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A‑664‑04

2006 CAF 180

Commission canadienne des grains et Sa Majesté la Reine (appelantes)

c.

James Richardson International Limited (intimée)

Répertorié : James Richardson International Ltd. c. Canada (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Noël, Sharlow et Malone, J.C.A.—Winnipeg, 25 avril; Ottawa, 17 mai 2006.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale annulant une ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) dans laquelle cette dernière a imposé une suspension temporaire de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée pour manquement à l’art. 70 de la Loi sur les grains du Canada (la Loi) —  Pendant un lock‑out, l’intimée a demandé des services officiels de pesée et d’inspection à la CCG conformément à l’art. 70, mais cette dernière a refusé de franchir la ligne de piquetage ou d’accorder une exemption à l’égard des exigences de pesée et d’inspection —  La juge de première instance a statué que la CCG avait manqué à l’équité procédurale parce que l’intimée s’était vu refuser la divulgation complète du dossier à réfuter —  La juge de première instance a conclu avec raison que les commissaires avaient pu consulter des hauts fonctionnaires de la CCG et reçu de ces derniers des renseignements ex parte qui n’avaient pas été communiqués à l’intimée —  Cependant, la juge a commis une erreur lorsqu’elle a omis de prononcer un jugement déclaratoire portant que la CCG avait enfreint les art. 30(1)a) et 117 de la Loi lorsqu’elle a refusé de procéder à l’inspection officielle du grain ou d’accorder une exemption.

Relations du travail — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale annulant une ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) dans laquelle cette dernière a imposé une suspension temporaire de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée pour manquement à l’art. 70 de la Loi sur les grains du Canada (la Loi) —  Il s’agissait de savoir si la CCG avait le droit de refuser que ses inspecteurs franchissent la ligne de piquetage et procèdent à l’inspection prévue par la Loi pour des motifs de sécurité —  La CCG est régie par la partie II du Code canadien du travail (CCT) —  Le mot « danger » est défini à l’art. 122(1) du CCT —  Rien ne prouvait qu’un inspecteur avait personnellement refusé de franchir la ligne de piquetage ou qu’il avait un motif raisonnable de croire en l’existence d’une situation qui constituerait un danger lorsque l’intimée a demandé ses services —  La CCG a manqué aux obligations légales prévues aux art. 30(1)a) et 117 de la Loi sur les grains du Canada.

Pratique — Modification des délais — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale annulant une ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) dans laquelle cette dernière a imposé une suspension temporaire de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée pour manquement à l’art. 70 de la Loi sur les grains du Canada —  L’art. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales impose un délai de 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire —  La jurisprudence fait état de tous les facteurs pertinents qu’un juge doit prendre en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai —  La juge de première instance a appliqué erronément un principe de droit parce qu’elle a seulement pris en considération l’absence de preuve d’une intention constante de présenter une demande — Compte tenu de tous les facteurs pertinents, il convenait d’accorder une attention primordiale à l’absence de préjudice envers la CCG ainsi qu’à la nécessité d’établir avec certitude la conduite de cette dernière lors d’un conflit de travail dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en l’espèce.

Pratique — Caractère théorique — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale annulant une ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) dans laquelle cette dernière a imposé une suspension temporaire de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée pour manquement à l’art. 70 de la Loi sur les grains du Canada  —  Étant donné que l’intimée était justifiée de décharger le grain et que la pénalité prévue par l’ordonnance de la CCG avait été purgée, il n’y avait pas lieu de renvoyer l’affaire de l’infraction de l’intimée à l’art. 70 à de nouveaux commissaires —  La question est théorique lorsqu’une nouvelle décision ou une nouvelle audience n’a pas d’effet positif ou négatif marqué sur les droits des parties.

Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident d’une décision de la Cour fédérale faisant droit, en partie, à la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et annulant l’ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) dans laquelle cette dernière avait imposé une suspension d’un jour de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée de même qu’une « pesée de contrôle » ou une vérification de tous les stocks de grain se trouvant dans ses installations terminales de Vancouver parce qu’elle avait enfreint l’article 70 de la Loi sur les grains du Canada (la Loi). Le litige est survenu pendant un conflit de travail entre l’intimée et ses employés syndiqués de Vancouver, qui étaient membres de la section locale 333 de la Grain Workers Union (le syndicat). Lorsque l’intimée a mis en lock‑out ses employés syndiqués, le syndicat a dressé une ligne de piquetage à l’extérieur des installations de l’intimée. Cette dernière avait dans ses installations terminales 121 wagons de grain provenant de divers expéditeurs. Le paragraphe 69(1) de la Loi obligeait l’intimée à recevoir ce grain dans ses installations s’il y avait de la place. Selon le régime établi par la Loi, l’intimée était responsable du grain à partir du moment où les wagons arrivaient dans ses installations, pendant la durée du stockage du grain et jusqu’à ce que ce dernier soit chargé à bord de navires en vue de son exportation. L’article 70 obligeait l’intimée à procéder à la pesée et à l’inspection officielles du grain dès sa réception dans ses installations, sauf autorisation contraire de la CCG. L’alinéa 30(1)a) de la Loi prévoyait en outre qu’un inspecteur de la CCG devait procéder à une inspection officielle à la demande d’un exploitant d’installations terminales. L’intimée s’inquiétait de la détérioration de la qualité du grain s’il n’était pas déchargé. Au cours de conflits de travail antérieurs mettant en cause des exploitants d’installations terminales ou des employés de la CCG, les exigences en matière d’inspection et de pesée officielles avaient été respectées ou avaient fait l’objet d’une renonciation accordée au moyen d’une exemption. L’intimée avait informé la CCG qu’elle avait l’intention de procéder au déchargement des wagons et avait demandé une exemption quant à l’inspection et au classement à l’entrée. La CCG a d’abord informé l’intimée que la demande d’exemption était inutile car des employés de la CCG seraient chargés de fournir les services demandés. Cependant, à peu près à la même époque, un autre fonctionnaire de la CCG a avisé l’intimée que la CCG ne serait peut‑être pas capable de fournir des services officiels d’inspection et de pesée à cause de la ligne de piquetage et qu’elle n’accorderait pas d’exemption. Aucune raison n’a été donnée pour le refus possible d’accorder l’exemption. En fin de compte, la CCG a déclaré qu’il serait risqué de franchir la ligne de piquetage et qu’elle ne pouvait garantir la sécurité des membres de son personnel. L’intimée a réitéré sa demande et a offert les services d’une entreprise de sécurité à maintes reprises, mais la CCG a décliné l’offre. L’intimée a déchargé le grain. Par la suite, la CCG a ordonné à l’intimée d’exposer les raisons pour lesquelles il ne fallait pas conclure qu’elle avait contrevenu à la Loi et a, en dernier ressort, rendu l’ordonnance qui a été portée en appel. La suspension de licence a été signifiée et la pesée de contrôle a été effectuée.

Au cours du contrôle judiciaire, la juge de première instance a conclu que l’intimée s’était vu refuser la divulgation complète du dossier à réfuter. En effet, la CCG avait consulté certains hauts fonctionnaires et n’avait pas divulgué leurs recommandations. De plus, des faits précis exposés dans les motifs des commissaires ne se trouvaient pas dans les documents qui avaient été remis antérieurement à l’intimée. Pris ensemble, ces manquements équivalaient à une violation de l’équité procédurale qui suffisait également à créer une crainte raisonnable de partialité de la part des commissaires. En appel, la question en litige était de savoir si la juge de première instance avait commis une erreur en inférant, sans preuve, que la CCG avait consulté ses hauts fonctionnaires sans faire part à l’intimée des détails et en renvoyant l’affaire de l’infraction à l’article 70 aux commissaires en vue de la tenue d’une nouvelle audience. Dans l’appel incident, les questions en litige étaient celles de savoir si la juge de première instance avait eu raison de rejeter la demande de prorogation de délai et de ne pas prononcer un jugement déclaratoire au sujet des refus de procéder à une inspection ou d’accorder une exemption et si le renvoi de l’affaire de l’infraction à l’article 70 à de nouveaux commissaires en vue de la tenue d’une nouvelle audience était théorique.

Jugement : l’appel est rejeté; l’appel incident est accueilli en partie.

La juge de première instance a conclu avec raison que les commissaires ont pu consulter des hauts fonctionnaires de la CCG et reçu de ces derniers des renseignements ex parte qui n’ont pas été communiqués à l’intimée. L’ordonnance de la CCG faisait référence à des renseignements que seuls des hauts fonctionnaires de la CCG auraient pu fournir et qui n’ont jamais été communiqués à l’intimée. Qui plus est, le manquement à l’équité procédurale était à ce point grave qu’il convenait d’annuler l’ordonnance. Les circonstances entourant le refus d’inspecter ou d’exempter le grain en cause, de même que le risque de dégradation de la qualité, étaient manifestement pertinentes, tant pour ce qui est des questions de justification que des questions de pénalité qui ont été examinées à l’audience de justification. La juge de première instance a conclu avec raison, en l’absence de preuve de la part de la CCG, qu’il était impossible de déterminer l’étendue complète des informations ex parte communiquées et que l’ordonnance ne pouvait pas être maintenue.

Les refus de procéder à une inspection ou d’accorder une exemption les 9 et 10 septembre 2002 étaient deux décisions clairement identifiables, qui ont été communiquées à l’intimée à ces dates. La demande de contrôle judiciaire présentée le 10 décembre 2002 était donc nettement postérieure au délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. En exerçant son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder de prorogation de délai, la juge de première instance a statué que l’absence de preuve d’une intention constante de présenter une demande de contrôle judiciaire était en soi fatale. On doit prendre en considération un certain nombre de facteurs dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de proroger le délai, notamment l’intention constante de déposer la demande, l’absence de préjudice pour la partie adverse, le motif du délai, le bien‑fondé de la demande ainsi que tous les autres facteurs pertinents propres à l’affaire. Le critère n’est pas conjonctif. Par conséquent, la juge de première instance a commis une erreur de droit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a appliqué erronément un principe de droit. Le fait que la CCG n’ait pas suivi son protocole d’exemption comme dans le passé, la nécessité d’établir avec certitude la conduite de la CCG lors des conflits de travail et les répercussions financières de la décision de la CCG sur l’intimée auraient également dû être pris en compte. Par conséquent, l’intimée avait droit à la prorogation de délai.

Afin d’établir si la CCG avait manqué à son obligation légale aux termes de l’alinéa 30(1)a) ou de l’article 117 de la Loi, la question clé était de savoir si, pour des raisons de sécurité invoquées par la direction de la CCG et son syndicat, la CCG avait le droit de refuser que ses inspecteurs franchissent la ligne de piquetage et procèdent à l’inspection officielle. La CCG et ses employés sont régis par la partie II du Code canadien du travail (CCT) ainsi que par les lignes directrices, politiques et directives du Conseil du Trésor du Canada ayant trait aux questions de santé et de sécurité au travail. Le paragraphe 128(1) du CCT dispose qu’un employé fédéral peut refuser de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu ou que l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui‑même. Le mot « danger » est défini au paragraphe 122(1) du CCT de la façon suivante : « situation, tâche ou risque—existant ou éventuel—susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade ». Tout employé qui refuse de travailler doit signaler sans délai les circonstances à l’employeur, et ce dernier est tenu d’agir immédiatement pour protéger l’employé contre le danger en question. Un employé fédéral ne peut refuser de franchir une ligne de piquetage pour se rendre au travail, ce qui inclut les lignes de piquetage dressées devant les installations d’une tierce partie. Par ailleurs, les menaces que peuvent proférer des piqueteurs à l’endroit de l’employé qui franchit une ligne de piquetage en disant qu’ils s’en prendront à lui ou recourront à la violence en dehors des heures de travail et en dehors du lieu de travail ne constituent pas un « danger » au sens du CCT. Rien ne prouvait qu’un inspecteur avait personnellement refusé de franchir la ligne de piquetage ou qu’il avait un motif raisonnable de croire en l’existence d’une situation qui constituait un danger pour la personne, selon la définition du CCT. Aucune autre preuve ne permettait non plus à la direction de la CCG de conclure raisonnablement que la ligne de piquetage constituait un danger pour les inspecteurs. Par conséquent, le refus de la CCG de faire franchir la ligne de piquetage à ses inspecteurs et de procéder à l’inspection officielle que prévoit l’alinéa 30(1)a) de la Loi ou d’accorder une exemption en vertu de l’article 117 constituait un manquement aux obligations légales de la CCG envers l’intimée.

Bien qu’elle n’ait pas sollicité une ordonnance de mandamus pour obliger la CCG à procéder à une inspection ou à accorder une exemption, l’intimée avait le droit de décharger le grain, atténuant ainsi la perte économique attribuable à une éventuelle dégradation, et le jugement déclaratoire n’aurait pas dû lui être refusé. La CCG avait pris un temps excessif avant d’arriver finalement à la décision de ne pas franchir la ligne de piquetage, elle avait fait abstraction de ses pratiques d’exemption antérieures sans donner de motifs, et elle ne s’était pas conformée au CCT et, en fin de compte, à la Loi. Par ailleurs, l’intimée avait aussi l’obligation, aux termes du paragraphe 69(1) de la Loi, d’accepter le grain pour stockage, de même que des obligations contractuelles distinctes envers les expéditeurs et les propriétaires du grain. Il était donc important pour l’intimée d’atténuer les dommages que le grain risquait de subir.

Pour ce qui est de l’utilité de renvoyer l’affaire de l’infraction à l’article 70 à de nouveaux commissaires en vue de la tenue d’une nouvelle audience, la question était devenue théorique puisque l’intimée était justifiée de décharger le grain et parce que la pénalité prévue par l’ordonnance avait été purgée. Dans les circonstances, une nouvelle décision de la part des commissaires au sujet de la question liée à l’article 70 n’aurait pas eu d’effet positif ou négatif marqué sur les droits des parties.

lois et règlements cités

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L‑2, art. 122(1) « danger » (mod. par L.C. 2000, ch. 20, art. 2), 128(1) (mod., idem, art. 10).

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, art. 11 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 22; L.C. 1992, ch. 54, art. 81; 1995, ch. 44, art. 51; 1996, ch. 18, art. 5; 1999, ch. 31, art. 101(F)).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(2) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Loi sur les grains du Canada, L.R.C. (1985), ch. G‑10, art. 30(1)a) (mod. par L.C. 1994, ch. 45, art. 7), 69(1) (mod. par L.C. 1998, ch. 22, art. 25f)(F)), 70, 117 (mod. par L.C. 1994, ch. 45, art. 34; L.C. 1998, ch. 22, art. 25t)(F)).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (mod., idem, art. 243), 240.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.); Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

décisions examinées :

Bidulka c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 3 C.F. 630 (C.A.); Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53.

décisions citées :

Wang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 C.F. 165 (C.A.); Chou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 299; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; 2002 CSC 33; Visx Inc. c. Nidek Co., [1996] A.C.F. no 1721 (C.A.) (QL); British Columbia Terminal Elevator Operators’ Assn. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers — Canada et Grain Workers’ Union, section locale no 333, 2001 CAF 78.

APPEL et appel incident d’une décision de la Cour fédérale ([2005] 2 R.C.F. 534; 2004 CF 1577) annulant une ordonnance de la Commission canadienne des grains dans laquelle cette dernière a imposé une suspension d’un jour de la licence d’exploitant de terminal de l’intimée de même qu’une « pesée de contrôle » ou une vérification de tous les stocks de grain se trouvant dans ses installations terminales de Vancouver parce qu’elle avait enfreint l’article 70 de la Loi sur les grains du Canada. Appel rejeté et appel incident accueilli en partie.

ont comparu :

Brian H. Hay pour les appelantes.

E. Beth Eva pour l’intimée.

avocats inscrits au dossier :

Le sous‑procureur général du Canada pour les appelantes.

Fillmore Riley LLP, Winnipeg, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Malone, J.C.A. :

I. INTRODUCTION

[1]Les présents appel et appel incident font suite à une ordonnance par laquelle une juge de la Cour fédérale (la juge de première instance) a fait droit, en partie, à la demande de contrôle judiciaire de James Richardson International Limited (JRI) (publiée sous le numéro de référence [2005] 2 R.C.F. 534). La juge de première instance a annulé une ordonnance de la Commission canadienne des grains (CCG) datée du 8 novembre 2002 (l’ordonnance du 8 novembre). Dans cette ordonnance, la CCG a conclu que JRI avait enfreint l’article 70 de la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. (1985), ch. G‑10 (la Loi), et a imposé à cette dernière une suspension d’un jour de sa licence d’exploitant de terminal, de même qu’une « pesée de contrôle » ou une vérification de tous les stocks de grain se trouvant dans ses installations terminales de Vancouver.

[2]Le présent litige survient dans le contexte d’un conflit de travail d’une durée de quatre mois entre JRI et ses employés syndiqués de Vancouver, lesquels sont membres de la section locale 333 de la Grain Workers Union (le syndicat). Les questions dont la Cour est saisie ont trait aux obligations prévues par la loi ainsi qu’aux pratiques commerciales de la CCG au sujet de l’inspection et de la pesée du grain lors de tels conflits, et elles ont des répercussions sur les expéditeurs de grain et sur les propriétaires d’installations terminales, tels que JRI. Dans la présente affaire, les positions des parties sont devenues acrimonieuses à la longue, et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’exposer avec soin le contexte factuel et le cadre législatif applicable avant de traiter des divers arguments invoqués lors de l’appel et de l’appel incident.

II. LES FAITS ET LE CADRE LÉGISLATIF

[3]JRI œuvre dans le domaine de la manutention, du nettoyage et de l’expédition de grain, et elle exploite un silo terminal au port de Vancouver (Colombie‑ Britannique).

[4]La CCG est l’organisme fédéral chargé de fixer et de faire respecter les normes de qualité concernant le grain canadien; elle est formée de trois commissaires nommés (les commissaires). L’une de ses fonctions est de fournir à l’industrie du grain des services équitables et impartiaux d’inspection et de classement afin d’assurer aux marchés intérieur et d’exportation des produits de qualité.

[5]JRI est l’un des cinq employeurs qui constituent la British Columbia Terminal Elevators Operator’s Association (l’association). L’association et le syndicat étaient parties à une convention collective qui avait expiré à la fin de décembre 2000. À la suite de l’expiration de l’offre finale de l’association, le 25 août 2002, les employeurs membres, dont JRI, ont mis en lock‑out leurs employés syndiqués.

[6]Le syndicat a dressé une ligne de piquetage à l’extérieur des installations de JRI, et celle‑ci a été maintenue jusqu’à la fin du lock‑out, le 14 décembre 2002. Au début, JRI a conclu une entente avec une entreprise de sécurité professionnelle afin d’assurer la sécurité des installations terminales et de pouvoir franchir la ligne de piquetage au besoin. Pendant toute la durée du lock‑out, divers membres du personnel, entrepreneurs et fournisseurs de JRI sont régulièrement entrés dans les installations terminales et ont franchi la ligne de piquetage, sans incident dans la plupart des cas.

[7]Le 25 août 2002, JRI avait, sur son embranche-ment ferroviaire privée qui est située dans ses installa-tions terminales, 121 wagons de grain provenant de cinq expéditeurs différents. Le paragraphe 69(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 22, art. 25f)(F)] de la Loi exigeait que JRI reçoive ce grain dans ses installations s’il y avait de la place disponible. De la place était disponible. Voici le texte du paragraphe 69(1) :

69. (1) Sous réserve de l’article 58 et d’un arrêté pris en application du paragraphe (2) ou de l’article 118, l’exploitant d’une installation terminale ou de transbordement agréée doit, aux heures normales d’ouverture les jours ouvrables, sans discrimination et selon l’ordre d’arrivée et d’offre légale du grain, recevoir tout le grain pour lequel il est en mesure d’offrir le type et l’espace de stockage demandé.

[8]En vertu du régime établi par la Loi, JRI était responsable du grain à partir du moment où les wagons arrivaient dans ses installations, pendant la durée du stockage du grain et jusqu’à ce que ce dernier soit chargé à bord de navires en vue de son exportation. L’article 70 exigeait que JRI fasse procéder à la pesée et à l’inspection officielles du grain dès sa réception dans ses installations, sauf disposition contraire de la part de la CCG. L’alinéa 30(1)a) [mod. par L.C. 1994, ch. 45, art. 7] de la Loi exigeait en outre qu’un inspecteur de la CCG procède à une inspection officielle à la demande d’un exploitant d’installations terminales, tel que JRI. Voici le texte de ces dispositions :

30. (1) Sous réserve des règlements, l’inspecteur procède :

a) sur demande, à l’inspection officielle du grain en tout lieu prévu à cet effet, dans l’ordre de réception des demandes;

[. . .]

Except as may be authorized or required by regulation or by order of the Commission, every operator of a licensed terminal elevator or licensed transfer elevator shall

70. Sauf disposition contraire des règlements ou ordonnances de la Commission, l’exploitant d’une installation terminale ou de transbordement agréée :

a) fait procéder à la pesée officielle du grain reçu;

b) fait procéder, si elle n’a pas déjà eu lieu, à l’inspection officielle du grain dès sa réception;

c) en extrait les impuretés en se conformant aux exigences du certificat d’inspection;

d) fait procéder à une nouvelle pesée et une nouvelle inspection officielles du grain au moment de son décharge-ment de l’installation.

[9]JRI croyait que le lock‑out pouvait durer long-temps, et sa direction s’inquiétait de la détérioration de la qualité du grain s’il n’était pas déchargé, ainsi que du risque de vandalisme ou de dommages aux wagons et à leur contenu.

[10]Dans les années précédant septembre 2002, il y avait eu dans l’industrie céréalière plusieurs conflits de travail mettant en cause JRI et d’autres exploitants d’installations terminales. Pendant tous ces conflits, la CCG avait continué de fournir des services d’inspection et de pesée aux installations terminales et, pour ce faire les inspecteurs et les peseurs de la CCG avaient franchi les lignes de piquetage.

[11]Dans d’autres situations où des conflits de travail avec ses employés avaient eu une incidence sur sa capacité de fournir aux exploitants d’installations terminales des services d’inspection et de pesée, la CCG avait accordé des arrêtés d’exemption soustrayant de fait ces exploitants, sous certaines conditions, aux exigences officielles de la Loi en matière d’inspection et de pesée à l’entrée. Ces conditions avaient été établies par la CCG en consultation avec diverses entreprises, dont JRI, qui œuvraient dans le domaine de l’exploitation de silos à grain. En pratique, ces exemptions permettaient aux exploitants d’installations terminales, d’une part, de répondre aux exigences en matière de pesée officielle en remettant leurs bons de pesée à la CCG et, d’autre part, de satisfaire aux exigences en matière d’inspection officielle en remettant des échantillons à la CCG pour classement, à la condition d’avoir reçu des expéditeurs de grain l’autorisation écrite de procéder de cette manière.

[12]Le pouvoir qu’a la CCG d’accorder une exemption figure à l’aliéna 117b) [mod. par L.C. 1998, ch. 22, art. 25t)(F)] de la Loi :

117. Lorsqu’elle estime que le contrôle d’un type d’installation ou d’opérations de manutention de grain ou qu’une installation ou opération de manutention en particulier n’est pas essentiel pour assurer le maintien de la qualité, de la bonne garde et de l’efficacité de la manutention des grains au Canada, la Commission peut, aux conditions et pour la période qu’elle y précise, soustraire à l’obligation de licence ou aux autres exigences prévues par la présente loi ou les règlements :

[. . .]

b) une installation ou opération en particulier, par arrêté.

À titre d’exemple, à cause d’une grève de ses peseurs en 1999 à Vancouver, la CCG a accordé des exemptions concernant la pesée du grain à l’entrée. Autre exemple, lors d’un autre arrêt de travail de ses peseurs et inspecteurs en août 2001 à Vancouver, la CCG a accordé aux exploitants d’installations terminales, dont JRI, une exemption soustrayant ces derniers aux exigences d’inspection et de pesée à l’entrée, et ce, aux mêmes conditions qu’en 1999.

[13]Au cours de la semaine du 2 septembre 2002, JRI a informé la CCG qu’elle avait l’intention de procéder au déchargement des 121 wagons les 10 et 11 septembre suivants. Elle a demandé à la CCG d’inspecter le grain de la manière habituelle pendant le déchargement ou, à défaut, d’accorder une exemption concernant l’inspec-tion et le classement à l’entrée, aux mêmes conditions que dans le passé. Se fiant à ce qui avait été fait antérieurement, JRI s’attendait à ce qu’une exemption lui soit accordée et avait donc déjà obtenu des expéditeurs de grain l’autorisation écrite d’accepter des classements fondés sur les échantillons qu’elle avait prélevés et les poids fondés sur les bons de pesée qu’elle avait enregistrés au moment du déchargement.

[14]Le 6 septembre 2002, Gordon Miles, chef de l’exploitation de la CCG, a informé Nicholas Fox, vice‑président aux opérations des installations terminales de JRI, que la demande d’exemption était inutile car des employés de la CCG avaient été chargés de fournir les services ordinaires d’inspection et de pesée aux dates demandées par JRI. Cependant, à peu près à la même époque, Kenneth Nash, directeur régional de la CCG, a informé Phillip Hulina, gérant régional de JRI, qu’à cause de la ligne de piquetage dressée à l’extérieur des installations terminales, la CCG ne serait peut‑être pas capable de fournir des services officiels d’inspection et de pesée et n’accorderait pas d’exemption par rapport aux exigences de l’article 70. Aucune raison n’a été donnée pour le refus possible d’accorder l’exemption. On a dit à M. Hulina de conserver les bons de pesée et les échantillons appropriés au cas où la CCG accepterait de certifier officiellement les échantillons à une date ultérieure.

[15]Le 9 septembre, M. Hulina a demandé de nouveau à M. Nash que la CCG fournisse des services d’inspection et de pesée ou une exemption, indiquant que les services de l’entreprise de sécurité profession-nelle étaient disponibles pour escorter ou conduire les employés de la CCG de l’autre côté de la ligne de piquetage. M. Nash a répété son message du 6 septembre.

[16]Le 10 septembre, huit membres du personnel de JRI, dont M. Hulina, ont franchi la ligne de piquetage sans incident. M. Hulina a ensuite téléphoné à M. Nash pour vérifier si la CCG serait présente au déchargement prévu. M. Nash a répondu que lui‑même et d’autres membres de la direction de la CCG et de son syndicat s’approcheraient de la ligne de piquetage pour déterminer par eux‑mêmes s’il n’y avait pas de risque à la franchir. M. Hulina a fait savoir à M. Nash que les employés de JRI se trouvaient tous sur place, prêts à commencer le déchargement.

[17]Quelques heures plus tard, M. Nash a téléphoné à M. Hulina pour l’aviser qu’à son avis il serait risqué de franchir la ligne de piquetage et qu’il ne pouvait garantir la sécurité des membres de son personnel. Une fois de plus, M. Nash a offert de fournir des services de sécurité afin de faire passer le personnel de la CCG de l’autre côté de la ligne de piquetage; M. Nash a décliné l’offre. À ce stade, il était évident que la CCG ne fournirait pas de services officiels d’inspection et de pesée, pas plus qu’elle n’allait accorder d’exemption.

[18]Deux heures plus tard, des employés non syndiqués de JRI ont commencé à décharger le grain. JRI a fait une autre demande plus tard le 10 septembre pour que la CCG vienne fournir des services officiels d’inspection et de pesée, tout en bénéficiant des services de l’entreprise de sécurité, mais cette offre a été refusée, tout comme une autre demande d’exemption.

[19]JRI a déchargé le grain en recourant aux méthodes et au matériel que la CCG avaient approuvés en d’autres occasions, et en respectant les conditions dont étaient assortis les arrêtés d’exemption antérieurs accordés en 1999, en 2000 et en 2001. JRI a ensuite transmis à la CCG les échantillons de grain et les bons de pesée, qui n’ont été acceptés qu’à titre d’échantillons non officiels. La CCG a plus tard inspecté les échantillons; les résultats ultimes montraient que 56 wagons comportaient du grain présentant une teneur en eau d’un niveau dangereux, qui nécessitait une attention spéciale et qui confirmait les inquiétudes de JRI quant à la détérioration de la qualité du grain s’il était laissé dans les wagons. Il convient aussi de noter qu’après le lock‑out JRI a déchargé 300 autres wagons, qui avaient été garés à l’extérieur de ses installations terminales pendant le lock‑out. Ce grain s’était nettement détérioré à cause de la pourriture, d’un excès d’humidité et de la présence de parasites.

[20]Aussitôt après les événements des 10 et 11 septembre 2002, la CCG a ordonné à JRI d’exposer les raisons pour lesquelles il ne fallait pas conclure qu’elle avait contrevenu à la Loi. À la suite d’un échange de lettres long et détaillé, la CCG a conclu dans son ordonnance du 8 novembre que JRI avait enfreint l’article 70 de la Loi, et elle a ordonné la suspension et la pesée de contrôle dont il est question au premier paragraphe 1 des présents motifs. JRI a présenté sa demande de contrôle judiciaire le 10 décembre 2002, soit quatre jours environ avant la fin du lock‑out.

[21]La suspension de licence a été signifiée et la pesée de contrôle a été effectuée avant le 7 février 2003, mais JRI a quand même demandé à la juge de première instance de déclarer illicites les diverses mesures et décisions de la CCG, invoquant l’absence de compétence ou de pouvoirs, de même que la violation de l’équité procédurale et la crainte raisonnable de partialité. La juge de première instance a rejeté tous les arguments de JRI, sauf les allégations relatives à l’équité procédurale et à la crainte raisonnable de partialité.

[22]Applicant la norme de la décision correcte, la juge de première instance a estimé que JRI s’était vu refuser la divulgation complète du dossier à réfuter et qu’en conséquence elle n’avait pas eu la possibilité d’être entendue avant que la CCG ne rende l’ordonnance du 8 novembre. Plus particulière-ment, la CCG avait indiqué qu’il se pouvait qu’elle consulte certains hauts fonctionnaires et que leurs recommandations ne seraient pas communiquées à JRI (paragraphes 78 à 83 des motifs). La juge de première instance a signalé aussi qu’il y avait, dans les motifs des commissaires, des faits précis qui ne se trouvaient pas dans les documents antérieurement fournis à JRI (paragraphe 84 des motifs). Pris ensemble, ces manquements équivalaient à une violation de l’équité procédurale (paragraphe 90 des motifs), qui suffisait également à créer une crainte raisonnable de partialité de la part des commissaires (paragraphes 127 à 129 des motifs). L’ordonnance du 8 novembre a donc été annulée et la question de l’infraction alléguée de JRI à la Loi a été renvoyée à la CCG pour qu’elle statue à nouveau sur la question.

III. ANALYSE DES POINTS EN LITIGE DANS LE CADRE DE L’APPEL

[23]Le CCG porte maintenant sa cause en appel au motif que la juge de première instance a commis une erreur en inférant, sans preuve, qu’elle a consulté ses hauts fonctionnaires sans faire part à JRI des détails, une question qui, en tout état de cause, est sans conséquence et ne saurait constituer le fondement d’une crainte raisonnable de partialité. Les appelantes font valoir aussi que la juge de première instance a également commis une erreur en renvoyant l’affaire de l’infraction à l’article 70 aux commissaires en vue de la tenue d’une nouvelle audience, la justification de JRI étant sans objet et non pertinente vu qu’elle admettait avoir eu la possibilité de laisser le grain dans les wagons au cours du lock‑out, comme l’avaient fait d’autres exploitants d’installations terminales.

[24]D’abord, il importe de signaler que le dossier soumis à la juge de première instance consistait en deux affidavits de JRI, par l’entremise de ses employés, MM. Hulina et Fox, lesquels avaient tous deux une connaissance directe des faits entourant le lock‑out. La CCG n’a pas produit d’affidavit ou d’autres preuves dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

[25]Les personnes déposant pour le compte de JRI ont joint , à titre de pièces, à leur affidavit, à titre de pièces, tous les documents que JRI avait en sa possession au sujet des lettres, notes de service et autres documents fournis à la CCG et utilisés comme fondement pour l’ordonnance du 8 novembre, dont une chronologie, établie hors serment par M. Nash, faite des faits des 10 et 11 septembre. JRI n’ayant pas eu l’occasion de contre‑interroger les auteurs de l’une quelconques de ces pièces, ni l’une ni l’autre partie ne peut se fier à la teneur de ces documents pour établir la véracité des faits sous‑jacents pertinents quant au présent litige (voir Wang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 C.F. 165 (C.A.); Chou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 299).

[26]Je traiterai tout d’abord de la question de la présumée inférence erronée fondée sur les éléments de preuve produits par JRI. Selon moi, la juge de première instance a conclu avec raison que les commissaires ont pu consulter des hauts fonctionnaires de la CCG et reçu de ces derniers des renseignements ex parte qui n’ont pas été communiqués à JRI. En particulier, l’avocat de la CCG a expressément avisé JRI par écrit que les commissaires allaient demander à leurs hauts fonction-naires des conseils qui ne seraient pas communiqués, et l’ordonnance du 8 novembre 2002 fait référence à des renseignements que seuls des hauts fonctionnaires de la CCG auraient pu fournir et qui n’ont jamais été communiqués à JRI. Comme les appelantes n’ont produit aucune preuve contraire, cette inférence de fait tirée par la juge de première instance était valable, au vu du dossier qu’elle avait en main. Aucune erreur manifeste et dominante n’ayant été établie, il convient, à mon avis, de maintenir l’inférence factuelle (voir Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235).

[27]Quant à la question de savoir si le manquement à l’équité procédurale était à ce point grave qu’il convenait d’annuler l’ordonnance du 8 novembre, je suis persuadé que oui. Les circonstances entourant le refus d’inspecter ou d’exempter le grain en cause, de même que le risque de dégradation de la qualité, étaient manifestement pertinentes, tant pour ce qui est des questions de justification que des questions de pénalité qui ont été examinées à l’audience de justification. Là encore, en l’absence de preuve de la part de la CCG, la juge de première instance a conclu avec raison qu’il était impossible de déterminer l’étendue complète des informations ex parte communiquées et que l’ordonnan-ce ne pouvait pas être maintenue. Je ne puis relever aucune erreur dans cette analyse.

[28]Les appelantes font valoir aussi que la conclusion quant à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité était fondée uniquement sur un soupçon qu’il y avait eu des communications ex parte. Or, le dossier indiquait que les commissaires ont eu des communications ex parte avec leurs hauts fonctionnaires et reçu des renseignements qui n’ont pas été communiqués à JRI (paragraphe 84 des motifs). Là encore, vu l’absence de preuve de la part de la CCG, il est impossible de prendre, au vu du dossier, la pleine mesure des communications qui ont eu lieu et des renseignements qui ont été reçus. Dans ces circonstances, la juge de première instance était fondée à inférer l’existence de communications ex parte et de conclure qu’il y avait une crainte raisonnable de partialité de la part des commissaires ayant rendu l’ordonnance du 8 novembre. Je suis donc d’accord pour dire que l’ordonnance du 8 novembre pouvait également être annulée pour ce motif.

IV. ANALYSE DES POINTS EN LITIGE DANS LE CADRE DE L’APPEL INCIDENT

[29]Dans son appel incident, JRI a soulevé de nouveau les questions que la juge de première instance avait rejetées, dont la présentation en temps opportun de sa demande de contrôle judiciaire, l’omission de prononcer un jugement déclaratoire au sujet des refus de procéder à une inspection ou d’accorder une exemption, de même que l’utilité de renvoyer la question de l’infraction à l’article 70 à de nouveaux commissaires en vue de la tenue d’une nouvelle audience.

[30]Je traiterai en premier lieu de l’ordonnance discrétionnaire qu’a rendue la juge de première instance en rejetant la demande de prorogation de délai concernant la demande de contrôle judiciaire de JRI. Tout d’abord, la juge a eu raison de conclure que les refus de procéder à une inspection ou d’accorder une exemption les 9 et 10 septembre 2002 étaient deux décisions clairement identifiables, qui ont été communiquées à JRI à ces dates. La demande de contrôle judiciaire présentée le 10 décembre 2002 était donc nettement postérieure au délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)].

[31]La question est donc de savoir si la juge de première instance a exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire en n’accordant pas une prorogation de délai. Selon son analyse, qui repose sur l’absence de preuve d’une intention constante de présenter sa demande de contrôle judiciaire, JRI ne pouvait pas avoir gain de cause parce que l’absence d’intention constante de sa part était en soi fatale.

[32]Comme il est question ici d’une décision de nature discrétionnaire, la Cour n’interviendra que s’il est démontré que la juge de première instance a appliqué erronément un principe de droit ou appliqué un principe de droit erroné (voir Visx Inc. c. Nidek Co., [1996] A.C.F. no 1621 (C.A.) (QL), au paragraphe 10).

[33]Il est dommage que l’on n’ait pas attiré l’attention de la juge de première instance sur un arrêt faisant autorité, Grewal c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 263 (C.A.), lequel étaye depuis longtemps la thèse selon laquelle il faut prendre en considération un certain nombre de facteurs dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de proroger le délai fixé au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Ces facteurs sont les suivants : l’intention constante de déposer la demande, l’absence de préjudice pour la partie adverse, le motif du délai, le bien‑fondé de la demande, ainsi que tous les autres facteurs pertinents propres à l’affaire. Tous doivent être pris en considération, le critère n’étant pas conjonctif (juge en chef Thurlow, à la page 277, juge Marceau, à la page 282). Il s’ensuit qu’en appliquant erronément un principe de droit, la juge de première instance a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétion-naire.

[34]Outre les quatre facteurs mentionnés au paragraphe 33 qui précède, j’examinerai aussi les questions suivantes, qui sont propres à la présente affaire : le fait que la CCG n’ait pas suivi son protocole d’exemption comme dans le passé, la nécessité d’établir avec certitude la conduite de la CCG lors des conflits de travail, et les répercussions financières de la décision de la CCG sur JRI.

[35]Selon moi, compte tenu de tous ces facteurs, il convient accorder une attention primordiale à l’absence de préjudice envers la CCG, ainsi qu’à la nécessité d’établir avec certitude la conduite de cette dernière lors d’un conflit de travail. Cela m’amène à conclure que JRI devrait avoir droit à la prolongation de délai qu’elle souhaite obtenir.

[36]La question suivante à trancher dans l’appel incident est celle de savoir si la juge de première instance aurait dû déclarer que, les 10 et 11 septembre 2002, la CCG a manqué à son obligation légale de faire en sorte que des inspecteurs inspectent officiellement le grain, aux termes de l’aliéna 30(1)a), ou d’accorder une exemption en vertu de l’article 117 [mod. par L.C. 1994, ch. 45, art. 34; 1998, ch. 22, art. 25t)(F)] de la Loi. Nul ne conteste que JRI a demandé une inspection officielle le 10 septembre 2002; cependant, la question clé est de savoir si, pour des questions de sécurité invoquées par la direction de la CCG et son syndicat, la CCG avait le droit de refuser que ses inspecteurs franchissent la ligne de piquetage et procèdent à l’inspection officielle.

[37]Suivant l’article 11 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 9, art. 22; L.C. 1992, ch. 54, art. 81; 1995, ch. 44, art. 51; 1996, ch. 18, art. 5; 1999, ch. 31, art. 101(F)] de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, et l’article 240 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 [mod., idem, art. 243], la CCG et ses employés sont régis par la partie II [articles 122 à 165] du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2] (CCT) ainsi que par les lignes directrices, politiques et directives du Conseil du Trésor du Canada ayant trait aux questions de santé et de sécurité au travail.

[38]Le CCT comporte des dispositions détaillées régissant les circonstances dans lesquelles un employé peut refuser de travailler pour des raisons de santé ou de sécurité, ainsi que le processus que doit suivre l’employeur dans le cas d’un refus de travailler. Plus particulièrement, le paragraphe 128(1) [mod. par L.C. 2000, ch. 20, art. 10] dispose qu’un employé fédéral peut refuser de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu ou que l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui‑même. Le mot « danger » est défini au paragraphe 122(1) [mod., idem, art. 2] du CCT :

122. (1) [. . .]

« danger » Situation, tâche ou risque—existant ou éventuel—susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade—même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats—, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée.

[39]Tout employé qui refuse de travailler doit signaler sans délai les circonstances à l’employeur, et ce dernier est tenu d’agir immédiatement pour protéger l’employé contre le danger en question. Notre Cour a interprété et appliqué les dispositions du CCT concernant les refus de travailler dans le contexte d’un refus de la part d’employés de franchir des lignes de piquetage. Il est bien établi qu’un employé fédéral ne peut refuser de franchir une ligne de piquetage pour se rendre au travail, ce qui inclut les lignes de piquetage dressées devant les installations d’une tierce partie. Par ailleurs, les menaces que peuvent proférer des pique-teurs à l’endroit de l’employé qui franchit une ligne de piquetage en disant qu’ils s’en prendront à lui ou recourront à la violence en dehors des heures de travail et en dehors du lieu de travail, ne constituent pas un « danger » au sens du CCT.

[40]À titre d’exemple, dans l’arrêt Bidulka c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 3 C.F. 630 (C.A.), des inspecteurs des viandes au service du ministère de l’Agriculture avaient refusé de franchir des lignes de piquetage en vue de fournir des services d’inspection dans une installation exploitée par Gainers Inc. et immobilisée par une grève. La grève avait dégénéré en une confrontation extrêmement violente, et le syndicat avait informé les inspecteurs des viandes qu’il ne leur fournirait pas de sauf‑conduit pour franchir les lignes de piquetage, pas plus qu’il ne les honorerait. L’une des raisons pour lesquelles les inspecteurs des viandes refusaient de franchir les lignes de piquetage était qu’ils craignaient que les grévistes et leurs sympathisants, en dehors des heures de travail, s’en prennent à eux et aux membres de leurs familles pour les punir parce qu’ils permettaient à Gainers de continuer d’exploiter son usine.

[41]S’exprimant au nom de la Cour—unanime sur ce point—, le juge Pratte a statué que le seul danger pouvant faire l’objet d’un refus de travailler est celui qui existe au lieu où l’employé en question est tenu de travailler. Tout danger que les inspecteurs des viandes soient victimes de représailles de la part de grévistes en dehors du lieu de travail n’était pas une situation qui existait au lieu de travail, et on ne pouvait pas invoquer ce motif pour refuser de travailler. Les inspecteurs des viandes n’avaient donc pas le droit de refuser de franchir les lignes de piquetage pour accomplir leurs tâches d’inspection dans une usine de Gainers. De façon implicite, un employé fédéral peut avoir un motif raisonnable de croire qu’il a affaire, face à une ligne de piquetage, à une situation dangereuse au point de causer, à sa personne, un préjudice susceptible de constituer un motif valable pour refuser de travailler. Mais il faut que cette crainte soit raisonnablement fondée et puisse se démontrer aisément au moyen d’une preuve orale ou par affidavit.

[42]Les questions de solidarité syndicale n’entrent pas non plus en ligne de compte dans la décision de savoir s’il faut franchir ou non une ligne de piquetage. Lorsqu’un inspecteur de grain syndiqué refuse de franchir la ligne de piquetage d’un autre syndicat pour se présenter au travail, il participe à une grève illégale (voir British Columbia Terminal Elevator Operators’ Assn. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers—Canada et Grain Workers’ Union, section locale no 333, 2001 CAF 78; le juge Décary, aux paragraphes 18 et 19).

[43]En l’espèce, rien ne prouve qu’un inspecteur a personnellement refusé de franchir la ligne de piquetage les 10 et 11 septembre ou qu’il avait un motif raisonnable de croire en l’existence d’une situation qui constituerait un danger pour la personne, selon la définition du CCT. Aucune autre preuve ne permettait non plus à la direction de la CCG de conclure raisonnablement que la ligne de piquetage constituait un danger pour les inspecteurs. Par conséquent, le refus de la CCG de faire franchir la ligne de piquetage à ses inspecteurs et de procéder à l’inspection officielle que prévoit l’aliéna 30(1)a) de la Loi ou d’accorder une exemption en vertu de l’article 117 constitue un manquement aux obligations légales de la CCG envers JRI.

[44]La contravention de la CCG à la Loi ayant été établie, il faut maintenant décider si JRI avait le droit de décharger le grain, atténuant ainsi la perte économique attribuable à une éventuelle dégradation, ou si elle aurait dû solliciter une ordonnance de mandamus afin d’obliger la CCG à procéder à une inspection ou à accorder une exemption. La CCG fait valoir que, comme il n’y a pas eu de mandamus, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire judiciaire d’accorder à JRI le jugement déclaratoire qu’elle sollicite maintenant. Elle invoque l’arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, aux pages 115 et116, à l’appui de la thèse générale selon laquelle un tribunal est fondé à refuser d’instruire l’action s’il existe une autre procédure permettant d’obtenir une réparation plus efficace.

[45]J’estime, après examen de l’ensemble des circonstances, qu’il ne convient pas de refuser un jugement déclaratoire à JRI parce que celle‑ci n’a pas suivi la voie du mandamus. Après tout, la CCG a pris un temps excessif avant d’arriver finalement à la décision de ne pas franchir la ligne de piquetage, elle a fait abstraction de ses pratiques d’exemption antérieures sans donner de motifs, et elle ne s’est pas conformée au CCT et, en fin de compte, à la Loi. Insister maintenant sur un mandamus récompenserait la CCG de sa conduite passée, et c’est là un pas que je ne suis pas disposé à franchir.

[46]Il faut également se souvenir que JRI était aussi confrontée à sa propre obligation, aux termes du paragraphe 69(1) de la Loi, d’accepter le grain pour stockage, de même qu’à des obligations contractuelles distinctes envers les expéditeurs et les propriétaires du grain. Il était donc important pour JRI d’atténuer les dommages que le grain risquait de subir.

[47]Enfin, la juge de première instance a ordonné que la question de l’infraction présumée de JRI à la Loi soit renvoyée aux commissaires de la CCG, à l’exclusion de ceux qui ont rendu l’ordonnance du 8 novembre. JRI conteste cette décision dans son appel incident au motif que la suspension de licence et la pesée de contrôle ont déjà eu lieu et que l’affaire est théorique, aucune réparation autre que l’annulation de l’ordonnance du 8 novembre n’étant requise. La CCG fait valoir que la juge de première instance a renvoyé à bon droit aux commissaires la question de l’infraction présumée de JRI à la Loi, mais qu’elle n’aurait pas dû exclure ceux d’entre eux qui ont rendu la décision initiale.

[48]Étant donné que JRI était justifiée de décharger le grain à cause de la conduite de la CCG et que la pénalité prévue par l’ordonnance du 8 novembre a été purgée, il n’y a pas lieu de renvoyer l’affaire aux commissaires en vue d’une nouvelle décision. Selon moi, les questions soulevées par l’audience de justifi-cation sont maintenant théoriques.

[49]Comme l’a indiqué le juge Sopinka au paragraphe 15 de l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 : « [l]a doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties ». Compte tenu des motifs qui précèdent, une nouvelle décision de la part des commissaires au sujet de la question liée à l’article 70 n’aurait pas d’effet positif ou négatif marqué sur les droits des parties.

[50]Par conséquent, il convient de rejeter l’appel et de faire droit en partie à l’appel incident. L’ordonnance datée du 10 novembre 2004 par laquelle la juge de première instance a annulé l’ordonnance du 8 novembre de la CCG devrait être confirmée, sauf qu’il n’y a pas lieu de renvoyer aux commissaires de la CCG la question de l’infraction alléguée de JRI à l’article 70 de la Loi. Il convient d’accorder à JRI une prolongation de délai pour produire sa demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, et de rendre un jugement déclaratoire portant que la CCG a enfreint l’aliéna 30(1)a) et l’article 117 de la Loi. JRI devrait avoir droit à ses dépens, tant pour l’appel que pour l’appel incident.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

La juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

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