T-346-02
2005 CF 1156
Michel Thibodeau (demandeur)
c.
Air Canada et Air Canada Regional Inc. (défenderesses)
and
et
Commissaire aux langues officielles du Canada (intervenante)
Répertorié: Thibodeau c. Air Canada (C.F.)
Cour fédérale, juge Beaudry--Ottawa, 16 et 17 mai et 24 août 2005.
Langues officielles --Demande de réparation présentée en vertu de l'art. 77(1) de la Loi sur les langues officielles (LLO)--Le demandeur n'a pas pu obtenir des services en français sur un vol d'Air Ontario de Montréal à Ottawa--La LLO est applicable à Air Canada et à ses filiales, notamment à Air Ontario, en ce qui concerne les communications avec les voyageurs--Aux termes de l'art. 10(2) de la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada, Air Canada doit veiller à ce que ses filiales s'assurent que les clients puissent communiquer et être servis dans l'une ou l'autre langue officielle--Obligation de résultat lorsqu'il y a une demande importante--Air Canada n'a pas assuré des services en français au demandeur sur le vol en question.
Interprétation des lois --L'art. 10(2) de la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada (LPPCAC) prévoit qu'Air Canada doit veiller à ce que ses filiales s'assurent que les clients puissent communiquer et être servis dans l'une ou l'autre langue officielle--Portée de l'obligation--Obligation de moyens ou de résultat--Analyse du texte, du contexte, de l'intention du législateur--Il faut interpréter l'art. 10(2) à la lumière du langage utilisé dans la Loi sur les langues officielles (LLO)--La Cour fédérale a déjà interprété l'art. 25 de la LLO comme imposant une obligation semblable aux institutions fédérales visées-- L'art. 2 de la LLO est un outil d'interprétation, qui expose que la Loi a pour objet de favoriser l'égalité de statut et de l'usage du français et de l'anglais--La LLO est quasi-constitutionnelle--Elle doit être interprétée au regard des garanties constitutionnelles--Elle doit recevoir une interprétation large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ces garanties--L'obligation prévue par l'art. 10(2) de la LPPCAC est une obligation de résultat, qui n'est écartée qu'au seul cas de force majeure.
Conflit de lois --La Loi sur les langues officielles (LLO) est une loi quasi-constitutionnelle qui prime sur les autres lois--Les parties I à V de la LLO priment sur les autres dispositions de la Loi et du Règlement.
Relations du travail --Les conventions collectives avec Air Canada relèvent du Code canadien du travail (CCT), une loi fédérale visée par l'art. 82 de la Loi sur les langues officielles (LLO)--Les conventions collectives qui relèvent du CCT ne doivent pas être incompatibles avec la mise en oeuvre de l'objet de la LLO--En cas d'incompatibilité, la LLO l'emporte sur la convention collective.
Preuve --Les défendeurs ont contesté l'admissibilité de certaines pièces--Aux termes de l'art. 79 de la Loi sur les langues officielles (LLO), peuvent être admis en preuve les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale--L'art. 79 l'emporte sur les autres règles de preuve, et doit être considéré comme une exception aux règles de preuve générales--Les deux premières pièces (un rapport et un résumé et analyse des travaux du Comité mixte permanent des langues officielles), n'étaient pas admissibles à titre d'éléments de preuve du manquement à la LLO lors du vol en question, mais elles pouvaient être utiles pour déterminer la réparation appropriée en vertu de l'art. 77(4) de la LLO--La troisième pièce (un affidavit qui n'avait pas été versée au dossier de la Cour comme tel, mais simplement inclus en annexe à l'affidavit du demandeur), n'était pas admissible--La quatrième pièce (le Rapport de la commissaire aux langues officielles) était admissible, mais sans lier la Cour.
Pratique -- Parties -- Qualité pour agir -- Demande de réparation présentée en vertu de l'art. 77 de la Loi sur les langues officielles--Le demandeur n'a pas pu obtenir des services en français sur un vol d'Air Ontario de Montréal à Ottawa--Le demandeur avait-il qualité pour agir et pouvait-il soulever des questions juridiques et demander des réparations qui n'étaient pas propres à sa situation juridique personnelle?--Le demandeur a posé une question sérieuse et il possédait un intérêt véritable dans le litige visé par la demande--Y avait-il une autre manière plus raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de cette question?--La Cour a fait usage de son pouvoir discrétionnaire et accordé au demandeur la qualité pour agir au nom de l'intérêt public.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits linguistiques --Air Canada n'a pas assuré des services en français au demandeur sur le vol Montréal-Ottawa--Elle n'est pas assujettie à la Charte parce qu'elle est une société commerciale privée qui n'exerce pas une fonction gouvernementale et n'exécute pas une politique ou un programme déterminé par le gouvernement.
Il s'agissait d'une demande de réparation présentée en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles (LLO). Le demandeur alléguait que les défenderesses n'avaient pas respecté leurs obligations linguistiques prévues par la partie IV de la LLO et par le paragraphe 10(2) de la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada (LPPCAC). Le 14 août 2000, le demandeur et son épouse étaient passagers à bord d'un vol d'Air Ontario en partance de Montréal à destination d'Ottawa. Air Ontario est une filiale d'Air Canada et fait partie d'Air Canada Régional Inc. La seule agente de bord en service ce jour-là était unilingue anglophone. Le demandeur n'a donc pas pu être servi en français. Il a déposé une plainte écrite auprès du Commissariat aux langues officielles, d'Air Canada et d'Air Ontario concernant l'absence de services en français à bord de ce vol. À la suite du rapport du Commissariat aux langues officielles remis au demandeur en janvier 2002, ce dernier a présenté une demande de réparation qui a soulevé un certain nombre de questions. La principale question en litige était la suivante: Air Canada était-elle tenue de veiller à ce que ses filiales offrent des services dans les deux langues officielles sur les trajets à demande importante et y a-t-il eu atteinte aux droits linguistiques du demandeur?
Jugement: la demande visant Air Canada doit être accueillie et la demande visant Air Canada Regional Inc. doit être rejetée.
Par l'entremise de l'article 10 de la LPPCAC, la LLO et son Règlement s'appliquent à Air Canada. Depuis le 5 juillet 2000, l'article 10 prévoit expressément qu'Air Canada doit veiller à ce que ses filiales s'assurent que les clients puissent communiquer et être servis dans la langue officielle de leur choix lorsqu'ils utilisent les services des filiales d'Air Canada. Il est donc incontestable que la LLO s'applique à Air Canada ainsi qu'à toutes ses filiales concernant les communications avec les voyageurs. Mais il restait à déterminer la portée de cette obligation par l'appréciation de l'obligation énoncée au paragraphe 10(2). Dans le cas d'une obligation de moyens, le défendeur ne sera tenu responsable que s'il n'a pas exercé une diligence et une prudence raisonnable. Au contraire, l'obligation de résultat suffit à faire présumer la faute du défendeur. Pour dégager sa responsabilité le défendeur doit démontrer que l'inexécution ou le préjudice résulte d'une force majeure. L'absence de faute n'est pas suffisante pour l'exonérer. Dans l'analyse de l'intensité des obligations qui découlent de l'article 10 de la LPPCAC, il faut considérer les éléments suivants: 1) le libellé de la disposition, 2) le contexte de la loi, 3) l'intention du législateur. 1) Aux termes du paragraphe 10(2), Air Canada est tenue de veiller à ce que les services offerts par ses filiales à leurs clients le soient dans l'une ou l'autre des langues officielles. La version anglaise de cette disposition va plus loin que la française. Le paragraphe 10(2) de la LPPCAC fait référence à une loi quasi-constitutionnelle, soit la LLO. Par conséquent, il fallait interpréter les termes du paragraphe 10(2) de la LPPCAC à la lumière du language utilisé dans la LLO. La Cour fédérale a déjà interprété l'article 25 de la LLO comme imposant une obligation semblable aux institutions fédérales visées. 2) En assujettissant expressément Air Canada à la LLO par l'entremise de l'article 10 de la LPPCAC, le législateur a assimilé Air Canada, aux fins de la partie IV de la LLO, à une institution fédérale. Cela dit, Air Canada est soumise aux mêmes obligations que celles qui incombent aux institutions fédérales: elle doit faire en sorte que les services qu'elle assure elle-même ou par l'entremise de ses filiales soient conformes à la LLO. 3) Selon l'article 2 de la LLO, qui sert d'outil d'interprétation, l'objet de la loi est de favoriser l'égalité du statut et de l'usage du français et de l'anglais. Il est manifeste que la LLO a un caractère quasi-constitutionnel; elle doit être interprétée au regard des garanties constitutionnelles et doit recevoir une interprétation large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ces garanties. Puisque les droits qui découlent de la LLO sont assimilés à une garantie constitutionnelle, et puisque le paragraphe 10(9) de la LPPCAC prévoit que l'obligation d'Air Canada au paragraphe 10(2) est réputée être une obligation relevant de la partie IV de la LLO aux fins de l'application des parties VIII, IX et X de la LLO, il s'agissait d'une obligation de résultat. Les paramètres de cette obligation de résultat se trouvent à l'article 22 de la LLO, selon lequel cette obligation doit être respectée dans la région de la capitale nationale, ou ailleurs, au Canada comme à l'étranger, lorsqu'il y a une demande importante.
Les défenderesses ont contesté l'admissibilité de quatre pièces déposées par le demandeur. Aux termes de l'article 79 de la LLO, peuvent être admis en preuve les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale. Les deux premières pièces, un rapport et un résumé et analyse des travaux du Comité mixte permanent des langues officielles, ne constituaient pas un aperçu exhaustif du rendement linguistique d'Air Canada mais brossaient un tableau des problèmes qui n'avaient pas été réglés de façon satisfaisante au moment de la rédaction des rapports. Elles n'étaient pas admissibles à titre d'éléments de preuve du manquement à la LLO lors du vol en question, mais elles pouvaient être utiles pour déterminer la réparation appropriée en vertu du paragraphe 77(4) de la LLO. L'affidavit d'une personne qui était alors employée par le Commissariat aux langues officielles, qui n'avait pas été déposé, mais inclus en annexe à l'affidavit du demandeur, n'était pas admissible. Enfin, le Rapport de la commissaire aux langues officielles était admissible, mais sans lier la Cour, et il pouvait être contesté comme tout autre élément de preuve. La preuve a établi qu'il y avait eu atteinte aux droits linguistiques du demandeur. Air Canada n'a pas assuré des services en français au demandeur sur le vol Montréal-Ottawa.
La Charte canadienne des droits et libertés ne s'applique pas aux activités purement privées. La loi constitutive de la Société Air Canada, même avant sa privatisation, stipulait que la société n'était pas un mandataire de l'État. Compte tenu du fait qu'Air Canada est maintenant une société commerciale privée, qu'elle n'exerce pas une fonction gouvernementale et n'exécute pas une politique ou un programme déterminé par le gouvernement, elle et ses filiales ne sont pas assujetties à la Charte. Aux termes du paragraphe 10(2) de la LPPCAC, Air Canada a l'obligation de veiller à ce que ses filiales offrent des services dans les deux langues. C'est donc Air Canada qui est responsable, et non ses filiales, car la LLO ne s'applique pas directement à celles-ci. Le demandeur n'avait aucun recours distinct contre Air Canada Régional Inc.
Il y avait aussi la question de savoir si, eu égard aux circonstances, le demandeur avait qualité pour agir et pouvait soulever des questions juridiques et présenter des demandes de réparation qui n'étaient pas propres à sa situation juridique personnelle. Dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), la Cour suprême du Canada a statué que, pour agir dans l'intérêt public, le demandeur doit poser une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire, posséder un intérêt véritable dans le litige visé par la demande, et il ne doit pas y avoir d'autre manière plus raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de cette question. Le demandeur a rempli les deux premières conditions, mais il y avait incertitude quant à la troisième. Cependant, la Cour a fait usage de son pouvoir discrétionnaire et accordé au demandeur la qualité pour agir au nom de l'intérêt public.
La LLO est une loi quasi-constitutionnelle et prime donc sur les autres lois. L'article 79 de cette loi permet à la Cour d'obtenir un portrait plus exact du contexte afin de mieux déterminer les mesures réparatrices appropriées. Lorsqu'il s'agit de trancher une question relevant de la LLO, l'article 79 prime sur les autres règles de preuve. Cette disposition doit être considérée comme une exception aux règles générales en matière de preuve. Limiter la portée de cet article serait contraire à l'intention du législateur, qui est de permettre à la Cour d'avoir une appréciation globale de la situation.
Les conventions collectives chez Air Canada relèvent du Code canadien du travail (CCT), une loi fédérale visée par l'article 82 de la LLO. Par conséquent, les parties I à V de la LLO l'emportent sur les dispositions incompatibles du CCT et de ses règlements. Le CCT doit donc respecter les exigences qui découlent de la LLO dans la mesure où cette dernière s'applique. Les conventions collectives qui relèvent du CCT ne doivent pas être incompatibles avec la mise en oeuvre de l'objet de la LLO. En cas d'incompatibilité, la LLO l'emporte sur les dispositions de la convention collective. Air Canada était tenue de veiller à ce que ses filiales offrent des services dans les deux langues officielles sur les trajets à demande importante. Le principe de la primauté des lois sur la convention collective s'appliquait en l'espèce. Air Canada doit prendre les arrangements nécessaires avec ses syndicats afin de respecter la LLO, cette loi étant de nature quasi-constitutionnelle.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 1 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 16.
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 4.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.
Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44, art. 1 (mod. par L.C. 1994, ch. 24, art. 1(F)) .
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].
Loi modifiant la Loi sur les transports au Canada, la Loi sur la concurrence, la Loi sur le Tribunal de la concurrence et la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada et modifiant une autre loi en conséquence, L.C. 2000, ch. 15, art. 18.
Loi sur Air Canada, L.R.C. (1985), ch. A-10, art. 24.
Loi sur l'aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2.
Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 35, art. 10 (mod. par L.C. 2000, ch. 15, art. 18).
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. (1985), ch. C-36.
Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 2, 22, 23, 25, 76 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 183), 77(1),(4), 78, 79, 82.
Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-433, art. 705.43(1),(2).
Règlement sur les langues officielles--communications avec le public et prestation des services, DORS/1992-48, art. 7(1),(2),(4)c).
jurisprudence citée
décisions appliquées:
Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373; (C.A.); Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d'inspection des aliments), [2004] 4 R.C.F. 276; 2004 CAF 263; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Canada (Ministère de la Justice), 2001 CFPI 239.
décisions examinées:
Quigley c. Canada (Chambre des communes), [2003] 1 C.F. 132; 2002 CFPI 645; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Robb v. St. Joseph's Health Centre; Rintoul v. St. Joseph's Health Centre; Farrow v. Canadian Red Cross Society (1998), 31 C.P.C. (4th) 99; 87 O.T.C. 241 (Div. gén. Ont.); Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Air Canada, [1997] A.C.F. no 1834 (1re inst.) (QL); King-Con Construction Ont. Ltd., [2004] O.L.R.D. no 773 (QL).
décisions citées:
Thibodeau v. Air Canada, 2004 CF 800; [2004] A.C.F. no 979 (QL); Air Canada (Re) (2004), 71 O.R. (3d) 793(F); (C. sup.); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773; 2002 CSC 53; Robb v. St. Joseph's Health Centre; Rintoul v. St. Joseph's Health Centre; Farrow v. Canadian Red Cross Society (2001), 9 C.C.L.T. (3d) 131; 152 O.A.C. 60 (C.A. Ont.); Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; Nova Scotia Board of Censors c. Procureur général (N.-É.), [1978] 2 R.C.S. 662; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517.
doctrine citée
Baudoin, Jean-Louis et Pierre-Gabriel Jobin. Les Obligations, 5e éd., Yvon Blais Inc.: Cowansville (Qué.), 1998.
Beaudoin, Gérald-A. et Errol P. Mendes. Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. Montréal: Wilson & Lafleur, 1996.
Brun, Henri. Charte des droits de la personne: législation, jurisprudence et doctrine, 16e éd. Montréal: Wilson & Lafleur, 2003.
Canada. Parlement. Comité mixte permanent des langues officielles. Rapport du Comité mixte permanent des langues officielles «Air Canada: Les bonnes intentions ne suffisent pas !» Ottawa: Le Comité, 2002.
Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 3e éd. Montréal: Éditions Thémis, 1999.
Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris: Dictionnaires Le Robert, 1993, «incombe».
Rayner, W. B. The Law of Collective Bargaining, Scarborough (Ont.): Carswell, 1995.
DEMANDE de réparation présentée en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles relativement à un présumé manquement aux obligations linguistiques prévues par la partie IV de la Loi sur les langues officielles et par le paragraphe 10(2) de la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada de la part d'Air Canada et de sa filiale Air Canada Regional Inc. Demande visant Air Canada accueillie et demande visant Air Canada Regional Inc. rejetée.
ont comparu:
Michel Thibodeau pour son propre compte.
René Cadieux et Louise-Hélène Sénécal pour les défenderesses.
Amélie Lavictoire pour l'intervenante.
avocats inscrits au dossier:
Fasken Martineau DuMoulin s.r.l., Montréal, pour les défenderesses.
Commissariat aux langues officielles, Ottawa, pour l'intervenante.
Voici les motifs de l'ordonnance et de l'ordonnance rendus en français par
[1]Le juge Beaudry: Le demandeur qui se représente lui-même dépose un recours en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31 (LLO), pour obtenir réparation.
DEMANDE DU DEMANDEUR
[2]Essentiellement il requiert de la Cour les remèdes suivants:
I- LA DEMANDE vise, tout d'abord, l'obtention d'une DÉCLARATION à l'effet que:
a) la Société Air Canada et sa filiale, Air Canada Régional Inc., sont assujetties à la LLO, notamment à la partie IV, à la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada (la «LPPCAC»), notamment au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a), et au Règlement sur les langues officielles-- communications avec le public et prestation de services, DORS/92-48 (le «Règlement»);
b) Air Canada et sa filiale, Air Canada Régionale Inc., ne respectent pas leurs obligations linguistiques prévues à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement;
c) la violation des droits linguistiques prévus à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement, constitue également une violation des droits prévus aux articles 16 et 20 de la Charte canadienne des droits et libertés (la «Charte»);
d) Air Canada et sa filiale, Air Canada Régional Inc., n'ont pas respecté leurs obligations linguistiques prévues à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement le 14 août 2000 sur le vol AC 1347 entre Montréal et Ottawa, et ont ainsi brimé les droits linguistiques de M. Michel Thibodeau garantis par la Charte;
e) les dispositions de la LLO, de la LPPCAC, et du Règlement ont préséance sur les dispositions des accords commerciaux ou des conventions collectives et leur application et ceux-ci ne peuvent avoir pour effet de soustraire Air Canada et Air Canada Régional Inc. à leurs obligations linguistiques prévues à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement;
II- LA DEMANDE vise également l'obtention d'une ORDONNANCE mandatoire contre les défendeurs, Air Canada et Air Canada Régional Inc., afin de les obliger, à l'intérieur d'un délai de six mois du prononcé du jugement dans la présente instance, ou dans tout autre délai déterminé par la Cour, à:
a) prendre toutes les mesures nécessaires afin que le public puisse communiquer avec les défendeurs et en recevoir tous les services en français, conformément à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement;
b) prendre, sans restreindre la généralité de ce qui précède au paragraphe précédent, les mesures suivantes:
i) veiller à ce que les défendeurs aient une capacité bilingue adéquate et prennent toutes les autres mesures requises pour offrir les services au public, en français, pour les services en vol sur les trajets à demande importante;
ii) veiller, dans les circonstances précédemment énoncées, à ce que les mesures soient prises par les défendeurs pour offrir activement le service au public, notamment en faisant une offre active de service en français, en entrant en communication avec lui ou encore par signalisation, avis ou documentation confor-mément à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement;
iii) instaurer des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d'éventuelles violations des droits linguisti-ques, lesquels droits sont énoncées à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement;
iv) faire en sorte que les droits linguistiques, tels que décrit à la partie IV de la LLO, au paragraphe 10(1) et à l'alinéa 10(2)a) de la LPPCAC, et au Règlement, aient précéance (sic) sur tout accord signé par les défendeurs et toutes conventions collectives impliquant ceux-ci;
III- LA DEMANDE vise également l'obtention d'une RÉPARATION en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, du paragraphe 77(4) de la LLO et de la règle 53 des Règles de la Cour fédérale (1998), eu égard aux circonstances et afin d'assurer le respect de la Charte, de la LLO, de la LPPCAC et du Règlement par les défendeurs. LA DEMANDE vise l'obtention de la RÉPARATION suivante:
a) le paiement, par les défendeurs, d'une somme de $25,000.00 au demandeur, à titre de dommages-intérêts, ou tout autre montant jugé convenable par la Cour;
b) le paiement, par les défendeurs, d'une somme de $500,000.00 au demandeur, à titre de dommages-punitifs et exemplaires, ou tout autre montant jugé convenable par la Cour;
c) tout autre RÉPARATION que la Cour estimera convenable et juste d'ordonner;
IV- LA DEMANDE vise également l'obtention d'une ORDONNANCE mandatoire contre les défendeurs, Air Canada et Air Canada Régional Inc., afin de les obliger à donner au demandeur, Michel Thibodeau, une lettre d'excuse, laquelle sera affichée par les défendeurs dans tous les comptoirs de service à la clientèle d'Air Canada et Air Canada Régional Inc. Cette lettre devrait être à la vue du public, facilement lisible, être affichée pour une durée de deux semaines ou plus et inclure, entre autres les éléments suivant:
a) La reconnaissance que Air Canada et Air Canada Régional Inc. sont légalement tenu (sic) d'offrir des services en français selon les dispositions de la partie IV de la LLO, de la LPPCAC, et du Règlement;
b) La reconnaissance que Air Canada et Air Canada Régional Inc. ont manqué à leur devoir d'offrir des services en français aux passagers francophones;
c) Des excuses à M. Michel Thibodeau pour l'absence de service en français et pour le manque de respect de la part de Air Canada et Air Canada Régional Inc. associé à l'incident du 14 août 2000; [Soulignés dans l'original.]
QUESTIONS EN LITIGE
[3]Les questions en litige sont les suivantes:
1. L'article 10 [mod. par L.C. 2000, ch. 15, art. 18] de la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 35 (LPPCAC), tel que modifié en juillet 2000, impose-t-il une obligation de résultat à Air Canada à l'égard de ses filiales plutôt qu'une obligation de moyens?
2. a) Quelle est la preuve admissible au dossier?
b) À la lumière de la preuve, existe-t-il une violation des droits linguistiques du demandeur?
3. Plus particulièrement, mais sans limiter:
a) La Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] s'applique-t-elle à Air Canada et à Air Canada Régional Inc.?
b) Eu égard à l'article 10 de la LPPCAC, tel que modifié, le demandeur a-t-il un recours autonome contre Air Canada Régional Inc.?
c) Eu égard aux circonstances, le demandeur a-t-il la qualité pour agir pour soulever des questions juridiques et des réparations qui ne sont pas propres à sa situation juridique personnelle?
d) L'article 79 de la LLO a-t-il préséance sur les autres lois fédérales?
e) L'article 25 de la LLO est-il applicable eu égard aux circonstances?
4. Compte tenu de la situation juridique du demandeur et des défendeurs, notamment suite aux ordonnances émises en vertu de la Loi sur les arrangements des créanciers des compagnies, L.R.C. (1985), ch. C-36 (LACC), le demandeur a-t-il droit à des réparations autres que celles déjà prévues en vertu de la LACC?
5. Est-ce que les dispositions de la LLO, de la LPPCAC et du Règlement sur les langues officielles-- communications avec le public et prestation des services, DORS/1992-48 ont préséance sur les dispositions des accords commerciaux ou des conventions collectives?
CONTEXTE FACTUEL
[4]Le 14 août 2000, le demandeur et son épouse sont passagers à bord du vol AC 1347 d'Air Ontario en partance de Montréal à destination d'Ottawa.
[5]Air Ontario est une filiale d'Air Canada et fait légalement partie, depuis le 1er janvier 2001, de l'unité fusionnée connue sous le nom d'Air Canada Régional Inc.
[6]La seule agente de bord en service (Mme Marne Guenther) sur le vol AC 1347 est unilingue anglophone. Cette dernière demande en anglais au demandeur et à son épouse de bien vouloir céder leurs sièges afin d'accommoder un couple avec un bébé. Ces derniers acquiescent.
[7]Lors du service de collation, le demandeur s'adresse en français à Mme Guenther. L'agent de bord lui répond: «I apologize that I do not speak French. Would you like anything to drink?» (version de l'agente de bord). La version du demandeur: «Excuse me, I do not speak French.»
[8]Les versions diffèrent pour la suite des événements. D'un côté, le demandeur soutient qu'il n'a pas utilisé un ton menaçant mais admet qu'il était contrarié car il ne pouvait obtenir le service en français.
[9]De l'autre côté, l'agente de bord et d'autres témoins présents allèguent que le demandeur par le ton de sa voix a intimidé des passagers, y compris Mme Guenther.
[10]Intervient alors une autre agente de bord (Mme Lawn), qui était en uniforme mais pas en fonction à bord du vol AC 1347, pour aider Mme Guenther et lui servir d'interprète auprès du demandeur.
[11]N'étant pas satisfait, le demandeur demande à parler au commandant de bord. Le vol étant de courte durée et l'avion ayant déjà amorcé sa descente, Mme Lawn explique au demandeur qu'il lui sera impossible de parler au commandant de bord car ce dernier ne parle pas le français.
[12]À son arrivée à l'aéroport d'Ottawa, deux policiers du service de police d'Ottawa-Carleton montent à bord de l'avion pour venir à la rencontre du demandeur en raison d'un appel de la compagnie Air Ontario. Puisque l'intervention policière se résume à n'être qu'une intervention sur place et ne nécessite aucune action de leur part, aucun rapport n'est rédigé.
[13]Dans leurs plaidoiries orales, les défenderesses déclarent ne pas vouloir étiqueter le demandeur d'avoir été sous l'influence de la «rage de l'air».
[14]Le 16 août 2000, le demandeur dépose une plainte écrite auprès du Commissariat aux langues officielles, d'Air Canada et d'Air Ontario concernant l'absence de services en français à bord du vol AC 1347.
[15]Le demandeur reçoit un accusé de réception du Commissariat aux langues officielles et d'Air Ontario. Il est cependant informé par Air Canada, lors d'une conversation téléphonique, que cette dernière ne répondrait pas à sa plainte car l'affaire ne regarde qu'Air Ontario, une compagnie indépendante d'Air Canada.
[16]Un rapport du Commissariat aux langues officielles est remis au demandeur en janvier 2002 et les conclusions peuvent se résumer ainsi:
- L'agente de bord en fonction était incapable de fournir le service en français aux passagers, malgré le fait que ce vol dessert un trajet ayant une demande importante de services dans les deux langues officielles en vertu de l'alinéa 7(4)c) du Règlement.
- Air Canada et Air Ontario n'ont pas rempli leurs obligations en vertu du paragraphe 10(2) de la LPPCAC et de la Partie IV [articles 21 à 33] de la LLO.
- Puisque la LPPCAC n'a pas accordé un délai aux transporteurs régionaux d'Air Canada qui exploitent dans l'est du Canada pour se conformer à leurs obligations, tel qu'il a été prévu pour les filiales de l'ouest (paragraphe 10(5) de la LPPCAC), les obligations d'Air Canada prenaient effet immédiatement lors de l'entrée en vigueur des modifications de la LPPCAC, soit le 5 juillet 2000.
- L'analyse de la commissaire révèle que depuis les 10 dernières années, les efforts mis en oeuvre par Air Canada pour remplir ses obligations en vertu de la LLO n'ont pour ainsi dire aucune incidence puisque le service en français ne s'est pas sensiblement amélioré.
- La LLO est une loi quasi constitutionnelle et à ce titre, les droits du public ne sont pas négociables. Les défenderesses ne devraient pas être tenues de négocier les droits linguistiques du public avec le syndicat. Elles doivent convaincre les représentants syndicaux que les dispositions sur l'ancienneté ne peuvent contrevenir à l'obligation de fournir des services dans les deux langues officielles sur les vols désignés. Elles doivent énoncer clairement que l'affectation d'agent(e)s de bord bilingues à des vols désignés bilingues n'est pas négociable.
[17]Le demandeur dépose par la suite le présent recours. En date du 1er avril 2003, Air Canada est mis sous la protection de la LACC. Le juge Farley de la Cour supérieure de l'Ontario accorde à Air Canada ainsi qu'à certaines de ses filiales, la protection contre leurs créanciers afin que celles-ci puissent procéder de façon ordonnée à une restructuration de leurs activités.
[18]Le 9 avril 2003, la commissaire aux langues officielles (la commissaire) reçoit l'autorisation d'intervenir dans le présent litige concernant la question d'interprétation de l'article 10 de la LPPCAC.
[19]Le 5 octobre 2003, le juge Noël de cette Cour rend une ordonnance suspendant les présentes procédures jusqu'à ce que l'ordonnance de sursis du juge Farley soit définitivement levée.
[20]Le juge Farley rend, en date du 18 septembre 2003, une ordonnance intitulée «Claims Procedure Order» (CPO) établissant la procédure à suivre pour effectuer une réclamation en vertu de la LACC pour les créanciers non-garantis.
[21]Constatant la problématique qui existe en ce qui a trait au forum approprié pour déterminer une réclamation découlant de la LLO, le juge Noël émet une directive dans laquelle il demande aux parties de demander au juge Farley lequel des forums (la CPO ou la Cour fédérale) est le plus approprié pour faire les déterminations découlant du présent dossier. Le juge Farley arrive à la conclusion que la CPO est le forum approprié pour traiter de la portion monétaire de la réclamation mais les aspects non-monétaires devraient être entendus par la Cour fédérale.
[22]Le 2 juin 2004, le juge Noël, prenant en considération la conclusion du juge Farley, rend une deuxième ordonnance [2004 CF 800] rejetant la demande de levée de l'ordonnance de suspension et ce, jusqu'à l'émission de l'ordonnance finale du juge Farley ou encore sur demande de l'une des parties si les circonstances le justifient.
[23]M. Thibodeau voit sa réclamation rejetée par le contrôleur d'Air Canada et en appelle de cette décision. Cet appel est entendu par M. Boudreault (ancien juge à la retraite) sur la base des documents au dossier dans le cadre du CPO. Ce dernier en arrive à la conclusion qu'Air Canada n'a pas respecté les obligations linguistiques du demandeur en vertu de la LLO et fixe le montant des dommages-intérêts à la somme de 1 175 $ incluant les intérêts, laissant à la Cour fédérale la discrétion de fixer les dépens.
[24]M. Thibodeau fait appel de cette décision devant la Cour supérieure de l'Ontario alléguant que la valeur de la réclamation est déraisonnable et doit être ajustée à la hausse. Le juge Rouleau [Air Canada (Re) (2004), 71 O.R. (3d) 793(F)] rejette l'appel du demandeur et confirme la décision de M. Boudreault.
[25]Le 15 février 2005, le juge Noël rend deux ordonnances--la première, ordonnant la levée de la suspension des procédures permettant ainsi au demandeur de procéder à l'audience de sa cause et la deuxième, énumérant les questions en litige à être tranchées par cette Cour.
ANALYSE
1. L'article 10 de la LPPCAC, tel que modifié en juillet 2000, impose-t-il une obligation de résultat à Air Canada à l'égard de ses filiales plutôt qu'une obligation de moyens?
[26]En 1937, Air Canada est légalement constituée par le Parlement canadien sous le nom de «Lignes aériennes Trans-Canada». Le nom «Air Canada» remplace le nom «Lignes aériennes Trans-Canada» suite à une autre loi adoptée en 1964.
[27]Le gouvernement canadien décide de privatiser la compagnie aérienne. Ce projet se concrétise par l'adoption de la LPPCAC. De société d'État, le transporteur aérien devient ainsi une compagnie ordinaire dont les activités sont assujetties à la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), c. C-44 [art. 1 (mod. par L.C. 1994, ch. 24, art. 1(F))].
[28]Par l'entremise de l'article 10 de la LPPCAC, la LLO s'applique à Air Canada. Il est évident que cette société doit respecter la LLO et son Règlement et ceci de façon statutaire.
[29]En raison des divergences d'opinions qui existent quant à l'étendue des obligations linguistiques d'Air Canada à l'égard de ses filiales, le législateur fédéral décide de modifier la LPPCAC. L'article 10 de la LPPCAC prévoit maintenant de façon expresse, depuis le 5 juillet 2000, qu'Air Canada doit veiller à ce que ses filiales respectent la partie IV de la LLO. En d'autres termes la LPPCAC prévoit que les clients d'Air Canada peuvent communiquer et être servis dans la langue officielle de leur choix lorsqu'ils utilisent les services des filiales d'Air Canada (paragraphe 10(2)).
[30]Le 6 juillet 2000, Air Canada fait parvenir à tous les membres du personnel des transporteurs régionaux un message les informant de leurs obligations en matière de langues officielles découlant des modifications apportées à la LPPCAC. Ce message indique clairement qu'à compter de juillet 2000, Air Ontario est tenue par la loi de fournir ses services en vol dans les deux langues officielles «sur tous les vols partant de Montréal, Ottawa ou de Moncton, les vols à destination de ces villes ou ceux qui incluent un transit dans ces villes et sur tous les vols à l'intérieur de l'Ontario, du Québec et du Nouveau-Brunswick».
[31]Le 2 novembre 2000, dans une lettre provenant d'Air Ontario, Mme Manon Stuart, coordonnatrice de la mise en oeuvre de la LLO pour les lignes aériennes régionales d'Air Canada, confirme qu'Air Ontario est assujettie à la LLO depuis le 5 juillet 2000.
[32]Il est donc incontestable que la LLO s'applique à Air Canada ainsi qu'à toutes ses filiales concernant les communications avec les voyageurs. Mais quelle est la portée de cette obligation? S'agit-il d'une obligation de résultat tel que prétendent le demandeur et l'intervenante ou s'agit-il d'une obligation de moyens tel que soumis par les défendeurs?
[33]Il est important d'évaluer l'intensité de l'obligation découlant du paragraphe 10(2) de la LPPCAC. La classification des obligations d'après leur intensité est une classification doctrinale. En effet, le législateur ne définit pas cette intensité; il décrit plutôt l'étendue de l'obligation. La classification s'avère importante sur la plan pratique afin de déterminer la preuve que doit faire le demandeur et les moyens d'exonération disponibles pour les défendeurs.
[34]Les auteurs Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin définissent l'obligation de moyens et de résultat de la façon suivante (Les Obligations, 5e éd. Yvon Blais Inc.: Cowansville (Qué.), 1998, à la page 1217):
Obligation de moyens--L'obligation de moyens est celle pour la satisfaction de laquelle le débiteur est tenu d'agir avec prudence et diligence en vue d'obtenir le résultat convenu, en employant tous les moyens raisonnables, sans toutefois assurer le créancier de l'atteinte du résultat (p. 32)
Obligations de résultat--L'obligation de résultat est celle pour la satisfaction de laquelle le débiteur est tenu de fournir au créancier un résultat précis et déterminé (p. 34)
[35]Dans le cas d'une obligation de moyens, le défendeur ne sera tenu responsable que s'il n'a pas exercé une diligence et une prudence raisonnable envers son obligation. Au contraire, l'obligation de résultat suffit à faire présumer la faute du défendeur. Par conséquent, pour dégager sa responsabilité le défendeur doit démontrer que l'inexécution ou le préjudice résulte d'une force majeure. L'absence de faute n'est pas suffisante pour l'exonérer (Baudouin, aux pages 36 et 37).
[36]Dans l'analyse de l'intensité des obligations qui découlent de l'article 10 de la LPPCAC, il faut considérer divers éléments, soit: le libellé de l'article 10 de la LPPCAC, le contexte de la loi et finalement l'intention du législateur lors de l'adoption de la LLO et de la LPPCAC (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21).
Le sens courant des termes
[37]Le sens courant des termes met l'accent sur le libellé de l'article concerné. Cette méthode d'interprétation présume que législateur a choisi certains mots dont l'usage et la signification est celle de la population en général. Le libellé de l'article 10 de la LPPCAC se lit comme suit (depuis le 5 juillet 2000 par la mise en vigueur de l'article 18 de la Loi modifiant la Loi sur les transports au Canada, la Loi sur la concurrence, la Loi sur le Tribunal de la concurrence et la Loi sur la participation publique au capital d'Air Canada et modifiant une autre loi en conséquence, L.C. 2000, ch. 15 (LMLPPCAC)):
10. (1) La Loi sur les langues officielles s'applique à la Société.
(2) Sous réserve du paragraphe (5), la Société est tenue de veiller à ce que les services aériens, y compris les services connexes, offerts par ses filiales à leurs clients le soient, et à ce que ces clients puissent communiquer avec celles-ci relativement à ces services, dans l'une ou l'autre des langues officielles dans le cas où, offrant elle-même les services, elle serait tenue, au titre de la partie IV de la Loi sur les langues officielles, à une telle obligation.
(3) Pour l'application du présent article, une personne morale est la filiale de la Société si, selon le cas:
a) elle est contrôlée:
(i) soit par la Société,
(ii) soit par la Société et une ou plusieurs personnes morales elles-mêmes contrôlées par celle-ci,
(iii) soit par des personnes morales elles-mêmes contrôlées par la Société;
b) elle est la filiale d'une filiale de la Société.
(4) Pour l'application du paragraphe (3), une personne morale est contrôlée par une autre personne morale si:
a) des valeurs mobilières de la personne morale conférant plus de cinquante pour cent des votes qui peuvent être exercés lors de l'élection des administrateurs de la personne morale en question sont détenues, autrement qu'à titre de garantie uniquement, par cette autre personne morale ou pour son bénéfice;
b) les votes que comportent ces valeurs mobilières sont suffisants, en supposant leur exercice, pour élire une majorité des administrateurs de la personne morale.
*(5) Le paragraphe (2) s'applique:
a) un an après son entrée en vigueur, à l'égard des services aériens, y compris les services connexes, offerts soit à un bureau au Manitoba, en Colombie-Britannique, en Saskatchewan, en Alberta, au Yukon, dans les Territoires du Nord-Ouest ou au Nunavut, soit relativement à un trajet dans ces provinces, par une filiale de la Société qui avait ce statut lors de cette entrée en vigueur;
b) à l'égard des Lignes aériennes Canadien International ltée et des Lignes aériennes Canadien Régional ltée, dans le cas où celles-ci deviennent des filiales de la Société avant cette entrée en vigueur et à l'égard de la personne qui ne devient une filiale de la Société qu'après cette entrée en vigueur, trois ans après l'acquisition par elles du statut de filiale.
*[Note: Paragraphe 10(2) en vigueur le 5 juillet 2000, voir TR/2000-59.]
(6) Le gouverneur en conseil peut, par décret pris sur recommandation du ministre des Transports, proroger le délai de trois ans visé à l'alinéa (5)b) d'au plus un an à l'égard soit d'un trajet emprunté par une filiale, soit d'un bureau où elle offre des services.
(7) Si les Lignes aériennes Canadien International ltée, les Lignes aériennes Canadien Régional ltée ou une filiale de la Société offrent à la place de la Société ou de l'une de ses filiales un service aérien, y compris les services connexes, que celles-ci offraient le 21 décembre 1999 ou par la suite, la Société est tenue de veiller à ce que les services offerts par la personne à ses clients à sa place ou à la place de l'une de ses filiales le soient, et à ce qu'ils puissent communiquer avec la personne relativement à ces services, dans l'une ou l'autre des langues officielles dans le cas où, elle-même ou l'une de ses filiales offrant les services, elle serait tenue, au titre de la partie IV de la Loi sur les langues officielles ou du paragraphe (2), à une telle obligation.
(8) Il demeure entendu que les paragraphes (2) et (7) ne portent pas atteinte à l'obligation qui incombe à la Société au titre de l'article 25 de la Loi sur les langues officielles.
(9) Pour l'application des parties VIII, IX et X de la Loi sur les langues officielles, les obligations prévues aux paragraphes (2) et (7) sont réputées être des obligations prévues à la partie IV de cette loi.
[38]Le paragraphe 10(2) prévoit qu'Air Canada est tenue de veiller à ce que les clients de ses filiales puissent communiquer et obtenir des services dans l'une ou l'autre des langues officielles. En anglais, le libellé, est à mon avis, plus fort que le libellé de la version française. En effet, le texte indique qu'Air Canada «has the duty to ensure that any subsidiary's customers can communicate [. . .] and obtain those services from the subsidiary in either official languages». [Soulignement ajouté.]
[39]Afin de démontrer qu'elle ne possède qu'une obligation de moyens, Air Canada compare le libellé du paragraphe10(2) de la LPPCAC au libellé des paragraphes 705.43(1) et (2) du Règlement de l'aviation canadien, DORS/96-443, adopté en vertu de la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2. Elle indique qu'il est manifeste que l'obligation qui découle de ce règlement est une obligation de résultat en raison des termes «doit s'assurer» (shall ensure). Elle ajoute que l'obligation sous la LPPCAC ne peut pas en être une de résultat puisque le libellé du paragraphe 10(2) utilise des termes radicalement différents, soit «tenue de veiller» (duty to ensure).
[40]Quant à moi, les défenderesses devraient plutôt faire une étude comparative des termes utilisés dans la LLO pour savoir comment interpréter leurs obligations sous la LPPCAC. Le Règlement de l'aviation canadien n'est pas un règlement qui découle d'une loi quasi constitutionnelle. Le paragraphe 10(2) de la LPPCAC fait référence à une loi quasi constitutionnelle, soit la LLO. Par conséquent, il faut interpréter les termes du paragraphe 10(2) de la LPPCAC à la lumière du langage utilisé dans la LLO.
[41]En matière de communication avec le public et les prestations de services, la LLO prévoit aux articles 23 et 25 «qu'il incombe aux institutions fédérales» («incombe» signifie que les institutions fédérales «ont la responsabilité ou la charge de», Le Nouveau Petit Robert, 1993). J'assimile cette obligation à celle qui est prévue au paragraphe 10(2) de la LPPCAC «est tenue de veiller à». La Cour fédérale a déjà interprété l'article 25 de la LLO comme imposant une obligation de résultat aux institutions visées; dans la cause Quigley c. Canada (Chambre des communes), [2003] 1 C.F. 132 (1re inst.), on a décidé que la Chambre des communes avait manqué à ses obligations sous la LLO en omettant de s'assurer que les débats soient offerts dans les deux langues officielles.
Le contexte de la LLO
[42]L'article 82 prévoit que les parties I à V de la LLO l'emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi ou de tout règlement fédéral, sauf la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6] et ses règlements.
[43]Le paragraphe 10(9) de la LPPCAC tel qu'amendé précise que les obligations d'Air Canada prévues aux paragraphes 10(2) et (7) sont réputées être les mêmes obligations que celles que doivent respecter les institutions fédérales à la partie IV de la LLO (communication avec le public et prestations de services). En assujettissant expressément Air Canada à la LLO par l'entremise de l'article 10 de la LPPCAC, le Parlement canadien a assimilé Air Canada, pour les fins de cette partie de cette loi, à une institution fédérale. Ceci dit, Air Canada possède les mêmes obligations que celles qui incombent aux institutions fédérales, soit celles de s'assurer que les services qu'elle procure elle-même ou par l'entremise de ses filiales soient conformes à la LLO.
L'intention du législateur
[44]Dans R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, au paragraphe 15, la Cour suprême du Canada s'exprime ainsi:
En 1975, quand notre Cour a confirmé que les garanties linguistiques de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 étaient des dispositions minimales et n'empêchaient pas l'extension des droits linguistiques par le Parlement ou les législatures provinciales (Jones c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, aux pp. 192 et 193), elle a adopté une interprétation des droits linguistiques libérale et fondée sur leur objet.
C'est dans cette optique que la LLO fût adoptée par le Parlement. En fait, la partie IV de la LLO vise avant tout à garantir que les institutions fédérales mettront en oeuvre des mesures qui permettront aux Canadiens d'exercer pleinement les droits qui leurs sont conférés par la Constitution, soit de communiquer avec les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ou recevoir des services dans l'une ou l'autre des langues officielles.
[45]L'article 2 de la LLO qui sert d'outil d'interprétation prévoit que l'objet de la loi vise à favoriser l'égalité du statut et de l'usage du français et de l'anglais. Dans Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), [2002] 2 R.C.S. 773, au paragraphe 23, la Cour suprême confirme que la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373, à la page 386, a reconnu, à juste titre, le statut privilégié de la LLO:
Elle reflète à la fois la Constitution du pays et le compromis social et politique dont il est issu. Dans la mesure où elle est l'expression exacte de la reconnaissance des langues officielles inscrite aux paragraphes 16(1) et 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, elle obéira aux règles d'interprétation de cette Charte telles qu'elles ont été définies par la Cour suprême du Canada. Dans la mesure, par ailleurs, où elle constitue un prolongement des droits et garanties reconnus dans la Charte, et de par son préambule, de par son objet défini en son article 2, de par sa primauté sur les autres lois établies en son paragraphe 82(1), elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment «certains objectifs fondamentaux de notre société» et qui doivent être interprétées «de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui (les) sous-tendent.» [Je souligne.]
[46]À la lumière de ce qui précède, le caractère quasi constitutionnel apparaît indéniable. C'est pourquoi la loi doit être interprétée eu égard aux garanties constitution-nelles et doit recevoir une interprétation large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de ces garanties (Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e édition, Montréal: Éditions Thémis, 1999, à la page 630).
[47]L'article 16 de la Charte confirme l'égalité réelle des droits linguistiques et l'article 2 de la LLO a le même effet. Dans Beaulac, la Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 24 «que l'exercice de droits linguistiques ne doit pas être considéré comme exceptionnel, ni comme une sorte de réponse à une demande d'accommodement». Ce principe d'égalité réelle entre les deux langues officielles signifie notamment que les droits linguistiques exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en oeuvre et créent, en conséquence, des obligations positives pour l'État (Beaulac, au paragraphe 20).
[48]Puisque les droits qui découlent de la LLO s'assimilent à une garantie constitutionnelle, et puisque le paragraphe 10(9) de la LPPCAC prévoit que l'obligation d'Air Canada au paragraphe 10(2) est réputée une obligation en vertu de la partie IV de la LLO pour les fins de l'application des parties VIII, IX et X de la LLO, je considère que cette obligation est une de résultat.
[49]Les paramètres de cette obligation de résultat se retrouvent à l'article 22 de la LLO qui stipule que cette obligation existe dans la région de la capitale nationale, soit là où, au Canada comme à l'étranger, il y a une demande importante. Le paragraphe 23(1) prévoit ce qui suit:
23. (1) Il est entendu qu'il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de veiller à ce que ceux-ci puissent, dans l'une ou l'autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l'étranger, l'emploi de cette langue fait l'objet d'une demande importante.
[50]La question de la «demande importante» a été définie au paragraphe 7(1) et à l'alinéa 7(4)c) du Règlement:
7. (1) Pour l'application du paragraphe 23(1) de la Loi, l'emploi d'une langue officielle fait l'objet d'une demande importante à un bureau d'une institution fédérale en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs, à l'exclusion des services de contrôle de la circulation aérienne et des services consultatifs connexes, lorsque le bureau est un aéroport, une gare ferroviaire ou de traversiers ou un bureau situé dans l'un de ces lieux et qu'au moins cinq pour cent de la demande de services faite par le public à cet aéroport ou à cette gare, au cours d'une année, est dans cette langue.
[. . .]
(4) Pour l'application du paragraphe 23(1) de la Loi, l'emploi des deux langues officielles fait l'objet d'une demande importante à un bureau d'une institution fédérale en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs, dans l'une ou l'autre des circonstances suivantes:
[. . .]
c) le bureau offre les services à bord d'un aéronef:
(i) soit sur un trajet dont la tête de ligne, une escale ou le terminus est un aéroport situé dans la région de la capitale nationale, dans la région métropolitaine de recensement de Montréal ou dans la ville de Moncton, ou un aéroport situé à proximité de l'une de ces régions ou ville qui la dessert principalement,
(ii) soit sur un trajet dont la tête de ligne et le terminus sont des aéroports situés dans une même province dont la population de la minorité francophone ou anglophone représente au moins cinq pour cent de l'ensemble de la population de la province,
(iii) soit sur un trajet dont la tête de ligne et le terminus sont des aéroports situés dans deux provinces dont chacune a une population de la minorité francophone ou anglophone représentant au moins cinq pour cent de l'ensemble de la population de la province;
2. a) Quelle est la preuve admissible au dossier?
[51]Les défenderesses contestent l'admissibilité des pièces suivantes:
1. Pièce TM-15: Rapport du Comité mixte permanent des langues officielles, «Air Canada: Les bonnes intentions ne suffisent pas!», février 2002
2. Pièce TM-16: Résumé et analyse des travaux du Comité mixte permanent des langues officielles sur l'application de la loi sur les langues officielles chez Air Canada, «Air Canada et l'application de la Loi sur les langues officielles», septembre 2001
3. Pièce TM-17: Affidavit de Michel Robichaud
4. Pièce TM-14: Rapport de la Commissaire aux langues officielles, «Rapport d'enquête concernant l'absence de service en français sur le vol AC 1347 d'Air Ontario Montréal--Ottawa»
Les pièces TM-15, TM-16
[52]Les défenderesses allègent que les pièces TM-15 et TM-16 sont inadmissibles en raison du fait qu'elles sont dans l'impossibilité juridique de mettre en doute les travaux du Comité mixte permanent des langues officielles ou de contester les conclusions tirées dans ces rapports. Par conséquent, elles prétendent qu'il serait contraire aux règles de preuve traditionnelles de les admettre. Pour soutenir leurs prétentions, elles soumettent la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Robb v. St. Joseph's Health Centre; Rintoul v. St. Joseph's Health Centre; Farrow v. Canadian Red Cross Society (2001), 9 C.C.L.T. (3d) 131 (C.A. Ont.), confirmant la décision du juge Macdonald [(1998), 31 C.P.C. (4th) 99 (Div. gén. Ont.)] de première instance en se référant aux paragraphes 23 à 26:
Dans la mesure où le Commissaire Krever, pour en arriver à ses conclusions, s'est fondé sur des éléments de preuve qui pourraient être déclarés inadmissibles dans un procès civil, les défendeurs seraient lésés par l'introduction de ces éléments de preuve. Si le rapport était accepté, les défendeurs n'auraient pas la possibilité de se prononcer sur les conclusions tirées de la preuve qui figurent dans le rapport. Ils ne pourraient pas contre-interroger le rapport. Ils ne peuvent pas prendre connaissance des éléments de preuve sur lesquels les conclusions particulières figurant dans le rapport sont fondées. La Commission Krever n'a jamais été créée à cette fin.
Il y a également des considérations d'intérêt public qui empêchent le rapport Krever d'être admis en preuve. Admettre le rapport Krever en preuve dans le présent procès aurait pour effet de convertir une commission d'enquête en quelque chose d'autre que ce qui avait été prévu. Une commission d'enquête est un moyen dont se sert la branche exécutive du gouvernement pour obtenir des renseignements sur un sujet particulier. Une commission d'enquête ne peut pas avoir comme objet connexe de fournir des éléments de preuve dans une instance civile. Si je tirais cette conclusion, les parties, dans de futures instances civiles, pourraient tenter d'utiliser les conclusions d'une commission d'enquête à cette fin.
Ce raisonnement s'applique également pour empêcher le rapport Grace d'être admis comme preuve de son contenu. Le rapport Grace est daté du 21 janvier 1997. C'est le rapport du Commissaire à l'information du Canada, John W. Grace. Il comprend les résultats de l'enquête qu'il a effectuée sur une plainte déposée le 8 septembre 1995 contre Santé Canada à la suite de rapports faisant état de la destruction de bandes sonores et de comptes rendus textuels de réunions du Comité canadien du sange (le CCS) tenues entre 1982 et 1989, qui étaient en possession du Secrétariat du Comité canadien du sang (le Secrétariat). Sous-jacent à l'allégation de destruction des bandes sonores et des comptes rendus est l'allégation que la destruction des dossiers s'est produite pour empêcher leur communication en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. 1985, ch. A-1. Le commissaire Grace a insisté dans son rapport sur une décision prise lors d'une réunion du CCS qui a eu lieu entre le 16 et 18 mai et par laquelle il a été enjoint au Secrétariat de détruire les dossiers de toutes les réunions antérieures du CCS en possession du Secrétariat depuis sa création en 1982. Le rapport du commissaire Grace est, selon les demandeurs, pertinent aux questions soulevées dans la présente action. L'enquête n'a pas été tenue publiquement. Le commissaire Grace n'a pas été obligé d'appliquer une norme de preuve semblable à cette appliquée dans les instances civiles.
Le raisonnement qui interdit l'admission du raprot Krever est applicable à la question de savoir si le raport Grace peut être admis. [Soulignement ajouté.]
[53]L'article 79 de LLO permet d'admettre en preuve les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale. En 1997, la Cour fédérale, dans l'affaire Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Air Canada, [1997] A.C.F. no 1834 (1re inst.) (QL), a analysé cet article. Voici les propos tenus par le juge Dubé aux paragraphes 17 à 20:
Cet article est unique en son genre et ne se retrouve pas dans d'autres législations similaires. L'intention du législateur est clairement de présenter un contexte complet au tribunal.
À mon avis, le but de l'article 79 est de permettre au Commissaire de démontrer à la Cour l'existence d'un problème systémique qui persiste depuis un certain nombre d'années. Sans le dépôt en preuve de toutes les plaintes de même nature, la Cour ne pourra pas apprécier l'ampleur du problème et les circonstances du recours.
Libre au juge présidant l'audition de la requête sur le fond de jauger de la valeur probante de tous ces faits ou renseignements dans le cadre de considérations plus générales.
La recevabilité en preuve de ces renseignements additionnels de même nature ne transforme pas pour autant l'audition en une commission publique d'enquête.
[54]Les documents TM-15 et TM-16 ne constituent pas un recensement exhaustif du rendement linguistique d'Air Canada mais brossent un tableau des problèmes qui n'étaient pas réglés de façon satisfaisante au moment de la rédaction des rapports. Plusieurs témoins ont été invités pour discuter des problèmes qu'entretenait Air Canada au sujet du respect de la LLO.
[55]En ce qui a trait à la pièce TM-15, trois représen-tants syndicaux des employés d'Air Canada ont souligné certains problèmes de relation de travail et ont donné leur point de vue sur les services offerts. En réponse à ces allégations, le président et chef de la direction, M. Robert Milton, accompagné de certains de ses gestionnaires, ont de leur côté eu l'opportunité de commenter et d'échanger avec le comité concernant les difficultés auxquelles était confrontée Air Canada à se conformer à la LLO.
[56]Le document TM-16 est une analyse de la situation existante chez Air Canada. Le comité s'est réuni 13 fois entre 1980 et 2000. Le Commissariat a comparu à plusieurs reprises alors que les représentants d'Air Canada se sont présentés cinq fois. Ces derniers ont donc eu l'opportunité de faire des représentations.
[57]Les pièces TM-15 et TM-16 ne sont pas admissibles en tant qu'éléments de preuve du non respect de la LLO lors du vol AC 1347 d'Air Ontario le 14 août 2000, mais peuvent être utiles pour déterminer la réparation appropriée en vertu du paragraphe 77(4) de la même loi.
Pièce TM-17
[58]La pièce TM-17 ne devrait pas être admissible selon les défenderesses car il s'agit d'un affidavit de M. Michel Robichaud déposé dans le dossier T-2536-96. Ce document n'a pas été déposé par M. Robichaud mais il a été annexé à l'affidavit du demandeur. Les défenderesses soutiennent qu'elles sont dans l'impossibilité de contre-interroger l'auteur de cet affidavit qui fait référence à 70 pièces qui n'ont pas été versées au présent dossier.
[59]Les allégations contenues dans le document TM-17 ne seraient pas admissibles non plus selon les défenderesses car elles concernent une situation de fait antérieure à l'entrée en vigueur, le 5 juillet 2000, des modifications à la LPPCAC. Selon cet argument, l'affidavit ne peut donc pas agir comme preuve de renseignements sur des plaintes de «même nature» ou «comparables» concernant une même institution fédérale. En résumé, les défenderesses allèguent qu'avant le 5 juillet 2000, Air Canada n'avait aucune obligation envers ses filiales et les plaintes antérieures à cette date ne sont donc pas de «même nature» aux fins de l'article 79 de la LLO.
[60]Je constate que dans le document TM-17, M. Michel Robichaud, employé au Commissariat aux langues officielles à l'époque, fait la nomenclature de plusieurs plaintes contre Air Canada de novembre 1987 à 1996. En particulier, il y aurait eu 158 plaintes concernant des services en vol. Les pièces annexées à son affidavit ne sont pas déposées, les dernières plaintes datent de plus de quatre ans avant l'entrée en vigueur des modifications à l'article 10 de la LPPCAC. D'ailleurs, un désistement a été déposé par le procureur de la commissaire aux langues officielles dans le dossier T-2536-96.
[61]Je suis d'accord avec les défenderesses que cette pièce est inadmissible en preuve.
Pièce TM-14 (Rapport de la commissaire aux langues officielles)
[62]On peut trouver la réponse à la question d'admissibilité du Rapport de la commissaire dans la récente décision de la Cour d'appel fédérale, Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d'inspection des aliments), [2004] 4 R.C.F. 276 (C.A.), au paragraphe 21. Dans cet arrêt, la Cour se prononce sur l'objectif de l'article 77 de la LLO. Elle indique que les rapports de la commissaire sont recevables en preuve mais qu'ils ne lient pas le tribunal et peuvent être contestés comme tout autre élément de preuve [aux paragraphes 15 à 21]:
Le juge a qualifié à plusieurs reprises la procédure déposée par le Forum de «demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale». C'est là une erreur. Le paragraphe 77(2) établit un «recours» «[a]n application» dans le texte anglais) et c'est «une demande en vertu de l'article 77 de la Loi sur les langues officielles» que le Forum avait déposée. Ce recours n'est pas une demande de contrôle judiciaire, encore qu'il soit régi, sur le plan procédural, par les règles applicables à ces dernières (voir l'article 300b) des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-166]). Ce recours s'apparente, plutôt, à une action.
La commissaire, il est important de le rappeler, n'est pas un tribunal. Elle ne rend pas de décision proprement dite; elle reçoit des plaintes, elle mène une enquête, puis elle fait un rapport qu'elle peut assortir de recommandations (paragraphes 63(1), (3)). Si l'institution fédérale concernée ne donne pas suite au rapport ou aux recommandations, la commissaire peut s'en plaindre au gouverneur en conseil (paragraphe 65(1)) et, si ce dernier ne donne pas suite non plus, la commissaire peut s'en plaindre au Parlement (paragraphe 65(3)). Le remède, à ce niveau, est politique.
Pour s'assurer, toutefois, que la Loi sur les langues officielles ait des dents, que les droits ou obligations qu'elle reconnaît ou impose ne demeurent pas lettres mortes, et que les membres des minorités linguistiques officielles ne soient pas condamnés à se battre sans cesse et sans garantie au seul niveau politique, le législateur a créé un «recours» devant la Cour fédérale dont peut se prévaloir la commissaire elle-même (article 78) ou le plaignant (article 77). Ce recours, dont j'examinerai l'étendue plus loin, cherche à vérifier le bien-fondé de la plainte, pas le bien-fondé du rapport de la commissaire (paragraphe 77(1)), et le cas échéant, à assurer une réparation convenable et juste dans les circonstances (paragraphe 77(4)). Le rapport de la commissaire n'en est pas moins la source ou le prétexte du recours ou, pour reprendre les mots de la juge Desjardins relativement au rapport comparable que dépose le commissaire à l'information, une condition «préalable à l'exercice du recours» Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1999), 240 N.R. 244 (C.A.F.), à la page 255): c'est la qualité de «plaignant» devant la commissaire qui confère la qualité de «demandeur» devant la Cour (paragraphe 77(1)) et c'est la date de communication du rapport qui sert de point de départ pour le calcul des délais (paragraphe 77(2)). Le «plaignant», selon le paragraphe 58(2), peut être un «individu» ou un «groupe».
On voit dès lors que le recours n'a rien d'une demande de contrôle judiciaire au sens de l'article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)]. Il n'attaque pas en tant que telle la «décision» de l'institution fédérale. Il peut être entrepris par une personne ou un groupe qui peut n'être pas «directement touché par l'objet de la demande» (voir le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales). Le redressement que peut rechercher le demandeur n'est pas limité à ceux prescrits au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour ayant de manière exceptionnelle la discrétion qu'elle «estime convenable et juste eu égard aux circonstances» (paragraphe 77(4)). Des éléments de preuve inédits sont recevables (article 79). L'affaire est entendue et jugée en procédure sommaire (article 80).
Le fait que le recours prévu à la partie X s'apparente, sur le fond, à une action entraîne des conséquences importantes.
Ainsi, le juge entend l'affaire de novo et n'est pas limité à la preuve offerte lors de l'enquête de la commissaire. Le recours est en mouvance constante en ce sens que même si le bien-fondé de la plainte est déterminé en fonction du moment de la violation alléguée, le remède, s'il en est un qui soit alors convenable et juste, doit être adapté aux circonstances qui prévalent au moment où l'affaire est mise en délibéré. Le remède variera selon que la violation perdure ou non.
Par ailleurs, les rapports de la commissaire sont recevables en preuve, mais ils ne lient pas le juge et peuvent être contredits comme tout autre élément de preuve. Cela s'explique aisément. La commissaire mène son enquête en secret et ses conclusions peuvent s'appuyer sur des faits que les parties concernées par la plainte n'auront pas nécessairement été en mesure de vérifier. Qui plus est, pour des raisons que je donnerai tantôt, l'objet du recours judiciaire est plus limité que celui de l'enquête par la commissaire et il se peut que la commissaire prenne en compte des considérations que ne pourra prendre en compte le juge. Aussi, suis-je d'accord avec la décision du juge Nadon, alors juge en première instance, dans Rogers c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (2001), 201 F.T.R. 41 (C.F. 1re inst.), qui avait conclu, après avoir accepté en preuve le rapport de la commissaire, que (au paragraphe 40):
La conclusion qu'il y a eu un manquement à la Loi dans un cas donné doit être établie par le juge, après qu'il a entendu et soupesé la preuve présentée par les deux parties. [Je souligne.]
Je considère donc que pièce TM-14 est admissible mais je ne me considère pas lié par les conclusions énoncées dans ce document.
b) À la lumière de la preuve, existe-t-il une violation des droits linguistiques du deman-deur?
[63]Les défenderesses soumettent qu'avant le 5 juillet 2000, Air Canada n'avait juridiquement aucune obligation en ce qui concerne Air Ontario et la Partie IV de la LLO. Elles soutiennent que le bon sens n'exige pas que tous les agents de bord deviennent bilingues du jour au lendemain. Suite à l'adoption des modifications à la LPPCAC, soit entre août 2000 et août 2001, Air Canada a mené des sondages afin de déterminer les trajets qui répondent à une «demande importante» au sens du paragraphe 7(2) du Règlement. Air Canada a commencé dès janvier 2000 à prendre les mesures nécessaires pour rencontrer les obligations de moyens qu'allaient lui imposer les modifications à la LPPCAC le 5 juillet.
[64]Étant donné que j'en suis venu à la conclusion que les dispositions amendées de la LPPCAC conduisent à une obligation de résultat, je n'ai pas à me poser à ce stade-ci la question suivante «est-ce qu'Air Canada a pris des moyens raisonnables pour rencontrer ses obligations».
[65]Dans Les Obligations, à la page 35, on mentionne que sur le plan de la preuve, l'absence de résultat fait présumer la faute et place sur les épaules du défendeur le fardeau de démontrer que l'inexécution provient d'une cause qui ne lui ait pas imputable. Le simple fait d'identifier l'absence de faute n'est pas suffisant pour exonérer sa responsabilité. Le défendeur doit identifier, par prépondérance de preuve, une force majeure ou que la victime a empêché l'exécution de l'obligation. À défaut, il sera tenu responsable de l'inexécution.
[66]Les détails relatés à l'affidavit du demandeur ainsi que la lettre du 2 novembre 2000 de Mme Manon Stuart, coordonnatrice de la mise en oeuvre--Loi sur les langues officielles, Lignes aériennes régionales d'Air Canada, me convainquent qu'Air Canada n'a pas fourni les services en français le 14 août 2000 sur le vol de Montréal à destination d'Ottawa à M. Thibodeau. Des conclusions semblables se retrouvent dans la décision du juge à la retraite M. Boudreault (volume 7, demandeur, onglet 6, paragraphe 26), décision confirmée par le juge Rouleau de la Cour supérieure de l'Ontario (onglet 7, volume 7, demandeur, déposé lors de l'audition).
3. a) La Charte canadienne des droits et libertés s'applique-t-elle à Air Canada et à Air Canada Régional Inc.?
[67]Les défenderesses soumettent que la Charte prévoit expressément que les dispositions sur les langues officielles s'appliquent aux institutions fédérales et au gouvernement du Canada. Elles prétendent que la Charte ne s'applique pas à Air Canada et à ses filiales en raison du fait qu'elles sont des compagnies privées.
[68]Il est reconnu que la Charte ne s'applique pas aux activités purement privées. Henri Brun, dans la 16e édition de la Charte des droits de la personne: législation, jurisprudence et doctrine, Montréal: Wilson & Lafleur, 2003, à la page 599 définit le mot «gouvernement» à l'article 32 de la Charte comme désignant «le pouvoir exécutif fédéral et provincial, et non le gouvernement dans son sens le plus générique. Selon l'article 32, les acteurs auxquels s'applique la Charte sont les branches législatives, exécutives et administratives».
[69]Beaudouin et Mendes, Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd. (Montréal: Wilson & Lafleur, 1996), aux pages 47 à 49, mentionnent qu'il faut analyser la nature des activités de l'entreprise pour savoir si la Charte s'applique. Elle doit exercer une fonction gouvernementale et le fait de fournir des services publics ne rencontre pas nécessairement le critère de fonction gouvernementale. Même si une société commerciale tire son existence de l'autorité gouvernementale, ceci n'est pas suffisant pour l'assujettir au respect de la Charte.
[70]Dans la cause qui nous occupe, la loi constitutive de la Société Air Canada, même avant sa privatisation, stipulait que la Société n'était pas un mandataire de sa Majesté (article 24 [Loi sur Air Canada, L.R.C. (1985), ch. A-10]). Compte tenu du fait qu'Air Canada est maintenant une compagnie privée, qu'elle n'exerce pas une fonction gouvernementale et n'exécute pas une politique ou un programme déterminé du gouvernement, j'en conclus que la compagnie Air Canada et ses filiales ne sont pas assujetties à la Charte (Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au paragraphe 42).
b) Eu égard à l'article 10 de la LPPCAC, tel que modifié, le demandeur a-t-il un recours autonome contre Air Canada Régional Inc.?
[71]Le paragraphe 10(2) de la LPPCAC prévoit que la «Société» (Air Canada) a l'obligation de veiller à ce que ses filiales offrent des services dans les deux langues. C'est donc Air Canada qui est imputable et non les filiales car la LLO ne s'applique pas directement à elles. Le paragraphe 10(2) est modelé sur l'article 25 de la LLO où il est prévu qu'il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que les services offerts au public par des tiers pour leur compte le soient dans l'une ou l'autre des langues officielles comme si elles-mêmes offraient les services.
[72]Le demandeur n'a aucun recours autonome contre Air Régional Inc. Le devoir de s'assurer du respect la LLO repose sur les épaules d'Air Canada. Si celle-ci n'est pas respectée, il s'agit de la responsabilité d'Air Canada et non de sa filiale.
c) Eu égard aux circonstances, le demandeur a-t-il la qualité pour agir pour soulever des questions juridiques et des réparations qui ne sont pas propres à sa situation juridique personnelle?
[73]La partie X de la LLO prévoit les recours qui peuvent être intentés lorsque la loi n'est pas respectée. Le demandeur rencontre les critères du paragraphe 77(1) «[q]uiconque a saisi le commissaire d'une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V, ou fondée sur l'article 91 peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie». C'est l'article 76 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 183] qui donne compétence à la Cour fédérale.
[74]Mais dans quelles circonstances un demandeur peut-il agir dans l'intérêt public. Trois facteurs ont été établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607. Ceci fait suite à trois décisions antérieures de la même Cour dans le cadre de contestations législatives, soit les arrêts Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575 et Nova Scotia Board of Censors c. Procureur général (N.-É.), [1978] 2 R.C.S. 662.
[75]Les trois critères sont les suivants:
1. Le demandeur doit poser une question sérieuse ou réglable par voie judiciaire;
2. Il doit posséder un intérêt véritable;
3. Y a-t-il une autre manière plus raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de cette question?
[76]Les défenderesses allèguent que le demandeur ne possède que la qualité pour agir en ce qui concerne sa situation personnelle et qu'il ne peut invoquer des réparations d'ordre général et structurel au nom de l'intérêt public. Les défenderesses soulèvent qu'il appartient au demandeur de démontrer qu'il n'y a pas d'autres manières raisonnables et efficaces de soumettre les questions d'intérêt public à la Cour afin qu'il obtienne cette qualité. À ce sujet, elles citent l'arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.
[77]En l'espèce, elles soumettent que la commissaire aux langues officielles serait la personne la mieux placée pour soulever des questions d'intérêt public et non le demandeur.
[78]Ce dernier précise qu'il rencontre les trois critères repris dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Canada (Ministère de la Justice), 2001 CFPI 239 pour confirmer sa qualité pour agir au nom de l'intérêt public. Mais, subsidiairement, il demande à la Cour de lui reconnaître ce statut car la Cour suprême dans Finlay, a prévu une discrétion judiciaire pour accorder cette qualité d'agir même si les trois critères ne sont pas rencontrés.
[79]En l'espèce, il n'y a aucun doute que le demandeur soulève une question sérieuse et qu'il possède un intérêt véritable dans l'objet de la demande. Cependant, y a-t-il une autre manière plus raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de cette question? Peut-être, la Commissaire aurait pu exercer elle-même le recours, version anglaise «78(1)(a) . . . may apply to the Court for a remedy» à la suite de la conclusion de son enquête. Mais, en analysant l'alinéa 78(1)a) et le paragraphe 78(2), je crois que le plaignant (le demandeur dans la présente instance) ainsi que la commissaire peuvent exercer les recours prévus à l'alinéa 78(1)a). Dans les circonstances actuelles, en utilisant ma discrétion, j'accorde au demandeur la qualité d'agir au nom de l'intérêt public.
[80]J'accorderai aux parties et à l'intervenante l'autorisation de faire des représentations à la Cour au sujet des remèdes non monétaires réclamés par le demandeur.
d) L'article 79 de la LLO a-t-il préséance sur les autres lois fédérales?
[81]L'article 82 de la LLO prévoit que les dispositions des parties I à V de la LLO l'emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi et règlement fédéraux. L'article 79 se retrouve à la partie X de la LLO, partie qui n'est pas mentionnée dans l'article 82 de la LLO. Mais la LLO est une loi quasi constitutionnelle et de par sa nature même, prime sur les autres lois.
[82]Ici, j'adopte la position du juge Dubé dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Air Canada, à l'effet que l'article 79 est unique en son genre et ne se retrouve pas dans des législations similaires. Je crois que le législateur a introduit cet article parce qu'il croyait important que la Cour puisse obtenir un portrait plus exact du contexte afin de mieux déterminer les réparations appropriées.
[83]Par conséquent, je considère que lorsqu'il s'agit de trancher une question sous la LLO, l'article 79 a préséance sur les autres règles de preuve. À mon avis, il s'agit de traiter cet article comme étant une exception aux règles générales en matière de preuve. Je crois que de limiter la portée de cet article serait à l'encontre de l'intention du législateur de permettre à la Cour d'avoir une appréciation globale de la situation.
e) L'article 25 de la LLO est-il applicable eu égard aux circonstances?
[84]L'article 10(1) de la LPPCAC stipule que la LLO s'applique à Air Canada. En vertu de la partie IV de la LLO, il incombe à Air Canada d'offrir à ses clients la possibilité qu'ils puissent communiquer dans l'une ou l'autre des langues officielles.
[85]L'article 25 de la même loi prévoit que l'institution fédérale qui offre des services par l'intermédiaire d'un tiers pour le compte de l'institution fédérale doit veiller à ce que ce tiers offre des services dans l'une ou l'autre des langues officielles comme si l'institution fédérale offrait elle-même les services. L'interprétation de cet article n'a pas fait l'unanimité dans le passé. Air Canada ne considérait pas ses filiales comme des tiers de sorte qu'elle ne considérait pas que l'article 25 s'appliquait pour ses filiales. Mais avec la modification au paragraphe 10(2) de la LPPCAC, le législateur a décidé d'imposer à Air Canada l'obligation prévue à l'article 25 de la LLO à ses filiales avec les paramètres énoncés à l'article 7 du Règlement.
[86]Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de répondre à la question telle que posée car selon moi le paragraphe 10(2) de la LPPCAC est très clair et ne comporte aucune ambiguïté. Je n'ai pas non plus à me poser la question à savoir si dans le passé Air Canada était tenue à la même obligation à l'endroit de ses filiales comme celle prévue pour les tiers à l'article 25 de la LLO.
4. Compte tenu de la situation juridique du demandeur et des défenderesses, notamment suite aux ordonnan-ces émises en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. (1985) ch. C-36 (LACC), le demandeur a-t-il droit à des réparations autres que celles déjà prévues en vertu de la LACC?
[87]La LACC et la LLO sont deux lois fédérales qui touchent deux préoccupations totalement différentes. Le défi est donc de réconcilier ces deux lois lorsqu'elles doivent être appliquées en même temps.
[88]La LACC a comme but de permettre à une entreprise en situation de faillite de proposer aux créanciers un plan de redressement qui serait plus avantageux que les conséquences d'une faillite et en même temps assure la survie de l'entreprise. Une fois le plan de redressement accepté et homologué, il lie tous les créanciers visés par l'arrangement.
[89]Dans le cas qui nous occupe, Air Canada a demandé et obtenu la protection en vertu de la LACC. Plusieurs ordonnances ont été émises par le juge Farley de la Cour supérieure de l'Ontario entre autres, homologuant un plan de redressement avec toutes les conséquences qui s'en suivent.
[90]Le demandeur a été dans l'obligation de présenter la portion monétaire (525 000 $) de sa deman-de à un «officier des réclamations concernant Air Canada et certaines de ses filiales» soit l'ex-juge à la retraite, M. Boudreault. Ce dernier a déterminé la valeur de la réclamation du demandeur à la somme de 1 175 $. Au paragraphe 40, M. Boudreault s'exprime ainsi:
En ce qui a trait à la demande du réclamant d'une condamnation aux dépens et déboursés, même si M. Thibodeau, qui n'est pas avocat, n'a pas droit à des honoraires d'avocat, Lavigne c. Ministre du développement des ressources humaines, CAF, Dossier A-104-97 (T-1977-94), la Règle 400(4) de la Cour fédérale (1998) pourrait peut-être "s'appliquer dans une certaine mesure pour faire, (), ce que l'équité pourrait dicter à cet égard", comme le dit l'honorable juge Marceau au paragraphe [2]. En l'absence de toute preuve, et comme il semble que l'affaire continuera devant la Cour fédérale quant aux autres conclusions, je m'en remets à cette Cour à cet égard.
[91]Le demandeur insatisfait de cette décision et du dividende d'environ 80 $ qu'il recevrait, décide d'en appeler auprès de la Cour supérieure de l'Ontario.
[92]Son appel est rejeté par le juge Rouleau et au paragraphe 27 de sa décision, il écrit:
M. Thibodeau a aussi fait référence aux coûts élevés de la poursuite. Si les coûts encourus par M. Thibodeau sont [sic] élevés, c'est au moment de fixer les dépens qu'un tribunal en tiendra compte. La question de dépens n'a pas été décidée par M. Boudreault et est remise à la cour fédérale pour être tranchée suite à l'audience sur les aspects non-monétaires de la poursuite de M. Thibodeau.
Aucun appel n'a été logé à la Cour d'appel de l'Ontario.
[93]Après avoir pris connaissance des ordonnances du juge Farley, en particulier celle du 24 août 2004, aux paragraphes 9, 29, 32 et 34 (correspondances et documents issus de la réorganisation d'Air Canada sous la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, documents déposés par les défendeurs), je suis satisfait que toute la portion monétaire de la demande de M. Thibodeau est maintenant réglée sauf la question des dépens et des déboursés.
[94]J'aurai aussi à déterminer quelles sont les réparations non-monétaires demandées qui sont justes et convenables dans les circonstances.
5. Est-ce que les dispositions de la LLO, de la LPPCAC et du Règlement ont préséance sur les dispositions des accords commerciaux ou des conventions collectives?
[95]Les conventions collectives avec Air Canada sont sous la juridiction du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (CCT) en vertu de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], et l'article 4 du CCT.
[96]Le CCT est une loi fédérale visée par l'article 82 de la LLO. Par conséquent, tel que prévu par cet article, les parties I à V de la LLO l'emportent sur les dispositions incompatibles de cette loi et de ses règlements. C'est à partir de ce principe qu'il est possible de conclure que le CCT doit respecter les exigences qui découlent de la LLO dans la mesure où cette dernière s'applique.
[97]On sait que la LLO s'applique à Air Canada. Les conventions collectives qui découlent du CCT ne doivent pas être incompatibles à la mise en oeuvre de l'objet de la LLO. Si une incompatibilité se produit, la LLO l'emporte sur les dispositions de la convention collective.
[98]La page 17-21 du livre de W. B. Rayner dans The Law of Collective Bargaining publié aux éditions Carswell en 1995, sont pertinentes:
[traduction]
17.5 La convention collective et les autres lois
L'incidence que des lois peuvent avoir sur l'affaire en litige en vertu de la convention collective peut se traduire de deux façons. Premièrement, la loi peut-être censée limiter les droits accordés en vertu de la convention collective. Deuxièmement, la loi, bien qu'elle ne soit pas directement applicable à la demande présentée en vertu de la convention, peut être utile quant à l'interprétation de la signification de la convention. La première catégorie est essentiellement une question de préséance, c'est-à-dire qu'elle soulève la question de savoir si c'est la loi ou la convention qui régit, alors que la deuxième catégorie soulève la question de savoir si l'arbitre peut appliquer et interpréter la loi.
La question la plus fondamentale de la préséance se pose lorsque la loi limite ou modifie l'application du procesus de négociation collective et limite l'effet des conventions négociées.
[99]Plus loin, l'auteur indique que si la loi et la convention collective entrent en conflit, c'est la loi qui a préséance [aux pages 17-22 et 17-23].
Il n'existe pas une loi pour l'arbitre et une autre loi pour le reste de la société, et donc, si la convention collective entre en conflit avec la loi, c'est la loi qui l'emporte.
[. . .]
Nous pouvons alors répondre facilement à notre première question. Une disposition d'une convention collective qui entre en conflit avec une loi est nulle même dans les causes où le conflit découle d'une interprétation adéquate de la loi plutôt que d'une disposition directe visant à annuler certaines parties de conventions collectives. [Notes en bas de page omises.]
[100]La Cour suprême du Canada dans McLoed c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517 avait énoncé ces principes. Ils ont été réitérés dans la récente décision de la Commission sur les relations de travail de l'Ontario dans l'affaire King-Con Construction Ont. Ltd., [2004] O.L.R.D. no 773 (QL), par le vice-président Jack J. Slaughter, au paragraphe 28:
[. . .] Dans McLeod, l'employeur avait pris des mesures disciplinaires à l'égard d'un employé qui refusait de travailler plus de 48 heures par semaine. La convention collective comprenait une clause générale sur les droits de gestion et n'interdisait pas à l'employeur de faire travailler un employé plus de 48 heures par semaine. Néanmoins, la Cour a conclu «que l'arbitre doit aller au-delà de la convention collective pour déterminer les limites du pouvoir de gestion des activités que possède l'employeur» (voir le paragraphe 26) et elle a assujetti les pouvoirs de gestion de l'employeur aux limites précisées dans la LOI SUR LES NORMES D'EMPLOI, L.O., 1968, ch. 35. Par conséquent, la Cour a conclu que la limite prévue dans la LOI SUR LES NORMES D'EMPLOI quant aux heures supplémentaires modifiait la portée des pouvoirs de gestion de l'employeur prévus dans la convention collective.
[101]Dans la présente cause, Air Canada est tenue de veiller à ce que ses filiales offrent des services dans les deux langues officielles sur les trajets à demande importante. Le principe de la préséance des lois sur la convention collective s'applique ici. Air Canada doit prendre les arrangements nécessaires avec ses syndicats afin de respecter la LLO car il ne faut pas oublier que cette loi est de nature quasi constitutionnelle.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que:
2. Le recours du demandeur contre Air Canada soit accueilli;
3. Le demandeur devra signifier et déposer par écrit ses représentations écrites au sujet des dépens et des déboursés dans un cahier n'excédant pas dix pages, excluant les annexes et la jurisprudence, au plus tard le 8 septembre 2005. Air Canada devra faire de même au plus tard le 23 septembre 2005. Le demandeur pourra déposer une réplique au plus tard le 28 septembre 2005.
4. Le demandeur devra signifier et déposer ses représentations écrites concernant les demandes non-monétaires dans un cahier n'excédant pas 15 pages, excluant les annexes et la jurisprudence au plus tard le 8 septembre 2005. De même, l'intervenante est invitée à soumettre les siennes dans le même délai. Air Canada devra faire de même au plus tard le 23 septembre 2005. Le demandeur et l'intervenante auront jusqu'au 28 septembre 2005 pour leur réplique.
5. Après le 28 septembre 2005, les parties plaideront oralement. À ce sujet, l'administratrice judiciaire fixera une date d'audition à Ottawa en les avisant. Cette audition se tiendra en français pour une période n'excédant pas quatre heures pour l'ensemble du dossier.
6. Une ordonnance suivra.