A‑232‑06
2006 CAF 323
Apotex Inc. (appelante)
c.
Merck & Co., Inc., Merck Frosst Canada & Co., Merck Frosst Canada Ltd., Syngenta Limited, AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc. (intimées)
Répertorié : Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc. (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Linden, Sexton et Malone, J.C.A.—Toronto, 11, 12, 13 et 14 septembre; Ottawa, 10 octobre 2006.
Brevets — Pratique — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale portant que, sous réserve de certaines exceptions, l’appelante avait contrefait les revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1275350 (le brevet ′350), qu’elle ne pouvait pas contester la validité de ces revendications et que ces contestations de la validité n’étaient pas fondées — Merck & Co., Inc. (Merck) est titulaire du brevet ′350; AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc. (collectivement, Astra) sont titulaires d’une licence en vertu du brevet ′350 — Les deux sociétés vendaient du lisinopril, un antihypertenseur, au Canada — Merck a découvert la classe de composés de formule I — Elle a déposé une demande de brevet aux États‑Unis et une demande de brevet au Canada (la demande ′340) par la suite — Le brevet ′350 est issu de la demande complémentaire découlant de la demande originale ′340 — Comme l’art. 36 de la Loi sur les brevets (la Loi) exige une demande complémentaire en l’espèce, la Cour fédérale a conclu avec raison que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat étaient des inventions différentes et que le brevet ′350 ne constituait pas une demande complémentaire irrégulière eu égard à la demande ′340 — Quelle que soit la conclusion de la Cour fédérale, une demande complémentaire irrégulière n’entraîne pas une perte de droits de brevet, la division d’une demande de brevet étant avant tout une question de procédure — Le principe applicable en matière de double brevet offre un recours suffisant si plusieurs brevets sont délivrés pour une même invention — L’art. 55.01 de la Loi ne limite pas les moyens de défense de l’appelante contre la contrefaçon; il ne limite que le délai au cours duquel une action en contrefaçon peut être intentée — Appel et appel incident sont accueillis en partie.
Brevets — Contrefaçon — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale portant que, sous réserve de certaines exceptions, l’appelante avait contrefait les revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1275350 (le brevet ′350) — 1) Le droit de l’appelante de se prévaloir de l’exception à la contrefaçon (art. 56 de la Loi sur les brevets) relativement à trois lots de lisinopril qui avaient été acquis avant la délivrance du brevet ′350, mais qui n’étaient pas sous forme utilisable à la date de délivrance du brevet était en cause — Sens des mots « achète, exécute ou acquiert » à l’art. 56 de la Loi — Le droit d’utiliser un composé chimique comprend le droit d’utiliser et de vendre par la suite les compositions créées par l’utilisation du composé — Ce n’est que lorsqu’un produit est réputé être de qualité appropriée qu’on peut considérer qu’il a été acheté ou acquis au sens de l’art. 56 de la Loi — En l’espèce, parce que les lots de lisinopril que l’appelante avait achetés n’étaient pas un produit fini avant la délivrance du brevet ′350, le droit de l’appelante de demander l’exception prévue à l’art. 56 de la Loi était éteint — 2) La Cour fédérale n’a commis aucune erreur en concluant que l’art. 55.2(1) de la Loi exempte l’appelante de la contrefaçon relativement aux matières premières entrant dans la fabrication du produit et aux produits finis stockés comme pièces de référence futures conformément aux exigences réglementaires du gouvernement — L’art. 55.2(1) de la Loi ne se limite pas à exempter les utilisations du produit breveté avant l’obtention de l’approbation réglementaire préalable à la mise en marché — De même, la Cour fédérale a conclu à juste titre que l’exception à la contrefaçon fondée sur l’utilisation équitable existait en l’espèce puisque le lisinopril n’avait été utilisé que dans la recherche et n’avait pas dépassé le cadre de la phase d’expérimentation et d’essai — Le moyen de défense fondé sur l’utilisation expérimentale n’est pas seulement valable dans le contexte d’une licence obligatoire où l’utilisation est de bonne foi.
Pratique — Res judicata — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale portant que l’appelante ne pouvait pas contester la validité du brevet canadien 1 275 350 (le brevet ′350) et que ces contestations de la validité n’étaient pas fondées — L’appelante avait le droit, en vertu des principes de la préclusion, d’introduire les allégations d’invalidité qui ont été invoquées ou qui auraient pu être invoquées dans le litige antérieur concernant le brevet 349 — Les motifs permettant d’invoquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’étaient pas présents en l’espèce — La Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a statué que l’ajout des intimées Astra dans l’action en qualité de licenciées à l’égard du brevet ′350 n’était pas pertinent — Étant donnée qu’Astra était une titulaire de licence en vertu du brevet ′350 et que la demande ′340 divulguait plus d’une invention, Astra n’avait pas d’intérêt dans le litige antérieur lui permettant d’être considérée comme un ayant droit de Merck — Par conséquent, Astra ne pouvait être empêchée de faire valoir ses moyens de défense fondés sur l’invalidité.
Pratique — Prescription — Appel et appel incident d’une décision de la Cour fédérale portant que, sous réserve de certaines exceptions, l’appelante avait contrefait les revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1275350 — L’art. 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales ne pouvait s’appliquer pour limiter les moyens de défense de l’appelante contre la contrefaçon — Il ne vise que le délai dont bénéficie un demandeur, et non un défendeur, pour engager une procédure.
Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident d’une décision de la Cour fédérale portant que, sous réserve de certaines exceptions, l’appelante avait contrefait les revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1275350 (le brevet ′350), qu’elle ne pouvait pas contester la validité de ces revendications et que, de toute façon, ces contestations de la validité n’étaient pas fondées. Merck & Co., Inc. (Merck), l’une des principales intimées, est titulaire du brevet ′350 alors qu’AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc. (collectivement, Astra) sont titulaires d’une licence en vertu du brevet ′350. Les deux sociétés ont vendu activement au Canada des médicaments contenant du lisinopril jusqu’en 2000.
Les parties ont été associées à une action antérieure concernant le brevet 349 visant l’énalapril (le litige sur l’énalapril) où il a été jugé que ce brevet était valide et qu’il avait été contrefait par l’appelante. Les revendications de brevet contestées ont été formulées en relation avec une classe de composés de formule I (inhibiteurs d’enzymes de conversion de l’angiotensine) découverte par Merck et à l’égard de laquelle cette dernière a déposé une demande de brevet aux États‑Unis ainsi qu’une demande de brevet au Canada peu de temps après (la demande ′340). Par la suite, plusieurs demandes complémentaires ont été produites à partir de la demande originale ′340, y compris la demande qui a ensuite abouti au brevet ′350. Le brevet ′350 comprend un sous‑ensemble de la classe de composés visés par la demande ′340, y compris le lisinopril utilisé pour traiter l’hypertension. D’autres demandes complémentaires produites à partir de la demande originale visent l’énalapril et l’énalaprilat, deux autres antihypertenseurs. La demande de brevet produite au Canada contenait des revendications spécifiques pour le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. En dernier ressort, la Cour fédérale a accordé aux intimées une injonction interdisant à l’appelante de fabriquer, d’utiliser et de vendre des produits de lisinopril avant l’expiration du brevet ′350.
Bien que diverses questions aient été soulevées, la principale question était celle de savoir si un brevet répondant aux conditions essentielles de brevetabilité devait être invalidé pour inobservation alléguée d’une disposition de la loi en cours de poursuite—ce qui est communément appelé une contestation fondée sur une demande complémentaire irrégulière.
Arrêt : l’appel et l’appel incident sont accueillis en partie.
Les questions en litige dans l’appel
La première question en litige dans l’appel était celle de savoir si le brevet ′350 avait été incorrectement séparé de la demande principale ′340 parce que cette dernière ne divulguait qu’une seule invention et, si oui, quelles étaient les conséquences d’une demande complémentaire irrégulière. L’élément essentiel de cette question consistait à déterminer si la demande principale de brevet ′340 ne divulguait qu’une seule invention (soit le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat en tant que classe de composés) ou s’il s’agissait d’inventions distinctes. La Cour fédérale a établi que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat étaient différents les uns des autres au point de vue de l’activité inventive et que, si des demandes de brevet séparées avaient été déposées, elles auraient été acceptées en tant que brevets séparés relatifs à des inventions différentes. Cependant, les motifs de la Cour fédérale contenaient une certaine incohérence puisque la Cour a affirmé, s’appuyant sur la décision que la Chambre des lords a rendue dans l’arrêt May & Baker Ltd. et al. v. Boots Pure Drug Co. Ltd., qu’elle aurait conclu d’emblée que la demande ′340 ne visait qu’une seule invention. Toutefois, l’arrêt May & Baker n’avait rien à voir avec la pratique consistant à diviser des demandes. La Cour fédérale n’a pas fait la distinction entre la question qui a été tranchée dans l’arrêt May & Baker Ltd., c’est‑à‑dire la question de savoir si une modification visant à éliminer une classe et à ajouter une revendication pour deux composés donnait lieu à une invention très différente, et la question en l’espèce de savoir s’il y avait eu plus d’une invention. Néanmoins, comme l’article 36 de la Loi sur les brevets (la Loi) exige une demande complémentaire dans les circonstances de l’espèce et comme Merck et Astra se conformaient simplement à la Loi, la Cour fédérale avait raison de conclure que la demande complémentaire découlant du brevet ′350 n’était pas irrégulière.
Cependant, même si la demande complémentaire était irrégulière, la Cour fédérale avait raison de conclure que cela n’entraînerait pas une perte de droits de brevet puisque la division d’une demande de brevet est avant tout une question de procédure (article 36 de la Loi) et le principe applicable en matière de double brevet offre un recours suffisant si plusieurs brevets sont délivrés pour une même invention. Les diverses demandes complémentaires et la demande principale en l’espèce ne se chevauchaient pas et il n’y avait aucun risque que le breveté soit en mesure d’étendre le monopole résultant du fait qu’il possédait deux brevets pour une même invention.
La deuxième question en litige était celle de savoir si les principes de la préclusion fondée sur la cause d’action ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquaient dans le présent appel. La Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a déclaré que l’appelante n’avait pas le droit, en vertu des principes de la préclusion, d’introduire les allégations d’invalidité qui ont été invoquées ou qui auraient pu être invoquées dans l’action antérieure concernant le brevet ′349. L’une des conditions préalables à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, soit que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit, n’a pas été remplie. Contrairement à l’affirmation de la Cour fédérale selon laquelle l’ajout d’Astra dans la présente affaire en qualité de licenciée à l’égard du brevet ′350 n’était pas pertinent, il y avait lieu d’examiner si Astra avait un lien de droit avec Merck afin de satisfaire à la troisième condition pour l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Étant donné qu’Astra avait qualité de licenciée à l’égard du brevet ′350 et que la demande ′340 divulguait plus d’une invention, Astra n’avait pas d’intérêt dans le litige sur l’énalapril lui permettant d’être considérée comme un ayant droit de Merck. Par conséquent, il n’y avait pas lieu d’empêcher l’appelante de faire valoir ses moyens de défense fondés sur l’invalidité pour cette raison.
La troisième question en litige était celle de savoir si une injonction constituait un recours approprié en l’espèce. Comme la Cour fédérale a conclu que le brevet ′350 était valide et que l’appelante avait admis la contrefaçon, il était manifestement nécessaire d’accorder une injonction pour protéger le droit exclusif de Merck de fabriquer, de construire, d’utiliser ou de vendre son invention et pour interdire à l’appelante de vendre du lisinopril avant l’expiration du brevet. En conséquence, l’intervention de la Cour dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale d’accorder une injonction n’était pas justifiée.
La quatrième question en litige était celle de savoir si l’appelante pouvait se prévaloir d’exceptions en vertu de la loi ou de la common law. L’article 56 précise que toute personne qui, avant la délivrance d’un brevet, a acheté, exécuté ou acquis une invention pour laquelle un brevet est subséquemment obtenu a le droit d’utiliser et de vendre à d’autres l’objet sans encourir de ce chef une responsabilité envers le breveté. Trois lots de lisinopril acquis par Apotex avant la délivrance du brevet ′350 étaient en cause. Ils avaient été fabriqués au Canada, mais leur fabrication n’était pas terminée lors de leur acquisition par Apotex. La Cour fédérale a statué que l’appelante ne pouvait pas demander à bénéficier de la loi à l’égard de ces lots parce que l’objet breveté de deux d’entre eux n’était pas sous forme utilisable (c’est‑à‑dire prêt à être expédié à un consommateur) à la date de délivrance du brevet. Il a été nécessaire d’établir le sens des mots « achète, exécute ou acquiert » paraissant à l’article 56. Il ressort de la jurisprudence que le droit d’utiliser un article comprend le droit d’utiliser et de vendre des produits créés à la suite de l’utilisation prévue de cet article. Par conséquent, le droit d’utiliser un composé chimique comprend le droit d’utiliser et de vendre les compositions qui sont créées par l’utilisation du composé aux fins auxquelles on les destinaient. Bien que la forme de l’invention ne soit pas déterminante au sens de l’article 56, ce n’est que lorsqu’un produit est réputé être de qualité appropriée qu’on peut considérer qu’il a été acheté ou acquis au sens de cet article. En l’espèce, parce que les lots de lisinopril que l’appelante tentait d’acheter n’étaient pas un produit fini, le titre de propriété ne pouvait pas lui être transféré. Lorsque le produit était livrable, le brevet ′350 avait été délivré à Merck et le droit de l’appelante au bénéfice de l’article 56 était déjà éteint.
Les lots visés par la licence obligatoire accordée à Delmar et vendus à l’appelante emportaient aussi contrefaçon. La Cour fédérale a statué que l’appelante était privée du droit d’invoquer la licence obligatoire comme moyen de défense en raison de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le cadre d’une action antérieure. La Cour fédérale a rendu à tort une décision à l’égard de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée puisque Merck et Astra n’ont jamais plaidé la préclusion. Elle a aussi commis une erreur lorsqu’elle a déclaré que, n’eût été du principe de la chose jugée, la licence aurait pu être invoquée comme moyen de défense même si elle avait expiré puisqu’elle conservait sa validité à l’égard des marchandises fabriquées avant son expiration. Étant donné que les droits conférés par la loi à un titulaire de licence s’éteignent en même temps que la licence, les droits que l’appelante aurait pu avoir au titre de la licence de Delmar se sont éteints à la date d’expiration de la licence. Néanmoins, la conclusion de la Cour fédérale portant que l’appelante ne pouvait pas invoquer la licence de Delmar était juste.
La cinquième question en litige était celle de savoir si le délai de prescription faisait obstacle à des exceptions légales. La Cour fédérale a statué que comme l’appelante n’avait pas plaidé certains moyens de défense à l’encontre de l’allégation de contrefaçon avant la modification de sa défense et demande reconventionnelle, les exceptions ne s’appliquaient qu’aux six années antérieures à la date de modification de l’acte de procédure. Il ressort de la simple lecture du paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales (LCF) et de l’article 55.01 de la Loi que ni l’un ni l’autre ne pouvait s’appliquer pour limiter les moyens de défense de l’appelante contre la contrefaçon. Le paragraphe 39(2) de la LCF vise seulement le délai dont bénéficie un demandeur pour engager une procédure et ne mentionne aucun délai pour soulever un moyen de défense. Le libellé de l’article 55.01 de la Loi est aussi explicite et dispose que « Tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci ». Par conséquent, comme ces délais de prescription s’appliquent uniquement à un demandeur à l’égard de la contrefaçon et non à un défendeur, aucun délai de prescription ne faisait obstacle à une exception légale invoquée par l’appelante.
Les questions en litige dans l’appel incident
Dans le cadre de l’appel incident, la première question à trancher était celle de savoir si l’appelante pouvait bénéficier de l’exception relative à l’utilisation à des fins réglementaires prévue au paragraphe 55.2(1) de la Loi sur les brevets. L’article 55.2 précise qu’il n’y a pas de contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’obligent les lois réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit. La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a statué que le paragraphe 55.2(1) exempte l’appelante de la contrefaçon relativement aux matières premières entrant dans la fabrication du produit et aux produits finis stockés comme pièces de référence futures conformément aux exigences réglementaires du gouvernement. Le principal moyen d’appel des intimées, soit celui selon lequel le paragraphe 55.2(1) exempte seulement les utilisations du produit breveté avant son entrée sur le marché et nécessaires à l’obtention de l’avis de conformité a été rejeté, cette disposition n’étant manifestement pas limitée à l’approbation réglementaire préalable à la mise en marché. Si le Parlement avait voulu restreindre l’application de ce paragraphe aux avis de conformité, il aurait limité l’exception aux documents requis pour l’observation des lois relatives aux avis de conformité. En outre, le paragraphe 55.2(1) fait partie intégrante de la Loi et cherche à établir un équilibre entre les droits des brevetés et ceux du public.
La deuxième question à trancher dans le cadre de l’appel incident était celle de savoir si l’appelante pouvait bénéficier de l’exception de common law relative à l’utilisation équitable. La Cour fédérale avait raison de conclure qu’il existait une exception à la contrefaçon fondée sur l’utilisation équitable en l’espèce parce qu’il y avait eu utilisation du lisinopril dans la recherche et le développement de formulations nouvelles, de techniques nouvelles, de fabrication des comprimés et dans des activités analogues. Contrairement à l’argument des intimées, l’exception relative au moyen de défense fondé sur l’utilisation expérimentale reconnue dans l’arrêt Micro‑Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter‑American Corporation n’est pas uniquement valable dans le contexte d’une licence obligatoire où l’utilisation est de bonne foi. Tout ce qu’on exige c’est que le produit litigieux ait été fabriqué dans le cadre d’une expérience de bonne foi et non avec l’intention de le vendre ou de l’exploiter sur le marché commercial. Comme l’appelante tentait d’établir si elle pouvait fabriquer un produit de qualité, sa recherche en cours relative au lisinopril ne dépassait pas le cadre de la phase d’expérimentation et d’essai et devait donc être exempte.
La dernière question à trancher dans le cadre de l’appel incident était celle de savoir si Merck et Astra avaient droit à une ordonnance prévoyant la remise ou la destruction des produits. Les produits de lisinopril non utilisés par l’appelante à des fins exemptées devaient être remis aux intimées ou détruits sous serment conformément à l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. La décision de la Cour fédérale portant que l’appelante pouvait conserver les produits de lisinopril et de reprendre les ventes de ceux‑ci une fois le brevet ′350 expiré était juste dans la mesure où les produits de lisinopril étaient exemptés. Enfin, en ce qui a trait aux mesures de redressement, la Cour fédérale n’était pas tenue, suivant l’article 20 de la LCF, de s’en tenir aux mesures de redressement reconnues en common law ou en equity et elle était habilitée à rendre une ordonnance de destruction ou de remise comme elle l’a fait.
lois et règlements cités
Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, Maroc, le 15 avril 1994, 1867 R.T.N.U. 3, art. 30.
Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, art. 12.
Loi sur les banques, L.R.C. (1985), ch. B‑1, ann. I.
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, art. 28, 36, 42 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16), 44, 55, 55.01 (édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 48), 55.2(1) (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4), (2) (abrogé par L.C. 2001, ch. 10, art. 2), (3) (abrogé, idem), 56, 57, 78.2(2) (édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 55; 2001, ch. 10, art. 3), (3) (édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 55; 2001, ch. 10, art. 3).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 20 (mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 34; L.C. 2002, ch. 8, art. 29), 36(2) (mod., idem, art. 36), (4)b) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 9), (5) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 36), 39 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10; 2002, ch. 8, art. 38).
Loi sur l’intérêt, L.R.C. (1985), ch. I‑15, art. 3.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 182a), tarif B, colonne IV.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Merck & Co. c. Apotex Inc., [1995] 2 C.F. 723 (C.A.); Merck & Co. c. Apotex Inc., [1994] A.C.F. no 1898 (1re inst.) (QL); Nekoosa Packaging Corp. c. AMCA International Ltd., [1994] A.C.F. no 1046 (C.A.) (QL); Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; 2001 CSC 44; Libbey‑Owens‑Ford Glass Co. v. Ford Motor Co. of Canada, Ltd. (No. 2), [1969] 1 R.C.É. 529; conf. par [1970] R.C.S. 833; Cooper and Smith v. Molsons Bank (1896), 26 R.C.S. 611; Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter‑American Corporation, [1972] R.C.S. 506; Beloit Canada Ltd. c. Valmet‑Dominion Inc., [1997] 3 C.F. 497 (C.A.); Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, [1992] A.C.F. no 1110 (C.A.) (QL).
décisions différenciées :
May & Baker Limited v. Boots Pure Drug Company Limited (1950), 67 R.P.C. 23 (H.L.); Ciba‑Geigy AG c. Canada (Commissaire des brevets), [1982] A.C.F. no 425 (C.A.) (QL); May & Baker Ld. and Ciba Ld.’s Patent (In the Matter of) (1948), 65 R.P.C. 255 (Ch. D.); conf. par (1949), 66 R.P.C. 8 (C.A.).
décisions examinées :
Boehringer Sohn, C.H. v. Bell‑Craig Ltd., [1962] R.C.É. 201; conf. par [1963] R.C.S. 410; Hoechst Pharmaceuticals of Canada Ltd. et al. v. Gilbert & Company et al., [1965] 1 R.C.É. 710; conf. par [1966] R.C.S. 189; GlaxoSmithKline Inc. c. Apotex Inc., 2003 CFPI 687; Lido Industrial Products Ltd. c. Teledyne Industries Inc. et autre, [1981] A.C.F. no 703 (C.A.) (QL); Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242; 2002 CAF 210; Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129; Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533; 2005 CSC 26; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153; 2002 CSC 77; Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45; 2002 CSC 76; Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902; 2004 CSC 34; Frearson v. Loe (1878), 9 Ch. D. 48; Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595; 2002 CSC 18; Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40 (C.A.).
décisions citées :
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; 2002 CSC 33; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; Fada Radio Ltd. v. Canadian General Electric Co., [1927] R.C.S. 520; [1927] 3 D.L.R. 922; Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283; conf. par 2006 CAF 64; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2006] 2 R.C.S. xi; Beecham Canada Ltd. et al. c. Procter & Gamble Co., [1982] A.C.F. no 10 (C.A.) (QL); P.L.G. Research Ltd. c. Jannock Steel Fabricating Co. (1991), 35 C.P.R. (3d) 346; 46 F.T.R. 404 (C.F. 1re inst.); conf. par [1992] A.C.F. no 268 (C.A.) (QL); Refrigerating Equipment Ltd. v. Drummond, [1930] R.C.É. 154; [1930] 4 D.L.R. 926; Canadian Marconi Co. v. Vera Prinzen Enterprises Ltd. (1964), 46 C.P.R. 97 (C. de l’É.); Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; Madey v. Duke University, 307 F.3d 1351 (Fed. Cir. 2002); Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3; 2003 CSC 62; AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 744 (C.A.) (QL); Apotex Inc. c. Merck & Co. et al., [1996] A.C.F. no 1385 (C.A.) (QL); Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc. (1992), 40 C.P.R. (3d) 361; 52 F.T.R. 249 (C.F. 1re inst.); British Pacific Properties Ltd. c. Minister of Highways and Public Works, [1980] 2 R.C.S. 283.
doctrine citée
Sopinka J. et al. The Law of Evidence in Canada, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1999.
APPEL et APPEL INCIDENT d’une décision de la Cour fédérale (2006 CF 524) portant que, sous réserve de certaines exceptions, l’appelante avait contrefait les revendications 1, 2 et 5 du brevet canadien 1275350, qu’elle ne pouvait pas contester la validité de ces revendications et que, de toute façon, ces contestations de la validité n’étaient pas fondées. Appel et appel incident accueillis en partie.
ont comparu :
Harry B. Radomski, David M. Scrimger, Nando De Luca et Miles Hastie pour l’appelante.
Judith M. Robinson, Patrick E. Kierans et Jordana Sanft pour les intimées Merck & Co., Inc., Merck Frosst Canada & Co. et Merck Frosst Canada Ltd.
Gunars A. Gaikis, J. Sheldon Hamilton, Nancy P. Pei et Denise Lacombe pour les intimées Syngenta Limited, AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc.
avocats incrits au dossier :
Goodmans LLP, Toronto, pour l’appelante.
Ogilvy Renault, Montréal,pour les intimées Merck & Co., Inc., Merck Frosst Canada & Co. et Merck Frosst Canada Ltd.
Smart & Biggar, Toronto, pour les intimées Syngenta Limited, AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Malone, J.C.A. :
I. Introduction
[1]Il s’agit d’un appel et d’un appel incident d’une décision du juge Hughes de la Cour fédérale (le juge), datée du 26 avril 2006 et publiée à 2006 CF 524. Le litige porte sur la validité et la contrefaçon du brevet canadien 1275350 (le brevet ′350) visant une classe de composés, dont le lisinopril, utilisés pour le traitement de l’hypertension. Le brevet ′350 expire le 16 octobre 2007.
[2]Il y a deux principales intimées. D’une part, Merck & Co., Inc., qui est titulaire du brevet ′350, et ses deux filiales canadiennes (collectivement Merck), et, d’autre part, Syngenta Limited, AstraZeneca UK Limited et AstraZeneca Canada Inc. (collectivement Astra). Astra est titulaire d’une licence en vertu du brevet ′350. Les deux intimées ont vendu activement au Canada des médicaments contenant du lisinopril jusqu’en 2000. L’appelante est Apotex Inc. (Apotex), une fabricante de produits génériques qui vend également au Canada un produit contenant du lisinopril.
[3]Il était allégué dans la présente action, qui a été intentée en 1996, qu’Apotex a contrefait les revendica-tions 1, 2 et 5 du brevet ′350. Apotex a présenté une demande reconventionnelle dans laquelle elle a allégué l’invalidité du brevet. Au début du procès, Apotex a reconnu que si ces revendications étaient valides, elle les avait alors contrefaites, sous réserve de certaines exceptions concernant le lisinopril obtenu d’un fournisseur autorisé sous licence ainsi que certaines quantités utilisées à des fins visées par une exception.
[4]Le juge Hughes a conclu qu’Apotex avait contrefait chacune des revendications 1, 2 et 5 du brevet ′350, sous réserve de certaines exceptions, qu’Apotex ne pouvait pas contester la validité de ces revendications et que, de toute façon, ces contestations de la validité n’étaient pas fondées. Les diverses réparations accordées seront précisées plus loin dans les présents motifs.
[5]Fidèles à elles‑mêmes, les parties ont soulevé environ 23 questions et sous‑questions lors de l’appel et de l’appel incident. Toutefois, la principale question à trancher est celle de savoir si un brevet répondant aux conditions essentielles de brevetabilité devrait être invalidé pour inobservation alléguée d’une disposition de la loi en cours de poursuite; c’est ce qui est communément appelé une contestation fondée sur une demande complémentaire irrégulière.
II. Le régime législatif
[6]Bien que la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4 (la Loi), ait été modifiée le 1er octobre 1989 [L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33], les dispositions transitoires des paragraphes 78.2(2) [édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 55; 2001, ch. 10, art. 3] et (3) [édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 55; 2001, ch. 10, art. 3] prévoient que les demandes déposées avant cette date ainsi que les brevets qui en découlent, y compris le brevet et les demandes en l’espèce, sont régis par ses dispositions telles qu’elles étaient libellées juste avant ces modifications. Par conséquent, sauf disposition contraire, lorsqu’il est question dans les présents motifs de la Loi sur les brevets il s’agit de la Loi telle qu’elle était libellée avant le 1er octobre 1989.
III. Le cadre factuel
Contexte de la biochimie
[7]Les revendications de brevet contestées ont été formulées en relation avec une classe de composés découverte par Merck. Les composés en litige sont des inhibiteurs d’enzymes de conversion de l’angiotensine (inhibiteurs ECA). Merck a déposé une demande de brevet aux États‑Unis à la fin de 1978 ainsi que la demande numéro 341340 au Canada (la demande ′340) à la fin de 1979. Les composés partagent la même formule générale ou « configuration », c’est‑à‑dire la formule I. La formule I comporte sept emplacements, R et R1 à R6, sur lesquels on peut placer un choix de produits chimiques ou de molécules. La différence entre les composés visés par la demande ′340 et tous les brevets en découlant réside dans le choix des produits chimiques et des molécules qui sont attachés sur chacun des emplacements R à R6. Le juge Hughes a estimé que cette classe pourrait facilement être constituée de milliards de composés.
[8]La formule I peut être représentée de la façon suivante :
0 R1 R3 R4 R5 O
⏐ ⏐ ⏐ ⏐ ⏐ ⏐
R - C - C - NH - CH - C - N - C - C- R6
⏐ ⏐ ⏐
R2 O R7
[9]À partir de 1986, plusieurs demandes complémentaires ont été produites à partir de la demande originale ′340, y compris la demande qui a ensuite abouti au brevet ′350. Le brevet ′350 comprend un sous‑ensemble de la classe de composés visés par la demande originale ′340, dont le lisinopril. D’autres demandes complémentaires découlant de la demande ′340 visent d’autres sous‑ensembles de la classe de composés partageant la formule I, dont deux autres antihypertenseurs, l’énalapril et l’énalaprilat.
Historique du brevet ′350 ainsi que des demandes et brevets connexes
[10]La première demande de brevet présentée par Merck à la suite de sa découverte de la classe de composés de formule I est la demande 968249 qui a été déposée aux États‑Unis le 11 décembre 1978. La demande ′340 a ensuite été déposée au Canada le 6 décembre 1979 pour revendiquer la priorité sur la demande antérieure déposée aux États‑Unis. La divulgation était fondamentalement identique à celle de la demande produite aux États‑Unis; toutefois, on y avait ajouté environ 127 exemples divulguant notamment le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat.
[11]De plus, la section des revendications de la demande de brevet produite au Canada contenait également des revendications spécifiques pour le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat. Les revendications 1 à 3 visaient des classes de composés. La revendication 4 était spécifique à l’énalapril et la revendication 5 au lisinopril. La revendication 6 concernait neuf composés différents, le premier étant l’énalaprilat. Enfin, la revendication 7 visait un procédé pour la préparation des composés.
[12]Le 22 février 1983, le brevet américain 4374829 a été délivré, remontant à la demande de priorité originale déposée aux États‑Unis.
[13]Ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 9, le brevet ′350 est l’un des nombreux brevets issus de la demande principale de brevet ′340 et dont les demandes sous‑jacentes ont été séparées ou « divisées » de la demande principale ′340 à titre de demandes complémentaires. Merck a divisé ces demandes de sa propre initiative. Cette division n’a pas été demandée par le commissaire aux brevets (le commissaire) et ce dernier ne s’est pas opposé au dépôt des demandes complémentaires ni à l’instruction de celles‑ci.
[14]Par souci de commodité, les tableaux suivants donnent un aperçu de la chronologie de la demande de brevet et des demandes complémentaires :
Date |
Brevet/Demande |
11 décembre 1978 |
Merck dépose la demande de brevet principale (prioritaire) devant le Bureau des brevets des États‑Unis (demande déposée aux É.‑U.) et le brevet est délivré le 22 février 1983. |
6 décembre 1979 |
La demande de brevet canadien ′340 est déposée pour revendiquer les avantages de la priorité sur la demande déposée aux É‑.U. (demande principale ′340) et le brevet est délivré le 20 mai 1992. |
Groupe |
Échéance |
Divisions |
Premier groupe de demandes complé-mentaires |
16 octobre 1990 |
Dépôt, le 16 septembre 1986, de la demande 518,334 comportant des revendications concernant une classe de composés dont l’énalapril. La demande aboutit au brevet ′349. |
5 mai 1992 |
Dépôt, le 16 septembre 1986, de la demande 518,335 comportant des revendications visant l’énalaprilat. Elle aboutit au brevet ′313. |
|
Deuxième groupe de demandes complé-mentaires |
7 novembre 1989 |
Dépôt, le 7 septembre 1988, de la demande 576,715 comportant des revendications visant l’énalapril et un diurétique. Elle aboutit au brevet ′684. |
8 novembre 1990 |
Dépôt, le 7 septembre 1988, de la demande 576,716 comportant des revendications visant le lisinopril et un diurétique ainsi que les utilisations du lisinopril seul. Elle aboutit au brevet ′559. |
|
Troisième groupe de demandes complé-mentaires |
16 octobre 1990 |
Dépôt, le 16 septembre 1986, de la demande 607,198 comportant des revendications visant le lisinopril. Elle aboutit au brevet ′350. |
Mise au point et commercialisation du lisinopril
[15]La première commercialisation des produits de lisinopril au Canada a été effectuée par Merck au début des années 1990, suivie de peu par Astra. En octobre 1990, Merck a reçu de Santé Canada un avis de conformité l’autorisant à lancer sur le marché au Canada du lisinopril sous forme de comprimés de 5, 10, 20 et 40 milligrammes (mg).
[16]Astra a ensuite conclu avec Merck une entente en vertu de laquelle elle a obtenu une licence pour le lisinopril au Canada. Astra a commencé à vendre des comprimés de lisinopril de 5, 10 et 20 mg en 1993.
[17]Au début des années 1990, Delmar Chemicals (Delmar) fabriquait du lisinopril au Canada en vertu d’une licence accordée par Merck conformément au régime de licences obligatoires prévu par la Loi. En octobre 1996, Apotex a obtenu une approbation réglementaire pour la vente d’une version générique de comprimés de lisinopril de 5 mg, elle a eu recours à un intermédiaire pour acheter du lisinopril de Delmar et elle a fait son entrée sur le marché.
[18]En 1999, Apotex a élargi sa gamme de produits avec des comprimés de 10 et de 20 mg. L’ajout de ces dosages supplémentaires a eu des répercussions importantes sur les ventes de Merck et d’Astra, et ces dernières ont essentiellement cessé de soutenir la vente de leurs produits de lisinopril au Canada en 2000.
Litige entre les parties
[19]Il ne s’agit pas du premier litige entre les parties. Une action antérieure intentée en 1991 concernait le brevet ′349 visant l’énalapril (le litige sur l’énalapril). Après un long procès, un appel et plusieurs instances connexes, il a été jugé que ce brevet était valide et avait été contrefait par Apotex (voir Merck & Co. c. Apotex Inc. [1994] A.C.F. no 1898 (1re inst.) (QL) et [1995] 2 C.F. 723 (C.A.)).
IV. La décision en première instance
[20]Étant donné que le juge Hughes a tranché presque toutes les questions importantes qui font maintenant l’objet de l’appel ou de l’appel incident et que ces questions seront analysées dans la section des présents motifs portant sur les questions en litige, il est inutile de résumer en détail les motifs de son jugement. Par conséquent, après avoir examiné brièvement la norme de contrôle, je passerai immédiatement aux questions en litige en l’espèce.
V. La norme de contrôle
[21]Lors d’un examen en appel, la norme de contrôle applicable dépend de la nature de la question en litige. Les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de faits et les conclusions mixtes de fait et de droit ne seront annulées que s’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante (voir Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235).
[22]En ce qui concerne les décisions discrétionnaires d’un juge de première instance, la Cour ne peut intervenir pour le simple motif qu’elle aurait exercé le pouvoir discrétionnaire d’une façon différente. Le critère applicable pour contrôler l’exercice du pouvoir discrétionnaire consiste plutôt à savoir si le juge de première instance a accordé suffisamment d’importance à toutes les considérations pertinentes (voir Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, au paragraphe 20). Par conséquent, les questions relevant du pouvoir discrétionnaire commandent beaucoup de retenue.
VI. Les questions en litige dans l’appel
Question no 1 : Le brevet ′350 a‑t‑il été incorrectement séparé de la demande principale ′340 du fait que cette dernière ne divulguait qu’une seule invention?
[23]L’élément essentiel de cette première question consiste à déterminer si la demande principale ′340 ne divulgue qu’une seule invention; s’agit‑il d’une classe de composés partageant la configuration de la formule I, dont le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat sont des exemples, ou s’agit‑t‑il d’inventions distinctes, l’une étant la classe de composés elle‑même et l’autre les trois autres composés revendiqués séparément à l’intérieur de la classe? (voir plus haut, aux paragraphes 10 et 11)
[24]Le juge Hughes a abordé cette question en analysant l’interprétation des revendications contenues dans les brevets ′340 et ′350. Il a donné sa préférence aux témoignages d’expert de M. Nelson et de M. Wolfenden, appelés comme témoins par Astra, qui ont tous deux établi qu’en 1978 ou en 1979, le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat étaient des inventions différentes (motifs du jugement au paragraphe 48). Son appréciation de leurs témoignages n’est pas remise en question dans le présent appel.
[25]N’eût été la jurisprudence canadienne par laquelle, selon lui, il était lié, le juge Hughes aurait suivi la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt May & Baker Limited v. Boots Pure Drug Company Limited (1950), 67 R.P.C. 23 (H.L.) (ci‑après May & Baker) et aurait conclu que la demande ′340 ne divulguait qu’une seule invention. Il a dit ce qui suit [au paragraphe 111] :
À la lecture du mémoire descriptif de la demande ′340 dans son ensemble, quand on cherche à donner une interprétation téléologique de ce qui y est exposé, on est forcément conduit à la même conclusion que la majorité de la Chambre des lords dans l’arrêt May & Baker, soit qu’une seule invention est décrite, celle d’une classe de composés ayant en commun la structure de la formule I, utile au traitement de l’hypertension, et que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat ne sont que des membres illustratifs de cette classe.
[26]Le juge Hughes se considérait lié par deux décisions du juge Thurlow de la Cour de l’Échiquier, qui ont été confirmées par la Cour suprême du Canada et qui portaient sur des brevets similaires à celui visé par la demande ′340, soit Boehringer Sohn, C.H. v. Bell‑Craig Ltd., [1962] R.C.É. 201; conf. par [1963] R.C.S. 410, et Hoechst Pharmaceuticals of Canada Ltd. et al. v. Gilbert & Company et al., [1965] 1 R.C.É. 710; conf. par [1966] R.C.S. 189 (ci‑après Boehringer et Hoechst). Son raisonnement est le suivant [au paragraphe 116] :
Si je devais aborder la question sans les contraintes que m’impose la jurisprudence, je conclurais en fait que la demande ′340 vise une seule invention, une classe de composés, dont les composés individuels, tels que le lisinopril, ne sont que des illustrations. Cependant, les décisions Boehringer et Hoechst, précitées, m’obligent à conclure différemment, sur le mince fondement que la demande ′340 contenait non seulement des exemples, mais aussi des revendications spécifiques visant les composés individuels que sont l’énalapril, l’énalaprilat et le lisinopril, dont chacun, selon la théorie de cette jurisprudence, constitue une invention différente de celle de la classe. Une juridiction supérieure pourra être persuadée d’une autre position, mais en raison de l’intégrité de la jurisprudence de la Cour, je dois conclure que la demande ′340 divulgue des inventions distinctes à l’égard de chaque membre de la classe, le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat.
[27]Dans le présent appel, Apotex invoque deux principaux arguments pour illustrer que la demande ′340 ne divulgue qu’une seule invention. Elle fait d’abord valoir que les décisions Boehringer et Hoechst se distinguent de la présente espèce. Subsidiairement, elle soutient que ces décisions n’appuient pas, comme le laisse entendre le juge Hughes, le principe selon lequel chaque revendication contenue dans un brevet divulgue une invention distincte.
[28]Selon Apotex, ces décisions portaient sur la question de savoir si des objets distincts, ayant une portée, une substance et une inventivité différentes, pouvaient être inclus dans des revendications distinctes du brevet, et si le fait de citer chacun de ceux‑ci satisfaisait aux exigences relatives au produit par procédé et à la brevetabilité qui étaient alors prévues par la Loi (mémoire d’Apotex, au paragraphe 59).
[29]Même si les principales questions en litige étaient différentes de celles qui sont soulevées en l’espèce, la même question préliminaire qui a été examinée par le juge Hughes l’a été aussi dans les décisions Boehringer et Hoechst, c’est‑à‑dire celle de savoir si un brevet qui revendique à la fois une classe de composés et un composé individuel divulgue une seule invention ou plus d’une invention. Par exemple, dans la décision Boehringer, à la page 211, le juge Thurlow [tel était alors son titre] a dit :
[traduction] Toutefois, la demanderesse a soutenu que, du point de vue de l’interprétation, le mémoire descriptif divulgue deux inventions, la première concernant la classe des morpholines de substitution et la deuxième, la substance simple 2‑phényl‑3‑méthylmorpholine, et il sera préférable, je pense, de trancher cette question avant d’aborder en détail la question de l’interprétation du mémoire descriptif.
[30]Apotex a également tenté de faire une distinction avec les décisions Boehringer et Hoechst parce que le brevet comportait une divulgation étendue des vertus uniques des membres de la classe qui étaient visés par la revendication examinée. Apotex n’élabore pas sur ce point et ne donne aucune référence précisant où l’on pourrait trouver ces divulgations détaillées. Toutefois, dans ces deux décisions, le juge Thurlow a examiné l’effet de revendications distinctes pour cette classe de composés et pour les composés individuels avant de se lancer dans un examen du mémoire descriptif. Par conséquent, il importait peu pour son interprétation des revendications que le mémoire descriptif comporte ou non une divulgation étendue concernant ces composés individuels. C’est pourquoi, étant donné que le juge Thurlow a examiné la même question que le juge Hughes a été appelé à examiner relativement à un brevet semblable, j’estime que le juge Hughes avait raison de s’appuyer sur l’analyse du juge Thurlow.
[31]Un deuxième argument qui a été avancé est que le juge Hughes a commis une erreur en considérant que les décisions Boehringer et Hoechst ont posé comme principe que chaque revendication d’un brevet divulgue une invention distincte. J’estime toutefois qu’Apotex donne une interprétation trop large aux motifs du juge Hughes. Ce dernier n’affirme nulle part que ces décisions énoncent comme principe général que chaque revendication contenue dans un brevet représente une invention distincte. Ce qu’il soutient est en fait beaucoup plus limité, à savoir que, dans des litiges comme la présente espèce, où une seule demande de brevet contient des revendications distinctes pour une classe de composés chimiques et pour un seul composé faisant partie de cette classe, chaque revendication divulgue une invention distincte. Il n’examine pas dans ses motifs l’effet de tout autre type de revendication.
[32]Apotex soutient également que les motifs du juge Thurlow dans les décisions Boehringer et Hoechst ne peuvent être invoqués à cause de la décision que ce même juge a rendue plus tard dans l’affaire Ciba‑Geigy AG c. Commissaire aux brevets, [1982] A.C.F. no 425 (C.A.) (QL), et qui aurait rejeté ce principe. Cependant, cette décision est différente puisque la Cour y examinait les effets d’un brevet contenant à la fois des revendications divulguant une substance particulière et des revendications divulguant le procédé de fabrication de cette substance, et qu’elle a conclu qu’il s’agissait de deux aspects de la même chose, et non d’inventions distinctes. Cette décision ne portait pas sur les effets de revendications distinctes pour une classe de composés et pour le composé individuel à l’intérieur de cette classe et, à mon avis, elle n’est donc pas incompatible avec les décisions Boehringer et Hoechst, qui portaient uniquement sur cette dernière question.
[33]Un dernier point sur cette question mérite d’être commenté. Il y a une certaine incohérence entre les paragraphes 48, 187, 213 et 116 de la décision du juge Hughes. Aux paragraphes 48, 187 et 213, le juge Hughes conclut que le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat étaient différents les uns des autres au point de vue de l’activité inventive et que, si des demandes de brevets séparées avaient été déposées, elles auraient été acceptées en tant que brevets séparés relatifs à des inventions différentes. Par contre, s’appuyant sur l’arrêt May & Baker, le juge Hughes affirme au paragraphe 116 qu’il aurait conclu d’emblée que la demande ′340 visait une seule invention, soit une classe de composés dont les composés individuels, tels le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprilat, ne sont que des exemples.
[34]Dans l’arrêt May & Baker, la Haute Cour de justice [In the Matter of May & Baker Ld. and Ciba Ld.’s Patent (1948), 65 R.P.C. 255 (Ch. D.)] avait été saisie par Boots Pure Drug Company d’une pétition visant à obtenir la révocation du brevet délivré à May & Baker et d’une requête de May & Baker visant à obtenir l’autorisation de modifier, par voie de renonciation, le mémoire descriptif complet en vertu duquel le brevet avait été délivré, afin de supprimer une large classe de composés et d’ajouter une nouvelle revendication visant deux composés spécifiques. May & Baker a présenté une pétition à la Cour pour faire modifier le mémoire descriptif en limitant sa portée, de façon que la large classe de composés soit restreinte à deux composés seulement, et en ajoutant une nouvelle revendication visant ces deux composés.
[35]La Cour devait décider si le titulaire d’un brevet visant une large classe de composés peut modifier le mémoire descriptif de manière à en réduire considéra-blement la portée et à ajouter une revendication pour deux composés dont l’utilité est connue, ces composés n’étant pas spécifiquement revendiqués (et seulement donnés comme exemples) dans le brevet délivré au départ.
[36]Le juge Jenkins a refusé de permettre les modifications. La décision a donc été portée en appel devant la Cour d’appel, [(1949), 66 R.P.C. 8] qui a confirmé la décision. La Cour d’appel a conclu que le mémoire descriptif original ne revendiquait pas ces deux composés à titre d’inven-tion. Il ne s’agissait que d’exemples ou de preuves des résultats qu’on prétendait pouvoir obtenir de chacun des composés de cette classe.
[37]La Chambre des lords a confirmé la décision de la Cour d’appel, reconnaissant qu’autoriser la modifica-tion du mémoire descriptif équivaudrait à revendiquer une invention très différente de celle qui avait été revendiquée à l’origine.
[38]De toute évidence, l’arrêt May & Baker n’avait rien à voir avec la pratique consistant à diviser des demandes. Le brevet en litige ne comportait pas de revendication visant ces deux substances spécifiques. Aucune des revendications n’en faisait mention expressément et les substances n’étaient mentionnées qu’à titre d’exemples de substances faisant partie d’une classe plus large. Ce traitement montre que les deux substances ont été considérées dans l’arrêt May & Baker comme des exemples d’une large classe d’inventions. En revanche, la demande ′340 contenait non seulement les exemples du lisinopril, de l’énalapril et de l’énalaprilat, mais aussi des revendications séparées pour chacun de ces composés.
[39]Par conséquent, au paragraphe 116, le juge Hughes n’a pas fait la distinction entre les questions dont avait été saisie la Cour dans l’arrêt May & Baker, c’est‑à‑dire la question de savoir si une modification visant à éliminer une classe et à ajouter une revendica-tion pour deux composés donne lieu à une invention très différente, et la question différente soulevée par Apotex concernant la pluralité d’inventions. Cela expliquerait l’incohérence. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que sa dernière conclusion était correcte, à savoir que la demande complémentaire découlant du brevet ′350 n’était pas irrégulière. En réalité, dans les circonstances de l’espèce, l’article 36 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 39] de la Loi exige une demande complémentaire et, selon moi, Merck et Astra se conformaient simplement à la Loi.
Question no 2 : Quelles sont les conséquences d’une demande complémentaire irrégulière?
[40]Même s’il n’est pas absolument nécessaire de répondre à cette question étant donné que j’ai conclu que la demande complémentaire était correcte, je dirais que, même si elle était irrégulière, cela n’entraînerait pas une perte de droits de brevet. Ainsi que l’a conclu le juge Hughes, la division d’une demande de brevet est avant tout une question de procédure et les principes applicables en matière de double brevet offre un recours suffisant dans les cas où plusieurs brevets sont délivrés pour une même invention.
[41]La procédure relative aux demandes complémen-taires est régie par l’article 36 de la Loi. Le paragraphe 36(1) prévoit que les brevets ne doivent divulguer qu’une seule invention, mais que la divulgation de plusieurs inventions n’est pas suffisante pour invalider le brevet :
36. (1) Un brevet ne peut être accordé que pour une seule invention, mais dans une instance ou autre procédure, un brevet ne peut être tenu pour invalide du seul fait qu’il a été accordé pour plus d’une invention.
[42]Le paragraphe 36(2) autorise le dépôt de demandes complémentaires à partir de demandes principales :
36. [. . .]
(2) Si une demande décrit plus d’une invention, le demandeur peut restreindre ses revendications à une seule invention, toute autre invention divulguée pouvant faire l’objet d’une demande complémentaire, si celle‑ci est déposée avant la délivrance d’un brevet sur la demande originale.
[43]Selon le paragraphe 36(4), la demande complémentaire doit être considérée comme une demande distincte, mais sa date de dépôt demeure celle de la demande originale :
36. [. . .]
(4) Une demande complémentaire est considérée comme une demande distincte à laquelle la présente loi s’applique aussi complètement que possible. Des taxes distinctes sont acquittées pour la demande complémentaire, et sa date de dépôt est celle de la demande originale.
[44]En appel, Apotex fait valoir que l’article 36 de la Loi ne concerne pas seulement la procédure et que, même si c’était le cas, la conséquence de son inobservation est la même que pour d’autres dispositions de fond de la Loi, à savoir la perte des droits de brevet.
[45]Un examen de la Loi permet de constater qu’aucune disposition ne porte sur les conséquences de demandes complémentaires irrégulières. Il ne reste donc qu’à examiner l’objet de l’article 36 ou toute jurisprudence s’y rapportant. Selon mon analyse, les conclusions du juge sont justes.
[46]Premièrement, le commissaire n’a soulevé en l’espèce aucune objection concernant la demande complémentaire de Merck découlant de la demande ′340, laquelle est devenue l’objet du brevet ′350. Ainsi que l’a reconnu le juge Hughes, le commissaire a implicitement approuvé la demande complémentaire et la retenue s’impose à l’égard de cette décision. Si le commissaire avait rejeté la demande complémentaire parce qu’elle était irrégulière, Merck aurait pu rétablir les revendications découlant de la demande principale. Si l’on statuait maintenant que la demande originale ′340 ne divulguait qu’une seule invention et que le brevet ′350 est donc invalide parce que la demande complémentaire est irrégulière, Merck se verrait refuser la possibilité de rétablir les revendications pour le lisinopril dans la demande principale, laquelle a été faite en 1992 sans revendication pour le lisinopril.
[47]Deuxièmement, Merck et Astra mentionnent plusieurs décisions dans lesquelles les tribunaux ont refusé d’invalider un brevet pour cause de non‑respect de la procédure relative à l’instruction d’une demande de brevet avant la date de délivrance du brevet lorsque le commissaire ne soulève aucune objection à la procédure suivie (voir Fada Radio Ltd. v. Canadian General Electric Co., [1927] R.C.S. 520; Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1283, au paragraphe 353, conf. par 2006 CAF 64, demande d’autorisation de pourvoi refusée, [2006] 2 R.C.S. xi; Beecham Canada Ltd. et al. c. Procter & Gamble Co., [1982] A.C.F. no 10 (C.A.) (QL).
[48]Troisièmement, Apotex n’a soumis aucune juris-prudence établissant qu’une demande complémentaire irrégulière entraîne, pour ce seul motif, une perte des droits de brevet. Apotex a fait référence à la décision GlaxoSmithKline Inc. c. Apotex Inc., 2003 CFPI 687, dans laquelle le juge Kelen a conclu que le brevet en litige constituait une demande complémentaire irrégu-lière du fait qu’elle ne divulguait pas une invention différente de celle contenue dans la demande principale. De toute évidence, le juge Kelen n’a pas considéré qu’une demande complémentaire irrégulière était suffisante pour invalider le brevet. Il a plutôt conclu que le brevet en litige était nul du fait qu’il divulguait la même invention que la demande principale et qu’il était donc invalide conformément au principe du double brevet. Cette décision n’est d’aucune utilité dans le présent appel.
[49]D’un point de vue global, lorsque l’on évalue le préjudice que peut entraîner une demande complémentaire irrégulière, il devient évident que le principe du double brevet fournit un recours suffisant. Ce préjudice est que deux brevets peuvent être délivrés pour une même invention, ce qui accorde des monopoles différents au breveté. Comme en l’espèce, lorsque les revendications contenues dans les diverses demandes complémentaires et dans la demande principale ne se chevauchent pas, il n’y a aucun risque qu’un breveté soit en mesure d’étendre le monopole résultant du fait qu’il possède deux brevets pour une même invention.
[50]En résumé, le juge Hughes a statué à juste titre qu’en l’absence d’un double brevet, une demande complémentaire irrégulière n’entraîne pas une perte des droits de brevet. J’ajouterai seulement qu’Apotex n’a pas interjeté appel du rejet par le juge de son argument fondé sur le principe du double brevet et que cette question n’a pas été soumise à la présente formation.
Question no 3 : Le juge a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve extrinsèque?
[51]Le juge Hughes a rejeté l’argument d’Apotex selon lequel il devrait, au moment d’interpréter les brevets, tenir compte de la preuve extrinsèque, notamment les communications au cours de l’instruction de demandes de brevets étrangers et les déclarations des inventeurs de Merck. Il a rejeté cet argument en s’appuyant principalement sur la règle générale selon laquelle la preuve extrinsèque ne peut être utilisée pour l’interprétation du mémoire descriptif d’un brevet.
[52]Apotex demande à la Cour de conclure, à partir des déclarations faites par les inventeurs de Merck et des documents internes de cette dernière, que la demande ′340 ne divulguait qu’une seule invention. À mon avis, ces documents ne devraient avoir aucune influence sur la décision de la Cour.
[53]Ainsi que l’a souligné le juge Hughes, dans l’arrêt Nekoosa Packaging Corp. c. AMCA International Ltd., [1994] A.C.F. no 1046 (C.A.) (QL), au paragraphe 23, le juge Robertson a statué qu’en règle générale, la preuve extrinsèque n’est pas admissible pour l’interprétation du mémoire descriptif d’un brevet et que cette règle doit nécessairement s’appliquer au témoignage de l’inventeur en ce qui a trait à l’interprétation correcte du mémoire descriptif. De la même manière, les déclarations faites par le breveté pendant l’examen d’une demande de brevet ne peuvent être prises en considération parce que la portée de l’invention devrait être établie en fonction du brevet lui‑même (P.L.G. Research Ltd. c. Jannock Steel Fabricating Co. (1991), 35 C.P.R. (3d) 346 (C.F. 1re inst.); conf. par [1992] A.C. F. no 268 (C.A.) (QL)).
Question no 4 : L’article 28 de la Loi est‑il pertinent dans le présent appel?
[54]Apotex allègue que la demande de priorité de Merck, en vertu de l’article 28 de la Loi, sur la demande de brevet antérieure déposée aux États‑Unis, vient limiter ce qui pourrait être revendiqué à juste titre dans la demande ′340. L’article 28 prévoit qu’un demandeur peut revendiquer la priorité d’une demande antérieure déposée à l’étranger pourvu que les demandes déposées au Canada et à l’étranger visent la même invention. Suivant les décisions Boehringer et Hoechst, la demande ′340 divulguait plus d’une invention car elle contenait des revendications distinctes pour une classe de composés de formule I ainsi que des revendications pour plusieurs composés individuels.
[55]Contrairement à ce qu’affirme Apotex, lorsqu’une demande canadienne contient des documents relatifs à un objet inventé après la date de priorité, cet objet ne peut recevoir cette date. Un tel vice dans la demande de priorité n’invalidera pas le brevet en entier, mais la demande portera simplement la date du dépôt de la demande déposée au Canada (voir Refrigerating Equipment Ltd. v. Drummond, [1930] R.C.É. 154; Canadian Marconi Co. v. Vera Prinzen Enterprises Ltd. (1964), 46 C.P.R. 97 (C. de l’É.)).
[56]Ainsi que le souligne le juge Hughes, une demande de priorité se limite à permettre à un demandeur de revendiquer une date de dépôt antérieure ou une date théorique d’invention dans le cas où ce point est soulevé. Dans le présent appel, la question de l’antériorité survenant entre la date de priorité et le dépôt de la demande canadienne n’est pas soulevée. La date de priorité ne se posait donc pas et ne peut pas servir à régler la question de savoir si la demande principale ′340 divulguait une ou plusieurs inventions.
Question no 5 : Merck a‑t‑elle volontairement retardé l’instruction de la demande de brevet ′350?
[57]Même si le brevet américain a été délivré dans un délai inférieur à cinq ans, le brevet ′350 a été délivré environ 12 ans après le dépôt de la demande originale produite aux États‑Unis, à l’égard de laquelle le brevet ′350 revendique la priorité. Néanmoins, le juge Hughes a rejeté l’argumentation selon laquelle on avait volontairement retardé la délivrance du brevet ′350. Fait important, il a conclu qu’aucun élément de preuve n’a été présenté pour établir que ce délai était indûment court ou long. Il a aussi conclu que le délai le plus long pour l’instruction d’une demande de brevet était le fait du Bureau des brevets et non de Merck. De plus, il a refusé de tirer toute déduction de la preuve soumise par Apotex concernant des pressions exercées en faveur ou à l’encontre de l’abolition du régime obligatoire de licences au Canada.
[58]Je ne crois pas que la Cour devrait intervenir dans les motifs du juge Hughes concernant cette question parce qu’ils s’appuient sur l’analyse qu’il a faite de la preuve dont il avait été saisi et parce qu’il s’agit d’une question à l’égard de laquelle il possède un pouvoir discrétionnaire considérable. Même si Apotex énumère plusieurs éléments pouvant laisser croire que Merck a effectivement retardé l’instruction de la demande de brevet ′350, à mon avis, elle n’a pas réussi à démontrer que le juge Hugues avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu’il n’y avait aucune preuve de retard dans l’instruction de cette demande.
[59]De plus, Apotex n’a mentionné aucune décision canadienne dans laquelle un brevet a été invalidé en raison d’un retard dans l’instruction. Le retard dans l’instruction de la demande est un concept américain qu’Apotex cherche à incorporer à notre jurisprudence canadienne. À mon avis, étant donné que la présente affaire ne comportait aucun retard, il n’y a pas lieu d’évaluer si ce concept devrait être adopté au Canada.
Question no 6 : Les principes de la préclusion fondée sur la cause d’action ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquent‑ils dans le présent appel?
[60]Dans leur cinquième réponse et défense modifiée à la demande reconventionnelle, Merck et Astra soutiennent qu’Apotex n’avait pas le droit, en vertu des principes de la préclusion ou de l’abus de procédure, d’introduire les allégations d’invalidité qui ont été invoquées ou qui auraient pu être invoquées dans le litige sur l’énalapril en ce qui concerne le brevet ′349 (voir plus haut, au paragraphe 19). Le juge Hughes était d’accord avec les demanderesses et il a statué que les allégations d’invalidité avancées par Apotex devaient être rejetées pour cause de préclusion.
[61]Le principe de la chose jugée comporte deux volets : la préclusion fondée sur la cause d’action et la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. L’abus de procédure est une doctrine distincte mais connexe. Le juge Hughes n’a pas précisé sur quelle forme de préclusion reposait sa décision et c’est pourquoi Apotex soutient en l’espèce qu’il a commis une erreur en invoquant et en appliquant une forme de préclusion mixte, combinée et inconnue en droit.
[62]La préclusion fondée sur la cause d’action interdit à une partie d’alléguer une cause d’action contre une autre partie si la même cause d’action a déjà été jugée par un tribunal compétent (voir Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248). Par contre, il y a préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque l’instance a trait à une cause d’action différente, mais que certaines des questions soulevées ont déjà été tranchées dans une instance antérieure. Dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 25 (ci‑après l’arrêt Danyluk), la Cour suprême du Canada a établi qu’il y a trois conditions préalables à l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée : il faut que la même question ait été décidée, que la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion soit finale et que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée, ou leurs ayants droit.
[63]L’avocat d’Astra a reconnu dans sa plaidoirie que la préclusion fondée sur la cause d’action pourrait s’appliquer uniquement si la Cour concluait que la demande ′340 ne divulgue qu’une seule invention. Puisque j’ai déjà conclu que la demande ′340 divulgue plus d’une invention, à savoir la classe de composés et le lisinopril, l’énalapril et l’énalaprit de façon distincte, la préclusion fondée sur la cause d’action ne s’applique pas au présent appel.
[64]De la même manière, je suis convaincu que les motifs permettant d’invoquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas présents. Dans son jugement, le juge Hughes a dit que l’ajout d’Astra dans la présente affaire en qualité de licenciée à l’égard du brevet ′350 n’était pas pertinent. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec lui. Il y a lieu d’examiner si Astra avait un lien de droit avec Merck afin de satisfaire à la troisième condition pour l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Dans l’arrêt Danyluk, le juge Binnie a dit que la notion de « lien de droit » est assez élastique et que chaque décision doit être prise au cas par cas.
[65]Astra est une titulaire de licence en vertu du brevet ′350. Il s’ensuit que, étant donné que la demande ′340 divulgue plus d’une invention, Astra n’avait pas d’intérêt dans le litige sur l’énalapril lui permettant d’être considérée comme un ayant droit de Merck. Par conséquent, je conclus que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’aurait pas dû être appliquée pour empêcher Apotex de faire valoir ses moyens de défense fondés sur l’invalidité.
[66]Étant donné l’analyse qui précède, le juge Hughes a conclu à tort qu’il existait un motif valide de préclusion en l’espèce.
Question no 7 : Une injonction constitue‑t‑elle un recours approprié dans le présent appel?
[67]Le juge a accordé à Merck et à Astra une injonction interdisant à Apotex de fabriquer, d’utiliser et de vendre des produits de lisinopril avant l’expiration du brevet ′350. En ce qui concerne les produits de lisinopril qu’Apotex avait en sa possession au moment où l’injonction a pris effet, Apotex avait le choix de les remettre à Merck ou à Astra ou de les garder, en tenant un état comptable des ventes et en conservant toutes les sommes reçues pour ces produits dans un fonds en fiducie distinct. Apotex affirme que le juge Hughes a commis une erreur de droit en accordant automatique-ment une injonction sans avoir bien examiné les facteurs pertinents.
[68]La décision d’accorder une injonction est une décision discrétionnaire méritant la plus grande retenue de la part de la Cour. Je ne crois pas qu’Apotex a réussi à établir qu’il nous faut intervenir dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire par le juge. Apotex a fourni peu d’indications au sujet des facteurs qui auraient dû être examinés. De plus, même si le juge Hughes n’explique pas en détail les motifs qui l’ont amené à accorder une injonction, le soin avec lequel il a rédigé la section de ses motifs traitant des réparations empêche de conclure qu’il n’a pas bien examiné tous les facteurs pertinents au moment d’accorder l’injonction. En particulier, l’octroi à Apotex d’un délai de grâce de trente jours avant la prise d’effet de l’injonction montre qu’il n’a pas accordé cette injonction de manière automatique et sans avoir longuement réfléchi.
[69]De plus, selon mon analyse, une injonction est appropriée en l’espèce. Non seulement le juge a conclu que le brevet ′350 était valide, mais Apotex a admis la contrefaçon. L’article 44 de la Loi confère à Merck le droit exclusif d’utiliser, de fabriquer, de construire ou de vendre son invention, et une injonction interdisant à Apotex de vendre du lisinopril avant l’expiration du brevet est manifestement nécessaire pour protéger les droits de Merck.
Question no 8 : Apotex peut‑elle se prévaloir d’exceptions en vertu de la loi ou de la common law?
[70]Par souci de commodité, je propose d’aborder sous différentes rubriques chacune des exceptions demandées par Apotex.
Article 56—Produits acquis avant la délivrance du brevet ′350
[71]L’article 56 de la Loi prévoit ce qui suit :
56. Toute personne qui, avant la délivrance d’un brevet, a acheté, exécuté ou acquis une invention pour laquelle un brevet est subséquemment obtenu sous l’autorité de la présente loi, a le droit d’utiliser et de vendre à d’autres l’article, la machine, l’objet manufacturé ou la composition, de matières, spécifique, breveté et ainsi acheté, exécuté ou acquis avant la délivrance du brevet s’y rapportant sans encourir de ce chef aucune responsabilité envers le breveté ou ses représentants légaux. Toutefois, à l’égard des tiers le brevet ne peut être considéré comme invalide du fait de cet achat, de cette exécution ou acquisition ou utilisation de l’invention par la personne en premier lieu mentionnée ou par des personnes auxquelles elle l’a vendue, à moins que cette invention n’ait été achetée, exécutée, acquise ou utilisée durant une période de plus de deux ans avant la demande d’un brevet portant sur cette invention, en conséquence de quoi l’invention est devenue publique et disponible pour l’usage du public.
[72]Merck et Astra ont reconnu qu’Apotex avait acquis certains lots de lisinopril avant le 16 octobre 1990, date de délivrance du brevet ′350, et que ces lots n’étaient donc pas contrefaits en vertu de l’article 56. Toutefois, trois lots étaient en cause, soit les lots numéros P65485, P65510 et P65557 (les lots de Delmar), lesquels avaient été fabriqués au Canada par Delmar, mais dont la fabrication sous forme de lisinopril n’était pas terminée lors de leur acquisition par Apotex. Le juge Hughes a conclu qu’Apotex ne bénéficiait pas d’une exception relativement à ces lots [au paragraphe 134] :
Le lisinopril sous forme moléculaire existait quelque part au sein de chaque lot avant le 16 octobre 1990, mais jusqu’à ce que ces molécules aient été suffisamment isolées et purifiées pour que Delmar estime être arrivée à un « produit fini », on ne peut dire que Delmar avait « ach[eté], exécut[é] ou acqui[s] » l’invention au sens de l’article 56. Cela ne s’est produit pour le lot P65485 ou le lot P65510 qu’après la délivrance du brevet.
[73]Étant donné qu’il a été impossible de trouver des dossiers au sujet du troisième lot, le lot P65557, le juge Hughes a statué qu’Apotex n’avait pas établi comme il lui incombait une exception concernant ce lot. Pour ce qui est des lots P65485 et P65510, Apotex fait valoir que la jurisprudence portant sur la portée et l’application de l’article 56 a établi que le terme « invention » a un sens assez large pour comprendre tout objet brevetable, qu’il soit matériel ou immatériel. De plus, les termes « achète, exécute ou acquiert » ont aussi un sens assez large pour inclure tout moyen d’obtenir cet objet.
[74]Apotex soutient maintenant que le juge Hughes a commis une erreur en choisissant d’appliquer le principe selon lequel l’objet breveté doit être sous forme utilisable à la date de délivrance du brevet (c’est‑à‑dire prêt à être expédié à un consommateur). Son argument s’appuie sur le fait qu’on ne peut répondre à cette question qu’en se concentrant sur la personne qui a acheté, exécuté ou acquis l’objet, et non sur l’utilisation de cet objet. Apotex demande à la Cour de conclure que l’objet pertinent en l’espèce était le composé de lisinopril, et non le lisinopril dihydrate, que Delmar a ensuite fabriqué à l’aide de ce composé.
[75]Pour trancher cette question, il est nécessaire d’établir le sens des mots « achète, exécute ou acquiert » à l’article 56. Dans l’arrêt Lido Industrial Products Ltd. c. Teledyne Industries Inc. et autre, [1981] A.C.F. no 703 (C.A.) (QL) (ci‑après Lido), la demanderesse ayant engagé une action en contrefaçon de brevet a invoqué un brevet pour une pomme de douche représentant une version améliorée de son invention antérieure. La défenderesse a importé et vendu au Canada des pommes de douche qui contrefaisaient les revendications du brevet. Elle a contesté la validité de ce brevet et a affirmé qu’elle était à l’abri de toutes poursuites judiciaires relativement à tous les articles en raison de l’actuel article 56 de la Loi.
[76]En établissant si la défenderesse pouvait invoquer cet article, la Cour a statué que les articles visés doivent exister à la date de la délivrance du brevet. Étant donné la preuve produite, la Cour a conclu que l’appelante avait droit à la protection de cet article de la Loi en ce qui concerne les pommes de douche qui étaient déjà au Canada ainsi que les autres pommes de douche qu’elle avait déjà payées ou qui étaient déjà en route pour le Canada.
[77]La Cour a également examiné cette question dans l’appel concernant le litige sur l’énalapril. Elle a cité plusieurs décisions, dont Lido, ainsi que la décision du juge Thurlow dans Libbey‑Owens‑Ford Glass Co. v. Ford Motor Co. of Canada Ltd. (No. 2), [1969] 1 R.C.É. 529; conf. par [1970] R.C.S. 833 (ci‑après Libbey). La décision du juge Thurlow était centrée sur l’utilisation de l’article acheté ou acquis, et non sur l’article lui‑même. Le juge a statué que le droit d’utiliser un article incluait le droit d’utiliser et de vendre des produits créés à la suite de l’utilisation prévue de cet article.
[78]Il s’ensuit que le droit d’utiliser un composé chimique comprend le droit d’utiliser et de vendre les compositions qui sont créées par l’utilisation du composé aux fins auxquelles on le destinait. Il importe donc peu que l’utilisation d’un composé chimique entraîne son incorporation dans les produits qui sont ensuite créés. Par conséquent, la forme de l’invention n’est pas déterminante aux fins de l’article 56. Selon la Cour dans l’arrêt Libbey, le droit d’utiliser un article comprend le droit d’utiliser et de vendre les produits obtenus à partir de cet article. Comme pour la plupart des règles, il y a toutefois une exception. Cette exception a été formulée et adoptée par la Cour dans le litige sur l’énalapril.
[79]Dans ce litige, la Cour devait juger si Apotex avait droit au bénéfice de l’article 56 concernant l’achat de maléate d’énalapril effectué avant la délivrance du brevet ′349. En rendant sa décision au nom de la Cour, le juge MacGuigan a dit [à la page 747] :
[. . .] la forme sous laquelle se présente une invention n’est pas l’élément principal aux fins de l’article 56. Ainsi, si Apotex avait acheté ou acquis le maléate d’énalapril pour quelque forme que ce soit [. . .] on pourrait dire qu’elle a acquis l’invention de Merck au sens de l’article 56. Cependant, en l’espèce, le produit qu’Apotex voulait acheter ou acquérir était de la poudre pure. Si le vendeur n’était pas convaincu que le produit répondait à cette description et était livrable, on ne pouvait pas dire qu’Apotex avait acquis le produit.
[80]Par conséquent, si le vendeur, Delmar, ne jugeait pas que ses lots étaient d’une qualité telle qu’ils pouvaient être expédiés avant la délivrance du brevet ′349, il n’était pas possible d’affirmer que le maléate d’énalapril livré à Apotex existait aux fins de l’immunité prévue par la loi. Au sens de cet article, on ne pourrait considérer que le maléate d’énalapril a été acheté ou acquis par Apotex que si on juge qu’il était de qualité appropriée.
[81]En l’espèce, il n’est donc pas possible d’affirmer qu’Apotex a acheté ou acquis les lots de Delmar avant d’en avoir obtenu le titre. Si les lots de Delmar avaient été un produit fini, le titre de propriété aurait été transféré à Apotex et cette dernière aurait pu ensuite demander à bénéficier de la loi. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Lors du procès, M. Dickinson, président de Delmar, a déclaré qu’il n’était pas convaincu que les lots de Delmar correspondaient au type de lisinopril que souhaitait acheter Apotex. Le lisinopril n’avait pas encore été isolé sous forme solide et devait encore franchir des étapes de purification, suivies du séchage, avant son déblocage sous forme de produit fini. Ces étapes ont finalement été franchies, mais ce n’est que le 23 octobre 1990 et le 7 novembre 1990 que les lots de Delmar ont été emballés en vue de leur livraison.
[82]Par conséquent, le titre de propriété ne pouvait pas être transféré à Apotex tant que le produit n’était pas livrable (c’est‑à‑dire le 23 octobre 1990 et le 7 novembre 1990). À ces dates, le brevet ′350 avait déjà été délivré à Merck (16 octobre 1990) et le droit d’Apotex au bénéfice de l’article 56 était déjà éteint.
Exception pour les lots faisant l’objet d’une licence obligatoire
[83]Apotex a revendiqué l’avantage d’une licence obligatoire accordée à Delmar lorsque certaines dispositions de la Loi en matière de licences obligatoires étaient en vigueur. Même si les licences obligatoires accordées après le 20 décembre 1991 avaient pris fin, les dispositions transitoires de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2 (Loi de modification) prévoient que les droits conférés par les licences accordées après le 20 décembre 1991 seront maintenus jusqu’au 14 février 1993 :
12. (1) Toute licence accordée au titre de l’article 39 de la loi antérieure le 20 décembre 1991 ou après cesse d’être valide à l’expiration du jour précédent la date d’entrée en vigueur et les droits et privilèges acquis au titre de cette licence ou de la loi antérieure relativement à cette licence s’éteignent.
(2) Il ne peut être intenté d’action en contrefaçon d’un brevet sous le régime de la Loi sur les brevets à l’égard d’un acte accompli, préalablement à la date d’entrée en vigueur, au titre d’une licence visée au paragraphe (1) et conformément aux articles 39 à 39.17 de la loi antérieure ou à cette licence.
[84]Delmar était titulaire d’une licence obligatoire (licence de Delmar) en vertu de laquelle elle a fabriqué des lots de lisinopril. Quelques‑uns de ces lots ont été produits et vendus à une société du Panama avant le 14 février 1993 (jour d’entrée en vigueur). Ces lots ont ensuite été vendus à Apotex bien après le jour d’entrée en vigueur. Il s’agit maintenant de déterminer si Apotex pourrait bénéficier de la licence de Delmar même si le lisinopril a été acquis après l’expiration de la licence.
[85]Comme pour l’interprétation de la demande ′340, le juge Hughes aurait statué en faveur d’Apotex s’il n’avait pas été lié par les précédents. Selon lui, la licence, même expirée, était toujours valide à l’égard des marchandises fabriquées avant son expiration. Il a toutefois conclu qu’il était lié par une décision antérieure de la Cour d’appel au sujet d’une licence très similaire accordée à Delmar pour la fabrication d’énalapril; la Cour d’appel avait conclu qu’Apotex était privée du droit d’invoquer la licence obligatoire comme moyen de défense du fait que cet argument avait déjà été rejeté et qu’aucune circonstance particulière n’était survenue permettant de remettre cette question en litige. Il a écrit [au paragraphe 150] :
Comme la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. (2002) 19 C.P.R. (4th) 163, précité, mettant en cause les mêmes parties, Apotex et Merck, à l’égard d’une licence obligatoire identique dans ses conditions à la licence visée en l’espèce, portant sur un brevet issu de la même demande initiale (la demande ′340) que le brevet ′350 visé en l’espèce, a décidé qu’Apotex n’avait pas le droit d’intenter un nouveau procès sur la question de la licence, je suis forcé de me prononcer de la même manière. Apotex ne peut pas, maintenant, invoquer la licence obligatoire visant le brevet ′350 comme moyen de défense à la contrefaçon.
[86]Apotex fait maintenant valoir que Merck et Astra n’ont invoqué aucune forme de préclusion dans aucun de leurs actes de procédure et que, lors du procès, aucun argument n’a été avancé pour soutenir qu’il leur était interdit par préclusion d’alléguer que les lots en question n’emportaient pas contrefaçon. Il n’était donc pas loisible au juge Hughes de tirer une conclusion sur un point qui n’avait pas été soulevé dans les actes de procédure et au sujet duquel aucun élément de preuve n’avait été produit.
[87]J’examinerai en premier lieu l’affirmation d’Apotex selon laquelle étant donné que Merck et Astra n’ont jamais plaidé aucune forme de préclusion, le juge Hughes a commis une erreur en se fondant sur le principe de la chose jugée en ce qui concerne la question de la licence de Delmar. Dans The Law of Evidence in Canada, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1999), Sopinka affirme qu’il est bien établi qu’il faut plaider la préclusion fondée sur la chose jugée. L’énoncé de principe concernant la nécessité de plaider l’autorité de la chose jugée a été formulé dans un ancien arrêt de la Cour suprême du Canada, Cooper and Smith v. Molsons Bank (1896), 26 R.C.S. 611, dans lequel le juge en chef Strong a dit ce qui suit [à la page 620] :
[traduction] En vertu du régime de procédure instauré par la Loi sur l’organisation judiciaire, il a été décidé que le principe de la chose jugée en tant que moyen de défense, ou à titre de réponse à une demande reconventionnelle, doit être plaidé spécifiquement.
[88]Je conviens avec Apotex que le juge Hughes ne pouvait pas soulever et trancher cette question qui n’avait pas été plaidée. Par conséquent, le juge a fait erreur en établissant qu’Apotex ne pouvait invoquer la licence de Delmar en raison de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Même si le juge Hughes a rejeté cette exception au motif de l’autorité de la chose jugée, il a tout de même déclaré ce qui suit [au paragraphe 151] :
Si une juridiction supérieure souhaite reprendre la question à la base, je suis d’avis que la licence, même expirée, conserve sa validité à l’égard des marchandises fabriquées avant son expiration. Comme le dit l’arrêt Eli Lilly, précité, cela fournit un moyen de défense valable contre la contrefaçon.
À mon humble avis, le juge Hughes a eu tort de tirer une telle conclusion.
[89]Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242 (C.A.), la Cour d’appel a examiné les règles de droit applicables aux droits inhérents à un objet breveté acheté d’un vendeur licencié. Apotex a soutenu que, dans l’arrêt Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129 (ci‑après Eli Lilly), la Cour suprême a modifié le droit en ce qui concerne cette question. Apotex a affirmé que l’arrêt Eli Lilly a posé comme principe que les droits d’usage existent in rem et qu’ils ne sont donc pas touchés par l’expiration de la licence obligatoire visant les marchandises vendues.
[90]Après avoir examiné la décision du juge Iacobucci dans l’arrêt Eli Lilly, la Cour d’appel a statué que le raisonnement d’Apotex était erroné. Dans ses motifs, le juge Iacobucci a simplement affirmé que la vente d’un objet breveté par un titulaire de licence à un acheteur non licencié confère à l’acheteur le droit de disposer de l’objet à son gré sans crainte de contrefaçon, sous réserve en tout temps des restrictions expresses formulées dans la licence. Le juge Iacobucci n’a jamais examiné les conséquences de l’expiration de la licence par l’effet de la loi sur le titulaire de la licence ou sur tout acheteur non licencié. Pour ce seul motif, il a été jugé qu’il fallait faire une distinction avec l’arrêt Eli Lilly.
[91]De toute évidence, l’arrêt Eli Lilly n’a pas modifié la règle juridique selon laquelle les droits conférés par la loi à un titulaire de licence s’éteignent en même temps que la licence, et que toute utilisation après l’expiration de la licence pourrait faire l’objet d’une action en contrefaçon. Je conviens avec Merck et Astra que la licence de Delmar n’était pas intrinsèquement liée aux marchandises et que, par conséquent, les droits d’Apotex pouvaient s’être éteints à la date d’expiration de la licence. Même si mon analyse de cette question est différente de celle du juge Hughes, nos conclusions sont les mêmes; en particulier, Apotex ne peut pas invoquer la licence de Delmar. Pour ce motif, je rejetterais ce moyen d’appel.
Le délai de prescription fait‑il obstacle à toute exception légale?
[92]Le juge Hughes a conclu qu’Apotex pouvait invoquer l’exception relative à « l’utilisation à des fins réglementaires » prévue au paragraphe 55.2(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4] de la Loi (après le 1er octobre 1989) et l’exception de common law relative à « l’utilisation équitable » comme moyens de défense à l’encontre de l’allégation de contrefaçon. Il a toutefois statué qu’étant donné qu’Apotex n’avait pas plaidé ces moyens de défense avant la modification de sa défense et demande reconventionnelle le 26 janvier 2006, ces exceptions ne s’appliquaient qu’aux six années antérieures à la modification de l’acte de procédure.
[93]L’article 39 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 10, 2002, ch. 8, art. 38] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (LCF), prévoit un délai de prescription de six ans lorsque l’action en cause n’est pas limitée à une seule province :
39. (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province.
(2) Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui‑ci n’est pas survenu dans une province.
[94]Depuis 1993, l’article 55.01 [édicté par L.C. 1993, ch. 15, art. 48] de la Loi (après le 1er octobre 1996) comporte la disposition suivante en matière de prescription :
55.01 Tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci.
[95]Le juge Hughes a conclu qu’Apotex avait fabri-qué et vendu du lisinopril dans plusieurs provinces et que, par conséquent, les délais de prescription provinciaux dont il est question au paragraphe 39(1) ne s’appliquaient pas. Toutefois, il n’est pas clair s’il a choisi un délai de prescription de six ans en fonction du paragraphe 39(2) de la LCF ou de l’article 55.01 de la Loi [au paragraphe 172] :
La Loi sur les brevets contient maintenant des dispositions précises sur la prescription. L’article 55.01 prévoit que tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci. L’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), prévoit que, sauf disposition contraire, les règles de droit d’une province en matière de prescription s’appliquent si le fait générateur est survenu dans cette province seulement; autrement, le délai de prescription est de six ans. L’établissement de production de comprimés d’Apotex est situé en Ontario, mais Apotex a obtenu des matières du Québec et de l’étranger, elle vend au Canada et exporte son produit. Il y a plus d’une province qui est concernée. Le délai de prescription de six ans est approprié.
[96]À mon avis, il ressort de la simple lecture du paragraphe 39(2) de la LCF et de l’article 55.01 de la Loi que ni l’un ni l’autre ne peuvent s’appliquer pour limiter les moyens de défense d’Apotex contre la contrefaçon. Le paragraphe 39(2) de la LCF vise seulement le délai dont bénéficie un demandeur pour engager une procédure et ne mentionne aucun délai pour soulever un moyen de défense. De même, le libellé de l’article 55.01 de la Loi est aussi explicite : « Tout recours visant un acte de contrefaçon se prescrit à compter de six ans de la commission de celui‑ci ». De toute évidence, ces délais de prescription s’appliquent uniquement à un demandeur alléguant la contrefaçon et non à un défendeur.
[97]À mon avis, le juge Hughes a donc commis une erreur en limitant l’exception d’Apotex relativement à la contrefaçon aux six années précédant la modification de ses actes de procédure. Aucun délai de prescription ne s’applique aux exceptions légales demandées par Apotex.
VII. Les questions en litige dans l’appel incident
Les exceptions
Question no 1 : Apotex peut‑elle bénéficier de l’exception relative à l’utilisation à des fins réglemen-taires prévue au paragraphe 55.2(1) de la Loi?
[98]Le paragraphe 55.2(1) de la Loi (après le 1er octobre 1989) est libellé comme suit :
55.2. (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.
[99]Le principal moyen d’appel est que le paragraphe 55.2(1) exempte seulement les utilisations du produit breveté avant son entrée sur le marché et nécessaires à l’obtention d’un avis de conformité. Il est allégué qu’une fois que le produit générique, tel celui d’Apotex, fait son entrée sur le marché, l’exception ne s’applique plus.
[100]Je ne suis pas d’accord. Une simple lecture du paragraphe 55.2(1) montre clairement que cette disposition ne se limite pas à l’approbation réglemen-taire préalable à la mise en marché. Dans l’arrêt Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, la Cour suprême du Canada a statué qu’après avoir abrogé le système de licences obligatoires, le Parlement, qui voulait favoriser l’entrée rapide sur le marché de produits génériques immédiatement après l’expiration d’un brevet, a adopté le paragraphe 55.2(1). Cependant, la Cour suprême du Canada n’affirme nulle part qu’il s’agissait du seul motif à l’origine de l’adoption du paragraphe 55.2(1). De plus, si le Parlement avait voulu restreindre l’application de ce paragraphe aux avis de conformité, il aurait limité l’exception aux documents requis pour l’observation des lois relatives aux avis de conformité, au lieu de l’étendre à toute loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.
[101]Pour appuyer leur prétention, Merck et Astra soutiennent de plus que le paragraphe 55.2(1) constitue une exception à l’objectif premier de la Loi qui, selon elles, est de protéger les droits exclusifs d’un breveté, et qu’il devrait donc être interprété strictement. Je ne suis pas d’accord une fois de plus. Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, au paragraphe 37, la Cour suprême a statué que le droit des brevets cherche à établir un équilibre entre l’encoura-gement à l’innovation et le partage des produits innovatifs avec le public, et non simplement à protéger le breveté :
Comme on l’a dit à maintes reprises, le brevet n’est pas une distinction ou une récompense civique accordée pour l’ingéniosité. C’est un moyen d’encourager les gens à rendre publiques les solutions ingénieuses apportées à des problèmes concrets, en promettant de leur accorder un monopole limité d’une durée limitée. La divulgation est le prix à payer pour obtenir le précieux droit de propriété exclusif qui est une pure création de la Loi sur les brevets.
[102]De plus, dans l’arrêt Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2002] 4 R.C.S. 45, la Cour suprême du Canada a également reconnu que la façon dont le régime canadien de brevets a été appliqué montre que la promotion de l’ingéniosité a parfois été soupesée en fonction d’autres considérations. Le paragraphe 55.2(1) n’est donc pas une exception à l’objectif de la Loi, mais il en fait plutôt partie intégrante et cherche à établir un équilibre entre les droits des brevetés et ceux du public. Par conséquent, je ne vois aucune raison d’interpréter strictement le paragraphe 55.2(1) comme le suggèrent Merck et Astra.
[103]Merck et Astra prétendent également qu’étant donné qu’aucun des échantillons recueillis par Apotex n’a été soumis à un organisme de réglementation, Apotex ne peut invoquer l’exception prévue au paragraphe 55.2(1). Toutefois, le libellé du paragraphe 55.2(1) n’appuie pas cet argument. L’exception prévue par cette disposition s’applique à tout échantillon nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi ou un règlement. Elle ne se limite pas à l’information effectivement produite.
[104]En résumé, le juge Hughes n’a commis aucune erreur en concluant que le paragraphe 55.2(1) exempte Apotex de la contrefaçon relativement aux matières premières entrant dans la fabrication du produit et aux produits finis stockés par Apotex au cas où ils seraient ultérieurement demandés comme pièces de référence conformément aux exigences réglementaires du gouvernement.
Question no 2 : Apotex peut‑elle bénéficier de l’exception de common law relative à l’utilisation équitable?
[105]Merck et Astra font valoir que le juge a commis une erreur de droit en concluant qu’il existe une exception à la contrefaçon fondée sur l’utilisation équitable, en plus de l’exception restreinte qui a été reconnue dans l’arrêt Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter‑American Corporation, [1972] R.C.S. 506 (ci‑après Micro Chemicals), à savoir que le moyen de défense fondé sur l’utilisation expérimentale n’est valable que dans le contexte d’une licence obligatoire où l’utilisation est de bonne foi. De plus, le juge aurait laissé de côté le fait que les activités litigieuses avaient pour but de favoriser les intérêts commerciaux d’Apotex et qu’elles étaient donc de nature commerciale.
[106]Elles invoquent également l’arrêt de la Cour suprême du Canada Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, [2004] 1 R.C.S. 902 (ci‑après Monsanto). Dans cet arrêt, la Cour a examiné le sens du terme « exploiter » ou « use » à l’article 42 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 16] de la Loi. Cette disposition est libellée comme suit :
42. Tout brevet accordé en vertu de la présente loi contient le titre ou le nom de l’invention avec renvoi au mémoire descriptif et accorde, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, au breveté et à ses représentants légaux, pour la durée du brevet à compter de la date où il a été accordé, le droit, la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention, sauf jugement en l’espèce par un tribunal compétent.
[107]La Cour suprême a finalement rejeté une façon d’aborder la contrefaçon de brevet qui se limiterait à se demander si le défendeur a retiré des bénéfices ou des avantages de l’activité en question. Elle a ainsi établi que le mot « exploiter » ne se limitait pas à une exploitation rentable, mais qu’il s’étendait à toutes les activités favorisant de quelque façon les intérêts commerciaux d’un contrefacteur.
[108]Merck et Astra allèguent que cette façon de faire est compatible avec le critère appliqué par les tribunaux américains (voir Madey v. Duke University, 307 F.3d 1351 (Fed. Cir. 2002). Aux États‑Unis, les tribunaux ont établi qu’il importait peu que l’exploitant poursuive des fins lucratives ou non lucratives. Il faut également examiner si l’activité est réalisée en vue de favoriser l’essor de l’entreprise du contrefacteur allégué et n’est pas réalisée par plaisir, pour satisfaire une simple curiosité ou pour répondre à une question purement philosophique.
[109]Je rejette l’allégation selon laquelle l’exception dont il est question dans l’arrêt Micro Chemicals est limitée et ne s’applique qu’à titre accessoire à la délivrance de licences obligatoires. Même s’il s’agissait de la délivrance d’une licence obligatoire dans l’arrêt Micro Chemicals, l’exception n’était certainement pas fondée sur ce point. De plus, la Cour suprême a invoqué l’affaire Frearson c. Loe (1878), 9 Ch. D. 48 dans l’arrêt Micro Chemicals, et dans cette affaire, il n’était pas question de la délivrance d’une licence obligatoire. Selon moi, tout ce qu’on exige c’est que le produit litigieux ait été fabriqué dans le cadre d’une expérience de bonne foi et non avec l’intention de le vendre ou de l’exploiter sur le marché commercial.
[110]À titre subsidiaire, Merck et Astra font valoir que s’il existe une exception en droit, en plus du droit de demander une licence obligatoire, celle‑ci devrait être strictement limitée. À cet effet, elles réclament l’application du critère américain. Elles allèguent que si l’activité est réalisée en vue de favoriser l’essor de l’entreprise légitime du contrefacteur, et non uniquement par plaisir, pour satisfaire une simple curiosité ou pour répondre à une question purement philosophique, cette activité ne peut être invoquée dans le cadre du moyen de défense très étroit et strictement limité que constitue l’utilisation expérimentale.
[111]À l’instar de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Micro Chemicals, le juge a été invité à décider si en fabriquant les substances brevetées, Apotex ne les avait pas exploitées à des fins lucratives, mais plutôt pour établir qu’elle pouvait fabriquer un produit de qualité conforme aux spécifications divulguées dans la demande de brevet. En l’espèce, le juge Hughes a conclu qu’il y avait eu utilisation du lisinopril dans la recherche et le développement de formulations nouvelles, de techniques nouvelles, de fabrication des comprimés et dans des activités analogues. Vu le dossier en l’espèce, je suis porté à convenir avec le juge Hughes que la recherche en cours devrait être exclue parce qu’elle satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Micro Chemicals, et, en particulier, parce qu’Apotex tentait d’établir si elle pouvait fabriquer un produit de qualité.
[112]Quoi qu’il en soit, même si la Cour appliquait le critère américain en l’espèce, je suis convaincu que la recherche d’Apotex visait à satisfaire sa curiosité afin de savoir si elle pouvait réellement fabriquer un produit conforme aux spécifications divulguées dans la demande du brevet ′350.
[113]Enfin, il est allégué qu’une fois que la phase d’expérimentation et d’essai est terminée et que celle de la fabrication, de la promotion et de la vente du produit a commencé, l’exception relative à l’utilisation équitable ne s’applique plus. Même si cette allégation est exacte, le juge Hughes n’a pas conclu que c’était le cas en ce qui concerne l’utilisation de lisinopril dans le déve-loppement de nouvelles formulations et de nouvelles techniques de fabrication des comprimés. Comme il était, en sa qualité de juge des faits, en mesure d’appré-cier la preuve, cette conclusion de fait commande la retenue. Par conséquent, je ne vois aucune raison d’intervenir dans sa décision de soustraire le lisinopril à la contrefaçon en vertu de l’exception relative à l’utilisation à des fins réglementaires prévue au paragraphe 55.2(1) de la Loi.
Les réparations
[114]Il est bien établi que la Cour d’appel doit faire montre d’une grande retenue à l’égard de la réparation choisie par un juge de première instance et ne devrait intervenir que s’il a commis une erreur sur le plan du droit ou des principes (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑ Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 87).
[115]Le juge Hughes a conclu que Merck et Astra avaient droit à certaines réparations pour la contrefaçon. Ces réparations sont les suivantes :
1) Des dommages‑intérêts, dont le montant devait être établi sur renvoi.
2) Il a été ordonné à Apotex ainsi qu’à ses administrateurs, dirigeants, employés, agents et à toutes les personnes sous sa direction ou sa supervision de cesser de contrefaire le brevet ′350 pendant qu’il est en vigueur, et ce, à compter du 26 mai 2006. Apotex devait, à compter de cette date, tenir un registre indiquant tous les produits de lisinopril acquis, utilisés ou vendus depuis le prononcé des motifs du juge et conserver toutes les sommes reçues relativement à ces produits dans un compte en fiducie distinct, sous réserve de toute autre ordonnance.
3) Apotex était également tenue de remettre à Merck et Astra ou de détruire sous la foi du serment tous les produits de lisinopril en sa possession depuis le 26 mai 2006, sauf les produits visés par une exception. Cependant, Apotex pouvait conserver certains produits de lisinopril en vue de leur utilisation conformément aux exceptions légales ou après l’expiration du brevet ′350, si elle fournissait un état comptable et s’engageait à déposer toutes les sommes reçues dans un compte en fiducie, sous réserve de toute autre ordonnance.
4) L’intérêt avant jugement, non composé, a été accordé sur les dommages‑intérêts, selon le taux annuel moyen fixé par la Banque du Canada, soit le taux minimal qu’elle accorde sur les avances de fonds à court terme aux banques énumérées à l’annexe I de la Loi sur les banques, L.R.C. (1985), ch. B‑1.
5) L’intérêt après jugement, non composé, a été accordé au taux annuel de cinq pour cent.
6) La question des dépens devait faire l’objet de discussions.
[116]Le juge Hughes a refusé de leur accorder la restitution des bénéfices ainsi que des dommages‑ intérêts majorés de trente pour cent par rapport à la normale.
Question no 3 : Merck et Astra ont‑elles droit à une ordonnance prévoyant la remise ou la destruction des produits?
[117]Merck et Astra soutiennent maintenant qu’en autorisant Apotex à conserver des produits de lisinopril, le juge Hughes a créé de fait une exception relative au stockage, ce qui permettrait à Apotex de reprendre immédiatement ses ventes à partir du lisinopril stocké une fois le brevet ′350 expiré. Elles soulignent les obligations du gouvernement du Canada en vertu de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation nationale du commerce, signé à Marrakech, Maroc, le 15 avril 1994] (ADPIC), 1867 R.T.N.U. 3, et rappellent qu’en réponse à un rapport défavorable produit par le groupe de l’Organisation mondiale du commerce chargé d’étudier la protection des produits pharmaceutiques au Canada relativement à l’observation de l’ADPIC par le gouvernement du Canada, le Parlement a abrogé [L.C. 2001, ch. 10, art. 2] les paragraphes 55.2(2) et (3) de la Loi. En vertu de ces paragraphes, des tiers ont pu, selon une pratique appelée stockage, fabriquer et entreposer des produits pharmaceutiques brevetés six mois avant l’expiration des brevets pertinents.
[118]Tel que le souligne Apotex à juste titre, ces paragraphes ont effectivement permis qu’une contrefa-çon ne soit pas considérée comme telle et ils visaient des tiers qui vendraient à leur propre profit des biens stockés une fois le brevet expiré. Toutefois, en l’espèce, Apotex était autorisée à conserver seulement les produits contrefaits que le juge Hughes avait exemptés en vertu du paragraphe 55.2(1) et de l’exception relative à l’utilisation équitable.
[119]Au paragraphe 113, ci‑dessus, j’ai déjà fait remarquer que l’exception relative à l’utilisation équitable ne s’appliquait plus une fois que l’utilisateur avait terminé la phase d’expérimentation et d’essai. De plus, au paragraphe 104, j’ai conclu que le seul produit de lisinopril faisant l’objet d’une exception en vertu du paragraphe 55.2(1) concerne les matières premières entrant dans la fabrication du produit et les produits finis stockés par Apotex au cas où ils seraient demandés ultérieurement comme pièces de référence conformé-ment aux exigences réglementaires. Après analyse, j’ordonnerais donc que tous ces produits de lisinopril non utilisés à des fins exemptées soient remis à Merck et à Astra, ou soient détruits sous serment.
[120]J’ajouterais que cette ordonnance modifiée de remise ou de destruction semble constituer le type de limites raisonnables aux droits exclusifs d’un breveté visées par l’article 30 de l’ADPIC :
Article 30
Exceptions aux droits conférés
Les Membres pourront prévoir des exceptions limitées aux droits exclusifs conférés par un brevet, à condition que celles‑ci ne portent pas atteinte de manière injustifiée à l’exploitation normale du brevet ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, compte tenu des intérêts légitimes des tiers.
[121]Un deuxième argument qui a été invoqué est que le juge Hughes n’était pas habilité à rendre une ordonnance de remise ou de destruction. Il est allégué que, suivant le paragraphe 20(2) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 29] de la LCF, la Cour ne peut accorder que les mesures de redressement reconnues en common law ou en equity, et que la réparation accordée par le juge Hughes va plus loin que celles qui sont normalement reconnues. De plus, Merck prétend que l’ordonnance du juge Hughes va à l’encontre du but visé par une ordonnance de destruction ou de remise.
[122]Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation que fait Merck du paragraphe 20(2) de la LCF. Ce paragraphe est libellé comme suit :
20. [. . .]
(2) Elle a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit non visés par le paragraphe (1) relativement à un brevet d’invention, un droit d’auteur, une marque de commerce, un dessin industriel ou une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés.
[123]L’article 20 [mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 34] fait partie de la section de la LCF intitulée « Compétence de la Cour fédérale » et traite de la compétence de la Cour pour instruire et trancher des litiges en matière de propriété intellectuelle. Rien ne laisse supposer dans cet article qu’il vise à limiter la créativité d’un juge dans la détermination des réparations appropriées.
[124]Je suis donc d’accord avec le juge Hughes dans la mesure où Apotex n’est autorisée à conserver que les produits de lisinopril visés par une exception. Tous les autres produits de lisinopril doivent être remis ou détruits sous serment d’ici le 31 décembre 2006, de manière à ce que soit respectée l’obligation du gouvernement du Canada en vertu de l’ADPIC.
Question no 4 : Les sommes détenues en fiducie par Apotex
[125]Merck fait valoir que le juge Hughes a commis une erreur en ordonnant que les sommes reçues par Apotex en date du 26 avril 2006 soient versées dans un compte en fiducie ouvert par Apotex. Merck soutient que le juge aurait dû ordonner plutôt que ces sommes soient consignées à la Cour.
[126]Il résulte de mon analyse précédente qu’étant donné qu’Apotex ne peut vendre aucun des produits de lisinopril qu’elle conserve, il n’est pas nécessaire de décider si des sommes devraient être consignées à la Cour ou si Apotex peut simplement ouvrir un compte en fiducie. Dans les circonstances, toutes les sommes actuellement détenues en fiducie devraient être comptabilisées et versées à Merck et Astra avant le 31 décembre 2006.
Question no 5 : Merck et Astra pourront‑elles choisir entre la restitution des bénéfices et les dommages‑ intérêts?
[127]Une fois que le breveté a réussi à faire la preuve de la contrefaçon, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de lui accorder l’une des réparations prévues à l’article 57 de la Loi. Si un juge refuse de lui accorder la restitution des bénéfices, le breveté peut se prévaloir d’un recours en dommages‑intérêts ainsi que le prévoit l’article 55. Il n’y a aucune présomption selon laquelle le breveté aurait le droit de choisir, mais un juge de première instance a l’entière discrétion de décider si oui ou non il accordera ce redressement en equity (voir AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1995] A.C.F. no 1744 (C.A.) (QL); Apotex Inc. c. Merck & Co. et al., [1996] A.C.F. no 1385 (C.A.) (QL)).
[128]Merck et Astra prétendent que le juge Hughes a commis une erreur en ne leur permettant pas d’opter pour la restitution des bénéfices au lieu des dommages‑ intérêts à titre de réparation pour la contrefaçon d’Apotex. Leur argument repose sur deux erreurs présumées. Premièrement, elles allèguent qu’en tirant cette conclusion, le juge Hughes s’est fondé sur deux facteurs non pertinents : la progression du litige et l’absence de concurrence de leur part eu égard aux produits contrefaits d’Apotex. Deuxièmement, si la Cour considère que ces facteurs sont pertinents, elles allèguent qu’elles n’étaient pas responsables de la lenteur du litige et qu’elles ont effectivement livré concurrence à Apotex.
[129]En ce qui concerne le premier argument relatif aux facteurs non pertinents, les parties n’ont mentionné aucune jurisprudence qui interdirait à la Cour de tenir compte de ces deux facteurs ou qui indiquerait quels sont les facteurs qui devraient être pris en considération. Dans l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet‑Dominion Inc., [1997] 3 C.F. 497 (C.A.) (ci‑après Beloit), la Cour d’appel a statué que le juge de première instance avait le pouvoir discrétionnaire de tenir compte des résultats en equity découlant du choix de la restitution des bénéfices étant donné, notamment, la complexité et la longueur des procédures. Dans d’autres affaires, la Cour a souligné que d’autres formations avaient précisé des circonstances dans lesquelles la restitution des bénéfices pouvait être refusée à juste titre, par exemple, en cas de délais excessifs ou de conduite répréhensible de la part du breveté. Toutefois, la Cour n’affirme nulle part qu’il s’agit des seuls facteurs dont on peut raisonnablement tenir compte.
[130]Dans l’arrêt Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, [1992] A.C.F. no 1110 (C.A.) (QL) (ci‑après Lubrizol), la Cour d’appel a approuvé au paragraphe 69 la décision d’un juge de première instance qui a tenu compte du temps pris par la demanderesse pour intenter l’action et qui a examiné si les produits contrefaits faisaient concurrence à ceux de la demanderesse :
Quoi qu’il en soit, la comptabilisation des bénéfices est un redressement de nature nettement discrétionnaire.
En règle générale, une cour d’appel ne modifiera une décision rendue par un juge de première instance dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que si ce juge a agi sur le fondement d’un principe erroné ou d’une appréciation fautive des faits, ou si l’ordonnance prononcée n’est pas juste et raisonnable. (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports) (1990), 68 D.L.R. (4th) 375, à la p. 400, [1990] 2 C.F. 18, à la p. 49.)
[131]Ces décisions appuient l’idée que le temps pris par un demandeur pour intenter une action est un motif valable pour refuser la restitution des bénéfices. À mon avis, le retard à poursuivre une action une fois que ladite action a été intentée a les mêmes conséquences que le retard à intenter l’action et devrait donc aussi constituer un motif valable de refuser la possibilité de choisir.
[132]Les parties n’ont également mentionné aucune jurisprudence selon laquelle la tentative de livrer concurrence de la part d’un demandeur est un facteur pertinent dans la décision d’accorder ou de refuser la restitution des bénéfices. En alléguant que le fait de ne pas avoir livré concurrence à Apotex ne devrait pas être un facteur pertinent, Merck et Astra soulignent que, si elles avaient effectivement livré concurrence à Apotex, elles auraient fait chuter ses profits, réduisant par le fait même la somme qu’elles seraient en mesure de recouvrer d’elle grâce à la restitution des bénéfices. En toute déférence, je ne trouve pas que cet argument est convaincant. Si elles s’étaient efforcées de livrer une forte concurrence à Apotex, il n’est pas certain que celle‑ci aurait réduit ses prix ou qu’elle aurait réalisé moins de bénéfices. De plus, même si les bénéfices réalisés par Apotex par suite d’une diminution de sa part du marché auraient pu être moins élevés si elles lui avaient livré concurrence, Merck et Astra auraient réalisé des profits compensant pour la perte de bénéfices d’Apotex.
[133]En résumé, puisque les tribunaux n’ont pas établi de façon définitive les facteurs qui doivent être pris en considération et puisqu’un juge de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire considérable au moment de décider si la restitution des bénéfices devrait être accordée, je ne peux pas conclure dans le présent dossier que la Cour devrait intervenir dans la décision du juge au motif qu’il a considéré des facteurs non pertinents.
[134]Deux autres arguments accessoires méritent d’être commentés. Dans sa plaidoirie, l’avocat a indiqué qu’il y a eu plus de 72 requêtes préliminaires et autres procédures sur une période de dix ans, ce qui, à première vue, indique une procédure très contestée et aucun retard déraisonnable. Cependant, si on y regarde de plus près, on constate qu’il y a eu beaucoup d’inaction au cours des trois premières années de ce litige, ce qui a mené à un examen de l’état de l’instance suivi par la longue et litigieuse série de requêtes. Par conséquent, je ne peux pas conclure en l’espèce que le juge Hughes a commis une erreur en jugeant que Merck et Astra ont laissé cette action se dérouler très lentement.
[135]Pour ce qui est de la question de leur défaut de livrer concurrence, Astra reconnaît avoir cessé la concurrence. Merck, par contre, invoque la preuve par affidavit utilisée par Apotex dans une vaine tentative ultérieure de faire suspendre le jugement du juge Hughes, qui indique que Merck avait en fait établi des prix se rapprochant de ceux d’Apotex. À mon avis, cette preuve aurait dû être soumise au juge de première instance et je choisis de l’écarter parce que Merck n’a pas agi avec diligence raisonnable.
[136]En résumé, Merck et Astra n’ont pas droit à première vue à la restitution des bénéfices car la jurisprudence établit clairement que le choix entre les deux types de réparation ne peut être laissé uniquement au demandeur qui obtient gain de cause. En conclusion, étant donné que la décision d’accorder la restitution des bénéfices est une décision discrétionnaire qui commande la retenue, Merck et Astra n’ont pas réussi à établir, selon moi, que la Cour devrait aller à l’encontre du refus du juge de première instance de leur accorder le choix entre la restitution des bénéfices et des dommages‑ intérêts.
Question no 6 : L’intérêt avant jugement
[137]En vertu des paragraphes 36(2) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 36] et (5) [mod., idem] de la LCF, le juge Hughes a le pouvoir discrétionnaire d’accorder un intérêt avant jugement au taux qu’il juge raisonnable dans les circonstances. Il a accordé un intérêt avant jugement sur les dommages‑intérêts au taux moyen annuel établi par la Banque du Canada. Merck et Astra ont cherché à obtenir le taux bancaire annuel moyen plus 1,5 % ou, à titre subsidiaire, un taux fixe de 5,75 % à intérêt composé reflétant les réalités du marché.
[138]Merck et Astra soutiennent maintenant que le juge Hughes a commis une erreur en accordant un taux d’intérêt avant jugement trop faible pour tenir compte des réalités du marché. Ce taux aurait plutôt dû être fixé à cinq pour cent par an, soit le taux minimal établi à l’article 3 de la Loi sur l’intérêt, L.R.C. (1985), ch. I‑15. Cette disposition prévoit que, chaque fois que de l’intérêt est exigible par convention entre les parties ou en vertu de la loi, et qu’il n’est pas fixé de taux, le taux d’intérêt est de cinq pour cent par an. De plus, l’intérêt composé serait nécessaire pour leur fournir une compensation adéquate et pour empêcher Apotex de recevoir un gain fortuit.
[139]Le paragraphe 36(5) de la LCF autorise la Cour à tenir compte du déroulement des procédures ou de tout autre motif valable pour décider du droit à l’intérêt avant jugement et du taux de cet intérêt. Ce paragraphe porte :
36. [. . .]
(5) La Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle l’estime juste compte tenu de la fluctuation des taux d’intérêt commerciaux, du déroulement des procédures et de tout autre motif valable, refuser l’intérêt ou l’accorder pour une période autre que celle prévue à l’égard du montant total ou partiel sur lequel l’intérêt est calculé en vertu du présent article.
[140]Le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré relativement à la détermination du taux d’intérêt et de sa période d’application aiderait le tribunal à diriger le déroulement du litige et à éviter d’accorder un dédom-magement inapproprié (voir Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc. (1992), 40 C.P.R. (3d) 361 (C.F. 1re inst.), à la page 366). En l’espèce, le juge Hughes a conclu [au paragraphe 229] que Merck et Astra ont « fondamenta-lement abandonné la partie et ont laissé l’action évoluer sans presse ». Il me semble évident que le juge a tenu compte du paragraphe 36(5) lorsqu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il a fixé l’intérêt avant jugement au taux indiqué plus haut.
[141]Je ferais également remarquer que l’article 3 de la Loi sur l’intérêt ne s’applique que lorsque le taux n’est pas fixé en vertu d’une loi ou d’un accord pertinent et que l’on ne dispose d’aucun mécanisme permettant de fixer un taux. Cet article est libellé comme suit :
3. Chaque fois que de l’intérêt est exigible par convention entre les parties ou en vertu de la loi, et qu’il n’est pas fixé de taux en vertu de cette convention ou par la loi, le taux de l’intérêt est de cinq pour cent par an.
[142]Il s’ensuit que l’application de la Loi sur l’intérêt repose en l’espèce sur la présence de deux facteurs, à savoir que l’intérêt soit payable en vertu de la loi et qu’il n’y ait pas de taux d’intérêt fixé en vertu de la loi.
[143]En ce qui concerne la question de savoir si le taux d’intérêt est fixé par la loi en l’espèce, les termes « fixé par la loi » devraient être interprétés de façon large (voir British Pacific Properties Ltd. c. Minister of Highways & Public Works, [1980] 2 R.C.S. 283). Pour l’essentiel, que la loi en vertu de laquelle l’intérêt est payable en prescrive le taux ou que le juge soit chargé de l’établir, le taux accordé finalement découle de la loi et est « fixé par la loi ». Ainsi, l’article 3 de la Loi sur l’intérêt ne s’applique pas en l’espèce et le juge Hughes a donc fixé un taux d’intérêt approprié. Je suis convaincu qu’il n’a pas commis d’erreur en accordant un intérêt avant jugement au taux annuel moyen établi par la Banque du Canada.
[144]En ce qui concerne la question de savoir si l’intérêt devrait être composé, l’alinéa 36(4)b) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 9] de la LCF fournit une réponse complète. Il prévoit ce qui suit :
36. [. . .]
(4) Il n’est pas accordé d’intérêts aux termes du paragraphe (2)
[. . .]
b) sur les intérêts accumulés aux termes du présent article;
[145]Par conséquent, le juge Hughes n’a pas commis d’erreur en refusant d’accorder un intérêt composé.
Question no 7 : L’intérêt après jugement
[146]Il est allégué que le taux de l’intérêt après jugement devrait correspondre au taux de l’intérêt avant jugement (c’est‑à‑dire le taux moyen annuel de la banque plus 1,5 %) ou, subsidiairement, à un taux fixe de 5,75 %. De plus, l’octroi d’un intérêt après jugement composé permettrait une restitution intégrale lors du paiement final et dissuaderait Apotex de retarder le paiement du montant accordé par jugement.
[147]Les mêmes facteurs qui étaient pertinents à l’intérêt avant jugement s’appliquent. Les décisions concernant l’intérêt composé et le taux d’intérêt sont entièrement discrétionnaires et ces questions doivent être évaluées par le juge. Je ne vois aucune raison de conclure que le juge Hughes a commis une erreur en l’espèce en accordant un intérêt après jugement simple.
Question no 8 : Astra a‑t‑elle droit à des dommages‑ intérêts majorés, exemplaires ou punitifs?
[148]Ce moyen d’appel est invoqué par Astra seulement. Merck et Astra avaient sollicité des dommages‑intérêts majorés, exemplaires ou punitifs car Apotex avait vendu des produits autres que les produits qu’elle avait acquis antérieurement et auxquels elle devait se limiter en vertu de l’avis de conformité. Le juge a refusé d’accorder un tel dédommagement au motif que la question n’avait pas été formellement plaidée.
[149]L’alinéa 182a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], prévoit que la déclaration doit préciser la nature des dommages‑intérêts demandés. Dans l’arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595 (ci‑après Whiten), la Cour suprême a examiné si les dommages‑ intérêts punitifs avaient été demandés régulièrement dans les actes de procédure. En rendant sa décision au nom de la Cour, le juge Binnie a statué que la déclaration a notamment pour objet d’informer le défendeur des conclusions recherchées contre lui et qu’il serait manifestement inéquitable qu’à l’issue de l’instance, il ait la surprise de se voir condamné à une somme plusieurs fois supérieure à celle qui, selon lui, était en litige.
[150]En termes clairs, les dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires doivent être plaidés. Astra affirme toutefois que ce n’est qu’après l’octroi des autres dommages‑intérêts qu’elle doit produire une preuve relativement aux dommages‑intérêts punitifs. Elle s’appuie à cet égard sur l’arrêt Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40 (C.A.), au paragraphe 36. Dans cet arrêt, la Cour d’appel devait décider s’il y avait lieu d’accorder des dommages‑ intérêts exemplaires. Les juges Stone et Linden ont statué que la Cour ne pouvait décider de la nécessité d’accorder des dommages‑intérêts exemplaires avant d’avoir décidé si les dommages‑intérêts généraux ne constituaient pas une peine ou une dissuasion suffisan-tes. Autrement dit, la Cour doit d’abord évaluer les dommages‑intérêts généraux.
[151]À mon avis, cet arrêt indique simplement que la Cour n’examinera pas la question des dommages‑ intérêts punitifs ou exemplaires avant d’avoir accordé tous les autres dommages‑intérêts. Il convient de souligner que, dans l’arrêt Lubrizol, la déclaration revendiquait des dommages‑intérêts exemplaires ou punitifs et que, lors du procès, l’avocat faisait référence dans son exposé préliminaire, à des dommages‑intérêts exemplaires. Puisque ces dommages‑intérêts avaient été revendiqués, il était loisible à la Cour dans l’arrêt Lubrizol de décider de les accorder ou non.
[152]Je ne vois aucun motif de conclure que le juge Hughes a commis une erreur en n’accordant pas de dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires dans les circonstances de la présente espèce.
VIII. Conclusion
[153]L’appel devrait être accueilli en partie sur les questions relatives à la préclusion et au délai de prescription applicable aux exceptions, et le jugement du juge Hughes devrait être annulé relativement à ces questions. L’appel incident devrait être accueilli en partie sur les questions relatives au stockage et aux sommes détenues en fiducie, et le jugement du juge Hughes devrait être annulé relativement à ces questions.
[154]Merck et Astra ont eu pour l’essentiel gain de cause dans leur appel et, par conséquent, elles ont droit chacune à leurs dépens respectifs qui devraient être taxés suivant l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, pour un avocat principal et un second avocat. Apotex a eu pour l’essentiel gain de cause dans son appel incident et, par conséquent, elle a droit à ses dépens qui devraient être taxés suivant l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, pour un avocat principal et un second avocat seulement.
Linden, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
Sexton, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.