A‑444‑04
2006 CAF 284
OT Africa Line Ltd., OT Africa Line, et les propriétaires, les affréteurs et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire « Mathilde Maersk » et sur le navire « Suzanne Delmas » (appelants) (défendeurs)
c.
Magic Sportswear Corp. et Blue Banana (intimées) (demanderesses)
Répertorié : Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Décary, Evans et Sharlow, J.C.A.—Ottawa, 21 juin et 23 août 2006.
Droit maritime — Transport de marchandises — Les intimées (les chargeurs) ont intenté une action devant la Cour fédérale contre les appelants (les transporteurs) en raison de la perte partielle d’un chargement qui a été transporté par mer de New York à Monrovia (Liberia) — Les appelants ont intenté une action devant la Haute Cour de Londres en vue d’obtenir des dommages‑intérêts pour violation de contrat (une clause du connaissement précise que la Haute Cour est le for exclusif) et ont obtenu une injonction interdisant les poursuites en vue d’empêcher les intimées d’intenter leur action devant la Cour fédérale — Les appelants ont demandé la suspension de l’action intentée par les intimées devant la Cour fédérale sur le fondement de la clause attributive de compétence exclusive et de l’injonction interdisant les poursuites rendue en Angleterre — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime confère à la Cour fédérale le pouvoir d’examiner la créance des intimées — Cependant, l’art. 46(1) ne supprime pas le large pouvoir discrétionnaire que possède la Cour en vertu de l’art. 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales de suspendre une instance qui relève de sa compétence lorsque la demande est en instance devant un autre tribunal ou l’intérêt de la justice exige la suspension de l’instance — La suspension a été accordée en l’espèce parce que la Cour fédérale était un tribunal moins approprié.
Compétence de la Cour fédérale — Les intimées ont intenté une action en dommages‑intérêts devant la Cour fédérale en raison de la perte d’un chargement qui a été transporté par mer bien qu’une clause du connaissement précisait que la Haute Cour de Londres avait compétence exclusive pour trancher les différends — Les intimées ont invoqué l’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, qui dispose que le réclamant peut intenter une procédure devant un tribunal au Canada si certaines conditions existent — Ces conditions existaient en l’espèce parce que l’un des appelants avait une succursale au Canada et que le contrat avait été conclu au Canada — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime conférait à la Cour fédérale le pouvoir d’examiner la créance des intimées — Cependant, l’art. 46(1) ne supprime pas le large pouvoir discrétionnaire que possède la Cour en vertu de l’art. 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales de suspendre une instance qui relève de sa compétence lorsque la demande est en instance devant un autre tribunal ou l’intérêt de la justice exige la suspension de l’instance — La suspension a été accordée parce que la Cour fédérale était un tribunal moins approprié.
Pratique — Suspension d’instance — Appel d’une ordonnance rejetant la requête en suspension de l’action en dommages‑intérêts intentée au Canada par les intimées en raison de la perte d’un chargement transporté par mer — Les appelants ont invoqué la clause contractuelle attributive de compétence exclusive et l’instance anglaise pour soutenir que la Haute Cour de Londres était le tribunal approprié — Ils ont demandé la suspension en vertu de l’art. 50 de la Loi sur les Cours fédérales — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime permettait aux intimées d’intenter une procédure devant la Cour fédérale, mais il ne supprimait pas le pouvoir discrétionnaire de la Cour en vertu de l’art. 50 d’accorder une suspension s’il existe un tribunal plus approprié — Appel accueilli.
Conflit de lois — Les intimées ont intenté une action en dommages‑intérêts devant la Cour fédérale en raison de la perte d’un chargement transporté par mer par les appelants de New York à Monrovia (Liberia) — Les appelants : 1) ont obtenu de la Haute Cour de Londres une injonction interdisant les poursuites et ont réclamé des dommages‑intérêts au motif que le contrat entre les parties stipulait que ce tribunal était le tribunal approprié; et 2) ont présenté à la Cour fédérale une requête en suspension de l’action des intimées — Ces dernières ont affirmé avoir le droit d’ester en justice au Canada en vertu de l’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, malgré l’existence d’une clause contractuelle attribuant une compétence exclusive à un tribunal étranger — L’art. 46(1) attribuait à la Cour fédérale compétence parce que les appelants avait une succursale au Canada et que le contrat avait été conclu au Canada — Force probante à accorder dans le cadre de l’analyse du principe forum non conveniens à la clause d’élection de for des parties et aux jugements anglais confirmant la compétence de la Haute Cour — Il convenait d’accorder une force probante aux jugements anglais en raison des règles de la courtoisie internationale, du souci d’éviter des instances parallèles et des problèmes de reconnaissance des jugements — L’art. 46(1) n’a pas écarté les règles de la courtoisie internationale — L’examen des facteurs pertinents a mené à la conclusion que la Cour fédérale était un tribunal moins approprié.
Interprétation des lois — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime permet au réclamant d’intenter une procédure au Canada relativement au transport de marchandises malgré l’existence d’une clause attributive de compétence exclusive à un tribunal étranger si certaines conditions existent (notamment s’il existe un lien avec le Canada) — L’art. 46(1) a pour objet de remédier à un déséquilibre apparent entre le pouvoir des propriétaires de navire et celui des chargeurs — Cependant, l’art. 46 n’énonce pas que les clauses attributives de compétence exclusive à un tribunal étranger sont nulles et dépourvues d’effet lorsque les conditions d’application sont remplies — Si le législateur avait eu l’intention d’invalider ces clauses dans tous les cas, il l’aurait dit de façon explicite — L’art. 46 supprime le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner la suspension de l’instance pour le seul motif que les parties ont choisi d’attribuer une compétence exclusive, mais il ne supprime pas le pouvoir discrétionnaire d’accorder une suspension en vertu de l’art. 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
Il s’agissait d’un appel d’une ordonnance de la Cour fédérale, qui a refusé de suspendre l’action en dommages‑intérêts intentée par les intimées en raison de la perte partielle d’un chargement transporté par eau. Les appelants ont transporté le chargement des intimées de New York à Monrovia (Liberia). La perte alléguée a été constatée après que les marchandises sont arrivées à Monrovia. Les intimées ont intenté une action devant la Cour fédérale à l’instigation des assureurs du chargement, qui exerçaient leurs activités à Toronto. Après l’institution de cette action, les appelants ont : 1) intenté une action devant la Haute Cour de Londres en vue d’obtenir des dommages‑intérêts pour violation d’une clause du connaissement (le contrat) qui précise que la Haute Cour de Londres est le for exclusif; 2) obtenu une injonction interdisant les poursuites en vue d’empêcher les intimées de faire valoir leur créance au Canada, ou dans un autre pays, en violation de cette clause; et 3) présenté à la Cour fédérale la requête en suspension de l’action des intimées.
Le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime dispose que « le réclamant peut [. . .] intenter une procédure judiciaire [. . .] au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe [. . .] b) l’autre partie a au Canada [. . .] une succursale [. . .]; c) le contrat a été conclu au Canada ». Un des appelants, soit OT Africa Line Ltd., avait une succursale à Toronto, et le contrat a été conclu au Canada. À ce titre, le paragraphe 46(1) attribuait à la Cour fédérale compétence à l’égard des créances des intimées contre les appelants. Les questions litigieuses étaient celles de savoir 1) si le paragraphe 46(1) avait pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire que possède la Cour d’accorder une suspension d’instance en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales lorsque celle‑ci n’est pas le tribunal le plus approprié (forum non conveniens); et, s’il n’a pas cet effet, 2) quelle était la force probante que la Cour devait accorder dans son analyse du principe forum non conveniens à la clause d’élection de for des parties et aux jugements reconnaissant la compétence de la Haute Cour.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Le paragraphe 46(1) supprime le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner la suspension de l’instance pour le seul motif que les parties ont choisi d’attribuer une compétence exclusive à un for situé à l’extérieur du Canada. Cependant, il ne supprime pas expressément son large pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 50(1) de Loi sur les Cours fédérales de suspendre une instance qui relève de sa compétence lorsque « la demande est en instance devant un autre tribunal » ou « l’intérêt de la justice » exige la suspension de l’instance. Il confirme tout simplement la compétence de la Cour en précisant que les réclamants qui répondent à une des trois conditions de rattachement qu’il contient peuvent présenter leur créance au Canada, même en présence d’une clause contractuelle attributive de compétence exclusive à un for étranger.
Bien que le paragraphe 46(1) ait pour objet de remédier à un déséquilibre apparent entre le pouvoir des propriétaires de navire et celui des chargeurs en favorisant ces derniers, il compense ce déséquilibre en donnant uniquement aux réclamants la possibilité d’intenter une action devant un for canadien. Il n’oblige pas les réclamants à faire valoir leur créance au Canada et il n’énonce pas que les clauses attributives de compétence exclusive à un tribunal étranger sont nulles et dépourvues d’effet lorsqu’il existe avec le Canada un lien prévu par la loi.
Trois considérations principales incitaient un tribunal canadien à estimer que les jugements anglais constituaient un facteur dont il convenait de tenir compte dans l’application du principe forum non conveniens : les règles de la courtoisie internationale, le souci d’éviter des instances parallèles portant sur la même question et les problèmes de reconnaissance des jugements dans le cas où les instances parallèles entraîneraient des résultats différents. La Cour suprême du Canada a exposé de façon définitive la conception canadienne de la courtoisie internationale lorsqu’il s’agit de rechercher le tribunal approprié dans l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board). En l’espèce, il s’agissait de savoir si les tribunaux anglais « [auraient] dérogé à tel point à notre propre critère de forum non conveniens, que nos tribunaux seraient autorisés à refuser de respecter la compétence que [se sont attribués] le[s] tribuna[ux] étranger[s] ». On pourrait normalement s’attendre à ce qu’un tribunal canadien en arrive à la même conclusion qu’un tribunal anglais; c’est‑à‑dire que si le droit applicable au contrat était le droit canadien, un tribunal canadien donnerait, en l’absence de motifs impérieux, effet à la clause d’un contrat attribuant une compétence exclusive pour favoriser la sécurité des relations commerciales et respecter le principe de la liberté contractuelle.
Les chargeurs, les consignataires, les marchandises et les ports de chargement et de déchargement n’avaient aucun lien avec le Canada. Bien que l’article 46 confirme la compétence des tribunaux canadiens à l’égard des poursuites instituées par des chargeurs et des consignataires étrangers, cela ne veut pas dire qu’un tribunal appelé à exercer sa compétence doive s’écarter de sa pratique normale constituant à donner effet aux jugements étrangers. Vu le rôle dominant qu’ont joué les assureurs canadiens des marchandises dans le litige, il n’était pas contraire à l’intention du législateur (de protéger les intérêts des exportateurs et des importateurs canadiens) de tenir compte des jugements étrangers pour choisir le tribunal approprié. L’article 46 n’a pas écarté les règles de la courtoisie internationale exposées dans l’arrêt Amchem Products. Il convenait donc d’accorder une force probante aux jugements confirmant la compétence des tribunaux anglais pour décider si la Cour fédérale et non la Haute Cour de Londres était le tribunal approprié. Pour des raisons semblables, il n’était pas incompatible avec la politique qui sous‑tend l’article 46 de tenir compte de l’élection de for effectuée par les parties, notamment parce que la présente affaire ne concernait pas des chargeurs canadiens ou des marchandises canadiennes, mais des assureurs canadiens qui ont acquis par subrogation une créance concernant des chargeurs étrangers et des marchandises étrangères. Si le législateur avait eu l’intention d’invalider les clauses attributives de compétence exclusive dans tous les cas, il aurait pu les déclarer nulles et sans effet.
Les facteurs de rattachement applicables au principe forum non conveniens ont été exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Spar Aerospace Ltd. c. American Mobile Satellite Corp. Les facteurs de rattachement du litige au Canada étaient faibles, alors que ceux qui les rattachaient à l’Angleterre étaient, collectivement, beaucoup plus forts. 1) Les jugements anglais mettaient en jeu les règles de la courtoisie, soulevaient la possibilité d’instances parallèles et rendaient quelque peu problématique la reconnaissance en Angleterre d’un jugement prononcé par la Cour fédérale. 2) Tenir compte du fait que les parties ont choisi la Haute Cour de Londres comme for exclusif respecte le principe de la liberté contractuelle, favorise la certitude dans les relations commerciales et ne va pas à l’encontre de l’objet de l’article 46. 3) Il est en général plus pratique de plaider devant un tribunal du pays dont le droit régit le litige. 4) OT Africa Line Ltd., un des appelants, a son siège social à Londres, et c’est là qu’elle conserve les registres, les livres et les comptes de la société, et où un témoin éventuel demeure. Pour les motifs susmentionnés, la Cour fédérale est un tribunal moins approprié que la Haute Cour de Londres, et l’action des intimées a été suspendue à condition que les appelants poursuivent, sans délai, leur instance devant la Haute Cour d’Angleterre.
lois et règlements cités
Carriage of Goods by Sea Act, 46 U.S.C. App. § 1300 (2000).
Carriage of Goods by Sea Act 1991 (Aust.), No. 160, 1991, art. 11(2).
Civil Procedure Rules 1998, S.I. 1998/3132, règle 11.
Contracts (Applicable Law) Act 1990 (U.K.), 1990, ch. 36.
Convention des Nations Unies sur le transport de marchandises par mer, 1978, conclue à Hambourg le 31 mars 1978, 1695 R.T.N.U. 3 (Règles de Hambourg) [L.C. 2001, ch. 6, ann. 4], art. 21.
Convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (80/934/CEE), art. 3, 4.
Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 44, 46, ann. 4.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 50(1) (mod., idem, art. 46).
Maritime Transport Act 1994 (N.Z.), 1994/104, art. 210(1).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Jian Sheng Co. c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.); Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205; 2002 CSC 78.
décisions différenciées :
Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450; 2003 CSC 27; Incremona‑Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le), [2003] 3 C.F. 220; 2002 CAF 479.
décisions examinées :
OT Africa Line Ltd. v. Magic Sportswear Corporation & Ors, [2004] EWHC 2441 (Comm.); OT Africa Line Ltd. v. Magic Sportswear Corporation & Ors, [2005] EWCA Civ 710; Dongnam Oil & Fats Co. c. Chemex Ltd., 2004 CF 1732.
décisions citées :
Ford Aquitaine Industries SAS c. Canmar Pride (Le), [2005] 4 R.C.F. 441; 2005 CF 431; Vimar Seguros y Reaseguros, S.A. v. M/V Sky Reefer, 515 U.S. 528 (1995); Westec Aerospace Inc. v. Raytheon Aircraft Co. (1999), 173 D.L.R. (4th) 498; 122 B.C.A.C. 18; 67 B.C.L.R. (3d) 278; 34 C.P.C. (4th) 1; 1999 BCCA 243.
doctrine citée
Canada. Chambre des communes. Comité permanent des transports et des opérations gouvernementales. Témoignages, 1re session, 37e législature (27 mars 2001).
Débats de la Chambre des communes, no 058, 1re session, 37e législature (9 mai 2001).
Force, Robert et Martin Davies. « Forum Selection Clauses in International Maritime Contracts » dans Jurisdiction and Forum Selection in International Maritime Law : Essays in Honor of Robert Force. La Haye : Kluwer Law International, 2005, 4.
Talpis, Jeffrey A. et Shelley L. Kath. « The Exceptional as Commonplace in Québec Forum Non Conveniens Law : Cambior, a Case in Point » (2000), 34 R.J.T. 761.
Tetley, William. « Jurisdiction Clauses and Forum Non Conveniens in the Carriage of Goods by Sea » dans Jurisdiction and Forum Selection in International Maritime Law : Essays in Honor of Robert Force. La Haye : Kluwer Law International, 2005, 24.
APPEL d’une décision d’un juge de la Cour fédérale ([2005] 2 R.C.F. 236; 2004 CF 1165) confirmant la décision de la protonotaire (Magic Sportswear Corp. c. OT Africa Line Ltd., 2003 CF 1513) qui rejetait la requête des appelants en suspension de l’action en dommages‑intérêts intentée par les intimées en raison de la perte partielle d’un chargement transporté par eau. Appel accueilli.
ont comparu :
C. William Hourigan pour les appelants.
Marc D. Isaacs pour les intimées.
avocats inscrits au dossier :
Fasken Martineau DuMoulin LLP, Toronto, pour les appelants.
Strathy & Associates, Toronto, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1]Les contrats de transport de marchandises par mer précisent souvent le tribunal qui aura compétence exclusive pour trancher les différends entre l’expéditeur et le transporteur ainsi que le droit applicable. La Haute Cour ou un arbitre, de Londres, est souvent désignée comme étant le for exclusif lorsque les différends découlant du contrat doivent être résolus selon le droit anglais. L’obligation d’intenter une poursuite devant un tribunal étranger pour faire valoir une créance découlant de la perte de marchandises occasionne aux expéditeurs canadiens des coûts élevés et des complications et risque de les priver d’un recours efficace en cas de rupture de contrat de la part des transporteurs et de les inciter à accepter un règlement favorable à ces derniers.
[2]En 2001, le législateur a réglé ce problème en adoptant le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 :
46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :
a) le port de chargement ou de déchargement—prévu au contrat ou effectif—est situé au Canada;
b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;
c) le contrat a été conclu au Canada.
[3]Dans la présente affaire, les transporteurs interjettent appel d’une ordonnance du juge de la Cour fédérale confirmant la décision de la protonotaire qui rejetait leur requête en suspension de l’action en dommages‑intérêts intentée par des chargeurs en raison de la perte partielle d’un chargement. Les motifs de la protonotaire sont publiés sous l’intitulé Magic Sportswear Corp. c. OT Africa Line Ltd., 2003 CF 1513, et ceux du juge sous l’intitulé Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le), [2005] 2 R.C.F. 236 (C.F.).
[4]L’appel porte sur la question de savoir si le différend concernant la perte de marchandises alléguée doit être tranché par la Haute Cour de Londres, comme le prévoit le contrat, ou par la Cour fédérale, qui a compétence sur ce litige en vertu du paragraphe 46(1). Il y a lieu d’examiner deux questions. Premièrement, dans quelle mesure le paragraphe 46(1) a‑t‑il modifié les principes de droit international privé concernant le pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’exercer sa compétence pour le motif qu’un autre tribunal est plus approprié? Deuxièmement, la Cour est‑elle tenue de se prononcer sur cette question en tenant compte des jugements étrangers et des clauses contractuelles attributives de compétence exclusive à un tribunal étranger?
B. LE CONTEXTE
[5]Après l’institution de l’action par les chargeurs devant la Cour fédérale, les transporteurs ont demandé et obtenu de la Haute Cour de Londres une injonction interdisant les poursuites en vue d’empêcher les expéditeurs de faire valoir leur créance au Canada, ou dans un autre pays, en violation de la clause du contrat qui désigne la Haute Cour de Londres comme for exclusif. Armés du jugement anglais, les transporteurs ont présenté à la Cour fédérale une requête en suspension de l’action des expéditeurs.
[6]Les appelants sont OT Africa Line Ltd., OT Africa Line, ainsi que les propriétaires, affréteurs et toutes les personnes ayant un droit sur les deux navires qui ont transporté le chargement de New York à Monrovia (Liberia) via Le Havre, où il a été transbordé. OT Africa Line Ltd. a son siège social à Londres et des bureaux dans différents pays, notamment une succursale à Toronto où elle exerce ses activités par le truchement de l’agence Seabridge International Shipping Inc. Je désignerai les appelants comme « les transporteurs ».
[7]Les intimées en appel sont Magic Sportswear Corporation, une société du Delaware, qui exploite son entreprise à New York, et Blue Banana, une société libérienne, qui exerce ses activités à Monrovia. Ces sociétés sont le chargeur et le consignataire, respective-ment, du chargement dont la perte est alléguée, et elles sont demanderesses dans l’action introduite devant la Cour fédérale contre les transporteurs en vue d’obtenir des dommages‑intérêts pour le préjudice subi. Je désignerai l’ensemble des intimées par le vocable « les chargeurs ».
[8]La perte alléguée a été constatée et fait l’objet d’une enquête après que le navire transportant les marchandises soit arrivé à Monrovia. L’action a été intentée à l’instigation des assureurs des marchandises qui ont versé la somme réclamée par le consignataire aux termes de la police d’assurance et qui exercent leur droit de subrogation dans les droits des chargeurs.
[9]Tout comme les chargeurs, les marchandises n’ont aucun lien avec le Canada. Les assureurs du chargement exercent cependant leurs activités à Toronto, lieu où le connaissement constatant le contrat de transport des marchandises a été délivré le 5 février 2002 et où le fret maritime était payable à OT Africa Line Ltd.
[10]La clause du connaissement contenant les conditions pertinentes au présent appel énonce ce qui suit :
[traduction]
25. DROIT ET COMPÉTENCE
1) Tout différend qui s’élèverait entre les parties relativement à l’exécution du connaissement ressortit exclusivement au droit anglais et à la Haute Cour de Londres.
2) Toute stipulation du présent contrat qui serait incompatible avec une convention internationale ou une loi nationale applicables auxquelles il ne peut être dérogé par contrat privé est nulle et de nul effet dans la seule mesure de cette incompatibilité.
[11]Voici la chronologie des principaux événements qui ont marqué la longue histoire de ce litige :
· 1er août 2003 : les chargeurs introduisent une action devant la Cour fédérale contre les transporteurs et réclament 30 000 $ pour rupture de contrat en raison de la perte partielle du chargement;
· 15 août 2003 : l’avis de l’action des chargeurs est si-gnifié au bureau de Toronto de la OT Africa Line Ltd.;
· 3 septembre 2003 : les transporteurs introduisent une instance à Londres dans laquelle ils demandent : i) des dommages‑intérêts contre les chargeurs parce qu’ils ont introduit une action devant la Cour fédérale en violation de la claude 25 des conditions du connaissement; ii) des dommages‑intérêts contre les assureurs du chargement pour incitation à rupture de contrat; iii) une injonction interdisant les poursuites engagées par les chargeurs et leurs assureurs pour leur interdire de violer la clause 25 en intentant leur action devant la Cour fédérale et d’introduire une autre instance pour la prétendue perte de marchandises dans un autre lieu que Londres; et iv) un jugement déclarant que les transporteurs ne sont pas responsables de la perte partielle des marchandises, alléguée par les chargeurs;
· 8 septembre 2003 : les transporteurs obtiennent du juge Gross, un juge de la Haute Cour de Londres, une injonction provisoire interdisant les poursuites dans le cadre d’une requête ex parte, dont les chargeurs n’ont été informés que peu de temps avant son instruction;
· 9 septembre 2003 : les transporteurs déposent une requête devant la Cour fédérale pour obtenir la suspension de l’action introduite contre eux par les chargeurs;
· 28 octobre 2003 : à la demande de leurs assureurs, les chargeurs déposent un accusé de réception de la signification dans lequel ils font part de leur intention de contester la compétence de la Haute Cour mais ils ne présentent pas, par la suite, de déclinatoire de compétence;
· 15 décembre 2003 : la protonotaire Milczynski de la Cour fédérale prononce à l’audience une ordonnance dans laquelle elle rejette la requête présentée par les transporteurs en vue d’obtenir une ordonnance suspendant l’action des chargeurs instituée contre eux devant la Cour fédérale en vue d’obtenir des dommages‑ intérêts pour la perte partielle de marchandises. Les motifs écrits sont rendus le 22 décembre 2003;
· 5 avril 2004 : le juge Cooke de la Haute Cour d’Angleterre autorise les transporteurs à mettre en cause à titre de parties à l’instance anglaise les assureurs des chargeurs, à leur signifier les documents au Canada et à modifier leur demande en conséquence;
· 23 août 2004 : le juge O’Keefe de la Cour fédérale rejette l’appel interjeté par les transporteurs à l’égard de l’ordonnance de la protonotaire qui refusait la suspension de l’instance;
· 3 novembre 2004 : le juge Langley, un juge de la Chambre commerciale de la Haute Cour de Londres, délivre une injonction interdisant les poursuites contre les chargeurs. Ces motifs sont publiés à [2004] EWHC 2441 (Comm.) [OT Africa Line Ltd. v. Magic Sportswear Corporation & Ors];
· 13 juin 2005 : la Cour d’appel anglaise rejette l’appel des chargeurs contre l’injonction interdisant les poursuites. Les motifs de la Cour d’appel sont publiés à [2005] EWCA 710 [OT Africa Line Ltd. v. Magic Sportswear Corporation & Ors];
· 15 juin 2005 : l’appel interjeté par les transporteurs devant la Cour à l’encontre de l’ordonnance du juge O’Keefe est ajourné en attendant la décision relative à la requête présentée par les chargeurs à la Chambre des Lords en vue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance de la Cour d’appel de l’Angleterre confirmant l’injonction interdisant les poursuites;
· 9 décembre 2005 : la Chambre des Lords rejette la requête en autorisation d’appel;
· 21 juin 2006 : la Cour entend l’appel des transporteurs.
C. LES QUESTIONS EN LITIGE ET LES POSITIONS DES PARTIES
[12]Les chargeurs réclament des dommages‑intérêts d’un montant relativement modeste pour la perte du chargement, mais cette affaire soulève des questions de principe susceptibles de toucher des centaines de demandes semblables. La question en litige porte sur le choix du tribunal approprié pour entendre la demande et sur un conflit de lois.
[13]Le droit anglais, le droit applicable au contrat en l’espèce, considère que la clause contractuelle d’élection de for adoptée par les parties a un effet pratiquement déterminant. Par contre, le paragraphe 46(1) autorise une partie à intenter une action au Canada pour rupture de contrat, malgré la présence d’une clause attribuant la compétence exclusive en matière de règlement des différends découlant du contrat à un tribunal étranger, pourvu que le réclamant démontre que les parties ou le contrat ont avec le Canada un des liens prévus par la loi.
[14]En l’espèce, le paragraphe 46(1) attribue à la Cour fédérale compétence à l’égard des créances des chargeurs contre les transporteurs lorsque le contrat a été conclu au Canada et que les transporteurs ont un établissement au Canada. L’appel soulève deux questions concernant l’exercice de cette compétence.
[15]Premièrement, le paragraphe 46(1) a‑t‑il pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire que possèdent la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale d’accorder une suspension d’instance aux termes du paragraphe 50(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 46] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], même dans le cas où un autre tribunal est plus approprié (notion de forum non conveniens) que le tribunal canadien? Les transporteurs affirment que ce n’est pas le cas, et les chargeurs affirment que c’est le cas.
[16]La Loi sur les Cours fédérales contient la disposition suivante qui se rapporte au présent appel :
50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
[17]Deuxièmement, si le paragraphe 46(1) n’a pas pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire de la Cour de suspendre l’instance lorsqu’elle est un tribunal moins approprié, quelle est la force probante que la Cour doit accorder, le cas échéant, dans son analyse du principe forum non conveniens, à la clause d’élection de for des parties et aux jugements reconnaissant la compétence de la Haute Cour d’Angleterre sur le litige en vertu de la clause lui attribuant une compétence exclusive?
[18]Les transporteurs affirment que les règles de la courtoisie internationale et la liberté contractuelle, la sécurité des relations commerciales et le souci d’éviter des instances parallèles se déroulant au Canada et en Angleterre exigent que la Cour accorde à ces facteurs une force probante considérable. Les chargeurs affirment, de leur côté, qu’attribuer une force probante à la clause attributive de compétence exclusive et aux jugements anglais irait à l’encontre de l’objet du paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime en les privant de leur droit légal d’ester en justice au Canada, malgré l’existence d’une clause contractuelle attribuant une compétence exclusive à un tribunal étranger.
[19]Pour les motifs qui suivent, j’estime que les transporteurs ont raison et qu’il y a lieu de suspendre l’action intentée par les chargeurs devant la Cour fédérale. Je serais donc d’avis de faire droit à l’appel des transporteurs.
D. ANALYSE
Question en litige 1 : La norme de contrôle
[20]Le juge Décary a clairement exposé, au paragraphe 12 de l’arrêt Jian Sheng Co. c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.), les motifs permettant à la Cour d’annuler une décision de la Cour fédérale à l’égard d’une requête en suspension :
Une Cour d’appel chargée de contrôler la décision discrétionnaire d’un juge des requêtes dans le cadre d’une demande de suspension des procédures fondée sur une clause attributive de compétence doit confirmer la décision à moins qu’elle soit mal fondée ou manifestement erronée (voir Seapearl [Seapearl (Navire M/V) c. Seven Seas Dry Cargo Shipping Corporation de Santiago (Chili), [1982] 2 C.F. 161 (C.A.)], à la page 1767, le juge Pratte). Une norme de contrôle semblable doit être appliquée par un juge des requêtes en appel d’une ordonnance de cette nature rendue par un protonotaire (voir Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), à la page 454). La présente Cour ne peut donc intervenir que si le juge des requêtes n’avait aucun motif de modifier la décision du protonotaire ou, advenant l’existence de tels motifs, si sa propre décision était mal fondée ou qu’elle était manifestement erronée.
[21]En l’espèce, les questions soulevées en appel sont des questions de droit. La première question de droit est celle de savoir si le paragraphe 46(1) a pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire de la Cour de refuser d’exercer sa compétence pour le motif qu’elle n’est pas le tribunal approprié. Si ce paragraphe n’a pas pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner une suspension d’instance, il se pose alors une seconde question de droit, à savoir : y a‑t‑il lieu d’accorder une force probante à la clause attributive de compétence exclusive et aux jugements dans lesquels les tribunaux anglais affirment leur compétence à l’égard du litige?
[22]Si la Cour fédérale a commis une erreur sur une de ces deux questions, elle a alors exercé son pouvoir discrétionnaire de façon erronée et la Cour est fondée à annuler l’ordonnance et à lui substituer sa propre ordonnance.
Question en litige 2 : Le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime a‑t‑il pour effet de supprimer la compétence que possède la Cour aux termes de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales de suspendre l’instance instituée par les chargeurs devant la Cour fédérale si ce tribunal n’est pas approprié?
[23]Pour la commodité du lecteur, je reproduis à nouveau le paragraphe 46(1), qui se trouve au cœur du présent appel.
46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :
a) le port de chargement ou de déchargement—prévu au contrat ou effectif—est situé au Canada;
b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;
c) le contrat a été conclu au Canada.
[24]Il est reconnu par les parties que cette disposition attribue à la Cour fédérale compétence à l’égard de la demande présentée par les chargeurs dans la présente affaire. Premièrement, les Règles de Hambourg (Convention des Nations Unies sur le transport de marchandises par mer, 1978, 31 mars 1978, 1695 R.T.N.U. 3 [L.C. 2001, ch. 6, ann. 4]), qui sont entrées en vigueur sur le plan international le 1er novembre 1993 parce que 20 pays les avaient ratifiées ou y avaient adhéré, ne s’appliquent pas, et le contrat confie à un tribunal non canadien le pouvoir de trancher les demandes découlant du contrat. Deuxièmement, deux des facteurs légaux établissant un lien avec le Canada sont remplis : la défenderesse visée par la demande, OT Africa Line Ltd., a un établissement au Canada (alinéa 46(1)b)), et le contrat de transport des marchandises a été conclu au Canada (alinéa 46(1)c)). Troisièmement, la Cour fédérale aurait le pouvoir d’entendre la demande si le contrat avait prévu le renvoi de la demande au Canada.
[25]Les chargeurs soutiennent que le paragraphe 46(1) a non seulement pour effet d’attribuer compétence à la Cour fédérale à l’égard du litige, mais aussi celui d’ordonner à la Cour d’exercer sa compétence, sans qu’elle soit tenue d’examiner si c’est elle ou la Haute Cour de Londres qui est le tribunal le plus approprié. Par conséquent, affirment‑ils, la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a pris une décision contraire. Je ne peux souscrire à cet argument pour les trois motifs qui suivent.
[26]Premièrement, le paragraphe 46(1) n’énonce pas qu’une fois établi l’un des critères attributifs de compétence du paragraphe 46(1), la juridiction devant laquelle le réclamant a choisi d’intenter une action est tenue d’exercer sa compétence. Ce paragraphe prévoit simplement que, lorsqu’il s’applique, le réclamant peut introduire une poursuite devant la juridiction canadienne qui aurait été compétente si le contrat avait prévu le renvoi de la créance au Canada. Il ne fournit aucune directive à la juridiction canadienne que le réclamant a saisi de sa demande au sujet de la façon dont elle doit exercer sa compétence.
[27]Deuxièmement, le paragraphe 46(1) ne supprime pas expressément le large pouvoir discrétionnaire que possèdent la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale aux termes du paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales de suspendre une instance qui relève de leur compétence, lorsque « la demande est en instance devant un autre tribunal », ou « l’intérêt de la justice » exige la suspension de l’instance. À mon avis, il faudrait des termes plus clairs que ceux de l’article 46 pour retirer à ces tribunaux un pouvoir essentiel à leur capacité de contrôler leur propre procédure.
[28]Troisièmement, interpréter le paragraphe 46(1) comme s’il avait implicitement pour effet de supprimer le pouvoir discrétionnaire des Cours fédérales de prononcer la suspension de l’instance pour le motif qu’il existe un autre tribunal plus approprié entraînerait des résultats étranges.
[29]Supposons, par exemple, que, dans la présente affaire, en plus des clauses relatives au choix du droit anglais et d’élection de for, le contrat prévoyait que les marchandises seraient transportées de New York à Londres, que le connaissement ait été délivré à Londres et que la perte du chargement alléguée soit survenue à Londres, ville où résidaient tous les témoins.
[30]Étant donné que tous ces facteurs de rattachement militent en faveur du renvoi du litige à un tribunal concurrent, en Angleterre, il ne serait pas logique d’obliger la Cour fédérale à trancher le litige, pour la seule raison qu’elle a compétence aux termes du paragraphe 46(1) pour le motif que le transporteur a un bureau à Toronto. De plus, si l’instance avait déjà été introduite en Angleterre, interpréter ces dispositions législatives comme si elles interdisaient à un tribunal canadien d’examiner par la suite la question de savoir s’il est un tribunal non approprié interdirait à ce tribunal de tenir compte des règles de la courtoisie internationale.
[31]Il serait également étrange de conclure que le paragraphe 46(1) oblige un tribunal canadien à trancher un litige parce que les parties ont convenu de confier ledit litige à un tribunal non canadien, alors que si le contrat ne contenait pas de clause attributive de compé-tence exclusive, le tribunal canadien aurait refusé d’exercer sa compétence pour le motif qu’il n’était pas le tribunal approprié.
[32]L’avocat des chargeurs soutient que la Cour est liée par le précédent qui a établi que le paragraphe 46(1) a non seulement pour effet d’attribuer compétence au tribunal canadien saisi par le réclamant, mais aussi d’obliger le tribunal en question à l’exercer. Il se fonde en particulier sur les paragraphes suivants des motifs du juge Bastarache, parlant au nom de la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450, aux paragraphes 37 et 38 :
Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l’une ou l’autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d’élection de for. Le fait que le port de chargement ou de déchargement effectif est situé au Canada fait partie des conditions énoncées. Dans la présente affaire, nul ne contesterait que la Cour fédérale a compétence pour connaître de la demande des intimées si ce n’était que l’art. 46 ne s’applique pas aux procédures engagées avant son entrée en vigueur : Incremona‑Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le), [2002] A.C.F. no 1699 (QL), 2002 CAF 479, par. 13‑24. L’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime n’est donc pas pertinent en l’espèce.
En fait, il semblerait, à la lecture du par. 46(1), que le législateur a jugé opportun, dans des circonstances bien précises, de limiter la portée des clauses d’élection de for en facilitant l’instruction au Canada des demandes se rapportant au transport maritime de marchandises et ayant un lien minimal avec notre pays. Cette mesure législative ne justifie cependant pas le revirement jurisprudentiel fondamental de la Cour d’appel en l’espèce. Au contraire, le par. 46(1) témoigne de l’intention du législateur de n’élargir la compétence de la Cour fédérale que dans des cas bien particuliers que pourra facilement identifier le protonotaire saisi d’une demande de suspension fondée sur la clause d’élection de for d’un connaissement. Le paragraphe 46(1) n’oblige aucunement le protonotaire à examiner le bien‑fondé de l’instance, une démarche conforme aux objectifs généraux de certitude et d’efficacité sous‑jacents à ce domaine du droit.
[33]Le sens de ce passage n’est peut‑être pas très clair, mais je ne souscris pas à l’interprétation qu’en donne l’avocat des chargeurs. À mon avis, le juge Bastarache a dit que, lorsqu’une des conditions légales d’attribution de compétence est remplie, le paragraphe 46(1) supprime le pouvoir discrétionnaire de la Cour de suspendre l’instance pour l’unique raison qu’il existe une clause d’élection de for étranger. Le juge Bastarache n’examinait donc pas la question qui se pose ici, à savoir : le paragraphe 46(1) supprime‑t‑il également le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner la suspension de l’instance lorsque, après avoir pris en considération toutes les circonstances de l’espèce, elle ne constitue pas le tribunal approprié.
[34]J’interprète de la même façon le passage des motifs prononcés par le juge Nadon au nom de la Cour dans l’arrêt Incremona‑Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S) s.n.c. c. Castor (Le), [2003] 3 C.F. 220, au paragraphe 13 et mentionné ci‑dessus par le juge Bastarache.
[35]L’avocat des chargeurs affirme également que le paragraphe 46(1) n’aurait guère de raison d’être s’il n’était pas interprété de façon à supprimer le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale d’accorder une suspension pour le motif qu’elle ne constitue pas un tribunal approprié. Là encore, je ne peux souscrire à cet argument.
[36]Premièrement, le paragraphe 46(1) confirme la compétence de la Cour en précisant que les réclamants qui répondent à une des trois conditions de rattachement énoncées aux alinéas a), b) et c) peuvent présenter leur créance au Canada, même en présence d’une clause contractuelle attributive de compétence exclusive à un for étranger. Deuxièmement, les fondements légaux de cette compétence sont plus simples à appliquer que la notion de [traduction] « lien réel et substantiel » de la common law pour décider si la Cour a le pouvoir d’examiner la créance et, peut‑on soutenir, sont plus faciles à établir. Troisièmement, cette disposition supprime le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’ordonner la suspension de l’instance pour le seul motif que les parties ont choisi d’attribuer une compétence exclusive à un for situé à l’extérieur du Canada.
[37]Par conséquent, tout comme le juge de la Cour fédérale, je souscris à l’analyse de la protonotaire (au paragraphe 16 de ses motifs) sur ce point : voir également Ford Aquitaine Industries SAS c. Canmar Pride (Le), [2005] 4 R.C.F. 441 (C.F.), aux paragraphes 38 à 40. Par conséquent, si le paragraphe 46(1) attribue effectivement à la Cour fédérale compétence sur la demande fondée sur la perte partielle de marchandises présentée par les chargeurs, il y a néanmoins lieu de décider si la Cour fédérale ou la Haute Cour de Londres est le tribunal approprié pour décider s’il convient de faire droit à la requête en suspension présentée par les transporteurs.
Question en litige 3 : La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en refusant, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, de suspendre l’action des chargeurs, pour le motif qu’elle n’était pas un tribunal non approprié?
i) Les jugements anglais
a) la question de l’acquiescement
[38]La Cour fédérale semble avoir appliqué la notion de forum non conveniens sans tenir compte de l’injonction provisoire interdisant les poursuites délivrée ex parte par le juge Gross de la Haute Cour de Londres, pour le motif que les chargeurs n’avaient pas acquiescé à la compétence du tribunal anglais.
[39]La protonotaire a écarté l’argument selon lequel les chargeurs avaient acquiescé en se fondant principalement sur un commentaire des Règles de procédure civiles anglaises [Civil Procedure Rules 1998, S.I. 1998/3132]. Elle a également mentionné la possibilité qu’il existe des raisons pratiques pour lesquelles les chargeurs n’ont pas contesté la compétence du tribunal anglais. En appel, le juge de la Cour fédérale a souscrit à ce raisonnement. À mon avis, ils ont commis une erreur en écartant le jugement anglais en raison de l’absence d’acquiescement.
[40]Le droit étranger est une question de fait qu’il convient de trancher en se fondant sur la preuve présentée au tribunal. Le dossier présenté à la protonotaire comprenait un affidavit non contredit émanant de Sean Gibbons, un avocat anglais et un associé du cabinet qui représentait les transporteurs dans l’instance anglaise dans le cadre de l’injonction interdisant les poursuites.
[41]M. Gibbons a expliqué dans son affidavit qu’après que le juge Gross ait délivré une injonction interdisant les poursuites, les avocats anglais des chargeurs ont déposé deux accusés de réception de signification auprès de la Chambre commerciale dans lesquels ils exprimaient leur intention de contester la compétence des tribunaux anglais sur la créance concernant les marchandises. Ils ont toutefois omis de présenter un déclinatoire de compétence dans les 28 jours, comme le prescrivent les règles de la Chambre commerciale.
[42]M. Gibbons a également déclaré que, selon la Règle 11, paragraphe 5 des Règles de procédure civiles 1998 d’Angleterre, lorsque les chargeurs ont omis de contester la compétence du tribunal dans le délai imparti après le dépôt de leur accusé de réception de signification, ils sont considérés, selon le droit anglais, comme ayant admis que le tribunal avait compétence à l’égard de la demande. Les motifs du juge Langley (au paragraphe 11), qui ont été prononcés après les décisions de la protonotaire et de la Cour fédérale, confirment l’interprétation qu’a donnée M. Gibbons du droit anglais sur ce point.
[43]J’ai conclu que le refus de la Cour fédérale d’attacher une force probante à l’injonction interdisant les poursuites était fondé sur une appréciation erronée de la preuve et je dois maintenant examiner de novo quelle est la force probante qu’il convient d’accorder, dans le cadre d’une analyse de la notion de forum non conveniens, aux décisions anglaises, notamment les décisions du juge Langley et de la Cour d’appel d’Angleterre, dont ne disposait pas la Cour fédérale.
b) la Chambre commerciale
[44]Siégeant en Chambre commerciale, le juge Langley a eu la possibilité de prendre connaissance des motifs de la protonotaire et du juge de la Cour fédérale. Les questions en litige devant la Chambre commerciale qui touchent le plus le présent appel étaient celles de savoir i) si l’action instituée par les transporteurs devant la Haute Cour d’Angleterre devait être suspendue compte tenu du fait que les chargeurs avaient déjà intenté une poursuite devant la Cour fédérale et ii) s’il y avait lieu de confirmer ou de lever l’injonction interdisant les poursuites obtenue par les transporteurs contre les chargeurs et s’il y avait lieu de délivrer une injonction semblable contre leurs assureurs.
[45]En ce qui concerne la première question en litige, il a déclaré que les tribunaux anglais donnaient habituellement effet aux clauses contractuelles attributives de compétence exclusive en l’absence de « motifs impérieux » de ne pas le faire. Il a ainsi raisonné (au paragraphe 33) qu’il faudrait [traduction] « un motif exceptionnel » pour suspendre l’instance anglaise dans une affaire où les parties avaient désigné la Haute Cour de Londres comme le tribunal exclusif chargé de trancher les litiges découlant du contrat.
[46]Le juge Langley a refusé d’écarter la règle de droit international privé anglais selon laquelle la clause contractuelle attributive de compétence exclusive joue normalement un rôle déterminant. Il a statué que les facteurs de rattachement avec le Canada invoqués par les chargeurs (le lieu du contrat, le lieu du versement du fret maritime et le lieu où se trouve le bureau des transporteurs) n’étaient pas très importants et ne concernaient pas les questions découlant de la demande relative aux marchandises. Par conséquent, à part l’effet du paragraphe 46(1), qu’il a qualifié de « question essentielle », il a conclu que les chargeurs n’avaient pas démontré qu’il y avait lieu de rendre une ordonnance suspendant l’action des transporteurs intentée en Angleterre.
[47]Le juge Langley a déclaré que le paragraphe 46(1) se rapportait à la demande de suspension de l’instance anglaise, ainsi qu’à l’injonction interdisant les poursuites qui empêche les chargeurs de faire valoir leur demande devant un autre tribunal. Il a déclaré au sujet de ces deux points que la question était de savoir si le paragraphe en question constituait « des motifs impérieux » de ne pas donner effet à la clause attributive de compétence exclusive. Il a conclu (au paragraphe 41) que :
[traduction] [. . .] il n’est pas très logique de considérer l’article 46 comme une circonstance exceptionnelle qui va au‑delà de l’affaire habituelle dans laquelle une partie souhaite intenter une action devant un autre tribunal, en se fondant sur les principes qui guident l’exercice par ce tribunal de sa propre compétence, malgré l’existence d’une clause attributive de compétence exclusive liant cette partie. Dans ces circonstances, il est, à mon avis, bien établi en droit anglais, par les plus hautes instances judiciaires, qu’il y a lieu d’accorder une injonction interdisant la poursuite dans le principal but d’obliger les parties à respecter l’entente qu’elles ont conclue.
c) la Cour d’appel
[48]Dans des motifs plus détaillés, le lord juge Longmore a déclaré (au paragraphe 15) que la question essentielle était la mesure dans laquelle, lorsqu’il s’agit de suspendre l’action intentée par les chargeurs, le tribunal anglais devrait tenir compte du paragraphe 46(1) et des jugements de la Cour fédérale dans lesquels celle‑ci a refusé de suspendre l’action des chargeurs. Il a noté que, lorsque le législateur a adopté l’article 46, il a adopté une disposition respectant les clauses attributives de compétence semblables à l’article 21 des Règles de Hambourg, que le Canada n’a pas encore introduit dans son droit interne.
[49]Il a jugé que, selon le droit international privé anglais, le conflit entre le paragraphe 46(1) et la règle de common law concernant les clauses attributives de compétence exclusive devait être résolu en appliquant le droit régissant l’interprétation et l’exécution du contrat. Les parties avaient convenu que tout litige découlant du contrat serait tranché selon le droit anglais et les règles anglaises de conflit de lois autorisent les parties à préciser le droit applicable au contrat. Par conséquent, a‑t‑il raisonné, selon le droit international privé anglais, la Cour est tenue de donner effet à la clause attributive de compétence exclusive dans la présente affaire, en l’absence de motifs impérieux de ne pas le faire.
[50]Le lord juge Longmore a considéré que l’article 46 n’était pas un fondement suffisant pour suspendre l’action intentée par les transporteurs en Angleterre, pour le motif que (au paragraphe 24) :
[traduction] [. . .] aucun tribunal anglais ne s’attendrait à ce qu’un tribunal étranger suspende une action en raison d’une disposition du droit anglais, si l’action a été introduite devant le tribunal étranger en vertu d’un contrat, régi par le droit qu’applique ce tribunal, et prévoyant que l’instance devait être introduite devant les tribunaux de ce pays. De la même façon, un tribunal anglais espérerait que la décision de suspendre une action introduite en Angleterre, conformément à une clause attributive de compétence exclusive d’un contrat régi par le droit anglais, serait respectée par un tribunal étranger.
[51]Pour des raisons semblables, il a estimé opportun de renforcer son refus de suspendre l’instance par la délivrance d’une injonction interdisant les poursuites, en déclarant qu’il ne s’agissait pas là d’une attaque contre le législateur ou les tribunaux canadiens, étant donné que l’injonction ne restreignait les chargeurs que s’ils décidaient de poursuivre au Canada leur action intentée pour rupture de contrat. En outre, a‑t‑il ajouté, le fait de délivrer l’injonction permettrait d’éviter que la même créance donne lieu à des instances parallèles, une possibilité peu souhaitable, risquant de déboucher sur des résultats contradictoires.
[52]Dans ses motifs concourants, le lord juge Rix a déclaré (au paragraphe 54) que les principes régissant l’exercice par les tribunaux anglais de leur pouvoir discrétionnaire résiduaire de ne pas donner effet à une clause contractuelle attributive de compétence exclusive « si l’intérêt de la justice l’exige » sont analogues à ceux qui s’appliquent au choix du tribunal approprié. Il a fait remarquer, à propos du paragraphe 46(1), que la Cour fédérale n’avait pas vu dans la clause attributive de compétence exclusive un facteur dont il y avait lieu de tenir compte dans son analyse du principe forum non conveniens.
[53]Le lord juge Rix a examiné l’argument avancé par les chargeurs selon lequel le paragraphe 46(1) reflète un consensus international de plus en plus large, concrétisé par les Règles de Hambourg, concernant les clauses attributives de compétence exclusive. L’argument était fondé sur le fait que les considérations de courtoisie internationale militaient contre la délivrance d’une injonction interdisant les poursuites, à titre d’exception au principe de common law qui privilégie l’autonomie des parties dans l’élection d’un for exclusif.
[54]Le lord juge Rix a écarté cet argument en se fondant notamment sur une observation du juge Sopinka dans l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie‑ Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, à la page 934, selon laquelle, à titre de courtoisie, un tribunal canadien respecterait la décision d’un tribunal étranger d’exercer sa compétence sur une question donnée, en se fondant sur des principes à peu près conformes à ceux du droit international privé canadien. Par contre, un tribunal canadien ne respecterait pas la décision d’un tribunal étranger d’exercer sa compétence si ce dernier se fondait sur un motif qui serait incompatible avec ces principes et causerait une injustice au plaideur qui saisirait un tribunal canadien.
[55]Le lord juge Rix a déduit (au paragraphe 81) des motifs du juge Sopinka que le droit canadien [traduction] « comprendrait sans prendre ombrage » la délivrance d’une injonction interdisant les poursuites dans la présente affaire par les tribunaux anglais, qui appliquaient la loi du contrat, en vue d’empêcher les chargeurs de demander réparation au Canada dans un cas où, contrairement à la règle normalement appliquée au Canada, une disposition législative oblige les tribunaux canadiens à ne pas donner effet à une clause attributive de compétence exclusive à un tribunal étranger adoptée par les parties.
ii) Le paragraphe 46(1)
[56]D’après les observations présentées aux comités parlementaires et aux déclarations faites au cours des Débats de la Chambre des communes, il semble que l’article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime a été principalement adopté pour que les exportateurs et importateurs canadiens ne soient pas tenus de faire valoir leurs créances contre les transporteurs devant un tribunal étranger, parce que cela risquerait d’entraîner pour eux des coûts prohibitifs. Lorsqu’il est applicable, l’article 46 offre au plaideur la possibilité de renvoyer sa créance à un tribunal compétent canadien, malgré la présence d’une clause attributive de compétence exclusive à un tribunal étranger figurant dans le contrat de transport.
[57]Les débats parlementaires reflètent le souci de protéger les petits et moyens chargeurs et consignataires canadiens qui n’ont pas le même pouvoir de négociation que les propriétaires de navire lorsqu’il s’agit de s’entendre sur les termes du contrat : les clauses attributives de compétence exclusive sont normalement insérées dans le contrat dans l’intérêt du transporteur. Étant donné que le Canada est une nation commerçante, les intérêts des exportateurs et importateurs canadiens constituent une préoccupation publique légitime.
[58]C’est ainsi que, dans ses observations présentées au comité permanent de la Chambre des communes qui examinait un projet de loi contenant ce qu’est devenu l’article 46, M. James Gould, président de l’Association canadienne de droit maritime à l’époque, a déclaré que l’Association était favorable à cette disposition parce que :
[. . .] elle permet à un réclamant canadien—et il s’agit bien d’un choix qu’on lui offre—d’intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada, dans les cas où le lien avec le Canada est clairement établi. Elle fournirait un avantage aux exportateurs et importateurs canadiens dont le seul choix serait d’abandonner leur demande de réclamation ou d’intenter une procédure judiciaire ou arbitrale dans un pays étranger.
De manière plus précise, le règlement de créances peu élevées peut être source de nombreux problèmes et entraîner des coûts exorbitants si on est obligé d’intenter une procédure judiciaire ou arbitrale dans un pays étranger [. . .]
Si la clause de juridiction [c.‑à‑d. l’art. 46] n’est pas adoptée, les importateurs et exportateurs canadiens continueront d’être sérieusement défavorisés par rapport aux armateurs et aux exploitants étrangers.(Canada, Chambre des communes, Comité permanent des transports et des opérations gouvernementales. Témoignages (27 mars 2001), à 12 h 05 et 12 h 10.)Et, au cours d’un échange avec un représentant des intérêts des propriétaires de navire, le député Marcel Proulx a déclaré :
Je présume que la raison de l’article 46, c’est d’éviter à des consommateurs canadiens, peu importe leur taille, d’avoir à faire face à des dépenses exorbitantes pour se défendre ou pour intenter une action contre un de vos clients à l’étranger. Ce doit être là le raisonnement sur lequel repose cet article, du moins en partie.
(Canada, Chambre des communes, Comité permanent des transports et des opérations gouvernementales. Témoignages (27 mars 2001), à 11 h 40.)
Il est clair que, dans cet échange, les « consommateurs canadiens » sont en fait les expéditeurs de marchandises canadiens.
[59]La position des partisans de l’article 46 a été bien exposée par le député Norman Doyle qui a déclaré à la Chambre des communes :
D’ailleurs, une culture s’est installée selon laquelle la plupart des différends sont réglés dans des salles de conseil et des tribunaux britanniques. Cela fait l’affaire des grandes lignes de navigation et des gens de robe britanniques. Cependant, je suis d’avis que, dans un tel contexte, un petit exportateur canadien serait nettement désavantagé face aux grandes lignes de navigation [. . .]
(Débats de la Chambre des communes, 37e législature, 1re session, no 058, 9 mai 2001, à 16 h 45.)
[60]Il convient de lire certaines déclarations citées ci‑dessus à la lumière du fait que les chargeurs assurent habituellement les marchandises et que, comme c’est le cas ici, les assureurs sont les véritables parties. Néanmoins, le principal objectif recherché avec l’article 46 serait respecté si les assureurs de marchandises appartenant à des chargeurs et consignataires canadiens n’étaient pas obligés d’exercer leurs droits subrogés à l’extérieur du Canada, en raison d’une clause attributive de compétence exclusive.
[61]Le fait de permettre aux assureurs d’ester en justice au Canada pourrait réduire leurs frais judiciaires et améliorer leurs chances de récupérer les montants versés à la suite d’une réclamation présentée par les chargeurs ou les consignataires. En théorie, la réduction de ces frais commerciaux devrait se refléter sur le montant des primes payables par les chargeurs et les consignataires canadiens, ce qui aurait pour effet soit de rendre les exportations canadiennes plus concurren-tielles, soit de réduire le prix final payé par le consom-mateur canadien pour des marchandises importées.[62]Il convient également d’examiner l’article 46 dans le contexte international. Il a été considéré, au cours des débats parlementaires, comme si, grâce à cette disposition, le Canada faisait un pas de plus vers l’introduction dans son droit interne des Règles de Hambourg qui mettent en place un cadre juridique international uniforme pour le transport des marchandises par mer. Les Règles de Hambourg ont force de loi au Canada en vertu de l’annexe 4 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Cependant, cette annexe n’entrera en vigueur qu’à une date fixée par le gouverneur en conseil sur la recommandation du ministre des Transports, qui doit examiner la question tous les cinq ans : article 44. Aucune date d’entrée en vigueur n’a encore été fixée.
[63]L’article 46 est semblable, mais pas identique, à l’article 21 des Règles de Hambourg. Par exemple, l’article 21 autorise le demandeur à intenter une action devant un tribunal lorsque le défendeur possède un établissement dans le ressort du tribunal mais, à la différence de l’article 46, dans le seul cas où il s’agit de son établissement principal ou, à défaut, de sa résidence habituelle.
[64]Des dispositions analogues à l’article 46 ont été adoptées par d’autres pays, notamment l’Australie, la Nouvelle‑Zélande, l’Afrique du Sud, les quatre pays nordiques que sont le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède, et la République populaire de Chine, qui n’ont pas introduit les Règles de Hambourg dans leur droit interne.
[65]L’article 46 a pour objet de remédier à un déséquilibre apparent entre le pouvoir des propriétaires de navire et celui des chargeurs en favorisant ces derniers, mais il compense ce déséquilibre en donnant uniquement aux réclamants la possibilité d’intenter une action devant un for canadien. Ces derniers ne sont pas obligés de faire valoir leur créance au Canada.
[66]À la différence des lois australiennes (paragraphe 11(2) du Carriage of Goods by Sea Act, 1991 [No. 160, 1991]) et néo‑zélandaise (l’article 210(1) du Maritime Transport Act 1994 [1994/104]), l’article 46 n’énonce pas que les clauses attributives de compétence à un tribunal étranger sont nulles et dépourvues d’effet lorsqu’il existe avec le Canada un lien prévu par la loi. L’article 46 n’a pas non plus pour effet, comme je l’ai déjà noté, d’obliger un tribunal canadien à exercer sa compétence légale lorsque le réclamant démontre l’existence d’un des liens prévus par la loi.
iii) La clause 25 du contrat
[67]Il convient de faire deux remarques à ce sujet. La première est que la disposition de la clause 25(1), qui fait du droit anglais le droit applicable aux différends découlant du contrat, n’est pas touchée par l’article 46, qui traite uniquement des clauses attributives de compétence exclusive à un for étranger.
[68]Deuxièmement, la clause 25(2) énonce que toute stipulation du contrat [traduction] « qui serait incompatible avec une convention internationale ou une loi nationale applicables auxquelles il ne peut être dérogé par contrat privé » est nulle et de nul effet dans cette mesure. Cette disposition ne trouve toutefois pas application en l’espèce.
[69]L’adjectif « applicables » qualifie « loi nationale » ainsi que « convention internationale ». Dans ce contexte, la « loi nationale applicable » fait référence à la loi du contrat. On retrouve cette terminologie à l’article 4 de la Convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles de la CEE [Communauté économique européenne] (80/934/CEE) (la Convention de Rome) et elle a été, pour l’essentiel, incorporée dans le droit du Royaume‑Uni par la Contracts (Applicable Law) Act 1990 [1990, ch. 36]. Le droit anglais est le droit national « applicable » ou « approprié » régissant le contrat en l’espèce en vertu de la clause 25(1), et il n’existe pas d’incompatibilité substantielle entre ce droit et le contrat.
iv) Conclusions
a) Les jugements anglais
[70]Trois considérations principales devraient inciter un tribunal canadien à estimer que les jugements anglais constituent un facteur dont il convient de tenir compte dans l’application du principe forum non conveniens : les règles de la courtoisie internationale, le souci d’éviter des instances parallèles portant sur la même question et les problèmes de reconnaissance des jugements dans le cas où les instances parallèles entraîneraient des résultats différents. Il est dans l’intérêt général d’éviter la multiplicité des litiges, compte tenu des coûts et des complications qui y sont associés.
[71]Il peut sembler quelque peu étrange de soutenir que la Cour fédérale devrait tenir compte des jugements anglais dans l’application du principe forum non conveniens en l’espèce. Après tout, les tribunaux anglais ont refusé de suspendre l’instance introduite par les transporteurs en Angleterre sans avoir apparemment accordé quelque force probante que ce soit aux jugements de la Cour fédérale qui refusait aux transporteurs la suspension de l’instance pour le motif qu’il n’avait pas été démontré que la Cour était un tribunal non approprié. La courtoisie doit normalement être réciproque.
[72]Deux considérations sont susceptibles de répondre à cette préoccupation. Premièrement, si l’application du principe forum non conveniens doit prendre en compte les jugements anglais, comme je l’ai conclu d’après les faits de l’espèce, il ne constitue qu’un facteur parmi d’autres dont j’ai tenu compte pour décider ce qu’exige la justice, la commodité des parties et l’efficacité. Deuxièmement, les tribunaux anglais ont fait preuve de courtoisie à l’égard de l’adoption par le Parlement canadien du paragraphe 46(1) dans la mesure où ils ont été sensibles au problème délicat que cette disposition posait, même si, après avoir soigneusement examiné le paragraphe, les tribunaux anglais ont décidé qu’il ne constituait pas un « motif impérieux » d’écarter la règle normale selon laquelle il convient de donner effet aux clauses attributives de compétence exclusive.
[73]Il est également possible d’affirmer, à l’appui de la position des chargeurs, que, si les transporteurs dans la présente affaire se retrouvent parties à un litige portant sur la même question à la fois en Angleterre et au Canada, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux. Ils auraient pu présenter une défense dans l’action intentée par les chargeurs devant la Cour fédérale, au lieu d’introduire leur propre instance par la suite à Londres. Cependant, en instituant une instance à Londres, les transporteurs ne faisaient qu’exercer un droit contractuel valide qu’ils avaient négocié.
[74]Comme je l’ai noté au paragraphe 54 des présents motifs, la conception canadienne de la courtoisie internationale, lorsqu’il s’agit de rechercher le tribunal approprié, a été exposée de façon définitive par la Cour suprême dans l’arrêt Amchem Products, aux pages 913 à 915. En l’espèce, il s’agit de savoir si les tribunaux anglais, pour reprendre les termes du juge Sopinka (à la page 915):
[. . .] [auraient] dérogé à tel point à notre propre critère de forum non conveniens, que nos tribunaux seraient autorisés à refuser de respecter la compétence que [se sont attribués] le[s] tribuna[ux] étranger[s], et aussi dans quelles circonstances l’exercice de cette compétence devient une grave injustice.
[75]L’article 46 mis à part, on pourrait normalement s’attendre à ce qu’un tribunal canadien en arrive à la même conclusion qu’un tribunal anglais; c’est‑à‑dire que, si le droit applicable au contrat était le droit canadien, un tribunal canadien donnerait, en l’absence de motifs impérieux, effet à la clause d’un contrat attribuant à un tribunal canadien une compétence exclusive, pour favoriser la sécurité des relations commerciales et respecter le principe de la liberté contractuelle : voir Amchem, à la page 921, et Z.I. Pompey, au paragraphe 20.
[76]Je note entre parenthèses que la Cour suprême des États‑Unis s’est rapprochée de la position de la common law d’Angleterre et du Canada en reconnaissant l’existence d’une présomption de validité à l’égard des clauses attributives de compétence à un tribunal étranger : Vimar Seguros y Reaseguros, S.A. v. M/V Sky Reefer, 515 U.S. 528 (1995); voir en outre Robert Force et Martin Davies, « Forum Selection Clauses in International Maritime Contracts » dans Martin Davies (éd.), Jurisdiction and Forum Selection in International Maritime Law : Essays in Honor of Robert Force (La Haye : Kluwer Law International, 2005), aux pages 4 à 8; et William Tetley, « Jurisdiction Clauses and Forum Non Conveniens in the Carriage of Goods by Sea », ibid., aux pages 24 à 38.
[77]Lorsqu’un tribunal canadien applique le principe forum non conveniens dans une affaire donnée, il ne peut refuser de donner effet à la déclaration de compétence du tribunal étranger en s’appuyant sur n’importe quelle différence existant entre le droit canadien et le droit étranger au sujet du tribunal approprié pour régler le litige. Il s’agit de savoir si la modification aux règles canadiennes de droit international privé qu’introduit l’article 46 a pour effet d’exclure, d’après les faits de la présente affaire, la prise en compte des règles de courtoisie et des problèmes pratiques que poserait l’existence d’instances parallèles.
[78]À mon avis, les faits essentiels de la présente affaire sont que les chargeurs, les consignataires, les marchandises et les ports de chargement et de déchargement n’ont aucun lien avec le Canada. Il est vrai que l’article 46 autorise les chargeurs à saisir de leur demande un tribunal compétent canadien, étant donné que OT Africa Line Ltd. a au Canada « un établissement, une succursale ou une agence » et que le contrat a été conclu ici. Il y a néanmoins lieu de se demander si, compte tenu des faits de l’espèce, il serait contraire à l’objet de l’article 46 qu’un tribunal canadien tienne compte des jugements de tribunaux anglais dans l’application du principe forum non conveniens.
[79]Le principal objet de l’article 46 est de protéger les intérêts des exportateurs et des importateurs canadiens et, j’ajouterais, de leurs assureurs, en atténuant ou en supprimant l’effet d’une clause contractuelle les obligeant à confier leurs litiges éventuels à un for étranger. Il ne ressort pas des débats législatifs que le Parlement ait également souhaité protéger les intérêts des assureurs canadiens qui assurent des marchandises non canadiennes expédiées de ports étrangers vers des ports étrangers par des transporteurs étrangers.
[80]L’article 46 confirme la compétences des tribunaux canadiens à l’égard des poursuites instituées par des chargeurs et des consignataires étrangers, mais cela ne veut pas dire qu’un tribunal appelé à exercer sa compétence doive s’écarter de sa pratique normale consistant à donner effet aux jugements étrangers. D’après les faits de l’espèce, notamment le rôle dominant qu’ont joué les assureurs canadiens des marchandises dans le litige, il ne serait pas contraire à l’intention du législateur de tenir compte des jugements étrangers pour choisir le tribunal approprié.
[81]Bref, l’article 46 n’énonce pas expressément que le tribunal canadien saisi par le réclamant qui examine la question de savoir quel est le tribunal approprié ne doit accorder aucune force probante à la déclaration de compétence émanant d’un tribunal étranger, qui a été confirmée par une injonction interdisant les poursuites. Il n’est pas non plus possible d’affirmer que le législateur a implicitement demandé aux tribunaux canadiens d’agir de cette façon, dans une situation comme celle‑ci où le fait d’accorder une force probante à un jugement étranger n’irait pas à l’encontre des objets qui sous‑tendent l’article 46.
[82]Je ne pense pas non plus qu’il soit fatal à l’application des règles de la courtoisie que les chargeurs aient introduit une action au Canada avant que les transporteurs aient demandé une injonction interdisant les poursuites en Angleterre, étant donné que ces derniers ne faisaient ainsi qu’exercer leurs droits contractuels conformément au droit du contrat. De toute façon, les chargeurs n’ont pas indiqué s’ils avaient l’intention de poursuivre leur action devant la Cour fédérale en violation de l’injonction interdisant les poursuites délivrée contre eux en Angleterre. De plus, attacher une grande importance au fait qu’une des parties a entamé une action la première risque tout simplement de récompenser la partie qui obtient un jugement la première : Westec Aerospace Inc. c. Raytheon Aircraft Co. (1999), 173 D.L.R. (4th) 498 (C.A.C.‑B.), au paragraphe 40.
[83]À mon avis, dans les circonstances de l’espèce, l’article 46 n’a pas pour effet d’écarter les règles de la courtoisie internationale exposées dans l’arrêt Amchem Products. Il convient donc d’accorder une force probante aux jugements confirmant la compétence des tribunaux anglais pour décider si la Cour fédérale et non la Haute Cour de Londres est le tribunal approprié.
b) la clause 25(1)
[84]Pour des raisons semblables, il n’est pas incompatible avec la politique qui sous‑tend l’article 46 de tenir compte de l’élection de for effectuée par les parties. Si le législateur avait l’intention d’invalider les clauses attributives de compétence exclusive dans tous les cas, il aurait pu les déclarer nulles et sans effet comme le font, par exemple, les lois australienne et néo‑zélandaise.
[85]Dans le domaine des relations commerciales internationales, la liberté des parties de fixer les conditions de leur contrat est un principe fondamental, mais non absolu, du droit commercial canadien et a été reconnue sur le plan international par l’article 3 de la Convention de Rome. En fait, dans un autre contexte, le protonotaire Hargrave a déclaré que le paragraphe 46(1) devait être interprété strictement parce qu’il limite la liberté contractuelle : Dongnam Oil & Fats Co. c. Chemex Ltd., 2004 CF 1732, au paragraphe 17.
[86]Par conséquent, en l’absence de termes exprès ou d’une déduction qu’il faudrait nécessairement tirer pour donner effet à l’objet qui sous‑tend l’article 46, j’estime que la clause attributive de compétence exclusive convenue par les parties est un des facteurs dont il y a lieu de tenir compte dans l’application du principe forum non conveniens. Les motifs de la Cour fédérale ne mentionnent aucunement cet aspect.
[87]Comme je l’ai déjà noté, la présente affaire ne concerne pas des chargeurs canadiens ou des marchandises canadiennes, mais des assureurs canadiens qui ont acquis par subrogation une créance concernant des chargeurs étrangers et des marchandises étrangères. À mon avis, il ne serait pas contraire à l’objet de l’article 46 que les tribunaux considèrent qu’une clause attributive de compétence exclusive ainsi que des jugements anglais sont des facteurs dont il y a lieu de tenir compte dans l’application du principe forum non conveniens.
[88]Aux fins du présent appel, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir si la déclaration de compétence par les tribunaux anglais et le choix d’un tribunal exclusif par les parties devraient être considérés non seulement comme des facteurs à prendre en compte pour l’application du principe forum non conveniens, mais également comme des facteurs pratiquement déterminants. Je ne suis pas non plus tenu de décider s’il y a lieu de prendre en compte ces facteurs lorsque les chargeurs, les consignataires ou les marchandises sont canadiens. Je suis néanmoins enclin à penser que cela ne devrait pas être le cas, étant donné que cela permettrait aux parties de priver d’effet l’article 46 qui vise à protéger les exportateurs et les importa-teurs canadiens, en instituant des actions devant le for prévu au contrat.
c) forum non conveniens
[89]J’ai conclu qu’en droit, les jugements anglais et la clause d’élection de for sont des facteurs qui doivent être pris en compte dans l’application du principe forum non conveniens et je dois maintenant examiner si la Cour fédérale est un tribunal non approprié.
[90]D’après les faits de l’espèce, il semblerait que le Liberia soit le for le plus « naturel » pour l’instruction de la créance des chargeurs, étant donné que le préjudice allégué a été constaté et a fait l’objet d’une enquête dans ce pays après que le navire eut accosté et que c’est là que la plupart des témoins semblent résider. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il n’existe pas dans un autre pays, l’Angleterre, un for plus approprié que la Cour fédérale.
[91]Étant donné que la Cour fédérale s’est déclarée compétente à l’égard de la demande des chargeurs, il incombe aux transporteurs de montrer qu’il y a lieu de suspendre l’instance en vertu du principe forum non conveniens : Amchem Products, à la page 921; Ford Aquitaine Industries, au paragraphe 71. Néanmoins, compte tenu du fait que les parties ont choisi le droit applicable et le for, le tribunal saisi ne devrait pas hésiter pour autant à déclarer qu’il ne constitue pas un tribunal approprié qu’il semble le faire en l’absence de telles clauses : voir Jeffrey A. Talpis et Shelley L. Kath, « The Exceptional as Commonplace in Québec Forum Non Conveniens Law : Cambior, a Case in Point » (2000), 34 R.J.T. 761, aux pages 790 à 794.[92]J’adopte la liste des facteurs de rattachement applicables au principe forum non conveniens exposés dans l’arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205, au paragraphe 71.
a) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts : OT Africa Line Ltd., la principale défenderesse dans l’action intentée devant la Cour fédérale, a son siège social en Angleterre et une succursale à Toronto. Ni le chargeur, ni le consignataire, les demanderesses en nom, ne résident en Angleterre ou au Canada. S’ils ne sont pas techniquement parties à l’action devant la Cour fédérale, les assureurs du chargement sont les « véritables » demandeurs et résident à Toronto. Il semble que la plupart des témoins résident à Monrovia, bien qu’OT Africa Line Ltd. affirme qu’un employé qui sera probablement appelé à témoigner réside à Londres. Aucune preuve concernant la résidence des officiers et de l’équipage des navires qui ont transporté les marchandises de New York à Monrovia n’a été présentée.
b) le lieu des éléments de preuve : présumément au Liberia.
c) le lieu de formation et d’exécution du contrat : le contrat a été conclu et le fret maritime versé au Canada. Pour le reste, le contrat a été exécuté à l’extérieur du Canada et de l’Angleterre.
d) l’existence d’une autre action intentée à l’étranger : l’action intentée par les transporteurs pour obtenir un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts contre les chargeurs et les assureurs est une instance en cours à Londres, ce qui ouvre la porte à la possibilité que deux instances parallèles soient introduites et que des décisions contradictoires soient rendues si la Cour fédérale accepte d’examiner la créance des chargeurs. Les transporteurs ont intenté leur action à Londres après que les chargeurs aient déposé leur demande devant la Cour fédérale, mais les transporteurs exerçaient leurs droits contractuels conformément au droit applicable au contrat.
e) l’emplacement des biens appartenant au défendeur : OT Africa Line Ltd. conserve ses registres, ses livres et ses comptes en Angleterre. Elle a une succursale à Toronto, mais aucun élément de preuve n’indique qu’elle y possède des actifs.
f) la loi applicable au litige : le droit anglais. Aucune des parties n’a, dans le présent contexte, accordé d’importance à la clause 24 du contrat de transport. Lorsqu’elle s’applique aux faits, la clause 24 énonce que, dans le cas où le connaissement vise le transport de marchandises entre des ports des États‑Unis, il est assujetti au Carriage of Goods by Sea Act des États‑Unis [46 U.S.C. app § 1300 (2000)], qui est incorporé dans le contrat.
g) l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi : la réduction des frais pour la société d’assurance de Toronto des chargeurs. Aucun élément n’indique que le fait de soumettre leur créance à la Cour fédérale plutôt qu’à la Haute Cour d’Angleterre favoriserait sur le plan juridique les chargeurs ou leurs assureurs.
h) l’intérêt de la justice : je mentionnerais ici la possibilité d’instances parallèles dans le cas où l’action des chargeurs se poursuivrait devant la Cour fédérale, ainsi que l’entente des parties selon laquelle le droit anglais régit les différends qui les opposent et que la Haute Cour de Londres est le seul for compétent.
i) l’intérêt des deux parties : la seule considération visée ici serait les frais. On peut présumer qu’il en coûtera plus cher aux assureurs des chargeurs de se défendre contre l’action des transporteurs à Londres que de faire valoir leurs droits subrogés devant la Cour fédérale. Pour des raisons semblables, il est dans l’intérêt financier des transporteurs de faire instruire leur action à Londres plutôt que d’avoir à présenter une défense dans l’action intentée au nom des chargeurs au Canada. En l’absence d’élément supplémentaire concernant les assureurs ou leurs activités, il est difficile d’évaluer l’ampleur du préjudice qu’ils subiraient s’ils devaient plaider à Londres.
j) la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger : dans le cas où les chargeurs obtiendraient gain de cause au Canada, ils seraient peut‑être amenés à demander l’exécution du jugement en Angleterre si les transporteurs ne possèdent aucun actif ici. Il faudrait que le tribunal anglais reconnaisse un jugement obtenu dans une instance intentée en violation d’une injonction interdisant les poursuites. Il est peu probable que, dans ces circonstances, un tribunal anglais reconnaisse le jugement canadien, en particulier, bien sûr, si les transporteurs ont obtenu gain de cause à Londres dans leur action.
[93]Lorsqu’il s’agit de savoir si le tribunal choisi par la demanderesse n’est pas approprié, il n’y a pas de facteur unique qui soit déterminant : Spar Aerospace, au paragraphe 71. Tous les facteurs doivent être appréciés en fonction des faits de l’affaire; leur importance relative peut dépendre du contexte du litige. Le dossier contient peu d’éléments susceptibles de préciser les questions que soulève la créance des chargeurs, mais il semble, d’après les rapports contradictoires sur la question des marchandises manquantes, que les faits sont contestés.
[94]Considérant, en premier, les facteurs favorisant le Canada, je ne peux attacher une grande force probante aux faits que le contrat a été conclu et le fret maritime payé à Toronto, étant donné que ces aspects ne semblent pas concerner les questions qui seront probablement débattues à propos de la créance concernant les marchandises. Étant donné que les parties ont précisé que le droit anglais était le droit applicable, il n’est pas possible de déduire du fait que le contrat a été conclu ici qu’ils avaient l’intention que le droit canadien s’applique à l’interprétation et à l’exécution du contrat.
[95]Le fait que les assureurs des marchandises font affaire à Toronto pourrait avoir plus d’importance. Il n’existe cependant aucun élément dans le dossier qui indique que, si les assureurs étaient obligés de plaider à Londres, ils subiraient un grave préjudice ou se verraient privés d’un recours efficace. En l’absence d’information supplémentaire, je ne suis pas disposé à tirer cette déduction, compte tenu du montant relativement modeste de la créance.
[96]À mon avis, si les facteurs de rattachement du litige au Canada sont faibles, ceux qui le rattachent à l’Angleterre sont, collectivement, beaucoup plus forts.
[97]Premièrement, les jugements anglais mettent en jeu les règles de la courtoisie, soulèvent la possibilité d’instances parallèles et rendent quelque peu problématique la reconnaissance en Angleterre d’un jugement prononcé par la Cour fédérale.
[98]Deuxièmement, tenir compte du fait que les parties ont choisi la Haute Cour de Londres comme for exclusif respecte le principe de la liberté contractuelle, favorise la certitude dans les relations commerciales et ne va pas à l’encontre de l’objet de l’article 46.
[99]Troisièmement, il est en général plus pratique de plaider devant un tribunal du pays dont le droit régit le litige. Normalement, les avocats préfèrent plaider les affaires, et les tribunaux les trancher, en se fondant sur le droit qu’ils connaissent le mieux. Dans ce cas, les parties ont choisi le droit anglais. Je ne suis toutefois pas suffisamment informé des questions en litige que soulève la perte de marchandises alléguée pour apprécier correctement l’importance du facteur que constitue le droit applicable, en particulier compte tenu des ressemblances qui existent entre le droit canadien et le droit anglais en matière de transport de marchandises par mer.
[100]Quatrièmement, OT Africa Line Ltd. a son siège social à Londres, et c’est là qu’elle conserve les registres, les livres et les comptes de la société; elle pourrait être également appelée à assigner un de ses employés qui réside à Londres à témoigner au sujet des pratiques de la société en matière de déchargement des marchandises.E. CONCLUSION
[101]Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que la Cour fédérale est un tribunal moins approprié que la Haute Cour de Londres. Dans ces circonstances, l’intérêt de la justice sera mieux servi si l’action des chargeurs intentée devant la Cour fédérale est suspendue. La suspension est conditionnelle à ce que les transporteurs poursuivent, sans délai, leur instance devant la Haute Cour d’Angleterre en vue d’obtenir un jugement déclarant qu’ils ne sont pas responsables envers les chargeurs de la perte partielle des marchandises. Les chargeurs pourront demander à la Cour fédérale de lever la suspension dans le cas où les transporteurs ne respecteraient pas cette condition.
[102]Je ferais donc droit à l’appel des transporteurs avec dépens, annulerais les ordonnances de la Cour fédérale et prononcerais la suspension de l’action des chargeurs devant la Cour fédérale, à la condition que les transporteurs poursuivent, sans délai, leur action devant la Haute Cour d’Angleterre.
Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
La juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.