A‑12‑05
2006 CAF 62
Yves Bourbonnais (appelant)
c.
Procureur général du Canada (intimé)
Répertorié : Bourbonnais c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Nadon et Pelletier, J.C.A.—Montréal, 12 septembre 2005; Ottawa, 13 février 2006.
Juges et Tribunaux — Appel d’une décision de la Cour fédérale qui rejetait une demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) selon laquelle elle ne paierait pas les frais et honoraires que l’appelant (un ancien commissaire de la CISR) aurait à encourir afin de se défendre contre des accusations de fraude, d’abus de confiance et d’entrave à la justice — Les composantes du principe de l’indépendance judiciaire ont été analysés — L’immunité conférée aux juges de cours supérieures à l’égard de toute poursuite résultant de décisions ou d’actes posés dans le cadre de leurs fonctions ne joue pas lorsque le juge a outrepassé sa compétence en toute connaissance de cause ou qu’il a agi de mauvaise foi — Appel rejeté — L’exception de mauvaise foi a été appliquée — Aucune des composantes essentielles de l’indépendance judiciaire n’était engagée.
Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Appel d’une décision de la Cour fédérale qui rejetait une demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision de la CISR selon laquelle elle ne paierait pas les frais et honoraires que l’appelant aurait à encourir afin de se défendre contre des accusations criminelles — L’art. 156 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit l’immunité civile et pénale, ainsi que l’incontraignabilité du président de la Commission et des commissaires, alors que l’ancienne Loi sur l’immigration, qui était en vigueur au moment où l’appelant avait commis les actes qui lui étaient reprochés, n’avait aucune disposition semblable — L’appelant n’avait pas droit à l’immunité pénale parce qu’il avait agi hors de sa compétence.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale qui rejetait une demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) selon laquelle elle ne paierait pas les frais et honoraires que l’appelant aurait à encourir afin de se défendre contre les accusations portées contre lui. L’appelant, un ancien membre de la CISR, qui siégeait à la Section d’appel de l’immigration de la CISR avant sa retraite, a été accusé de fraude envers le gouvernement fédéral, d’abus de confiance et d’entrave à la justice. Plus particulièrement, il a été accusé d’avoir sollicité et accepté de l’argent dans le but de rendre des décisions favorables. L’appelant avait demandé à la CISR d’assumer les honoraires et déboursés qu’il aurait à encourir afin de se défendre. La direction de la CISR, s’appuyant sur la politique sur l’indemnisation du Conseil du Trésor, avait rejeté sa demande au motif que l’appelant n’avait pas établi qu’il avait agi de bonne foi dans l’exercice de ses fonctions. En rejetant la demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a conclu essentiellement que, en tant que tribunal administratif, on n’avait pas conféré à la CISR l’indépendance judiciaire associée à un tribunal judiciaire. La question était de savoir si l’appelant était en droit d’obtenir l’indemnisation des honoraires et des déboursés encourus afin de se défendre.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
On a pris pour acquis que l’appelant, en sa qualité de membre de la Section d’appel de l’immigration de la CISR, détenait les mêmes pouvoirs, droits et privilèges découlant de l’indépendance judiciaire qu’un juge appartenant à un tribunal judiciaire. L’indépendance judiciaire comporte trois compo-santes essentielles : l’inamovibilité, la sécurité pécuniaire et l’indépendance institutionnelle. Cela peut se définir comme « la capacité des tribunaux d’exercer leurs fonctions constitutionnelles à l’abri de toute intervention réelle ou apparente de la part de toutes personnes ou institutions [. . .] en étant exempts de toute dépendance réelle ou apparente vis-à-vis de celles‑ci ». Le principe de l’indépendance judiciaire a pour but de permettre aux juges d’entendre et de décider, en toute liberté, les causes devant eux. Par conséquent, le principe de l’indépendance judiciaire constituera une barrière contre toute contrainte extérieure visant à influencer le juge dans l’exécution de ses fonctions. Faisant partie intégrante de l’indépendance judiciaire est l’immunité conférée aux juges de cours supérieures à l’égard de toute poursuite résultant de décisions ou d’actes posés dans le cadre de leurs fonctions. Toutefois, cette immunité n’est pas absolue et ne joue pas lorsqu’on peut démontrer qu’un juge a agi hors de sa compétence en toute connaissance de cause ou qu’il a agi de mauvaise foi. Du fait que l’appelant a agi hors de sa compétence, l’exception de mauvaise foi s’applique et il n’a pas droit de bénéficier de l’immunité judiciaire à l’égard de la poursuite pénale qui a été engagée contre lui.
L’appelant a soumis que la Cour fédérale avait commis une erreur en concluant à l’existence d’un indice important dans le fait que l’article 156 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit une immunité civile et pénale et l’incontraignabilité pour le président de la Commission et les commissaires, alors que l’ancienne Loi sur l’immigration, qui était en vigueur au moment où les actes qui étaient reprochés à l’appelant avaient été commis, n’avait aucune disposition semblable. Contrairement à l’argument de l’appelant, la Cour fédérale n’a pas conclu que, avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi, les commissaires de la CISR ne jouissaient pas d’une immunité en vertu de la common law. La Cour a tout simplement constaté que l’ancienne Loi, contrairement à la nouvelle, ne prévoyait pas une immunité statutaire.
Dans le cadre d’une procédure en révocation d’un juge, le principe d’indépendance judiciaire requiert que ce dernier ait droit au paiement des honoraires extra-judiciaires qu’il aura à encourir pour se défendre. En l’espèce, le procès que l’appelant aura à subir n’a que pour seul but de déterminer sa culpabilité face aux accusations, ce qui ne met nullement en cause la notion d’inamovibilité.
lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 139(2), 251 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 36; (4e suppl.), ch. 32, art. 58), 253b) (mod., idem, art. 59).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-21.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 156.
jurisprudence citée
décision appliquée :
Sirros v. Moore, [1974] 3 All ER 776 (C.A.).
décisions différenciées :
Hamann c. Québec (Ministre de la Justice), [2001] J.Q. no 2046 (C.A.) (QL); Fortin c. Procureur général du Québec, [2003] R.J.Q. 1323 (C.S.).
décisions examinées :
Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223; Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, [2006] 1 R.C.F. 327; 2005 CF 1454; Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298 (C.A.); Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673.
décisions citées :
Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716; Royer c. Mignault, [1998] R.J.Q. 670 (C.A.); autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, [1988] 1 R.C.S. xiii; Proulx c. Québec (Procureur général), [1997] R.J.Q. 419 (C.A.).
doctrine citée
Canada. Secrétariat du Conseil du Trésor. Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers, 1er juin 2001.
Friedland, Martin L. Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada. Ottawa : Conseil canadien de la magistrature, 1995.
Green, Sir Guy. « The Rationale and Some Aspects of Judicial Independence » (1985), 59 A.L.J. 135.
Olowofoyeku, Abimbola A. Suing Judges : A Study of Judicial Immunity. Oxford : Clarendon Press, 1993.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale ([2005] 4 R.C.F. 529; 2004 CF 1754) qui rejetait la demande de contrôle judiciaire de l’appelant déposée à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié selon laquelle elle ne paierait pas les frais et honoraires que l’appelant aurait à encourir afin de se défendre contre les accusations portées contre lui. Appel rejeté.
ont comparu :
Eric Meunier et Jean‑Jacques Rainville pour l’appelant.
François Joyal pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Dunton Rainville, s.e.n.c.r.l., Montréal, pour l’appelant.
Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimé.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1]Le juge Nadon, J.C.A. : Il s’agit d’un appel d’une décision du juge Simon Noël de la Cour fédérale, datée le 17 décembre 2004 [[2005] 4 R.C.F. 529], qui rejetait la demande de contrôle judiciaire de l’appelant déposée à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR).
[2]Un bref résumé des faits sera utile pour une meilleure compréhension des questions soulevées par l’appel.
[3]En 2004, près d’une centaine d’accusations ont été portées contre l’appelant, commissaire à la CISR de 1996 à 2003 dont les trois dernières années comme membre de la Section d’appel de l’immigration de la CISR, et autres personnes pour, inter alia, fraude envers le gouvernement fédéral, abus de confiance et entrave à la justice. Plus particulièrement, l’appelant est accusé d’avoir sollicité et accepté de l’argent dans le but de rendre des décisions favorables à certaines personnes dans des affaires dont il était saisi.
[4]Par lettre datée le 6 avril 2004, l’appelant, par l’entremise de ses procureurs, demandait à la CISR d’assumer les honoraires et déboursés qu’il aurait à encourir afin de se défendre contre les accusations dirigées contre lui. La justification de cette demande apparaît à la page 2 de ladite lettre et se lit comme suit :
C’est donc à titre de juge administratif que les responsabilités de M. Bourbonnais s’exerçaient. C’est dans ce cadre, c’est‑à‑dire dans le cadre de l’exercice de ses responsabilités de juge administratif, que le Procureur Général, à la demande de la GRC, a choisi de porter des accusations contre M. Bourbonnais. En effet, il lui est reproché un certain nombre d’actes en relation avec l’exercice de ses responsabilités de commissaire au sein de la C.I.S.R. C’est pourquoi selon la tradition juridique en vigueur, tous les honoraires et déboursés encourus par la défense de M. Bourbonnais devraient être assumés par le gouvernement du Canada.
[5]Le 30 avril 2004, la direction de la CISR, par l’entremise de son avocat général, Paul Aterman, informait les procureurs de l’appelant que la CISR n’assumerait pas le paiement de ses frais et honoraires. S’appuyant sur la Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers du Conseil du Trésor (la politique sur l’indemnisation), la CISR se disait d’avis que l’appelant n’avait pas établi qu’il avait « agi honnêtement et sans malice dans l’exercice de ses fonctions et [qu’il avait] raisonnablement satisfait aux attentes » reliées à sa charge (voir l’article 7.2).
[6]Suite à la réception de cette lettre, le demandeur déposait, le 1er juin 2004, une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, recherchant les conclusions suivantes :
1. Déclarer que le demandeur est en droit d’obtenir de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le paiement des frais et des honoraires de ses procureurs encourus pour assumer sa défense dans le cadre des accusations portées contre lui, émises le 18 mars 2004, y compris ses honoraires extrajudiciaires afférents aux procédures incidentes devant les tribunaux de droit commun incluant la présente requête, et qu’en soit acquitté le montant dans les 30 jours suivant la transmission des notes d’honoraires que lui transmet-tront les procureurs des demandeurs.
2. Déclarer qu’un commissaire de la CISR siégeant à la Section d’appel de l’immigration n’est pas un fonctionnaire et que la Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers ne s’applique pas à lui.
3. Déclarer qu’un commissaire de la CISR siégeant à la Section d’appel de l’immigration dispose des mêmes pouvoirs, droits et privilèges qu’un juge de la Cour supérieure sur toute question relevant de sa compétence et que, par conséquent, il a droit à ce que l’État assume les coûts de sa défense lorsqu’il est accusé d’avoir commis des actes ou des omissions criminelles alors qu’il exerçait ses fonctions de commissaire à la CISR, même si telles accusations sont portées alors qu’il est à sa retraite.
4. Ordonner à ladite Commission d’agir en consé-quence.
[7]Comme je l’indiquais au début de mes motifs, le 17 décembre 2004, le juge Noël rejetait la demande de contrôle judiciaire de l’appelant. À son avis, l’appelant n’était pas en droit d’obtenir de la CISR le paiement des frais et honoraires qu’il aurait à encourir pour se défendre contre les accusations portées contre lui. Au paragraphe 6 de ses motifs, le juge résume comme suit les conclusions auxquelles il en arrive :
Pour les raisons expliquées ci‑après, la demande en jugement déclaratoire n’est pas accordée car :
‑ L’indépendance judiciaire associée au tribunal judiciaire n’est pas celle attribuée aux tribunaux administratifs, celle‑ci étant déterminée par la loi habilitante les créant;
‑ L’indépendance judiciaire associée à la CISR et à ses commissaires, y incluant ceux de la Section d’appel de l’immigration, n’inclut pas un droit absolu à ce que les frais et honoraires soient assumés par la CISR lorsqu’un commissaire à la retraite est poursuivi pour des faits et gestes qui ont eu lieu pendant qu’il assumait ses fonctions de commissaire;
‑ Un commissaire de la CISR n’est pas un fonctionnaire du gouvernement fédéral;
‑ Selon les faits et les arguments présentés, la politique concernant les services juridiques s’applique aux commissaires en fonction et ceux à la retraite alors la décision de la CISR de ne pas assumer les frais et honoraires légaux est maintenue compte tenu des circonstances particulières de la présente procédure.
[8]L’appel soulève, à mon avis, plusieurs questions qui peuvent se résumer comme suit, tel que le suggère l’intimé :
1. Le juge Noël a‑t‑il erré en faits et en droit en concluant que l’appelant n’était pas en droit d’obtenir l’indemnisation des honoraires et des déboursés encourus afin de se défendre des accusations pénales portées contre lui?
2. Le juge Noël a‑t‑il enfreint les principes de justice naturelle?
[9]Avant de procéder à une discussion de la première question, je m’empresse de disposer de la deuxième.
[10]L’appelant met deux arguments de l’avant. En premier lieu, il soumet que la rédaction des motifs du juge Noël « est empreinte d’un biais surprenant à l’égard de l’appelant et des fonctions qu’il exerçaient », ajoutant que sa décision « constitue un déni de justice fondamentale ». À mon avis, cet argument est dénué de tout mérite.
[11]Au soutien de son premier argument, l’appelant réfère aux paragraphes 76 et 78 des motifs du juge Noël pour démontrer la partialité qui, selon lui, apparaît au jugement. Avec respect, je ne vois rien dans ces paragraphes, ni d’ailleurs dans les autres paragraphes des motifs du juge Noël, qui pourrait soutenir la prétention de l’appelant. Comme le disait le juge Létourneau de cette Cour dans Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, une telle prétention :
[. . .] ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme.
[12]Quant au deuxième argument de l’appelant sur cette question, il est à l’effet que le juge Noël n’a pas respecté son droit d’être entendu concernant l’existence d’une immunité civile et pénale en common law pour tous les titulaires de fonctions quasi‑judiciaires pour des actes commis dans le cadre de leurs fonctions.
[13]S’appuyant sur le paragraphe 77 des motifs du juge Noël et, plus particulièrement, sur le passage suivant :
Quant à la perception concernant la possibilité pour les membres de la CISR d’avoir à assumer les frais et honoraires légaux lors de poursuite prise lors de leur retraite et qu’en conséquence, leur indépendance judiciaire serait sérieusement compromise, la personne raisonnable et renseignée saurait qu’il y a une politique concernant les services juridiques qui prévoit que même à la retraite, de tels services sont disponibles en autant que la poursuite est reliée aux fonctions et que l’on y retrouve les éléments de bonne foi et d’honnêteté. En plus, elle connaîtrait la nouvelle clause législative 156 de la nouvelle Loi, accordant l’immunité civile et pénale et l’incontraignabilité à témoigner en autant que les faits à la base de la poursuite étaient reliés à l’exercice effectif ou censé des fonctions de membre de la Section d’appel de l’immigration. Une telle perception serait difficile à maintenir en tenant compte de l’information ci‑haut mentionnée.
l’appelant soumet que le juge a conclu à l’existence d’un indice important dans le fait que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la nouvelle Loi), prévoit une immunité civile et pénale et l’incontraignabilité à son article 156, alors qu’il n’existait aucune disposition semblable sous la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (l’ancienne Loi), qui était en vigueur au moment des actes qui sont reprochés à l’appelant. L’appelant poursuit en soumettant qu’il existe un principe bien établi en common law à l’effet que les titulaires de fonctions quasi judiciaires bénéficient d’une immunité pour les actes commis dans le cadre de leurs fonctions et que l’article 156 de la nouvelle loi « n’en est que la cristallisation législative ». Par conséquent, selon l’appelant, le juge a erré en voyant un indice significatif à l’article 156 de la nouvelle Loi, ajoutant que les parties n’avaient jamais débattu la question d’immunité en common law, puisqu’elles avaient convenu de l’existence d’une immunité même sous l’empire de l’ancienne Loi.
[14]À mon avis, cet argument est aussi sans mérite. Comme le signale l’intimé, l’on ne peut conclure des propos du juge Noël que ce dernier était d’avis que les commissaires de la CISR, avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi, ne jouissaient pas d’une immunité en vertu de la common law. Le juge n’a rien conclu à ce sujet, mais a tout simplement constaté que l’ancienne Loi, contrairement à la nouvelle, ne prévoyait pas une immunité statutaire.
[15]Une lecture attentive des motifs du juge Noël me convainc que ce dernier n’a tiré aucune conclusion définitive concernant l’immunité en common law. Par conséquent, le juge n’a nullement contrevenu à la règle audi alteram partem, comme le soumet l’appelant.
[16]La question principale devant nous concerne le droit de l’appelant d’être indemnisé pour les frais et honoraires qu’il aura à encourir pour se défendre des accusations portées contre lui. La thèse de l’appelant, que le juge Noël a rejetée, est à l’effet qu’en sa qualité de commissaire à la Section d’appel de l’immigration de la CISR, il jouissait des mêmes pouvoirs, droits et privilèges que les juges de cours supérieures sur toute question relevant de sa compétence et, par conséquent, qu’il avait droit à ce que l’État assume les coûts de sa défense lorsque accusé de crimes commis alors qu’il exerçait ses fonctions, même si les accusations étaient portées alors qu’il était à sa retraite.
[17]Plus particulièrement, l’appelant s’appuie sur le principe de l’indépendance judiciaire et ses composantes essentielles, soit l’inamovibilité, la sécurité pécuniaire et l’indépendance institutionnelle. En outre, il soumet que les notions d’inamovibilité et de sécurité financière incluent le droit de se défendre et de se faire entendre et, par conséquent, incluent le droit quasi‑constitutionnel à ce que ses frais et honoraires légaux soient assumés par l’État.
[18]La thèse de l’appelant repose sur la prémisse qu’un juge de cour supérieure, accusé de crimes similaires, jouirait d’un droit absolu et inconditionnel à ce que l’État l’indemnise pour ses frais et honoraires. Même s’il ne se prononçait pas sur cette question, le juge Noël, au paragraphe 72 de ses motifs, émettait des doutes concernant la prémisse de l’appelant :
Il est même à se demander si un juge de Cour supérieure bénéficiant de tous les attributs découlant de l’indépendance judiciaire, verrait sa demande accordée dans une situation similaire. Il y a certainement matière à analyser pour en arriver à une conclusion. Aucune preuve ne fut présentée à ce sujet.
[19]Dans la mesure où cette prémisse n’est point fondée, la thèse de l’appelant s’effondre et, par conséquent, son appel doit être rejeté.
[20]Pour les fins de la discussion qui suit, je prendrai pour acquis que l’appelant, en sa qualité de membre de la Section d’appel de l’immigration de la CISR, détient les mêmes pouvoirs, droits et privilèges découlant de l’indépendance judiciaire qu’un juge appartenant à un tribunal judiciaire.
[21]Récemment, dans Cosgrove c. Conseil canadien de la magistrature, [2006] 1 R.C.F. 327, la juge Mactavish de la Cour fédérale faisait un excellent résumé de la nature, le but, l’objet et le contenu de l’indépendance judiciaire. Je reproduis donc les paragraphes 92 à 102 de ses motifs :
L’article 2.02 de la Déclaration universelle sur l’Indépendance de la Justice (dont on trouve le texte anglais dans S. Shetreet et J. Deschênes, éditeurs, Judicial Independence : The Contemporary Debate, chapitre 40 Boston (Mass.), Martinus Nijhoff, 1985, 447, à la page 465), nous offre un bon point de départ pour cette analyse :
2.02 Le juge est libre et tenu de régler les affaires dont il est saisi en toute impartialité, selon son interprétation des faits et de la loi, sans être soumis à des restrictions, des influences, des incitations, des pressions, des menaces ou des ingérences, directes ou indirectes, de quelque origine que ce soit.
L’indépendance de la magistrature au Canada trouve son origine dans des principes constitutionnels non écrits, qui remontent à The Act of Settlement, 1700 [(R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2] : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 83 [ci-après Renvoi relatif aux juges de l’I.P.É.]. Ces principes sont reconnus et confirmés par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, ses dispositions relatives à la magistrature et à l’organisation judiciaire (articles 96 à 101), ainsi que par l’alinéa 11d) de la Charte, qui prévoit :
11. Tout inculpé a le droit :
[. . .]
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable.
La Cour suprême du Canada formulait les observations suivantes dans l’arrêt Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, à la page 69 :
Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l’extérieur—que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge—ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision.
(Voir aussi Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, le juge Le Dain, à la page 685.)
Le juge Strayer a fait écho à cette opinion à_la page 782 de la décision Gratton : « il importe tout autant de se rappeler que la protection de l’inamovibilité [traduction] “vise à profiter non pas aux juges mais bien aux justiciables” » .
C’est donc dire que l’objet de l’indépendance de la magistrature n’est pas de conférer un privilège aux juges canadiens, mais plutôt de faire en sorte que ceux qui comparaissent devant eux puissent avoir confiance en leur impartialité.
L’indépendance judiciaire comporte à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle, dont chacune dépend de l’existence de conditions ou de garanties objectives propres à assurer à la magistrature la liberté d’agir sans ingérence de quelque autre entité que ce soit : Ell c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 857, au paragraphe 18.
Comme le but de l’indépendance de la magistrature est le maintien de la confiance du public en l’impartialité du pouvoir judiciaire, il ne suffit pas que les juges soient indépendants dans les faits : il faut aussi qu’ils soient perçus ainsi. Par conséquent, pour établir si un juge jouit des conditions ou des garanties objectives nécessaires à son indépendance, il faut se demander : « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? » (voir Valente, aux pages 684 et 689).
Pour répondre à cette question dans la présente espèce, il faut aussi tenir compte de ce que les tribunaux ont pu dire sur le contenu de l’indépendance de la magistrature.
La Cour suprême du Canada a établi que l’indépendance judiciaire dépend de trois conditions essentielles : l’inamovi-bilité, la sécurité pécuniaire, et l’indépendance institutionnelle pour ce qui concerne les questions administratives liées à l’exercice des fonctions judiciaires : Valente, aux pages 694, 704 et 708; voir aussi Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É., au paragraphe 115.
Cette liste de conditions n’est cependant pas exhaustive, et il est depuis longtemps établi que la portée de la garantie constitutionnelle de l’indépendance judiciaire, pour ce qui concerne les juges pris individuellement, s’étend au‑delà des questions qui pourraient conduire directement à leur révocation. L’indépendance judiciaire peut également exiger que les juges soient protégés contre les influences extérieures risquant d’être considérées comme nuisibles à leur aptitude à statuer de manière impartiale.
Par exemple, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 26 du Renvoi relatif aux juges de l’Î.‑P.‑É., qu’une disposition de la Provincial Court Judges Act [S.A. 1987, ch. P-20.1] de l’Alberta qui autorisait le procureur général de cette province à décider du lieu de résidence d’un juge donné, même après sa nomination, faisait raisonnablement craindre que ce pouvoir puisse servir à punir les juges dont les décisions ne plairaient pas au gouvernement ou, inversement, à récompenser ceux dont les décisions lui seraient favorables. La Cour suprême a en conséquence statué que cette disposition portait atteinte à l’indépendance administrative de la Cour provinciale de l’Alberta.
[22]Je compléterais le résumé de la juge Mactavish par les propos exprimés par Sir Guy Green, juge en chef de [la Cour suprême] de l’état de Tasmanie en Australie, qui sont rapportés dans un article intitulé « The Rationale and Some Aspects of Judicial Independence » (1985), 59 A.L.J. 135, à la page 135, où il expliquait le principe de l’indépendance judiciaire dans les termes suivants :
[traduction] Je définis donc l’indépendance judiciaire comme la capacité des tribunaux d’exercer leurs fonctions constitutionnelles à l’abri de toute intervention réelle ou apparente de la part de toutes personnes ou institutions sur lesquelles ils n’exercent pas un contrôle direct, y compris, notamment, l’organe exécutif du gouvernement, et dans la mesure où cela est constitutionnellement possible en étant exempts de toute dépendance réelle ou apparente vis‑à‑vis de celles‑ci.
[23]Il ressort clairement de ce qui précède, que le principe de l’indépendance judiciaire a pour but de permettre aux juges d’entendre et de décider, en toute liberté, les causes devant eux. Par conséquent, le principe de l’indépendance judiciaire constituera une barrière contre toute contrainte extérieure visant à influencer le juge dans l’exécution de ses fonctions.
[24]Faisant partie intégrante de l’indépendance judiciaire est l’immunité conférée aux juges de cours supérieures à l’égard de toute poursuite résultant de décisions ou d’actes posés dans le cadre de leur fonctions. Dans Sirros v. Moore, [1974] 3 All ER 776, la Cour d’appel d’Angleterre se penchait sur cette question et, aux pages 781, 782, 784 et 785, lord Denning M.R. formulait le principe de l’immunité judiciaire dans les termes suivants :
[traduction] Depuis l’an 1613, si ce n’est plus tôt, il est de droit constant qu’on ne peut pas poursuivre un juge pour ce qu’il a dit ou pour ce qu’il a fait dans l’exercice de sa charge. Il jouit d’un privilège absolu quant aux paroles qu’il prononce. On ne peut pas le poursuivre au civil pour les ordonnances qu’il a décernées ni pour les sentences qu’il a imposées. Quelle que soit l’ampleur de l’erreur commise ou de l’ignorance manifestée, et indépendamment du fait qu’il ait agi par envie, haine ou malveillance, ou en faisant preuve d’un manque complet d’humanité, il ne peut être poursuivi. La partie lésée doit s’adresser à une cour d’appel ou procéder par habeas corpus, par recours pour cause d’erreur ou au moyen d’un certiorari, ou prendre quelque autre moyen pour faire annuler la décision. Il est évident que, si le juge a accepté des pots-de-vin ou qu’il ait été le moindrement corrompu, ou qu’il ait détourné la justice de son cours, il peut être poursuivi au criminel et puni. Cela mis à part, un juge ne peut pas être poursuivi en dommages-intérêts. La raison n’en est pas qu’il possède le privilège de faire des erreurs ou de causer un préjudice, mais plutôt qu’il doit être capable de s’acquitter des obligations de sa charge en toute indépendance et sans craindre quoi que ce soit.
[. . .]
Quel est donc le critère à appliquer pour établir que les juges des cours supérieures bénéficient de l’immunité contre toute responsabilité en dommages-intérêts même lorsqu’ils agissent sans compétence? Il s’exprime de plusieurs façons. Les juges des cours supérieures ne peuvent être tenus responsables des actes qu’ils accomplissent « en leur qualité de de juges, « judiciairememt », « dans l’exercice de leurs fonctions » ou « dans la mesure où ils agissent comme juges », ni de leurs « actes judiciaires ». Quelle est la signification de toutes ces expressions? Elles ont une portée plus large que l’expression « lorsqu’ils agissent dans les limites de leur compétence ». Je pense que chacune d’elles signifie que les juges des cours supérieures sont protégés lorsqu’ils exercent leurs fonctions de bonne foi et qu’ils croient avoir compétence.
[. . .]
Tout juge doit être à l’abri de toute action en responsibilité lorsqu’il âgit de façon judiciaire. Tout juge devrait être en mesure de travailler en toute indépendance et à l’abri de toute crainte. Il ne doit pas feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant « Si je prends ce parti, suis-je exposé à une action en responsabilité? » Pour autant qu’il exerce ses fonctions de bonne foi et sincèrement convaincu d’agir dans les limites de sa compétence, il est a l’abri de toute poursuite. Il peut commettre une erreur sur les faits, il peut ne pas connaître le droit, ce qu’il fait peut être hors de sa compétence, en fait ou en droit, mais pour autant qu’il est sincèrement convaincu d’agir dans les limites de sa comptence, il ne doit pas être recherché en responsabilité. Dès qu’il en est sincèrement convaincu, rien d’autre ne peut le rendre sujet à poursuite. Il ne peut être inquiété par des allégations de mauvaise foi, de préjudice ou d’autre chose de semblable. On a déjà radié des actions fondées sur ces allégations et on continuera de le faire. Rien ne peut le rendre sujet à des poursuites sauf la démonstration qu’il n’exerçait pas une fonction judiciaire, en sachant qu’il n’avait pas la compétence d’agir. [Le souligné est le mien.]
[25]Dans Taylor c. Canada (Procureur général), [2000] 3 C.F. 298, notre Cour, sous la plume du juge Sexton, justifiait, au paragraphe 28 de ses motifs, le principe de l’immunité judiciaire comme suit :
Finalement, la conséquence la plus grave d’autoriser les poursuites contre les juges suite à leurs décisions est que l’indépendance judiciaire serait sérieusement battue en brèche. Si les juges savaient qu’on peut les poursuivre suite à leurs décisions, celles‑ci ne seraient peut‑être pas fondées sur un examen objectif des faits et du droit en cause. Elles pourraient plutôt être influencées par la réalisation que l’une des parties serait plus disposée que l’autre à engager une poursuite si elle était déçue du résultat, ou par l’idée qu’une approche juste, mais innovatrice, à un problème juridique difficile pourrait être contestée par la suite dans une poursuite en dommages‑intérêts contre le juge. Tout cela à cause d’une simple menace de procès. Comme le dit lord Denning [dans Sirros v. Moore, [1974] 3 All ER 776 (C.A.)], un juge devrait [traduction] « feuilleter ses recueils en tremblant et en se demandant : “Si je prends ce parti, suis‑je exposé à une action en responsabilité?” ».
[26]Aux paragraphes 30 et suivants de ses motifs, le juge Sexton s’adresse à l’exception « de mauvaise foi » à l’immunité judiciaire, i.e. à savoir que cette immunité n’est pas absolue. Il rappelle les propos de lord Denning dans Sirros, à la page 785, où ce dernier indiquait que le juge était à l’abri de toute poursuite dans la mesure où il avait agi de bonne foi et était sincèrement convaincu qu’il avait agi à l’intérieur de sa compétence. Après une revue des autorités canadiennes sur ce point et, en particulier, la décision de la Cour suprême du Canada dans Morier et autre c. Rivard, [1985] 2 R.C.S. 716, et les décisions de la Cour d’appel du Québec dans Royer c. Mignault, [1988] R.J.Q. 670 (C.A.), autorisation d’en appeler à la Cour suprême refusée [1988] 1 R.C.S. xiii, et Proulx c. Québec (Procureur général), [1997] R.J.Q. 419 (C.A.), où la Cour d’appel entérinait l’exception de mauvaise foi formulée par lord Denning dans Sirros, le juge Sexton concluait comme suit au paragraphe 41 :
Bien qu’on ne puisse dire que la Cour suprême du Canada a tranché la question de façon définitive, je crois qu’il y a lieu d’accepter que l’exception du juge Denning à l’immunité judiciaire fait partie du droit canadien, savoir que l’immunité judiciaire ne joue pas lorsqu’on peut démontrer qu’un juge a agi hors de sa compétence en toute connaissance de cause.
[27]Il est intéressant de noter que l’article 156 de la nouvelle Loi est au même sens que la conclusion du juge Sexton. Cette disposition se lit comme suit :
156. Dans l’exercice effectif ou censé tel de leurs fonctions, le président et les commissaires bénéficient de l’immunité civile et pénale pour les faits—actes ou omissions—accomplis et des énonciations faites de bonne foi et ne sont, au civil, ni habiles à témoigner ni contraignables.
[28]Dans la présente affaire, l’appelant ne prétend nullement qu’il a droit de bénéficier de l’immunité judiciaire à l’égard de la poursuite pénale qui a été engagée contre lui. À mon avis, une telle prétention serait dénuée de tout mérite. Comme le disait lord Denning dans Sirros, à la page 782 : « Il est évident que, si le juge a accepté des pots-de-vin ou qu’il ait été le moindrement corrompu, ou qu’il ait détourné la justice de son cours, il peut être poursuivi au criminel et puni ».
[29]Le professeur Friedland, dans Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, mai 1995, rapport préparé pour le Conseil canadien de la magistrature, abonde dans le même sens. À la page 42, il affirme ce qui suit :
Que se passe‑t‑il si l’acte répréhensible fait partie des fonctions judiciaires du juge? À l’évidence, il ne saurait y avoir immunité pour le juge qui demande ou accepte un pot‑de‑vin. Tel est le cas de certaines des causes fédérales américaines susmentionnées. Mais si le chef d’accusation est la séquestration ou les voies de fait dans le contexte de mesures judiciaires, la réponse ne devrait pas être la même. Il ne faut pas que le plaignant puisse obtenir par le processus pénal ce qu’il ne peut faire au moyen d’une action civile. Les critères, tel celui que formule Lord Denning pour la responsabilité civile (immunité absolue si le juge « agit dans l’exercice légitime de ses fonctions et dans la croyance qu’il a compétence »), devraient s’appliquer au même titre à la responsabilité pénale. À cet égard encore, se pose la question de savoir si le législateur peut instituer la responsabilité pénale des juges. Aux Etats‑Unis, le Congrès a indiscutablement ce pouvoir. Dans une cause jugée en 1880, la Cour suprême des Etats‑Unis a conclu à la validité constitutionnelle d’une loi fédérale qui faisait de la violation par un juge d’une loi sur les libertés publiques en matière de sélection de jurés un délit punissable d’une amende de 5 000$. Il n’est pas sûr que la Cour suprême du Canada parviendrait à la même conclusion. [Le souligné est le mien.]
[30]Au même sens, l’on retrouve les propos de Abimbola A. Olowofoyeku dans Suing Judges : A Study of Judicial Immunity, Clarendon Press, Oxford, 1993, aux pages 76 et 77, où l’auteur s’exprime comme suit :
[traduction] Cependant, il ressort clairement d’une partie des causes analysées ci-dessus que les juges ne jouissent pas d’une immunité totale sur le plan de la responsabilité criminelle. Sur ce point, le droit de l’Angleterre et le droit des États-Unis sont identiques. Sauf pour ce qui est des principes généraux de l’immunité qui ont été analysés ci-dessus, tout officier de justice qui viole le droit criminel serait pas conséquent tout aussi justifiable que n’importe quel individue à titre privé. Selon le juge Woodhouse de la cour d’appel de la Nouvelle-Zélande, [traduction] « un juge peut évidemment être tenu de répondre à des accusations et, le cas échéant, de payer chèrement son inconduite criminelle. Comme tout autre citoyen, il peut être poursuivi au criminel. » Il es est ainsi parce que [traduction] « la conduite criminelle ne fait pas partie des fonctions essentielles des agents de l’État ». Par conséquent, le juge qui volerait, commettrait une agression ou un meurtre, par exemple, ne devrait pas et ne pourrait pas se réclamer de l’immunité de la magistrature étant donné que ces actes sont sans rapport avec sa charge. Cependant, même dans les cas où la faute est liée avec sa fonction de juge, par exemple recevoir un pot-de-vin ou perpétrer tout autre acte frauduleux ou de corruption, il ne pourra pas davantage se réclamer de l’immunité. Bien que les déclaration de culpabilité de juges soient pratiquement inexistantes en Angleterre, quelques opinions incidentes ont été avancées. Mais ce genre de cas abondent aux États-Unis. La défense d’immunité opposée à la mise en accusation a été à bon droit rejetée tant dans Braatelein v. United States que dans Unites States v. Hastings (précités). Dans l’affaire O’Shea v. Littleton, le juge White de la Cour suprême des Étata-Unis a très bien résumé le droit sur cette question de l’immunité :
[traduction] Nous s’avons jamais affirmé que les fonctions judiciaires [. . .] exigent l’immunité pour ce qui serait autrement une privation criminelle de droits constitutionnels [. . .] au contraire, la notion d’immunité qui se dégage de la jurisprudence ne va pas jusqu’à servir de défense pour une conduite criminelle proscrite par une loi du Congrès.
Un principe similaire s’appliquerait probablement (avec les modifications nécessaires) dans la plupart des pays de common law. [Le souligné est le mien.]
[31]Il est clair de ces autorités que l’appelant ne peut invoquer l’immunité judiciaire à l’encontre des accusa-tions portées contre lui. Il prétend néanmoins qu’il est en droit d’obtenir le paiement des frais et honoraires légaux qu’il devra assumer pour se défendre. Au soutien de cette proposition, l’appelant nous réfère à deux décisions, soit Hamann c. Québec (Ministre de la Justice), [2001] J.Q. no 2046 (C.A.) (QL) et Fortin c. Procureur général du Québec, [2003] R.J.Q. no 1323 (C.S.).
[32]Au paragraphe 69 de ses motifs, le juge Noël a disposé cet argument comme suit :
Avant de terminer, il est important de constater qu’on a prétendu que les arrêts Hamann et Fortin, appuyaient l’argument à l’effet que les frais et honoraires légaux devaient être assumés par la CISR. Cependant, les faits à la base de ces arrêts impliquent des juges dans le cadre d’une révocation. Dans notre cas, le commissaire n’a pas le statut de juge et il n’est pas impliqué dans une procédure de révocation. En plus, tel que noté préalablement, les commissaires sont assujettis à une politique concernant les services juridiques. Ces deux arrêts ne peuvent donc pas être utiles pour les fins de la présente.
[33]À mon avis, le juge Noël n’a pas eu tort de conclure que ni l’arrêt Hamann, ni l’arrêt Fortin n’appuyaient la prétention de l’appelant. Dans ces affaires, les juges, tous les deux juges de cours municipales, faisaient l’objet de plaintes logées devant le Conseil de la magistrature du Québec. La question était de savoir si les juges étaient en droit d’obtenir du ministre de la Justice du Québec le paiement des honoraires extra‑judiciaires qu’ils auraient à encourir pour se défendre devant le Conseil de la magistrature. Dans les deux affaires, des procédures criminelles avaient été engagées contre les juges, à savoir, dans l’affaire Hamann, d’avoir entravé le cours de la justice (paragraphe 139(2) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46]) et, dans l’affaire Fortin, d’avoir conduit un véhicule à moteur alors que son taux d’alcool était supérieur à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang (alinéa 253b) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 32, art. 59] et article 251 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 36; (4e suppl.), ch. 32, art. 58] du Code criminel). Même si cela n’est pas apparent des décisions Hamann et Fortin, il ne semble pas que les juges aient demandé au ministre de la Justice de défrayer les coûts de leur défense devant les tribunaux de juridiction criminelle.
[34]Dans l’arrêt Hamann, s’appuyant, inter alia, sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, la Cour d’appel du Québec se prononçait comme suit aux paragraphes 12 à 15 de ses motifs :
La partie appelante plaide que le refus du ministre de la Justice d’assumer les honoraires des avocats de l’intimé ne porte pas atteinte au principe de l’indépendance judiciaire puisqu’il n’affecte nullement les trois composantes essentielles de ce concept, soit l’inamovibilité et la sécurité financière des juges et l’autonomie institutionnelle et administrative. La Cour est d’avis contraire, comme la juge de première instance. La Cour suprême, dans l’arrêt‑clé Valente c. La Reine, énonce clairement que la règle de l’inamovibilité signifie :
« . . . que le juge ne puisse être révoqué que pour un motif déterminé, et que ce motif fasse l’objet d’un examen indépendant et d’une décision selon une procédure qui offre au juge visé toute possibilité de se faire entendre. »
La Cour est d’avis que le droit de se faire entendre inclut nécessairement le droit d’être assisté par avocat.
En l’espèce, il est évident que la révocation est une sanction ultime possible des gestes reprochés à l’intimé qui, par ailleurs, bénéficiait comme toute autre personne de la présomption d’innocence au moment où les plaintes sont portées. Le principe de l’inamovibilité est donc directement en cause en l’espèce, de même d’ailleurs que le concept de la sécurité financière de l’intimé, en sa qualité de juge, puisque les honoraires extrajudiciaires qu’il est susceptible d’encourir excéderaient, en toute probabilité, ses revenus de juge municipal à temps partiel, situation particulière au présent dossier.
De façon accessoire, dans le présent dossier, la Cour est également d’avis qu’il serait déraisonnable en vertu des mêmes concepts, qu’un juge puisse être obligé de se défendre à ses frais contre une plainte non tamisée de la nature de celle adressée par le Club juridique. [Soulignement ajouté.]
[35]Dans Fortin, le juge Lemelin de la Cour supérieure du Québec, aux paragraphes 31 à 33 de ses motifs, abondait dans le même sens que la Cour d’appel dans Hamann :
Vu dans cette perspective, et le Tribunal est d’avis que c’est celle qu’il doit adopter, le Tribunal ne voit aucun motif valable de supprimer ou de réduire des garanties constitutionnelles objectives du juge Fortin. Il continue d’avoir le droit de défendre sa fonction sans que son indépendance judiciaire en soit compromise. S’il doit supporter les coûts de cette défense, il existe un risque qu’il ne s’y engage pas pour des raisons financières ou qu’il choisisse de démissionner. Son indépendance aurait alors été compromise par le refus du ministre de payer les honoraires de ses avocats.
Obtenir la destitution d’un juge ou qu’une sanction lui soit imposée ne doit pas devenir un exercice commode ou facile pour quiconque. C’est l’essence même du caractère inamovible de la fonction de juge. Pour cette raison, le système judiciaire doit fournir au juge Fortin les moyens raisonnables pour défendre sa fonction, non pas tant dans son intérêt propre mais pour éviter que ne soit atteint en brèche le caractère inamovible de la fonction.
La résiliation du contrat de services que le ministre avait donné aux procureurs de monsieur le juge Fortin après que celui‑ci eût été trouvé coupable, peut être perçu comme une ingérence du pouvoir exécutif et surtout comme une indication que le ministre de la Justice est d’avis que le juge Fortin ne jouit plus des garanties constitutionnelles et des privilèges qui se rattachent à sa fonction. Cela équivaudrait pour le ministre à substituer sa décision à celle que seul le Conseil a le devoir de rendre eu égard à la plainte qu’il entendra. [Soulignement ajouté.]
[36]Il ne peut faire de doute, comme l’ont conclu la Cour d’appel du Québec et la Cour supérieure, que le principe d’indépendance judiciaire requiert, dans le cadre d’une procédure en révocation d’un juge, que ce dernier ait droit au paiement des honoraires extra‑ judiciaires qu’il aura à encourir pour se défendre. Comme le dit fort bien le juge Lemelin dans Fortin, le juge doit avoir « les moyens raisonnables pour défendre sa fonction ». Par ailleurs, en l’instance, l’appelant est accusé d’avoir sollicité et accepté de l’argent en échange de décisions favorables. Par conséquent, le procès qu’il aura à subir n’a que pour seul but de déterminer sa culpabilité face à ces accusations. Ces procédures ne mettent nullement en cause la notion d’inamovibilité, composante essentielle de l’indépendance judiciaire. Je conclus donc que ces décisions ne sont d’aucune utilité en l’instance.
[37]Comme autre argument, l’appelant soumet qu’à défaut du gouvernement de défrayer les frais et honoraires de sa défense, une personne raisonnable et renseignée aurait la conviction que l’indépendance judiciaire est compromise. Spécifiquement, l’appelant prétend qu’en raison du fait qu’il a rendu de nombreuses décisions défavorables à l’État, il est vulnérable face à cet État qui, pour le punir, pourrait l’accuser injuste-ment.
[38]C’est en raison de cette possibilité que l’appelant soumet que la personne raisonnable et renseignée considérerait qu’à défaut du paiement de ses frais de défense, l’indépendance judiciaire serait compromise puisque dans une telle situation, l’appelant ne pourrait, en raison de ses moyens financiers limités, faire valoir une défense adéquate face aux accusations portées contre lui.
[39]Je m’empresse d’indiquer que l’appelant n’a déposé aucune preuve pouvant soutenir une allégation à l’effet que les accusations portées contre lui résultent, ou pourraient résulter, d’une intention de la part de l’État de se venger ou de le punir. De fait, l’appelant ne prétend nullement ni ne suggère que les accusations contre lui ont un tel but.
[40]Sa prétention, telle que je la comprends, est fondée sur la prémisse que vu l’existence toujours possible d’un tel scénario, il est impératif qu’un juge soit toujours indemnisé lorsque des accusations reliées à des actes commis dans le cadre de ses fonctions sont portées contre lui.
[41]À mon avis, cette prétention est dénuée de tout fondement. Je ne peux concevoir que la personne raisonnable et renseignée pourrait percevoir, à défaut d’une preuve soutenant, si ce n’était que de façon minimale, une allégation que l’État tente de punir le juge, que l’indépendance judiciaire serait compromise si le juge devait assumer, comme tout autre citoyen, les frais légaux de sa défense.
[42]Compte tenu des accusations portées contre l’appelant, compte tenu du fait que l’appelant ne peut invoquer l’immunité judiciaire à l’encontre de ces accusations et compte tenu du fait qu’aucune des composantes essentielles de l’indépendance judiciaire n’est engagée, je ne peux que conclure qu’un juge de cour supérieure, faisant l’objet d’accusations similaires à celles portées contre l’appelant, ne pourrait exiger de l’État que ses frais et honoraires légaux soient payés.
[43]Vu cette conclusion, il n’est donc pas nécessaire pour nous de décider si l’appelant, en sa qualité de commissaire à la Section d’appel de l’immigration de la CISR, dispose des mêmes pouvoirs, droits et privilèges qu’un juge de cour supérieure.
[44]Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.
La juge Desjardins, J.C.A. : J’y souscris.
Le juge Pelletier, J.C.A. : J’y souscris.