et la méthode d’analyse à adopter pour établir l’existence d’un « agissement anti‑ concurrentiel ». Mais la jurisprudence du Tribunal sur ces questions ne peut en soi être considérée comme déterminante dans la présente espèce, puisque ses opinions sur les questions de droit n’ont pas valeur contraignante pour notre Cour. La jurisprudence du Tribunal peut cependant donner une idée des solutions logiques et qui se sont révélées efficaces dans le passé—à condition, toutefois, qu’elles soient conformes au libellé de la Loi.
1) Le critère juridique prévu à l’alinéa 79(1)b)
[63]La Loi ne définit pas formellement l’expression « agissement anti‑concurrentiel », mais son article 78 énumère 11 exemples d’agissements anti‑concurrentiels, dont le caractère simplement indicatif est attesté par l’emploi du terme « notamment ». En fait, le Tribunal a établi dans des décisions antérieures qu’un comporte-ment non visé explicitement à l’article 78 peut néanmoins constituer un agissement anti‑concurrentiel : NutraSweet, à la page 65; Laidlaw, aux pages 87 et 88; D & B, à la page 70; et Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Télé‑Direct (Publications) Inc., [1997] D.T.C.C. no 8 (QL), au paragraphe 545 (Télé‑Direct). Bien que manifestement exemplative et non exhaustive, la liste de l’article 78 donne une idée du type de comportement auquel le législateur veut voir s’appliquer l’alinéa 79(1)b); il reste possible d’établir par analogie qu’un agissement anti‑concurrentiel non spécifié présente les caractéristiques essentielles communes aux exemples énumérés à l’article 78.
[64]Dans NutraSweet, le Tribunal a appliqué ce mode d’interprétation à l’alinéa 79(1)b) et a proposé (à la page 65) la définition opératoire suivante de l’expression « agissement anti‑concurrentiel » :
Certains de ces agissements [visés à l’article 78] ont des éléments communs mais [. . .] un seul est commun à tous : l’agissement anti‑concurrentiel doit avoir un but particulier dont il est nécessaire de faire la preuve. Le but commun à tous ces agissements, sauf celui de l’alinéa 78f), est l’effet négatif intentionnel sur un concurrent et cet effet doit être abusif, viser une exclusion ou une mise au pas. [Non souligné dans l’original.]
[65]J’adopte cette définition, qui se révèle très proche en substance de la caractéristique commune fondamentale des exemples énumérés à l’article 78, exception faite de l’alinéa 78(1)f). Cette exception est d’ailleurs notée par le Tribunal dans NutraSweet.
[66]Deux aspects de cette définition doivent retenir notre attention. Premièrement, l’agissement anti‑concurrentiel est défini par rapport à un but (purpose). Deuxièmement, le but qu’il faut établir est un effet négatif intentionnel sur un concurrent, qui doit être abusif, ou viser une exclusion ou une mise au pas. Je vais maintenant examiner successivement chacun de ces aspects de manière détaillée.
[67]Premièrement, la signification du terme but (purpose) appelle quelques observations. Comme le Tribunal le faisait remarquer au paragraphe 542 de Télé‑Direct « [l’]”objet” [purpose] englobe davantage, dans ce contexte, que la simple intention subjective de la défenderesse [. . .] il pourrait être plus approprié de parler de la nature générale des agissements en cause » (non souligné dans l’original). Il faut donc, pour appliquer l’alinéa 79(1)b), établir le but, l’objet ou la nature du comportement attaqué. Parmi les facteurs pertinents à examiner et à apprécier pour établir ce « but » ou cet « objet » prépondérant, il faut mentionner les effets objectifs prévus ou raisonnablement prévisibles du comportement en question (effets dont on peut déduire une intention réputée, comme je l’explique plus loin), la justification commerciale s’il y en a une, et tous éléments de preuve dont on dispose tendant à établir l’intention subjective (voir Télé‑Direct, au paragraphe 543).
[68]Le deuxième aspect de la définition caractérise le but ou l’objet qu’il faut établir sous le régime de l’alinéa 79(1)b) : pour être considéré comme « anti‑ concurrentiel » sous ce régime, l’agissement doit avoir un effet négatif intentionnel sur un concurrent, lequel effet doit être abusif, ou viser une exclusion ou une mise au pas. L’analyse à effectuer dans le cadre de l’alinéa 79(1)b) est donc orientée vers les effets intentionnels de l’agissement sur un concurrent (on a competitor). Il s’ensuit que certains types d’effets sur la concurrence dans le marché pourraient se révéler dénués de pertinence pour l’application de l’alinéa 79(1)b), s’ils ne se traduisent pas par un effet négatif sur un concurrent. Il est important de bien voir que le terme « anti‑ concurrentiel » revêt par conséquent une signification restreinte dans le contexte de l’alinéa 79(1)b). Si, au regard de l’ensemble de la Loi, la « concurrence » présente de multiples aspects comme en témoignent les objets énumérés à son article 1.1, le terme « anti‑ concurrentiel », pour l’application particulière de l’alinéa 79(1)b), qualifie un agissement ayant pour but ou pour objet un effet négatif sur un concurrent (competitor).
[69]Suivant cette manière d’interpréter l’article 79, il est concevable qu’une pratique puisse être déclarée composée d’agissements anti‑concurrentiels au sens de l’alinéa 79(1)b), mais être dite en même temps, pour l’application de l’alinéa 79(1)c), ne pas avoir pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché en question.
[70]Une dernière remarque s’impose touchant la preuve nécessaire pour établir l’existence d’un but anti‑ concurrentiel sous le régime de l’alinéa 79(1)b). Il ressort à l’évidence de la genèse de l’alinéa 79(1)b) que, bien que de tels éléments soient certes probants si l’on en produit, il n’est pas nécessaire de disposer de preuve tendant à établir l’intention subjective pour conclure qu’un comportement donné est un agissement anti‑concurrentiel au sens de l’alinéa 79(1)b). Au moment de la première présentation du projet de loi C‑91, qui allait devenir la Loi sur la concurrence, au Parlement en décembre 1985, l’alinéa b) de l’article relatif à l’abus de position dominante (alors l’article 51) était libellé comme suit :
51. (1) Lorsque le Tribunal, à la suite d’une demande du directeur, conclut :
[. . .]
b) que cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anti‑concurrentiels dont le but est de réduire la concurrence, et [Non souligné dans l’original.]
Les personnes appelées à témoigner devant le Comité législatif sur le projet de loi C‑91 ont été nombreuses à évoquer les problèmes que poserait selon elles la condition de l’intention subjective impliquée par la dernière partie du texte proposé de l’alinéa b); voir Canada, Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet de loi C‑91, 1re session du 33e Parlement, 1986 (Procès‑ verbaux du Comité sur le projet de loi C‑91), aux pages 2:8‑9, 3:7‑9, 3:17, 5:13, 5:15, 5:63‑64, 6:9‑10 et 9:20‑21; voir aussi les pages 4:55‑56, 6:57‑58; 7:55‑57, 7:60‑63, où l’opinion contraire est exprimée. Par suite, on a rayé de l’alinéa b) la mention du « but » de la pratique, afin d’alléger de toute condition d’intention subjective le critère juridique relatif à l’abus de position dominante; voir Procès‑verbaux du Comité sur le projet de loi C‑91, aux pages 11:3 et 11:32‑33.
[71]Me fondant sur cet aspect de la genèse de l’alinéa 79(1)b), j’estime devoir souscrire aux observations suivantes formulées par le Tribunal aux pages 111 et 112 de Laidlaw, sur le rôle qu’il convient d’attribuer à la preuve relative à l’intention subjective sous le régime de cet alinéa :
La démonstration de l’intention subjective de la défenderesse ne s’impose pas afin de conclure qu’il y a eu pratique d’agissements anticoncurrentiels. Démontrer qu’il y a eu intention subjective est souvent presque impossible lorsqu’on a affaire à de grandes entreprises, à moins de disposer d’éléments de preuve péremptoires (par exemple, un document qui établit, sans ambiguïté, que le but visé par la pratique en question est d’évincer des concurrents du marché). L’article 79 de la Loi prévoit et des poursuites et des redressements au civil. Dans ce contexte, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’individus, ils sont réputés avoir eu l’intention de tirer profit des effets découlant de leurs agissements.
[72]On peut donc faire la preuve de la nature intentionnelle de l’effet négatif sur un concurrent soit directement, au moyen d’éléments établissant l’intention subjective, soit indirectement, en se fondant sur les conséquences raisonnablement prévisibles des agissements eux‑mêmes et/ou sur les circonstances de ceux‑ci.
[73]Même si la preuve de l’intention subjective n’est ni requise ni déterminante, l’intention reste un élément important de l’alinéa 79(1)b). Plus précisément, l’intention est pertinente dans la mesure où, s’il ne peut se décharger de la responsabilité des conséquences raisonnablement prévisibles de ses actes, le défendeur pourrait néanmoins se révéler capable d’établir que ces conséquences, dans le contexte de l’analyse que commande l’alinéa 79(1)b), ne devraient pas être considérées comme le « but », l’« objet » ou la « nature générale » des actes en question. Si le contexte s’y prête, la preuve d’une justification commerciale valable du comportement en cause peut l’emporter sur l’intention réputée découlant des effets réels ou prévisibles de ce comportement, en montrant que ces effets anti‑ concurrentiels ne constituent pas en fait l’objet prépondérant dudit comportement. Essentiellement, la justification commerciale valable forme une autre explication possible des motifs du comportement attaqué. Pour être pertinente dans le contexte de l’alinéa 79(1)b), la justification commerciale doit être une raison fondée sur l’efficience ou proconcurrentielle du comportement en question, raison attribuable au défendeur, qui se rapporte aux effets anti‑concurrentiels et/ou à l’intention subjective de ce comportement et leur fait contrepoids. Je reviendrai plus loin sur l’application appropriée de la doctrine de la justification commerciale valable au contexte de l’alinéa 79(1)b) lorsque j’examinerai l’analyse effectuée par le Tribunal dans la présente affaire.
2) La décision rendue par le Tribunal sous le régime de l’alinéa 79(1)b)
[74]Dans la présente espèce, il semblerait que le Tribunal ait correctement formulé le critère juridique applicable. On peut lire ce qui suit au paragraphe 171 de l’exposé de ses motifs, au début de son examen de la définition que donne sa jurisprudence de l’expression « agissements anti‑concurrentiels » :
Pour établir si des agissements donnés sont anti-concurrentiels, le Tribunal doit prendre en considération la nature et l’objet de ces agissements, ainsi que l’incidence qu’ils ont ou peuvent avoir sur le marché pertinent.(Nielsen, à la page 257; Laidlaw, à la page 333; et NutraSweet, à la page 34.) Dans Télé‑Direct aussi bien que Laidlaw, le Tribunal a évalué les agissements dont on alléguait le caractère anti-concurrentiel en tenant compte de leurs effets sur les concurrents. [Non souligné dans l’original.]
Citant un long passage de Télé‑Direct, le Tribunal a reproduit (au paragraphe 178) la phrase clé qu’on trouve à la page 65 de NutraSweet, comme quoi les agissements anti‑concurrentiels ont pour caractéristique commune d’avoir un « but » particulier, à savoir d’entraîner un « effet négatif intentionnel sur un concurrent [. . .] [effet qui] doit être abusif, viser une exclusion ou une mise au pas ». Le Tribunal a aussi répété cette formule dans la conclusion de sa décision (au paragraphe 284).
[75]Cependant, bien que le Tribunal ait ainsi formulé correctement le critère juridique applicable, son analyse des caractères saillants de ce critère pose problème. À la fin de la partie de son analyse de l’application de l’alinéa 79(1)b) intitulée « Le droit », soit au paragraphe 191, le Tribunal résume comme suit son interprétation des aspects principaux de ce critère juridique :
Le Tribunal a déclaré [dans Télé‑Direct] qu’il doit y avoir un lien entre la pratique attaquée et la diminution de la concurrence. En outre, ne peuvent être considérées comme anti-concurrentielles les pratiques qui ne se révèlent pas avoir d’effet tendant à exclure ou causer de préjudice aux consommateurs. [Non souligné dans l’original.]
[76]Cette proposition est erronée, au moins à deux égards.
[77]Premièrement, pour l’application de l’alinéa 79(1)b), il n’est pas nécessaire d’établir un lien entre la pratique attaquée et une diminution de la concurrence. L’établissement d’un tel lien de causalité ne fait tout simplement pas partie du critère juridique applicable aux agissements anti‑concurrentiels. En outre, en mettant l’accent sur la nécessité d’une preuve de cette nature, on court le risque de faire dévier ce qui doit rester l’axe du critère de l’alinéa 79(1)b). Un agissement anti‑ concurrentiel est un comportement ayant pour but un effet négatif intentionnel sur un concurrent, effet qui doit être abusif, ou viser une exclusion ou une mise au pas. L’analyse doit donc être axée sur le comportement lui‑même, dont il s’agit de discerner le but. Les questions de savoir si l’on peut constater une diminution de la concurrence sur le marché ou si la cause d’une telle diminution peut être attribuée à la pratique attaquée ne sont pas directement pertinentes à l’égard de cette tâche. De telles conclusions ne sont certainement pas des éléments nécessaires du critère de l’existence d’un agissement anti‑concurrentiel.
[78]À l’évidence, pour que la pratique attaquée puisse être déclarée anti‑concurrentielle, il doit y avoir des éléments de preuve qui en démontrent le lien avec le facteur nécessaire qu’est l’effet négatif intentionnel sur un concurrent : il faut établir que cette pratique cause ledit effet ou, à tout le moins, y contribue. Il faut aussi établir qu’un tel effet négatif sur un concurrent constitue le « but » ou l’« objet » de la pratique en question, et il faut à cette fin prendre en considération et apprécier tous les facteurs pertinents. On doit cependant se garder d’oublier que, dans le contexte de l’alinéa 79(1)b), les facteurs de preuve n’ont de pertinence que dans la mesure où ils éclairent l’application du critère juridique de cet alinéa, c’est‑à‑dire le but de la pratique par rapport aux concurrents. La preuve concernant d’autres sortes d’effets du comportement attaqué qui ne sont pas liés aux concurrents, si elle peut se révéler pertinente à l’égard de l’évaluation du niveau de concurrence sous le régime de l’alinéa 79(1)c), n’a pas de pertinence directe relativement à l’alinéa 79(1)b). De même, les éléments de preuve concernant la structure et l’état généraux de la concurrence sur le marché pertinent et le point de savoir si la cause de ces caractéristiques peut être attribuée à la pratique attaquée n’intéressent pas directement l’analyse relevant de l’alinéa 79(1)b), et doivent plutôt être examinés sous le régime de l’alinéa 79(1)c). Bref, l’alinéa 79(1)b) pose purement et simplement la question de savoir si le comportement considéré a sur les concurrents l’effet intentionnel de la nature requise; il n’a pas de rapport direct avec l’état de la concurrence sur le marché ou ses causes générales. En orientant son analyse dans le sens contraire et en exigeant la preuve d’un lien de causalité entre la pratique attaquée et une diminution de la concurrence, le Tribunal a commis une erreur.
[79]Deuxièmement, dans le même passage cité plus haut, le Tribunal paraît se fonder sur l’idée erronée que l’on devrait ou pourrait prendre en considération les effets de la pratique attaquée sur les consommateurs dans le cadre de l’analyse relevant de l’alinéa 79(1)b). Or, contrairement à ce que le Tribunal laisse entendre dans ce passage, le « préjudice aux consommateurs » n’est pas un facteur indépendant pertinent à prendre en considération pour l’application de l’alinéa 79(1)b), étant donné que les éléments de preuve tendant à établir un tel préjudice ne se rapportent pas directement au point de savoir si un comportement donné remplit la condition nécessaire d’avoir un effet négatif intentionnel sur un concurrent. L’effet d’un comportement sur les consommateurs peut dans certains cas se révéler pertinent aux fins d’évaluation de la crédibilité d’une justification commerciale invoquée et de son poids, comme je l’expliquerai plus loin. Autrement, la preuve de cette nature est dans une large mesure dénuée de pertinence aux fins de l’analyse qu’exige l’alinéa 79(1)b) et doit plutôt être prise en considération dans le cadre de l’alinéa 79(1)c). Dans la mesure où il donne à entendre dans la phrase citée plus haut que le « préjudice aux consommateurs » est un facteur pertinent indépendant à prendre en considération pour l’application de l’alinéa 79(1)b), le Tribunal a donc aussi commis une erreur.
[80]Le Tribunal a ainsi entrepris son analyse relative à l’alinéa 79(1)b) à partir d’un principe erroné : il s’est cru à tort obligé de prendre en considération des facteurs qui ne sont pas pertinents du point de vue du critère juridique applicable. La Cour suprême fait observer au paragraphe 41 de Southam, que « [s]i le Tribunal a effectivement fait abstraction d’éléments de preuves que le droit lui commande de prendre en considération, il a alors commis une erreur de droit ». Logiquement, on peut étendre le sens de cette proposition de manière qu’elle s’applique à la présente espèce : si le Tribunal a pris en considération des éléments de preuve dont le droit lui commande de ne pas tenir compte, il a alors aussi commis une erreur de droit. En outre, il se pourrait bien que ces facteurs non pertinents aient joué un rôle décisif dans l’affaire qui nous occupe; si l’on en croit sa propre formulation, le Tribunal estimait nécessaire, pour l’application de l’alinéa 79(1)b), que la preuve fût faite de l’existence d’un lien entre la pratique attaquée et une diminution de la concurrence. Par conséquent, dans la mesure où il s’est mépris sur le critère juridique applicable et a par suite pris en considération des facteurs non pertinents pour rendre sa décision sous le régime de l’alinéa 79(1)b), le Tribunal a commis une erreur de droit donnant lieu à révision.
[81]L’interprétation erronée par le Tribunal du critère de l’alinéa 79(1)b) a joué un rôle important dans son analyse du PDS. Il est évident que, pour conclure que le PDS n’était pas anti‑concurrentiel, le Tribunal s’est fondé dans une large mesure sur sa conception erronée qu’il doit exister un lien démontrable entre le comporte-ment attaqué et une diminution de la concurrence. En fait, le Tribunal écrit en toutes lettres que ce facteur est l’argument « le plus fort » qui a déterminé sa conclusion (au paragraphe 261) :
L’argument le plus fort avancé contre la thèse de l’effet anticoncurrentiel du PDS est le fait que celui‑ci n’a pas empêché l’entrée ni la concurrence dans certaines régions. Le PDS n’a pas empêché la progression des importations, pas plus que l’émergence, pour la première fois en 30 ans, d’un nouveau fabricant de produits d’évacuation et de ventilation en fonte. Pour être déclarée anticoncurrentielle, une pratique doit avoir un effet défavorable sur la concurrence. Comme le Tribunal l’a fait observer dans Télé‑Direct, il doit y avoir un lien entre la pratique attaquée et l’effet anticoncurrentiel qu’on lui attribue. Dans la présente espèce, un tel lien n’a pas été établi de manière à convaincre le Tribunal. Ce dernier reconnaît que l’entrée sur le marché considéré peut être difficile, mais cette difficulté ne paraît pas liée au PDS. D’autres facteurs jouent ici : Bibby est un fabricant bien connu qui offre une ligne complète; et le marché ne présente pas de perspectives de croissance, ce qui limite les possibilités d’investissement. Pourtant, il s’est révélé possible pour les concurrents de Bibby d’offrir des prix comparables aux siens, à tel point que le changement de fournisseur a pu paraître avantageux à certains distributeurs ou entrepreneurs. C’est ainsi que, malgré le PDS, de nouvelles entreprises telles que Sierra et Vandem ont pris pied sur le marché, et que Wolseley a accordé sa clientèle à un autre fournisseur.
[82]Comme le montre ce passage, l’hypothèse erronée du Tribunal que l’alinéa 79(1)b) exigeait la démonstration d’un lien avec une réduction de la concurrence a exercé une influence cruciale sur son raisonnement. Au lieu de se poser la question de savoir si le PDS avait pour but un effet négatif intentionnel sur les concurrents, le Tribunal s’est demandé s’il y avait des éléments de preuve établissant une diminution de la concurrence sur le marché pertinent, dans l’abstrait, et si l’on pouvait attribuer la cause des problèmes de concurrence constatés au PDS et par conséquent les considérer comme les « effets » de ce dernier. Cette approche consistant à orienter l’attention vers l’état général de la concurrence sur le marché plutôt que vers le but de la pratique attaquée a amené le Tribunal à adopter de manière injustifiable et erronée un critère trop étroit pour l’application de l’alinéa 79(1)b); essentiellement, le raisonnement du Tribunal impliquerait que, à moins d’empêcher l’entrée de concurrents ou d’empêcher autrement la concurrence, ou à moins de constituer la cause (principale) des caractéristiques anti‑concurrentielles observées sur le marché, le comportement attaqué ne peut être considéré comme un agissement anti‑concurrentiel. Cette proposi-tion est à l’évidence erronée.
[83]À mon sens, l’erreur de droit du Tribunal touchant l’alinéa 79(1)b) est en partie attribuable à une fusion du critère juridique applicable à l’alinéa 79(1)c) et de celui qui correspond à l’alinéa 79(1)b). Comme je le disais plus haut au début de mon analyse, la pluralité des conditions prévues à l’article 79 donne à penser que, si on l’interprète bien, à chacune de ces conditions doit correspondre un critère juridique distinct. Pour le redire encore une fois, l’alinéa 79(1)b) porte sur le point de savoir si la pratique attaquée a bien le but anti‑concurrentiel qu’elle doit avoir à l’égard des concurrents, tandis que l’alinéa 79(1)c) concerne l’état général de la concurrence et la question de savoir si ladite pratique a pour effet de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché pertinent. Un élément donné de preuve indirecte peut remplir des fonctions subtilement différentes—mais dont il est important de voir qu’elles restent bien distinctes— relativement aux alinéas 79(1)b) et 79(1)c). Comme l’alinéa 79(1)b) porte avant tout sur le point de savoir si le comportement attaqué avait un but particulier pour ce qui concerne les concurrents, les facteurs pertinents—c’est‑à‑dire la preuve concernant ses effets prévisibles sur les concurrents, les justifications commerciales de son adoption et l’intention subjective—doivent être interprétés dans ce cadre déterminé. L’alinéa 79(1)c), quant à lui, commande une appréciation du caractère sensible ou non des effets réels ou vraisemblables de ce comportement sur la concurrence dans le ou les marchés pertinents, tâche qu’il faut remplir à partir d’une vue d’ensemble du marché et qui appelle l’examen d’un ensemble plus vaste d’effets du comportement en question. Or, le Tribunal a adopté dans la présente affaire une approche qui ne prend pas en compte ou ne maintient pas comme il faudrait ces importantes distinctions conceptuelles entre les conditions que prévoient respectivement les alinéas 79(1)b) et 79(1)c).
3) La justification commerciale valable et l’alinéa 79(1)b)
[84]La fusion opérée par le Tribunal entre les critères juridiques correspondant respectivement aux alinéas 79(1)b) et 79(1)c) est également manifeste dans son analyse des arguments présentés par l’intimée au titre des justifications commerciales. Le Tribunal note deux justifications commerciales avancées par l’intimée : premièrement, le fait que le système uniforme d’abattements et de ristournes du PDS favoriserait la concurrence en égalisant les chances pour les petits et les grands distributeurs; et deuxièmement, le fait que le PDS rendrait possible les ventes en grandes quantités dont Bibby a besoin pour maintenir une ligne complète de produits.
[85]Le Tribunal rejette la première justification commerciale proposée par l’intimée, mais accueille la seconde. Pour ce qui concerne la première, le Tribunal conclut (au paragraphe 209) que, si l’un des objets explicites de la Loi, énoncés à son article 1.1, est effectivement d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, cet objet n’est pas un facteur pertinent pour l’application de l’article 79 :
Le Tribunal reconnaît qu’il s’agit là d’un objet explicite de la Loi, mais estime que cet objet n’est pas lié à la question de l’abus de position dominante. La concurrence entre les distributeurs n’est pas ici en question. La présente espèce concerne plutôt la concurrence entre Bibby et les autres fournisseurs de produits d’évacuation et de ventilation en fonte. Le caractère équitable du PDS par rapport aux distributeurs n’a pas grand‑chose à voir avec le point de savoir si Bibby exerce sa puissance commerciale d’une manière qui entraverait la concurrence entre fournisseurs des produits susdits. En conséquence, cette justification commerciale n’est pas recevable.
[86]Le Tribunal se laisse cependant convaincre du bien‑fondé de la seconde justification commerciale avancée par l’intimée. Il explique son raisonnement comme suit (aux paragraphes 212 et 259) :
En outre, la vente de volumes considérables s’avère importante dans un secteur où la quantité de la production est un facteur déterminant, ainsi que l’a expliqué M. Leonard, directeur général de Bibby. Celle‑ci fait valoir qu’elle a besoin de fortes ventes pour assurer son efficience et pour diminuer son coût de production, affirmation que la commissaire n’a pas contestée. Or, la structure des abattements et ristournes que prévoit le PDS incite effectivement les distributeurs qui choisissent Bibby comme fournisseur d’un produit donné à acheter l’ensemble des trois à cette même entreprise, de sorte que les ventes de Bibby s’en trouvent augmentées. Comme le Tribunal l’a fait observer dans Laidlaw, l’intérêt propre n’est pas une justification commerciale suffisante. Cependant, dans la présente espèce, le Tribunal, se fondant sur le témoignage de M. Leonard, accepte l’argument que la vente de forts volumes permet à Bibby de garder en stock des produits qui se vendent moins et ne sont pas aussi rentables que les autres, mais qui restent néanmoins importants. Par suite, les articles d’usage peu fréquent demeurent disponibles sur le marché. Cette disponibilité sert les intérêts des distributeurs et des entrepreneurs, qu’ils soient ou non inscrits au PDS, et, en dernière analyse, les intérêts des consommateurs.
[. . .]
Le Tribunal estime valable l’argument commercial de la défenderesse selon lequel Bibby doit vendre un volume déterminé de chacun des trois produits pour pouvoir continuer la production intégrale de l’ensemble de ses gammes. On ne peut certainement s’empêcher de reconnaître les avantages que présente l’existence d’une entreprise fiable capable de fabriquer et de fournir une ligne complète de produits d’évacuation et de ventilation en fonte sur le marché canadien.
[87]Cette analyse fait problème, étant donné que le Tribunal paraît y avoir perdu de vue le rôle de la doctrine de la justification commerciale valable dans le cadre de l’alinéa 79(1)b), et semble plutôt lui attribuer un rôle indépendant. La justification commerciale d’une pratique attaquée ne peut être prise en considération que dans la mesure où elle est pertinente et probante par rapport à la décision qu’exige l’alinéa 79(1)b), soit celle du point de savoir si le comportement attaqué avait pour but un effet négatif sur un concurrent, effet qui doit être abusif, ou viser une exclusion ou une mise au pas. Comme je l’ai expliqué plus haut dans l’analyse de l’aspect relatif à l’intention du critère applicable à l’alinéa 79(1)b), une justification commerciale valable peut, si le contexte le permet, l’emporter sur l’intention réputée découlant des effets négatifs, réels ou prévisibles, du comportement attaqué sur les concur-rents, en démontrant que ces effets anti‑concurrentiels ne sont pas en fait le but prédominant de ce comportement. De cette façon, une justification commerciale valable constitue une autre explication possible des motifs du comportement attaqué, laquelle, si la situation s’y prête, peut suffire à contrebalancer la preuve des effets négatifs sur les concurrents ou d’une intention subjective orientée dans ce sens.
[88]La doctrine de la justification commerciale valable n’est pas un moyen de défense absolu dans le cadre de l’alinéa 79(1)b). Son usage légitime est autre : on doit plutôt se demander, avant de rendre une décision sous le régime de cet alinéa, si la justification commerciale contrebalance ou neutralise les éléments de preuve tendant à établir l’existence d’un but anti‑ concurrentiel. Comme le Tribunal l’a fait observer à la page 80 de D & B, il faut « évaluer [une justification commerciale avancée par un défendeur] en fonction des effets anti‑concurrentiels pour établir l’objectif prépon-dérant » de la pratique attaquée (passage également cité au paragraphe 543 de Télé‑Direct). Le Tribunal a mis l’accent avec raison sur cette opération d’évaluation comparative aux pages 85 et 86 de D & B :
La preuve de l’existence d’un motif d’ordre commercial justifiant les contrats à long terme [qui constituent le comportement attaqué], à l’exclusion de toute fin anti-concurrentielle, est sans aucun doute pertinente dans le cadre de l’évaluation d’une allégation d’agissements anti-concurrentiels. Toutefois, la seule preuve d’une quelconque fin commerciale légitime peut difficilement justifier une conclusion selon laquelle il n’y a pas d’agissements anti-concurrentiels. Tous les facteurs connus doivent être pris en considération pour déterminer la nature et la fin des agissements que l’on prétend être anti-concurrentiels.
[89]Dans la présente espèce, la commissaire soutient que la justification commerciale acceptée par le Tribunal est en fait un argument fondé sur l’intérêt propre, soit l’intérêt qu’il y a à vendre plus de produits, et n’est donc pas recevable pour l’application de l’alinéa 79(1)b). L’intimée réplique qu’il s’agit là d’une représentation inexacte des motifs du Tribunal. Selon elle, la justification commerciale que ce dernier a en fait accueillie se rapportait au maintien d’une ligne complète de produits et aux avantages qui s’ensuivent pour les consommateurs; [traduction] « il ressort à l’évidence de l’exposé de ses motifs [fait valoir l’intimée] que le Tribunal a accepté la justification commerciale du PDS sur le fondement de ses avantages pour les clients et pour les consommateurs finaux, plutôt que pour Tuyauteries Canada » (exposé des faits et du droit de l’intimée, paragraphe 83; souligné dans l’original).
[90]L’intimée donne là à mon sens une interprétation exacte des motifs du Tribunal pour ce qui concerne la seconde justification commerciale. Or, ce raisonnement, qui se fonde seulement sur l’accroissement du bien‑être des consommateurs pour établir la justification commerciale, joue un rôle central dans l’erreur du Tribunal. Pour dire les choses simplement, l’accroisse-ment du bien‑être des consommateurs ne suffit pas à lui seul à démontrer le caractère valable d’une justification commerciale pour l’application de l’alinéa 79(1)b). Une justification commerciale valable doit être une explication crédible, fondée sur l’efficience ou de nature proconcurrentielle, et sans lien avec un but anti‑ concurrentiel, des motifs qu’avait l’entreprise dominante de se livrer au comportement attaqué comme étant anti‑ concurrentiel. La justification commerciale doit donc être attribuable au défendeur, puisque c’est le comporte-ment supposé anti‑concurrentiel de ce dernier qu’il s’agit d’expliquer.
[91]Dans la présente espèce, l’exposé des motifs du Tribunal n’établit pas l’existence du lien nécessaire, fondé sur l’efficience, entre le PDS et l’intimée, et ne donne donc pas une explication légitime, non liée à un but anti‑concurrentiel, de la décision de l’intimée de se livrer au comportement attaqué. À défaut d’un tel lien, l’intérêt propre reste la seule justification du PDS qui soit attribuable à l’intimée pour l’application de l’alinéa 79(1)b). Le Tribunal a donc commis une erreur en concluant, sur le fondement du raisonnement exposé dans sa décision, que l’intimée avait établi une justification commerciale valable du PDS. S’il se peut que cette erreur n’ait pas en fin de compte été déterminante, au sens où une justification commerciale valable n’est tout au plus qu’un facteur parmi d’autres à prendre en compte pour la décision relevant de l’alinéa 79(1)b), elle pourrait bien avoir joué un rôle de soutien important dans la décision que le Tribunal a rendue sous le régime de cet alinéa.
4) Conclusion relative à l’alinéa 79(1)b)
[92]Somme toute, les aspects de la décision du Tribunal examinés plus haut ne représentent, j’en conviens, que de courts extraits d’une longue et complexe analyse. Cependant, les erreurs constatées témoignent d’une idée fausse et d’une application impropre du critère juridique relatif à l’alinéa 79(1)b), ainsi que d’une fusion gênante des éléments respectifs des alinéas 79(1)b) et c). Par conséquent, les extraits relevés plus haut font à tout le moins peser un soupçon sur l’analyse proposée par le Tribunal des facteurs pertinents dans le contexte de l’alinéa 79(1)b). Force m’est donc de conclure que l’affaire devrait être renvoyée au Tribunal pour qu’il réexamine sa décision relative à l’alinéa 79(1)b) en fonction du critère juridique approprié.
C) Pour l’application du paragraphe 77(2), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si la concurrence est ou sera vraisemblable-ment réduite sensiblement en conséquence du PDS?
[93]Comme je le disais plus haut au paragraphe 21, il existe un parallélisme structurel et logique entre, d’une part, les conditions prévues au paragraphe 77(2) concernant l’exclusivité, et, d’autre part, celles prévues au paragraphe 79(1) touchant l’abus de position dominante. Les parties n’ont pas exposé de moyens distincts à propos de la condition de diminution sensible de la concurrence que prévoit l’alinéa 77(2) et se sont plutôt contentées de renvoyer la Cour aux arguments qu’elles avaient avancés relativement à cet élément dans le contexte de l’article 79. Le Tribunal a adopté la même approche et a conclu, « [a]ux mêmes motifs [. . .] que ceux [qu’il avait] formulés dans [son] analyse fondée sur l’article 79 », que la commissaire n’avait pas établi que la pratique d’exclusivité eût diminué sensiblement la concurrence (paragraphe 282).
[94]Dans NutraSweet, le Tribunal faisait observer que « le critère fondamental de la diminution sensible de la concurrence est le même dans les deux articles de la Loi [soit l’article 79 et le paragraphe 77(2)] » (page 111). La ressemblance entre cet élément considéré dans le contexte de l’article 79 et cet élément considéré du point de vue du paragraphe 77(2) est effectivement forte, en ce que les deux dispositions mettent en œuvre les concepts clés de diminution sensible et de concurrence. Cependant, il y a aussi certaines différences entre les textes de ces deux dispositions. En particulier, la portée de l’article 79 s’étend aux événements du passé, qui ne sont pas expressément compris dans le champ d’application du paragraphe 77(2); en effet, l’alinéa 79(1)c) englobe les trois divisions du temps (« a, a eu ou aura vraisemblable-ment »), tandis que le paragraphe 77(2) ne s’applique qu’au présent et à l’avenir (« est ou sera vraisemblablement »).
[95]Je n’ai pas à me demander, pour les besoins du présent appel, si les différences de libellé de l’alinéa 79(1)c) et du paragraphe 77(2) pourraient à bon droit, dans des cas particuliers, donner lieu à des conclusions de fond différentes touchant la condition de diminution sensible de la concurrence. Dans la présente espèce, il apparaît à l’évidence que le Tribunal a tout simplement appliqué le même critère juridique et la même analyse à la condition de diminution sensible de la concurrence considérée dans le cadre de l’article 79 et du paragraphe 77(2). Dans la mesure où le Tribunal a commis des erreurs de droit dans son interprétation du critère de la diminution sensible de la concurrence dans le contexte de l’alinéa 79(1)c), il peut être dit avoir commis les mêmes erreurs de droit relativement au paragraphe 77(2).
D) Pour l’application du paragraphe 77(2), le Tribunal a‑t‑il formulé une conclusion erronée touchant le point de savoir si le PDS aura vraisemblablement, sur un marché, soit pour effet de faire obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme, ou encore au lancement ou à l’expansion des ventes d’un produit, soit quelque autre effet tendant à exclure?
[96]Le parallélisme de structure entre les paragraphes 77(2) et 79(1) est également manifeste lorsque l’on compare les conditions qu’ils prévoient en second lieu : les deux paragraphes exigent du commissaire l’établissement d’un comportement déterminé, savoir une pratique d’exclusivité à effet tendant à exclure dans le cas du paragraphe 77(2), et une pratique d’agissements anti‑concurrentiels dans le cas de l’alinéa 79(1)b). Les parties n’ont pas fait valoir de moyens distincts au sujet de cet élément du paragraphe 77(2), mais paraissent plutôt l’avoir incorporé dans leurs argumentations respectives touchant l’article 79.
[97]La commissaire a convaincu le Tribunal que le PDS constituait une pratique d’exclusivité selon la définition de l’alinéa 77(1)b) (paragraphe 279). Cependant, le Tribunal a aussi conclu, sur le fondement de son analyse relative à l’article 79, que la commissaire n’avait pas établi l’existence d’un effet tendant à exclure (aux paragraphes 281 et 282) :
Nous avons conclu sous le régime de l’article 79 que le PDS n’est pas une pratique anticoncurrentielle, au motif de l’insuffisance des éléments produits pour établir que le PDS aurait en soi un effet tendant à exclure
[. . .]
Aux mêmes motifs, donc, que ceux que nous avons formulés dans notre analyse fondée sur l’article 79, nous concluons que la commissaire n’a pas établi que la pratique d’exclusivité ait, ou doive vraisemblablement avoir, soit pour effet de faire obstacle à l’entrée d’un nouveau concurrent, soit quelque autre effet tendant à exclure [. . .]
[98]Je n’ai pas à décider, pour les besoins du présent appel, la portée ou la nature exactes de la similarité entre la condition relative aux effets tendant à exclure que prévoit le paragraphe 77(2) et la condition prévue à l’alinéa 79(1)b). Il se pourrait bien qu’il y ait des différences entre ces deux dispositions, et que ces différences se révèlent pertinentes dans une affaire ultérieure. Cependant, il suffit de noter, dans le contexte des faits de la présente espèce, que les effets tendant à exclure dont le paragraphe 77(2) exige l’établissement sont manifestement de nature relative, comme l’indique l’emploi, aux alinéas 77(2)a) et b), de l’expression « faire obstacle » plutôt que d’un verbe plus catégorique comme « empêcher ». J’ai déjà examiné en détail l’utilisation par le Tribunal des éléments de preuve concernant les obstacles à l’entrée et les effets du PDS, et il est inutile que je répète ici cette analyse. La conclusion que j’ai formulée au paragraphe 58 ci‑dessus s’applique également à la conclusion du Tribunal touchant la condition relative aux effets tendant à exclure que prévoit le paragraphe 77(2) : le Tribunal a analysé la preuve concernant les obstacles à l’entrée et les effets du PDS du point de vue étroit qu’exprime le terme « empêcher » et non du point de vue plus large qu’appelle l’expression « faire obstacle ». L’adoption de ce point de vue indûment étroit constitue une erreur susceptible de révision.
[99]En outre, il est à noter que, comme le paragraphe 79(1), le paragraphe 77(2) énumère des conditions distinctes, dont chacune doit être remplie pour que puisse être rendue une ordonnance interdisant de pratiquer l’exclusivité. Ces conditions distinctes que prévoit la Loi ne doivent pas être fusionnées : l’existence des divers effets tendant à exclure que définissent les alinéas 77(2)a), b) et c) doit être examinée séparément de la question de savoir s’il y a eu diminution sensible de la concurrence. Or, comme le Tribunal a fondé la conclusion qu’il a formulée touchant les effets tendant à exclure dans le cadre du paragraphe 77(2) sur son raisonnement erroné à propos de l’alinéa 79(1)b), cette conclusion ne peut être maintenue.
V. CONCLUSION
[100]Pour les motifs exposés ci‑dessus, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais la décision du Tribunal à l’égard des questions en litige dans l’appel, et je lui renverrais l’affaire pour qu’il procède à un nouvel examen conformément aux présents motifs et sur le fondement de la preuve actuellement au dossier.
Le juge Létourneau, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
Le juge Pelletier, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.