2005 CF 429
IMM-6352-04
IMM-6353-04
IMM-7038-04
Eric Hernandez (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada (intimé)
Répertorié: Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Snider--Winnipeg, 8 mars; Ottawa, 31 mars 2005.
Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et Renvoi -- Personnes interdites de territoire -- Contrôle judiciaire du rapport prévu à l'art. 44(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR) suivant lequel le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité, du renvoi pour enquête signé par le représentant du ministre sous le régime de l'art. 44(2) de la LIPR et de la mesure d'expulsion prise par la Section de l'immigration -- Le demandeur est un résident permanent qui a été condamné à 30 mois d'emprisonnement -- Il est visé par l'interdiction de territoire prévue à l'art. 36(1)a) de la LIPR -- L'agent d'immigration a décidé d'établir à l'intention du représentant du ministre le rapport circonstancié prévu à l'art. 44(1) relativement à l'interdiction de territoire -- Le représentant du ministre a conclu au bien-fondé du rapport, sous le régime de l'art. 44(2) de la LIPR, et l'a déféré pour enquête à la Section de l'immigration -- La seule issue possible d'une telle enquête pour les personnes interdites de territoire est l'expulsion -- Se pose la question de savoir si l'agent d'immigration et le représentant du ministre sont autorisés à prendre en considération d'autres facteurs que la déclaration de culpabilité lorsqu'ils déterminent s'il y a lieu d'établir un rapport et de le déférer pour enquête -- Leur pouvoir discrétionnaire est assez large pour leur permettre d'examiner les facteurs énumérés dans les passages pertinents du Guide du Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration -- Demande accueillie -- Des questions de portée générale sont certifiées concernant la portée des pouvoirs discrétionnaires de l'agent d'immigration et du représentant du ministre sous le régime de l'art. 44 de la LIPR.
Interprétation des lois -- Interdiction de territoire pour grande criminalité sous le régime de l'art. 36(1)a) de la LIPR -- L'art. 44(1) de la LIPR confère un pouvoir discrétionnaire résiduel à l'agent d'immigration en prévoyant qu'il peut établir un rapport circonstancié -- L'emploi du mot « peut » confirme l'intention du législateur que même en matière de grande criminalité l'agent exerce un certain pouvoir discrétionnaire -- Quant à l'expression « rapport circonstancié », il appert des transcriptions des travaux du Comité parlementaire et du Guide du Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC) que selon CIC, les art. 44(1) et (2) confèrent un large pouvoir discrétionnaire à l'agent d'immigration et au représentant du ministre -- Les guides et lignes directrices jouent un rôle restreint dans l'interprétation des lois, mais il faut leur donner un certain poids -- Les facteurs énumérés dans le Guide ont un lien avec la déclaration de culpabilité et avec l'objet de la LIPR ainsi qu'avec l'évaluation de la question de savoir si l'intéressé est une personne susceptible d'enrichir et de renforcer le tissu social et culturel de la société canadienne -- Il y a lieu de concilier ces objectifs avec les autres objectifs de la Loi, mais ces derniers n'ont pas pour effet d'interdire automatiquement l'accès au Canada à toute personne qui a fait l'objet d'une déclaration de culpabilité.
Droit administratif -- Obligation d'agir équitablement -- Les facteurs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.S.C.) pouvaient servir à déterminer le contenu de l'obligation d'équité exigée par les art. 44(1) et (2) de la LIPR -- L'obligation d'équité exigeait en l'espèce que le demandeur ait le droit de présenter des observations écrites ou orales et d'obtenir copie du rapport -- Elle exigeait également qu'il soit informé de l'objet de la rencontre -- Cela n'a pas été fait -- Une question de portée générale est certifiée concernant l'obligation d'agir équitablement qu'assumaient l'agent d'immigration et le représentant du ministre.
Les demandes de contrôle judiciaire visaient 1) le rapport de l'agent d'immigration prévu au paragraphe 44(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR) selon lequel le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité, 2) le renvoi pour enquête décidé par le représentant du ministre en vertu du paragraphe 44(2) et 3) la mesure d'expulsion prise par la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.
Le demandeur, citoyen des Philippines, est arrivé au Canada en qualité de résident permanent en 1985 à l'âge de 12 ans. En 2003, il a été déclaré coupable de possession de cocaïne à des fins de trafic et condamné à 30 mois d'emprisonnement et, en conséquence, il était visé par l'interdiction de territoire prévue à l'alinéa 36(1)a) de la LIPR, suivant lequel est interdit de territoire le résident permanent déclaré coupable d'une infraction punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins 10 ans ou pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé. Le processus décrit aux articles 44 et 45 était donc engagé. D'abord, un agent d'immigration devait déterminer s'il y avait lieu d'établir un rapport circonstancié à l'intention du ministre concernant l'interdiction de territoire. Ensuite, le représentant du ministre devait décider si le rapport était bien fondé et s'il y avait lieu de le déférer pour enquête à la Section de l'immigration. Enfin, en vertu de l'alinéa 45d) de la LIPR, la seule issue possible de l'enquête pour une personne dans la situation du demandeur était la mesure de renvoi sans droit d'appel (article 64). Sous le régime de l'ancienne Loi sur l'immigration, le demandeur aurait pu interjeter appel de la mesure d'expulsion devant la Section d'appel de l'immigration (SAI), laquelle pouvait prendre en considération un large éventail de facteurs connus sous le nom de «facteurs Ribic».
L'affaire posait la question préliminaire de savoir si l'agent d'immigration et le représentant du ministre avaient respectivement le pouvoir, en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR de tenir compte d'autres facteurs que la déclaration de culpabilité pour décider d'établir le rapport ou de le déférer pour enquête. La Cour devait ensuite examiner l'obligation d'équité exigée par les paragraphes 44(1) et (2).
Arrêt: les demandes doivent être accueillies.
Les dispositions applicables ont été interprétées conformément à la méthode moderne d'interprétation des lois. Il découle du libellé de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité, et l'agent d'immigration ne pouvait tirer d'autre conclusion. Toutefois, le paragraphe 44(1) confère un pouvoir discrétionnaire résiduel à l'agent d'immigration en prévoyant qu'il «peut établir un rapport circonstancié». Dans Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour fédérale a conclu qu'en matière de grande criminalité, les circonstances pertinentes ont uniquement trait à la déclaration de culpabilité. Elle n'a pas déterminé, toutefois, que l'agent d'immigration ne pouvait rien considérer de plus que la déclaration de culpabilité. Cette décision affirmait plutôt que les faits pris en considération doivent se rapporter à la déclaration de culpabilité. L'emploi du mot «peut» confirme l'intention du législateur que même en matière de grande criminalité l'agent exerce un certain pouvoir discrétionnaire. Quant à l'expression «rapport circonstancié», elle ne devrait pas recevoir une interprétation aussi étroite que celle de la décision Correia. Dans cette affaire de même que dans l'affaire Leong c. Canada (Solliciteur général) (où la Cour fédérale a encore statué que les facteurs Ribic ne sont pas pris en considération dans l'application des paragraphes 44(1) et (2)), la Cour ne disposait ni des transcriptions des travaux du Comité parlementaire ni du Guide du Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC), or il appert de ces documents que, selon CIC, les paragraphes 44(1) et (2) permettent à l'agent d'immigration et au représentant du ministre un large exercice de leur pouvoir discrétionnaire et la prise en compte de «toutes les circonstances» (dont les facteurs Ribic). Bien qu'ils n'aient pas force obligatoire, les manuels et les lignes directrices (ainsi que la preuve des comptes rendus officiels des débats parlementaires) peuvent jouer un rôle restreint dans l'interprétation d'un texte de loi. Ils peuvent exposer des opinions sur l'objet ou le sens de dispositions et il y a lieu de leur accorder un certain poids. Le processus décrit dans le compte rendu des travaux du Comité parlementaire et exposé dans le Guide sont en harmonie avec la LIPR. Les facteurs énumérés dans le Guide (comme l'âge au moment de l'établissement, le degré d'établissement, la criminalité, le soutien familial et l'attitude actuelle) ont un lien avec la déclaration de culpabilité et avec l'objet de la LIPR. La possibilité de récidive ou de réadaptation, l'existence d'un réseau d'appui solide ou la présence ou l'absence d'antécédents sont des facteurs qui permettent de déterminer si, en dépit de la grande criminalité, l'intéressé est une personne susceptible ou non d'enrichir et de renforcer le tissu social et culturel de la société canadienne (l'un des objectifs de l'immigration énoncés à l'article 3 de la LIPR). Il faut procéder à un exercice de mise en balance afin de permettre la réalisation des autres objectifs de la LIPR (comme garantir la sécurité des Canadiens), mais ces objectifs n'ont pas pour effet d'interdire automatiquement l'accès au Canada à toute personne qui a fait l'objet d'une déclaration de culpabilité.
Malgré la crainte que des personnes déclarées coupables de crimes graves puissent être autorisées à demeurer au Canada sur une seule inscription dans le dossier de CIC (alors que sous l'ancienne loi, la SAI, un organisme quasi-judiciaire indépendant, procédait à l'examen de l'ensemble des circonstances pertinentes), l'agent d'immigration, sous le régime du paragraphe 44(1), et le représentant du ministre, sous celui du paragraphe 44(2), jouissent d'un pouvoir discrétionnaire suffisant pour leur permettre d'examiner les facteurs énumérés dans les sections applicables du Guide de CIC.
Sur l'étendue de l'obligation d'équité procédurale assumée par les fonctionnaires dans l'accomplissement des fonctions prévues aux paragraphes 44(1) et (2), il s'imposait d'examiner les facteurs décrits dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration). 1) Bien que la décision de l'agent d'immigration et celle du représentant du ministre semblent définitives (comme la Section de l'immigration n'avait d'autre choix que d'ordonner l'expulsion du demandeur), la jurisprudence applicable a qualifié ce genre de décisions de «purement administratives». Conformément à cette jurisprudence, la nature de l'obligation d'équité était relativement peu exigeante, compte tenu de la nature des décisions en l'espèce. 2) Lorsqu'on examine la LIPR dans son ensemble, les décisions en cause ne déterminent pas nécessairement si le demandeur sera renvoyé du Canada. Le demandeur avait le droit de présenter au ministre une demande de séjour pour motif humanitaire et de demander l'évaluation des risques avant renvoi. Ce facteur favorisait donc une obligation d'équité procédurale moins exigeante. 3) Bien qu'il s'agissait de décisions importantes pour le demandeur, ce dernier disposait de deux autres recours permettant l'examen de motifs d'ordre humanitaire et de risques afférents au retour. 4) Comme le Guide fait notamment état du droit de soumettre des observations et de recevoir copie du rapport et que le public peut y avoir accès, il était raisonnable que le demandeur s'attende à ce que l'obligation d'agir équitablement comprenne ces deux éléments. Cela semble exiger davantage que simplement agir de bonne foi. 5) Il faut accorder de l'importance aux choix procéduraux de CIC (dont il est question ci-dessus).
Ces facteurs étaient indicatifs d'une obligation d'équité moins stricte. En l'espèce, l'obligation d'équité exigeait que le demandeur ait le droit de présenter des observations, oralement ou par écrit, et qu'il obtienne copie du rapport. Elle comprenait implicitement l'exigence que le demandeur soit informé de l'objet de la rencontre afin de pouvoir exercer valablement son droit de présenter des observations et qu'il reçoive de l'agent d'immigration tout renseignement dont ce dernier dispose que l'intéressé n'a vraisemblablement pas en sa possession ainsi que l'exigence d'offrir à l'intéressé la possibilité d'être assisté d'un conseil lors d'une entrevue ou pour la préparation d'observations écrites.
En l'espèce, l'agent d'immigration n'a pas observé à l'égard du demandeur les règles d'équité procédurale applicables, parce que: 1) le demandeur n'a pas été informé de l'objet de l'entrevue, 2) il n'a pas eu la possibilité de présenter des observations et 3) il n'a pas obtenu de copie du rapport de l'agent.
Il y a lieu d'annuler le rapport de l'agent d'immigration. En raison des erreurs dont il est entaché, il est impossible de se prononcer sur la validité de la décision du représentant du ministre, laquelle est également annulée. Par suite, la Section de l'immigration n'avait pas compétence pour procéder à l'enquête ou pour prendre la mesure d'expulsion. Cette décision est annulée.
Deux questions de portée générale ont été certifiées. La première porte sur l'étendue du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration sous le régime du paragraphe 44(1) et du pouvoir discrétionnaire du ministre (ou de son représentant) sous le régime du paragraphe 44(2). La seconde concerne le contenu de l'obligation d'agir équitablement qu'assument respectivement l'agent d'immigration et le représentant du ministre.
lois et règlements cités
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5(2),(3).
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(1)d), (3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16), (6) (édicté, idem), 32(2) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21), 70(1)b) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18). |
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)b),h),i), 25, 36, 44(1),(2), 45, 64, 112. |
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Kindler c. MacDonald, [1987] 3 C.F. 34; (1987), 41 D.L.R. (4th) 78; 26 Admin. L.R. (2d) 186; 3 Imm. L.R. (2d) 38; 80 N.R. 388 (C.A.).
décision différenciée :
Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.F. 503; (2004), 258 F.T.R. 54; 2004 CF 1507.
décisions examinées :
Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4 (QL); Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84; (2002), 208 D.L.R. (4th) 107; 37 Admin. L.R. (3d) 252; 18 Imm. L.R. (3d) 93; 280 N.R. 268; 2002 CSC 3; Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 253 F.T.R. 153; 36 Imm. L.R. (3d) 139; 2004 CF 782; Leong c. Canada (Solliciteur général) (2004), 256 F.T.R. 298; 41 Imm. L.R. (3d) 48; 2004 CF 1126; Anderson c. Canada (Agence des douanes et du revenu) (2003), 234 F.T.R. 227; 2003 CFPI 667; Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 3 C.F. 3; (2001), 199 D.L.R. (4th) 519; 13 Imm. L.R. (3d) 96; 268 N.R. 337; 2001 CAF 49.
décisions citées :
Construction Gilles Paquette Ltée c. Entreprises Végo Ltée, [1997] 2 R.C.S. 299; (1997), 146 D.L.R. (4th) 193; 9 C.P.C. (4th) 203; 212 N.R. 212; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; (1998), 36 O.R. (3d) 418; 154 D.L.R. (4th) 193; 50 C.B.R. (3d) 163; 33 C.C.E.L. (2d) 173; 221 N.R. 241; 106 O.A.C. 1; Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 1 C.F. 219; (2002), 1 Admin. L.R. (4th) 270; 21 C.P.R. (4th) 30; 291 N.R. 236; 2002 CAF 270.
doctrine citée
Canada. Parlement. Chambre des communes. Comité permanent de la citoyenneté et de l'immigration. Témoignages, 1re sess., 37e Légis., 26 avril 2001.
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide de l'immigration: Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 5: Rédaction des rapports en vertu du L44(1), en ligne: <http://www.cic.gc.ca/manuals-guides/français/index.html>.
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide de l'immigration: Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 6: L'examen des rapports établis en vertu de la L44(1), en ligne:<http://www.cic.gc.ca/manuals-guides /français/index.html>.
Driedger, E. A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 1983.
DEMANDES de contrôle judiciaire de décisions concluant que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, déférant l'affaire pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi et ordonnant son expulsion. Demandes accueillies.
ont comparu :
David Matas pour le demandeur.
Nalini Reddy pour l'intimé.
avocats inscrits au dossier :
David Matas, Winnipeg, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
[1]La juge Snider: Le demandeur, M. Eric Hernandez, est citoyen des Philippines. Il est arrivé au Canada en qualité de résident permanent le 14 juin 1985, à l'âge de 12 ans. Le 8 septembre 2003, il a été déclaré coupable de possession de cocaïne à des fins de trafic et condamné à 30 mois d'emprisonnement sous le régime du paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. La peine maximale pour une telle infraction est l'emprisonnement à vie.
[2]Par suite de sa condamnation, trois mesures ont été prises, qui ont mené à son expulsion le 10 août 2004.
1. Le rapport de l'agent d'immigration
Le 10 novembre 2003, un agent d'immigration de l'Agence des services frontaliers du Canada (l'agent) a rencontré le demandeur au pénitencier de Stoney Mountain. La visite avait pour objet de déterminer, compte tenu de l'entrevue et d'autres renseignements, s'il y avait lieu d'établir le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) et de demander le renvoi du dossier pour enquête. Le 10 février 2004, l'agent a transmis son rapport à la Direction générale du règlement des cas de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Il y indiquait que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR (grande criminalité) parce qu'il avait été reconnu coupable d'une infraction punissable d'une peine maximale d'au moins 10 ans d'emprisonnement et il recommandait la tenue d'une enquête.
2. Le renvoi pour enquête prévu au paragraphe 44(2)
Le 10 mai 2004, le représentant du ministre a signé la formule déférant l'affaire pour enquête en application du paragraphe 44(2) de la LIPR (renvoi pour enquête).
3. La mesure d'expulsion
Un commissaire de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section de l'immigration) a procédé à l'enquête le 6 juillet 2004 et, le jour même, la Section de l'immigration a ordonné l'expulsion du demandeur en vertu de l'alinéa 45d) de la LIPR, parce que ce dernier était visé à l'alinéa 36(1)a) de la LIPR.
[3]La présente demande de contrôle judiciaire vise le rapport de l'agent en date du 10 février 2004 (dossier IMM-7038-04), le renvoi pour enquête en date du 10 mai 2004 (dossier IMM-6353-04) et la mesure d'expulsion en date du 6 juillet 2004 (dossier IMM-6352-04).
LES QUESTIONS EN LITIGE
[4]Le demandeur prie la Cour de déterminer s'il y a eu manquement à l'obligation d'agir équitablement dans l'établissement du rapport de l'agent et le renvoi pour enquête dont a découlé la mesure de renvoi prise contre lui. Cet examen soulève toutefois la question préliminaire de savoir si les décideurs prenant part à ce processus sont autorisés à prendre en considération d'autres facteurs que la déclaration de culpabilité. Voici, exposées plus clairement, les questions qui se posent:
1. Quelle est l'étendue a) du pouvoir discrétionnaire de l'agent relativement à la décision d'établir ou non le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR à l'intention du ministre (ou, comme en l'espèce, à l'intention du représentant du ministre) et b) du pouvoir discrétionnaire du représentant du ministre relativement à la décision de déférer une affaire pour enquête sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR?
2. Quel est le contenu de l'obligation d'agir équitable-ment assumée a) par l'agent relativement à l'établisse-ment du rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR et b) par le représentant du ministre relativement à la décision de déférer le rapport de l'agent à la Section de l'immigration sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR?
3. Y a-t-il eu manquement à l'obligation d'agir équitablement en l'espèce?
[5]La troisième décision--la mesure d'expulsion-- découlait du rapport de l'agent et du renvoi pour enquête prévu au paragraphe 44(2). Si l'une de ces décisions est infirmée, la mesure d'expulsion tombera. À l'inverse, la mesure sera considérée valide si les deux décisions sont maintenues. La mesure d'expulsion n'a pas fait l'objet d'une argumentation distincte et elle ne soulève aucune question particulière.
LE CADRE LÉGISLATIF
[6]Le demandeur est un résident permanent du Canada qui a été déclaré coupable d'une infraction criminelle grave. De par ces deux facteurs, il est visé par l'alinéa 36(1)a) de la LIPR. Il s'agit d'une disposition très concise qui est ainsi libellée:
36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants:
a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
Le demandeur a été déclaré coupable de possession de cocaïne à des fins de trafic, une infraction prévue au paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Le paragraphe 5(3) de cette loi énonce que la personne reconnue coupable d'une telle infraction est passible de l'emprisonnement à vie. Le demandeur a été déclaré coupable au Canada et condamné à 30 mois d'emprisonnement. Par conséquent, il tombe sous le coup de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR, puisque la grande criminalité y est définie comme une infraction «punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans» ou d'une infraction «pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé».
[7]Le processus à suivre une fois que les conditions prévues à l'alinéa 36(1)a) sont remplies est décrit aux articles 44 et 45 de la LIPR. La décision de l'agent d'immigration d'établir un rapport en constitue la première étape:
44. (1) S'il estime que le résident permanent ou l'étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l'agent peut établir un rapport circonstancié, qu'il transmet au ministre.
[8]Lorsqu'un rapport est établi, il doit être transmis au ministre ou à son représentant pour que celui-ci se prononce sur son bien-fondé et décide s'il convient de déférer l'affaire pour enquête à la Section de l'immigration:
44. [. . .]
(2) S'il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l'affaire à la Section de l'immigration pour enquête [. . .]
[9]Aux termes de l'article 45, l'enquête peut avoir plusieurs issues mais, dans la situation du demandeur, il n'y en a qu'une possible:
45. Après avoir procédé à une enquête, la Section de l'immigration rend telle des décisions suivantes:
[. . .]
d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l'étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n'est pas prouvé qu'il n'est pas interdit de territoire, ou contre l'étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu'il est interdit de territoire.
[10] La LIPR prévoit expressément que le résident permanent interdit de territoire pour cause de grande criminalité ne peut interjeter appel de cette décision devant la Section d'appel de l'immigration (la SAI):
64. (1) L'appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l'étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l'étranger, son répondant.
(2) L'interdiction de territoire pour grande criminalité vise l'infraction punie au Canada par un emprisonnement d'au moins deux ans.
CONTEXTE
[11]L'examen de certains des aspects les plus pertinents de l'historique et du contexte des notions en cause peut s'avérer utile à l'analyse des questions qui se posent en l'espèce. Comment le demandeur aurait-il été traité sous le régime de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (l'ancienne Loi)? Comment CIC a-t-il interprété les nouvelles dispositions? Comment le demandeur a-t-il été traité sous le régime de la LIPR?
La procédure prévue par l'ancienne Loi
[12]La condition préliminaire prévue à l'alinéa 27(1)d) de l'ancienne Loi aurait été remplie, dans le cas du demandeur, puisqu'il a été déclaré coupable d'une infraction pour laquelle une peine d'emprisonnement de plus de six mois a été imposée. Par conséquent, l'agent d'immigration aurait été tenu de transmettre un rapport écrit au sous-ministre, en ce sens qu'il ne jouissait à cet égard d'aucun pouvoir discrétionnaire. De plus, la teneur du rapport se limitait aux «renseignements [. . .] indiquant que celui-ci [le résident permanent]» avait ainsi été déclaré coupable. L'agent d'immigration n'était pas tenu de prendre en considération les faits pertinents («relevant facts»: version anglaise).
[13]La deuxième étape consistait en un examen effectué par le sous-ministre en application du paragraphe 27(3) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 16]. Le sous-ministre jouissait d'un certain pouvoir discrétionnaire, car il pouvait transmettre le rapport à un agent principal s'il l'estimait «justifié dans les circonstances» et lui demander de faire tenir une enquête. On peut présumer que, même dans un cas comme celui du demandeur, le sous-ministre pouvait considérer qu'il n'y avait pas lieu de procéder plus avant.
[14]Le paragraphe 27(6) [édicté, idem] prévoyait que l'agent principal qui recevait une directive du sous-ministre à cet effet devait faire procéder à une enquête. L'issue d'une telle enquête était énoncée au paragraphe 32(2) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 21]; le demandeur aurait fait l'objet d'une mesure d'expulsion.
[15]Toutefois, le demandeur aurait eu une chance supplémentaire de demeurer au Canada. Il aurait pu exercer un droit d'appel devant la SAI. Aux termes de l'alinéa 70(1)b) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] de l'ancienne Loi, les résidents permanents visés par une mesure de renvoi pouvaient interjeter appel devant la SAI pour y invoquer «le fait que, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada». Lorsqu'elle entendait l'appel de personnes déclarées coupables d'un crime au Canada, la SAI devait prendre un grand nombre de facteurs en considération, dont ceux qui figurent dans la liste non exhaustive suivante:
1. la gravité de l'infraction,
2. l'importance des difficultés causées par le retour dans le pays de nationalité,
3. la possibilité de réadaptation,
4. la durée de la période passée au Canada et le degré d'établissement de l'appelant,
5. la famille au Canada et les bouleversements que l'expulsion occasionnerait pour cette famille,
6. le soutien dont bénéficie l'appelant.
[16]Ces facteurs sont généralement appelés «facteurs Ribic», du fait qu'ils ont d'abord été énumérés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [[1985] I.A.B.D. no 4 (QL)] de la Commission d'appel de l'immigration. Ils ont été confirmés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84.
[17]L'article 64 de la LIPR interdit maintenant les appels à la SAI dans les cas de «grande criminalité» et, comme le demandeur est visé par cet article, il n'a donc pas le droit d'être entendu par la SAI. Maintenant que la LIPR est en vigueur, la question qui se pose est celle de savoir si les facteurs Ribic sont pris en considération à une étape quelconque du processus de renvoi ou si la grande criminalité entraîne directement l'expulsion quelles que soient les circonstances? Les décisions de notre Cour dans les affaires Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 253 F.T.R. 153 (C.F.), et Leong c. Canada (Solliciteur général) (2004), 256 F.T.R. 298 (C.F.), semblent avoir eu pour effet d'écarter l'examen des facteurs Ribic dans l'application des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR. Nous reviendrons plus loin à ces décisions.
Opinion du ministère sur les décisions rendues sous le régime des paragraphes 44(1) et (2)
a) Devant le comité parlementaire |
[18]Les fonctionnaires de CIC, qui ont pris part à la rédaction de la LIPR, sont clairement d'avis que tous ces facteurs continuent d'être examinés dans les affaires de grande criminalité. Ils estiment également que tant l'agent d'immigration, sous le régime du paragraphe 44(1), que le représentant du ministre, sous le régime du paragraphe 44(2), doivent effectuer cette analyse. Une sous-ministre adjointe de CIC, Mme Joan Atkinson, a abordé cette question lorsqu'elle a comparu devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l'immigration le 26 avril 2001, à l'occasion des travaux de celui-ci sur le projet de loi C-11 (LIPR) [Témoignages, 1re sess, 37e lég.]. Voici les commentaires qu'a formulés Mme Atkinson:
Il importe tout d'abord de démentir l'affirmation de certains voulant que la suppression du droit d'appel des résidents permanents condamnés pour un délit grave au Canada pour lequel une peine d'emprisonnement d'au moins deux ans leur a été imposée entraînerait la suppression automatique du statut de résident à long terme sans aucune évaluation des circonstances. Cela n'est tout simplement pas vrai.
Nous avons prévu et continuerons à ajouter des garde-fous au stade initial du mécanisme pour garantir que la situation de la personne soit pleinement prise en compte avant que toute décision de renvoi soit prise.
[. . .]
Aux termes du projet de loi C-11 [par. 44(1)], l'agent faisant enquête sur le cas d'un résident permanent ayant commis un crime grave a maintenant la latitude, d'emblée, de ne pas rédiger de rapport recommandant une mesure d'expulsion. La décision de rédiger ou non un rapport est prise au vu de tous les facteurs, en tenant compte de toutes les circonstances de l'intéressé. La durée de séjour au Canada, la présence au Canada d'un membre de la famille, la gravité du crime, les circonstances entourant la perpétration du délit, etc., ce sont tous là des facteurs pris en compte avant qu'une décision soit prise et ils continueront de l'être.
Tout comme aux termes de la loi actuelle, le délégué du ministre qui examine le cas [par. 44(2)] tiendra compte lui aussi de toutes les circonstances avant de décider d'une mesure de renvoi [ . . .]
[. . .]
Nous pensons que le projet de loi C-11 établit le bon équilibre entre la protection de la sécurité des Canadiens et le renvoi rapide des grands criminels, d'une part, et les garanties de procédure et la prise en compte des circonstances particulières des intéressés, d'autre part.
[19] Ces propos ne pourraient être plus clairs. CIC estimait que, pour l'application des paragraphes 44(1) et (2), l'agent d'immigration et le représentant du ministre tiendraient compte de l'ensemble des circonstances avant d'entamer le processus de renvoi--en particulier dans les affaires de grande criminalité.
b) Guide du Ministère |
[20]Cette interprétation des paragraphes 44(1) et (2) par CIC transparaît dans les chapitres pertinents du Guide du Ministère--Guide de l'immigration: Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 5: Rédaction des rapports en vertu du L44(1) et Chapitre ENF 6: L'examen des rapports établis en vertu de la L44(1).
[21]Le chapitre ENF 5 a pour but de guider les agents d'immigration qui doivent déterminer s'il y a lieu d'établir le rapport prévu au paragraphe 44(1). J'ai joint aux présents motifs un diagramme inspiré de ce chapitre, qui présente la perception qu'a CIC du processus mis en place par les paragraphes 44(1) et (2) (annexe A). Il appert clairement de ce diagramme que CIC estime que l'établissement d'un rapport et le renvoi subséquent pour enquête par le représentant du ministre n'est qu'une des options possibles. Le diagramme prévoit aussi que l'agent ou le représentant, selon le cas, peut autoriser un résident permanent à demeurer au Canada. Le diagramme paraît s'appliquer à tous les motifs d'interdiction de territoire prévus par la LIPR, qu'il s'agisse de fausse déclaration, de questions de santé ou d'autres causes. La grande criminalité ne donne pas lieu à une procédure distincte.
[22] Le chapitre ENF 6 guide l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au représentant du ministre par le paragraphe 44(2) de déférer ou non le rapport de l'agent d'immigration à la Section de l'immigration. Le paragraphe 19.2 comprend une liste non exhaustive de facteurs qui peuvent être pris en considération «dans les causes criminelles et non criminelles»:
· l'âge au moment de l'établissement,
· la durée de résidence,
· la provenance du soutien familial et responsabilités,
· les conditions dans le pays d'origine,
· le degré d'établissement,
· la criminalité,
· les antécédents en matière de non-conformité et attitude actuelle.
[23]Relativement aux affaires criminelles, d'autres conseils s'ajoutent. Bien qu'on puisse lire dans le Guide: «[l]e fait qu'une déclaration de culpabilité soit prévue au paragraphe L36(1) [grande criminalité] constitue une indication de la gravité pour les besoins de l'immigration» on demande au représentant du ministre d'examiner si le crime a comporté de la violence, si l'intéressé a des antécédents criminels, quelle a été la durée de la peine et quelles sont les possibilités de réadaptation.
[24]Le paragraphe 19.3 du chapitre ENF 6 prévoit une procédure particulière pour les résidents permanents qui:
· sont devenus résidents permanents avant d'avoir 18 ans,
· ont été résidents permanents pendant 10 ans avant d'être reconnus coupables d'une infraction donnant lieu à un rapport,
· ne peuvent exercer de droit d'appel devant la SAI à cause de l'article 64 de la LIPR.
Pour ces personnes, la décision de déférer l'affaire à la Section de l'immigration sous le régime du paragraphe 44(2) doit être prise par le directeur, Réexamen des cas, Direction générale du règlement des cas, AC [administration centrale].
[25]La plupart du temps, les agents d'immigration de CIC suivent cette procédure lorsqu'il s'agit de décider du renvoi du dossier d'un résident permanent pour enquête devant la Section de l'immigration.
QUESTION NO 1: ÉTENDUE DU POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE
[26]Cette première question relève de l'interprétation législative. Il s'agit de déterminer si l'on peut considérer que les paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR permettent à un agent d'immigration ou un représentant du ministre de tenir compte d'autres facteurs lorsqu'ils examinent la situation d'un résident permanent visé par l'article 36 de la LIPR, relatif à la grande criminalité. La méthode moderne d'interprétation consiste à lire les dispositions pertinentes dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur (E. A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. Toronto: Butterworths, 1983, à la page 87). C'est cette méthode que j'observerai pour cette partie de l'analyse.
[27]Le paragraphe 44(1) de la LIPR met en place un processus en deux étapes. Premièrement, l'agent se forme une opinion sur l'interdiction de territoire et, deuxièmement, il décide s'il doit ou non établir un rapport.
[28]L'alinéa 36(1)a) de la LIPR contraste de façon marquée avec presque toutes les autres dispositions relatives à l'interdiction de territoire, lesquelles nécessitent à un point ou un autre l'expression d'un jugement, en ce qu'il ne fait intervenir absolument aucune forme de pouvoir discrétionnaire résiduel relativement à la question de savoir si un résident permanent est interdit de territoire. La disposition s'applique si le résident permanent ou l'étranger a été déclaré coupable au Canada d'une infraction punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins 10 ans ou d'une infraction pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé. Aucun de ces cas ne laisse place au doute. Une peine est une peine. Lorsqu'une personne est déclarée coupable par un tribunal canadien, la conclusion irréfutable est qu'elle a commis l'infraction. Il appert donc, à la simple lecture de l'alinéa 36(1)a) que le demandeur, qui a été condamné à une peine de 30 mois d'emprisonnement pour un acte criminel punissable d'un peine maximale d'emprison-nement à vie, est interdit de territoire pour grande criminalité. L'agent n'a pas le choix, il doit estimer que l'intéressé est interdit de territoire.
[29]Malgré l'interdiction de territoire clairement prévue à l'alinéa 36(1)a), le paragraphe 44(1) laisse un pouvoir discrétionnaire résiduel à l'agent d'immigration puisqu'il prévoit que lorsque celui-ci estime l'intéressé interdit de territoire, il «peut établir un rapport circonstancié». La LIPR ne précise pas quelles circonstances (relevant facts) doivent y être indiquées et elle ne circonscrit pas non plus l'étendue du pouvoir discrétionnaire exercé dans la préparation du rapport. Le législateur n'a formulé aucune ligne directrice sur l'accomplissement des fonctions prévues par ces dispositions.
[30]Comme je l'ai précédemment indiqué, mon collègue a conclu, au paragraphe 22 de la décision Correia, qu'en matière de grande criminalité, les circonstances pertinentes ont uniquement trait à la déclaration de culpabilité. Voici le raisonnement qu'il a tenu aux paragraphes 20 à 23 [2004 CF 782]:
La décision d'établir un rapport doit être évaluée en prenant en compte la toile de fond de la section de la Loi qui a comme but le renvoi de certaines personnes du Canada. Le pouvoir discrétionnaire qui consiste à ne pas préparer un rapport doit être extrêmement limité et rare sans quoi il donnerait aux fonctionnaires un pouvoir discrétionnaire d'un niveau que même le ministre responsable n'a pas.
Peu importe l'étendue de ce pouvoir discrétionnaire dans un cas particulier quant à différents motifs d'interdiction, à l'égard de la grande criminalité, il n'appartient pas à l'agent, par son refus d'émettre son avis, d'effectivement conclure qu'une personne est «admissible» pour un motif qui n'est pas relié à de la grande criminalité.
Aux fins du rapport établi suivant le paragraphe 44(1), il s'agit d'un rapport réservé aux cas de rapport «circonstancié». Dans le cas de grande criminalité, ce rapport circonstancié touche aux circonstances qui ont entraîné la déclaration de culpabilité.
La nature de l'enquête ne touche pas les questions d'ordre humanitaire, de réhabilitation ou d'autres facteurs semblables. Il s'agit d'une enquête très limitée qui est essentiellement une confirmation que la déclaration de culpabilité a effectivement été prononcée. Par la suite, le processus de renvoi est entamé.
[31]Je constate, en premier lieu, que le juge Phelan n'a pas conclu, dans cette décision, que l'agent d'immigration ne pouvait rien considérer de plus que la déclaration de culpabilité. Une telle interprétation priverait le paragraphe 44(1) de tout sens. Cette décision affirme plutôt que les faits pris en considération doivent se rapporter à la déclaration de culpabilité. Même en matière de grande criminalité, le législateur doit avoir voulu que l'agent exerce un certain pouvoir discrétionnaire. L'emploi du mot «peut» confirme cette intention. Si le législateur avait voulu enlever tout pouvoir discrétionnaire aux agents dans les affaires de grande criminalité, il aurait pu exprimer explicitement cette intention. La question qui demeure est celle du sens de l'expression «rapport circonstancié». Après examen de la preuve qui m'a été soumise, je ne formulerais pas une interprétation aussi étroite de cette expression que celle de mon collègue.
[32]Le dossier constitué en l'espèce comprenait des transcriptions des travaux du Comité parlementaire et le Guide du Ministère. Je ne crois pas que les juges ayant rendu les décisions Correia et Leong aient disposé de ces documents, lesquels revêtent, à mon avis, une grande pertinence pour l'analyse à effectuer et comptent pour beaucoup dans les conclusions, quelque peu différentes de celles de mes collègues, auxquelles je suis parvenue.
[33]Le demandeur appuie son argumentation sur des transcriptions des travaux du Comité parlementaire sur le projet de loi C-11et sur le Guide de CIC. J'ai décrit en détail ces éléments de preuve. Il appert des travaux du Comité et du Guide que le Ministère n'a jamais douté de l'interprétation à donner aux dispositions en cause de la LIPR. Selon CIC, les paragraphes 44(1) et (2) permettent un large exercice du pouvoir discrétionnaire de l'agent et du représentant du ministre. Même dans les cas de grande criminalité relevant de l'article 36 de la LIPR, ces fonctionnaires doivent tenir compte chaque fois de «toutes les circonstances».
[34]Comme nous le savons, la conception sans équivoque que se font de la loi les fonctionnaires de CIC qui s'expriment au nom du Ministère ou qui rédigent des guides n'est pas déterminante. La Cour suprême du Canada nous a mis en garde contre l'utilisation des débats parlementaires entourant l'adoption d'un texte de loi parce qu'ils «ne constituent pas toujours une source fidèle de l'intention du législateur» (Construction Gilles Paquette Ltée c. Entreprises Végo Ltée, [1997] 2 R.C.S. 299, au paragraphe 20). Malgré cet avertissement, il reste que la preuve tirée des comptes rendus officiels des débats parlementaires peut jouer un rôle restreint dans l'interprétation d'un texte de loi: Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 35). De la même façon, la juge Dawson a indiqué, au paragraphe 31 de la décision Anderson c. Canada (Agence des douanes et du revenu) (2003), 234 F.T.R. 227 (C.F. 1re inst.); 2003 CFPI 667, au paragraphe 31: «le compte rendu officiel des débats parlementaires [. . .] ne peut établir l'intention du législateur, mais il peut offrir des indices sur le contexte et l'objet de la loi». Bien que le témoignage de la sous-ministre adjointe lors des audiences du Comité ne constitue pas un compte rendu officiel des débats parlementaires, on peut raisonnablement conclure que son interprétation des dispositions pertinentes a été acceptée par les membres du Comité, qui ont ensuite appuyé l'adoption du projet de loi. Il y a donc lieu d'accorder un certain poids à cet élément de preuve.
[35]Même si les guides et les lignes directrices «ne lie[nt] pas les institutions fédérales et encore moins les tribunaux», ils peuvent exposer des opinions sur l'objet ou le sens de dispositions législatives (Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 1 C.F. 219 (C.A.), au paragraphe 37).
[36]Le processus décrit par la sous-ministre adjointe et exposé dans le Guide me paraît en harmonie avec la LIPR. Selon moi, les facteurs énumérés dans le Guide ont un lien avec la déclaration de culpabilité et avec l'objet de la LIPR. Je ne vois rien dans les objectifs de la LIPR ou dans les dispositions relatives à l'interdiction de territoire qui puisse faire conclure qu'«après une erreur, c'est l'exclusion». La possibilité de récidive ou de réadaptation, l'existence d'un réseau d'appui solide pouvant garder dans le droit chemin ou la présence ou l'absence d'antécédents sont des facteurs qui permettent de déterminer si, en dépit de la grande criminalité, l'intéressé est une personne susceptible ou non d'enrichir et de renforcer le tissu social et culturel de la société canadienne (alinéa 3(1)b) de la LIPR).
[37]Bien sûr, il faut procéder à un exercice de mise en balance afin de permettre la réalisation d'autres objectifs de la LIPR consistant à protéger la santé et garantir la sécurité des Canadiens (alinéa 3(1)h)) et à « promouvoir, à l'échelle internationale, la justice et la sécurité par [. . .] l'interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels» (alinéa 3(1)i)). Selon moi, toutefois, ces objectifs n'ont pas pour effet d'interdire automatiquement l'accès au Canada à toute personne qui a fait l'objet d'une déclaration de culpabilité. Je partage à cet égard l'avis exprimé par Mme Atkinson:
Nous pensons que le projet de loi C-11 établit le bon équilibre entre la protection de la sécurité des Canadiens et le renvoi rapide des grands criminels, d'une part, et les garanties de procédure et la prise en compte des circonstances particulières des intéressés, d'autre part.
[38]Lorsqu'un agent décide de ne pas préparer de rapport, cela ne change pas le fait que l'intéressé est interdit de territoire au sens de la LIPR; cela ne signifie pas qu'elle devient «admissible». L'effet pratique d'une telle décision est de mettre l'accent, en dépit de l'interdiction de territoire prévue par la LIPR, sur l'existence de motifs sérieux d'autoriser l'intéressé à demeurer au Canada.
[39]Ce raisonnement s'applique aussi à l'égard de la décision que doit prendre le représentant du ministre relativement au bien-fondé du rapport, sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR.
[40]Malgré mon interprétation des dispositions en cause, le processus à suivre est pour moi un objet de préoccupation. Sous l'ancienne Loi, c'est la SAI qui procédait à l'examen de l'ensemble des circonstances pertinentes, c'est-à-dire un organisme quasi-judiciaire indépendant dont les décisions étaient soumises au contrôle de notre Cour. Lorsqu'elle accueillait un appel, le ministre et toutes les parties intéressées pouvaient savoir, en consultant les motifs, pourquoi le résident permanent était autorisé à rester malgré la grande criminalité. Les facteurs pris en considération et les motifs de la décision étaient exposés. La SAI pouvait imposer des conditions strictes à l'intéressé. Sous le régime en place à présent au Ministère et décrit dans le Guide, la décision d'un agent de ne pas établir de rapport ne verrait même pas le jour. Comme l'indique le paragraphe 8.1 du chapitre ENF 5, la seule trace qui resterait de la décision prise par un agent sous le régime du paragraphe 44(1) de la LIPR serait la suivante:
Dans les rares cas, un agent peut décider de ne pas rédiger de rapport au sujet d'une personne qui est à son avis interdite de territoire pour des raisons [. . .] de grande criminalité [. . .] Dans ces cas, l'agent devrait informer par écrit son superviseur de sa décision et entrer un Type ENI 01--ATTENTION dans le Système de soutien aux opérations des bureaux locaux [. . .] L'entrée non informatisée devrait comprendre tous les détails relatifs à l'interdiction de territoire, un bref compte rendu des événements, les motifs invoqués par l'agent en ce qui concerne la décision de ne pas rédiger de rapport L44(1) ainsi que les initiales ou le nom de l'agent.
[41]On fait valoir d'un côté que toutes les circonstances d'une affaire doivent être prises en considération pour décider du renvoi, mais la conséquence découlant par ailleurs de l'interprétation de CIC est que des personnes déclarées coupables de crimes graves peuvent être autorisées à demeurer au Canada sur une seule inscription dans le dossier de CIC.
[42]En dépit de cette préoccupation réelle, je conclus que l'agent d'immigration, sous le régime du paragraphe 44(1), et le représentant du ministre, sous celui du paragraphe 44(2), jouissent d'un pouvoir discrétionnaire suffisant pour leur permettre d'examiner les facteurs énumérés dans les sections applicables du Guide de CIC en matière de procédure. Dans la mesure où ces facteurs peuvent faire intervenir des questions d'ordre humanitaire, je ne vois pas de problème.
QUESTION NO 2: OBLIGATION D'AGIR ÉQUITA-BLEMENT
[43]Ayant conclu que le pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration ou du représentant du ministre englobe l'examen de facteurs autres que la seule déclaration de culpabilité, je dois passer à la question suivante, celle de l'étendue de l'obligation d'équité procédurale assumée par les fonctionnaires dans l'accomplissement des fonctions prévues aux paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR.
[44]L'arrêt faisant autorité sur la question de l'obligation d'agir équitablement est l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 21 à 28. Dans l'appréciation de l'obligation d'agir équitablement, il faut tenir compte des éléments suivants:
· la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;
· la nature du régime législatif;
· l'importance de la décision pour les personnes visées;
· les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;
· le choix de procédure que l'organisme fait lui-même.
[45]Comme l'a souligné la juge L'Heureux-Dubé, au paragraphe 22 de l'arrêt Baker:
[. . .] l'idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l'obligation d'équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d'une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu'ils soient considérés par le décideur.
La nature de la décision
[46]Ni le rapport établi par l'agent sous le régime du paragraphe 44(1) ni le renvoi sous le régime du paragraphe 44(2) ne constituent la décision finale de renvoi. Lorsque le représentant du ministre défère un dossier en application du paragraphe 44(2), une enquête a lieu devant la Section de l'immigration qui, aux termes de l'article 45 de la LIPR, rend la décision en matière de renvoi. Une telle enquête a eu lieu en l'espèce.
[47]Cependant, la Section de l'immigration effectuant l'enquête prévue au paragraphe 44(2) en matière de grande criminalité ne dispose pas de beaucoup d'options. L'alinéa 45d) énonce qu'elle prend «la mesure de renvoi applicable contre [. . .] le résident permanent sur preuve qu'il est interdit de territoire». Comme nous l'avons déjà signalé, le demandeur est interdit de territoire par application du paragraphe 36(1) de la LIPR; aucune autre conclusion n'est possible. Lorsqu'il y a renvoi pour enquête devant la Section de l'immigration en vertu du paragraphe 44(2), je ne vois que la mesure de renvoi comme issue. Et les personnes dans la situation du demandeur n'ont plus droit d'appel devant la SAI. Par conséquent, le pouvoir d'empêcher le renvoi du demandeur reposait entre les mains de l'agent d'immigration et du représentant du ministre. Ce n'est que si l'un ou l'autre de ces fonctionnaires avait décidé de ne pas poursuivre le dossier que le demandeur aurait pu éviter la prise de la mesure de renvoi sous le régime du paragraphe 45d).
[48]La transcription de l'enquête visant le demandeur confirme la compétence limitée qu'exerce la Section de l'immigration dans de telles affaires. Après avoir examiné les détails de la déclaration de culpabilité et de la peine imposée, la Section a déclaré [traduction] «Cette conclusion ne me laisse pas d'autre choix que d'ordonner votre expulsion du Canada». La Section de l'immigration n'était pas habilitée à prendre des facteurs connexes en considération au cours de l'enquête.
[49]On pourrait conclure du caractère définitif qui semble s'attacher aux deux décisions que l'obligation d'équité procédurale est plus exigeante. Néanmoins, je dois également examiner la jurisprudence qui a qualifié ce type de décisions de «purement administratives».
[50]Dans l'arrêt Kindler c. MacDonald, [1987] 3 C.F. 34, la Cour d'appel fédérale a examiné la nature des décisions analogues rendues sous le régime de l'ancienne loi. Le défendeur défend la pertinence de cet arrêt, mais le demandeur prétend qu'il n'est pas applicable en l'espèce. Dans l'affaire Correia comme dans l'affaire Leong, les juges se sont appuyés sur l'arrêt Kindler pour conclure que les décisions rendues en application des paragraphes 44(1) et (2) étaient de nature administrative. Je partage leur avis. Pour les raisons exposées ci-après, j'estime que même si le libellé des dispositions applicables a changé depuis l'avènement de la LIPR, l'arrêt Kindler est applicable en l'espèce.
[51]Dans cet arrêt, la Cour d'appel devait se prononcer sur la légalité de décisions qui avaient été rendues, sous le régime de l'article 27 de l'ancienne Loi, par l'agent d'immigration et par le sous-ministre et qui avaient entraîné la tenue d'une enquête. Kindler avait fait valoir que le sous-ministre devait tenir une audience non orale ou accorder le droit de faire des représentations écrites avant de formuler une directive en vertu du paragraphe 27(3) de l'ancienne Loi. La décision du ministre de déférer l'affaire pour enquête sous le régime de cette disposition ressemblait beaucoup à celle que rend le représentant du ministre sous celui du paragraphe 44(2). La Cour d'appel a conclu que l'appelant ne jouissait pas d'un tel droit.
[52]Bien que l'affaire Kindler portât sur une personne qui se trouvait illégalement au Canada et non sur un résident permanent, le raisonnement ne s'en applique pas moins, selon moi, aux dispositions de la LIPR et aux faits de la présente espèce. Au sujet de la nature des décisions en cause, le juge MacGuigan a déclaré, à la page 39:
Selon moi, que l'on considère la décision du sous-ministre d'adresser une directive prévoyant la tenue d'une enquête à un agent d'immigration supérieur conformément au paragraphe 27(3), ou la décision subséquente prise par un agent d'immigration supérieur conformément au paragraphe 27(4) de faire tenir cette enquête, ou la décision parallèle prise par un tel agent conformément à l'article 28 de faire tenir une enquête, la décision examinée a un caractère purement administratif. L'agent d'immigration supérieur n'a même pas à réfléchir au sujet de la question en jeu; il est simplement l'intermédiaire qui, selon la Loi, déclenche la tenue de l'enquête. Le sous-ministre a seulement à décider que la tenue d'une enquête s'impose, ce qu'il peut faire sur le fondement d'une preuve prima facie. Sa décision est analogue à celle d'un procureur de la poursuite concluant qu'il poursuivra une accusation devant les tribunaux. [Non souligné dans l'original.]
Le juge MacGuigan a conclu que toutes les décisions prises avant l'enquête étaient «purement adminis-tratives».
[53]Comme en l'espèce, les résultats possibles de l'enquête étaient limités. Le juge MacGuigan a indiqué, aux pages 41 et 42:
Il est vrai que la seule question en litige devant l'arbitre de l'immigration lors de l'enquête serait celle de savoir si les allégations de fait présentées contre l'intimé sont vraies. Dans l'affirmative, l'expulsion doit s'ensuivre, puisque le paragraphe 32(6) de la Loi empêche l'arbitre de prendre en considération des circonstances spéciales lorsqu'il décide s'il prononcera une ordonnance d'expulsion dans une affaire comme celle-ci. Cependant, à cet égard, l'arbitre ne se trouve pas dans une situation différente de celle de tout autre juge des faits, comme le juge instruisant une affaire de meurtre, par exemple, qui n'a d'autre choix que d'imposer l'emprisonne-ment à vie si les faits sont établis. L'obligation de l'arbitre consiste à respecter scrupuleusement le principe de l'équité en prenant sa décision fondée sur les faits.
[54]En conséquence, même si les dispositions législatives ont été modifiées et si la dernière étape du processus, l'appel à la SAI, a été supprimée, l'analogie entre la présente espèce et l'affaire Kindler est évidente. Actuellement, toutes les étapes conduisent à une enquête, comme elles le faisaient sous l'ancienne Loi. Il ressort de cette analyse et de la conclusion de l'applicabilité de l'arrêt Kindler que la présente affaire ne commande pas un degré élevé d'équité procédurale.
[55]Le demandeur invoque la décision Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.F. 503, et fait valoir que le raisonnement tenu dans cette affaire est incompatible avec celui des décisions Correia et Leong. Ça n'est pas le cas. L'affaire Cha concernait un étranger--non un résident permanent--qui avait été mis à l'amende et dont le permis de conduire avait été suspendu pour conduite avec facultés affaiblies. Il n'avait pas été condamné à une peine d'emprisonnement. Ces faits distinguent déjà l'affaire Cha de la présente espèce mais, fait plus important, la décision soumise au contrôle était uniquement la décision prononçant la mesure d'expulsion, non la décision d'établir un rapport ou celle de déférer l'affaire pour enquête. Il est essentiel d'observer les distinctions établies par la loi.
[56]Je conclus donc que la nature de ces décisions administratives--le premier des facteurs énumérés dans l'arrêt Baker--favorise une obligation d'équité relativement peu exigeante.
La nature du régime législatif
[57]Relativement à cet autre facteur énuméré dans l'arrêt Baker qu'il faut prendre en considération, la juge L'Heureux-Dubé a indiqué, au paragraphe 24: «des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d'appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu'il n'est plus possible de présenter d'autres demandes».
[58]Les dispositions en cause font partie de la section 4 de la LIPR, intitulée «Interdictions de territoire». Dans la réalité, il arrivera peu souvent que le processus prévu à la section 4 n'aboutira pas à une mesure de renvoi lorsqu'une condamnation correspond à la définition de grande criminalité. C'est pourquoi le rapport de l'agent d'immigration et le renvoi pour enquête en application du paragraphe 44(2) déterminent, le plus souvent, si l'intéressé fera l'objet d'une mesure de renvoi. En outre, puisque la LIPR exclut le droit d'appel devant la SAI, l'intéressé ne pourra demander d'autre examen de la décision en matière d'interdiction de territoire.
[59]Toutefois, il serait artificiel d'examiner l'application au demandeur de la section relative à l'interdiction de territoire sans tenir compte du reste de la LIPR. Comme mes collègues l'ont reconnu dans les décisions Correia et Leong, la LIPR prévoit le droit de présenter au ministre une demande de séjour pour motif humanitaire (article 25). Elle permet également l'évaluation des risques avant renvoi (article 112). Ces deux processus auraient permis au demandeur de soumettre des observations aux décideurs. Ni le rapport de l'agent ni le renvoi pour enquête ni la mesure de renvoi ne signifient la fin de toute possibilité de demeurer au Canada. Lorsqu'on examine la LIPR dans son ensemble, les décisions en cause ne déterminent pas nécessairement si le demandeur sera renvoyé du Canada.
[60]Par conséquent, compte tenu des droits que peut exercer le demandeur en vertu des articles 25 et 112, il appert que le régime législatif est tel qu'il pourrait y avoir examen de motifs d'ordre humanitaire ou de facteurs de risque avant que le demandeur ne soit renvoyé. Ce facteur favorise donc une obligation d'équité procédurale moins exigeante.
L'importance de la décision pour le demandeur
[61]Il ne fait aucun doute que la décision de l'agent d'immigration d'établir un rapport et celle du représentant du ministre de déférer ce rapport à la Section de l'immigration revêtent une grande importance pour le demandeur. Comme on l'a vu, elles entraînent une mesure de renvoi sans droit d'appel à la SAI. Le demandeur fait valoir que pour quelqu'un comme lui, qui est arrivé très jeune au Canada et qui y a vécu longtemps, c'est une décision d'une extrême importance. Toutefois, comme on l'a indiqué, le demandeur disposait de deux autres recours permettant l'examen de motifs d'ordre humanitaire et des risques afférents au retour aux Philippines.
Les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision
[62]Il s'agit du quatrième facteur énuméré dans l'arrêt Baker. Comme on peut le lire au paragraphe 26 de cet arrêt, «[s]i le demandeur s'attend légitimement à ce qu'une certaine procédure soit suivie, l'obligation d'équité exigera cette procédure». De plus, les «circonstances» touchant l'équité procédurale comprennent les promesses ou «pratiques habituelles» des décideurs administratifs. Enfin, la juge L'Heureux-Dubé a estimé «qu'il serait généralement injuste de leur part d'agir en contravention d'assurances données en matière de procédures».
[63]Dans Baker, où l'examen de ce facteur avait lieu dans le contexte de la décision d'un agent d'immigration relative à une demande fondée sur un motif d'ordre humanitaire, l'argument invoqué devant la Cour suprême était que les clauses d'une convention internationale rendaient l'obligation plus exigeante. La Cour a rejeté cet argument.
[64]Concernant ce facteur et le cinquième facteur, toutefois, les directives formulées dans le Guide du Ministère sont pertinentes. Le paragraphe 8.7 du Chapitre ENF 5 énonce que lorsqu'est établi le rapport visé au paragraphe 44(1) contre un résident:
[. . .] toute personne faisant l'objet d'un rapport, ou qui est susceptible de faire l'objet d'un rapport, doit être informée des critères en vertu desquels son cas est évalué et des résultats possibles de l'examen (y compris la possibilité de perte du droit d'appel pour les cas correspondant à L64 [. . .]) et se voir offrir la possibilité de fournir de l'information quant à son cas. Cela peut se faire au moyen d'un entretien en tête-à-tête ou par écrit. Pour ce qui est des soumissions par écrit, un délai suffisant devrait être alloué pour la réception par courrier ordinaire.
[65]On peut lire ce qui suit au paragraphe 12.3:
[. . .] un agent qui écrit un rapport doit aussi fournir une copie de ce rapport à la personne concernée
[. . .]
Il est admis dans le contexte de «justice naturelle» que les personnes qui feront l'objet de rapport en vertu de L44(1) devraient parfaitement comprendre les allégations faites contre elles et la nature et les objectifs du rapport.
[66]Le Guide énonce donc deux éléments importants: 1) le droit de présenter des observations, soit oralement pendant l'entrevue ou par écrit et 2) le droit de recevoir copie du rapport.
[67]Comme le Guide expose les «pratiques» de CIC et que le public peut y avoir accès sur le site Web du Ministère, on peut raisonnablement conclure que tout intéressé peut s'attendre à ce que l'obligation d'agir équitablement comprenne ces deux éléments. Cela semble exiger davantage que simplement agir de bonne foi comme la Cour l'a établi dans l'arrêt Kindler. Cette exigence n'est pas déraisonnable maintenant que la Cour suprême a donné des précisions sur l'équité procédurale dans l'arrêt Baker.
Les choix de procédures de CIC
[68]Au paragraphe 27 de l'arrêt Baker, la juge L'Heureux-Dubé a indiqué que cette analyse devrait «prendre en considération et respecter les choix de procédure que l'organisme fait lui-même». Elle a précisé que même si cet élément n'est pas déterminant, «il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l'organisme lui-même».
[69]En l'espèce, CIC a adopté la procédure précédemment décrite. L'arrêt Baker établit qu'il y a lieu d'accorder du poids à ce choix.
Application aux décisions fondées sur les paragraphes 44(1) et (2)
[70]Après examen de tous ces facteurs, j'estime qu'ils indiquent une obligation d'équité moins stricte, analogue à celle qui a été décrite dans l'arrêt Baker. À mon avis, l'obligation d'équité implicitement assumée par CIC en ce qui concerne le rapport prévu au paragraphe 44(1) est adéquate. Bien qu'elles soient de nature administrative (et non quasi-judiciaire) et que les intéressés disposent de recours pour demeurer au Canada, il s'agit de décisions graves ayant des incidences sur leurs droits. CIC, dont le choix en matière de procédure doit être respecté, a décidé de donner aux intéressés le droit de présenter des observations, oralement ou par écrit, et d'obtenir copie du rapport. L'obtention du rapport permet à l'intéressé de décider s'il demandera le contrôle judiciaire du rapport de l'agent d'immigration. Je conclus que, relativement au rapport de l'agent d'immigration, il s'agit là de l'obligation d'équité que CIC assume envers le demandeur et les autres personnes se trouvant dans sa situation.
[71]Cette obligation comprend nécessairement l'exigence que l'agent d'immigration informe la personne qu'il rencontre de l'objet de l'entrevue de façon qu'elle puisse valablement exercer son droit de présenter des observations. Elle comprend également, selon moi, l'exigence que l'agent d'immigration transmette à l'intéressé tout renseignement dont il dispose que l'intéressé n'a vraisemblablement pas en sa possession. Elle comporterait aussi l'exigence d'offrir à l'intéressé la possibilité d'être assisté d'un conseil lors d'une entrevue ou pour la préparation d'observations écrites. Tous ces éléments font partie de ce que CIC a reconnu comme nécessaire pour que l'intéressé comprenne parfaitement «les allégations faites contre [lui] et la nature et les objectifs du rapport».
[72]Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l'obligation d'équité est «moins stricte», certaines procédures ne sont pas essentielles. Comme la Cour suprême l'a conclu dans l'arrêt Baker, il n'est pas toujours nécessaire de procéder à une entrevue, du moment que l'intéressé a la possibilité de présenter des observations et de connaître les allégations faites contre lui. Je ne crois pas non plus qu'il faille communiquer le rapport de l'agent d'immigration pour lui donner une autre possibilité de répondre avant le renvoi pour enquête prévu au paragraphe 44(2). L'obligation d'équité, en l'espèce, n'est pas aussi exigeante que dans l'affaire Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 3 C.F. 3 (C.A.).
QUESTION NO 3: APPLICATION DE L'OBLIGA-TION D'ÉQUITÉ AU DEMANDEUR
[73]En l'espèce, le demandeur a déclaré, dans son affidavit, qu'un agent d'immigration est venu le rencontrer le 20 novembre 2003, mais qu'il ne savait pas que cette entrevue servait à préparer le rapport prévu au paragraphe 44(1), qu'on ne lui a jamais précisé sur quels critères il était évalué et qu'il n'a pas eu l'occasion de faire valoir les raisons pour lesquelles il ne devrait pas être renvoyé du Canada. Il affirme que, bien qu'on lui ait dit qu'il pouvait être assisté d'un avocat lors d'une enquête, on ne l'a pas informé qu'il pouvait l'être relativement à la question de savoir si son dossier serait déféré pour enquête. Il reconnaît qu'on lui a posé des questions, mais il fait valoir qu'il aurait aimé présenter certains arguments concernant l'unité familiale, le fait qu'il était en semi-liberté et son intégration à la société ainsi que réfuter la conclusion qu'il ne disposait d'aucuns moyens établis de subsistance.
[74]Le demandeur n'a pas été contre-interrogé sur son affidavit, et on ne m'a pas présenté d'affidavit de l'agent d'immigration exposant une version différente à propos de la procédure suivie en l'espèce.
[75]Les notes de l'agent montrent que celui-ci était conscient des questions en cause et des faits connexes, mais n'indiquent pas si le demandeur a été mis au courant de ces questions.
[76]La preuve ne me convainc pas que l'agent d'immigration a observé à l'égard du demandeur les règles d'équité procédurale applicables. Trois erreurs ont été commises:
1. Le demandeur n'a pas été informé de l'objet de l'entrevue;
2. Il n'a pas eu la possibilité de présenter des observations;
3. Il n'a pas obtenu de copie du rapport de l'agent.
[77]Pour ces motifs, il y a lieu d'annuler le rapport de l'agent. Compte tenu des erreurs ayant entaché l'étape de la préparation du rapport prévu au paragraphe 44(1), il est impossible de déterminer si l'application du paragraphe 44(2) aurait produit un résultat différent pour ce qui est du renvoi pour enquête. Par conséquent, je suis d'avis d'annuler cette décision également.
[78]Le défendeur reconnaît qu'en cas d'invalidité du rapport de l'agent ou du renvoi pour enquête, la Section de l'immigration n'a pas compétence pour procéder à l'enquête ou pour prendre la mesure d'expulsion. Je suis de cet avis. J'accueillerai donc aussi la demande d'annulation de cette décision.
CONCLUSION
[79]En résumé, j'estime que l'agent d'immigration, sous le régime du paragraphe 44(1), et le représentant du ministre, sous le régime du paragraphe 44(2), jouissent du pouvoir discrétionnaire d'examiner des faits concernant le demandeur, autres que la déclaration de culpabilité. Je suis également d'avis que l'agent d'immigration n'a pas observé l'obligation d'équité exigée par le paragraphe 44(1). Trois ordonnances accueillant les demandes seront donc rendues.
[80]Reconnaissant que la question du pouvoir discrétionnaire conféré par les paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR fera maintenant l'objet d'une jurisprudence quelque peu conflictuelle et que la présente décision soulèvera des questions de portée générale, les parties ont conjointement proposé des questions à certifier. J'ai formulé ainsi ces questions:
1. Quelle est l'étendue a) du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'immigration relativement à la décision d'établir ou non le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR à l'intention du ministre (ou, comme en l'espèce, à l'intention du représentant du ministre) et b) du pouvoir discrétionnaire du représentant du ministre relativement à la décision de déférer une affaire pour enquête à la Section de l'immigration, sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR?
2. Quel est le contenu de l'obligation d'agir équitablement qu'assume a) l'agent d'immigration relativement à la décision d'établir le rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR et b) le représentant du ministre relativement à la décision de déférer ce rapport à la Section de l'immigration sous le régime du paragraphe 44(2) de la LIPR?
[81]Selon moi, ces questions sont déterminantes en l'espèce et, comme les fonctionnaires de CIC continueront d'être aux prises avec les obligations imposées par la LIPR, elles ont une portée générale. Je crois qu'il serait utile que la Cour d'appel les examine.
APPENDIX A /
ANNEXE A
ENF 5 Writing 44(1) Reports /
ENF 5 Rédaction des rapports en vertu du L44(1)
7. Immigration and Refugee Protection Act--Subsection A44(1) Process * /
7. Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés--Procédures en vertu du L44(1)
In Canada -- Officer examination interview or review Citizenship and Immigration Canada (CIC) / Au Canada -- Agent de contrôle entrevue ou contrôle Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) |
Determine admissibility / Détermine l'admissibilité |
Authorization to enter or remain / Autorisé à entrer ou à rester |
Direction to leave Direct back to USA Allow withdrawal (Port of entry only) / Direction du départ, Renvoi temporaire aux É.-U., Permet le retrait point d'entrée seulement |
Write subsection A44(1) report / Rapport écrit paragraphe A44(1) |
Restoration of status / Rétablissement du statut |
Review by the Minister's delegate / Contrôlé par le représentant du Ministre |
Authorization to enter or remain / Autorisation d'entrer ou de rester |
Direct back to USA -- Allow withdrawal (port of entry only) / Renvoi temporaire au É.-U., Permet le retrait (Point d'entrée seulement) |
Admissibility hearing / Enquête |
Removal order in specific circumstances as prescribed by Regulations / Mesure de renvoi conditions particulières imposées par le Règlement |
Suspend or defer consideration of the report indefinitely (Sine Die) / Reporter ou différer l'examen du rapport indéfiniment (Sine Die) |
Authorization to enter or remain / Autorisation d'entrer ou de rester |
Removal order / Renvoi temporaire |
* edited to reflect the facts of this case
* Modifié pour tenir compte des faits de la présente affaire