DES‑4‑02
2006 CF 628
Mohamed Harkat (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeurs)
Répertorié : Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Dawson—Ottawa, 8 et 9 mars et 23 mai 2006.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Mise en liberté — Facteurs dont il faut tenir compte relativement aux conditions à imposer — Demande de mise en liberté d’un étranger (M. Harkat) détenu aux termes d’un certificat de sécurité présentée en application de l’art. 84(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La demande de mise en liberté antérieure avait été rejetée, mais la Cour pouvait instruire la nouvelle demande parce qu’il y avait eu depuis la demande précédente un changement important de situation (délai inexpliqué) — Les ministres n’ont déposé aucune preuve forte du renvoi imminent de M. Harkat du Canada — Bien que M. Harkat constitue une menace pour la sécurité nationale, l’imposition de conditions strictes neutralise ou contrecarre cette menace — Demande accueillie.
Il s’agissait de la deuxième demande de mise en liberté de Mohamed Harkat (la première demande ayant été rejetée par le juge Lemieux le 30 décembre 2005) présentée en application du paragraphe 84(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. M. Harkat était détenu sur le fondement d’un certificat de sécurité, jugé raisonnable, indiquant qu’il était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité. Le certificat de sécurité raisonnable constituait une mesure de renvoi. Toutefois, parce que la qualité de réfugié au sens de la Convention avait été reconnue à M. Harkat auparavant, il est une personne à protéger au sens de la Loi. En conséquence, il ne pouvait être renvoyé dans un pays où il risquait la persécution, la torture ou des traitements cruels et inusités (M. Harkat a affirmé qu’il risquait d’être torturé ou exécuté s’il était renvoyé en Algérie, son pays de citoyenneté) que si, selon le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il ne devait pas être autorisé à demeurer au Canada en raison soit de la nature et la gravité de ses actes passées, soit du danger qu’il constituait pour la sécurité du Canada (avis de danger, article 115 de la Loi).
La question à trancher dans le cadre de la présente demande était celle de savoir si M. Harkat avait établi qu’il y avait eu depuis sa demande de mise en liberté précédente un changement important de situation qui permettrait à la Cour d’instruire sa deuxième demande. Dans l’affirmative, il fallait établir si M. Harkat avait convaincu la Cour que la mesure de renvoi du Canada ne serait pas exécutée dans un délai raisonnable et que sa mise en liberté ne constituerait pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.
Jugement : la demande doit être accueillie.
La première demande de mise en liberté de M. Harkat a été rejetée en décembre 2005. Dans cette décision, le juge Lemieux avait statué que les autorités agissaient avec célérité et que la décision du représentant du ministre relative à l’avis de danger était pendante. En fait, le représentant du ministre a seulement été désigné en mars 2006, tout juste avant que ne commence l’audience relative à la présente demande. Ce délai inexpliqué, puis, par conséquent, le retard dans l’examen de la question du renvoi du Canada de M. Harkat, contredisaient les conclusions du juge Lemieux et constituaient une situation nettement différente de ce qu’il pouvait raisonnablement prévoir. Par conséquent, M. Harkat a établi l’existence d’un changement important de la situation depuis sa demande antérieure.
Un certain nombre de principes (énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)) s’appliquent à la procédure en application du paragraphe 84(2). En l’espèce, la durée de la détention, tout délai dans le renvoi et la cause d’un tel délai et le caractère prospectif du critère ont été examinés pour trancher la question de savoir si M. Harkat serait renvoyé du Canada dans un délai raisonnable. Le délai inexpliqué entre décembre 2005 et mars 2006 suffisait pour faire passer aux ministres défendeurs le fardeau de la preuve (quant à la question de savoir si M. Harkat serait renvoyé dans un délai raisonnable). À la lumière de l’avis communiqué aux avocats de M. Harkat précisant que la décision du représentant ne serait pas prise dans le délai initialement prévu, du temps qu’il a fallu pour prendre pareilles décisions dans le passé et du fait qu’aucune preuve forte de renvoi imminent n’a été produite pour le compte des ministres, le demandeur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que la mesure de renvoi du Canada dont il a été frappée ne serait pas exécutée dans un délai raisonnable.
La dernière question à trancher était celle de savoir si la libération de M. Harkat constituerait un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. L’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) a été appliqué pour établir ce qui constitue un danger pour le Canada. Une preuve qui étaye des soupçons objectivement raisonnables d’un danger sérieux permettra d’établir qu’il y a danger pour la sécurité nationale. En l’espèce, la mise en liberté de M. Harkat sans que des conditions soient imposées constituait un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. Cependant, après avoir examiné des facteurs qui militaient en faveur de la mise en liberté de M. Harkat et la preuve confidentielle sur la nature des actes auxquels on croit M. Harkat susceptible de se livrer et sur la menace ou le danger occasionné par ces actes, la Cour a établie que l’imposition de conditions strictes pouvait neutraliser ou contrecarrer toute menace ou tout danger occasionné par la mise en liberté de M. Harkat. Ces conditions devaient être adaptées particulièrement à la situation de M. Harkat et être conçues de manière à l’empêcher de participer à toute activité consistant à commettre, à encourager ou à faciliter des actes de terrorisme, d’être l’instigateur de tels actes ou de participer à toute activité semblable. Les conditions que la Cour a imposées en l’espèce visaient notamment des mesures comme la télésurveillance, des actes de cautionnement, la présence de l’épouse ou de la belle‑mère de M. Harkat à tout moment, l’approbation de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) relativement aux visiteurs se présentant chez M. Harkat, l’interception, par l’ASFC, des communications écrites ou verbales à destination ou en provenance du domicile et des perquisitions sans mandat du domicile à tout moment.
lois et règlements cités
Anti‑terrorism, Crime and Security Act 2001, (R.-U.), 2001, ch. 24.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 127 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 185, ann. III, no 5(F); L.C. 2005, ch. 32, art. 1).
Loi sur le divorce, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 3.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 56, 81, 84(2), 115, 124(1)a).
Prevention of Terrorism Act 2005, (R.‑U.), 2005 ch. 2.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 149.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142; 2005 CAF 54; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1.
décisions examinées :
Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740; Harkat (Re), 2005 CF 393; Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539; 2005 CSC 51; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, 2005 CF 1596; Harkat (Re), [2005] 2 R.C.F. 416; 2004 CF 1717; Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334; 2005 CF 156; A (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56; Charkaoui (Re), [2005] 3 R.C.F. 389; 2005 CF 248.
DEMANDE, en application du paragraphe 84(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en vue de la mise en liberté de Mohamed Harkat, détenu en vertu d’un certificat de sécurité. Demande accueillie.
ont comparu :
Paul D. Copeland et Matthew C. Webber pour le demandeur.
Donald A. MacIntosh, James H. Mathieson, Michael W. Dale, Niveditha Logsetty et Bernard Assan pour les défendeurs.
avocats inscrits au dossier :
Copeland, Duncan, Toronto, et Webber Schroeder, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous‑procureur général Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs publics de l’ordonnance rendus par
La juge Dawson :
INTRODUCTION
[1] Le 22 mars 2005, la Cour a établi que le certificat de sécurité signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) et le solliciteur général du Canada (ensemble, les ministres) à l’égard de M. Harkat était raisonnable. On déclarait dans le certificat que M. Harkat, un étranger, est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité car il y a des motifs raisonnables de croire :
a) qu’il s’est livré au terrorisme en soutenant des activités terroristes;
b) qu’il était ou est encore membre du réseau ben Laden, organisation dont il y a lieu de croire qu’elle a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme.
[2] M. Harkat a par la suite demandé à la Cour sa mise en liberté. Mon collègue le juge Lemieux a rejeté cette demande le 30 décembre 2005 [2005] CF 1740]. M. Harkat a alors demandé de nouveau, en application du paragraphe 84(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), que soit rendue une ordonnance de mise en liberté.
LES QUESTIONS À TRANCHER
[3] Les parties soulèvent trois questions dans le cadre de la présente demande. Premièrement, les ministres soutiennent que la question préliminaire et fondamentale qui se pose est de savoir si M. Harkat a établi qu’il y avait eu depuis sa précédente demande un changement important de situation qui permettrait à la Cour d’instruire sa deuxième demande. Dans l’affirmative, deux autres questions resteraient alors à trancher. Il faudrait ainsi établir si M. Harkat s’est acquitté de l’obligation lui incombant, en vertu du paragraphe 84(2) de la Loi, de convaincre la Cour à la fois que la mesure de renvoi du Canada ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable, et que sa mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.
RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS
[4] Dans les présents motifs :
i) Je tire comme conclusion de fait qu’il y a eu un délai inexpliqué dans le processus requis pour établir si M. Harkat peut être renvoyé du Canada. Ce délai a entraîné la prolongation de la détention de M. Harkat et constitue un net changement par rapport à la situation dont la Cour était précédemment saisie. C’est donc à juste titre que M. Harkat a présenté sa seconde demande de mise en liberté.
ii) Je conclus que M. Harkat s’est acquitté de l’obligation lui incombant d’établir qu’il ne sera pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable.
iii) Je conclus que la mise en liberté sans condition de M. Harkat constituerait un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.
iv) Je conclus qu’un ensemble de conditions peuvent assortir la mise en liberté de M. Harkat qui, selon la prépondérance des probabilités, neutraliseraient ou contrecarreraient tout danger susceptible d’être occasionné par sa mise en liberté.
Il est par conséquent ordonné que M. Harkat soit mis en liberté en autant qu’il satisfasse aux conditions énoncées au paragraphe 95 ci‑dessous.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTI-NENTES
[5] Tel que je l’ai déjà mentionné, la présente demande est présentée en application du paragraphe 84(2) de la Loi, qui prévoit ce qui suit :
84. [. . .]
(2) Sur demande de l’étranger dont la mesure de renvoi n’a pas été exécutée dans les cent vingt jours suivant la décision sur le certificat, le juge peut, aux conditions qu’il estime indiquées, le mettre en liberté sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.
[6] Pour bien comprendre les arguments des parties relativement à la question préliminaire et à la question de l’exécution de la mesure de renvoi dans un délai raisonnable, il est utile de faire des commentaires plus généraux sur le régime législatif applicable.
[7] Ce qu’entraîne le fait de juger un certificat de sécurité raisonnable est énoncé à l’article 81 de la Loi : cela fait foi de l’interdiction de territoire et constitue une mesure de renvoi.
[8] M. Harkat a toutefois été jugé être, en février 1997, un réfugié au sens de la Convention. Il est par conséquent une personne à protéger au sens où l’entend la Loi. De manière générale, on ne peut renvoyer une personne à protéger dans un pays où elle risque la persécution, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités (voir le paragraphe 115(1) de la Loi). Ce principe général comporte toutefois une exception, soit lorsqu’une personne est jugée interdite de territoire pour raison de sécurité. L’intéressé peut être renvoyé si, selon le ministre, « il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada (voir l’alinéa 115(2)b) de la Loi).
[9] M. Harkat affirme que s’il est renvoyé en Algérie, son pays de citoyenneté, il risque d’être torturé ou exécuté. À moins, par conséquent, qu’on juge M. Harkat ne pas être exposé à un tel risque, ou qu’on juge son renvoi nécessaire pour la sécurité du Canada malgré ce risque en application de l’alinéa 115(2)b) de la Loi, M. Harkat ne peut être renvoyé du Canada.
[10] Les articles 81 et 115 de la Loi sont reproduits à l’annexe A des présents motifs.
LA PREUVE
[11] Aux paragraphes 21 à 72 de ses motifs dans Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740, le juge Lemieux a examiné avec soin la preuve documentaire et orale présentée publiquement lors de l’audience relative à la première demande de mise en liberté de M. Harkat, et il a décrit de manière générale les documents confidentiels soumis par les ministres à la Cour dans le cadre de cette demande. Toute la preuve documentaire alors présentée de manière publique ou confidentielle a de nouveau été produite en preuve, sur consentement des parties, dans le cadre de la deuxième demande à l’examen. La transcription officielle de l’audition publique et à huis clos m’a également été présentée en preuve, sur consentement des parties.
[12] Comme le juge Lemieux a passé en revue la preuve présentée dans le cadre de la première demande de mise en liberté, il ne me sera pas nécessaire d’en faire de nouveau l’examen.
[13] La nouvelle preuve produite aux fins de cette deuxième demande de mise en liberté était constituée :
i) de documents présentés publiquement pour le compte tant de M. Harkat que des ministres;
ii) d’une preuve orale présentée publiquement pour le compte de M. Harkat;
iii) de renseignements fournis sous le sceau de la confidentialité par les ministres.
i) La preuve documentaire
[14] Les avocats de M. Harkat ont déposé l’affidavit d’un assistant juridique décrivant brièvement les questions qui se sont soulevées depuis la première demande, affidavit auquel on a joint copie des observations finales adressées au représentant du ministre, en date du 12 décembre 2005, sur la question de savoir si M. Harkat pouvait retourner en Algérie en toute sécurité. On a également déposé des lettres transmises par les avocats de M. Harkat, ou envoyées à ceux‑ci, et concernant de manière générale le transfert possible à un nouvel établissement fédéral des personnes détenues en vertu de certificats de sécurité, où on en était avec la désignation du représentant du ministre, les qualifications de ce représentant ainsi qu’une demande d’accès à l’information. C’est le représentant du ministre qui, en application de l’alinéa 115(2)b) de la Loi, devra décider s’il y a lieu de renvoyer M. Harkat du Canada.
[15] Une lettre en date du 7 mars 2006 transmise par le directeur général, Direction générale du règlement des cas, Citoyenneté et Immigration Canada, aux avocats de M. Harkat juste avant que ne commence l’audience relative à la deuxième demande à l’examen est d’intérêt tout particulier pour nos fins. Voici en son entier la teneur de cette lettre :
[traduction]
La présente lettre a pour objet de préciser où l’on en est dans le processus d’établissement par le représentant du ministre d’un avis de danger à l’égard de M. Harkat.
On a désigné le fonctionnaire qui doit prendre la décision visant M. Harkat en application du paragraphe 115(2). Ce décisionnaire commencera à s’occuper de ce cas à plein temps et de manière exclusive d’ici la mi‑mars. Si l’on doit escompter (en se fondant sur des cas similaires) environ 200 heures de travail, nous prévoyons que la décision définitive sera prise à la fin avril ou en début mai.
[16] Les ministres, pour leur part, ont déposé l’affidavit d’un technicien juridique auquel était jointe une lettre du gestionnaire de la détention, Agence des services frontaliers du Canada. Cette lettre faisait état du transfert dans un proche avenir des personnes détenues en vertu de certificats de sécurité.
ii) La preuve orale
[17] Les ministres n’ont soumis aucune preuve orale publiquement dans le cadre de cette deuxième demande de mise en liberté. Tant M. Harkat que son épouse ont témoigné pour le compte de ce dernier, de même que quatre cautions éventuelles, dont la belle‑mère de M. Harkat, Pierrette Brunette. On réitérait pour l’essentiel dans ces témoignages oraux les témoignages faits devant le juge Lemieux, que ce dernier a résumés aux paragraphes 31 et 32 de ses motifs. Les témoins ont déposé en personne dans le cadre de la deuxième demande, de manière à ce que la Cour puisse mieux apprécier leurs témoignages.
iii) Renseignements communiqués en privé
[18] Les ministres n’ont présenté aucun nouveau renseignement confidentiel. Une fois l’audience publique terminée, j’ai demandé qu’on produise un ou des témoins pouvant répondre aux questions qu’il me restait à éclaircir relativement à cette deuxième demande et au dossier confidentiel.
[19] Aux paragraphes 81 à 89 des motifs pour lesquels j’ai conclu que le certificat de sécurité était raisonnable, sous l’intitulé Harkat (Re), 2005 CF 393, j’ai tenté d’expliquer pourquoi il était nécessaire d’assurer la confidentialité de certains renseignements et j’ai donné des exemples du genre de renseignements dont il faut garantir la confidentialité pour préserver la sécurité nationale du Canada ou la sécurité d’autrui. Je ne puis pour ces raisons mêmes divulguer les renseignements confidentiels qu’on m’a communiqués en privé. Ce qui peut cependant être divulgué, tel qu’il était énoncé dans une directive donnée aux parties quant à l’état de la procédure à huis clos, c’est que j’ai soulevé les questions suivantes et que les ministres ont produit un témoin pour donner des réponses à leur sujet :
1. l’éventuelle communication d’autres renseignements confidentiels à M. Harkat et à ses avocats;
2. l’existence de renseignements disculpatoires ayant pu être appris depuis que le certificat a été jugé raisonnable;
3. la mesure dans laquelle, le cas échéant, on a surveillé les contacts, le courrier et les appels téléphoniques de M. Harkat pendant sa détention;
4. la nature précise du danger que ferait craindre la mise en liberté de M. Harkat;
5. la nature exacte des actes qu’on craint voir poser par M. Harkat, s’il était mis en liberté aux conditions proposées, parce qu’ils constitueraient un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui, et la façon dont M. Harkat pourrait s’y prendre pour agir ainsi;
6. les raisons pour lesquelles on craint, si M. Harkat était mis en liberté aux conditions proposées, que ces conditions ne suffisent pas pour empêcher les torts pressentis;
7. la question de savoir si le Service a établi une distinction entre le danger que constituent des personnes comme M. Mahjoub et une personne comme M. Harkat;
8. les inquiétudes qu’a occasionnées la mise en liberté, sous conditions, de M. Charkaoui;
9. les raisons pour lesquelles on croit que la mise en liberté de M. Harkat constituerait un plus grand danger et le fondement de cette croyance;
10. les renseignements qui existent, s’il en est, portant que M. Harkat souhaite recourir à la violence;
11. les renseignements quant à la nature de l’attachement de M. Harkat envers son épouse et sa belle‑mère;
12. d’autres questions qui ont pu se soulever.
[20] Le contexte étant précisé, je vais maintenant examiner la première question à trancher.
A‑T‑ON ÉTABLI QU’IL Y A EU CHANGEMENT IMPORTANT OU FONDAMENTAL DANS LA SITUATION?
[21] Les ministres soutiennent que la Cour d’appel fédérale a conclu, dans Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142, aux paragraphes 36 et 52, que le renouvellement d’une demande en vertu du paragraphe 84(2) est possible « s’il existe de nouveaux faits ou s’il y a un changement important des circonstances depuis la demande antérieure » et que la demande « peut être renouvelée si de nouveaux faits apparaissent ou si la situation a évolué au point où la détention n’est plus nécessaire ni justifiée ».
[22] Quant à savoir ce qui constitue un changement important de situation, les ministres se fondent sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27. La Cour suprême avait alors à interpréter les dispositions de la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 3 qui portent sur la garde et le droit d’accès, quant à la nécessité, particulièrement dans ce contexte, d’être convaincu de l’existence d’un changement important dans la situation de l’enfant. Aux paragraphes 11 et 12, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) a écrit ce qui suit :
L’exigence d’un changement important dans la situation de l’enfant signifie que la requête en modification de la garde ne peut être un moyen détourné d’en appeler de l’ordonnance de garde initiale. Le tribunal ne peut entendre l’affaire de nouveau et substituer son propre pouvoir discrétionnaire à celui du premier juge; il doit présumer de la justesse de la décision et ne tenir compte que du changement intervenu dans la situation depuis le prononcé de l’ordonnance : Baynes c. Baynes (1987), 8 R.F.L. (3d) 139 (C.A.C.‑B.); Docherty c. Beckett (1989), 21 R.F.L. (3d) 92 (C.A. Ont.); Wesson c. Wesson (1973), 10 R.F.L. 193 (C.S.N.‑É), à la p. 194.
Quand aura‑t‑on établi un changement important dans la situation de l’enfant? Le changement seul ne suffit pas; il doit avoir modifié fondamentalement les besoins de l’enfant ou la capacité des parents d’y pourvoir : Watson c. Watson, (1991), 35 R.F.L. (3d) 169 (C.S.C.‑B.). La question est de savoir si l’ordonnance antérieure aurait pu être différente si la situation actuelle avait alors existé : MacCallum c. MacCallum (1976), 30 R.F.L. 32 (C.S.Î‑P.‑É.). En outre, le changement doit refléter une situation nettement différente de ce que le tribunal pouvait raisonnablement prévoir lorsqu’il a rendu la première ordonnance. [traduction] « Le tribunal cherche à dégager les facteurs qui n’étaient pas susceptibles de se produire au moment de la procédure » : J. G. McLeod, Child Custody Law and Practice (1992), à la p. 11‑5. [Non souligné dans l’original.]
[23] Dans cette perspective, les ministres soutiennent énergiquement qu’au vu du dossier de la preuve présentée à la Cour, M. Harkat n’a pas réussi à établir l’existence d’un changement quelconque reflétant une situation « nettement différente » de ce que le juge Lemieux pouvait raisonnablement prévoir. Face ainsi à M. Harkat qui fait valoir que le représentant du ministre n’a été désigné que tout juste avant le début de la présente audience et n’a donc pas commencé à travailler en vue d’en arriver à une décision, les ministres rétorquent que [traduction] « le juge Lemieux pouvait assurément prévoir un retard dans la désignation du représentant du ministre ». Ils affirment que cela ressort des paragraphes 114 à 120 des motifs du juge Lemieux :
L’avocat de M. Harkat n’a pas soumis de preuve directe au sujet de la question de savoir si son client allait être renvoyé dans un délai raisonnable. Il s’est plutôt fondé sur le fait qu’à compter de la date à laquelle il avait présenté ses observations préliminaires à l’ASFC [l’Agence des services frontaliers du Canada] au sujet de la demande d’avis visée à l’alinéa 115(2)b), il s’était écoulé six mois avant que l’ASFC soumette son mémoire au représentant du ministre en vue d’obtenir un avis favorable en vertu de l’alinéa 115(2)b). Selon l’avocat de M. Harkat, la période de six mois montre que l’ASFC ne fait pas son travail en temps opportun. Cette période de six mois est à première vue déraisonnable. Elle est visée par le principe énoncé par le juge Létourneau au paragraphe 42 de l’arrêt Almrei, précité : M. Harkat s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait de fournir une preuve quelconque montrant qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le renvoi ne sera pas effectué dans un délai raisonnable. L’avocat poursuit son argument en disant qu’étant donné que M. Harkat a fourni cette preuve, il faut y répondre. La charge de la preuve est passée au gouvernement, qui n’a pas soumis de preuve en vue de justifier le délai de six mois et M. Harkat a donc le droit d’être mis en liberté.
L’avocat de M. Harkat a également dit qu’il ne sait pas à quel moment son client pourrait être renvoyé ni à quel moment le représentant du ministre rendra une décision au sujet de la question visée à l’alinéa 115(2)b). L’avocat a toutefois reconnu que je ne devrais pas faire de conjectures sur ces deux points.
Quant à la demande d’autorisation de se pourvoir en appel devant la Cour suprême du Canada à l’encontre de la décision par laquelle la Cour d’appel fédérale a rejeté, le 6 septembre 2005, sa contestation fondée sur la Constitution, l’avocat de M. Harkat a fait valoir que le retard attribuable à cette contestation ne devrait pas militer à l’encontre de M. Harkat, qui poursuivrait une contestation fondamentale au processus en s’appuyant sur la Constitution.
Il est vrai que six mois se sont écoulés entre le moment où l’avocat de M. Harkat a soumis ses observations préliminaires à l’ASFC et le moment où l’ASFC a déposé son mémoire auprès du représentant du ministre. Me Copeland avait transmis ses observations préliminaires à l’ASFC le 21 avril 2005, et la trousse d’information de l’ASFC destinée au représentant du ministre était datée du 21 octobre 2005.
Je ne retiens pas l’argument de l’avocat de M. Harkat selon lequel cette période de six mois est en soi déraisonnable et constitue une preuve prima facie montrant que M. Harkat ne sera pas renvoyé dans un délai raisonnable.
À mon avis, la charge de la preuve, lorsqu’il s’agit d’expliquer ce délai particulier, n’est pas passée aux défendeurs.
Je me demande si la période de six mois est exacte parce que, pendant tout l’été 2005, l’avocat de M. Harkat a continuellement soumis des éléments additionnels.
[24] Pendant la plaidoirie, j’ai demandé aux avocats des ministres dans quelle mesure il y avait lieu de s’appuyer sur Gordon, étant donné qu’en l’espèce la liberté de M. Harkat était en jeu. Il n’est toutefois pas nécessaire que je tranche cette question puisque, sur la foi de la preuve dont je suis saisie, je tire comme conclusion de fait que le délai inexpliqué dans la désignation du représentant du ministre constituait une situation nettement différente de ce que la Cour pouvait raisonnablement prévoir lorsqu’elle a rejeté la première demande de mise en liberté. Je vais maintenant exposer pourquoi j’en suis venue à cette conclusion.
[25] Au paragraphe 122 de ses motifs, le juge Lemieux a énoncé sept facteurs l’ayant mené à conclure que M. Harkat ne s’était pas acquitté de l’obligation lui incombant de convaincre la Cour qu’il ne serait pas renvoyé dans un délai raisonnable. Voici les deuxième et troisième de ces facteurs :
2) Tous les indicateurs montrent que l’ASFC agit avec célérité dans cette affaire et qu’elle ne laisse pas les choses traîner en longueur. En effet, en 2003, l’ASFC a commencé à demander des garanties au gouvernement algérien. Deux jours après que la juge Dawson eut rendu sa décision sur le certificat de sécurité, M. Harkat a été avisé qu’un avis de danger serait demandé à son encontre, le délai de dépôt des observations préliminaires a été fixé et il y a été donné suite rapidement;
3) Le processus menant à une décision du représentant du ministre sur l’avis visé à l’alinéa 115b) a été mené à bonne fin. La décision du représentant du ministre est pendante. Je ne puis faire de conjectures au sujet du moment où le représentant rendra sa décision. Si le délai est déraisonnable, M. Harkat peut renouveler sa demande de mise en liberté; [Non souligné dans l’original.]
[26] Le délai inexpliqué dans la désignation du représentant du ministre (aux environs du 7 mars 2006, alors que M. Harkat a présenté ses observations finales le 12 décembre 2005) et le défaut du représentant, par conséquent, de commencer à envisager sa décision avant la mi‑mars environ contredisent les conclusions du juge Lemieux selon lesquelles les autorités agissaient « avec célérité dans cette affaire » et « [l]a décision du représentant du ministre est pendante ».
[27] Je suis donc convaincue que la décision du juge Lemieux aurait bien pu être différente si on avait su en décembre 2005 qu’il y aurait retard dans la désignation d’un représentant, puis par conséquent retard dans l’examen de la question du renvoi du Canada de M. Harkat. Il faut se rappeler à cet égard que M. Harkat doit demeurer en détention jusqu’à son renvoi du Canada, à moins que le ministre n’accède à une demande de sa part de quitter le Canada à destination d’un pays de son choix prêt à l’accueillir, ou à moins encore que la Cour ne décide de le mettre en liberté. Le délai dans la procédure relative à l’avis aux fins du paragraphe 115(2) a, par conséquent, un caractère important puisque, comme le juge Lemieux l’a signalé au paragraphe 74 de ses motifs, tout délai déraisonnable de la part des autorités qui prolonge indûment la détention d’une personne constitue une violation du droit constitutionnel à la liberté et à la sécurité de cette personne.
[28] M. Harkat a donc établi, au moyen d’une nouvelle preuve, l’existence d’un changement important de la situation depuis sa demande antérieure.
[29] Je vais examiner maintenant la deuxième question.
M. HARKAT S’EST‑IL ACQUITTÉ DE L’OBLIGA-TION LUI INCOMBANT D’ÉTABLIR QU’IL NE SERA PAS RENVOYÉ DU CANADA DANS UN DÉLAI RAISONNABLE?
i) Principes de droit applicables
[30] Dans Almrei, la Cour d’appel fédérale a énoncé un certain nombre de principes juridiques applicables à la procédure en application du paragraphe 84(2) de la Loi. Les principes pertinents à l’égard de la preuve dont je suis saisie sont les suivants :
1. Les délais et les agissements des parties sont une question essentielle lors d’une demande en application du paragraphe 84(2) (paragraphe 5).
2. Le paragraphe 84(2) a pour objet d’assurer que le ministre fera preuve de diligence dans le renvoi d’un ressortissant étranger détenu pour des motifs de sécurité (paragraphe 28).
3. La charge de la preuve incombe à la personne qui demande sa mise en liberté et la norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités (paragraphe 39).
4. Lors d’une demande en vertu du paragraphe 84(2), le juge doit décider si l’étranger sera renvoyé du Canada dans un « délai raisonnable ». La notion de renvoi dans un « délai raisonnable » exige qu’un certain temps se soit écoulé depuis le moment où le certificat de sécurité a été déclaré raisonnable et l’application de la question de savoir si le délai est tel qu’il faut conclure que le renvoi n’aura pas lieu dans un délai raisonnable (paragraphe 55).
5. Le juge doit tenir compte du délai et en examiner les causes. Les demandes de réparations judiciaires doivent être présentées avec diligence et en temps utile. Il en va de même pour les réponses du ministre et l’audition de ces demandes par la Cour. Le paragraphe 84(2) de la Loi « autorise un juge à ne pas tenir compte, en tout ou en partie, du délai résultant d’une procédure amorcée par le demandeur qui a pour effet précis d’empêcher la Couronne d’appliquer la loi dans un délai raisonnable ». En d’autres termes, lorsqu’un demandeur tente d’empêcher son renvoi du Canada et qu’un délai s’en suit, il ne peut se plaindre que ce renvoi n’a pas eu lieu dans un délai raisonnable, sauf si le délai est déraisonnable ou excessif pour des raisons qui ne relèvent pas de lui (paragraphes 57 et 58).
6. Le critère applicable en est un qui vise l’avenir. Il faut une preuve que le demandeur ne sera pas renvoyé dans un délai raisonnable. Si une preuve crédible et concluante d’un renvoi imminent est produite, la durée de la détention, ainsi que les conditions de celle‑ci, perdent beaucoup de leur importance (paragraphe 81).
7. La durée de la détention antérieure n’est pertinente que dans la mesure où l’historique des événements peut soulever un doute sur la fiabilité de l’affirmation et la preuve soumise selon laquelle le renvoi est imminent (paragraphe 82).
[31] Pour bien comprendre ces principes, il faut se rappeler en guise de contexte qu’on a voulu, en établissant dans la Loi la procédure des certificats de sécurité, se doter d’un mécanisme valide au plan constitutionnel qui permette le renvoi sommaire du Canada des non‑citoyens considérés constituer un danger pour la sécurité du pays. Le droit de renvoyer des non‑citoyens est conforme à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, comme l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711 où, à la page 733, la Cour a déclaré que le « principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer ». La Cour a ensuite cité un passage de sa propre décision antérieure Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, où elle avait déclaré à la page 834: « Le gouvernement a le droit et le devoir d’empêcher des étrangers d’entrer dans notre pays et d’en expulser s’il le juge à propos ». La Cour suprême a d’ailleurs récemment réitéré ce principe dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 10.
[32] Ces dernières années, toutefois, le processus en cause n’a pas été de caractère particulièrement sommaire. Ainsi, dans Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1645, ma collègue la juge Layden‑Stevenson a conclu dans le cadre d’une demande de mise en liberté que M. Almrei s’était acquitté de l’obligation d’établir qu’il ne serait pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable. On en est arrivé à une conclusion semblable dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mahjoub, 2005 CF 1596.
[33] Il importe sans doute par conséquent de répéter ici que le paragraphe 84(2) a pour objet d’assurer que les agents du ministre feront preuve de diligence raisonnable dans le renvoi de non‑citoyens détenus pour des motifs de sécurité et qu’un délai qui prolonge indûment une détention enfreint des droits garantis par la constitution.
[34] Avant de nous pencher sur l’application de ces principes à la preuve soumise à la Cour, il importe de rappeler que la deuxième demande de mise en liberté à l’examen ne doit pas constituer une attaque indirecte, ou un appel déguisé, à l’encontre de la décision de la Cour sur la première demande. On n’a pas interjeté appel de cette décision et, au cours de la plaidoirie, les avocats de M. Harkat ont concédé que leur client [traduction] « n’aurait pas gain de cause en appel de la décision du juge Lemieux, quant à sa conclusion sur le caractère raisonnable ».
[35] La question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir si au présent stade, au vu de la preuve dont la Cour est actuellement saisie, M. Harkat s’est acquitté de l’obligation lui incombant de satisfaire aux conditions préalables prévues par le paragraphe 84(2) de la Loi pour sa mise en liberté.
[36] Pour analyser cette question, je prendrai en compte :
· la durée de la détention
· tout délai dans le renvoi et la cause d’un tel délai
· le caractère prospectif du critère.
ii) La durée de la détention
[37] M. Harkat est détenu depuis le 10 décembre 2002. Plus d’une année s’est écoulée depuis que, le 22 mars 2005, le certificat de sécurité a été déclaré être raisonnable et qu’il est devenu une mesure de renvoi.
iii) Tout délai dans le renvoi et la cause d’un tel délai
[38] L’historique de la procédure dans la présente affaire a été passé en revue aux paragraphes 4 à 22 des motifs présentés pour conclure que le certificat de sécurité avait un caractère raisonnable. On a de nouveau fait état de cet historique au paragraphe 52 des motifs de la Cour sous l’intitulé Harkat (Re), [2005] 2 F.C.R. 416 (C.F.). Cet historique révèle qu’aucun délai survenu avant la désignation en juin 2004 de M. Copeland comme avocat de M. Harkat ne peut être attribué aux ministres. Et après la désignation de M. Copeland, le déroulement de l’affaire s’est poursuivi avec célérité.
[39] Examinons maintenant la période s’étendant entre la déclaration du caractère raisonnable du certificat et jusqu’à présent.
[40] Comme je l’ai déjà mentionné, M. Harkat sou-tient qu’il risque d’être torturé ou tué si on le renvoie dans son pays de nationalité. Un expert a présenté un témoignage d’opinion au soutien de cette prétention. La Cour d’appel fédérale a expliqué dans Almrei, au paragraphe 86, que la possibilité de renvoi dans un pays où le détenu fait face à la torture et à des violations graves des droits de la personne exige « l’application de mesures de protection d’ordre procédural » importantes. La Cour d’appel a ensuite précisé :
La personne qui est exposée au risque d’être torturée si elle est renvoyée doit être informée de la preuve contre elle et avoir l’occasion de répondre aux arguments présentés par le ministre. Cette personne a droit à la divulgation des renseignements, sous réserve des communications privilégiées et des autres exceptions prévues par la loi. Elle a également le droit de présenter une preuve tant sur la question de l’absence de danger pour la sécurité du Canada que sur les risques de torture. Les consultations avec d’autres ministères, ainsi qu’avec les pays vers lesquels la personne serait renvoyée, peuvent être nécessaires pour obtenir et mettre en place des mesures de sécurité afin de protéger la vie et l’intégrité de l’individu dont le renvoi est ordonné. Il faudra peut‑être négocier et obtenir un droit d’établissement. Bref, comme tant le juge en l’espèce que la juge Dawson dans l’affaire Mahjoub, au paragraphe 55, ont mentionné : « le délai raisonnable exigé pour s’assurer que les principes de justice fondamentale ont été respectés sera plus long ».
[41] Compte tenu des mesures de protection d’ordre procédural requises, de la nécessité d’examiner avec soin toutes les observations communiquées au représentant du ministre et de la difficulté des questions soulevées, je souscris respectueusement à la conclusion de mon collègue le juge Lemieux selon laquelle, en date du 30 décembre 2005, le délai n’était pas déraisonnable et le fardeau de preuve n’était pas passé aux ministres de manière à ce qu’ils aient à expliquer le délai.
[42] La situation est toutefois sensiblement différente aujourd’hui en raison de l’arrêt du processus qu’on peut constater et qui n’est pas expliqué, tout au moins entre le 12 décembre 2005 et mars 2006, moment où l’on a finalement désigné un représentant pour l’exercice des pouvoirs discrétionnaires du ministre à l’égard du renvoi. Je dis « tout au moins », puisqu’on peut difficilement voir pourquoi un représentant n’aurait pu être désigné en attendant que les observations finales soient reçues, de manière à ce qu’il puisse examiner celles‑ci dès leur réception. J’ai déjà conclu que ce délai constituait un changement important de la situation par rapport à celle prévalant lorsque la Cour était saisie de la première demande. Compte tenu alors de l’objet précédemment décrit du paragraphe 84(2) de la Loi, je conclus que ce délai inexpliqué suffit pour faire passer aux ministres le fardeau de preuve.
[43] Avant de laisser cette question, je désire également faire remarquer qu’aucun délai n’est imputable à M. Harkat depuis que le certificat a été déclaré raisonnable. Comme je l’ai déjà expliqué, on ne peut, en droit, renvoyer du Canada M. Harkat du fait qu’il est un réfugié au sens de la Convention, sauf s’il le demande lui‑même ou si une décision est prise en application du paragraphe 115(2) de la Loi. C’est donc l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada] qui a engagé le processus visé à l’alinéa 115(2)b) en avisant M. Harkat, comme elle devait le faire pour le renvoyer du Canada, de son intention de demander un avis du ministre. M. Harkat n’a par la suite engagé aucune procédure judiciaire qui ait empêché l’ASFC de procéder à son renvoi dans un délai raisonnable.
iv) Le caractère prospectif du critère
[44] En l’espèce, les ministres n’ont produit aucun témoin pour qu’il témoigne au sujet de l’imminence du renvoi. Tant dans Mahjoub que dans Almrei, les ministres avaient cité à comparaître le directeur, Examen sécuritaire, de l’ASFC pour qu’il témoigne au sujet du moment où, dans l’une et l’autre affaire, on s’attendait à ce que la décision en application de l’alinéa 115(2)b) et la mesure de renvoi soient prises s’il n’y avait pas d’empêchements juridiques au renvoi.
[45] Les éléments de preuve soumis à la Cour quant à l’imminence du renvoi de M. Harkat sont les suivants :
i) la lettre du 7 mars 2006, reproduite intégralement au paragraphe 15 ci‑dessus, informant M. Harkat que, selon ce qu’on prévoyait, la décision serait prise en avril ou au début de mai de l’année en cours;
ii) la déposition de la directrice des renvois faite devant le juge Lemieux précisant comment s’effectuerait la mesure de renvoi si le représentant du ministre donnait suite à la recommandation qu’on lui avait faite de renvoyer M. Harkat en Algérie.
[46] Dans Almrei, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer, au paragraphe 82, que « [l]’historique des événements peut soulever un doute sur la fiabilité de l’affirmation et la preuve soumise selon laquelle le renvoi est imminent ». Or, j’estime respectueusement que l’historique des événements de la présente affaire devant la Cour soulève un doute sur la fiabilité de la déclaration selon laquelle on s’attend à ce que la décision du représentant soit arrêtée à la fin avril ou en début mai. Il s’agit comme événements du traitement réservé aux personnes dans une situation semblable à celle de M. Harkat et du traitement réservé à ce dernier.
[47] Dans le cas de M. Mahjoub, Citoyenneté et Immigration Canada avait informé celui‑ci pour la première fois le 22 octobre 2001 de son intention de demander avis au ministre au sujet de son renvoi. Une décision a finalement été prise le 22 juillet 2004. Cette décision a toutefois été annulée par la Cour par voie de contrôle judiciaire (Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334). Le 11 février 2005, pendant l’audition de la demande de mise en liberté de M. Mahjoub, le directeur, Examen sécuritaire, de l’ASFC a déclaré dans son témoignage qu’une fois toutes les communications relatives à l’alinéa 115(2)b) de la Loi communiquées au représentant du ministre, il faudrait environ trois mois pour que la décision soit prise. Dans la meilleure des hypothèses, la décision serait ainsi prise à la fin de juin 2005. Le dossier de la Cour révèle cependant que, malgré la teneur de ce témoignage, la décision n’a finalement été prise que le 3 janvier 2006. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision est en instance devant la Cour.
[48] En ce qui concerne M. Almrei, on a établi la chronologie des événements qui suit dans les motifs de la Cour d’appel fédérale.
i) Le 5 décembre 2001, M. Almrei a été informé que Citoyenneté et Immigration Canada solliciterait un avis quant à son renvoi du Canada.
ii) Le 13 janvier 2003, le représentant du ministre a rendu un avis portant que M. Almrei pouvait être renvoyé du Canada.
iii) Le 23 avril 2003, le ministre a reconnu que de « graves erreurs » avaient été commises dans cet avis et consentait à ce que la décision soit annulée.
iv) Le 28 juillet 2003, on a informé M. Almrei qu’un deuxième avis allait être demandé.
v) Le 23 octobre 2003, on a conclu dans un deuxième avis que M. Almrei pouvait être renvoyé du Canada.
[49] La juge Layden‑Stevenson a repris comme suit la chronologie des événements dans ses motifs relatifs au contrôle de la détention de M. Almrei :
vi) Le 11 mars 2005, la Cour a annulé le deuxième avis du représentant du ministre.
vii) Un troisième avis de danger a ensuite été sollicité. M. Almrei a communiqué ses dernières observations au représentant du ministre le 29 juillet 2005. Au moment où la juge Layden‑Stevenson a rendu ses motifs le 5 décembre 2005, l’avis du représentant était toujours en suspens.
[50] Étant donné l’historique des événements, j’étais encline à accorder peu de poids à l’estimation sans serment selon laquelle l’avis du représentant relatif au renvoi serait complété avant la fin d’avril ou le début de mai.
[51] Puis, le 13 avril 2006, les avocats de M. Harkat ont communiqué à la Cour la teneur d’une lettre de l’ASFC dont voici un extrait :
[traduction] Le représentant du ministre s’est consacré à temps plein à cette tâche depuis quelques semaines. Il a établi qu’en raison de la quantité des documents à examiner, de la complexité des questions en jeu et du long historique des procédures dans cette affaire, il lui faudra un peu plus de temps que prévu pour faire connaître sa décision et les motifs de celle‑ci. Alors que nous avions préalablement estimé avoir terminé la tâche à la fin avril ou en début mai, nous fixons maintenant plutôt la fin mai environ comme date estimative.
Compte tenu de l’absence de tout autre élément de preuve, de cet avis selon lequel la décision du représentant du ministre ne sera pas prise dans le délai initialement prévu et du temps qu’il a fallu pour prendre pareilles décisions dans le passé, je conclus qu’on n’a pas présenté à la Cour une preuve forte de renvoi imminent. Je relève particulièrement que, malgré l’estimation selon la « meilleure des hypothèses » faite dans l’affaire Mahjoub, la décision n’avait été rendue dans ce cas qu’au début de janvier 2006 et non pas en juin 2005 et que, alors que les observations avaient toutes été communiquées à la fin de juillet 2005 dans le cas de M. Almrei, la décision à son égard n’était toujours pas rendue au début de décembre 2005.
v) Conclusion
[52] J’ai conclu précédemment que, compte tenu de l’ensemble de la preuve, le fardeau de preuve n’incombait plus à M. Harkat mais plutôt aux ministres. Or, les ministres n’ont présenté aucune preuve péremptoire ou crédible d’un renvoi imminent. Il s’ensuit que M. Harkat s’est acquitté de l’obligation lui incombant d’établir qu’il ne sera pas renvoyé du Canada dans un délai raisonnable.
[53] Les avocats de M. Harkat ont soutenu que si la Cour tirait une telle conclusion, il ne lui serait alors plus nécessaire d’examiner la question soulevée tardivement par M. Harkat quant à la constitutionnalité du paragraphe 84(2) de la Loi. Comme je partage cet avis, je n’aurai pas à traiter de cette dernière question.
M. HARKAT S’EST‑IL ACQUITTÉ DE L’OBLIGA-TION LUI INCOMBANT D’ÉTABLIR QUE SA MISE EN LIBERTÉ NE CONSTITUERA UN DANGER NI POUR LA SÉCURITÉ NATIONALE NI POUR LA SÉCURITÉ D’AUTRUI?
i) Principes de droit applicables
[54] Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur ce qui constituait un « danger pour la sécurité du Canada ». La Cour suprême a conclu, au paragraphe 85, qu’il fallait interpréter cette expression « d’une manière large et équitable, et en conformité avec les normes internationales » et que la conclusion qu’il existe ou non un danger « repose en grande partie sur les faits et ressortit à la politique, au sens large ».
[55] La Cour suprême a également fait remarquer que le soutien au terrorisme à l’étranger peut avoir un effet préjudiciable sur la sécurité nationale du Canada. La Cour suprême a expliqué comme suit, au paragraphe 88 de ses motifs, le fondement d’une telle conclusion :
Premièrement, les réseaux mondiaux de transport et de financement qui soutiennent le terrorisme à l’étranger peuvent atteindre tous les pays, y compris le Canada, et les impliquer ainsi dans les activités terroristes. Deuxièmement, le terrorisme lui‑même est un phénomène qui ne connaît pas de frontières. La cause terroriste peut viser un lieu éloigné, mais les actes de violence qui l’appuient peuvent se produire tout près. Troisièmement, les mesures de prudence ou de prévention prises par l’État peuvent être justifiées; il faut tenir compte non seulement des menaces immédiates, mais aussi des risques éventuels. Quatrièmement, la coopération réciproque entre le Canada et d’autres pays dans la lutte au terrorisme international peut renforcer la sécurité nationale du Canada. Ces considérations nous amènent à conclure que serait trop exigeant un critère requérant la preuve directe d’un risque précis pour le Canada afin de décider si une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada ». Il doit exister une possibilité réelle et sérieuse d’un effet préjudiciable au Canada. Néanmoins, il n’est pas nécessaire que la menace soit directe; au contraire, elle peut découler d’événements qui surviennent à l’étranger, mais qui, indirectement, peuvent réellement avoir un effet préjudiciable à la sécurité du Canada.
[56] La Cour a également traité, aux paragraphes 89 et 90 de l’arrêt, de la nature de la preuve requise pour établir que la sécurité nationale du Canada est menacée :
Bien que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » doive recevoir une interprétation souple, et que les tribunaux ne soient pas tenus d’exiger la preuve directe que la menace vise précisément le Canada, il demeure que l’al. 53(1)b) ne permet le refoulement d’un réfugié dans un pays où il risque la torture que s’il est établi que la sécurité nationale est gravement menacée. En laissant entendre qu’un facteur moins exigeant que de graves menaces étayées par la preuve suffirait pour expulser un réfugié dans un pays où il risque la torture, on cautionnerait l’application inconstitutionnelle de la Loi sur l’immigration. Dans la mesure du possible, les lois doivent recevoir une interprétation conforme à la Constitution. Ces éléments appuient la conclusion que, bien que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » doive recevoir une interprétation large et équitable, elle exige néanmoins la preuve d’une menace potentiellement grave.
Ces considérations nous amènent à conclure qu’une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d’un pays est souvent tributaire de la sécurité d’autres pays. La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.
[57] Ainsi, une preuve qui étaye des soupçons objectivement raisonnables d’un danger sérieux permet-tra d’établir qu’il y a danger pour la sécurité nationale.
[58] Dans la mesure du possible, la conclusion de la Cour relativement au danger devrait se fonder sur le dossier public. Il pourrait toutefois s’avérer nécessaire de s’appuyer sur des renseignements présentés à la Cour sous le sceau de la confidentialité par les ministres (Almrei, au paragraphe 32).
[59] Je dois toutefois faire un commentaire additionnel sur les effets de la déclaration antérieure par la Cour du caractère raisonnable du certificat de sécurité. Dans Suresh, la Cour suprême du Canada a fait la mise en garde que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » doit s’entendre de quelque chose de plus que la simple désignation d’une personne dans un certificat de sécurité comme étant interdite de territoire pour des raisons de sécurité. La Cour d’appel a élaboré sur cette question dans Almrei, au paragraphe 48, en déclarant que la décision sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité n’est pas déterminante du bien‑fondé de la détention de l’intéressé, et n’est pas une preuve concluante que celui‑ci constitue un danger pour la sécurité du Canada.
ii) La position de M. Harkat au sujet du danger
[60] Lors de la plaidoirie, l’avocat de M. Harkat a déclaré : [traduction] « Je suis bien disposé à concéder que, au vu des conclusions tirées [par la Cour lorsqu’elle a jugé le certificat être raisonnable], M. Harkat cadre avec l’élément du danger ». L’avocat a cependant soutenu que M. Harkat pouvait être mis en liberté à des conditions qui neutraliseraient ou empêcheraient tout danger. L’avocat de M. Harkat soutient que les conditions proposées pour M. Harkat, y compris la surveillance électronique, le versement à la Cour d’une somme à titre de cautionnement, le dépôt de garanties ou de cautionnements de bonne exécution, la surveillance par les cautions et l’engagement de M. Harkat à ne pas parler arabe, garantiraient, sous réserve de certains « ajustements » par la Cour, la sécurité nationale et la sécurité d’autrui. L’avocat ajoute à cet égard que M. Harkat convient de respecter toute condition que la Cour pourra juger nécessaire d’imposer.
[61] M. Harkat a versé au dossier comme pièce un document intitulé « Conditions proposées de la mise en liberté sous caution ». Une copie fidèle de ce document, où figurent toutes les conditions proposées, est jointe à titre d’annexe B aux présents motifs.
[62] Au soutien de sa prétention, l’avocat de M. Harkat a fait valoir qu’au Royaume‑Uni, un certain nombre de ressortissants étrangers détenus en application de la Anti‑terrorism, Crime and Security Act 2001, [(R.-U.), 2001, ch. 24] avaient été mis en liberté sous conditions. L’avocat a particulièrement attiré l’attention sur le commentaire suivant de lord Bingham of Cornhill dans A (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56, au paragraphe 35 :
[traduction] Lorsque G, l’un des appelants, a été mis en liberté sous caution par le SIAC (G v Secretary of State for the Home Department (SC/2/2002, demande de mise en liberté sous caution SCB/10, 20 mai 2004), on lui a alors imposé comme conditions (notamment) qu’il porte en tout temps un dispositif de télésurveillance, qu’il demeure en tout temps dans son domicile, qu’il téléphone à une entreprise de sécurité désignée cinq fois par jour à des heures déterminées, qu’il autorise cette entreprise à installer dans son domicile du matériel de surveillance, qu’il ne reçoive dans son domicile que des membres de sa famille, son avocat, du personnel médical et d’autres personnes autorisées, qu’il ne communique avec aucune autre personne, qu’il n’ait à son domicile aucun matériel informatique, téléphone cellulaire ou autre appareil de communications électroniques, qu’il mette fin à la liaison téléphonique en service dans son domicile et qu’il fasse installer une ligne téléphonique spécialisée ne permettant les communications qu’avec l’entreprise de sécurité. Les appelants ont laissé entendre que des conditions de ce type, si elles sont strictement appliquées, réussiraient à empêcher toute activité terroriste. Il est difficile d’imaginer, j’en conviens, pourquoi il n’en serait pas ainsi. [Non souligné dans l’original.]
[63] L’avocat de M. Harkat soutient également ce qui suit :
i) Les conditions proposées par M. Harkat sont plus rigoureuses que celles imposées par la Cour à M. Charkaoui, qui était également détenu en vertu d’un certificat de sécurité (Charkaoui (Re), [2005] 3 R.C.F. 389 (C.F.)).
ii) Contrairement à Mahjoub, qui n’a pas été mis en liberté, M. Harkat a convenu de respecter toute condition que la Cour pourrait lui imposer.
iii) La relation entre M. Harkat, son épouse et sa belle‑mère est étroite et chaleureuse; ainsi, le fait que sa belle‑mère a risqué pour lui une grande part de ses économies influerait sur M. Harkat, qui ne voudrait pas mettre en péril cet argent non plus que la confiance qu’on a mise en lui.
iii) La position des ministres au sujet du danger
[64] Les ministres soutiennent que nulles conditions ne permettraient de protéger la société canadienne, en raison de la nature et de l’ampleur de l’implication antérieure de M. Harkat dans le terrorisme et parce que ce dernier a menti et continue de mentir à la Cour.
[65] Pour ce qui est du caractère adéquat des cautions, les ministres affirment que Mme Harkat et sa mère manquent d’objectivité, que Mme Harkat n’est pas au fait des agissements passés de son mari et que Mme Brunette trouve des excuses à la propension au mensonge de M. Harkat. Même si les avocats des ministres reconnaissent que les autres cautions sont bien intentionnées, ils disent également qu’elles ne connaissent pas assez bien M. Harkat pour pouvoir assurer de manière raisonnable à la Cour qu’il se conformerait à l’une ou l’autre condition de sa mise en liberté, qu’elles ne sont pas prêtes à surveiller M. Harkat, qu’elles sont trop naïves et occupées et qu’elles font fi de manière inconsidérée des conclusions de la Cour au sujet de la crédibilité de M. Harkat.
[66] Les ministres soutiennent également que le témoignage public d’un représentant de l’entreprise qui fournit l’équipement de surveillance électronique a soulevé un certain doute quant à l’efficacité de cet équipement.
[67] Les ministres se fondent finalement sur les opinions de P.G. (un employé du Service canadien du renseignement de sécurité (le Service)) et du Dr Marc Sageman (officier traitant de la CIA en Afghanistan de 1987 à 1989 et actuellement psychiatre judiciaire) pour faire valoir ce qui suit.
i) Les personnes qui ont pris part à des camps d’entraînement ou qui ont choisi de leur propre initiative d’adhérer à l’islamisme radical doivent être considérées constituer une menace pour la sécurité publique au Canada dans un avenir indéterminé.
ii) Le Service croit que les islamistes extrémistes reprendront contact avec les réseaux terroristes une fois mis en liberté.
iii) Le Service croit que M. Harkat a bénéficié du soutien d’amis liés à l’islamisme extrémiste tout au long de sa détention. Ce soutien soutenu serait un élément de la « dynamique de groupe » que le Dr Sageman estime être nécessaire pour maintenir la volonté de se livrer au terrorisme.
iv) La mise en liberté de M. Harkat constituerait‑elle un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui?
[68] Comme je l’ai déjà dit, M. Harkat a concédé, par l’entremise de ses avocats, que tel serait bien le cas s’il était mis en liberté sans qu’on lui impose de conditions. Il faut toutefois se rappeler i) que M. Harkat n’a pas eu accès aux renseignements confidentiels, ii) qu’en droit, la décision portant que le certificat de sécurité est raisonnable ne règle pas la question du danger et iii) que la norme de preuve applicable à une demande de mise en liberté est celle de la prépondérance des probabilités. J’ai passé en revue, en ayant ces éléments à l’esprit, les renseignements confidentiels figurant dans le rapport secret en matière de sécurité original ainsi que le document confidentiel intitulé [traduction] « Renseignements relatifs à la demande de mise en liberté présentée par Mohamed Harkat en application de l’article 84 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ». Compte tenu des sources de ces renseignements confidentiels, de la fiabilité de ces sources et de la corroboration de ces renseignements confidentiels par des sources indépendantes, je suis convaincue que la mise en liberté de M. Harkat sans que des conditions soient imposées constituerait un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. S’il n’était pas surveillé, par exemple, M. Harkat serait en mesure de reprendre contact avec des membres du réseau islamiste extrémiste.
v) Peut‑on neutraliser ou contrecarrer un tel danger en recourant à des cautions et en imposant des conditions?
[69] L’examen de cette question nécessite de porter une attention étroite aux éléments suivants : i) la nature précise des actes auxquels, croit‑on, M. Harkat pourrait se livrer et qui constitueraient un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui, ii) la nature précise du danger qu’occasionneraient ces actes et iii) les raisons pour lesquelles on croit qu’imposer des conditions ne permettrait pas de neutraliser ou de contrecarrer ce danger.
[70] Les présents motifs ne se fondaient jusqu’à maintenant, sauf pour ce qui a été dit au paragraphe 68, que sur des éléments de preuve et des observations présentées publiquement. Il sera toutefois maintenant nécessaire de prendre en compte les éléments de preuve et observations communiqués par les ministres à huis clos en l’absence de M. Harkat. En vue d’expurger le moins possible de renseignements des présents motifs, lorsqu’il faudra préserver le caractère confidentiel de renseignements pour protéger la sécurité nationale, ceux‑ci figureront dans une note en fin de texte. Toutes les notes de fin de texte demeureront confidentielles et seront consignées dans une annexe confidentielle jointe à une deuxième ordonnance devant être rendue d’ici le 2 juin 2006. Les présents motifs publics et l’ordonnance qui les accompagne sont publiés maintenant afin de réduire le délai, étant donné que pour veiller à ce que les conditions soient respectées davantage de temps devra s’écouler avant que M. Harkat soit mis en liberté.
[71] Le témoignage que j’ai entendu sous le sceau de la confidentialité était clair quant à la nature des actes auxquels, croit‑on, M. Harkat pourrait se livrer et qui constitueraient un danger pour la sécurité nationale1.
[72] On a également décrit en détail la nature du danger ou de la menace qui découlerait de ces actes2.
[73] Il y avait aussi à mon avis, toutefois, des éléments de preuve ou des facteurs rendant moins probables la perpétration de tels actes et la menace qui en résulte3 ou faisant perdre beaucoup de sa force à la crainte exprimée de voir M. Harkat commettre de tels actes4.
[74] Après avoir mis en balance les sujets d’inquiétude des ministres et la preuve venant atténuer ceux‑ci, je conclus pour un certain nombre de raisons que le danger occasionné par la mise en liberté de M. Harkat ne peut être contrecarré ou neutralisé en imposant les conditions que ce dernier a proposées. Je vais maintenant exposer certains de ces motifs.
[75] Premièrement, au paragraphe 113 des motifs pour lesquels j’ai conclu que le certificat de sécurité était raisonnable, j’ai écrit ce qui suit :
Alors même qu’on ne conclurait pas à l’invraisemblance du témoignage de M. Harkat sur les trois points importants précités, il ressort très nettement de renseignements confidentiels que M. Harkat, qui témoignait sous serment, a menti à la Cour sur plusieurs points importants, notamment lorsqu’il a nié :
i) avoir sciemment soutenu ou aidé des extrémistes islamiques;
ii) avoir aidé des extrémistes islamiques arrivés au Canada;
iii) avoir entretenu des liens avec Abu Zubaida;
iv) s’être trouvé en Afghanistan; et
v) avoir séjourné à Peshawar. [Note de bas de page omise.]
[76] Je demeure convaincue que, tout au long de la présente instance, le témoignage de M. Harkat devant la Cour était mensonger sur diverses questions d’impor-tance5. Dès lors, on ne peut assortir la mise en liberté de M. Harkat de conditions en prenant pour acquis la bonne foi ou l’honnêteté de ce dernier. À mon avis, cela milite à l’encontre de conditions telles que celles proposées qui lui permettraient d’être seul dans son domicile et d’y recevoir des visiteurs sans restriction, et de quitter son domicile entre 8 h et 21 h chaque jour à volonté, en étant toutefois accompagné d’une caution.
[77] Deuxièmement, il faut tenir compte du fait qu’une mesure de renvoi a été prise contre M. Harkat et que ce dernier est donc susceptible d’être renvoyé du Canada si le représentant du ministre en décide ainsi. La possibilité d’un renvoi dans l’avenir requiert, selon moi, que des mesures de surveillance étroite accompagnent la mise en liberté. Ces facteurs militent à l’encontre de conditions aux termes desquelles M. Harkat pourrait quitter son domicile chaque jour pour se rendre en tout lieu se trouvant dans une partie délimitée de la région d’Ottawa, en étant toutefois accompagné, encore une fois, d’une caution. Un sujet d’inquiétude particulier à cet égard, c’est la question de savoir si une surveillance électronique efficace peut être effectuée dans ces lieux.
[78] Troisièmement, je partage l’inquiétude exprimée par les avocats des ministres quant à l’efficacité de la surveillance de M. Harkat par Mme Squires et MM. Skerritt et Bush. Mme Squires n’a rencontré M. Harkat qu’en trois occasions, toujours au Centre de détention d’Ottawa‑Carleton. Elle l’a rencontré deux fois avant la première demande et une fois par la suite. Pour sa part, M. Skerritt n’a rencontré M. Harkat qu’en deux occasions, en 2005, pendant la détention de ce dernier. Ces visites auraient, en général, duré environ 15 minutes chacune. Voici un extrait du témoignage de M. Bush en interrogation principal.
[traduction]
Q. Et, vous avez mentionné dans votre témoignage—je ne crois pas que vous l’ayez fermement déclaré—, mais avez‑vous passé beaucoup de temps avec M. Harkat?
R. Non.
Q. Mais vous avez bien passé un certain temps en sa compagnie?
R. J’ai passé—je l’ai vu une fois au centre de détention pendant une demi‑heure.
Q. Et c’est tout?
R. Oui.
[79] En outre, chacune de ces cautions est très occupée. M. Skerritt, par exemple, a déclaré ce qui suit pendant son contre‑interrogatoire :
[traduction]
Q. Vous avez dit dans votre témoignage que vous allez viser avec M. Leonard Bush et Mme Jessica Squires, pour ce qui est d’établir un calendrier et de coordonner vos efforts, à ce que chaque jour soit couvert. Est‑ce exact?
R. C’est exact.
Q. Mais malgré votre dessein, certains jours pourraient ne pas être couverts, n’est‑ce pas?
R. Bien, ce que j’ai dit, c’est qu’il est possible que, trois personnes étant concernées, il est toujours possible que ça ne fonctionne pas une journée. Je dis cependant que notre objectif, c’est bien de couvrir chaque journée.
[80] Les trois cautions, tel qu’il ressort du témoignage de Mme Squires, n’ont pas eu de discussions élaborées sur la façon dont elles coordonneraient leurs responsabi-lités :
[traduction]
Q. Vous avez dit avoir discuté avec M. Skerritt et M. Bush de la coordination de vos responsabilités comme caution.
Je crois avoir compris que ces discussions n’ont pas été très élaborées. Est‑ce bien le cas?
R. Oui.
Q. Et ces discussions ont eu lieu avant la dernière demande de mise en liberté sous caution. Est‑ce exact?
R. Nous avons eu des discussions, mais pas très longues, avant la dernière enquête sur le cautionnement. C’était—
Les discussions dont je parle se sont déroulées après la dernière demande de mise en liberté sous caution.
Q. Elles se sont déroulées après?
R. Oui.
Q. Et bien qu’elles se soient déroulées après cette demande, elles n’étaient toujours pas très élaborées. Est‑ce exact?
R. C’est exact.
[81] En résumé, tout en reconnaissant que ces trois individus sont bien intentionnés et sincères dans leurs motivations, je conclus qu’ils n’ont pas tissé suffisamment de liens avec M. Harkat pour pouvoir assurer véritablement à la Cour que celui‑ci peut et va se conformer aux conditions de sa mise en liberté. Je ne suis pas convaincue non plus de leur objectivité, non plus que de leur engagement sincère à assurer le respect des conditions que la Cour pourra imposer, eux qui souhaitent faciliter la mise en liberté de M. Harkat parce qu’ils l’estiment injustement emprisonné. Je conclus qu’à ce titre ils ne peuvent exercer une influence suffisamment forte sur M. Harkat une fois celui‑ci mis en liberté.
[82] Il serait toutefois erroné de rejeter la demande de mise en liberté de M. Harkat s’il existait des conditions qui, selon la prépondérance des probabilités, pourraient neutraliser ou contrecarrer le danger occasionné par cette mise en liberté. En de telles circonstances, le maintenir emprisonné ne pourrait se justifier en raison du respect par le Canada des droits de la personne ainsi que des valeurs protégées par notre Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].
[83] En examinant s’il existe des conditions pouvant neutraliser ou contrecarrer le danger posé, j’ai gardé à l’esprit la nécessité que les conditions soient adaptées particulièrement à la situation de M. Harkat. Elles doivent être conçues de manière à empêcher la participation de M. Harkat à toute activité consistant à commettre, à encourager ou à faciliter des actes de terrorisme, à être l’instigateur de tels actes, ou sa participation à toute activité semblable. Les conditions doivent être proportionnelles au risque que pose M. Harkat.
[84] Les facteurs que je vais maintenant mentionner militent en faveur de la mise en liberté de M. Harkat, sous de strictes conditions.
[85] Premièrement, je suis d’avis que Mme Harkat et sa mère sont en mesure d’assurer une surveillance efficace. Le témoignage de Mme Brunette m’a impressionné lorsqu’elle a fait état de l’importance pour elle de la somme de 50 000 $ qu’elle est disposée à fournir comme cautionnement et de sa volonté de ne pas perdre cette somme en raison de la violation par M. Harkat de toute condition imposée. Je prête également foi au témoignage de Mme Harkat selon lequel elle devra s’assurer du respect par son époux de toutes les conditions de la mise en liberté afin de ne pas trahir la confiance de sa mère, qui fournit le cautionnement le plus élevé, et de ne pas décevoir les membres du Comité Justice pour Mohamed Harkat avec lesquels elle a tissé des liens étroits.
[86] Deuxièmement, M. Harkat est incarcéré depuis le 10 décembre 2002. Il a ainsi cessé de pouvoir communiquer avec des membres du réseau islamiste extrémiste.
[87] Troisièmement, le cas de M. Harkat a été très publicisé; par exemple, sa photographie a été publiée et on a pu le voir à la télévision, dans une entrevue diffusée à l’échelle nationale. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce qu’une telle publicité restreigne la possibilité pour M. Harkat de se livrer à des activités secrètes ou clandestines6.
[88] Quatrièmement, il est raisonnable de présumer que les autorités canadiennes demeureront intéressées à la situation de M. Harkat, si ce dernier est mis en liberté, et qu’il leur sera possible de surveiller légalement ses activités.
[89] Cinquièmement, on peut aussi présumer la connaissance par M. Harkat tant de l’intérêt des autorités à son endroit que de leur capacité de surveiller ses activités. On peut présumer, en outre, que cette connaissance dissuadera M. Harkat de se conduire d’une manière pouvant lui valoir de nouvelles poursuites.
[90] Sixièmement, on peut présumer que les personnes ayant des choses à cacher aux autorités canadiennes estimeront que communiquer avec M. Harkat attirerait sur eux l’attention de ces autorités.
[91] Septièmement, même si je conclus que le témoignage de M. Harkat est mensonger en bonne partie, je prête foi à ce dernier lorsqu’il dit croire que, s’il enfreint quelque condition de sa mise en liberté,
[traduction]
[…] ils vont sûrement m’emprisonner, et ce serait donner l’occasion au gouvernement de me pointer du doigt et de m’expulser.
Il est raisonnable de croire que cette crainte, que j’estime être sincère, incitera M. Harkat à respecter les conditions de sa mise en liberté.
[92] Finalement, j’ai accordé un certain poids (moindre toutefois que celui accordé aux facteurs qui précèdent) au fait qu’on a accordé à un nombre important de terroristes détenus au Royaume‑Uni la mise en liberté assortie de mesures de contrôle. En janvier de la présente année, lord Carlile of Berriew, c.r., a publié le Premier rapport de l’examinateur indépendant (« First Report of the Independent Reviewer Pursuant to section 14(3) of the Prevention of Terrorism Act 2005 »), un rapport annuel sur l’application de la Prevention of Terrorism Act 2005 [(R.-U.), 2005, ch. 2] prescrit par cette loi. Lord Carlile conclut dans ce rapport qu’en [traduction] « pratique, les mesures de contrôle se sont avérées efficaces pour protéger la sécurité nationale » et que, même s’il y a eu certaines violations des conditions qu’on y prévoyait, ces violations ont été de caractère relativement mineur. Ici même au Canada, M. Charkaoui (qui faisait également l’objet d’un certificat de sécurité) a été mis en liberté sous des conditions moins sévères que celles imposées par les présentes.
vi) Conclusion
[93] Compte tenu de ces facteurs ainsi que de la preuve confidentielle que j’ai reçue sur la nature des actes auxquels on croit M. Harkat susceptible de se livrer et sur la menace ou le danger occasionné par ces actes, je suis convaincue qu’un ensemble de conditions peuvent être imposées qui, selon la prépondérance des probabilités, viendraient neutraliser ou contrecarrer toute menace ou tout danger occasionné par la mise en liberté de M. Harkat.
[94] Si l’on veut que de telles conditions soient efficaces et proportionnées, Mme Squires, M. Skerritt et M. Bush ne peuvent faire partie des cautions de surveillance, il doit y avoir surveillance électronique des allées et venues de M. Harkat selon les dispositions et les directives de l’ASFC, il faut restreindre les mouvements, les fréquentations et la capacité de communiquer de M. Harkat d’une manière permettant d’en assurer la surveillance et le contrôle et il faut rendre plus aisée la surveillance de la mise en liberté de M. Harkat par les autorités sans imposer à celles‑ci un fardeau injustifié.
[95] À mon avis, les conditions qui suivent permettront d’atteindre ces objectifs et elles sont proportionnelles au danger d’une manière permettant, selon la prépondérance des probabilités, de neutraliser ou de contrecarrer la menace ou le danger occasionné par la mise en liberté de M. Harkat.
1. La mise en liberté de M. Harkat est conditionnelle à ce qu’il signe un document, devant être rédigé par ses avocats et approuvé par les avocats des ministres, par lequel il convient de se conformer strictement à chacune des conditions qui suivent.
2. Avant sa mise en liberté, M. Harkat sera muni d’un dispositif de télésurveillance, selon les arrangements que pourra prendre l’ASFC, ainsi que d’un appareil de repérage. M. Harkat devra toujours porter par la suite ce dispositif et ne jamais altérer celui‑ci ou l’appareil de repérage, ni permettre à quiconque d’altérer l’un ou l’autre. M. Harkat devra, également avant sa mise en liberté, faire installer à ses frais dans le domicile précisé plus loin une ligne téléphonique conventionnelle spécialisée satisfaisant aux exigences de l’ASFC pour assurer une surveillance électronique efficace. M. Harkat devra consentir à l’invalidation pouvant être requise de toute fonction ou de tout service de cette ligne téléphonique conventionnelle spécialisée.
3. Avant la mise en liberté de M. Harkat, l’ASFC devra faire installer et mettre à l’essai l’équipement nécessaire puis signaler à la Cour si elle estime que l’équipement fonctionne correctement et que tout le nécessaire a été fait pour pouvoir procéder à la surveillance électronique.
4. Avant la mise en liberté de M. Harkat, la somme de 35 000 $ devra être versée à la Cour conformément à la règle 149 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]. S’il y a violation d’une quelconque condition de l’ordonnance de mise en liberté de M. Harkat, les ministres pourront solliciter une ordonnance prescrivant le versement total de cette somme, plus les intérêts courus, au procureur général du Canada.
5. Avant la mise en liberté de M. Harkat, les sept personnes mentionnées ci‑dessous devront passer des actes de cautionnement de bonne exécution au moyen desquels elles conviennent d’être liées envers Sa Majesté la Reine du Chef du Canada quant aux montants précisés ci‑dessous. Chaque cautionnement de bonne exécution sera assorti d’une condition selon laquelle, si M. Harkat enfreint l’une ou l’autre des conditions prévues dans l’ordonnance de mise en liberté, tel qu’elles pourront être modifiées, les sommes garanties par les cautionnements seront confisquées au profit de Sa Majesté. Les conditions des cautionnements de bonne exécution, qui devront être conformes à celles prévues à l’article 56 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, seront communiquées par les avocats des ministres aux avocats de M. Harkat. Chaque caution devra reconnaître par écrit avoir examiné les conditions prévues dans la présente ordonnance.
i) Pierrette Brunette 50 000 $
ii) Sophie Harkat 5 000 $
iii) Kevin Skerritt 10 000 $
iv) Leonard Bush 10 000 $
v) Jessica Squires 1 000 $
vi) Pierre Loranger 1 500 $
vii) Alois Weidemann 5 000 $
6. Au moment de sa mise en liberté, M. Harkat sera conduit par la GRC (ou un autre organisme dont l’ASFC et la GRC pourront convenir) et il résidera par la suite au _______________, dans la cité d’Ottawa, en Ontario (le domicile), avec Sophie Harkat, son épouse. Pierrette Brunette, sa belle‑mère, et Pierre Loranger. Pour protéger la vie privée de ces personnes, l’adresse du domicile ne sera pas publiée dans le dossier public de la présente instance. M. Harkat devra demeurer dans ce domicile en tout temps, sauf s’il y a urgence médicale ou tel que le prévoit par ailleurs la présente ordonnance. M. Harkat ne devra pas rester seul dans le domicile. Cela veut dire qu’en tout temps où M. Harkat est dans le domicile, soit Sophie Harkat, soit Pierrette Brunette, soit une autre personne approuvée par la Cour, devra également s’y trouver. Le mot « domicile » utilisée dans les présents motifs vise uniquement la maison d’habitation, à l’exclusion de tout espace extérieur qui y est associé.
7. M. Harkat pourra sortir du domicile entre 8 h et 21 h, mais il devra demeurer alors dans les limites de tout espace extérieur qui y est associé (c’est‑à‑dire la cour). Il devra alors être accompagné en tout temps soit de Sophie Harkat, soit de Pierrette Brunette. Dans la cour, M. Harkat ne pourra rencontrer que les personnes mentionnées au paragraphe 9 ci‑dessous.
8. M. Harkat pourra, entre 8 h et 21 h et sur autorisation préalable de l’ASFC, quitter le domicile trois fois par semaine pour une durée maximale de 4 heures par absence. La demande d’une telle autorisation devra être présentée au moins 48 heures à l’avance, et on devra y préciser le ou les lieux où M. Harkat désire se rendre et l’heure de son départ ainsi que de son retour au domicile. Si une telle absence est autorisée, M. Harkat devra signaler son départ avant de quitter le domicile et signaler son arrivée sans délai, tel que le lui enjoindra plus précisément un représentant de l’ASFC. Lors de toutes les absences du domicile autorisées, M. Harkat devra en tout temps porter sur lui l’appareil de repérage permettant la surveillance électronique et être accompagné soit de Sophie Harkat, soit de Pierrette Brunette, qui auront pour responsabilité de surveiller M. Harkat et de s’assurer qu’il se conforme entièrement à toutes les conditions de la présente ordonnance. Cela exigera d’elles qu’elles soient toujours auprès de M. Harkat pendant qu’il sera à l’extérieur du domicile. Avant la mise en liberté de M. Harkat, tant Sophie Harkat que Pierrette Brunette devront signer un document dans laquelle elles reconnaîtront avoir une telle responsabilité et accepteront de l’assumer, ce qui comprend particulièrement l’obligation de signaler sans délai à l’ASFC toute violation d’une condition de l’ordonnance. Les avocats de M. Harkat devront établir ce document, qui sera soumis pour approbation aux avocats des ministres.
9. Aucune personne ne pourra entrer dans le domicile, à l’exception des suivantes :
a) Sophie Harkat et Pierrette Brunette;
b) les autres personnes mentionnées au paragraphe 5 ci‑dessus;
c) les avocats de M. Harkat, soit Paul Copeland et Matthew Webber;
d) en cas d’urgence, des pompiers, des policiers et des professionnels de la santé;
e) toute personne autorisée à l’avance par l’ASFC. Pour obtenir une telle autorisation, il faudra communiquer à l’ASFC le nom, l’adresse et la date de naissance de l’intéressé; l’autorisation préalable ne sera pas requise pour les visites subséquentes d’une personne préalablement autorisée, mais l’ASFC peut retirer son autorisation en tout temps.
10. Lorsque M. Harkat quittera le domicile avec l’autorisation de l’ASFC, il ne devra pas :
i) quitter la région délimitée par les rues ou les entités géographiques dont auront convenu tous les avocats avant la mise en liberté de M. Harkat, ces limites devant être précisées dans une ordonnance ultérieure de la Cour;
ii) se rendre à un aéroport, une gare, un terminus d’autobus ou une agence de location de véhicules, ni entrer dans un navire ou un vaisseau;
iii) rencontrer toute personne avec laquelle il aurait pris rendez‑vous, à l’exception
a) de Paul Copeland ou de Matthew Webber,
b) de toute personne autorisée au préalable par l’ASFC, l’obtention de l’autorisation requérant la communication à l’ASFC du nom, de l’adresse et de la date de naissance de l’intéressé;
iv) aller en tout lieu autre qu’un ou des lieux autorisés conformément au paragraphe 8 ci‑dessus, ni aller en tout lieu autrement que pendant les heures autorisées.
11. M. Harkat ne devra pas, à quelque moment ou de quelque manière que ce soit, s’associer ou communiquer directement ou indirectement avec :
i) toute personne qui, selon ce qu’il sait ou ce qu’il devrait savoir, soutient le terrorisme ou le djihad belliqueux, ou qui s’est trouvée dans un camp d’entraînement ou dans un gîte opéré par une entité qui soutient le terrorisme ou le djihad belliqueux;
ii) toute personne qui, selon ce qu’il sait ou ce qu’il devrait savoir, a un casier judiciaire;
iii) toute personne que la Cour pourra désigner par la suite dans une ordonnance modifiant la présente ordonnance.
12. Sauf tel qu’il est prévu aux présentes, M. Harkat ne devra pas, directement ou indirectement, posséder, avoir à sa disposition ou utiliser un poste de radio ou un dispositif radio pouvant transmettre, non plus que du matériel de communication ou du matériel permettant la connexion à Internet ou encore une composante d’un tel matériel, ce qui comprend notamment un téléphone cellulaire; tout type d’ordinateur muni d’un modem ou permettant l’accès à Internet, ou une composante d’un tel ordinateur; un téléavertisseur; un télécopieur; un téléphone public; un téléphone hors du domicile; une installation Internet; un appareil portatif, tel qu’un BlackBerry. Aucun ordinateur avec accès sans fil Internet ni aucun téléphone cellulaire ne sera autorisé dans le domicile. Tout ordinateur avec connectivité à Internet dans le domicile devra être gardé dans une partie fermée à clé du domicile à laquelle M. Harkat n’a pas accès. M. Harkat pourra utiliser une ligne téléphonique conventionnelle se trouvant dans le domicile (la ligne téléphonique) autre que la ligne téléphonique conventionnelle spécialisée distincte mentionnée au paragraphe 2 ci‑dessus. Pour ce faire toutefois, il faudra qu’avant la mise en liberté, M. Harkat et l’abonné à ce service téléphonique consentent par écrit à l’interception, par ou pour le compte de l’ASFC, de toutes les communications acheminées par ce service. Il faudra notamment consentir à ce que l’ASFC intercepte la teneur des communications orales et ait également accès à l’archivage des communications de ce service téléphonique. La formule de consentement sera établie par les avocats des ministres.
13. Avant la mise en liberté de M. Harkat, ce dernier ainsi que toutes les personnes résidant au domicile devront consentir par écrit à l’interception, par ou pour le compte de l’ASFC, des communications écrites à destination ou en provenance du domicile transmises par la poste, un service de messagerie ou un autre moyen de communication. Avant d’occuper le domicile, tout nouvel occupant devra également accepter de fournir un tel consentement. La formule de consentement sera établie par les avocats des ministres.
14. M. Harkat devra permettre aux employés de l’ASFC, à toute personne désignée par l’ASFC et à tout agent de la paix l’accès requis au domicile en tout temps (après identification) aux fins de vérifier la présence de M. Harkat dans le domicile et de s’assurer que M. Harkat ou toute autre personne se conforme aux conditions de la présente ordonnance. Il est entendu que M. Harkat devra permettre à cette ou à ces personnes de perquisitionner le domicile, d’en retirer tout objet ou d’y installer ou entretenir le matériel requis pour le matériel de télésurveillance ou la ligne téléphonique conventionnelle spécialisée distincte mentionnés au paragraphe 2 ci‑dessus. Avant la mise en liberté de M. Harkat, tous les autres occupants du domicile devront signer un document, d’une teneur jugée acceptable par les avocats des ministres, par lequel ils conviendront de se conformer à cette condition. Avant d’occuper le domicile, tout nouvel occupant devra également convenir de se conformer à cette condition.
15. Avant sa mise en liberté, M. Harkat devra remettre son passeport et tout titre de voyage à un représentant de l’ASFC. Il sera interdit à M. Harkat, à moins d’autorisation préalable de l’ASFC, de demander, d’obtenir ou de posséder tout passeport ou titre de voyage, tout billet d’autobus, de train ou d’avion ou tout autre document qui lui permette de voyager. M. Harkat pourra néanmoins utiliser les services de transport en commun par autobus de la cité d’Ottawa avec l’autorisation de l’ASFC.
16. Si le renvoi du Canada de M. Harkat devait être ordonné, celui‑ci devra se présenter tel que requis pour l’exécution de la mesure de renvoi. Il devra également se présenter devant la Cour lorsque celle‑ci le lui enjoindra.
17. M. Harkat ne pourra être en possession d’une arme, d’une imitation d’arme, de substances nocives ou d’explosifs, non plus que de composantes de ceux‑ci.
18. M. Harkat devra garder la paix et avoir une bonne conduite.
19. Tout agent de l’ASFC ou tout agent de la paix, s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu violation d’une condition de la présente ordonnance, pourra procéder à l’arrestation sans mandat de M. Harkat et le faire détenir sous garde. Dans les 48 heures suivant le début d’une telle détention, un juge de la Cour, désigné par le juge en chef, devra établir s’il y a eu violation d’une condition de la présente ordonnance, s’il convient de modifier les conditions de la présente ordonnance et si M. Harkat doit être incarcéré.
20. Si M. Harkat ne se conforme pas strictement à l’une ou l’autre des conditions de la présente ordonnance, il pourra être incarcéré sur nouvelle ordonnance de la Cour.
21. M. Harkat ne peut changer le lieu de son domicile sans y être autorisé au préalable par la Cour. Nul ne peut occuper le domicile sans l’autorisation de l’ASFC. Cette condition ne s’applique pas à Alois Weidemann.
22. Une violation de la présente ordonnance constitue une infraction au sens de l’article 127 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 185, ann. III, no 5(F); L.C. 2005, ch. 32, art. 1)] du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] et constitue une infraction visée à l’alinéa 124(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
23. La Cour peut modifier les conditions de la présente ordonnance en tout temps sur demande d’une partie, ou de son propre chef en avisant les parties. La Cour révisera les conditions de la présente ordonnance à la suite du premier des événements suivants à survenir : i) la prise d’une décision par le représentant du ministre quant à savoir si M. Harkat peut être renvoyé du Canada et ii) quatre mois après la date de la présente ordonnance. La Cour prescrira par la suite à quels moments les conditions de la présente ordonnance devront être révisées.
[96] En ce qui concerne ces conditions, tant M. Harkat, que son épouse et que sa belle‑mère ont déclaré dans leur témoignage qu’ils étaient d’accord avec diverses conditions qui restreignent considérablement leur droit au respect de la vie privée, notamment des conditions ayant pour effet d’autoriser l’interception de leurs communications téléphoniques et des perquisitions sans mandat de leur domicile. M. Loranger, qui habite au même domicile que l’épouse et la belle‑mère de M. Harkat, a signé un affidavit dans lequel il a consenti à être caution ainsi qu’à surveiller M. Harkat de manière à s’assurer que ce dernier respecte toutes les conditions qu’il a proposées, notamment l’interception des communications transmises par le téléphone de la maison et les perquisitions sans mandat du domicile. M. Harkat a également convenu de ne pas converser en arabe.
[97] J’estime que le consentement à l’interception des communications téléphoniques et aux perquisitions sans mandat peut aider de manière tangible à s’assurer que les associations et communications de M. Harkat sont surveillées et que les conditions de la mise en liberté sont respectées. Des conditions de cet ordre ont par conséquent été imposées.
[98] Compte tenu de ce consentement et des autres conditions imposées, je n’estime pas nécessaire par ailleurs d’interdire à M. Harkat de converser en arabe.
[99] Le consentement à l’interception des communi-cations téléphoniques ne comprenait pas expressément un consentement à l’interception des communications par la poste ou par service de messagerie en provenance ou à destination du domicile. On n’a pas soulevé cette question devant moi. J’ai toutefois imposé une telle condition, puisque la surveillance des communications écrites importe tout autant que celle des communications verbales et ne semblerait pas moins constituer une intrusion dans la vie privée que l’interception des communications verbales à laquelle il a déjà été consenti.
[100] J’ai pris en compte les observations des avocats des ministres relatives à l’efficacité de la surveillance électronique lorsque j’ai rédigé les conditions. J’ai par conséquent imposé des conditions qui autorisent l’ASFC à contrôler les allées et venues de M. Harkat, à l’intérieur de la région géographique délimitée dans les conditions.
[101] J’ai également pris en compte les témoignages de P.G. et du Dr Sageman. J’avais précédemment conclu dans Mahjoub, au paragraphe 81, que de tels témoignages pouvaient être véridiques de façon générale dans un certain nombre de cas, sans être toutefois exacts dans tous les cas. La force probante de cette preuve est encore moindre en l’espèce pour la raison suivante.
[102] Comme le juge Lemieux l’a relevé, lorsqu’il a été contre‑interrogé, P.G. a « mitigé » son opinion au sujet du caractère prévisible du comportement récidiviste d’extrémistes islamiques incarcérés. J’estime pour ma part qu’on ne peut accorder qu’une faible valeur probante au témoignage ainsi mitigé de P.G. Il y a une autre raison de s’inquiéter toutefois. P.G. n’a pu valablement répondre lorsqu’on lui a demandé au cours de son contre‑interrogatoire si l’information sur laquelle il se fondait avait été obtenue sous la torture. P.G. n’est pas membre d’une direction d’opération du Service, et je suis d’avis que la preuve sur ce point aurait pu être présentée publiquement7 par un témoin mieux informé. En outre, le défaut de présenter, en public, une preuve répliquant à la contestation publique du témoignage de P.G. constitue un facteur additionnel pour accorder peu de poids à l’opinion de P.G.
[103] Les avocats de M. Harkat ont demandé, en ce qui concerne maintenant le témoignage du Dr Sageman, que ce dernier soit assigné à témoigner pour qu’on puisse apprécier par contre‑interrogatoire ses compéten-ces et son éventuelle partialité. Le juge Lemieux a dit aux avocats qu’il souhaitait lui aussi entendre le témoignage viva voce du Dr Sageman. Malgré cela, les ministres n’ont pas assigné à comparaître le Dr Sageman en vue de son contre‑interrogatoire. Ce défaut de la part des ministres vient restreindre, à mon avis, la force probante qu’on pourrait accorder à l’opinion du Dr Sageman.
CONCLUSION
[104] Pour tous ces motifs, la présente demande de mise en liberté est accueillie et M. Harkat sera mis en liberté sous les conditions précédemment énoncées.
OBSERVATION FINALE
[105] Il y a lieu de présenter aux avocats des ministres une observation finale découlant de certains renseignements fournis à huis clos à ma demande relativement à la communication additionnelle de renseignements confidentiels et aux observations formulées à huis clos par les avocats des ministres sur cette question8. La nature de ces renseignements et observations requiert de ne pas rendre publique cette observation.
ANNEXE A
Articles 81 et 115 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :
81. Le certificat jugé raisonnable fait foi de l’interdiction de territoire et constitue une mesure de renvoi en vigueur et sans appel, sans qu’il soit nécessaire de procéder au contrôle ou à l’enquête; la personne visée ne peut dès lors demander la protection au titre du paragraphe 112(1).
[. . .]
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
(3) Une personne ne peut, après prononcé d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d’où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d’asile a été rejetée dans le pays d’où elle est arrivée au Canada.
ANNEXE B
Dossier de la Cour no DES‑04‑02
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
DANS L’AFFAIRE CONCERNANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
ET DANS L’AFFAIRE CONCERNANT une demande de mise en liberté judiciaire présentée en vertu du paragraphe 84(2) de la Loi.
ET DANS L’AFFAIRE CONCERNANT Mohamed Harkat
CONDITIONS PROPOSÉES DE LA MISE EN LIBERTÉ SOUS CAUTION
Il est proposé, en se servant dans une certaine mesure comme guide de la décision du juge Noël dans l’affaire Charkaoui, que M. Harkat soit mis en liberté en autant qu’il convienne par écrit de respecter chacune des conditions énoncées ci‑dessous et reconnaisse que la violation de l’une quelconque de ces conditions entraînera sa détention. Le document sera établi par les avocats de M. Harkat et soumis aux ministres pour approbation. Si les parties ne peuvent s’entendre, la question pourra être renvoyée à la Cour pour approbation. La mise en liberté ne surviendra qu’une fois le document signé et déposé à la Cour. Les conditions ne pourront être révisées qu’au moyen d’une demande présentée en bonne et due forme à la Cour.
Les conditions préventives proposées sont les suivantes :
1. Le cautionnement fixé sera constitué à la fois d’un cautionnement en espèces déposé et de cautionnements de bonne exécution signés par les cautions désignées correspondantes.
2. Le cautionnement en espèces, qui sera fixé à 35 000 $, sera déposé au greffe de la Cour avant la mise en liberté. S’il y a violation de la présente ordonnance, cette somme deviendra payable au procureur général du Canada par suite d’une ordonnance de la Cour.
3. Les cautions suivantes seront désignées chacune individuellement en tant qu’élément du cautionnement et devront signer des cautionnements de bonne exécution ou des engagements pour les montants qui suivent :
i) Pierrette Brunette—pour un montant de 50 000 $
ii) Sophie Harkat—pour un montant de 3 000 $
iii) Kevin Skerritt—pour un montant de 10 000 $
iv) Leonard Bush—pour un montant de 10 000 $
v) Jessica Squires—pour un montant de 1 000 $
vi) Pierre Loranger—pour un montant de 2 000 $
En signant à titre de caution, chacune des personnes susmentionnées reconnaîtra avoir examiné les conditions de la mise en liberté et s’engagera à s’assurer, au mieux de ses capacités, que les conditions qui suivent sont respectées.
CONDITIONS DE LA MISE EN LIBERTÉ
4. M. Harkat devra demeurer au (l’adresse n’est pas publiée à dessein, pour protéger la vie privée des autres occupants du domicile), avec son épouse, Sophie Harkat, ainsi que sa belle‑mère, Pierrette Brunette. Il devra s’y trouver obligatoirement entre 21 h et 8 h, sauf pour urgence médicale de sa famille.
5. Il ne devra jamais sortir de son domicile, à moins d’être accompagné d’une ou de plusieurs cautions désignées.
6. Il ne devra pas utiliser directement ou indirectement un téléphone cellulaire, un terminal de messagerie comme le BlackBerry, un télécopieur, un téléaver-tisseur ou un émetteur‑récepteur portatif. Toutefois, il pourra utiliser un téléphone conventionnel mais seulement celui de son domicile.
7. M. Harkat n’aura pas accès directement ou indirectement à Internet. Comme complément à cette condition, il faudra doter tout ordinateur se trouvant à son domicile d’un mot de passe d’accès, lequel ne devra pas être communiqué à M. Harkat.
8. Afin de faciliter la surveillance par les cautions du comportement de M. Harkat, ce dernier ne pourra converser en arabe; il devra plutôt effectuer toutes ses communications en anglais.
9. M. Harkat portera, à la demande des ministres, un bracelet de télésurveillance.
10. M. Harkat conviendra de se présenter devant tout membre du personnel de l’Agence des services frontaliers du Canada, si les ministres le lui demandent, jusqu’à trois fois par semaine, au lieu et au moment à être déterminés.
11. M. Harkat permettra en tout temps l’accès à son domicile aux employés de l’Agence des services transfrontaliers du Canada ou à tout autre agent de la paix.
12. M. Harkat consentira, à la demande des ministres, à l’interception de ses communications privées effectuées par l’entremise du téléphone de son domicile.
13. M. Harkat s’engagera à être présent à toute session de la Cour où sa présence pourrait être requise.
14. M. Harkat s’engagera à ne pas être en possession d’une arme, d’une imitation d’arme ou de substances explosives ou chimiques.
15. M. Harkat s’engagera à ne pas quitter la cité d’Ottawa lors de ses sorties. (Aux fins de la surveillance électronique, un périmètre délimité par des rues précises devra être établi et approuvé par tous les avocats.)
16. M. Harkat s’engagera à ne pas communiquer directement ou indirectement avec toute personne dont les ministres pourront faire état à la Cour et à l’égard desquelles il existe des motifs raisonnables d’interdiction de communication.
17. M. Harkat s’engagera à garder la paix et à avoir une bonne conduite.
18. M. Harkat reconnaîtra que le défaut de respecter l’une quelconque des présentes conditions constituera une violation de la présente ordonnance de mise en liberté, et qu’il sera à nouveau incarcéré par suite d’une ordonnance de la Cour.
La seule réserve formulée par les avocats de M. Harkat à propos de ces conditions, c’est qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est la preuve des ministres quant au danger que constitue leur client. Selon les avocats, par conséquent, si l’une ou plusieurs des conditions proposées s’avèrent être inutiles pour « empêcher » ce danger, la Cour devrait alors les éliminer.