T‑307‑96
2006 CF 553
Le chef Harvey Baptiste, Dave Bearspaw, Darcy Dixon, Rex Daniels, John Lefthand fils, le chef Ken Soldier, Frank Crawler, Bruce Labelle, Margery Twoyoungmen, le chef Ernest Wesley, Irby Cecil, Watson Kaquitts et Charlie Abraham, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande indienne de Stoney, et le chef Harvey Baptiste, Dave Bearspaw, Darcy Dixon, Rex Daniels et John Lefthand fils, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande indienne de Bearspaw, et le chef Ken Soldier, Frank Crawler, Bruce Labelle et Margery Twoyoungmen, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande indienne de Chiniki, et le chef Ernest Wesley, Irby Cecil, Watson Kaquitts et Charlie Abraham, agissant en leur propre nom et au nom de tous les autres membres de la bande indienne de Wesley et ladite bande indienne de Stoney (défendeurs/demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord et par le ministre de l’Environnement (demanderesse/défenderesse)
Répertorié : Bande indienne de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord) (C.F.)
Cour fédérale, juge Campbell—Vancouver, 4, 5 et 6 avril; Ottawa, 3 mai 2006.
Pratique — Suspension d’instance — Requête en vue d’obtenir la suspension de l’action des demandeurs en application de l’art. 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales en raison de la décision de la Cour d’appel fédérale comme quoi la Cour fédérale n’avait pas compétence sur la procédure de mise en cause intentée par la défenderesse — L’art. 50.1 obligeait la Cour à ordonner la suspension parce que la procédure de mise en cause outrepassait sa compétence et la Couronne avait prouvé qu’elle avait véritablement l’intention d’engager une procédure devant un tribunal provincial — Il ne revenait pas à la Cour de se prononcer sur le bien‑fondé de la procédure de mise en cause — Requête accueillie.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — L’art. 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales dispose que la Cour ordonne la suspension des procédures si elle n’a pas compétence sur la procédure de mise en cause de la Couronne; l’art. 50.1 est de nature procédurale et il n’empiète pas sur une compétence provinciale — En outre, l’art. 50.1 n’est pas contraire aux principes de la séparation des pouvoirs ainsi que de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire — Il n’y a pas eu déni d’accès à la justice puisque les demandeurs pouvait obtenir une audition judiciaire, bien qu’elle n’ait pas eu lieu devant le tribunal de leur choix.
Interprétation des lois — L’art. 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales dispose que la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend procéder à une mise en cause pour laquelle la Cour n’a pas compétence — Interprétation des mots « la Couronne [. . .] entend » — Examen du contexte législatif — La Cour n’avait pas, dans le cadre d’une requête présentée en vertu de l’art. 50.1 de la Loi, à se prononcer sur le bien‑fondé de l’intention de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause.
Il s’agissait d’une requête en vue d’obtenir la suspension de l’action des demandeurs (afin de faire respecter leur relation fiduciaire sui generis avec la Couronne) en application de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales par suite d’une décision ([2006] 1 R.C.F. 570) par laquelle la Cour d’appel fédérale a conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence sur la procédure de mise en cause intentée par la défenderesse (réclamant une contribution ou une indemnité).
L’article 50.1 dispose que la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives « à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend [. . .] procéder à une mise en cause pour [laquelle] la Cour n’a pas compétence ». Les demandeurs ont plaidé que le Canada ne disposait pas du fondement juridique requis pour obtenir une suspension et que l’article 50.1 était inconstitutionnel.
Jugement : la requête doit être accueillie.
La Cour doit accorder une suspension en vertu de l’article 50.1 lorsqu’on conclut qu’une procédure de mise en cause outrepasse la compétence de la Cour et que la Couronne a prouvé qu’elle a véritablement l’intention d’engager la procédure de mise en cause devant un tribunal provincial. La Cour d’appel fédérale a décidé que la Cour fédérale n’a pas compétence pour se prononcer de quelque manière sur le bien‑fondé de la procédure de mise en cause. Pour ce qui est de l’argument des demandeurs selon lequel l’intention d’engager une procédure de mise en cause doit avoir un fondement juridique avant que l’on puisse conclure qu’il s’agit d’une intention véritable, l’intention qu’avait le Parlement en adoptant l’article 50.1 est clair : les questions à trancher lors d’un litige contre la Couronne ne doivent pas être scindées entre la Cour fédérale et les tribunaux provinciaux. Aucune justification n’étaye l’élargissement du critère de l’intention véritable. La requête du Canada n’était donc pas dénuée d’un fondement juridique. La preuve était suffisante pour établir que le Canada avait l’intention véritable d’engager une procédure de mise en cause devant un tribunal provincial.
Le Parlement était habilité à promulguer l’article 50.1 en vertu soit de l’article 91, soit de l’article 101 (pouvoir d’établir des tribunaux pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada) de la Loi constitutionnelle de 1867. L’article 50.1 n’empiète pas sur une compétence provinciale en conférant censément à une partie l’autorisation d’engager une action dans une province, la faisant ainsi relever de l’autorité législative de la province (c.‑à‑d. la propriété et les droits civils). Cet article est de nature procédurale et offre la possibilité de préserver l’action suspendue en l’engageant dans une province sans problèmes de prescription. L’essentiel d’une action ne change pas fondamentalement lorsqu’elle est reprise. Par conséquent, le transfert d’une action de la Cour fédérale à un tribunal provincial n’a pas pour effet de produire un changement substantiel. La Cour a opéré une distinction par rapport à l’affaire Bastien c. Canada (dans laquelle la Cour a statué que l’octroi d’une suspension en vertu de l’article 50.1 empiétait sur les droits substantiels) puisque cette décision avait trait à la transition d’un régime juridique à un autre alors qu’en l’espèce l’article 50.1 était déjà en vigueur lorsque l’action a été engagée. L’article 50.1 ne faisait pas obstacle aux lois provinciales en matière de prescription en cause en l’espèce puisque ces lois ne s’appliquaient pas à la reprise de la demande.
L’article 50.1 n’a pas pour effet d’usurper un pouvoir fondamental de la Cour de suspendre une procédure dans l’intérêt de la justice. Le fait de se conformer à la volonté du Parlement n’est pas contraire aux principes de la séparation des pouvoirs ainsi que de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire. L’inexistence du pouvoir de décider d’une affaire dans l’intérêt de la justice lorsqu’on applique l’article 50.1 est tout simplement une limite de compétence fixée dans le cadre des pouvoirs du Parlement.
Il n’y a pas eu déni d’accès à la justice en l’espèce. La question n’était pas de savoir si les demandeurs auraient une audition judiciaire, mais plutôt si la Cour tiendrait cette audition.
Enfin, il n’y avait pas de preuve d’abus de procédure de la part de la Couronne en l’espèce et il n’y avait pas de conflit entre l’article 50.1 de la Loi et le paragraphe 21(2) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15, 24.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91, 101.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 50.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 18.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 21 (mod., idem, art. 28; 2001, ch. 4, art. 45).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 25), 50 (mod., idem, art. 46), 50.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 16; 2002, ch. 8, art. 47), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114.
décisions différenciées :
Bastien c. Canada, [1992] A.C.F. no 221 (1re inst.) (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; conf. par [1997] 1 C.F. 828 (C.A.); Conseil canadien des relations du travail et autre c. Paul L’Anglais Inc. et autre, [1983] 1 R.C.S. 147; [1983] R.D.J. 139; Procureur général du Canada et autres c. Law Society of British Columbia et autre, [1982] 2 R.C.S. 307; Banque canadienne impériale de commerce c. Rifou, [1986] 3 C.F. 486 (C.A.).
décisions examinées :
Bande de Stoney c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2006] 1 R.C.F. 570; 2005 CAF 220; Charalambous c. Canada, T‑1715‑03, la juge Dawson, ordonnance en date du 29‑4‑04, C.F.; Aussant c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), T‑2442‑98, le juge Hugessen, ordonnance en date du 25‑11‑05, C.F.; Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529; [1955] 3 D.L.R. 721; B.C.G.E.U. c. Colombie‑ Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Christie v. British Columbia (Attorney General) (2005), 262 D.L.R. (4th) 51; [2006] 2 W.W.R. 610; 48 B.C.L.R. (4th) 267; 136 C.R.R. (2d) 323; 2005 BCCA 631.
décisions citées :
Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.); Fédération Franco‑ténoise c. Canada, [2001] 3 C.F. 641; 2001 CAF 220; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 R.C.S. 146; 2002 CSC 31; McKenzie c. Québec (Procureur général), [1998] A.Q. no 1133 (C.A.) (QL).
doctrine citée
Débats de la Chambre des communes (1er novembre 1989), p. 5413 à 5422.
REQUÊTE en vue d’obtenir la suspension de l’action des demandeurs parce que la Cour n’avait pas compétence sur la procédure de mise en cause intentée par la défenderesse. Requête accueillie.
ont comparu :
Constance E. O’Laughlin et Shane P. Martin pour la demanderesse/défenderesse.
James A. O’Reilly et Nathan Richards pour les défendeurs/demandeurs.
avocats inscrits au dossier :
Le sous‑procureur général du Canada pour la demanderesse/défenderesse.
O’Reilly & Associés, Montréal, pour les défendeurs/demandeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par
[1]Le juge Campbell : En 1996, à titre d’Autochto-nes, les demandeurs (Baptiste) ont intenté la présente action contre la défenderesse afin de faire respecter leur relation fiduciaire sui generis avec la Couronne fédérale. La cause d’action est liée à une allégation d’exploitation forestière illégale sur des terres autochtones situées dans le sud‑ouest de l’Alberta, et en rapport avec laquelle Baptiste dit que la défenderesse a négligé de prendre les mesures nécessaires pour protéger et préserver ses droits, ses intérêts et ses biens, manquant ainsi à son obligation fiduciaire spéciale. À son tour, réclamant une contribution ou une indemnité, la défenderesse a intenté une procédure de mise en cause (la procédure) contre 52 personnes et entreprises ayant pris part à l’enlèvement et à la transformation du bois.
[2]Le fait qui est à l’origine de la présente requête est une décision par laquelle la Cour d’appel fédérale [[2006] 1 R.C.F. 570] a conclu que la présente Cour n’a pas compétence sur la procédure intentée par la défenderesse. Le procureur général du Canada, agissant au nom de la défenderesse (Canada), introduit donc la présente requête en vue d’obtenir la suspension de l’action, en application du paragraphe 50.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 16; 2002, ch. 8, art. 47] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (la requête) et, si cette requête est accueillie, Baptiste aura le choix de reprendre l’action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et, en ce qui concerne la reprise, le Canada mettra en état l’intention qu’il a exprimée d’intenter la procédure de mise en cause.
[3]La position de Baptiste, depuis le début de l’action, est que la complexité engendrée par la procédure de mise en cause fait obstacle à l’avancement et au règlement de sa réclamation contre le Canada. Pour ce qui est de la requête, Baptiste s’oppose au résultat de l’application de l’article 50.1 car la présente Cour ne sera plus l’arbitre de l’action. À l’appui de son opposition, et en réponse à la requête, Baptiste soutient que la Cour ne devrait pas accueillir la requête, car le Canada ne dispose pas du fondement juridique requis pour obtenir une suspension et, en outre, il est impossible de rendre une ordonnance parce que l’article 50.1 lui‑même est inconstitutionnel.
[4]Pour les motifs qui suivent, je suis dans l’incapacité de souscrire à l’un ou l’autre des arguments de Baptiste.
I. Bref historique de l’action et de la procédure
[5]La décision de la Cour d’appel fédérale résume l’historique et les constatations cruciales qui ont amené à statuer que la présente Cour n’a pas compétence sur les réclamations du Canada contre les mis en cause. Les passages suivants, tirés de la décision du juge en chef Richard, décrivent le contexte dans lequel se situe la re-quête (aux paragraphes 3 à 21, 41 à 43, 49 à 52 et 57) :
Le 7 février 1996, les demandeurs (la bande de Stoney) ont intenté une action contre le défendeur (le Canada).
Dans leur déclaration, les demandeurs alléguaient, entre autres, des manquements à diverses obligations de fiduciaire du Canada envers la bande de Stoney relativement à la récolte de bois dans la réserve de Stoney (sise en Alberta) en 1994 et 1995.
Il n’est pas contesté que cette action relève de la compétence de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 17(1) [. . .] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [. . .], qui dispose que cette Cour a compétence concurrente, en première instance, avec les cours supérieures « dans les cas de demande de réparation contre la Couronne ».
Le 22 janvier 1997, le Canada a saisi la Cour fédérale d’une requête en suspension de l’action susdite sous le régime de l’article 50.1 [. . .] de la Loi sur la Cour fédérale, au motif qu’il avait l’intention de déposer des avis de mise en cause contre des personnes qui ne relevaient pas de la compétence de la Cour fédérale.
Le Canada a déposé plusieurs avis de mise en cause le 4 avril 1997, avant l’audition de sa requête par le protonotaire Hargrave, le 23 du même mois. Les mis en cause n’ont pas reçu avis de la requête du Canada ni n’ont participé à l’audience tenue devant le protonotaire.
Par ordonnance rendue le 16 mai 1997 [. . .], le protono-taire a statué que les mises en cause projetées relevaient de la compétence de la Cour fédérale. Le Canada n’a pas interjeté appel de cette décision du protonotaire.
Une déclaration modifiée, une défense modifiée et des avis modifiés de mise en cause ont été déposés et signifiés d’octobre 2002 à mars 2003.
Les prétentions étaient essentiellement identiques d’une mise en cause à l’autre et ne différaient que par des aspects mineurs. La réparation demandée par le Canada était cependant la même dans tous les cas.
Les parties ainsi mises en cause par le Canada se répartissent en trois catégories : certains membres de la bande de Stoney en qualité de particuliers, des entrepreneurs forestiers et des exploitants de scieries.
Le Canada sollicitait les mesures de réparation suivantes contre les mis en cause :
(a) une indemnité ou une contribution relativement à tout jugement qui pourrait être obtenu par les demandeurs contre le défendeur, y compris quant aux dépens;
(b) une indemnité ou une contribution relativement aux frais et dépens supportés par le défendeur dans l’action intentée par les demandeurs;
(c) des dommages‑intérêts majorés, punitifs et exemplai-res;
(d) les frais et dépens des procédures de mise en cause.
Le Canada a aussi invoqué les dispositions de la Contributory Negligence Act, R.S.A. 2000, ch. C‑27, de la Tort‑Feasors Act, R.S.A. 2000, ch. T‑5, de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, et du Règlement sur le bois des Indiens, C.R.C., ch. 961, art. 1 (mod. par DORS/94‑690, art. 3(F)).
Les appelants/mis en cause ont contesté la compétence de la Cour fédérale le 30 avril 2003, et leurs requêtes ont été entendues ensemble par un juge de cette même Cour le 21 octobre 2003.
La requête entendue par le juge de la Cour fédérale n’était pas étayée d’affidavits et a été instruite sur la base des actes de procédure et des avis de mise en cause tels qu’ils avaient été formulés par le Canada.
Le Canada n’a pas contesté la requête des mis en cause, mais a plutôt adopté la position que, ayant décidé de ne pas interjeter appel, il était lié par la décision du protonotaire.
Le 3 mai 2004, le juge des requêtes a rejeté l’exception de défaut de compétence alléguée par les mis en cause, au motif que la décision du protonotaire interdisait l’octroi de la réparation demandée en vertu du principe de la chose jugée [. . .]
Les appels dont nous sommes saisis ont été réunis et entendus ensemble. Aucune des parties ne souscrivait à la conclusion du juge des requêtes selon laquelle l’affaire relevait du principe de la chose jugée. Il nous apparaît évident que le juge des requêtes a commis une erreur de droit en appliquant le principe de la chose jugée à l’affaire qui nous occupe. Les mis en cause n’étaient pas parties à la requête entendue par le protonotaire en avril 1997 et n’en ont pas reçu avis.
Nous sommes tous d’avis que le juge des requêtes s’est trompé en rejetant la requête des mis en cause sur le fondement de la chose jugée, et l’appel pourrait être accueilli pour cette seule raison.
Cependant, les parties ont unanimement demandé que la Cour rende sur la question de compétence la décision que le juge des requêtes aurait dû rendre. En conséquence, j’examinerai maintenant la question de compétence soulevée par les parties.
La seule question en litige dans le présent appel est la compétence de la Cour fédérale pour statuer sur les mises en cause telles qu’elles ont été formulées par le Canada. Il s’agit là d’une question de droit. Bien que le protonotaire ait donné un exposé très rigoureux des motifs sur lesquels il fonde sa conclusion que la Cour fédérale jouit effectivement d’une compétence matérielle, nous ne sommes pas liés par sa décision ni par ses motifs.
[. . .]
Dans la présente espèce et dans les réclamations formulées par le Canada, la common law provinciale de l’appropriation, du complot et de la négligence ne peut être définie comme « accessoirement [. . .] nécessaire à la solution des points litigieux soumis par les parties ». Il s’agit là en fait du cadre même en vertu duquel le Canada réclame des indemnités, des contributions et des dommages‑intérêts. Les réclamations du Canada sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Ce serait plutôt le droit fédéral qui est ici accessoire aux réclamations du Canada contre les mis en cause.
Le droit sur lequel le Canada fonde ses mises en cause est la common law de la violation du droit de propriété, de l’appropriation, du complot et de la négligence.
Cela ressort à l’évidence de l’analyse des prétentions sous‑tendant les mises en cause, où le Canada invoque :
1. la violation du droit de propriété sur le bois et les terres,
2. un complot en vue d’activités enfreignant la législation fédérale,
3. l’appropriation de bois appartenant à la Couronne,
4. la négligence contributive,
5. l’atteinte par négligence à l’exécution de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers la bande de Stoney.
[. . .]
Dans la présente espèce, les réclamations du Canada contre les mis en cause ne sont pas suffisamment appuyées par une législation fédérale. Au contraire, elles s’enracinent profondément dans la common law provinciale.
Même si la Cour fédérale est à juste titre saisie de l’action opposant la bande de Stoney au Canada, il n’existe pas ici un lien suffisant entre la cause d’action de la procédure de mise en cause et le droit fédéral applicable pour lui conférer compétence.
La Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd. et autre, [1980] 1 R.C.S. 695, que l’action principale et la mise en cause constituent des instances distinctes. L’analyse des revendications formulées par le demandeur contre le défendeur dans l’action principale ne permettra donc pas de déterminer la nature de la réclamation contre les mis en cause.
Par conséquent, le fait que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur l’action principale opposant la bande de Stoney au Canada ne peut être pris en considération lorsqu’il s’agit d’établir si la Cour a compétence sur les mises en cause. Cette conclusion est fondée sur l’état actuel de la jurisprudence relative à cette question.
[. . .]
Je conclus donc que le cadre législatif fédéral que constitue l’ensemble formé par la Loi sur les Indiens et le Règlement sur le bois des Indiens n’a pas une portée assez large pour fonder les mises en cause engagées par le Canada en l’espèce. La Loi et le Règlement invoqués par le Canada ne sont pas la source ou le fondement de ses mises en cause. Celles‑ci sont, de par leur « caractère véritable », fondées sur la common law provinciale. Force m’est par conséquent de conclure que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur ces mises en cause.
II. La requête
[6]L’article 50.1 est devenu loi en 1990 en tant qu’élément du projet de loi C‑38, dont la teneur est décrite en détail à la section III(A)(1) et (2) ci‑après. La requête du Canada en vue de la suspension de l’action en vertu de l’article 50.1 est fondée sur le motif selon lequel [traduction] « la Couronne souhaite engager une procédure de mise en cause dans le cadre de la présente action contre trois catégories de parties à l’égard desquelles la Cour fédérale n’a pas compétence ». Depuis l’adoption de l’article 50.1, le pouvoir qu’ont les juges de la Cour d’accorder une suspension d’instance réside dans deux dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, soit les articles 50 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 46] et 50.1 :
50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :
a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;
b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.
(2) Sur demande du procureur général du Canada, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, suspend les procédures dans toute affaire relative à une demande contre la Couronne s’il apparaît que le demandeur a intenté, devant un autre tribunal, une procédure relative à la même demande contre une personne qui, à la survenance du fait générateur allégué dans la procédure, agissait en l’occurrence de telle façon qu’elle engageait la responsabilité de la Couronne.
(3) Le tribunal qui a ordonné la suspension peut, à son appréciation, ultérieurement la lever.
50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconvention-nelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.
(2) Le demandeur dans l’action principale peut, après le prononcé de la suspension des procédures, reprendre celles‑ci devant le tribunal compétent institué par loi provinciale ou sous le régime de celle‑ci.
(3) Pour l’application des règles de droit en matière de prescription dans le cadre des procédures reprises conformé-ment au paragraphe (2), est réputée être la date de l’introduction de l’action celle de son introduction devant la Cour fédérale si la reprise survient dans les cent jours qui suivent la suspension.
[7]La preuve présentée à l’appui de la requête figure dans l’affidavit, signé le 10 janvier 2006 (dossier de requête de la demanderesse, pages 5 à 9), de Mme Doris Tetrault, gestionnaire des projets liés aux litiges auprès de la Direction générale de la gestion et du règlement des litiges du ministère des Affaires indiennes et du Nord, à Vancouver (Colombie‑Britannique). Cet affidavit donne un aperçu des mesures prises dans le cadre de l’action ainsi qu’en rapport avec les mises en cause, et les actes de procédure pertinents y sont joints en tant que pièces. Au paragraphe 20, Mme Tetrault déclare ce qui suit :
[traduction] Le Canada souhaite engager une procédure de mise en cause contre la totalité des 52 mis en cause initialement nommés, y compris ceux qui ont décidé de ne pas contester la compétence de la Cour fédérale et ceux qui ont été radiés de la présente action par la Cour d’appel fédérale.
A. Quel est l’état actuel du droit au sujet de l’article 50.1?
[8]Après l’adoption du projet de loi C‑38, la Cour a interprété l’article 50.1 dans cinq décisions, qui sont, en ordre chronologique, les suivantes : Bastien c. Canada, [1992] A.C.F. no 221 (1re inst.) (QL) (Bastien); Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.) (Fairford); Fédération Franco‑ ténoise c. Canada, [2001] 3 C.F. 641 (C.A.) (Fédération); Charalambous c. Canada, 29 avril 2004, dossier no T‑1715‑03 (C.F.) (Charalambous); et Aussant c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), 25 novembre 2005, dossier no T‑2442‑98 (C.F.) (Aussant).
[9]Dans Bastien, il était question d’une requête du procureur général du Canada en vue de la suspension de procédures contre la Couronne, qui étaient en instance avant la promulgation de l’article 50.1. En refusant d’accorder la suspension, le juge Pinard a tiré deux conclusions : étant donné que l’article 50.1 a une incidence sur la compétence de la Cour et, de ce fait, sur les droits substantiels du demandeur dans le cadre de l’action déjà engagée, on ne peut pas dire de la disposition qu’elle est de nature procédurale; en outre, étant donné que l’application de l’article 50.1 n’a pas d’effet rétroactif, le fait de l’appliquer à l’action, qui a été engagée avant l’entrée en vigueur de cette disposition, porterait indûment préjudice aux droits acquis du demandeur.
[10]Pour les raisons données à la section IV(A)(1)(a) ci‑après, je conclus que Bastien est sans rapport avec la présente requête.
[11]Dans les décisions rendues après l’arrêt Bastien, les juges ont fait part de leurs opinions sur les éléments de preuve qui sont essentiels pour étayer une ordonnance rendue en vertu de l’article 50.1, ainsi que sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’il convient d’exercer au moment de décider d’ordonner ou non une suspension.
[12]Dans l’arrêt Charalambous, la juge Dawson, aux pages 4 et 5, cite les arrêts Fairford et Fédération en se prononçant sur les critères à appliquer en vue d’ordonner une suspension :
[traduction] Pour l’examen de cette disposition, l’arrêt‑clé est Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 C.F. 165 (1re inst.); conf. par (1996), 205 N.R. 380 (C.A.F.). Dans Fairford, le juge Rouleau a indiqué qu’il n’était pas disposé à faire droit à la suspension demandée parce qu’il n’était pas convaincu de la sincérité de l’intention du défendeur d’intenter une procédure de mise en cause, que la requête du défendeur était vague et qu’il n’y avait aucune preuve que le procureur général allait effectivement intenter une procédure de mise en cause. Ces commentaires étaient toutefois incidents, compte tenu de la conclusion additionnelle du juge Rouleau selon laquelle la Cour avait compétence sur la procédure de mise en cause projetée. C’est sur cette base‑là que la décision du juge Rouleau a été confirmée.
Par la suite, dans l’arrêt Fédération Franco‑ténoise c. Canada, [2001] 3 C.F. 641 (C.A.), au paragraphe 87 (dans le cadre, là aussi, d’une remarque incidente), la Cour d’appel fédérale a laissé entendre qu’une suspension est essentielle-ment automatique lorsque le procureur général en fait la demande par voie de requête. Il n’a pas été fait référence à cet arrêt dans les arguments invoqués devant le protonotaire.
En me fondant sur ces sources ainsi que sur le libellé du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, je conclus qu’il faudrait accorder une suspension lorsque la Cour est convaincue, d’après la preuve fournie, de l’intention véritable de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause qui outrepasse la compétence de la Cour.
[13]En arrivant à sa décision dans l’arrêt Aussant, le juge Hugessen, aux pages 2 et 3, ne s’en rapporte pas à la jurisprudence lorsqu’il déclare ce qui suit :
[traduction] Vu le caractère impératif du libellé de [l’art. 50.1], je me verrai dans l’obligation de rendre une telle ordonnance si je conclus que les mises en cause excèdent la compétence de la Cour. Dans ces circonstances, l’opinion que je pourrais avoir au sujet du succès ou de l’échec possible des mises en cause, en plus d’être incidente, ne pourrait être qu’une source d’embarras et d’ennuis pour les tribunaux de la Saskatchewan qui seraient alors appelés en tout état de cause à traiter à nouveau des mêmes questions.
En statuant que les mises en cause en question excédaient la compétence de la Cour fédérale, le juge Hugessen a accordé la suspension demandée.
[14]La lecture combinée des arrêts Charalambous et Aussant m’amène à conclure que l’état actuel du droit est le suivant : non seulement « il faudrait » accorder une suspension, comme l’a dit la juge Dawson, mais il est « impératif » de le faire en vertu de l’article 50.1, comme l’a déclaré le juge Hugessen, lorsque l’on conclut qu’une procédure de mise en cause outrepasse la compétence de la Cour et que la Couronne a prouvé qu’elle a véritablement l’intention d’engager la procédu-re de mise en cause devant un tribunal provincial.
III. La requête est‑elle dénuée d’un fondement juridique?
[15]La raison pour laquelle Baptiste s’oppose avec vigueur à la requête est la facilité avec laquelle il est possible d’obtenir une suspension en prouvant simplement que deux conditions préalables sont remplies : la Cour fédérale n’a pas compétence sur les mises en cause spécifiées, et la Couronne a l’intention véritable d’engager les mises en cause devant un tribunal provincial. Ce que conteste Baptiste, c’est l’absence totale de pouvoir discrétionnaire de décider s’il est juste ou non d’accorder la suspension.
[16]Baptiste soutient que le critère à appliquer pour accorder une ordonnance en vertu de l’article 50.1 doit être plus englobant, et il fait valoir, à cet égard, qu’avant que l’on puisse conclure que le Canada a une « intention véritable » d’engager une procédure de mise en cause, il faut conclure que cette « intention » a un fondement juridique, c’est‑à‑dire que l’interprétation correcte de ce mot oblige à évaluer si, compte tenu de la nature d’une action particulière, il est permis que le Canada intente une telle procédure; par contre, si cela est interdit, la requête est donc dénuée d’un fondement juridique.
[17]En ce qui concerne le sens d’une « procédure de mise en cause », Baptiste fait valoir qu’en l’espèce, il n’est pas question de mises en cause mais d’une procédure de fond indépendante qui ne dépend pas—et ne devrait pas dépendre—de l’issue de l’action. De plus, étant donné que la procédure constitue une cause d’action délictuelle en common law tout à fait distincte, il est interdit au Canada, qui est poursuivi en equity pour manquement à une obligation fiduciaire, de recourir à la procédure pour réclamer, en guise de réparation fondée sur la common law, une indemnité, une contribution ou une « exonération » contre des particuliers et des entités, relativement à leur présumée appropriation délictuelle de biens en fiducie.
[18]Pour cette raison, Baptiste allègue de plus que la présente Cour jouit de la compétence en equity nécessaire pour déclarer que le plan d’action proposé par le Canada est un plan d’action interdit pour une partie à une relation fiduciaire et que, si le Canada décide d’intenter une procédure contre les auteurs d’un délit civil, il ne doit pas le faire dans le cadre de l’action. Selon Baptiste, l’acceptation de cet argument mènerait au refus d’une suspension en vertu de l’article 50.1 car, si le plan d’action du Canada est interdit et non disponible, la Couronne n’a pas une intention véritable d’engager une procédure de mise en cause sur laquelle la présente Cour n’a pas compétence.
[19]La réponse du Canada est simple : il a satisfait à la norme de preuve établie pour prouver qu’il a une intention véritable et, vu que la Cour n’a pas compétence sur la procédure, comme l’a décidé la Cour d’appel fédérale, elle n’a pas compétence pour se prononcer de quelque manière sur le bien‑fondé de la procédure. Le Canada fait valoir que, pour cette raison, à la suite d’une suspension, si Baptiste décide de reprendre l’action en Alberta, il incombera à la Cour du Banc de la Reine de cette province de se prononcer sur le bien‑fondé de la procédure de mise en cause engagée par la Couronne.
[20]Je trouve l’argument du Canada convaincant, et je conclus donc que je n’ai pas compétence pour me prononcer sur le fond de la procédure engagée en l’espèce. Cependant, pour analyser équitablement l’argument de Baptiste, j’estime qu’il est quand même nécessaire de décider de l’interprétation exacte du mot « intention » (« desire » dans la version anglaise de la loi) tel qu’il est employé au paragraphe 50.1(1).
A. Quel est le sens exact des mots « la Couronne […] entend » (en anglais : « Crown desires »)?
[21]En ce qui concerne le sens du mot « desire » (dans la version anglaise de la loi; mot traduit par « entend » dans la version française), les éléments essentiels de l’argument qu’invoque Baptiste sont les suivants (observations écrites des défendeurs, aux paragraphes 23 à 31) :
[traduction]
Le texte anglais de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit l’octroi d’une suspension lorsque « the Crown desires to institute a counter‑claim or third party proceedings in respect of which the Court lacks jurisdiction ».
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. Onglet A1.
Le mot « desires » n’est pas défini dans la Loi sur les Cours fédérales. Il signifie habituellement « to wish for » (souhaiter) ou « to invite a course of action » (inviter un plan d’action), mais il peut vouloir dire aussi « to long for, covet or crave » (avoir très envie de, convoiter ou avoir grand besoin de).
Oxford English Dictionary, 2004, s.v. « desire ». Onglet B3.
La version française de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est libellée comme suit : « à l’égard de laquelle cette dernière [la Couronne] entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence ».
Le mot « entendre » signifie habituellement « avoir l’intention de [faire quelque chose] » ou « avoir le dessein de [faire quelque chose] », de même que « vouloir », « désirer » ou « préférer ».
Le Nouveau Petit Robert, 1995, s.v. « entendre ». Onglet B4.
Les mots qu’emploie le législateur dans la version anglaise et dans la version française sont généraux et ambigus. L’ambiguïté réside dans la nature de ce que la Couronne « entend » faire. Cette intention est un élément de volonté, qui a trait au fait d’effectuer un choix déterminé ou de prendre une décision précise en rapport avec un plan d’action, en se fondant sur des motifs précis. Il se peut qu’une personne choisisse un plan d’action interdit, soit délibérément soit par inadvertance; cette personne « entendrait » sûrement poursuivre le plan d’action interdit, mais il est néanmoins possible qu’elle soit empêchée de le faire.
Oxford English Dictionary, 2004, s.v. « volition ». Onglet B5.
Il y a donc deux façons possibles d’interpréter ce que « la Couronne […] entend » faire, au sens où ces mots sont employés à l’article 50.1. La première approche exige simplement que l’intention requise soit bel et bien présente. Autrement dit, tout ce qu’il faut établir est une intention véritable de la Couronne d’engager une procédure de mise en cause. L’intention est « véritable » en ce sens que la Couronne entend poursuivre ce plan d’action et que cela peut être démontré.
Première nation de Fairford c. Canada (P.G.), 1995 CarswellNat 687 (C.F. 1re inst.) au par. 11. Onglet B6 Charalambous c. Canada, (29 avril 2004) T‑1715‑03 (C.F.), la juge Dawson. Dossier de requête de la demanderesse, onglet 4.
La seconde approche exigerait en outre que l’objet de l’« intention » de la Couronne soit un plan d’action autorisé ou possible. Selon cette approche, s’il existe une règle ou un principe de droit qui interdit à la Couronne de recourir à une procédure de mise en cause, ou s’il existe une autre circonstance qui fait que le recours envisagé par la Couronne est déraisonnable, l’« intention » qu’a cette dernière d’engager une procédure de mise en cause ne serait donc pas suffisante pour que la Cour suspende la procédure. Une intention véritable serait donc une intention de poursuivre un plan d’action autorisé ou raisonnable.
Il est allégué que la seconde approche est celle qu’il convient de retenir pour interpréter la notion d’« intention » de la Couronne, et cette approche est compatible avec la règle générale d’interprétation législative suivante : « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CarswellOnt 1 (C.S.C.). Onglet B7.
Par ailleurs, la seconde approche exclut l’éventualité d’un abus de procédure, que la Couronne ne peut avoir l’« intention » de poursuivre si elle veut respecter son obligation de s’acquitter d’un « devoir public […] d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires ».
Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel, 2004 CarswellBC 1378 (C.S.C.), au par. 95. Onglet B8.
Il est allégué qu’il s’agit également ici d’une application du principe d’interprétation législative selon lequel une intention de produire un résultat déraisonnable ou absurde ne peut être imputée à une loi s’il existe une autre interprétation possible.
P. St. J. Langan, Maxwell on Interpretation of Statutes, 12e éd. (Londres : Sweet & Maxwell, 1969), aux pages 199 et suivantes. Onglet B9.
[22]Pour répondre à la question, il est nécessaire d’évaluer le contexte législatif dans lequel s’inscrit l’article 50.1.
1. Le projet de loi C‑38
[23]En 1990, l’adoption du projet de loi C‑38, intitulé Loi modifiant la Loi sur la Cour fédérale, la Loi sur la responsabilité de l’État, la Loi sur la Cour suprême et d’autres lois en conséquence, 2e sess., 34e lég., 1989 (première lecture le 28 septembre 1989) [L.C. 1990, ch. 8], a mis en place un ensemble exhaustif de mesures de réforme du droit qui, par les dispositions énumérées ci‑après, met l’accent sur les procédures de mise en cause engagées dans le cadre d’un litige contre la Couronne : l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, l’article 17 [mod. par L.C. 1990, c. 8, s. 3; 2002, ch. 8, art. 25] de la Loi sur les Cours fédérales et l’article 21 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 28; 2001, ch. 4, art. 45] de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)].
Loi sur les Cours fédérales
17. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.
(2) Elle a notamment compétence concurrente en première instance, sauf disposition contraire, dans les cas de demande motivés par :
a) la possession par la Couronne de terres, biens ou sommes d’argent appartenant à autrui;
b) un contrat conclu par ou pour la Couronne;
c) un trouble de jouissance dont la Couronne se rend coupable;
d) une demande en dommages‑intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.
(3) Elle a compétence exclusive, en première instance, pour les questions suivantes :
a) le paiement d’une somme dont le montant est à déterminer, aux termes d’une convention écrite à laquelle la Couronne est partie, par la Cour fédérale—ou l’ancienne Cour de l’Échiquier du Canada—ou par la Section de première instance de la Cour fédérale;
b) toute question de droit, de fait ou mixte à trancher, aux termes d’une convention écrite à laquelle la Couronne est partie, par la Cour fédérale—ou l’ancienne Cour de l’Échiquier du Canada—ou par la Section de première instance de la Cour fédérale.
(4) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les procédures visant à régler les différends mettant en cause la Couronne à propos d’une obligation réelle ou éventuelle pouvant faire l’objet de demandes contradictoires.
(5) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées :
a) au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada;
b) contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de la Couronne pour des faits—actes ou omissions—survenus dans le cadre de ses fonctions.
(6) Elle n’a pas compétence dans les cas où une loi fédérale donne compétence à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une loi provinciale sans prévoir expressément la compétence de la Cour fédérale.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif
21. (1) Dans les cas de réclamation visant l’État pour lesquels la Cour fédérale n’a pas compétence exclusive, a compétence concurrente en la matière la cour supérieure de la province où survient la cause d’action.
(2) Aucun tribunal provincial n’est compétent pour connaître d’une poursuite si une autre, intentée pour le même fait générateur par la même personne—que ce soit avant ou après le début de la première—, est pendante devant la Cour fédérale.
2. L’intention qu’avait le Parlement en édictant l’article 50.1
[24]Il est convenu que la preuve de l’intention qu’avait le Parlement en présentant le projet de loi C‑38 figure dans l’édition du 1er novembre 1989 du Hansard [Débats de la Chambre des communes, aux pages 5413 à 5422] :
LA LOI SUR LA COUR FÉDÉRALE
mesure modificative
L’hon. Doug Lewis (ministre de la Justice et procureur général du Canada) propose : Que le projet de loi C‑38, Loi modifiant la Loi sur la Cour fédérale, la Loi sur la responsabilité de l’État, la Loi sur la cour suprême et d’autres lois en conséquences, soit lu pour la deuxième fois et renvoyé à un comité législatif.
—Monsieur le Président, je veux dire dès le départ que je suis très heureux de pouvoir proposer ce projet de loi qui tend à modifier principalement la Loi sur la Cour fédérale et aussi la Loi sur la responsabilité de l’État. L’objectif global de ce projet de loi est double, soit faciliter au citoyen ordinaire qui désire poursuivre le gouvernement fédéral l’accès aux tribunaux et diminuer ou éliminer certaines barrières et inégalités que confronte ce dernier lorsqu’il intente de telles poursuites.
Je traiterai d’abord de propositions qui touchent la Loi sur la Cour fédérale. Créée il y a maintenant presque vingt ans, la Cour fédérale remplaçait la Cour de l’Échiquier. Tout en conférant à la Cour fédérale des compétences qui étaient, en grande partie, similaires à celles qu’exerçait précédemment la cour de l’Échiquier, cette loi innovait sur plusieurs points. Par exemple, elle instituait au sein de la Cour fédérale une juridiction d’appel; précédemment il ne pouvait être interjeté appel [sic] des décision de la Cour de l’Échiquier que directement devant la Cour suprême du Canada. [La loi, en 1971, a établi un nouvelle Cour d’appel fédérale pour entendre les appels des décisions de la division de première instance de la Cour fédérale.]
Elle conférait en outre à la Cour fédérale une nouvelle compétence : le pouvoir de surveillance et de contrôle des offices et tribunaux fédéraux. De façon générale, nous pouvons décrire la création de la Cour fédérale, il y a de cela une génération, comme une réforme audacieuse et inspirée du système judiciaire fédérale [sic] en matière civile, qui a bénéficié à tous les Canadiens. Dans le cadre du système de justice canadien, cette cour possède une valeur inestimable et répond à divers besoins que les cours provinciales ne peuvent pas adéquatement satisfaire.
Premièrement, la cour fédérale est une cour dotée d’une juridiction territoriale nationale dont les procédures et opérations ne seraient pas soumises aux restrictions territoriales auxquelles sont assujetties les cours provinciales. L’existence d’une telle juridiction s’est révélée essentielle, par exemple, dans les litiges en matière d’amirauté et de propriété intellectuelle.
Deuxièmement, elle est une cour qui possède une expertise dans certains domaines particuliers, tels la Loi de l’impôt et les autres lois fiscales, le droit de la propriété intellectuelle et le droit de l’amirauté.
Le public a accepté le besoin et l’importance de la Cour fédérale dans le système judiciaire canadien. En effet, nonobstant le fait que cette cour et les cours provinciales possèdent une compétence concurrente en matière d’amirauté et de propriété intellectuelle, c’est en Cour fédérale que sont engagées la plupart des procédures.
Troisièmement, la Cour fédérale concourt à ce que les tribunaux fédéraux exercent leur activité effectivement, efficacement et équitablement dans tout le Canada en vertu de la législation fédérale qui s’applique uniformément dans tout le pays.
Je tiens à souligner, monsieur le Président, que c’est l’actuel chef de l’opposition qui, à titre de ministre de la Justice de l’époque, a présenté la loi créant la Cour fédérale en 1970. Depuis lors, nous avons eu l’occasion d’évaluer les résultats de cette expérience. Dans l’ensemble, nous pouvons dire qu’elle a été réussite. Cependant, nous—de même que le barreau, notamment—avons pu constater que certaines améliorations pourraient être apportées à la Loi sur la Cour fédérale et à certaines lois connexes.
Monsieur le Président, les objectifs principaux que poursuivent les propositions énoncées dans le projet de loi sont les suivants : faciliter aux Canadiens l’accès au système judiciaire fédérale [sic] en matière civile; rendre ce système plus équitable; améliorer son efficacité; améliorer les services qu’offre ce système aux justiciables.
Le premier de ces objectifs est de donner accès à tous les citoyens au système judiciaire fédérale [sic] et plus particulièrement à la Cour fédérale.
Par exemple, une poursuite fondée sur le bris d’un contrat d’achat de marchandises ou sur des blessures causées à un automobiliste par la négligence au volant d’un préposé de la Couronne devrait pouvoir être intentée devant le tribunal qui convient le mieux au demandeur. Actuellement, seule la Cour fédérale peut entendre de telles actions. Or, elle n’est pas aussi accessible que les cours provinciales.
En effet, les bureaux de la Cour sont situés dans les centres urbains importants. Quant aux juges de cette Cour, ils opèrent pour la plupart à partir de la région de la Capitale nationale et, de ce fait, ne sont pas aussi disponibles que leurs collègues des cours provinciales.
De plus, citoyens et avocats connaissent mieux les cours provinciales, y compris leurs règles de pratique et leur personnel.
Il est donc évident que souvent la Cour fédérale n’est pas le tribunal qui convient le mieux aux parties privées. C’est pourquoi le gouvernement propose que les cours provinciales et la Cour fédérale se partagent la compétence relative à ce type d’actions [sic]. Ceci donnerait généralement au demandeur le choix du tribunal.
[. . .]
Le deuxième objectif poursuivi par la réforme est un objectif d’équité. À un premier niveau, la notion d’équité, fortement influencée par la Charte, implique que les distinctions faites en loi entre les parties à un litige devraient être réduites au strict minimum et que celles qui existent actuellement devraient être justifiées rationnellement.
Par exemple, la loi confère actuellement à la Couronne un certain nombre de privilèges et d’immunités dont les raisons d’être ne se justifient plus autant. Je veux parler en particulier des avis qu’il faut donner à la Couronne avant de la poursuivre, et de la règle exemptant cette dernière de l’obligation de payer des intérêts avant jugement. Le projet de loi supprime ou modifie ces privilèges; à ce titre, il respecte la tendance voulant que la Couronne soit de plus en plus placée sur un pied d’égalité avec les citoyens ordinaires.
Le projet de loi vise un troisième objectif : améliorer l’efficacité du système judiciaire fédéral en matière civile. J’ai déjà fait mention de la confusion qui résulte du partage du pouvoir de surveillance et de contrôle entre les sections de première instance et de la Cour fédérale. Le projet de loi énonce clairement quels sont les recours dont dispose le public, les motifs donnant ouverture à ces derniers et les juridictions auxquelles doivent s’adresser les citoyens, réduisant de ce fait la confusion, les délais inutiles, le dédoublement des procédures et les frais.
Il existe une autre cause d’inefficacité : la restriction d’ordre constitutionnel limitant la compétence de la cour dans le cadre de poursuites intéressant la Couronne. La Couronne peut être poursuivie en matière délictuelle et contractuelle devant la Cour fédérale, mais elle ne peut pas y intenter de poursuites. Il s’ensuit que lorsqu’elle est poursuivie en Cour fédérale, la Couronne doit intenter devant une cour provinciale, des procédures distinctes contre le demandeur ou une tierce personne. Ces procédures sont connues sous le nom de demande reconventionnelle et de mise en cause. Le projet de loi corrige aussi cette façon inefficace et coûteuse de procéder dans les actions auxquelles la Couronne est partie.
Le quatrième objectif visé au projet de loi est d’améliorer, de façon générale, le service que peut offrir aux justiciables en matière civile, le système judiciaire fédéral. Pour ce faire, le projet de loi transfère aux cours provinciales la compétence relative aux appels intéressant des questions d’indemnisation interjetés en vertu de certaines lois concernant l’agriculture. Il propose également l’abrogation d’un certain nombre de dispositions qui prévoient l’irrecevabilité absolue de poursuites intentées contre la Couronne si un avis requis par la loi n’a pas été donné.
De plus, le pouvoir de contrôle et de surveillance des décisions et des activités des offices fédéraux sera conféré à la section de première instance plutôt qu’à la Cour d’appel. Puisque c’est un juge seul qui entend les litiges portés devant la section de première instance, par opposition à trois juges à la Cour d’appel, il en résultera une flexibilité et une accessibilité accrues pour les parties.
Cette proposition permettra de surcroît aux juges de la Cour d’appel de consacrer plus de temps aux causes soulevant une question importante d’intérêt public.
J’en arrive maintenant au projet de loi lui‑même. Avant d’en examiner son contenu en détail, je crois, monsieur le Président, qu’il est opportun d’énumérer brièvement l’ensemble des réformes qu’il comprend.
D’abord, le projet de loi prévoit que la compétence relative aux demandes de réparation ordinaires intentées contre la Couronne fédérale, en vertu de la Common Law ou du droit civil, laquelle compétence n’appartient présentement qu’à la Cour fédérale, sera désormais partagée avec les cours provinciales.
Deuxièmement, il établit un régime entièrement nouveau en matière de surveillance et de contrôle de la validité et de la légalité des activités du gouvernement fédéral.
Troisièmement, les dispositions régissant l’appel à la Cour suprême des décisions de la Cour fédérale passent de la Loi sur la Cour fédérale à la Loi sur la Cour suprême.
Ainsi, les dispositions relatives aux appels des décisions des cours provinciales et de la Cour fédérale seront toutes réunies dans une même loi.
Quatrièmement, s’inspirant de l’expérience de certaines provinces, le projet de loi prévoit la constitution d’un comité représentatif des règles chargé d’établir les règles de pratique de la cour.
Ce Comité sera composé de juges de la Cour fédérale, de représentants de la profession juridique et du procureur général qui agiront de concert pour améliorer la procédure de la cour.
Cinquièmement, le projet de loi modifie certains avantages procéduraux dont jouit actuellement la Couronne. Ces changements comprennent l’abrogation de certaines exigences spéciales relatives aux avis qui doivent être donnés à la Couronne en vertu de la Loi sur la responsabilité de l’État et imposent à la Couronne le paiement d’intérêts avant jugement.
Sixièmement, suite du rôle accru des cours provinciales en matière de procédures intéressant la Couronne, il devient nécessaire qu’une loi énonce les règles générales de preuve et de procédure applicables aux instances auxquelles la Couronne est partie. Actuellement, ce domaine est couvert par deux lois, la Loi sur la Cour fédérale et la Loi sur la responsabilité de l’État. Ce dédoublement est attribuable au fait que cette dernière loi ne s’applique qu’aux actions en responsabilité délictuelle intentées contre la Couronne, c’est‑à‑dire les actions civiles de nature non contractuelle. Toutes ces dispositions sont réunies dans une seule loi intitulée Loi sur la responsabilité et les procédures contre l’État. Conséquemment, les dispositions particulièrement en cette matière retrouvées dans la Loi sur la Cour fédérale seront abrogées comme elle fait actuellement.
Septièmement, le projet de loi apporte quelques changements mineurs aux dispositions de la Loi sur la Cour fédérale intéressant l’amirauté. La définition de « navire » est modifiée pour la rendre conforme à celle que nous retrouvons maintenant dans la Loi sur la marine marchande du Canada.
Le projet confère en outre à la Cour fédérale le pouvoir d’améliorer la portée des redressements dont peuvent se prévaloir les propriétaires de navires qui ont subi des dommages.
En somme, c’est ce que ce projet de loi entend faire. En résumé, il vise à améliorer l’accessibilité aux tribunaux et à rendre le système judiciaire fédéral en matière civile plus équitable et plus efficace.
C’est un immense progrès vers l’application d’un système où les litiges opposant les Canadiens au gouvernement fédéral seront traités de façon plus ouverte, rationnelle et compréhensible.
Je prie donc les députés de cette Chambre d’accorder à ce projet de loi leur plein appui.
M. Derek Lee (Scarborough—Rouge River) : Monsieur le Président, je suis ravi d’avoir aujourd’hui la possibilité de donner mon avis sur les modifications proposées à la Loi sur la Cour fédérale, la Loi sur la responsabilité de l’État, la Loi sur la Cour suprême et d’autres lois en conséquence. Ces modifications dont nous avions grand besoin et que nous attendions depuis fort longtemps ont généralement trait à l’ensemble de la procédure de la Cour fédérale et des critères administratifs que doivent respecter ou subir les Canadiens dans tout procès intenté contre le gouvernement fédéral ou portant sur des intérêts fédéraux.
[…]
Les réformes proposées ne sont pas seulement pour les avocats, mais aussi pour le public. Elles lèvent des ambiguïtés, elles élargissent le champ de compétence, elles suppriment certaines restrictions techniques et elles simplifient la procédure. Je sais que ce sont probablement les propos du ministre et du gouvernement, mais en tant qu’avocat actif avant mon arrivée ici, je sais que ces changements s’imposent et qu’ils occasionneront des économies réelles de temps et d’argent lors des procès.
Jusqu’à maintenant, il était de pratique courante de commencer le procès en déposant la demande introductive d’instance à la Cour fédérale et à la cour supérieure de la province. C’était non seulement une duplication coûteuse, mais en plus cela exigeait que l’avocat et son personnel consacrent des ressources à éviter les obstacles techniques et autres devant les deux tribunaux. Du point de vue juridique, les obstacles constituent un véritable champ de mines. Que cet ensemble de réformes, que personne ne conteste, reste aussi longtemps sans être rectifié est, je pense, un peu embarrassant pour le Parlement.
[…]
M. Svend J. Robinson (Burnaby—Kingsway) : Monsieur le Président, je me réjouis de participer à ce débat sur les modifications qu’on propose d’apporter à diverses lois, soit à la Loi sur la Cour fédérale et à la Loi sur la responsabilité de la Couronne en ce qu’elle a trait à la Cour fédérale.
[…]
En ce qui concerne la Loi sur la Cour fédérale et la Loi sur la responsabilité de l’État, je note que le projet de loi C‑38 propose le premier changement important de ces deux mesures législatives depuis l’adoption de la première en 1971. Je vais donner un bref aperçu des fonctions de la Cour fédérale pour ceux qui ne les connaîtraient pas bien.
La Cour fédérale, qui comprend la division de première instance et la cour d’appel, a été créée par le Parlement en 1971 pour s’occuper notamment des poursuites intentées contre le gouvernement fédérale [sic], des affaires ne mettant en cause que des lois fédérales, comme les brevets et le droit d’auteur, par exemple, du droit maritime, de l’interprétation de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection de la vie privée et des appels interjetés contre les décisions de tribunaux fédéraux tels que la Commission du tarif et la Commission d’appel des pensions.
[…]
Plusieurs questions se sont posées au sujet de la juridiction de la Cour fédérale, qui s’occupe d’un domaine du droit qui est incroyablement complexe. Par exemple, un procès dans lequel un plaignant demande un recours à la fois contre le gouvernement fédéral et des particuliers, des sociétés privées ou d’autres gouvernements peut être d’une complexité inimaginable. Dans certains cas, l’affaire ne peut être réglée par un seul tribunal. Il faut en saisir différents tribunaux.
Les procédures qui ont porté sur l’écrasement d’un avion à l’aéroport de Cranbrook, en 1978, en sont un exemple. Dans cette cause, le demandeur, c’est‑à‑dire la ligne aérienne, a intenté un procès contre le ministère fédéral des Transports, divers fonctionnaires, la municipalité de Cranbrook, divers employés municipaux, les fabricants de l’avion et des inverseurs de poussée de l’appareil [sic]. La division de première instance de la Cour fédérale a statué qu’il fallait poursuivre le ministère des Transports devant la Cour fédérale, mais qu’il fallait poursuivre séparément devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique les employés du ministère, tout comme les autres défendeurs, puisque leur responsabilité était régie par la common law.
Il existe beaucoup d’autres exemples analogues de la confusion créée par la juridiction de la Cour fédérale et celles des cours supérieures provinciales.
[…]
J’ai déjà fait état des deux principaux domaines où règne la confusion à propos de la Cour fédérale, soit d’une part le partage des compétences entre la Cour fédérale et les cours supérieures actuelles des différentes provinces, et d’autre part le partage des compétences entre la Section de première instance et la Cour d’appel fédérale. Pour le moment, je n’entends pas résumer la compétence de la Cour fédérale. Le ministre l’a déjà fait au cours de son exposé. Quant aux changements que le projet de loi C‑38 propose pour dissiper la confusion et l’incertitude en ce qui concerne le partage des compétences, nous les appuyons dans l’ensemble.
[…]
Je tiens à dire encore une fois que nous approuvons certes en principe la mesure à l’étude et que les modifications qui y sont proposées se faisaient attendre depuis longtemps dans bien des cas. Cette mesure va faire entrer un élément d’équité et de justice dans un système qui est trop souvent déroutant et injuste. C’est une mesure qu’il faudra examiner attentivement au comité législatif qui a été constitué pour l’étudier.
[…]
Mme Mary Clancy (Halifax) : Monsieur le Président, j’éprouve certaines préoccupations au sujet de ce projet de loi mais, généralement parlant, je puis dire que la mesure nous est assurément présentée à point nommé. En fait, voilà quelques années déjà que nous la souhaitons.
[…]
Dans les procès intentés contre l’État, il sera beaucoup plus facile pour les avocats, grâce à ces changements, de porter la cause devant la cour supérieure de leur province, qui a généralement plus d’expérience dans le domaine. Ces modifications seront donc avantageuses pour les personnes qui intentent des procès contre l’État. [Non souligné dans l’original.]
3. Conclusion
[25]D’après ce qu’a déclaré le ministre à la seconde lecture du projet de loi C‑38, comme le souligne l’extrait tiré du Hansard, l’intention qu’avait le Parlement en adoptant l’article 50.1 est clair : les questions à trancher lors d’un litige contre la Couronne ne doivent pas être scindées entre la Cour fédérale et les tribunaux provinciaux. Pour cette raison, je souscris à la déclaration du juge Hugessen dans la décision Aussant, à savoir qu’il est impératif d’empêcher que cela se produise en engageant une suspension.
[26]Je conclus donc que l’interprétation que fait Baptiste de l’« intention » (« desire » en anglais) est inexacte. Il ressort de la lecture combinée des arrêts Charalambous et Aussant, comme je l’ai décrit à la section II qui précède, que tout ce que le Canada doit prouver pour qu’une suspension soit ordonnée est une intention véritable. Il m’est impossible de trouver une justification quelconque à l’argument de Baptiste en faveur d’un élargissement de ce critère établi de façon à inclure l’application d’un degré de pouvoir discrétion-naire plus large pour accorder une suspension en vertu de l’article 50.1. Dans leur plaidoirie, les avocats de Baptiste ont clairement indiqué que l’un des éléments de l’opposition de ce dernier à la requête est le souci de tenir le Canada responsable de sa relation sui generis avec les défendeurs autochtones. Je comprends cette motivation, mais je considère qu’elle n’a pas d’incidence sur la détermination juridique que j’ai effectuée.
[27]En conséquence, je conclus que la requête du Canada n’est pas dénuée d’un fondement juridique.
[28]Vu que le Canada maintient son intention de procéder à une mise en cause depuis 1997, et qu’il continue d’exprimer cette intention dans la preuve présentée à l’appui de la requête, je conclus que la preuve est suffisante pour établir que le Canada a l’inten-tion véritable d’engager une procédure de mise en cause devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta; cela étant, je conclus que rien n’empêche d’accorder la suspension demandée, à la condition qu’il soit déterminé que l’article 50.1 n’est pas inconstitu-tionnel.
IV. L’article 50.1 est‑il inconstitutionnel?
[29]La déclaration qui suit constitue l’« avis » de Baptiste visé à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, selon lequel la validité constitutionnelle de l’article 50.1 est mise en doute dans la détermination de la requête :
[traduction]
ET PRENEZ NOTE ÉGALEMENT que le fondement juridique des questions constitutionnelles est le suivant :
L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, dans sa forme modifiée, est constitutionnellement invalide et inapplicable à la présente instance, et ce, pour les motifs qui suivent.
L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales vise à obliger la Cour fédérale à suspendre une instance à la discrétion du procureur général du Canada. En prévoyant cela, l’article viole les principes de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire, ainsi que de l’accès à la justice de parties, et notamment de parties autochtones qui font une demande contre la Couronne en se fondant sur des droits ancestraux ou issus de traités qui sont constitutionnalisés.
Ces principes constitutionnels sont des éléments fondamentaux de la Constitution du Canada qui sont intégrés par renvoi dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, lequel fait référence à une constitution qui est similaire en principe à celle du Royaume‑Uni. Ces principes sont également spécifiquement inscrits dans la Constitution aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi qu’aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982.
L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est donc contraire au préambule et aux articles 96 et 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi qu’aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, et il est inopérant aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales vise à établir une procédure et un délai de prescription qui s’appliquent aux parties à une instance qui a été engagée devant la Cour fédérale du Canada, suspendue sur requête du procureur général du Canada et reprise ensuite peut‑être devant un tribunal provincial compétent. Cette disposition est donc ultra vires de la compétence législative du Parlement canadien. De par son caractère véritable, l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales s’applique à une matière relevant de la compétence exclusive des provinces aux termes des paragraphes 92(13) et (14) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Sur la base de ce qui précède, et pour plus de précision, les demandeurs déclarent qu’ils contestent la constitutionnalité de l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour les raisons suivantes :
a) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Notamment, cet article n’est pas fondé sur un ensemble existant de règles de droit fédéral et n’est pas une loi du Canada au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867;
b) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est, de par son caractère véritable, une matière qui relève de la compétence exclusive des provinces en vertu des paragraphes 92(13) et 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867. À cet égard, l’article 50.1 prévoit une procédure et des délais de prescription qui sont explicitement régis par le droit provincial et il porte atteinte à l’indépendance des cours supérieures des provinces;
c) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales viole le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs;
d) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales viole l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 en réintroduisant l’immunité de juridiction de la Couronne, au gré de cette dernière;
e) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient à l’indépendance et à l’impartialité de l’appareil judiciaire;
f) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient aux articles 96 à 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, relativement aux pouvoirs et aux fonctions des juges des cours supérieures;
g) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient au principe constitutionnel de l’accès des parties à la justice et aux tribunaux;
h) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient à l’accès aux tribunaux des parties autochtones ayant des revendications contre la Couronne qui sont fondées sur des droits ancestraux ou issus de traités constitutionnalisés, ainsi que des obligations fiduciaires et issues de traités constitutionnalisées de la Couronne;
i) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient au principe constitutionnel de la justice naturelle et de l’égalité;
j) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi qu’aux valeurs sous‑jacentes de la Constitution du Canada, y compris les droits des minorités;
k) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés;
l) l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales contrevient à l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés.
[30]Les arguments qu’invoque Baptiste dans son avis sont regroupés en trois questions à trancher :
A. L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est‑il ultra vires?
B. L’article 50.1 contrevient‑il aux principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, ainsi que de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire?
C. L’article 50.1 fait‑il obstacle à l’accès à la justice?
Au cours de l’audition de la requête, les avocats de Baptiste ont confirmé que les questions relatives aux articles 7, 15 et 24 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] ne sont pas mises de l’avant dans la présente réponse à la requête.
A. L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales est‑il ultra vires?
[31]Il est convenu que le critère à appliquer pour répondre à cette question est énoncé comme suit dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641 :
1) La disposition contestée empiète‑t‑elle sur une compétence provinciale et dans quelle mesure?
2) Si la disposition contestée empiète sur une compétence provinciale, fait‑elle néanmoins partie d’un régime législatif fédéral valide?
3) Si la disposition contestée fait partie d’un régime législatif fédéral valide, y est‑elle suffisamment intégrée?
[32]La Cour suprême du Canada a indiqué qu’il faut faire preuve d’une certaine prudence lorsque l’on détermine si une disposition est ultra vires; par exemple, dans l’arrêt Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529, à la page 582 :
[traduction] Je crois qu’il est évident que si les mots employés dans une loi du Parlement (ou d’une législature) sont raisonnablement susceptibles de deux interprétations, dont une mènera au résultat que la loi est intra vires et dont l’autre mènera au résultat contraire, c’est la première des deux qu’il convient d’adopter.
Et, dans General Motors, le juge en chef Dickson écrit ceci, à la page 669 :
[traduction] En déterminant le critère approprié, il faut se rappeler que, dans un régime fédéral, il est certain que, dans la poursuite d’objectifs réguliers, la mesure législative de chaque palier de gouvernement aura parfois des répercussions sur le domaine de compétence d’un autre palier du gouvernement; il faut s’attendre à ce qu’il y ait chevauchement de mesures législatives et il faut s’y adapter dans un État fédéral. Il est donc approprié que les tribunaux exercent une certaine forme de retenue quand ils proposent des critères stricts qui auront pour effet d’invalider de telles mesures législatives.
1. La disposition contestée empiète‑t‑elle sur une compétence provinciale et dans quelle mesure?
[33]Baptiste fait valoir que l’article 50.1 relève entièrement de la compétence constitutionnelle des provinces. Cet argument est fondé sur le paragraphe 50.1(3). Il est convenu qu’il y a deux questions auxquelles il est nécessaire de répondre en rapport avec l’article 50.1.
a. Le « caractère véritable »
[34]Lorsque l’on applique ce premier élément du critère, la tâche initiale consiste à déterminer le « caractère véritable » de l’article 50.1, eu égard à l’objet de la législation en se reportant à la preuve intrinsèque et à la preuve extrinsèque, ainsi qu’aux effets juridiques et aux effets pratiques de l’application de la disposition (Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 R.C.S. 146, aux paragraphes 52 à 54).
[35]Baptiste soutient que l’article 50.1 prévoit une procédure, et des délais de prescription, qui sont exclusivement régis par le droit provincial, et qu’il porte donc atteinte à l’indépendance des cours supérieures provinciales.
[36]Au sujet du paragraphe 50.1(2), Baptiste soutient que cette disposition relève de l’autorité provinciale, car elle dit censément qu’une partie « peut » engager une action devant un tribunal provincial. Selon cet argument, le fait de dire qu’une partie a, en vertu d’une disposition, l’autorisation d’engager une action dans une province équivaut à dire que la disposition relève de l’autorité législative de la province, surtout lorsqu’il est question de la propriété et des droits civils. Je ne souscris pas à cet argument, car je considère qu’il fait abstraction du régime fédéral que présente l’article 50.1 lorsqu’on le considère dans son intégralité, c’est‑à‑dire que les paragraphes 50.1(2) et (3) ne donnent pas l’autorisation d’engager une action, ils offrent la possibilité de préserver l’action suspendue en l’engageant dans une province sans problèmes de prescription.
[37]Baptiste se fonde aussi sur la décision du juge Pinard dans l’arrêt Bastien pour faire valoir que l’introduction d’une action crée des droits substantiels et que l’octroi d’une suspension en vertu de l’article 50.1 empiète sur ces droits. Je conclus toutefois qu’étant donné que l’arrêt Bastien avait trait à la transition particulière d’un régime juridique à un autre, la décision n’est pas comparable à la situation dont il est question en l’espèce. Il est manifeste que la conclusion du juge Pinard selon laquelle l’article 50.1 avait une incidence négative sur les droits acquis, et donc substantiels, du demandeur, repose sur le fait que l’action avait été introduite dix ans avant l’entrée en vigueur de l’article 50.1. Étant donné qu’en l’espèce l’article 50.1 était déjà en vigueur quand Baptiste a engagé la présente action, je conclus que le raisonnement exposé dans Bastien ne s’applique pas.
[38]Cependant, l’argument principal de Baptiste concerne spécifiquement le paragraphe 50.1(3); il fait valoir que ce dernier est une disposition de fond et qu’il relève de la compétence des provinces (observations écrites des défendeurs, aux paragraphes 154 à 167) :
[traduction] Le paragraphe 50.1(3) prévoit une date réputée pour l’introduction d’une action devant un tribunal provincial à la suite de la suspension des procédures au sein de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
L’application de la disposition est soumise à la condition que l’action engagée devant le tribunal provincial débute dans les 100 jours qui suivent la suspension au sein de la Cour fédérale.
L’objet apparent de la disposition est de forcer un demandeur qui poursuit une demande contre la Couronne à choisir, si le procureur général décide d’engager une procédure de mise en cause qui excède la compétence de la Cour, entre le fait de soumettre un recours à un tribunal provincial ou de n’en soumettre aucun, mais de protéger néanmoins l’auteur d’une demande qui a intenté une poursuite contre la Couronne fédérale dans un délai de prescription applicable contre la perte de l’avantage que procure l’interruption du temps qui s’écoule.
L’article 50.1 tente d’accomplir la tâche constitutionnelle-ment délicate de faire transférer une poursuite d’un tribunal relevant de la compétence législative fédérale exclusive aux termes de l’article 101 à un tribunal relevant de la compétence provinciale exclusive aux termes du paragraphe 92(14), avec un minimum de préjudice aux intérêts des parties.
Malheureusement, la disposition a nettement plus qu’un « effet accessoire » sur les matières qui relèvent de la compétence exclusive des provinces, aux termes des paragraphes 92(13) et (14) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Le libellé du paragraphe 50.1(3) est vaste. Il prévoit, dans la version anglaise, que : « the claim against the Crown in the recommenced proceedings shall, for the purposes of any laws relating to prescription and the limitations of actions, be deemed to have been instituted on the day the proceedings in the Court were instituted ».
Le passage « for the purposes of any laws relating to prescription and the limitations of actions » s’appliquerait, à première vue, à une disposition de prescription régissant la période durant laquelle une partie peut poursuivre un tiers en vertu d’une loi provinciale relative à une contribution entre les responsables d’un dommage ou en vertu de toute autre loi ou règle de common law pertinente.
En français, le texte équivalent est le suivant : « Pour l’application des règles de droit en matière de prescription dans le cadre des procédures reprises conformément au paragraphe (2), est réputée être la date de l’introduction de l’action celle de son introduction devant la Cour […] ».
Le texte français ne fait pas de distinction entre la demande contre la Couronne et n’importe quelle procédure que la Couronne peut engager par voie de mise en cause. Les mots « dans le cadre des procédures reprises » sont suffisamment vastes pour faire entrer dans le champ d’application du paragraphe 50.1(3) la totalité des demandes, demandes reconventionnelles et mises en cause qui sont introduites dans une action particulière. Les mots « l’introduction de l’action » ont eux aussi une portée générale.
Le paragraphe 50.1(3), si on l’interprète d’une manière qui cadre avec son libellé général, s’appliquerait à la fois aux demandes contre la Couronne et à celles de la Couronne contre diverses parties.
Pour ce qui est d’une prescription, cette disposition déterminerait la date à laquelle prendrait fin le temps qui s’écoule dans une action intentée contre la Couronne. En prévoyant la date à laquelle une action est réputée être introduite, la disposition permet à un demandeur d’introduire une demande concernant des activités qui, sans cela, serait prescrite par la législation provinciale applicable. En outre, par ce dernier mécanisme, elle permet à la Couronne de remettre en vigueur la responsabilité de mis en cause en matière de contribution.
Il est toutefois évident que la responsabilité en matière de contribution est, sur le plan substantiel, souvent fondée sur une responsabilité entre le mis en cause et le demandeur.
Dean c. Kociniak, 2001 CarswellAlta 709 (B.R. Alb.). Onglet B84. Glanville Williams, Joint Torts and Contributory Negligence (Londres : Stevens, 1951). Onglet B85.
Une action en contribution est une action dérivée. Le défendeur peut uniquement invoquer contre le mis en cause la requête que le demandeur aurait pu introduire, mais qu’il n’a pas introduite. Dans la mesure où le mis en cause est à l’abri d’une poursuite de la part du demandeur, le défendeur ne peut poursuivre ce mis en cause pour fins de contribution.
Canada Deposit Insurance Corp. c. Prisco, 1996 CarswellAlta 237 (C.A. Alb.). Onglet B86.
De par son caractère véritable, l’article 50.1 porte de façon générale sur la question de la prescription. [Non souligné dans l’original.]
[39]En réponse, le Canada fait valoir que l’objet et l’effet juridique de l’article 50.1 ne sont que de nature procédurale (réponse du demandeur, aux paragraphes 74 à 79) :
[traduction] L’effet juridique de l’article 50.1 sur les parties en cause est que la procédure est simplifiée et les coûts sont tenus au minimum. Par exemple, les parties comparaissent devant un tribunal et présentent une seule série d’arguments, sans répétition de preuves. En outre, elles bénéficient d’une audition juste et complète, car la totalité de la preuve est présentée devant un seul tribunal, ce qui élimine également le risque de conclusions contradictoires. L’article 50.1 n’a pas d’incidence sur les droits substantiels des parties; il vise simplement à garantir que la procédure se déroule devant le tribunal compétent.
De façon générale, l’effet juridique qu’a l’article 50.1 sur le grand public, comme les contribuables, est l’administration plus efficace de la justice, tant au point de vue des coûts qu’à celui de la procédure.
Les effets généraux de l’article 50.1 dénotent que cette disposition a pour but premier de favoriser l’efficience et l’efficacité des procédures judiciaires. La disposition est de nature procédurale, et non substantielle.
Débats de la Chambre des communes (Hansard). Onglet 3‑a.
Le délai de cent jours que prévoit le paragraphe 50.1(3) pour soumettre l’affaire à une cour supérieure provinciale est un instrument administratif qui a une incidence sur les règles de procédure, et qui procure aux parties un délai suffisant pour produire leurs actes de procédure devant une cour supérieure provinciale compétente.
Tout autre délai additionnel, comme le délai de six mois que prévoient les Alberta Rules of Court pour le dépôt d’une procédure de mise en cause, semble avoir à première vue une incidence sur les délais de prescription provinciaux. Cependant, en général, les procédures de mise en cause ne sont pas soumises à un délai de prescription précisé. La plupart des lois provinciales en matière de prescription comportent une interdiction générale des moyens de défense fondés sur une prescription, ou alors ne disent rien sur le sujet; quelques provinces interdisent des causes d’action précises, mais, sinon, elles sont muettes :
Provinces interdisant de façon générale les moyens de défense fondés sur une prescription : Colombie‑Britannique, Limitation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 266, art. 4; Alberta, Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L‑12, art. 6; Saskatchewan, The Limitations Act, S.S. 2004, ch. L‑16.1, art. 14; Ontario, Loi sur la prescription des actions, 2002, ch. 24, annexe B, art. 18; Nouvelle‑Écosse, Limitation of Actions Act, R.S.N.S. 1989, ch. 258, art. 3(2); Terre‑Neuve, Limitations Act, S.N.L. 1995, ch. L‑16.1
Provinces qui ne disent rien au sujet des moyens de défense fondés sur une prescription : Île‑du‑Prince‑Édouard, Statute of Limitations, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑7; Yukon, Loi sur la prescription, L.R.Y. 2002, ch. 139; Territoires du Nord‑Ouest, Loi sur les prescriptions, L.R.T.N.‑O. 1988, ch. L‑8; Nunavut, Loi sur les prescriptions, L.R.T.N.‑O. 1988, ch. L‑8;
Provinces interdisant les moyens de défense fondés sur une prescription pour des causes d’action précises : Manitoba, Loi sur la prescription, C.P.L.M., ch. L.150; Québec, Code civil du Québec, L.Q., 1991, ch. 64; Nouveau‑Brunswick, Loi sur la prescription, L.R.N.‑B. 1973, ch. L‑8. Onglets 1 a‑m.
Pour les motifs indiqués ci‑dessus, le paragraphe 50.1 (3) n’a pas une incidence marquée sur les délais de prescription provinciaux; il procure simplement aux parties un délai suffisant pour préparer les actes de procédure appropriés afin de pouvoir orienter la procédure vers une cour supérieure provinciale. En d’autres termes, lorsque la déclaration originale d’un demandeur est déposée dans le délai de prescription applicable, la « date réputée » préserve simplement le droit du demandeur à une cause d’action. Par conséquent, l’effet, si effet il y a, est purement accessoire.
[40]Je suis d’accord avec l’argument du Canada que l’article 50.1 est de nature procédurale.
[41]Le mot « procédures », au paragraphe 50.1(1), fait référence à une demande contre la Couronne. Ce mot, utilisé aux paragraphes (2) et (3), a donc le même sens. Nul ne conteste qu’avant l’application de l’article 50.1, la demande dont il est question en l’espèce relève de la compétence fédérale, et non provinciale. Par conséquent, à mon avis, le fait de pouvoir transférer la demande à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, en vertu du paragraphe 50.1(2), relève aussi de cette compétence fédérale, et c’est également le cas de la disposition contenue au paragraphe 50.1(3) selon laquelle la date d’introduction de la demande ne change pas si cette dernière est transférée.
[42]En ce qui concerne la question de la prescription, je conclus que les lois provinciales en matière de prescription ne s’appliquent pas à la reprise de la demande. Étant donné que le dépôt de la demande en Alberta relève de la compétence fédérale, et non provinciale, il est loisible à l’autorité fédérale de déclarer que, pour protéger les intérêts d’un demandeur, la date d’introduction de la demande ne change pas parce que cette dernière a été transférée. Une fois que la « procédure », c’est‑à‑dire la demande, est transférée à l’Alberta et que la Couronne introduit une procédure de mise en cause, la demande et la procédure sont régies par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.
[43]Le Hansard prouve que l’article 50.1, en tant qu’élément d’une vaste initiative de réforme du droit, a pour objet de regrouper en une seule juridiction divers éléments de litige juridictionnels, pour la commodité et l’avantage des deux parties à l’action. De ce fait, comme l’essentiel d’une action ne changera fondamentalement pas lorsqu’elle est « reprise », ce qui est l’intention manifeste exprimée au paragraphe 50.1(2), je conclus que le transfert d’une action de la présente Cour à un tribunal provincial n’a pas pour effet de produire un changement substantiel.
b. Le chef de compétence
[44]Le Canada fait valoir que le pouvoir constitutionnel qu’a le Parlement de promulguer l’article 50.1 figure dans deux dispositions : l’article 91 [de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5] ci‑après la Constitution], soit le pouvoir de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets exclusivement assignés aux législatures des provinces, et l’article 101 [de la Constitution], soit le pouvoir d’établir des tribunaux, en plus de la Cour suprême du Canada, pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada.
[45]Je suis d’accord avec l’argument du Canada.
[46]Je conclus que le Parlement est habilité à promulguer l’article 50.1 en vertu soit de l’article 91, soit de l’article 101. À mon avis, en promulguant l’article 50.1, le Parlement n’empiète pas sur un pouvoir provincial, en particulier celui qui régit la prescription des actions. Le pouvoir qu’a le Parlement d’établir une juridiction concurrente entre la Cour fédérale et les tribunaux provinciaux n’est pas contesté. Il me semble que ce pouvoir doit inclure celui de rendre la juridiction concurrente efficace d’un point de vue opérationnel. Pour ce motif, le Parlement doit être habilité à regrouper divers éléments de litige juridictionnels dans un cadre de référence juridictionnel concurrent, c’est‑à‑dire que le fonctionnement du Parlement dans ce cadre de référence n’empiète pas sur la compétence d’une province à l’égard des aspects d’un litige qui ont trait à la propriété et aux droits civils, y compris la prescription des actions; il contribue à l’efficacité du règlement du litige. À mon avis, le fond du paragraphe 50.1(3) n’est rien de plus qu’une caractéristique nécessaire de l’obtention de ce résultat.
[47]Par conséquent, étant donné qu’à mon sens la promulgation de l’article 50.1 n’empiète pas sur la compétence d’une province, je conclus que l’article 50.1 n’est pas ultra vires.
B. L’article 50.1 contrevient‑il aux principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, ainsi que de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire?
[48]Les principes régissant la portée du processus décisionnel judiciaire ne soulèvent aucun débat (réponse du demandeur, aux paragraphes 31 et 46) :
[traduction] Le Parlement a le pouvoir d’adopter n’importe quelle loi relevant de sa compétence :
[. . .] dans le domaine résiduel où s’applique, en droit constitutionnel canadien, le principe de la souveraineté parlementaire, la délimitation de cette frontière relève du Parlement et des législatures, non des tribunaux. Il est de la prérogative d’un Parlement souverain de faire connaître son intention quant au rôle que joueront les tribunaux dans l’interprétation, l’application et l’exécution de ses lois. Même si les tribunaux doivent décider du sens à donner aux dispositions législatives, ils le font au nom de la recherche de l’intention ou de la volonté souveraine du Parlement, que les méthodes d’interprétation utilisées à cette fin tiennent compte de l’objet de la disposition, du contexte où elle se trouve ou encore des principes qui la sous‑tendent.
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources) (« Vérificateur général ») [1989] 2 R.C.S. 49, au paragraphe 51. Onglet 2‑d.
[. . .]
Le principe de l’indépendance judiciaire doit néanmoins être mis en équilibre avec celui de la souveraineté parlementaire :
La question n’est pas de savoir si les règles de la Loi sont injustes ou illogiques.
Le rôle principal du judiciaire est d’interpréter et d’appliquer le droit, qu’il soit de nature procédurale ou substantielle, aux causes qui lui sont soumises. Il s’agit d’entendre et d’évaluer, conformément au droit, les éléments de preuve qui se rapportent aux questions juridiques qui lui sont soumises et d’accorder aux parties en cause les réparations disponibles.
Il s’ensuit que le rôle du judiciaire n’est pas [. . .] d’appliquer uniquement le droit qu’il approuve. Il ne s’agit pas non plus de trancher des causes en tenant compte simplement de ce que le judiciaire (plutôt que le droit) semble juste ou pertinent. Il ne s’agit pas non plus de deviner la réforme du droit entreprise par les législateurs, que cette réforme consiste en une nouvelle cause d’action ou en des règles de procédure pour la régir. [Italique ajouté.]
Imperial Tobacco, précité, aux paragraphes 49, 50 et 52. Onglet 2 ‑c. Babcock, précité, au paragraphe 55. Onglet 2‑b.
[49]Baptiste soutient toutefois que l’article 50.1 empiète sur le pouvoir « inhérent » ou « implicite » que détient un juge de la Cour fédérale de rendre une décision dans l’intérêt de la justice, dans les limites du champ de compétence reconnu. Il allègue que l’existence de ce pouvoir découle d’une désignation faite en vertu de l’article 101 de la Constitution. Les détails de cet argument sont les suivants (observations écrites des défendeurs, aux paragraphes 94 à 101, 104 à 108, 117, 121 à 125) :
[traduction] Le texte du paragraphe 50.1(1) est le suivant : « [s]ur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence ».
Cette disposition juxtapose l’utilisation d’un mot impératif concernant l’octroi d’une suspension (« ordonne ») à l’utilisation d’un libellé discrétionnaire concernant la réclamation de la Couronne (« entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence »).
Selon l’interprétation qu’en a faite la Cour fédérale, cette disposition permet à la Cour de se fonder sur un mince dossier de preuve établi par la Couronne pour déterminer sa compétence constitutionnelle et législative à l’égard d’une réclamation.
Charalambous c. Canada, (29 avril 2004) T‑1715‑03 (C.F.), la juge Dawson.
Dossier de requête du demandeur, onglet 4.
Si la Cour juge qu’elle est incompétente sur la base de ce dossier de preuve, elle rend une ordonnance exécutoire qui met effectivement fin à la procédure des demandeurs devant la Cour fédérale.
Charalambous c. Canada, (29 avril 2004) T‑1715‑03 (C.F.), la juge Dawson.
Dossier de requête du demandeur, onglet 4.
Cela procure à la Couronne un degré inconstitutionnel de contrôle sur la détermination que fait la Cour de sa compétence.
Cela oblige aussi la Cour à rendre une ordonnance exécutoire en se fondant sur ce qui équivaut à une opinion concernant une procédure hypothétique.
Un pouvoir juridictionnel de base, celui d’instruire et de trancher une action [dans l’intérêt de la justice], est soumis à l’« intention » de la Couronne (« desire »).
L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales permet à la Couronne d’usurper le pouvoir fondamental d’un tribunal de suspendre une procédure dans l’intérêt de la justice.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 50. Onglet A1.
Canada c. Tobiass, 1997 CarswellNat 211 (C.A.F.). Onglet B53.
[. . .]
L’essence du principe est que les fonctions constitutionnelles fondamentales sont attribuées à trois pouvoirs distincts : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Les fonctions constitutionnelles fondamentales de chacun sont protégées contre toute ingérence de la part des autres.
Il n’est pas contesté en l’espèce que le Parlement est habilité à conférer au pouvoir judiciaire des fonctions qui vont au‑delà de ses fonctions juridictionnelles fondamentales. La Cour suprême du Canada en a dit autant au sujet de sa compétence pour fournir une opinion consultative. Cette compétence n’est pas contraire à la doctrine de la séparation des pouvoirs.
Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CarswellNat 1299 (C.S.C.). Onglet B57.
Il n’est pas contesté non plus que le Parlement et les législatures provinciales disposent du pouvoir constitutionnel restreint de priver un tribunal de sa compétence en recourant à des clauses privatives, qu’il s’agisse d’un tribunal créé par une loi ou d’une cour supérieure provinciale.
Quoi qu’il en soit, ni le Parlement ni les législatures provinciales ne sont habilités à priver une cour supérieure provinciale de sa compétence fondamentale.
Conseil canadiens des relations du travail c. Paul L’Anglais Inc., 1983 CarswellQue 101 (C.S.C.). Onglet B58.
Canada (Procureur général) c. Law Society of British Columbia, 1982 CarswellBC 133 (C.S.C.). Onglet B59.
Il est allégué que le Parlement ne peut priver un tribunal visé à l’article 101 de sa compétence fondamentale, ni attribuer à un tel tribunal des fonctions qui entrent en conflit avec sa compétence fondamentale ou qui minent son indépendance.
[. . .]
Cependant, une disposition qui permet au procureur général d’émettre une directive à un tribunal au sujet de la conduite de son action, en se fondant sur une « intention » (« desire ») de la Couronne de soumettre l’action à un tribunal différent, est incompatible avec l’article 101, qui exige que le « tribunal » qui est établi soit tout à fait indépendant du pouvoir exécutif du gouvernement.
Dans l’arrêt Rifou, le juge Mahoney a écrit : « Pourquoi reconnaître constitutionnellement l’indépendance des tribunaux si le Parlement peut à son gré leur retirer leurs pouvoirs? ».
[. . .]
La Couronne ne peut pas fixer ou dicter les limites constitutionnelles de la compétence de la Cour fédérale du Canada. Il incombe au pouvoir judiciaire, dans le cadre des pouvoirs qui lui sont exclusifs, de déterminer les limites constitutionnelles de la compétence d’un tribunal, sur la base du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs et d’autres dispositions applicables de la Constitution et de lois constitutives.
C’est la raison pour laquelle la Cour fédérale ne peut fixer les limites constitutionnelles ou législatives de sa compétence en se fondant exclusivement sur un mince dossier de preuve qui est entièrement établi par la Couronne.
Il est allégué que le procureur général du Canada ne peut soumettre une ébauche d’actes de procédure à la Cour fédérale afin que l’on détermine la compétence de la Cour sur des parties hypothétiques susceptibles d’être traduites devant elle sur la foi de ces actes de procédure.
Il est vrai que la compétence de la Cour fédérale fait si souvent l’objet de litiges que les questions relatives à la compétence potentielle de la Cour sur un mis en cause hypothétique semblent banales et peut‑être évidentes. Cependant, la Cour ne peut pas déterminer sa compétence constitutionnelle sur une partie hypothétique en se fondant sur un plan d’action proposé par la Couronne.
L’article 50.1 permet à la Couronne de s’immiscer dans la compétence fondamentale de la Cour fédérale, qui consiste à trancher les droits et les obligations des parties comparaissant à bon droit devant elle, et de ne suspendre la procédure que s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. L’article 50.1 viole donc le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs et mine la confiance du public à l’égard de l’indépendance de la Cour fédérale. Pour cette raison, l’article 50.1 est inopérant.
[50]En réponse, le Canada fait valoir que des principes constitutionnels non écrits comme ceux qui sont cités ne sont pas une raison pour conclure qu’une loi est invalide. Je conclus qu’il n’est pas nécessaire que je détermine le bien‑fondé de cet argument à cause d’une lacune dans l’argumentation de Baptiste au sujet des principes.
[51]À mon avis, dans son argumentation écrite et dans sa plaidoirie, Baptiste n’a pas fourni suffisamment de sources législatives ou constitutionnelles pour établir l’existence d’un « pouvoir juridictionnel fondamental » inhérent ou implicite, que le Parlement ne peut pas suspendre, et dont disposent les juges de la présente Cour, qui a été créée par une loi, pour rendre une décision dans l’« intérêt de la justice ». En particulier, je conclus que les décisions citées dans l’argumentation écrite de Baptiste à l’appui de la thèse invoquée ne sont pas pertinentes. Dans l’arrêt Tobiass [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass), [1997] 3 R.C.S. 391], il a été décidé que la Cour d’appel fédérale [[1997] 1 C.F. 828] était compétente pour entendre l’appel d’une suspension accordée en vertu de l’article 50 de ce qui était à l’époque la Loi sur la Cour fédérale; dans l’arrêt L’Anglais [Conseil canadien des relations du travail et autre c. Paul L’Anglais Inc. et autre, [1983] 1 R.C.S. 147] il a été jugé que le Parlement n’a pas compétence pour exclure le pouvoir de surveillance et de réforme de la Cour supérieure du Québec en appliquant l’article 18 de ce qui était à l’époque la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10]; dans l’arrêt Procureur général du Canada et autres c. Law Society of British Columbia et autre, [[1982] 2 R.C.S. 307] il a été décidé que même si le Parlement peut constituer un tribunal pour assurer la meilleure exécution des lois du Canada, la Constitution ne l’habilite pas à dépouiller les cours supérieures des provinces du pouvoir de décréter qu’une loi fédérale outrepasse la compétence du Parlement; enfin, dans l’arrêt Rifou [Banque canadienne impériale de commerce c. Rifou, [1986] 3 C.F. 486 (C.A.)], le juge Mahoney a fait le commentaire cité dans l’argument qu’invoque Baptiste au paragraphe 118, mais uniquement en rapport avec son opinion qu’il ne sied pas au Parlement de conférer aux tribunaux administratifs fédéraux une compétence qu’exercent d’habitude les juges nommés en vertu de l’article 96 de la Constitution.
[52]Ne pouvant conclure à l’existence d’un pouvoir juridictionnel fondamental, il m’est impossible de conclure que l’article 50.1 a pour effet d’usurper « un pouvoir fondamental de la Cour de suspendre une procédure dans l’intérêt de la justice » ou, autrement dit, de « priver » la Cour de sa « compétence fondamen-tale ».
[53]Que ce soit un juge qui décide sur la foi de la preuve et des arguments présentés en vertu de l’article 50.1 que la Cour n’a pas compétence sur une procédure de mise en cause, ou que ce soit la Cour d’appel fédérale qui le dise, les juges de la Cour sont tenus de se conformer à la volonté du Parlement et d’ordonner une suspension. À mon avis, le fait de se conformer à la volonté du Parlement qui est exprimée à l’article 50.1 n’est pas contraire aux principes de la séparation, de l’indépendance ou de l’impartialité. Il m’est impossible de conclure que l’inexistence du pouvoir de décider d’une affaire dans l’intérêt de la justice lorsqu’on applique l’article 50.1, alors que ce pouvoir existe lorsqu’on applique l’article 50, constitue une usurpation ou une privation de compétence, ou une ingérence dans le pouvoir de rendre une décision. Il s’agit simplement d’une limite de compétence fixée dans le cadre des pouvoirs du Parlement.
[54]En ce qui concerne l’argument de Baptiste selon lequel l’article 50.1 contrevient à l’indépendance institutionnelle de la Cour ainsi qu’à l’impartialité du juge, c’est le même critère qu’il faut appliquer (R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, à la page 143) :
[. . .] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». [Non souligné dans l’original.]
À mon avis, une personne bien renseignée, sensée et raisonnable comprendrait que l’on ne compromet pas l’indépendance et l’impartialité en suivant les impératifs de l’article 50.1 parce que son objet est valable.
[55]En définitive, je souscris à la réponse du Canada à la question; l’article 50.1 ne contrevient pas aux principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs, ainsi que de l’indépendance et de l’impartialité de l’appareil judiciaire.
C. L’article 50.1 fait‑il obstacle à l’accès à la justice?
[56]Baptiste fait valoir que la disposition nie le droit des parties à ce que leur cause soit entendue par un tribunal de leur choix; son argument est le suivant (observations écrites des défendeurs, aux paragraphes 147 à 151) :
[traduction] Le principe de l’accès à la justice et aux tribunaux est un principe constitutionnel reconnu par la Cour suprême du Canada.
B.C.G.E.U. c. British Columbia (Procureur général), 1988 CarswellBC 363 (C.S.C.). Onglet B80.
Le juge en chef Dickson écrit : « Nous n’avons aucun doute que le droit d’accès aux tribunaux constitue, sous le régime de la primauté du droit, un des piliers de base qui protègent les droits et libertés de nos citoyens ».
B.C.G.E.U. c. British Columbia (Procureur général), 1988 CarswellBC 363 (C.S.C.), au paragraphe 32. Onglet B80.
L’accès à la justice comporte aussi une dimension institutionnelle qui peut découler d’un régime législatif qui restreint les droits des parties dans leur choix de tribunaux.
John Carten Personal Law Corp. c. British Columbia, 1997 CarswellBC 2290 (C.A.C.‑B.), le juge McEachern, en dissidence. Onglet B81.
La Cour fédérale a le pouvoir législatif d’instruire les procédures dont il est question en l’espèce. Ce pouvoir cadre avec l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. La Cour fédérale est établie pour « améliorer l’application du droit canadien ». En établissant une cour en vertu de l’article 101, il incombe au Parlement de veiller à ce que l’accès à cette cour soit universel et purement fondé sur la compétence que la loi confère à cette dernière. C’est là ce qu’exige le principe constitutionnel de l’accès à la justice.
L’article 50.1 est inconstitutionnel parce qu’il permet à la Couronne de recourir à un mécanisme procédural discrétionnaire pour interdire l’accès de parties spécifiques sur une base facultative.
[57]Le Canada fait remarquer avec raison que la Cour suprême du Canada, comme l’illustre l’arrêt B.C.G.E.U. [B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214], a restreint jusqu’ici le principe de l’accès à la justice à un accès physique aux tribunaux. Et même s’il a été mentionné lors des plaidoiries qu’une décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique : Christie v. British Columbia (Attorney General) (2005), 262 D.L.R. (4th) 51, a donné plus d’extension à ce principe de façon à inclure l’accès à un représentant juridique compétent en tant qu’élément de l’accès à la justice, je conclus que ces deux arrêts sont sans rapport avec l’argument qu’invoque Baptiste.
[58]Baptiste fait valoir que chaque citoyen canadien possède un droit fondamental à une audition judiciaire en vue d’obtenir la protection de ses droits constitutionnels et que, à moins que l’action engagée soit vexatoire, futile ou dilatoire, un citoyen a le droit d’obtenir une décision au sujet de l’action (McKenzie c. Québec (Procureur général), [1998] A.Q. no 1133 (C.A.) (QL)). Ce principe ne suscite aucun débat. Le débat qui entoure la requête résulte d’une préoccupation différente; la question n’est pas de savoir si Baptiste aura une audition judiciaire, mais plutôt si la Cour tiendra cette audition. Baptiste s’oppose à l’application de l’article 50.1 parce que cela aura pour effet de transférer l’action de la présente Cour à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Ce résultat ne constitue pas, selon moi, un déni d’accès à la justice. Il s’agit d’un déni du souhait de Baptiste, mais conformément à la loi.
[59]Je suis d’accord avec le Canada pour dire que la procédure exposée à l’article 50.1 ne fait pas obstacle à l’accès de Baptiste à la justice.
[60]Je conclus donc que l’article 50.1 n’est pas inconstitutionnel.
IV. Autres questions
A. Les droits ancestraux ou issus de traités de Baptiste
[61]Ces questions exprimées dans l’avis n’ayant pas été plaidées, comme cela a été le cas des questions relatives à la Charte, je considère qu’elles n’ont pas été mises de l’avant dans la présente réponse à la requête.
B. Abus de procédure
[62]Est entremêlée dans les arguments qu’invoque Baptiste l’idée que, d’une certaine façon, l’article 50.1 a été adopté pour pouvoir exonérer le Canada de toute responsabilité, et aussi que le Canada est en mesure d’utiliser à mauvais escient cette disposition pour obtenir une suspension en grande partie à son avantage et au désavantage des défendeurs à une action. Aucune preuve ne corrobore ces préoccupations.
[63]Quoi qu’il en soit, avant que l’on puisse suspendre une action sur requête de la Couronne par suite d’une décision portant que la Cour n’a pas compétence sur la procédure de mise en cause, il est nécessaire de prouver que la Couronne a véritablement l’intention d’introduire la procédure au sein d’une juridiction provinciale. S’il existe une preuve d’abus de procédure, la Cour peut s’en charger en rejetant la requête en suspension.
[64]Je puis comprendre pourquoi Baptiste estime qu’une suspension ordonnée en vertu de l’article 50.1 à la requête du Canada est injuste; cela l’obligera à reprendre l’action en Alberta pour obtenir justice, ce qui pourrait être difficile à cause des coûts que cela représente, sans parler du temps et des ressources qu’il aura gaspillés jusqu’ici. Baptiste soutient également que l’injustice est aggravée par le fait que le délai et les frais encourus seront attribuables à la Couronne, qui détient une obligation fiduciaire envers les Autochtones demandeurs. Il m’est toutefois impossible de conclure que le Canada n’a pas le pouvoir législatif de causer ce résultat.
C. Conflit entre l’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 21(2) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif
[65]Au cours des plaidoiries, les avocats de Baptiste ont fait valoir que, en vertu du paragraphe 21(2) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, il ne fallait pas accorder une suspension, car cela empêcherait Baptiste de reprendre l’action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. L’argument est fondé sur le sens du mot « pendante » qui figure au paragraphe 21(2).
[66]Baptiste soutient qu’une suspension n’a pas pour effet de rendre une procédure « non pendante ». Il est important de signaler qu’aucune disposition législative ne permet d’ordonner une suspension partielle, ou de lever une suspension une fois qu’elle a été ordonnée, de façon à redonner vie à l’action initialement introduite mais suspendue. Je conclus donc qu’une fois qu’une suspension est ordonnée en application de l’article 50.1, l’action devant la Cour est effectivement « morte », c’est‑à‑dire qu’on ne peut pas déterminer qu’une procédure suspendue est « pendante ». Je conclus qu’il n’y a pas de conflit entre l’article 50.1 et le paragraphe 21(2).
D. Dépens
[67]Baptiste soutient que si le Canada a gain de cause au sujet de la requête, il faudrait quand même lui adjuger des dépens, car les frais considérables engagés à ce jour dans le cadre de la poursuite de l’action seront à toutes fins pratiques gaspillés. Comme je l’ai déclaré au cours de l’audience, cette question fera l’objet d’une argumentation distincte à la suite de la décision rendue sur le fond de la requête, de façon à pouvoir l’examiner comme il faut.
ORDONNANCE
Pour les motifs indiqués, la requête est accueillie et, de ce fait, la présente action est suspendue en application du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
La question de l’adjudication des dépens relatifs à la requête est reportée; elle sera réglée après présentation des arguments connexes, suivant les directives données.