T‑846‑05
2006 CF 1395
Patrick Desjean (demandeur)
c.
Intermix Media, Inc. (défenderesse)
Répertorié : Desjean c. Intermix Media, Inc. (C.F.)
Cour fédérale, juge de Montigny—Montréal, 13 juin; Ottawa, 17 novembre 2006.
Compétence de la Cour fédérale — Requête en radiation d’une déclaration introduisant une demande de recours collectif au motif que la Cour n’avait pas compétence — La défenderesse, une société américaine, était accusée d’avoir enfreint la Loi sur la concurrence en joignant des logiciels espions et des logiciels publicitaires aux gratuiciels qu’elle offrait sur divers sites Internet sans informer de ce fait les consommateurs — La Cour n’avait pas compétence sur l’affaire parce qu’il n’y avait pas de lien suffisant entre le Canada et la défenderesse ou l’objet du litige — Requête accueillie.
Concurrence — Le demandeur soutenait que la défenderesse avait enfreint les dispositions relatives aux indications trompeuses de la Loi sur la concurrence en joignant des logiciels espions et des logiciels publicitaires aux gratuiciels qu’elle offrait sur divers sites Internet sans informer de ce fait les consommateurs — Le demandeur aurait subi un préjudice en raison des gestes de la défenderesse — La requête en radiation de la déclaration au motif que la Cour n’avait pas compétence a été accueillie — La défenderesse, une société américaine, n’avait qu’un lien étroit, si elle en avait, au Canada — La compétence ne peut se fonder sur le fait que le demandeur se trouvait au Canada lorsqu’il a téléchargé le contenu étranger (c.‑à‑d. le gratuiciel).
Conflit de lois — Requête en radiation d’une déclaration au motif que la Cour n’avait pas compétence sur la défenderesse ou l’objet du litige — La défenderesse, une société américaine, offrait des gratuiciels sur divers sites Internet qui n’étaient pas hébergés au Canada — Le demandeur a téléchargé un gratuiciel et a soutenu avoir subi un préjudice en violation de la Loi sur la concurrence — L’application des huit facteurs énoncés dans l’arrêt Muscutt v. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20 (C.A.) concernant l’appropriation de compétence indiquait que le lien entre le Canada et le défendeur ou l’objet du litige ne justifiait pas l’intervention de la Cour — Le point de savoir si la présence sur Internet d’un non‑résident peut constituer un lien réel et substantiel avec le forum dépend de la nature du site Web — La jurisprudence des États‑Unis exige des liens minimaux avec le forum — Ces critères ne sont pas remplis en l’espèce — Quoi qu’il en soit, la Californie était un for plus approprié.
Il s’agissait d’une requête en radiation de la déclaration au motif que la Cour n’avait pas compétence sur le défendeur et sur l’objet du litige. Selon la déclaration introduisant une demande de recours collectif, la défenderesse, une société ouverte du Delaware dont le siège social est sis à Los Angeles, a enfreint les dispositions relatives aux indications trompeuses de la Loi sur la concurrence en joignant des logiciels espions ou des logiciels publicitaires aux gratuiciels qu’elle offrait sur divers sites Internet sans informer de ce fait les consommateurs qui téléchargeaient ces gratuiciels.
Jugement : la requête doit être accueillie.
L’appropriation de juridiction par un tribunal à l’égard d’un défendeur étranger soulève toujours des questions complexes. Mais la complexité de ces problèmes se trouve encore aggravée dans le contexte de revendications découlant de l’utilisation d’une technologie en évolution constante et qui ne fait pas acception des frontières. S’il est vrai que les tribunaux canadiens ont eu à résoudre de telles questions à quelques reprises, le droit en ces matières en est encore à ses débuts. La Cour d’appel, dans l’arrêt Muscutt v. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20, a dressé une liste de huit facteurs que les tribunaux devraient prendre en considération dans l’examen des questions d’appropriation de juridiction. En l’espèce, l’application de ces facteurs indiquait clairement que le lien entre le forum et le défendeur ou entre le forum et l’objet du litige n’était pas assez substantiel pour justifier l’intervention de la Cour. La défenderesse : 1) n’a pas de serveurs au Canada et le site Web attaqué n’est pas hébergé par des serveurs sis au Canada; 2) n’a pas ni n’a jamais eu d’employés au Canada; 3) n’a pas ni n’a jamais eu de bureaux au Canada; 4) n’a jamais invoqué en aucune façon les lois canadiennes; 5) n’a pas de comptes bancaires au Canada et elle ne paie pas d’impôts au Canada; et 6) n’exerce aucune activité de publicité ou de marketing directs ou de démarchage sur le marché canadien.
Il aurait été manifestement inéquitable de soumettre la défenderesse à la compétence de la Cour. La défenderesse ne pouvait en toute vraisemblance s’attendre à être poursuivie au Canada en vertu de la Loi sur la concurrence. La compétence ne peut se fonder sur le seul fait que le demandeur se trouvait au Canada lorsqu’il a téléchargé le contenu étranger qui lui aurait fait subir un préjudice. Selon la décision que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rendue dans l’affaire Braintech, Inc. v. Kostiuk (1999), 171 D.L.R. (4th) 46, le point de savoir si la présence sur Internet d’un non‑résident peut constituer un lien réel et substantiel avec le forum (le critère formulé par la C.S.C.) dépend de la nature du site Web en question. Il faut se demander si ce site est passif, s’il est utilisé pour dialoguer avec des résidents canadiens ou s’il est utilisé pour faire affaire avec de tels résidents. Les tribunaux américains ont examiné la question de la compétence à l’égard d’Internet en profondeur et ont statué que le défendeur, s’il n’est pas présent dans l’État, doit avoir des liens minimaux avec ce dernier, de sorte que le soutien de la poursuite ne contrevienne pas aux principes traditionnels du franc‑jeu et de la justice fondamentale. La défenderesse n’avait pas ces liens minimaux, particulièrement à la lumière du fait que ce critère doit nécessairement être plus rigoureux lorsqu’un autre pays est en jeu (par opposition à une autre province). Les sites Web ne permettaient pas aux utilisateurs de communiquer et d’échanger des renseignements avec leurs concepteurs ni de commander des produits en ligne. Même si cela avait été le cas, le niveau d’interactivité de la défenderesse avec le Canada n’était pas suffisant. Enfin, la Californie était un for plus approprié. Les éléments de preuve et les principaux témoins se trouvaient tous aux États‑Unis, et l’accord de licence stipulait que son application serait régie par les lois de la Californie.
lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101.
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C‑34, art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), 36(1)a), (3), 52(1) (mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 12), (1.1) (mod., idem), (2)e) (mod., idem).
Loi sur les mesures extraterritoriales étrangères, L.R.C. (1985), ch. F‑29, art. 8(1)a) (mod. par L.C. 1996, ch. 28, art. 7).
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 221, 299.12(3) (édicté par DORS/2002‑417, art. 17), 299.18 (édictée, idem), 299.41(1) (édicté, idem).
jurisprudence citée
décision appliquée :
Muscutt v. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20; 213 D.L.R. (4th) 577; 13 C.C.L.T. (3d) 161; 26 C.P.C. (5th) 206; 160 O.A.C. 1 (C.A.).
décisions examinées :
Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427; 2004 CSC 45; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Tolofson c. Jensen; Lucas (Tutrice à l’instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; Braintech, Inc. v. Kostiuk (1999), 171 D.L.R. (4th) 46; [1999] 9 W.W.R. 133; 63 B.C.L.R. (3d) 156; 120 B.C.A.C. 1; 1999 BCCA 169; Millenium Enterprises, Inc. v. Millenium Music, LP, 33 F. Supp.2d 907 (D. Or. 1999).
décisions citées :
Leufkens v. Alba Tours International Inc. (2002), 60 O.R. (3d) 84; (2002), 213 D.L.R. (4th) 614; 13 C.C.L.T. (3d) 217; 26 C.P.C. (5th) 247; 160 O.A.C. 43 (C.A.); Lemmex v. Bernard (2002), 60 O.R. (3d) 54; (2002), 213 D.L.R. (4th) 627; 13 C.C.L.T. (3d) 203; 26 C.P.C. (5th) 259; 160 O.A.C. 31 (C.A.); Sinclair v. Cracker Barrel Old Country Store, Inc. (2002), 60 O.R. (3d) 76; (2002), 213 D.L.R. (4th) 643; 13 C.C.L.T. (3d) 230; 26 C.P.C. (5th) 239; 160 O.A.C. 54; Gajraj v. DeBernardo (2002), 60 O.R. (3d) 68; (2002), 213 D.L.R. (4th) 651; 40 C.C.L.I. (3d) 163; 160 O.A.C. 60 (C.A.); People Solutions, Inc. v. People Solutions, Inc., 2000 U.S. Dist. LEXIS 10444; Bancroft & Masters, Inc. v. Augusta Nat’l, Inc. 223 F.3d 1082 (9th Cir. 2000); Calder v. Jones, 465 U.S. 783 (1984).
REQUÊTE en radiation de la déclaration selon laquelle la défenderesse américaine a enfreint les dispositions relatives aux indications trompeuses de la Loi sur la concurrence en joignant des logiciels espions ou des logiciels publicitaires aux gratuiciels qu’elle offrait sur divers sites Internet sans informer de ce fait les consommateurs. Requête accueillie.
ont comparu :
Chantal Desjardins et Stéphane Nadeau pour le demandeur.
Louis Brousseau et Sarah Woods pour la défenderesse.
avocats inscrits au dossier :
Ferland, Marois, Lanctôt, Montréal, pour le demandeur.
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1]Le juge de Montigny : Le 13 mai 2005, M. Patrick Desjean a déposé une déclaration introduisant une demande de recours collectif contre Intermix Media, Inc. (Intermix), où il soutenait que cette dernière avait enfreint les dispositions relatives aux indications trompeuses de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C‑34 [art. 1 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19)], soit ses paragraphes 52(1) [mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 15] et 52(1.1) [mod., idem] et son alinéa 52(2)e) [mod., idem].
[2]M. Desjean soutient qu’Intermix a enfreint les dispositions ci‑dessus de la Loi sur la concurrence en joignant des logiciels espions ou des logiciels publicitaires aux gratuiciels qu’elle offrait sur divers sites Internet—notamment « MyCoolScreen.com » (le site Web)—sans informer de ce fait les consommateurs qui téléchargeaient ces gratuiciels.
[3]Le 1er août 2005, Intermix a déposé devant notre Cour un avis de requête en ordonnance de radiation de la déclaration de M. Desjean sous le régime de la règle 221 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], aux motifs : a) que notre Cour n’a pas compétence sur Intermix et sur l’affaire; b) que la déclaration de M. Desjean est frivole ou vexatoire; et c) que cette déclaration constitue un abus de procédure. Intermix faisait valoir subsidiaire-ment que notre Cour n’est pas le forum approprié à l’instruction de l’action de M. Desjean et que la déclaration de ce dernier comprend des conclusions qui ne relèvent ni sur la Loi de la concurrence ni sur aucune autre loi du Canada.
[4]Aux motifs exposés plus loin, je suis arrivé à la conclusion qu’Intermix doit l’emporter parce que la déclaration de M. Desjean n’établit pas la compétence de notre Cour sur l’affaire. Par conséquent, je n’ai pas à examiner les autres moyens qu’Intermix a invoqués pour obtenir le rejet de la présente action.
[5]Je m’empresse d’ajouter que je dois beaucoup aux savantes conclusions écrites des avocats d’Intermix, auxquelles j’ai emprunté considérablement pour rédiger le présent exposé des motifs.
LE CONTEXTE
[6]Dans sa déclaration introduisant une demande de recours collectif, M. Desjean soutient qu’Intermix offre en apparence des programmes publics tels que des économiseurs d’écran et des jeux que n’importe qui peut télécharger gratuitement. Cependant, sans en informer les consommateurs, Intermix joint à ces gratuiciels un ou plusieurs autres programmes qui présentent de la publicité ou d’autres contenus importuns. Ainsi, lorsqu’il installait sur son ordinateur un économiseur d’écran ou un jeu censément « gratuit », M. Desjean y installait aussi sans le savoir un ou plusieurs programmes espions. Par cette méthode, couramment désignée « bundling » ou « offre groupée », Intermix a propagé ses programmes publicitaires sur l’unité de disque dur de M. Desjean.
[7]Les programmes espions qu’Intermix a propagés de cette manière sont les suivants : un programme baptisé « Search Miracle », qui présente des publicités en incrustation; « IncrediFind », un programme qui réachemine les consultations vers les sites Web d’Intermix; le programme « Updater », qui permet à Intermix d’ajouter des programmes ou des fonction-nalités à l’ordinateur d’un utilisateur ou de les mettre à jour; et divers programmes de barres d’outils, qui recouvrent d’une « barre d’outils » les navigateurs Web d’utilisateurs qui se connectent aux sites d’Intermix ou de ses clients. Comme ces programmes sont installés de manière permanente sur l’unité de disque dur de l’utilisateur et sont exécutés aux séances de navigation ultérieures, ils continuent à faire de la publicité pour les clients d’Intermix et à communiquer des renseignements sur l’utilisateur longtemps après que celui‑ci a quitté les sites Web de cette entreprise ou de ses mandataires.
[8]M. Desjean soutient en outre qu’Intermix n’informe pas les consommateurs comme il le faudrait que ses programmes ont été installés sur leurs ordinateurs. La seule trace de communication du fait que d’autres programmes ont été joints à l’économiseur d’écran est la clause formulée en termes vagues, figurant en caractères minuscules sur une seule page Web, comme quoi l’utilisateur, [traduction] « en téléchar-geant l’économiseur d’écran, souscrit [aux] conditions de service [d’Intermix] ». Cette page concernant les « conditions de service », apparemment, porte avant tout sur des questions juridiques et n’informe pas l’utilisateur avec la précision voulue de la nature de ce qu’il recevra.
[9]M. Desjean affirme qu’Intermix, aggravant ainsi le préjudice causé par son installation de programmes espions cachés, met en œuvre des méthodes fallacieuses pour empêcher les utilisateurs de détecter et de désinstaller ces programmes. Par exemple, Intermix conçoit selon lui ses programmes espions de telle manière que, lorsque l’utilisateur désinstalle le programme (par exemple un économiseur d’écran) auquel le programme espion était joint, celui‑ci reste installé et pleinement opérationnel. De plus, Intermix empêcherait l’inscription de ses programmes espions dans l’utilitaire d’usage répandu « Ajouter/enlever programmes » du système d’exploitation Microsoft Windows, ce qui en rend la suppression encore plus difficile. En outre, Intermix omet d’intégrer son propre utilitaire de désinstallation dans de nombreux fichiers ou dossiers de ses programmes espions.
[10]M. Desjean soutient qu’Intermix, en se livrant aux actes énumérés ci‑dessus, s’est en fait rendue coupable de pratiques trompeuses, frauduleuses et illégales, ainsi que de publicité mensongère dans la distribution de programmes espions et de programmes publicitaires, l’exposant ainsi lui‑même à toutes sortes de procédés malhonnêtes de la part de tiers et obligeant les utilisateurs à perdre temps et argent à débarrasser leurs ordinateurs de programmes qui en interrompent le fonctionnement ou les font tomber en panne pour de bon. Ce faisant, Intermix aurait enfreint les paragraphes 52(1) et 52(1.1) et l’alinéa 52(2)e) de la Loi sur la concurrence. M. Desjean revendique le droit de réclamer et recouvrer des dommages‑intérêts sous le régime de l’alinéa 36(1)a) et du paragraphe 36(3) de la même Loi. Il soutient en outre avoir établi l’existence d’une cause d’action raisonnable lui permettant de présenter une requête en vue de faire autoriser son action comme recours collectif sous le régime du paragraphe 299.12(3) [édicté par DORS/2002-417, art. 17] des Règles des Cours fédérales.
[11]M. Desjean demande à la Cour de prononcer contre Intermix un jugement :
Ordonnant à la défenderesse de communiquer au demandeur tous ses dossiers concernant tous ses programmes de publicité, de gestion de publicité en ligne, de réacheminement et de barres d’outils installés sur les ordinateurs des consomma-teurs, y compris ceux concernant tous renseignements communiqués aux consommateurs avant ou pendant l’installation;
Ordonnant à la défenderesse de communiquer au défendeur des états de toutes les recettes produites par la distribution de ses programmes de publicité, de gestion de publicité en ligne, de réacheminement et de barres d’outils, et ordonnant l’inscription contre la défenderesse d’un jugement d’exécution du paiement de la somme correspondant à cet enrichissement injustifié;
Ordonnant l’inscription contre la défenderesse et en faveur du demandeur d’un jugement d’exécution du paiement de dommages‑intérêts de 500 $ sous le régime de l’alinéa 36(1)a) et du paragraphe 36(3) de la Loi sur la concurrence;
Ordonnant l’inscription contre la défenderesse et en faveur du demandeur d’un jugement d’exécution du paiement des dépens sous le régime du paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales;
Accordant au demandeur toutes autres mesures de réparation que la Cour estimerait légitimes et appropriées.
[12]Il va sans dire qu’Intermix conteste vigoureuse-ment les faits tels que les expose M. Desjean. Par la voie d’un affidavit souscrit par M. Todd Smith, vice‑ président à la prospection commerciale d’Intermix Network LLC (filiale en propriété exclusive d’Intermix), la défenderesse affirme n’avoir jamais sciemment distribué ou installé à partir de ses sites Web un bon nombre des applications dont parle M. Desjean. M. Smith affirme aussi qu’Intermix fournissait une information complète à l’utilisateur, une ou plusieurs fenêtres de téléchargement lui expliquant ce qu’il installerait avec l’économiseur d’écran gratuit. Enfin, M. Smith soutient qu’Intermix n’a empêché en aucune façon l’inscription de ses programmes dans l’utilitaire « Ajouter/enlever programmes » et fournissait son propre utilitaire de désinstallation, qui fonctionne bien et supprime tous les fichiers et les fonctionnalités installées.
[13]Un autre affidavit, souscrit par M. Brett Brewer, président d’Intermix, présente un autre ensemble de faits se rapportant en particulier à la question de la compéten-ce. Il appert qu’Intermix est une société ouverte du Delaware dont le siège social est sis à Los Angeles (Californie). Intermix n’a pas de bureaux au Canada, encore qu’elle ait dans le passé financé la location de locaux à bureaux pour des entrepreneurs travaillant sur deux sites Web achetés par elle.
[14]Selon le directeur des ressources humaines d’Intermix, celle‑ci n’a pas ni n’a jamais eu d’employés au Canada. Cependant, Intermix est actuellement liée par contrat à deux entrepreneurs indépendants sis au Canada, qui lui fournissent des services d’édition de bulletins sans rapport avec les questions en litige en l’espèce.
[15]Intermix n’a pas de comptes bancaires au Canada et elle n’y paie ni impôts fédéraux ni impôts provin-ciaux. De plus, Intermix n’est inscrite auprès d’aucune administration canadienne comme exerçant une activité commerciale dans son ressort.
[16]Intermix n’exerce aucune activité de publicité ou de marketing direct ou de démarchage sur le marché canadien. Personne ayant des liens directs ou indirects avec Intermix, en tant qu’employé ou administrateur, n’a jamais participé à des foires commerciales ou autres activités de promotion du secteur Internet au Canada. Ni les sites Web d’Intermix en général ni le site dont parle M. Desjean ne ciblent le Canada ou les consommateurs canadiens d’une façon particulière. On n’y trouve ni références particulières au Canada, ni contenu spécial destiné au public canadien, ni contenu en langue française.
[17]Selon l’affidavit de M. Smith, Intermix n’a pas de serveurs au Canada. Le site « MyCoolScreen.com » n’est pas hébergé par des serveurs sis au Canada, mais par un serveur situé en Californie.
[18]Environ 66 pour cent de l’ensemble des téléchargements opérés à partir de sites Web d’Intermix ou de tiers distribuant des applications d’Intermix sont effectués par des utilisateurs américains, les 34 pour cent restants se répartissant entre divers autres pays. Le Canada représente de 2,5 à 5,3 pour cent de ces téléchargements, selon l’application en question.
[19]L’accord de licence que l’utilisateur conclut avant de télécharger une application d’Intermix contient une clause attributive de compétence et portant choix du droit applicable, qui stipule que l’accord en question relève des lois de la Californie sans donner effet à aucun principe de conflit du droit.
[20]Ces faits, du moins en tant qu’ils se rapportent aux activités et à la structure d’Intermix, doivent être considérés comme acceptés par M. Desjean, puisqu’il ne les a pas contestés, pas plus qu’il n’a jugé bon de contre‑interroger M. Smith ou M. Brewer sur ces aspects de leurs affidavits respectifs.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[21]Il y a trois questions à trancher dans la présente requête :
· Notre Cour a‑t‑elle compétence sur la défenderesse et sur l’affaire?
· La déclaration du demandeur est‑elle frivole ou vexatoire?
· La déclaration du demandeur constitue‑t‑elle un abus de procédure?
ANALYSE
[22]L’appropriation de juridiction par un tribunal à l’égard d’un défendeur étranger soulève toujours des questions complexes. La Cour suprême du Canada a réexaminé ces questions au cours des 15 dernières années à la lumière des nouvelles réalités de notre époque. Mais la complexité de ces problèmes, si grande qu’elle se révèle en soi, se trouve encore aggravée dans le contexte de revendications découlant de l’utilisation d’une technologie en évolution constante et qui ne fait pas acception des frontières. S’il est vrai que les tribunaux canadiens ont eu à résoudre de telles questions à quelques reprises, il faut bien reconnaître que le droit en ces matières en est encore à ses débuts, quoique les corps législatifs de partout dans le monde s’efforcent de plus en plus de suivre le rythme et d’adapter leurs lois aux nouvelles technologies de communication virtuelle. C’est ainsi que notre Cour suprême faisait observer ce qui suit au paragraphe 41 de l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427 :
La question de la recherche d’un tribunal favorable pour entendre une action intentée relativement à un délit lié à l’Internet a à peine été abordée. L’accessibilité de matériel pornographique juvénile sur l’Internet est une question très préoccupante. Le commerce électronique prend de l’ampleur. La responsabilité liée à l’Internet est donc un vaste domaine dans lequel les tribunaux commencent tout juste à se prononcer.
[23]Il y a trois façons dont un tribunal peut affirmer sa compétence sur un défendeur étranger. Premièrement, il peut s’approprier la juridiction si le défendeur est physiquement présent dans son ressort. Deuxièmement, le résident étranger peut consentir à soumettre le litige à la compétence du tribunal canadien. Troisièmement, le tribunal peut se déclarer compétent pour entendre l’affaire si les circonstances le justifient. La présente relève de cette troisième possibilité.
[24]Les règles de common law qui régissent ces questions de compétence avaient été très stables aux XIXe et XXe siècles, mais la Cour suprême du Canada les a réexaminées dans quatre arrêts qui font maintenant école, afin de faire en sorte qu’elles restent applicables aux réalités sociales et économiques contemporaines.
[25]Dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, le juge Gérard La Forest a reconnu qu’il est injuste d’obliger le demandeur à introduire une action dans la province où réside le défendeur, sans égard pour les difficultés et les frais que cela peut représenter. Par ailleurs, il a aussi reconnu que l’équité envers le défendeur exige que le jugement soit rendu par un tribunal agissant avec retenue dans l’exercice de sa compétence. On pouvait selon lui équilibrer ces deux exigences en posant la nécessité d’établir ce qu’il a appelé « un lien réel et substantiel avec l’action ». Il écrivait ainsi aux pages 1108 et 1109 de cet arrêt :
Il me semble qu’en adoptant la méthode qui permet de poursuivre à l’endroit qui a un lien réel et substantiel avec l’action, on établit un équilibre raisonnable entre les droits des parties. Cela fournit une certaine protection contre le danger d’être poursuivi dans des ressorts qui n’ont que peu ou pas de lien avec l’opération ou les parties. Dans un monde où les objets les plus courants qu’on achète ou qu’on vend viennent d’ailleurs ou sont fabriqués ailleurs et où des gens déménagent constamment d’une province à l’autre, il est tout bonnement anachronique de s’en tenir à une « théorie de la capacité d’exécution » ou à un seul situs des délits civils ou des contrats pour l’exercice convenable de compétence.
[26]Aussi bien dans Morguard, précité, que dans Tolofson c. Jensen; Lucas (Tutrice à l’instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022 et dans Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, la Cour suprême a établi que le même critère et la même obligation de retenue s’appliquent aussi bien à l’appropriation de juridiction qu’à la compétence aux fins de la reconnaissance et de l’exécution des jugements. Enfin, dans Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, la Cour suprême a élaboré la doctrine du forum non conveniens, selon laquelle le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de se déclarer incompétent lorsqu’il serait plus approprié que l’affaire soit jugée dans un autre ressort.
[27]Les formules, que la Cour suprême a utilisées dans tous ces arrêts portant sur le lien réel et substantiel avec l’action, étaient délibérément vagues, de manière à permettre une application souple du critère et son adaptation à de nouvelles situations. Tout en maintenant une approche souple, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Muscutt v. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20, a dressé une liste de huit facteurs que les tribunaux devraient prendre en considération dans l’examen des questions d’appropriation de juridiction, afin d’assurer la clarté et la certitude du droit. Ces facteurs ont été appliqués dans quatre affaires complémentaires décidées le même jour, soit : Leufkens v. Alba Tours International Inc. (2002), 60 O.R. (3d) 84 (C.A.); Lemmex v. Bernard (2002), 60 O.R. (3d) 54 (C.A.); Sinclair v. Cracker Barrel Old Country Store, Inc. (2002), 60 O.R. (3d) 76 (C.A.); et Gajraj v. DeBernardo (2002), 60 O.R. (3d) 68 (C.A.). Ce sont :
1. le lien entre le forum et l’action du demandeur;
2. le lien entre le forum et le défendeur;
3. l’injustice qu’il y aurait pour le défendeur à ce que le tribunal s’approprie la juridiction;
4. l’injustice qu’il y aurait pour le demandeur à ce que le tribunal ne s’approprie pas la juridiction;
5. la présence d’autres parties à l’instance;
6. le point de savoir si le tribunal est disposé à reconnaître et à exécuter un jugement extraprovincial rendu sur la même base juridictionnelle;
7. le point de savoir si l’affaire est de nature interprovinciale ou internationale;
8. la courtoisie judiciaire, et les normes de compétence, ainsi que de reconnaissance et d’exécution des jugements, qui ont cours ailleurs.
[28]Dans la présente espèce, l’application de ces facteurs, dont aucun n’est en soi déterminant, indique clairement que le lien entre le forum et le défendeur ou entre le forum et l’objet du litige n’est pas assez substantiel pour justifier l’intervention de notre Cour.
[29]S’il est vrai que le demandeur affirme avoir subi un préjudice à l’égard d’un ordinateur situé au Canada, cela ne suffit pas à confirmer la compétence de notre Cour. Il n’y a manifestement pas de lien entre le forum et la défenderesse. Intermix n’a pas de serveurs au Canada. Le site Web attaqué n’est pas hébergé par des serveurs sis au Canada, mais par un serveur situé en Californie.
[30]Intermix n’a pas ni n’a jamais eu d’employés au Canada. Elle est actuellement liée par un contrat avec deux entrepreneurs indépendants sis au Canada qui lui fournissent des services d’édition de bulletins sans rapport avec les questions en litige en l’espèce.
[31]Intermix n’a pas de bureaux au Canada. Il est vrai qu’elle a déjà financé la location de locaux à bureaux pour des entrepreneurs qui travaillaient sur deux sites Web qu’elle avait achetés, mais elle a cessé de le faire il y a plus de trois ans et n’a jamais elle‑même occupé ou loué de locaux à bureaux au Canada.
[32]En outre, Intermix n’a jamais invoqué en aucune façon les lois canadiennes, étant donné qu’elle n’exerce aucune activité commerciale sur le territoire canadien par l’intermédiaire du site Web en cause.
[33]Intermix n’a pas de comptes bancaires au Canada. Elle n’y paie ni impôts fédéraux ni impôts provinciaux, et elle n’y est pas enregistrée aux fins de la perception de la TPS ou d’une TVP ou TVH. Elle n’est non plus inscrite auprès d’aucune administration canadienne comme exerçant une activité commerciale dans son ressort.
[34]Intermix n’exerce aucune activité de publicité ou de marketing directs ou de démarchage sur le marché canadien. Personne ayant des liens directs ou indirects avec Intermix, en tant qu’employé ou administrateur, n’a jamais participé à des foires commerciales ou autres activités de promotion du secteur Internet au Canada. Les trois seules transactions d’Intermix avec des entreprises canadiennes ne visaient que le court terme et sont bien loin d’établir un lien tant soit peu substantiel entre elle et le Canada.
[35]En outre, il serait manifestement inéquitable de soumettre Intermix à la compétence de notre Cour, puisque cela voudrait dire, en fait, qu’un exploitant de site Web sis aux États‑Unis, ne possédant pas d’actifs commerciaux au Canada et n’ayant pas de présence physique dans notre ressort, pourrait être poursuivi au Canada aussi bien que dans tout autre pays d’où un demandeur déciderait de télécharger ses produits. Il est bien sûr peu pratique pour les demandeurs qui se trouvent dans ce cas d’avoir à poursuivre leurs causes d’action à l’étranger, mais ce n’est là qu’un facteur parmi d’autres à prendre en considération. Dans l’état du droit tel qu’il paraît être maintenant, cela ne suffit pas à fonder la compétence d’un tribunal canadien. On imposerait ainsi un fardeau trop lourd aux exploitants étrangers de sites Web ou à toutes entreprises commerciales étrangères sans présence réelle au Canada qui font affaire avec des résidents canadiens.
[36]En ce qui concerne le quatrième facteur, Intermix ne pouvait en toute vraisemblance s’attendre à être poursuivie au Canada pour des infractions supposées aux dispositions pénales de la législation canadienne relative à la concurrence du fait d’avoir diffusé une publicité censément mensongère sur son site Web, lequel est uniquement pris en charge par un serveur situé aux États‑Unis. De toute évidence, si Intermix a donné au public des indications fausses, elle l’a fait aux États‑Unis, à partir d’un serveur sis aux États‑Unis, et donc hors du ressort de notre Cour. La compétence ne peut se fonder sur le seul fait que le demandeur se trouvait au Canada lorsqu’il a téléchargé le contenu étranger. La difficulté qu’il y aurait pour le demandeur à poursuivre Intermix aux États‑Unis ne suffit pas non plus à justifier que notre Cour se déclare compétente.
[37]Le sixième facteur milite aussi en faveur d’Intermix. La Loi sur les mesures extraterritoriales étrangères, L.R.C. (1985), ch. F‑29, exprime clairement la position du Canada selon laquelle les jugements antitrust étrangers mettent en jeu l’intérêt national. Plus précisément, l’alinéa 8(1)a) [mod. par L.C. 1996, ch. 28, art. 7] de cette Loi autorise le procureur général du Canada à déclarer, si les faits le justifient, qu’un jugement antitrust rendu par un tribunal étranger « ne sera pas reconnu ni exécuté au Canada ». Si le Canada se réserve le droit de refuser d’exécuter les jugements antitrust américains, notre Cour ne devrait pas être amenée à appliquer le droit canadien de la concurrence à des entreprises américaines exerçant leur activité aux États‑Unis et ne possédant pas d’actifs au Canada, obligeant ainsi les demandeurs à solliciter aux États‑Unis l’exécution de jugements antitrust canadiens.
[38]Enfin, les septième et huitième facteurs mènent à la même conclusion. Comme la Cour d’appel de l’Ontario le faisait observer au paragraphe 95 de l’arrêt Muscutt, précité [traduction] « [l]es arrêts Morguard, Tolofson et Hunt donnent à penser que l’appropriation de juridiction se justifie plus facilement dans les litiges interprovinciaux que dans les litiges internationaux ». De plus, c’est seulement dans un nombre limité de cas qu’un préjudice subi dans un ressort donné du fait d’un acte commis ailleurs pourrait justifier l’appropriation de juridiction (voir Lemmex, précitée, au paragraphe 48).
[39]L’une des premières—et rares—affaires canadiennes soulevant la question de la compétence à l’égard d’Internet est celle qui a donné lieu à l’arrêt Braintech, Inc. v. Kostiuk (1999), 171 D.L.R. (4th) 46. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de la Colombie‑ Britannique a posé en principe que le point de savoir si la présence par Internet d’un non‑résident peut constituer un lien réel et substantiel avec le forum dépend de la nature du site Web en question. Il faut se demander si ce site est passif, s’il est utilisé pour dialoguer avec des résidents canadiens ou s’il est utilisé pour faire affaire avec de tels résidents. Cet arrêt mis à part, la jurisprudence canadienne n’a essentiellement rien à offrir pour orienter l’examen de la question de la compétence appliquée à Internet.
[40]Cependant, les tribunaux américains ont examiné cette question et ils ont élaboré une approche tout à fait instructive aux fins de la présente affaire. Il est maintenant de droit constant que la clause de procédure régulière exige que le défendeur, s’il n’est pas présent dans l’État, ait des liens minimaux avec ce dernier, de sorte que le maintien de la poursuite ne contrevienne pas aux principes traditionnels du franc‑jeu et de la justice fondamentale. La condition des « liens minimaux » peut être remplie par des liens suffisants pour étayer soit la compétence spécifique, soit la compétence générale. Il y a compétence générale lorsque les rapports du défendeur avec l’État du for, bien que ne concernant pas la cause d’action du demandeur, sont continus et systématiques. Il y a compétence spécifique dans le cas où le défendeur a délibérément orienté vers l’État du forum les activités dont découlent le litige ou des activités s’y rapportant. Voir People Solutions, Inc. v. People Solutions, Inc., 2000 U.S. Dist. LEXIS 10444; Millenium Enterprises, Inc. v. Millenium Music, LP, 33 F. Supp. 2d 907 (D. Or. 1999); Bancroft & Masters, Inc. v. Augusta Nat’l, Inc., 223 F. 3d 1082 (9th Cir. 2000); et Calder v. Jones, 465 U.S. 783 (1984).
[41]Étant donné l’absence de présence réelle, concrète et continue d’Intermix sur le territoire canadien, il me semble que c’est seulement dans le cadre de la théorie de la compétence spécifique qu’on pourrait conclure, le cas échéant, qu’elle a des liens minimaux avec le Canada. Dans la décision Millenium Enterprises, Inc., précitée, la Cour de district de l’Oregon a récapitulé comme suit, aux pages 915 et 916, les diverses possibilités qui s’offrent à cet égard :
[traduction] On trouve à l’une des extrémités du spectre le cas où le défendeur « fait affaire » sur Internet avec des résidents de l’État du for, situation qui permet d’affirmer la compétence personnelle la plupart du temps : Zippo, 952 F. Supp., à la page 1124. Dans un tel cas, l’affirmation de compétence est presque toujours légitime. À l’autre extrémité du spectre, nous avons le cas où le défendeur affiche simplement des renseignements sur un site Web accessible à des résidents de l’État du forum comme à d’autres. « L’exploitation d’un site Web passif qui ne fait guère plus que de mettre des renseignements à la disposition de ceux qu’ils pourraient intéresser ne suffit pas à justifier l’exercice d’une compétence personnelle. » (Ibid.) Au milieu du spectre, on trouve le cas où le défendeur exploite un site Web interactif, qui permet à l’utilisateur d’échanger des renseignements avec l’ordinateur hôte. Dans ce cas, le tribunal doit examiner « le niveau d’interactivité et la nature commerciale de l’échange de renseignements » pour établir s’il devrait se déclarer compétent. (Ibid.)
[42]Le dossier en l’instance ne me permet pas de conclure que les sites Web qu’exploite Intermix soient de nature interactive. Ces sites ne permettent pas aux utilisateurs de communiquer et d’échanger des renseignements avec leurs concepteurs ni de commander des produits en ligne. Mais même s’ils pouvaient être ainsi définis, je ne pense pas qu’Intermix pourrait être considérée comme ayant avec le Canada un niveau d’interactivité suffisant pour justifier la constatation de liens minimaux. Les logiciels qu’on peut télécharger à partir des sites d’Intermix sont gratuits, ni le Canada ni les consommateurs canadiens n’y sont ciblés de manière tant soit peu particulière, Intermix n’offre pas de contenu spécialement destiné au public canadien, et elle n’a jamais délibérément invoqué les lois canadiennes. Étant donné que le critère de l’existence d’un lien minimal entre le défendeur et le ressort en question doit nécessairement être plus rigoureux lorsqu’un autre pays est en jeu (par opposition à un autre État fédéré du même pays), je me vois dans l’impossibilité de conclure qu’Intermix a un lien minimal avec le Canada ou avec l’objet de la présente action.
[43]Même si je concluais que notre Cour peut se déclarer compétente, il ne serait pas justifié qu’elle le fasse, puisqu’il y a un autre for, plus approprié, qui le peut aussi. Ainsi que le juge John Sopinka l’expliquait à la page 912 de l’arrêt Anchem, précité : « [s] souvent, il n’y a aucun tribunal qui est nettement le plus commode ou le plus approprié pour connaître de l’action, mais plusieurs représentent plutôt un choix aussi propice ». Les tribunaux ont défini plusieurs facteurs à prendre en considération pour établir quel est le forum qui convient le mieux à l’action dans de tels cas. C’est ainsi que le juge Robert Sharpe propose au paragraphe 41 de l’arrêt Muscutt, précité, une liste non exhaustive de facteurs de cette nature :
[traduction]
‑ le lieu d’établissement de la majorité des parties;
‑ le domicile des principaux témoins et le lieu où se trouvent les éléments de preuve;
‑ les stipulations contractuelles qui précisent le droit applicable ou attribuent la compétence;
‑ l’utilité d’éviter la multiplicité d’instances;
‑ le droit applicable et son poids par rapport aux questions de fait à trancher;
‑ les facteurs géographiques définissant le forum naturel;
‑ le point de savoir si le fait de décliner la compétence priverait le demandeur d’un avantage juridique légitime que lui offrirait le tribunal intérieur.
[44]En l’espèce, au moins deux facteurs militent sérieusement en faveur de la thèse qu’un tribunal californien (ou peut‑être un tribunal d’un autre État américain) serait mieux placé pour instruire une action liée au comportement anticoncurrentiel supposé d’Inter-mix. Les éléments de preuve que M. Desjean veut se faire communiquer par Intermix se trouvent vraisembla-blement tous aux États‑Unis, tout comme les principaux témoins qui pourraient déposer au sujet de ces éléments de preuve. En outre, l’accord de licence stipule que l’application de celui‑ci sera régie par les lois de la Californie, sans donner effet à aucun principe de conflit de lois.
[45]Étant donné tout ce qui précède, je ne pense pas que notre Cour pourrait, ou même devrait, se déclarer compétente pour instruire l’action de M. Desjean. Par conséquent, je n’ai pas à me prononcer sur les moyens subsidiaires d’Intermix, c’est‑à‑dire sur les points de savoir si la déclaration est frivole ou vexatoire et si elle constitue un abus de procédure. Il n’y a pas lieu non plus de décider si notre Cour outrepasserait les limites fixées par l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] ans le cas où je statuerais sur la présente action. On ne peut examiner régulièrement cette question que si l’on a d’abord décidé qu’un tribunal canadien est le forum approprié pour instruire une action de cette nature.
[46]La déclaration doit donc être radiée au motif de l’incompétence de notre Cour sur la défenderesse et sur l’affaire. En conséquence, la requête en autorisation de la présente action comme recours collectif doit être rejetée, étant donné qu’elle ne remplit pas les conditions prévues à la règle 299.18 [édictée par DORS/2002-417, art. 17] des Règles des Cours fédérales, dans sa version modifiée. Conformément au paragraphe 299.41(1) [édicté, idem] de ces Règles, aucuns dépens ne sont adjugés.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que : La requête soit radiée au motif de l’incompétence de notre Cour sur la défenderesse et sur l’affaire. En conséquence, la requête en autorisation de la présente action comme recours collectif doit être rejetée, étant donné qu’elle ne remplit pas les conditions prévues à l’article 299.18 des Règles des Cours fédérales, dans sa version modifiée. Conformément au paragraphe 299.41(1) de ces Règles, aucuns dépens ne sont adjugés.