2005 CF 1147
IMM‑9107‑04
Lena Alexander, Crystal Roberts et Dameon Alexander, représentés par leur tutrice à l’instance Lena Alexander (demandeurs)
c.
Solliciteur général du Canada (défendeur)
IMM‑500‑05
Lena Alexander (demanderesse)
c.
Solliciteur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Alexander c. Canada (Solliciteur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge Dawson—Toronto, 18 juillet; Ottawa, 23 août 2005.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Contrôle judiciaire de décisions refusant de reporter le renvoi de Lena Alexander (la demanderesse) — La demanderesse, qui est restée au Canada après l’expiration de son visa de visiteur, a donné naissance à deux enfants au Canada — La Cour de justice de l’Ontario a prononcé des ordonnances provisoires et définitives accordant à la demanderesse la garde parentale de ses enfants et interdisant le renvoi des enfants de l’Ontario — La demanderesse a tenté à deux reprises, sans succès, de faire reporter son renvoi du Canada au motif que ce renvoi violerait les ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario, serait contraire à l’art. 50a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de ses enfants — L’art. 50a) de la Loi prévoit qu’il y a sursis de la mesure de renvoi si une décision judiciaire aurait pour effet direct d’en empêcher l’exécution — En l’espèce, la mesure de renvoi s’appliquait seulement à la demanderesse, et non aux enfants — L’exécution de la mesure de renvoi n’irait pas directement à l’encontre des ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario et la Loi n’accordait donc pas de sursis — La garde parentale n’impose pas au parent gardien la garde physique de l’enfant à tout moment — Demande rejetée — Certification de la question de savoir si l’ordonnance du tribunal de la famille accordant la garde de l’enfant à un ressortissant étranger empêche directement le renvoi du Canada du parent, mais non de l’enfant.
Interprétation des lois — L’art. 50a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit qu’il y a sursis de la mesure de renvoi si une décision judiciaire a pour effet direct d’en empêcher l’exécution — La jurisprudence relative à l’interprétation de l’art. 50(1)a) de l’ancienne Loi appuie l’interprétation de l’art. 50a) de la Loi actuelle selon laquelle, pour qu’il y ait contravention directe à une ordonnance judiciaire, il faut qu’une disposition expresse de l’ordonnance soit incompatible ou inconciliable avec le renvoi de la personne visée — Cette jurisprudence était utile en l’espèce — Examen de l’esprit et de l’objet de la Loi — Interpréter l’art. 50a) de manière à ce que l’exécution de la mesure de renvoi en l’espèce n’aille pas directement à l’encontre des ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario était en conformité avec l’esprit de la Loi — L’art. 234 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés ne vise pas à fournir une liste exhaustive des situations dans lesquelles une ordonnance judiciaire n’empêcherait pas l’exécution d’une mesure de renvoi.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Cour d’appel fédérale a déjà décidé dans l’arrêt Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) que l’art. 7 de la Charte ne s’applique pas au renvoi d’un parent gardien — Un enfant n’a aucun droit constitutionnel de n’être jamais séparé de ses parents — L’arrêt Langner demeure une décision valide qui lie la Cour.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — La première décision par laquelle l’agent de renvoi a refusé de reporter le renvoi de la mère d’enfants canadiens malgré les ordonnances provisoires par lesquelles la Cour de justice de l’Ontario avait accordé la garde des enfants et refusé de renvoyer les enfants constituait un énoncé de position juridique (en l’occurence qu’il n’y avait pas lieu à un sursis selon la loi) — L’obligation d’équité ne commandait pas une explication ou une réponse plus détaillées et ni la demanderesse ni son avocate n’ont demandé d’éclaircissements — L’agent des renvois n’a donc pas commis d’erreur en ne motivant pas sa décision — En ce qui concerne la seconde décision, l’agente l’a suffisamment motivée — Ces motifs sont suffisants pour expliquer à la demanderesse les raisons du rejet de la demande de report ainsi que les éléments de preuve et facteurs pris en considération par l’agente pour arriver à sa conclusion et ces motifs permettaient le contrôle judiciaire et s’inscrivaient dans la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agente — L’agente n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et sa décision n’était pas déraisonnable — Elle a considéré divers facteurs, mais elle n’était pas tenue de se livrer à une analyse détaillée de l’intérêt supérieur des enfants.
Il s’agit de demandes de contrôle judiciaire de deux décisions par lesquelles des agents de renvoi ont refusé de reporter le renvoi de Lena Alexander (la demanderesse). La demanderesse, une citoyenne de la Grenade, est entrée au Canada avec le statut de visiteur en 1994 et est restée au Canada sans statut légitime après l’expiration de son visa de visiteur. Au cours de son séjour au Canada, elle a donné naissance à deux enfants (en 1999 et en 2002) et, en 2004, elle a saisi la Cour de justice de l’Ontario d’une demande en vue d’obtenir la garde parentale de ses enfants et de faire interdire le renvoi des enfants de l’Ontario. La Cour de justice de l’Ontario a prononcé une ordonnance provisoire accordant à la demanderesse les réparations qu’elle sollicitait. La demanderesse a alors demandé le report de son renvoi à la Grenade au motif que les ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario entraînaient un sursis de son renvoi en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la première décision), mais l’agent a décidé que l’ordonnance provisoire n’entraînait pas un sursis de la mesure de renvoi. La Cour de justice de l’Ontario a par la suite rendu une ordonnance définitive qui accordait à la demanderesse la garde de ses deux enfants et qui prorogeait de six mois l’interdiction de renvoyer les enfants. La demanderesse a de nouveau réclamé sans succès le report de son renvoi (la seconde décision) dans l’attente de la décision qui devait être rendue sur une seconde demande fondée sur des considérations humanitaires en faisant notamment valoir que son renvoi du Canada irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de ses enfants et violerait les ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario.
Jugement : la demande doit être rejetée.
L’alinéa 50a) de la Loi prévoit qu’il y a sursis de la mesure de renvoi si une décision judiciaire aurait pour effet direct d’en empêcher l’exécution. Les décisions en question en l’espèce étaient les ordonnances par lesquelles la Cour de justice de l’Ontario a interdit de renvoyer les enfants de l’Ontario. Comme la mesure de renvoi s’appliquait seulement à la demanderesse, son exécution n’irait pas directement à l’encontre des ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario. Par conséquent, il n’existait pas de sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi. En raison des similitudes qui existent entre l’alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi sur l’immigration et l’alinéa 50a) de la Loi actuelle, la jurisprudence relative à l’interprétation de l’alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi pouvait aider à interpréter la disposition actuelle. Cette jurisprudence appuyait l’interprétation de l’alinéa 50a) de la Loi selon laquelle, pour qu’il y ait contravention directe à une ordonnance judiciaire, il faut qu’une disposition expresse de l’ordonnance soit incompatible ou inconciliable avec le renvoi de la personne visée. Il fallait également tenir compte de l’esprit et de l’objet de la Loi. Un des aspects fondamentaux du régime de la Loi est le fait que les non‑citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer au Canada ou d’y demeurer et que l’intérêt supérieur des enfants touchés n’est qu’un des facteurs importants dont la Loi oblige à tenir compte. La présence de l’enfant au Canada ne constitue pas un empêchement absolu au renvoi du parent. Interpréter l’alinéa 50a) de manière à ce que l’exécution de la mesure de renvoi en l’espèce n’aille pas directement à l’encontre des ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario était en conformité avec l’esprit de la Loi. La garde parentale, ou la garde parentale exclusive, n’impose pas au parent gardien la garde physique de l’enfant à tout moment. Pour ce qui est de la Convention relative aux droits de l’enfant, la mise en vigueur de la Loi et l’adoption de l’alinéa 3(3)d) (qui prévoit que l’un des objets de la Loi est de veiller à la réunification des familles au Canada) n’ont pas eu pour effet d’intégrer la Convention en droit interne canadien. La Convention n’appuie pas le raisonnement de la demanderesse. Enfin, l’article 234 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés ne vise pas à fournir une liste exhaustive des situations dans lesquelles une ordonnance judiciaire n’empêcherait pas l’exécution d’une mesure de renvoi.
Sur la question de savoir si l’exécution de la mesure de renvoi porte atteinte aux droits conférés par l’article 7 de la Charte, la Cour d’appel fédérale a décidé dans l’arrêt Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) que la Charte ne s’applique pas dans ces cas, et qu’un enfant n’a aucun droit constitutionnel de n’être jamais séparé de ses parents. Rien à l’article 3 de la Loi n’invalide l’arrêt Langner, qui demeure une décision valide qui lie la Cour.
S’agissant de la première décision, l’agent de renvoi n’a pas commis d’erreur en ne motivant pas sa décision. Il répondait à l’affirmation de l’avocate selon laquelle, en droit, l’ordonnance provisoire prononcée par la Cour de justice de l’Ontario entraînait un sursis selon la loi. L’agent a énoncé la position des Services frontaliers du Canada qu’il n’y avait pas de sursis. Il affirmait simplement une position juridique et l’obligation d’équité ne commandait pas une explication ou une réponse plus détaillées. Par ailleurs, ni la demanderesse ni son avocate n’ont demandé d’éclaircissements comme ils auraient dû le faire s’ils considéraient que l’agent avait donné une réponse ou une explication inadéquates. Aucun manquement à l’obligation d’équité n’a donc été établi.
En ce qui concerne la seconde décision, l’agente a suffisamment motivé sa décision. Elle a tenu compte des facteurs suivants : 1) les agents chargés de l’exécution de la loi disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité à l’égard du report d’un renvoi; 2) En plus d’exposer à la personne visée la raison motivant une décision particulière, les motifs de l’agent d’exécution de la loi fournissent le fondement sur lequel la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour; 3) la Cour doit être attentive aux préoccupations administratives, c.‑à‑d. au fait que l’obligation d’équité consiste à donner une souplesse suffisante aux décideurs en acceptant que divers types d’explications écrites puissent être suffisants. En l’espèce, les motifs fournis par l’agente étaient suffisants pour expliquer à la demanderesse les raisons du rejet de la demande de report ainsi que les éléments de preuve et facteurs pris en considération par l’agente pour arriver à sa conclusion. Ces motifs permettaient le contrôle judiciaire et s’inscrivaient dans la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agente.
L’agente n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et sa décision n’était pas déraisonnable. Elle a considéré divers facteurs, notamment le refus antérieur de la demande fondée sur des considérations humanitaires, le délai dont disposait la demanderesse pour planifier son renvoi et le fait que ses enfants pouvaient demeurer au Canada. L’agente n’était pas tenue de se livrer à une analyse détaillée de l’intérêt supérieur des enfants et elle n’a pas omis de tenir compte des éléments de preuve qui lui étaient présentés ou pris une décision abusive ou arbitraire sans égard à la preuve dont elle était saisie. Dans cette situation relativement exceptionnelle, le silence de l’agente sur certains éléments de preuve ne permet pas de conclure qu’elle n’a pas tenu dûment compte de la preuve. Après examen des arguments invoqués par la demanderesse au sujet des éléments de preuve que l’agente aurait négligé de tenir compte, la Cour est venue à la conclusion que la décision n’était pas déraisonnable et que l’agente ne l’a pas pris sans tenir compte de la preuve dont elle disposait.
La Cour a certifié la question de savoir si l’ordonnance du tribunal de la famille qui accorde la garde parentale au ressortissant étranger qui est le parent d’un enfant né au Canada et qui interdit le renvoi de l’enfant de la province visée empêche directement le renvoi du Canada du parent, mais non de l’enfant, eu égard à l’alinéa 50a) de la Loi.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7.
Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 12.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 50(1)a).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 25(1), 48, 50a).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art. 234.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.F. 162; 2004 CF 1276; Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299; 2004 CAF 421; Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 469 (C.A.) (QL); Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1301 (1re inst.) (QL).
décisions examinées :
Alexander v. Powell (2005), 13 R.F.L. (6th) 7 (H.C. Ont.); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Mobtagha c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 108 (1re inst.) (QL); Cuskic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 3 (C.A.); Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358; 2002 CAF 125; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555; 2002 CAF 475; Chou v. Chou (2005), 253 D.L.R. (4th) 548; [2005] O.T.C. 256 (C.S. Ont.); Thomas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1477; VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. (C.A.); Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 936 (1re inst.) (QL); Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL); Lukic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 325 (1re inst.) (QL); John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 420; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1341.
décisions citées :
Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1430; Wozniak v. Brunton (2003), 28 Imm. L.R. (3d) 1; [2003] O.T.C. 386; 38 R.F.L. (5th) 443 (C.S.J. Ont.); Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76; 2004 CSC 4; Augustus c. Gossett, [1996] 3 R.C.S. 268; Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 614; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20.
DEMANDE de contrôle judiciaire de deux décisions par lesquelles des agents de renvoi ont refusé de reporter le renvoi de la demanderesse Lena Alexander du Canada. Demande rejetée.
ont comparu :
Amina S. Sherazee et Carole Simone Dahan pour les demandeurs.
Gregory G. George pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Downtown Legal Services et Refugee Law Office, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par
[1]La juge Dawson : La demanderesse, Mme Alexander, soulève un certain nombre de questions dans les présentes demandes de contrôle judiciaire, dont les plus importantes suivent :
1. Une ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario [Alexander v. Powell (2005), 13 R.F.L. (6th) 7] accordant à Mme Alexander la garde exclusive de ses deux enfants nés au Canada et interdisant également leur renvoi de l’Ontario entraîne‑t‑elle un sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), qui aurait pour effet d’empêcher l’exécution d’une mesure de renvoi valide prononcée à l’égard de Mme Alexander?
2. Le renvoi d’un parent gardien constitue‑t‑il une violation de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) en portant atteinte au droit de l’enfant à la « sécurité de sa personne » du fait que le renvoi porte atteinte au droit de l’enfant à une vie familiale?
[2]Voici les faits qui donnent lieu à ces questions.
LE CONTEXTE FACTUEL
[3]Mme Alexander est une citoyenne de la Grenade entrée au Canada avec le statut de visiteur le 31 juillet 1994. Passé l’expiration de son visa de visiteur, elle est restée au Canada sans statut légitime. Au cours de son séjour au Canada, elle a présenté une demande du statut de réfugié qui a donné lieu à une décision défavorable, une demande fondée sur des considérations humanitaires (CH) qui a donné lieu à une décision défavorable et une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a donné lieu à une décision défavorable également. Pendant son séjour au Canada, elle a eu deux enfants, Crystal, née en 1999, et Dameon, né en 2002.
[4]En juin 2004, Mme Alexander a présenté à la Cour de justice de l’Ontario une demande en vue d’obtenir la garde parentale de Dameon et une demande de pension alimentaire pour celui‑ci. En octobre 2004, à la demande de Mme Alexander, cette demande a été modifiée en vue d’y adjoindre une demande de garde parentale pour Crystal et une demande d’ordonnance interdisant le renvoi des enfants de l’Ontario. Mme Alexander reconnaît qu’elle savait qu’elle était menacée de renvoi du Canada et qu’elle cherchait à obtenir une ordonnance de non‑renvoi pour appuyer ses efforts en vue de rester avec ses enfants au Canada. Aucun élément de preuve n’établit l’existence d’un litige de garde avec le père de l’un ou l’autre des enfants qui aurait mené à la demande judiciaire. Mme Alexander n’avait plus eu de nouvelles du père de Crystal après qu’il eut appris qu’elle était enceinte et elle avait été incapable de le retrouver. Le père de Dameon avait rompu avec Mme Alexander quand il avait appris qu’elle était enceinte. Il a répondu à la procédure en justice par un déni de paternité. Comme on l’explique de manière plus détaillée au paragraphe 83, un article de journal avait rapporté que Mme Alexander avait reconnu qu’elle tentait d’obtenir une ordonnance interdisant le renvoi pour forcer les agents d’immigration à reporter son propre renvoi du Canada dans l’attente d’une décision sur une nouvelle demande d’établissement, présentée au Canada.
[5]Le 27 octobre 2004, donnant suite à la demande de Mme Alexander, la Cour de justice de l’Ontario a prononcé une ordonnance provisoire lui accordant la garde exclusive de ses deux enfants. L’ordonnance prévoyait aussi l’interdiction du renvoi des enfants de l’Ontario à moins d’une nouvelle ordonnance de la Cour de justice. Le dispositif de l’ordonnance de la Cour est reproduit à l’annexe A des présents motifs. Le ministre a reçu la signification des documents déposés avec les requêtes qui ont donné lieu à l’ordonnance et a donc eu la possibilité de présenter des observations devant la Cour de justice de l’Ontario, mais il n’a pas été représenté à l’audience et n’a présenté aucune observation à la Cour. L’avocate de Mme Alexander a soulevé la question, mais j’estime que le motif pour lequel le ministre n’a pas été représenté à l’audience est sans intérêt. La législation applicable prévoit seulement que le ministre a la possibilité de présenter des observations.
[6]Au moment où l’ordonnance provisoire a été prononcée, Mme Alexander devait être renvoyée à la Grenade le 4 novembre 2004. Par conséquent, son avocate a télécopié une copie de l’ordonnance provisoire à un agent de renvoi (l’agent), accompagnée d’une lettre qui affirmait que l’ordonnance provisoire de la Cour de justice de l’Ontario entraînait un sursis de la mesure de renvoi de Mme Alexander en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi. Malgré cet avis, le 1er novembre 2004 l’agent a décidé que l’ordonnance provisoire n’entraînait pas un sursis de la mesure de renvoi et que le renvoi de Mme Alexander aurait lieu le 4 novembre comme il avait été prévu. Mme Alexander demande maintenant la révision judiciaire de cette décision (la première décision) dans le dossier IMM‑9107‑04.
[7]Mme Alexander a alors réussi à obtenir de la juge Layden‑Stevenson de la Cour un sursis provisoire de la mesure de renvoi prise contre elle jusqu’au 17 décembre 2004. Le 16 décembre 2004, un autre argument a été présenté lors d’une audience devant la Cour de justice de l’Ontario à laquelle le ministre participait, s’opposant à ce qu’on prononce une nouvelle ordonnance interdisant le renvoi. Au terme de la plaidoirie du 16 décembre, la Cour a prolongé son ordonnance provisoire et indiqué qu’une décision définitive serait rendue au plus tard le 21 janvier 2005. L’avocate de Mme Alexander a avisé la Cour que, si la Cour fédérale rejetait la requête de Mme Alexander en vue d’obtenir un sursis de la mesure de renvoi du 17 décembre 2004, Mme Alexander pourrait présenter une requête urgente à la Cour de justice de l’Ontario en vue de faire modifier l’ordonnance provisoire de manière à autoriser Mme Alexander à emmener ses enfants à la Grenade. La Cour a confirmé que Mme Alexander avait cette possibilité.
[8]Le 17 décembre 2004, Mme Alexander a obtenu une autre ordonnance de la juge Layden‑Stevenson. L’ordonnance prolongeait le sursis accordé à Mme Alexander jusqu’au 30 janvier 2005, mais disposait qu’après cette date le ministre avait le droit d’exécuter la mesure de renvoi. La juge Layden‑Stevenson a conclu que Mme Alexander n’avait soulevé aucune question sérieuse. Le sursis provisoire était prolongé pour donner à Mme Alexander la possibilité de prendre les dispositions nécessaires pour son renvoi.
[9]Le 19 janvier 2005, la Cour de justice de l’Ontario a rendu une ordonnance définitive qui accordait à Mme Alexander la garde de ses deux enfants, interdisait le renvoi des enfants de la province de l’Ontario pour six mois et accordait au père de Dameon le droit de visite auprès de l’enfant. Le dispositif de cette ordonnance est reproduit à l’annexe B des présents motifs. L’ordonnance indiquait que Mme Alexander pouvait déposer une nouvelle demande auprès de la Cour de justice de l’Ontario pour obtenir une prolongation du délai de six mois dans le cas où elle souhaitait présenter d’autres éléments de preuve sur la situation à la Grenade. Le délai de six mois a expiré le jour des plaidoiries sur les présentes demandes de contrôle judiciaire. L’avocate a indiqué qu’aucune prolongation n’avait été demandée à la Cour de justice de l’Ontario, mais qu’elle envisageait de le faire.
[10]Le 24 janvier 2005, Mme Alexander a de nouveau demandé un report de son renvoi, alors prévu pour le 1er février 2005, dans l’attente de la décision qui devait être rendue sur une seconde demande fondée sur des considérations humanitaires (CH). Les motifs de la demande de report étaient les suivants :
a) le renvoi du Canada de Mme Alexander allait à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants et leur maintien au Canada était dans l’intérêt supérieur des enfants;
b) le renvoi de Mme Alexander sans ses enfants signifierait le placement des enfants sous la garde d’une Société d’aide à l’enfance, parti qui n’était ni raisonnable ni respectueux des considérations humani-taires;
c) le renvoi de Mme Alexander sans ses enfants serait un outrage au tribunal et une violation de l’ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario relative à la garde, au non‑renvoi des enfants et au droit de visite;
d) le renvoi de Mme Alexander pendant que sa demande CH était en instance serait une violation de la Convention relative aux droits de l’enfant [20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3] des Nations Unies (la Convention);
e) le renvoi de Mme Alexander à la Grenade dans le contexte de la dévastation du pays par l’ouragan Ivan la priverait de ses droits humains fondamentaux à un refuge, à de la nourriture et à des soins médicaux adéquats;
f) le renvoi de Mme Alexander à la Grenade aggraverait son diabète compte tenu de l’absence actuelle de services médicaux à la Grenade.
[11]La demande de report a été refusée par une agente le 26 janvier 2005. Mme Alexander demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision (la seconde décision) dans le dossier IMM‑500‑05.
[12]Par ordonnance du 14 février 2005, le juge Campbell de la Cour a prononcé un sursis de la mesure de renvoi de Mme Alexander jusqu’à la décision sur la présente demande de contrôle judiciaire ou au plus tard le 19 juillet 2005. Le juge Campbell a conclu que le sursis prévu par la loi soulevait une question sérieuse. Il a ensuite autorisé les deux demandes et ordonné leur réunion en vue de l’instruction. Le sursis accordé par le juge Campbell expirait le jour suivant l’audience relative aux présentes demandes, mais le ministre a convenu de ne pas procéder au renvoi de Mme Alexander avant un délai minimal de 14 jours à compter de la publication des présents motifs.
[13]Le 17 juin 2005, la Cour de justice de l’Ontario a rejeté une requête déposée par Mme Alexander contre l’agente pour outrage au tribunal à l’égard de l’ordonnance du 19 janvier 2005.
LA PREMIÈRE DÉCISION, DATÉE du 1er NOVEMBRE 2004
[14]Donnant suite à la lettre adressée par l’avocate de Mme Alexander, qui affirmait que l’ordonnance provisoire entraînait un sursis de la mesure de renvoi, l’agent de renvoi a télécopié la réponse suivante le 1er novembre 2004 :
[traduction] En réponse à votre télécopie du 27 octobre 2004, je vous transmets la position de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’il n’y a pas de sursis selon l’alinéa 50a) pour Lena Alexander. Par conséquent, son renvoi prévu le 4 novembre 2004 doit toujours avoir lieu.
Pour tout autre renseignement, veuillez communiquer avec moi.
LA DEUXIÈME DÉCISION, DATÉE DU 26 JANVIER 2005
[15]Par lettre datée du 26 janvier 2005, adressée à l’avocate de Mme Alexander, l’agente de renvoi a répondu à la demande de report en signalant que l’Agence des services frontaliers du Canada est tenue par l’article 48 de la Loi d’exécuter les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent raisonnablement. Après examen de la demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi faite par Mme Alexander, l’agente n’a pas estimé que le report de l’exécution de la mesure de renvoi était approprié dans les circonstances de l’espèce. L’agente a confirmé que le renvoi de Mme Alexander était prévu pour le 1er février 2005.
[16]Dans les notes de l’agente consignées au dossier, qui doivent être considérées comme les motifs de sa décision, elle a reconnu que la raison de la demande de report de l’exécution du renvoi faite par Mme Alexander était l’attente de la décision sur la deuxième demande fondée sur des considérations humanitaires présentée en novembre 2004, après le rejet de la demande antérieure en septembre 2004.
[17]L’agente a ensuite noté que Mme Alexander avait disposé d’un délai suffisant pour organiser ses affaires, car Citoyenneté et Immigration cherchait à exécuter la mesure de renvoi depuis 2002. Il y avait eu diverses demandes de report et le renvoi de Mme Alexander avait par le passé fait l’objet de report, d’annulation ou de sursis à un certain nombre de reprises.
[18]L’agente a fait observer que les enfants de Mme Alexander ne sont pas visés par une mesure de renvoi et peuvent rester au Canada. De l’avis de l’agente, Mme Alexander avait eu un délai suffisant pour prendre d’autres dispositions à l’égard de ses enfants dans le cas où elle était renvoyée du Canada.
[19]S’agissant du retour à la Grenade, l’agente a noté qu’il n’y avait pas de moratoire en cours ou de directive courante au sujet du non‑renvoi de citoyens vers la Grenade en raison de la situation dans pays. Ainsi, depuis l’ouragan du milieu de 2004, Citoyenneté et Immigration avait procédé à des renvois vers la Grenade et le ministère avait été informé que les citoyens avaient repris leurs activités quotidiennes. L’agente a aussi déclaré que la demande d’ERAR de Mme Alexander avait été refusée au motif que le retour de Mme Alexander à la Grenade ne présentait pas de risques.
[20]Enfin, l’agente a renvoyé à l’ordonnance de la Cour du 17 décembre 2004, qui déclarait que le ministre avait le droit de faire exécuter le renvoi de Mme Alexander après le 30 janvier 2005.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[21]Mme Alexander soulève les questions suivantes à trancher.
S’agissant des demandes en général :
1. L’ordonnance provisoire et l’ordonnance définitive de la Cour de justice de l’Ontario, qui accordent à la demanderesse la garde exclusive de ses enfants et qui interdisent le renvoi des enfants de l’Ontario, entraînent‑elles un sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi?
2. Le renvoi d’un parent gardien viole‑t‑il l’article 7 de la Charte en portant atteinte au droit de l’enfant à la « sécurité de sa personne » en brimant le droit de l’enfant à une vie familiale? Le cas échéant, cette atteinte est‑elle une limite raisonnable prévue par la loi dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte?
S’agissant de la première décision :
3. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de motiver sa décision?
S’agissant de la deuxième décision :
4. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en ne fournissant pas de motifs suffisants?
5. L’agente a‑t‑elle abusé de son pouvoir discrétionnaire et omis de prendre en considération les facteurs pertinents dans sa décision relative au report du renvoi de la demanderesse?
6. L’agente a‑t‑elle omis de considérer la preuve et décidé de refuser le report du renvoi de la demanderesse sans égard à la preuve, agissant ainsi de façon abusive et arbitraire?
[22]Mme Alexander n’a pas développé la question succinctement soulevée dans sa plaidoirie écrite se rapportant au point que la deuxième décision aurait été prise de manière inéquitable du fait que l’agente avait fondé sa décision, en partie, sur une preuve extrinsèque.
LA NORME DE CONTRÔLE
[23]Aucune partie n’a traité de cette question dans ses observations écrites. Au cours des plaidoiries, leurs avocats ont reconnu que diverses normes de contrôle devaient s’appliquer aux diverses questions soulevées dans les présentes demandes et convenu que les normes de contrôle appropriées étaient les suivantes.
[24]Les décisions des agents de renvoi sur l’absence du sursis prévu par la loi doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Il s’agit là en effet d’une question de droit, soit l’interprétation et l’application correctes de l’alinéa 50a) de la Loi. La question de l’application de la Charte est également une question de droit à trancher selon la norme de la décision correcte. L’existence et la suffisance des motifs sont une question d’équité procédurale. Par conséquent, la décision sur la suffisance ou l’insuffisance des motifs fournis pour les deux décisions visées est un point que la Cour doit trancher; aucune « norme de contrôle » n’est applicable à ce sujet. S’agissant du caractère raisonnable de la seconde décision, la décision d’un agent de reporter ou de refuser le report d’un renvoi doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. Voir la décision Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1430.
L’ANALYSE
[25]Je passe maintenant à l’examen des questions soulevées, dans l’ordre établi ci‑dessus.
1. L’ordonnance provisoire et l’ordonnance définitive de la Cour de justice de l’Ontario entraînent‑elles un sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi?
[26]L’alinéa 50a) de la Loi prévoit :
50. Il y a sursis de la mesure de renvoi dans les cas suivants :
a) une décision judiciaire a pour effet direct d’en empêcher l’exécution, le ministre ayant toutefois le droit de présenter ses observations à l’instance;
[27]Mme Alexander invoque également l’article 234 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), qui prévoit :
234. Il est entendu que, pour l’application de l’alinéa 50a) de la Loi, une décision judiciaire n’a pas pour effet direct d’empêcher l’exécution de la mesure de renvoi s’il existe un accord entre le procureur général du Canada ou d’une province et le ministère prévoyant :
a) soit le retrait ou la suspension des accusations au pénal contre l’étranger au moment du renvoi;
b) soit le retrait de toute assignation à comparaître ou sommation à l’égard de l’étranger au moment de son renvoi.
[28]À l’appui de son argumentation sur l’existence d’un sursis en vertu de la loi, Mme Alexander fait valoir les points suivants :
1. Considérant l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21 (reproduit à l’annexe C des présents motifs), et le principe d’interprétation des lois formulé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, l’interprétation législative doit être large et s’harmoniser avec l’esprit de la Loi, l’objet de la Loi et l’intention du législateur.
2. Parmi les objets de la Loi, l’alinéa 3(1)d) inclut celui de veiller à la réunification des familles au Canada.
3. Suivant les alinéas 3(3)d) et f), la Loi doit être interprétée de manière que les décisions prises en vertu de la Loi soient conformes à la Charte et aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. L’un de ces instruments, la Convention, prévoit à l’article 3 :
Article 3
1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien‑être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, [. . .]
4. L’alinéa 50a) de la Loi interprété selon son sens ordinaire indique clairement que ce serait contrevenir aux ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario de renvoyer Mme Alexander du Canada et de priver ainsi les enfants de ses soins et de sa garde physique. Ces ordonnances ont été prononcées dans le cadre d’une procédure où le ministre avait la possibilité de présenter des observations.
5. À l’article 234 du Règlement, le législateur a défini les situations dans lesquelles une décision judiciaire n’a pas pour effet direct d’empêcher l’exécution de la mesure de renvoi. L’exécution de la mesure de renvoi en l’espèce ne tombe pas dans le champ des situations définies dans l’article. Ce fait appuie l’interprétation que fait Mme Alexander de la loi.
[29]Au départ, je note que la Cour supérieure de justice de l’Ontario (Cour de la famille) a reconnu qu’il appartient à la présente Cour de décider si une ordonnance d’un tribunal provincial va directement à l’encontre d’une mesure de renvoi prononcée en vertu de la Loi. Voir, par exemple, la décision Wozniak v. Brunton (2003), 28 Imm. L.R. (3d) 1 (C.S.J. Ont.).
[30] Ayant examiné la jurisprudence et les conventions internationales invoquées par les parties, je conclus que l’exécution de la mesure de renvoi contre Mme Alexander n’irait directement à l’encontre ni de l’ordonnance provisoire, ni de l’ordonnance définitive de la Cour de justice de l’Ontario. Par conséquent, il n’existait pas de sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi. Les motifs de ma conclusion sont les suivants.
[31]En premier lieu, une fois accordée la garde parentale à Mme Alexander, les ordonnances prévoyaient ensuite que [traduction] « les enfants de Mme Alexander ne doivent pas être renvoyés de la province de l’Ontario ». En appliquant le sens grammatical et ordinaire du membre de phrase « n’a pas pour effet direct d’empêcher », qui figure à l’alinéa 50a) de la Loi, je conclus que la seule chose que les ordonnances ont pour effet direct d’empêcher, c’est que l’un ou l’autre des enfants de Mme Alexander soit renvoyé de l’Ontario. La mesure de renvoi s’applique seulement à Mme Alexander, car ses deux enfants sont des citoyens canadiens qui jouissent du droit absolu de demeurer au Canada. Par conséquent, la mesure de renvoi n’a aucun effet sur le lieu matériel où se trouvent les enfants de Mme Alexander. Confrontée au renvoi, Mme Alexander pourrait (comme elle l’avait auparavant envisagé en cas d’échec de sa demande de sursis) s’adresser à la Cour de justice de l’Ontario pour obtenir une modification de son ordonnance ou prendre des dispositions pour laisser ses enfants au Canada. Aucune de ces options n’irait à l’encontre de l’exécution de l’ordonnance provisoire ou de l’ordonnance définitive.
[32]En deuxième lieu, l’alinéa 50a) de la Loi est fondamentalement semblable à l’alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, maintenant abrogée (reproduit à l’annexe D des présents motifs). À la lumière des similitudes entre les deux dispositions, la jurisprudence relative à l’interprétation de l’alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi aide à interpréter la disposition actuelle.
[33]Dans la décision Mobtagha c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 108 (1re inst.) (QL), mon collègue le juge Rouleau a examiné si une mesure d’expulsion faisait l’objet d’un sursis dans le cas où la personne visée par l’ordonnance avait été déclarée non coupable d’une infraction criminelle pour cause d’aliénation mentale et avait de ce fait été placée en détention sur ordonnance du lieutenant‑gouverneur du Québec. Au moment prévu pour le renvoi, l’exigence d’incarcération avait été annulée, sous réserve que la personne visée vive dans un endroit approuvé, respecte ses rendez‑vous chez son médecin ou son thérapeute, prenne ses médicaments et ne trouble pas l’ordre public. Le juge Rouleau a passé en revue la jurisprudence antérieure de la Cour pour conclure que la loi accordait un sursis dans le seul cas où la personne était visée par une ordonnance judiciaire renfermant des dispositions précises dont l’exécution de la mesure d’expulsion entraînerait la violation. Le juge Rouleau a conclu qu’il n’y avait pas matière à sursis dans l’affaire dont il était saisi du fait qu’une ordonnance du lieutenant‑gouverneur du Québec ne constituait pas une ordonnance d’un organe judiciaire et qu’aucune des conditions n’exigeait que la personne visée comparaisse devant un tribunal à un moment ou dans un lieu précis.
[34]Cette jurisprudence appuie l’interprétation de l’alinéa 50a) de la Loi selon laquelle, pour qu’il y ait contravention directe à une ordonnance judiciaire, il faut qu’une disposition expresse de l’ordonnance soit incompatible ou inconciliable avec le renvoi de la personne visée.
[35]En troisième lieu, les dispositions légales doivent s’interpréter en harmonie avec l’esprit et l’objet de la Loi ainsi qu’avec l’intention du législateur. Dans l’arrêt Cuskic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 3, la Cour d’appel fédérale a examiné la question de savoir si l’exécution d’une mesure de renvoi à l’encontre d’une personne visée par une ordonnance de probation renfermant l’obligation de se présenter devant un agent de probation sur une base périodique précise irait directement à l’encontre de l’ordonnance de probation et permettrait ainsi d’invoquer le sursis prévu à l’alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi. La Cour d’appel a reconnu que l’obligation de la personne visée de se présenter régulièrement devant son agent de probation exigeait la présence au Canada. Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’alinéa 50(1)a) ne pouvait être interprété de manière littérale sans prendre dûment en considération l’esprit général de l’ancienne Loi. Aux paragraphes 25 et 26, le juge Létourneau a écrit au nom de la Cour :
À mon avis, l’interprétation large que l’on a donnée aux exceptions précises prévues à l’article 50, en particulier à l’alinéa 50(1)a), mène à des conséquences injustes et déraisonnables que le législateur fédéral n’a pu vouloir produire. J’estime qu’il convient, dans les circonstances de l’espèce, [traduction] « où il semble que les conséquences de l’adoption d’une interprétation seraient absurdes [. . .] de la rejeter en faveur d’une solution de rechange plausible qui évite l’absurdité » : voir R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd., 1994, Toronto : Butterworths, à la page 79. La solution de rechange consiste, selon moi, à considérer que les ordonnances de probation n’étaient pas destinées à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi valable et à empêcher le ministre de remplir l’obligation que lui impose l’article 48 de la Loi d’agir de façon diligente et expéditive.
Accepter l’interprétation que le juge saisi en révision a donnée à l’alinéa 50(1)a) va à l’encontre de l’objectif de la partie III de la Loi, qui, répétons‑le, est l’expulsion rapide du Canada des individus non admissibles, et compromet l’efficacité de la Loi dans son ensemble.
[36]Sur ce fondement, la Cour a conclu que l’exécution de la mesure de renvoi n’irait pas directement à l’encontre de l’ordonnance de probation de façon à entraîner le sursis prévu par la loi.
[37] En l’espèce, je conclus que la Loi comprend un régime global qui autorise l’immigration au Canada de ressortissants étrangers et assure la protection de ceux qui ont besoin de la protection de substitution du Canada. Les aspects fondamentaux de ce régime, dans la perspective de la présente procédure, sont les suivants :
1. Les non‑citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer au Canada ou d’y demeurer (voir l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 733).
2. Dans le cas où un ressortissant étranger est visé par une mesure de renvoi exécutoire, il est tenu de quitter le Canada immédiatement et le ministre est tenu de faire exécuter la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent (voir le paragraphe 48(2) de la Loi).
3. La Cour fédérale a compétence exclusive pour accorder une réparation extraordinaire, notamment une réparation provisoire, en vertu de la Loi.
4. Selon la Loi, l’intérêt supérieur des enfants touchés est un facteur important à prendre en compte et auquel il faut attribuer un poids important (voir, par exemple, le paragraphe 25(1) de la Loi et l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). Toutefois, l’intérêt supérieur des enfants n’est qu’un facteur parmi d’autres à considérer selon la Loi. Dans l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358, la Cour d’appel fédérale a conclu au paragraphe 12 que « [l]e Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle‑même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays ».
[38]L’interprétation de l’alinéa 50a) invoquée par Mme Alexander ne cadre pas, à mon avis, avec ce régime. Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555, aux paragraphes 4 et 5 :
On détermine l’« intérêt supérieur de l’enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi de l’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille, celle‑ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant.
L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse—qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs—qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non‑renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non‑renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises. [Non souligné dans l’original.]
[39]Comme le reconnaît la juge Waldman dans les motifs qui justifient l’ordonnance définitive de la Cour de justice de l’Ontario rendue le 19 janvier 2005, les tribunaux tels que la Cour de justice de l’Ontario ont la responsabilité exclusive et la seule préoccupation de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants. Comme l’intérêt supérieur de l’enfant penche presque toujours en faveur du non‑renvoi du parent du Canada et que, néanmoins, en droit, la présence de l’enfant au Canada ne constitue pas un empêchement absolu au renvoi du parent, je conclus que l’interprétation de l’alinéa 50a) de la Loi invoquée par Mme Alexander est en contradiction avec le régime global de la Loi. Comme dans l’arrêt Cuskic, je conclus qu’interpréter l’alinéa 50a) de la Loi de manière à ce que l’exécution de la mesure de renvoi en l’espèce n’aille pas directement à l’encontre des ordonnances de la Cour de justice de l’Ontario est en conformité avec l’esprit de la Loi.
[40]Pour arriver à cette conclusion, j’ai pris en considération l’argument de Mme Alexander portant que, parce qu’elle avait obtenu la garde exclusive de ses enfants, elle devait conserver la garde physique de ses enfants. Il s’ensuit, dit‑elle, que si elle est renvoyée du Canada, ses enfants doivent la suivre, ce qui constituerait leur renvoi de l’Ontario, soit une contravention directe aux ordonnances visées. Toutefois, je ne suis pas disposée à conclure que la garde parentale, ou la garde parentale exclusive, impose au parent gardien la garde physique de l’enfant à tout moment. Par exemple, l’attribution de la garde, en droit, ne serait pas automatiquement touchée par l’incarcération ou l’extradition du parent gardien. De la même manière, les parents gardiens peuvent envoyer leurs enfants à l’étranger pour leurs études ou pour d’autres raisons. Dans l’arrêt Chou v. Chou (2005), 253 D.L.R. (4th) 548, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a récemment décrit la signification du terme « garde » de la manière suivante [au paragraphe 21] :
[traduction] Il comprend un faisceau de droits et d’obligations, désignés comme « accessoires » aux articles 20 et 21 de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, ch. C‑12, modifiée. Les affaires de droit de la famille portent souvent sur l’attribution des droits de garde. Ces droits comprennent le droit à la garde physique et au contrôle de l’enfant, le droit de contrôler le lieu de résidence de l’enfant, de châtier l’enfant, de prendre des décisions sur l’éducation de l’enfant, d’élever l’enfant dans une religion particulière ou sans religion et de prendre des décisions sur les soins et les traitements médicaux. [Non souligné dans l’original.]
[41]Par conséquent, la garde de l’enfant permet au parent gardien de contrôler le lieu de résidence de l’enfant, mais ne prescrit pas nécessairement sa cohabitation avec l’enfant.
[42]J’ai examiné également l’argument de Mme Alexander fondé sur la Convention. Dans l’arrêt Baker, aux paragraphes 69 et 70, la Cour suprême a conclu que, bien que la Convention n’ait pas été incorporée à la législation nationale, de sorte que ses dispositions « n’ont donc aucune application directe au Canada », « [l]es valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent, toutefois, être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois et en matière de contrôle judiciaire ». Dans la décision De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.F. 162 (C.F.), mon collègue le juge Kelen a conclu, aux paragraphes 53 à 55, que l’effet de l’alinéa 3(3)f) de la Loi n’était pas d’incorporer les conventions internationales portant sur les droits de l’homme dans la législation canadienne ni d’outrepasser les termes simples d’une loi. Il a conclu plutôt que l’alinéa 3(3)f) de la Loi codifiait « le principe fondamental d’interprétation législative en common law selon lequel les lois internes devraient être interprétées de façon à refléter les valeurs contenues dans les conventions internationales portant sur les droits de l’homme auxquelles le Canada a adhéré ». Voir également dans le même sens l’arrêt Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299 (C.A.F.), au paragraphe 35, dans le contexte de l’alinéa 3(3)d) de la Loi.
[43]Sur le fondement de cette jurisprudence, je conclus que la mise en vigueur de la Loi, et plus précisément l’adoption de l’alinéa 3(3)d), n’a pas rehaussé le statut de la Convention au Canada.
[44]Ce point est pertinent, car la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 469 (QL), a déjà examiné l’effet de l’article 3 de la Convention sur le droit du ministre de prendre une mesure de renvoi à l’encontre du parent d’un enfant. Au paragraphe 11, le juge Décary a écrit au nom de la Cour :
Le procureur des appelants a aussi soutenu que le renvoi des parents irait à l’encontre des obligations internationales qu’aurait contractées le Canada en ratifiant la Convention relative aux droits de l’enfant. Quand bien même ces obligations internationales auraient été intégrées par législation au droit domestique canadien, ce qui n’est pas le cas, il suffit de prendre connaissance des articles 9 et 10 de cette Convention pour constater qu’ici encore, les prétentions de Me Grey seraient dénuées de tout fondement.
[45]Je conclus donc que la Convention n’appuie pas le raisonnement de Mme Alexander, contrairement à ce que prétend celle‑ci.
[46]Enfin, dans la mesure où Mme Alexander se fonde sur l’article 234 du Règlement, l’article commence par les mots « [i]l est entendu que ». Cette formulation ne donne pas à entendre que l’article vise à fournir une liste exhaustive des situations dans lesquelles une ordonnance judiciaire n’empêcherait pas l’exécution d’une mesure de renvoi. Encore une fois, je conclus que l’article n’étaye pas la position de Mme Alexander.
2. Le renvoi d’un parent gardien va‑t‑il à l’encontre de l’article 7 de la Charte?
[47]L’article 7 de la Charte dispose :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[48]On fait valoir au nom de Mme Alexander les points suivants :
1. L’interprétation que donne le ministre de l’alinéa 50a) de la Loi contrevient à l’article 7 de la Charte car elle brime gravement les droits à la liberté et à la sécurité de la personne de Mme Alexander et de sa famille. Cette atteinte, prétend‑on, est directement causée par le refus du gouvernement de reconnaître l’authentique relation enfant à charge‑parent qui existe entre eux et par son refus de reconnaître et de privilégier l’intérêt supérieur de l’enfant.
2. Étant donné l’ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario, l’exécution de la mesure de renvoi porte atteinte aux droits conférés par l’article 7 de la Charte, en contravention des principes de justice fondamentale. On fait en effet valoir que si le mandataire du ministre peut aller à l’encontre d’une ordonnance judiciaire, l’indépendance des tribunaux est compromise du fait que le « fonctionnaire » l’aura « emporté » sur le processus judiciaire. De plus, cette mesure de type « décret » constituera une intervention fédérale sur une ordonnance de compétence provinciale.
3. À titre subsidiaire, si les ordonnances n’entraînent pas un sursis selon la loi, [traduction] l’« exécution de la mesure de renvoi contrevient aux principes de justice fondamentale dans la mesure où elle est ultra vires du fait qu’elle empiète sur la compétence exclusive des tribunaux provinciaux en matière de droit de la famille, ce qui va à l’encontre de la règle de droit et du fédéralisme selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur la sécession du Québec ».
[49] À mon avis, ces arguments doivent échouer parce que la Cour d’appel fédérale a décidé dans l’arrêt Langner que la Charte ne s’applique pas dans ces cas.
[50] Dans l’affaire Langner, les parents de deux enfants nés au Canada sollicitaient un jugement déclaratoire portant que les mesures d’interdiction de séjour prononcées à l’encontre des parents portaient atteinte aux droits de leurs enfants en vertu de la Charte. Le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour, a confirmé la décision de la présente Cour qui avait rejeté l’action. Le juge Décary a conclu : premièrement, que le gouvernement n’avait pris aucune mesure qui pourrait permettre d’invoquer l’application de la Charte; deuxièmement, que même si la Charte s’appliquait, aucune liberté protégée n’avait été violée, du fait que les demandeurs n’avaient aucun droit de demeurer au Canada et que les mesures de renvoi étaient tout à fait conformes aux dispositions de la Charte; et troisièmement, qu’un enfant n’avait aucun droit constitutionnel de n’être jamais séparé de ses parents.
[51] Les avocats de Mme Alexander soutiennent que l’arrêt Langner ne fait plus jurisprudence parce qu’il n’a pas été rendu dans le cadre de la Loi actuelle, qui diffère à des égards importants de l’ancienne loi en raison des dispositions des alinéas 3(3)d) et f) et du paragraphe 25(1) de la Loi.
[52]J’ai traité précédemment de l’effet des alinéas 3(3)d) et f) de la Loi. En résumé, en m’appuyant sur les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Charkaoui (Re), au paragraphe 35, et sur la décision De Guzman, de la présente Cour aux paragraphes 53 à 55, je conclus que rien à l’article 3 de la Loi n’invalide la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Langner.
[53]J’ai des réserves sur l’application à l’espèce du paragraphe 25(1) de la Loi, qui traite des considérations humanitaires, mais la Cour suprême a conclu à ce sujet :
i) tout en constituant un élément important qui doit être pris en considération dans de nombreux contextes, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas un principe de justice fondamentale et n’est pas une condition essentielle à l’exercice de la justice. Voir l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, au paragraphe 10;
ii) la Charte ne protège pas le droit de conserver et de continuer une relation parent‑enfant. Voir l’arrêt Augustus c. Gossett, [1996] 3 R.C.S. 268, au paragraphe 53.
[54]Ces conclusions sont en conformité avec celles de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Langner. En définitive, l’arrêt Langner demeure à mes yeux une jurisprudence valide qui lie la présente Cour.
[55]Il s’ensuit qu’aucune violation de l’article 7 de la Charte n’a été établie.
3. L’agent a‑t‑il commis une erreur en omettant de motiver sa décision?
[56]Mme Alexander s’appuie sur des extraits de l’arrêt Baker pour soutenir que l’effet de l’obligation d’équité impose de fournir les motifs d’une décision qui aura de graves conséquences sur la personne, et sur la décision Thomas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1477, de la présente Cour, reconnaissant qu’une décision de rejeter une demande de report d’une mesure de renvoi comporte des conséquences potentiellement graves, pour faire valoir que l’agent était tenu de motiver sa décision. Le fait de n’avoir fourni ni motifs ni notes constitue en soi, soutient‑elle, une erreur susceptible de révision.
[57]L’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Baker doit être lu intégralement. La Cour suprême a conclu que le contenu de l’obligation d’équité peut varier, et que la forme et les détails prescrits pour les motifs d’une décision varieront selon le contexte dans lequel s’inscrit la décision.
[58]S’agissant de la première décision, l’agent n’a rédigé aucune note et il n’a fourni aucun motif écrit à l’appui de la lettre qui expose la première décision. Toutefois, dans le contexte où la lettre a été écrite, l’agent ne répondait à aucune demande de Mme Alexander. Il répondait plutôt à l’affirmation de l’avocate selon laquelle, en droit, l’ordonnance provisoire entraînait un sursis selon la loi. Dans ce contexte, l’agent a répondu en énonçant la position des Services frontaliers du Canada qu’il n’y avait pas de sursis. Il affirmait simplement une position juridique. Je ne suis pas convaincue qu’en de pareilles circonstances l’obligation d’équité commande une explication ou une réponse plus détaillées.
[59]En outre l’agent a conclu sa lettre en déclarant que l’avocate pouvait communiquer avec lui si elle avait besoin d’autres renseignements. Aucun élément de preuve n’établit qu’on a demandé d’autres motifs ou explications. Dans la décision Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1301 (1re inst.) (QL), le juge Evans, aujourd’hui à la Cour d’appel fédérale, a fait observer au paragraphe 31 que l’obligation d’équité n’exige généralement de donner des motifs qu’à la demande de la personne visée par l’obligation d’équité et qu’en l’absence d’une telle demande, le défaut de fournir des motifs ne constitue pas un manquement à l’obligation d’équité. Par conséquent, j’estime que si Mme Alexander ou son avocate considéraient que l’agent avait donné une réponse ou une explication inadéquates, elles auraient dû demander d’autres éclaircissements.
[60]Par conséquent, je conclus que la prétention relative au manquement à l’obligation d’équité n’a pas été établie à l’égard de la première décision.
4. L’agente a‑t‑elle omis de fournir des motifs suffisants?
[61]Les circonstances qui ont mené à la seconde décision étaient très différentes de celles qui ont conduit à la première et l’agente a effectivement rédigé des notes qui éclairent les motifs de sa décision. La question soulevée concerne ici la suffisance des motifs.
[62]Pour appuyer sa prétention selon laquelle les motifs fournis par l’agente ne sont pas suffisants, Mme Alexander se fonde sur les paragraphes 21 et 22 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25. Le juge Sexton y a écrit au nom de la Cour :
L’obligation de motiver une décision n’est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants. Ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Toutefois, en règle générale, des motifs sont suffisants lorsqu’ils remplissent les fonctions pour lesquelles l’obligation de motiver a été imposée. Pour reprendre les termes utilisés par mon collègue le juge d’appel Evans [traduction] : « [t]oute tentative pour formuler une norme permettant d’établir le caractère suffisant auquel doit satisfaire un tribunal afin de s’acquitter de son obligation de motiver sa décision doit en fin de compte traduire les fins visées par l’obligation de motiver la décision ».
On ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents. [Notes de bas de page omises.]
[63]Les motifs de l’agente seraient insuffisants, prétend‑on, premièrement parce qu’ils ne reflètent pas le raisonnement qu’elle a suivi, mais formulent simplement des conclusions. Plus précisément, les motifs n’exposent pas de manière claire et évidente les raisons pour lesquelles l’agente n’a pas tenu compte de l’ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario, de l’intérêt supérieur des enfants et de la conjoncture à la Grenade. Deuxièmement, on soutient que les motifs indiquent que l’agente n’a pas pris en considération de larges parties de la preuve et qu’elle n’était pas attentive, ouverte et sensible à l’intérêt supérieur des enfants.
[64]À mon avis, la deuxième préoccupation mentionnée porte sur le caractère raisonnable de la seconde décision et non pas sur la suffisance des motifs. Autrement dit, dans la mesure où les motifs omettent de prendre en compte des facteurs pertinents ou des éléments de preuve pertinents, cette déficience vise le caractère raisonnable de la décision. Ces préoccupations seront donc examinées plus loin.
[65]S’agissant de la suffisance des motifs, la Cour d’appel fédérale a souligné dans l’arrêt VIA Rail Canada, que ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Il est pertinent de noter que le rôle du décideur de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans cette affaire était très différent de celui d’un agent d’exécution de la loi. En l’espèce, je conclus que les circonstances suivantes sont tout particulièrement pertinentes.
[66]Premièrement, la jurisprudence établit que les agents chargés de l’exécution de la loi disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité à l’égard du report d’un renvoi. Dans la décision Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 936 (1re inst.) (QL), le juge Nadon, aujourd’hui à la Cour d’appel fédérale, a examiné la nature de ce pouvoir discrétionnaire et il a écrit aux paragraphes 11 à 14 :
Je souscris entièrement à l’avis exprimé par le juge Dawson. À mon avis, l’arrêt Baker n’oblige pas l’agent chargé du renvoi à effectuer un examen approfondi de l’intérêt des enfants, et notamment du fait que les enfants sont Canadiens. Cela relève clairement du mandat d’un agent qui examine les raisons d’ordre humanitaire. « Inclure » pareil mandat au stade du renvoi donnerait en fait lieu à la présentation d’une demande préalable à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, ce qui n’est pas, à mon avis, ce que la loi exige. L’article 48 de la Loi sur l’immigration prévoit ce qui suit : « Sous réserve des articles 49 et 50, la mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent ». Les articles 49 et 50 traitent des cas de sursis à l’exécution prévus par la loi : par exemple, lorsque le demandeur a interjeté appel et qu’aucune décision n’a encore été rendue, ou lorsque d’autres procédures ont été engagées.
À mon avis, le pouvoir discrétionnaire que l’agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d’exécuter une mesure de renvoi, l’agent chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d’autres raisons à l’encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n’ont pas encore été réglées à cause de l’arriéré auquel le système fait face. Ainsi, en l’espèce, le renvoi de la demanderesse, qui devait avoir lieu le 10 mai 2000, a pour des raisons de santé été reporté au 31 mai 2000. En outre, à mon avis, l’agent chargé du renvoi avait le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi tant que l’enfant de la demanderesse, qui était âgée de huit ans, n’avait pas terminé son année scolaire.
En ce qui concerne les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui sont en instance, à coup sûr, le fait que pareille demande ne soit toujours pas réglée n’empêche pas l’exécution d’une mesure de renvoi valide. Comme le juge Noël l’a avec raison fait remarquer : « Décider autrement reviendrait en fait à permettre aux demandeurs de surseoir automatiquement et unilatéralement à l’exécution de mesures de renvoi valablement prises en déposant la demande appropriée et ce, selon leur volonté et à leur loisir. Cette conséquence n’est certainement pas celle visée par le législateur. »
En ce qui concerne les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire mettant en cause des enfants canadiens, je ne puis souscrire à l’avis exprimé par la demanderesse—à savoir, que l’agent chargé du renvoi doit reporter le renvoi d’un parent dont les enfants sont canadiens en attendant le règlement de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire qu’ils ont présentée. La demanderesse sollicite un jugement déclaratoire enjoignant à l’agent chargé d’exécuter la loi de tenir compte de l’intérêt de ses enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi. Comme je l’ai mentionné, l’article 48, qui s’applique à l’agent chargé du renvoi, ne peut pas être ainsi interprété. À cet égard, la Cour d’appel fédérale a fait les remarques suivantes, dans l’arrêt Langner c. MEI, (1995) 184 N.R. 230, à la page 232 :
Les appelants, procédant par action en jugement déclaratoire, demandent rien de moins à cette Cour, essentiellement, que de déclarer que le seul fait que des personnes, qui n’ont par ailleurs aucun droit de demeurer au Canada, aient eu un enfant au Canada, empêche le gouvernement canadien de mettre à exécution une ordonnance d’expulsion validement prononcée contre elles. Bref, il suffirait d’avoir un enfant en territoire canadien et d’invoquer les droits de citoyenneté canadienne de cet enfant, pour contourner les lois canadiennes d’immigration et obtenir indirectement ce qu’il n’était pas possible d’obtenir directement dans le respect des lois.
En outre, en ce qui concerne le fait de séparer les enfants de leurs parents, la Cour d’appel a dit ce qui suit, à la page 234 :
De plus, un enfant n’a pas de droit constitutionnel à n’être jamais séparé de ses parents : il suffit de penser à l’emprisonnement, à l’extradition, voire au divorce, pour constater que le droit de l’enfant est d’être là où son meilleur intérêt demande qu’il soit, et ce n’est pas nécessairement dans le meilleur intérêt d’un enfant qu’il soit en compagnie de ses parents. [Notes de bas de page omises, non souligné dans l’original.]
[67]Deuxièmement, l’objectif visé par la condition relative aux motifs doit être considéré. En plus d’exposer à la personne visée la raison motivant une décision particulière, les motifs de l’agent d’exécution de la loi fournissent le fondement sur lequel la décision peut faire l’objet d’une révision judiciaire par la Cour.
[68]Enfin, la Cour doit être attentive aux préoccupations administratives. L’obligation d’équité consiste à donner une souplesse suffisante aux décideurs en acceptant que divers types d’explications écrites puissent être suffisants. Bien que cela touche dans une certaine mesure la forme des motifs, le juge Evans, aujourd’hui à la Cour d’appel fédérale, avait reconnu dans la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL), au paragraphe 16, que les décideurs ne sont pas tenus de « faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et [d’]expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve [. . .] Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs [… ] constituerait un fardeau beaucoup trop lourd ».
[69]En l’espèce, les motifs fournis par l’agente sont présentés aux paragraphes 15 à 20 ci‑dessus. J’estime que ces motifs sont suffisants pour expliquer à Mme Alexander les raisons du rejet de la demande de report et les éléments de preuve et facteurs pris en considération par l’agente pour arriver à sa conclusion. L’agente a fait état du motif pour lequel le report était demandé, du rejet de la demande antérieure fondée sur des considérations humanitaires, du fait que Mme Alexander avait eu un délai suffisant pour organiser ses affaires avant son renvoi (notamment un délai suffisant pour veiller à organiser un mode de garde adéquat pour ses enfants dans le cas où ils devaient demeurer au Canada), du rejet de la demande d’ERAR de Mme Alexander, de la décision de la Cour fédérale portant que le ministre pouvait faire procéder au renvoi de Mme Alexander après le 30 janvier 2005 et du fait qu’il n’y avait ni moratoire ni directive interdisant le renvoi de personnes à la Grenade, malgré les dommages causés par l’ouragan Ivan. Ces motifs permettent à la Cour de contrôler la seconde décision et s’inscrivent dans la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agente.
[70]Par conséquent, je conclus qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale qui serait issu de l’insuffisance des motifs de l’agente.
5. La seconde décision était‑elle déraisonnable du fait que l’agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire?
[71]Mme Alexander s’appuie sur la décision de la Cour dans Lukic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.J. no 325 (1re inst.) (QL), pour faire valoir [au paragraphe 21] qu’« [u]n décideur n’abuse illégalement de son pouvoir discrétionnaire que lorsqu’il considère qu’un facteur est déterminant, peu importe l’existence ou la valeur de considérations compensa-trices ». Elle prétend que l’agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire à deux égards :
1. premièrement, en adoptant la position qu’elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi de Mme Alexander à la Grenade parce qu’il n’y avait aucun moratoire sur les renvois à la Grenade;
2. deuxièmement, en ne prenant en compte que la question de savoir si Mme Alexander aurait pu s’organiser autrement pour la garde de ses enfants dans le cas où elle était expulsée et en omettant de prendre en compte tous les autres facteurs pertinents.
[72]S’agissant du premier chef d’abus allégué, je suis persuadée que l’agente n’a pas considéré l’absence d’un moratoire comme un facteur déterminant et liant sa décision de refuser le report du renvoi. L’agente a considéré divers autres facteurs, notamment le refus antérieur de la demande fondée sur des considérations humanitaires, le délai dont disposait Mme Alexander pour planifier son renvoi et le fait que les enfants de Mme Alexander pouvaient demeurer au Canada. L’absence de moratoire sur la Grenade était seulement l’un des facteurs pris en compte par l’agente.
[73]S’agissant du second chef, je reconnais que l’agente ne s’est pas livrée à une analyse détaillée de l’intérêt supérieur des enfants de Mme Alexander. Cependant, il ressort de la jurisprudence, comme la décision Simoes, qu’un agent de renvoi n’est pas tenu de procéder à une évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans la décision John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 420, ma collègue la juge Snider, au paragraphe 20, doute qu’il y ait « obligation pour l’agent chargé du renvoi de prendre en compte les facteurs d’ordre humanitaire, y compris la conséquence du renvoi pour l’enfant qui est un citoyen canadien ». Elle a poursuivi en affirmant, au paragraphe 23 :
Normalement, une méthode raisonnable à l’égard de cette difficile question de l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant consisterait à considérer l’obligation comme un ensemble d’éléments homogènes. À une extrémité de cet ensemble, il y aurait l’analyse approfondie nécessaire dans le contexte d’une demande CH, selon la description contenue dans l’arrêt Baker, précité. À l’autre extrémité de cet ensemble, il y aurait une attention moins profonde, mais néanmoins marquée, accordée par le décideur à l’enfant touché par la décision. À mon avis, l’obligation, s’il en existait une, d’un agent chargé du renvoi d’examiner l’intérêt des enfants nés au Canada se situerait du côté de l’attention moins profonde de l’ensemble. Cette obligation serait compatible avec la nature de l’article 48 de la Loi sur l’immigration. Ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que le renvoi devrait être différé pour tenir compte des enfants d’une personne qui fait l’objet d’une mesure de renvoi et alors seulement dans la mesure où les facteurs n’ont pas pu être pris en compte à l’étape de la demande CH. [Non souligné dans l’original.]
[74]Mme Alexander se fonde sur la décision de ma collègue la juge Simpson, dans Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1341, pour faire valoir le report du renvoi dans les cas où une demande fondée sur des considérations humanitaires est en instance et soulève la question de l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, cette décision a été rendue dans le contexte d’une requête en sursis d’une mesure de renvoi et n’établit que l’existence d’une question sérieuse à cet égard.
[75]Étant donné que l’agente n’était pas tenue d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants de Mme Alexander, je ne suis pas convaincue qu’elle ait abusé de son pouvoir discrétionnaire en indiquant seulement que Mme Alexander avait eu largement le temps de prendre des dispositions au sujet de ses enfants. Par conséquent, je ne conclus pas que l’agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire, comme on l’allègue.
6. L’agente a‑t‑elle omis de considérer la preuve et décidé de refuser le report du renvoi sans égard à la preuve, agissant ainsi de façon abusive et arbitraire?
[76]On fait valoir, au nom de Mme Alexander, que l’agente n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui lui étaient présentés, à savoir :
a) la première demande de Mme Alexander fondée sur des considérations humanitaires n’avait pas pris en considération l’intérêt supérieur des enfants et sa deuxième demande, toujours en instance, traiterait la question de l’intérêt supérieur des enfants;
b) Mme Alexander est la seule pourvoyeuse de soins à ses deux enfants et le seul parent qu’ils aient;
c) Mme Alexander a obtenu une ordonnance de la Cour de justice de l’Ontario lui confiant les soins et la garde physique de ses enfants;
d) un psychologue a recommandé que les enfants ne soient pas séparés de leur mère et affirmé que l’intérêt supérieur des enfants commandait qu’ils demeurent avec elle;
e) la Société d’aide à l’enfance de Toronto a fourni une opinion portant que le seul motif justifiant la séparation des enfants de leurs parents est d’assurer leur sécurité et leur protection.
[77]On soutient qu’il est « surprenant » que l’agente ait fait référence à l’ordonnance de la juge Layden‑ Stevenson, mais non à l’ordonnance de la juge Waldman.
[78]Mme Alexander dit que l’agente, n’ayant pas été attentive, ouverte et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, a de ce fait conclu de manière abusive et arbitraire, sans tenir compte de la preuve, que Mme Alexander avait eu [traduction] « un délai suffisant pour prendre d’autres dispositions à l’égard de ses enfants dans le cas où elle était renvoyée du Canada ».
[79]Il est bien établi en droit que l’agent n’est pas tenu dans ses motifs d’énumérer tous les éléments de preuve produits devant lui. Sauf preuve du contraire, les décideurs sont réputés avoir soupesé et examiné tous les éléments de preuve dont ils disposent. La question à trancher en l’espèce devient donc celle de savoir si les éléments de preuve dont l’agente n’a pas fait mention avaient une importance telle que la Cour devrait, dans l’ensemble des circonstances, déduire de cette omission que l’agente n’a pas dûment considéré la preuve.
[80]Au terme d’un examen attentif du dossier présenté à l’agente, des notes de l’agente et des prétentions avancées au nom de Mme Alexander, je ne suis pas persuadée que la décision de l’agente était abusive ou arbitraire, qu’elle ait été prise sans égard à la preuve dont l’agente était saisie ou qu’elle était déraisonnable.
[81]S’agissant maintenant des éléments de preuve dont on prétend que l’agente n’a pas considérés, l’agente n’a pas omis de prendre en compte l’existence de la première et de la seconde demande fondée sur des considérations humanitaires car elle a fait mention de chacune dans ses notes. Dans une lettre à l’agente chargée de l’exécution de la loi en date du 15 septembre 2004 (adressée dans le contexte des diverses demandes de report en cours), l’avocate de Mme Alexander avait informé l’agente que Mme Alexander lui avait dit que la première demande fondée sur des considérations humanitaires était fondée sur l’intérêt supérieur des enfants. La question de l’intérêt supérieur des enfants a été soulevée, semble‑t‑il, et examinée dans une certaine mesure dans cette demande, bien que dans le rejet de la demande le décideur ait noté que [traduction] « les renseignements présentés étaient insuffisants pour évaluer complètement l’intérêt supérieur de ses enfants ».
[82]En ce qui a trait au rôle de Mme Alexander comme seule pourvoyeuse de soins, comme on l’a noté précédemment, il ressort généralement de la jurisprudence de la Cour qu’il n’entre pas dans le mandat d’un agent d’exécution de la loi d’évaluer le bien‑fondé d’une demande fondée sur des considérations humanitaires, bien que des circonstances individuelles impérieuses puissent justifier leur prise en compte (voir la décision Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 614).
[83]S’agissant de la déclaration un peu tranchante de l’agente selon laquelle Mme Alexander avait eu un délai suffisant pour prendre des dispositions au sujet de ses enfants, il ressort du dossier présenté à l’agente qu’elle avait un motif valable de douter que Mme Alexander avait l’intention de se séparer de ses enfants et de les laisser au Canada. À ce sujet :
1. La demande d’examen des risques avant renvoi présentée était fondée sur le retour de Mme Alexander à la Grenade avec ses enfants.
2. Comme l’avocate l’avait fait observer dans sa lettre du 24 janvier 2005 à l’agente chargée de l’exécution de la loi demandant le report, les dispositions relatives au renvoi pris en avril 2004 étaient conçues en fonction du retour des enfants à la Grenade en compagnie de Mme Alexander.
3. La lettre de l’avocate en date du 15 septembre 2004 (envoyée après les dommages infligés à la Grenade par l’ouragan Ivan) demandait le report du renvoi de Mme Alexander avec ses deux enfants.
4. Mme Alexander avait dit en toute franchise qu’elle cherchait à obtenir la garde parentale et une ordonnance interdisant le renvoi en raison de la procédure de renvoi en instance. Dans ses motifs, la juge Waldman a souligné qu’il était admis que Mme Alexander cherchait dans l’ordonnance de non‑renvoi [traduction] « un mécanisme susceptible de l’aider à demeurer au Canada avec ses enfants ».
5. Un article de journal versé au dossier, rédigé avant la requête en sursis du 17 décembre, rapportait ce qui suit :
[traduction] Mais son retour à la Grenade se trouve compliqué par une ordonnance de la Cour de la famille rendue le 12 octobre, qui lui interdit de faire sortir les enfants de la province. Mme Alexander admet qu’elle a cherché à obtenir cette ordonnance pour faire échec à l’ordonnance d’expulsion et forcer les fonctionnaires de l’immigration à reporter son expulsion pendant l’examen de sa nouvelle demande de résidence permanente—examen qui peut prendre normalement deux ans.
« Je ne cherche pas à faire modifier l’ordonnance, mais je n’en ai peut‑être plus le choix », a dit hier Mme Alexander au centre de détention de l’Immigration de la rue Rexdale, où elle vit avec ses enfants depuis deux mois.
« Je ne quitterai pas le pays sans mes enfants. Ils ne seront pas placés dans un foyer d’accueil. » [Non souligné dans l’original.]
6. Comme l’a noté la juge Waldman dans ses motifs (au paragraphe 2) et de ce qui ressort implicitement de l’ordonnance du 17 décembre 2004 de la juge Layden‑Stevenson, la requête en sursis avait été rejetée, mais il avait été ordonné de ne pas donner effet au renvoi avant le 30 janvier 2005 pour que Mme Alexander puisse prendre les dispositions nécessaires (notamment s’adresser à la Cour de l’Ontario pour faire modifier la disposition de non‑renvoi prévue dans l’ordonnance, comme Mme Alexander avait prévenu la Cour de l’Ontario qu’elle pourrait le faire).
[84]Dans cette situation relativement exceptionnelle, je ne déduis pas du silence de l’agente sur le rôle de Mme Alexander comme seule pourvoyeuse de soins aux enfants que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve dont elle était saisie sur l’intérêt supérieur des enfants. On pouvait avec raison douter de la bonne foi de la suggestion selon laquelle les enfants seraient confiés aux soins d’une Société d’aide à l’enfance; les ordonnances judiciaires avaient été recherchées en vue de l’immigration et l’intérêt supérieur des enfants était invoqué pour aider leur mère à obtenir le statut d’immigrante.
[85]En ce qui a trait à l’omission de l’agente de faire spécifiquement mention du fait que Mme Alexander avait obtenu la garde et qu’il lui avait été interdit par ordonnance de faire sortir ses enfants du Canada, la juge Layden‑Stevenson avait examiné l’effet de l’ordonnance provisoire. Elle avait conclu que cette ordonnance ne soulevait même pas une question sérieuse sur le sursis prévu par la loi pour justifier un sursis judiciaire à la mesure de renvoi. La juge Layden‑Stevenson a autorisé par ordonnance l’exécution de la mesure de renvoi passé le 30 janvier 2005. Dans ces circonstances, je ne m’étonne pas que l’agente n’ait pas mentionné l’ordonnance de la juge Waldman et qu’elle ait plutôt renvoyé spécifiquement à l’ordonnance de la juge Layden‑ Stevenson.
[86]S’agissant des lettres du psychologue et de la Société d’aide à l’enfance portant que l’intérêt supérieur des enfants commandait qu’ils restent avec leur mère et que des enfants ne devraient être séparés de leurs parents que s’il s’agit d’assurer leur sécurité et leur protection, comme la Cour d’appel l’a signalé dans l’arrêt Hawthorne, l’intérêt supérieur de l’enfant penche en règle générale en faveur du non‑renvoi du parent du Canada. Cependant, comme le savait l’agente, le législateur n’a pas encore décidé que la présence des enfants au Canada constitue un empêchement absolu au renvoi des parents. Rien dans la preuve ne permet de déduire quoi que ce soit de l’omission de l’agente de faire allusion à ces lettres. Sur ce point, voir également l’arrêt Hawthorne, au paragraphe 5.
[87]La norme de contrôle (que les parties ont admise et qui est traitée au paragraphe 24 ci‑dessus) qui s’applique à la décision de ne pas reporter le renvoi est celle de la décision raisonnable simpliciter. Une décision déraisonnable est une décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. Voir l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56. Une décision n’est déraisonnable que si les motifs ne contiennent aucun élément d’analyse qui pourrait raisonnablement conduire le décideur de la preuve vers sa conclusion finale. Les motifs doivent être considérés dans leur ensemble pour vérifier si, dans leur ensemble, ils soutiennent la décision. Voir l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, aux paragraphes 55 et 56.
[88]Appliquant cette norme de contrôle à la décision de l’agente, je ne suis pas convaincue que la décision était déraisonnable ou qu’elle a été rendue sans que l’agente prenne en considération la preuve dont elle était saisie.
CONCLUSION
[89]Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[90]Mme Alexander demande la certification des trois questions suivantes :
1) Le renvoi d’une mère/d’un parent étranger qui a obtenu la garde parentale de ses enfants citoyens canadiens d’un tribunal de la famille provincial, qui a également rendu une ordonnance de non‑renvoi des enfants de la province visée, fait‑il l’objet d’un sursis en vertu de l’alinéa 50a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?
2) Si la situation n’entraîne pas un sursis en vertu de l’article 50 de la LIPR, le renvoi de la mère/du parent porte‑t‑il atteinte à l’article 7 de la Charte?
3) L’agent chargé du renvoi devrait‑il reporter le renvoi dans l’attente d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations humanitaires, pour prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant en vertu de l’article 25 de la LIPR et donner effet aux obligations du Canada aux termes de la Convention relative aux droits de l’enfant?
[91]Le ministre s’oppose à la certification, affirmant que les deux premières questions ont été tranchées sans équivoque. S’agissant de la troisième question, il fait valoir que Mme Alexander ayant déjà bénéficié d’une demande fondée sur des considérations humanitaires, la question ne serait pas déterminante en appel.
[92]J’accepte l’observation du ministre au sujet des deuxième et troisième questions. Toutefois, je ne suis pas persuadée que la première question ait été tranchée sans équivoque. Je crois que la question soulève un point qui serait déterminant en appel et qu’elle transcende les intérêts des parties. Je vais donc certifier la question sous une forme modifiée.
ORDONNANCE
[93]LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. La question suivante est certifiée :
Dans les circonstances de l’espèce, où :
1. l’un des parents est un ressortissant étranger visé par une mesure de renvoi valide;
2. un tribunal de la famille prononce une ordonnance qui accorde la garde parentale au parent d’un enfant né au Canada et qui interdit le renvoi de l’enfant de la province visée;
3. le ministre a la possibilité de présenter des observations au tribunal de la famille avant que soit rendue l’ordonnance;
l’ordonnance du tribunal de la famille empêche‑t‑elle directement le renvoi du Canada du parent, mais non de l’enfant, eu égard à l’alinéa 50a) de la Loi?
ANNEXE A
[traduction]
1. Il est accordé une dispense de signification de tous les documents de la présente demande au défendeur Dave Roberts, car celui‑ci est introuvable pour une signification en bonne et due forme et il n’y a pas d’autre forme de signification qui pourrait raisonna-blement porter les documents l’attention du défendeur Dave Roberts.
2. La mère demanderesse, Lena Alexander, aura la garde exclusive des enfants, Crystal Roberts, née le 16 mai 1999, et Dameon Alexander, né le 1er août 2002.
3. Les enfants, Crystal Alexander, née le 16 mai 1999, et Dameon Alexander, né le 1er août 2002, ne seront pas renvoyés de la province de l’Ontario par la mère demanderesse ni par les pères défendeurs ni par quiconque agissant au nom de l’une ou l’autre des parties à moins d’une autre ordonnance de la Cour.
ANNEXE B
[traduction]
1. La mère demanderesse, Lena Alexander, aura la garde des enfants, Crystal Roberts, née le 16 mai 1999, et Dameon Alexander, né le 1er août 2002.
2. Le père défendeur, Selvin Powell, aura un droit de visite raisonnable auprès de l’enfant Dameon Alexander, dont les modalités seront convenues entre les parties, compte tenu de lâge de l’enfant et de sa relation avec le défendeur.
3. Les enfants, Crystal Alexander, née le 16 mai 1999, et Dameon Alexander, né le 1er août 2002, ne seront pas renvoyés de la province de l’Ontario pendant un délai de six mois à compter de la date de la présente ordonnance. Pendant ce délai, la demanderesse peut m’adresser une demande de prolongation du délai, sur avis adressé à toutes les parties, si elle souhaite produire de nouveaux éléments de preuve concernant la situation la Grenade.
ANNEXE C
Article 12 de la Loi d’interprétation :
12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interpréte de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
ANNEXE D
Alinéa 50(1)a) de l’ancienne Loi sur l’immigration, maintenant abrogée :
50. (1) La mesure de renvoi ne peut être exécutée dans les cas suivants :
a) l’exécution irait directement à l’encontre d’une autre décision rendue au Canada par une autorité judiciaire;