IMM‑7836‑04
2006 CF 16
Daniel Thamotharem (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
et
Le Conseil canadien pour les réfugiés (intervenant)
Répertorié : Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Blanchard—Toronto, 2 novembre 2005; Ottawa, 6 janvier 2006.
Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de rejeter l’allégation du demandeur selon laquelle l’ordre normalisé des interrogatoires (les Directives no 7) contrevient aux principes de justice naturelle et de conclure que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger — Les Directives no 7 prévoient que l’agent de protection des réfugiés (l’APR) ou le commissaire de la SPR interroge le demandeur avant le procureur de celui‑ci lors des audiences des demandeurs d’asile — Les principes de justice naturelle et d’équité procédurale n’exigent pas qu’un demandeur d’asile soit d’abord interrogé par son procureur — Teneur des protections procédurales — Les facteurs établis dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) sont examinés — En outre, le demandeur a eu la possibilité de déposer des prétentions écrites avant et après l’audience et de faire des observations de vive voix à l’audience — La vulnérabilité n’est que l’un des facteurs à prendre en compte — Le demandeur en l’espèce a réellement eu la possibilité d’exposer sa cause complètement et équitablement — Les Directives no 7 entravent toutefois le pouvoir discrétionnaire de la SPR — Les directives n’ont pas pour objet de lier légalement les commissaires — Toutefois, le libellé contraignant des Directives no 7, la description restrictive qu’on y trouve des circonstances exceptionnelles dans lesquelles les commissaires peuvent modifier l’ordre des interrogatoires et l’attente de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en matière de conformité ont pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire des commissaires et de dicter une certaine procédure, sous réserve de quelques exceptions, concernant un aspect procédural susceptible d’avoir une incidence sur l’équité de l’audience — Demande accueillie.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Équité procédurale — La question de savoir si une directive qui touche la procédure est conforme aux règles d’équité dépend‑elle de facteurs comme la mesure dans laquelle elle limite le pouvoir discrétionnaire que les commissaires indépendants exercent dans l’exécution des fonctions que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés leur confie? — Une directive peut constituer une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire si elle est érigée en règle générale — En l’espèce, les Directives no 7 (qui imposent un ordre normalisé pour les interrogatoires des demandeurs d’asile) ne recommandent pas un processus facultatif, mais établissent un processus obligatoire, entravant ainsi illégalement le pouvoir discrétionnaire des commissaires.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) selon laquelle le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
Dans les prétentions écrites qu’il a déposées avant l’audience devant la SPR et dans les observations qu’il a faites de vive voix à l’audience, le demandeur a contesté les Directives no 7 données par le président de la CISR en vertu de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, parce qu’elles contreviendraient aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale existant en common law. Les Directives no 7 décrivent l’ordre normalisé des interrogatoires des demandeurs d’asile, les raisons pour lesquelles cet ordre peut être modifié et la façon de le faire. Selon ces directives, c’est l’agent de protection des réfugiés (l’APR) ou, en l’absence d’un APR, le commissaire qui interroge le premier le demandeur (l’ordre normalisé des interrogatoires). La SPR a conclu que les Directives no 7 ne contrevenaient pas aux principes de justice naturelle.
La Cour devait décider si les Directives no 7 : i) privent le demandeur du droit d’être entendu; ii) entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires; iii) déforment illégalement le rôle de décideur de la SPR.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Le cadre législatif, les Directives no 7 et la preuve présentée à la Cour ont d’abord été examinés et les positions des parties ont ensuite été résumées. La Cour a disposé de trois arguments préliminaires avant de traiter de l’obligation d’agir équitablement. 1) Bien que la Cour fédérale ait confirmé dans le passé la validité générale des Directives no 7, ces décisions ne sont pas déterminantes en ce qui concerne les questions en l’espèce car ces questions n’ont pas été précédemment examinées de manière approfondie. 2) L’allégation du demandeur concernant l’absence d’équité procédurale ne reposait pas sur des hypothèses; il convenait de demander à la Cour de déterminer si l’ordre normalisé des interrogatoires établi par les Directives no 7 est fondamen-talement inéquitable parce qu’il viole les principes de justice naturelle et d’équité procédurale. 3) Finalement, aucun des cas invoqués par le demandeur n’indiquait que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale exigent qu’un demandeur d’asile soit d’abord interrogé par son procureur (interrogatoire principal). En fait, dans plusieurs autres cas antérieurs aux Directives no 7, la Cour a statué que commencer par l’interrogatoire de l’APR ne contrevenait pas en soi aux règles de justice naturelle. Les décisions invoquées par le demandeur et l’intervenant confirmaient de nouveau que la SPR peut contrôler le déroulement d’une audience, mais qu’elle doit mener celle‑ci sans limiter de manière inéquitable le droit du demandeur d’exposer sa cause.
Les facteurs établis par la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ont été utilisés pour déterminer la teneur des protections procédurales en l’espèce. La Cour devait déterminer en particulier si les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale dictent un ordre particulier pour les interrogatoires. De plus, l’intervenant soutenait que le Formulaire de renseignements personnels (FRP) ne remplace pas adéquatement l’interrogatoire principal. Il est vrai que le FRP peut ne pas expliquer tous les motifs pour lesquels le demandeur souhaite obtenir l’asile, mais cela n’est pas suffisant pour exiger que le demandeur soit d’abord interrogé par son procureur. Le FRP n’est pas la seule façon dont la SPR est mise au courant du récit du demandeur. Celui‑ci doit aussi produire des documents au soutien de sa demande; il peut présenter des prétentions écrites additionnelles avant l’audience; il a la possibilité de faire des observations de vive voix à l’audience; il peut aussi déposer de nouvelles prétentions écrites après l’audience. En l’espèce, le demandeur a déposé des observations écrites à l’intention de la SPR et son procureur a fait des observations de vive voix à l’audience. Par ailleurs, l’intervenant a soutenu que la vulnérabilité particulière des demandeurs d’asile les empêche d’expliquer adéquatement les expériences qu’ils ont vécues. Cette vulnérabilité particulière est un facteur qui doit être pris en compte dans les circonstances de chaque cas, mais elle n’exige pas nécessairement, pour que l’équité procédurale et les principes de justice naturelle soient respectés, que le demandeur soit toujours interrogé en premier par son procureur. En conséquence, les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale n’exigeaient pas que le demandeur soit interrogé d’abord par son procureur lors de son audience pour avoir réellement la possibilité d’exposer sa cause complètement et équitablement.
Cela étant dit, l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président entrave le pouvoir discrétionnaire de la SPR. Le président a le pouvoir de donner des directives, lesquelles ne lient pas légalement les commissaires parce qu’ils exercent leur pouvoir de décideur indépendant. La question de savoir si une directive qui touche la procédure est conforme aux règles d’équité dépend de plusieurs facteurs, notamment de la mesure dans laquelle elle limite le pouvoir discrétionnaire que les commissaires indépendants exercent dans l’exécution des fonctions que la LIPR leur confie. Une directive peut constituer une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire si elle est érigée en règle générale. La preuve et les arguments ont été évalués à l’aide des facteurs énoncés par la Division générale de la Cour de l’Ontario dans Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission. Le libellé des Directives no 7 laisse peu de doute quant au fait que les directives ne recommandent pas un processus facultatif, mais établissent un processus obligatoire. Ce libellé est impératif. Il est vrai que le paragraphe 23 des Directives no 7 permet au commissaire de changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles, mais il fixe une norme rigoureuse quant à la nature des circonstances exceptionnelles et son libellé peut laisser à un commissaire l’impression qu’il n’a d’autre choix que de suivre les directives. La preuve produite permettait également de tirer les conclusions suivantes : 1) la CISR surveille l’application de ses directives; 2) on s’attend clairement à ce que les Directives no 7 soient suivies; 3) dans l’esprit des commissaires, la surveillance aurait pour but de renforcer cette attente; 4) le respect des directives est un facteur qui est pris en considération lors de l’évaluation des commissaires. Le libellé contraignant des Directives no 7, la description restrictive des circonstances exceptionnelles qu’elles contiennent et l’attente exprimée de manière pas très subtile par la CISR en matière de conformité ont pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire des commissaires et de dicter une certaine procédure, sous réserve de quelques exceptions, concernant un aspect procédural susceptible d’avoir une incidence sur l’équité de l’audience.
L’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président ne déforme pas illégalement le rôle de décideur de la SPR, un tribunal administratif à qui la loi confie le mandat d’un tribunal d’enquête. Il n’est pas inacceptable qu’un commissaire procède à un interrogatoire poussé d’un demandeur dans le but d’évaluer le bien‑fondé de sa demande, pourvu que cela soit fait à l’intérieur de certains paramètres.
La décision rendue par un organisme administratif est invalide si l’on démontre qu’il y a eu manquement aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. En conséquence, compte tenu de la conclusion selon laquelle les Directives no 7 entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires et contreviennent ainsi aux principes d’équité procédurale, il n’était pas nécessaire d’examiner le bien‑fondé de la décision de la SPR de rejeter la demande du demandeur.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1E, 1F.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(4)c) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 114(2).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74d), 98, 107, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 151, 153(1) (mod. par L.C. 2003, ch. 22, art. 173), 159, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 174, 176.
Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228.
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100; 2005 CSC 40; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 1 C.F. 722 (1re inst.); Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission (1993), 14 O.R. (3d) 280; 106 D.L.R. (4th) 507; 17 Admin. L.R (2d) 281; 10 B.L.R. (2d) 173 (Div. gén.); Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Université du Québec à Trois‑Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471.
décisions examinées :
R.K.N. (Re), [2004] D.S.P.R. no 14 (QL); Cortes Silva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 738; Zaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1066; Kante c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 525 (1re inst.) (QL); Ganji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1120 (1re inst.) (QL); Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1693 (1re inst.) (QL); Veres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 124 (1re inst.); Herrera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1724; Cruz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1266 (1re inst.) (QL); Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 3 R.C.F. 195; 2004 CAF 49; Fouchong c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1727 (1re inst.) (QL); Vidal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 63 (1re inst.) (QL); Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission (1994), 21 O.R. (3d) 104; 121 D.L.R. (4th) 79; 28 Admin. L.R. (2d) 1; 77 O.A.C. 155 (C.A.); Rajaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 1271 (C.A.) (QL); Gale c. Canada (Conseil du Trésor) 2004 CAF 13; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202.
décisions citées :
S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539; 2003 CSC 29; R.A.Y. (Re), [2002] D.S.S.R. no 236 (QL); B.D.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 866; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1121; Fabiano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1260; Del Moral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 782 (1re inst.) (QL); Cota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 872 (1re inst.) (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; Southam Inc. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 329 (1re inst.).
doctrine citée
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Directives no 3 : Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié : Questions relatives à la preuve et à la procédure. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 1996.
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugiée craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 1996.
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par le président en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés: Directives no 5: Directives concernant la transmission du FRP et le désistement pour défaut de transmission du FRP à la Section de la protection des réfugiés. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2003.
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par le président en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés: Directives no 6 : Mise au rôle et changement de la date ou de l’heure d’une procédure à la Section de la protection des réfugiés. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2003.
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives données par la présidente en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés : Directives no 7 : Directives concernant la préparation et la tenue des audiences à la Section de la protection des réfugiés. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2003.
Evans, J. M. de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4th ed. London : Stevens & Sons Ltd., 1980.
Macaulay, Robert W. and James L. H. Sprague. Practice and Procedure before Administrative Tribunals, looseleaf. Toronto : Carswell, 1988.
Oxford English Dictionary, 2nd ed. Oxford : Clarendon Press, 1989, « guideline ».
DEMANDE de contrôle judiciaire visant la décision ([2004] D.S.P.R. no 613 (QL)) de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de rejeter la prétention du demandeur selon laquelle l’ordre normalisé des interrogatoires de la SPR contrevient aux principes de justice naturelle et de conclure que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Demande accueillie.
ont comparu :
John W. Davis pour le demandeur.
Jamie R. D. Todd et John Provart pour le défendeur.
Catherine Bruce et Angus Grant pour l’intervenant.
avocats inscrits au dossier :
Davis & Grice, Toronto, pour le demandeur.
Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.
Les cabinets d’avocats de Catherine Bruce et de Barbara Jackman, Toronto, pour l’intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Blanchard :
1. Introduction
[1]Le demandeur, Daniel Thamotharem, demande le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (la Section) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 18 août 2004 [[2004] D.S.P.R. no 613 (QL)], selon laquelle il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
[2]Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance annulant la décision de la Section en ce qui concerne à la fois le bien‑fondé de sa demande d’asile et la validité de l’ordre normalisé des interrogatoires décrit dans des directives données par le président de la Commission (les Directives no 7) [Directives données par la présidente en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés : Directives no 7 : Directives concernant la préparation et la tenue des audiences à la Section de la protection des réfugiés]. Le Conseil canadien pour les réfugiés intervient dans la présente instance pour appuyer la thèse du demandeur selon laquelle les Directives no 7 contreviennent aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale. Dans les présents motifs, l’expression « Directives no 7 » désigne, à moins d’indi-cation contraire, l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président.
2. Le contexte factuel
[3]Le demandeur, un Tamoul citoyen du Sri Lanka, est entré au Canada avec un visa d’étudiant le 12 septembre 2002 et a demandé l’asile le 12 janvier 2004. Il fonde sa demande sur sa crainte d’être persécuté par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET). Il prétend que, depuis qu’ils ont signé l’accord de cessez‑le‑feu avec le gouvernement sri‑lankais en février 2002, les TLET mènent leurs activités plus ouvertement à Colombo. Il prétend également que les TLET extorquent de l’argent à sa mère et que, s’il retourne au Sri Lanka, il sera l’objet d’extorsion et de menaces d’enlèvement et de sévices corporels de la part des TLET.
[4]Dans les prétentions écrites qu’il a déposées avant l’audience et dans les observations qu’il a faites de vive voix à l’audience, le demandeur a contesté les Directives no 7 parce qu’elles contreviendraient aux principes de justice naturelle. Selon ces directives, c’est l’agent de protection des réfugiés (l’APR) ou, en l’absence d’un APR, le commissaire qui interroge le premier le demandeur. Les Directives no 7 permettent au commissaire de changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles.
[5]La Section a entendu la demande du demandeur le 5 juillet 2004. Après avoir entendu les observations du conseil du demandeur sur les Directives no 7, elle a demandé à l’APR de commencer l’interrogatoire. Dans ses motifs écrits, la Section a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle les Directives no 7 sont contraires aux principes de justice naturelle, et elle a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
3. La décision faisant l’objet du présent contrôle
[6]En ce qui concerne les Directives no 7, la Section a rappelé que le tribunal est un décideur indépendant et [au paragraphe 4] « en cette capacité, le tribunal estime que les Directives no 7 ne contreviennent pas au principe de justice naturelle ». Selon elle, le fait que l’APR est le premier à interroger le demandeur est conforme au devoir d’agir équitablement de la common law qui l’oblige à donner aux demandeurs une possibilité raisonnable d’être entendus.
[7]La Section s’est appuyée à cet égard sur la décision R.K.N. (Re), [2004] D.S.P.R. no 14 (QL), qu’elle a rendue le 16 juin 2004. Elle a dit ce qui suit aux paragraphes 49 et 51 de cette décision :
Le tribunal est d’avis que la tenue de l’interrogatoire selon l’ordre normalisé au cours de l’audience est équitable et efficace. L’audience porte sur les points pertinents, le demandeur d’asile conserve pleinement la possibilité de connaître les points qu’il doit faire valoir pour établir le bien‑fondé de son cas et de plaider sa cause conformément aux principes d’équité et de justice naturelle.
[…]
La Cour fédérale n’a jamais déterminé qu’un demandeur d’asile devait présenter sa preuve au cours d’un interrogatoire principal pour que l’audience soit équitable. La Cour fédérale a plutôt affirmé récemment, et ce à maintes reprises, que la SPR est maître de sa propre procédure.
[8]Se fondant sur ces motifs, la Section a conclu en l’espèce que les Directives no 7 ne donnaient pas lieu à un déni de justice naturelle.
[9]En ce qui concerne le bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur, la Section a indiqué que, même si une paix durable n’avait pas été atteinte au Sri Lanka, le demandeur pouvait retourner à Colombo sans s’exposer à davantage qu’une simple possibilité de subir un préjudice grave ou persistant. Sa décision selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger était fondée sur plusieurs conclusions de fait.
[10]En premier lieu, la Section n’était pas convaincue que la mère du demandeur avait déjà été victime d’extorsion par les TLET. En deuxième lieu, il n’était pas vraisemblable, aux yeux de la Section, que le demandeur ait pu vivre avec sa mère durant toutes ces années à Colombo, pendant que son père travaillait en Arabie Saoudite, sans que jamais la famille ait été victime d’extorsion, et que soudain, après l’arrivée du demandeur au Canada, les TLET aient commencé à extorquer de l’argent à sa mère (souligné dans la décision de la Section). En troisième lieu, la Section n’a pas reconnu qu’il y avait davantage de risques que le demandeur soit victime d’extorsion parce qu’il avait passé deux ans au Canada et que les TLET croiraient qu’il avait ainsi amassé une certaine richesse.
[11]La Section a aussi conclu, sur la foi de la preuve documentaire, qu’un certain nombre de changements positifs survenus au Sri Lanka rendaient ce pays plus sûr pour le demandeur. Elle a notamment fait état des changements suivants :
a) l’accord de cessez‑le‑feu conclu entre le gouvernement sri‑lankais et les TLET proscrit les actes hostiles envers la population civile;
b) le gouvernement sri‑lankais aurait aboli toutes les restrictions de déplacement imposées aux civils tamouls en mars 2002;
c) les Tamouls vivant à Colombo ne sont plus tenus de s’enregistrer auprès de la police.
[12]Finalement, la Section a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle il risquait d’être recruté par les TLET, parce que ces derniers ne lui avaient jamais demandé de se joindre à eux auparavant et qu’il n’y avait aucune preuve fiable que le demandeur serait perçu comme un membre d’un groupe politique pro‑ gouvernemental ou pro‑tamoul.
4. Les questions en litige
[13]La Cour est appelée à trancher les questions suivantes en l’espèce :
A) En ce qui a trait aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale :
i) Les Directives no 7 privent‑elles le demandeur du droit d’être entendu?
ii) Les Directives no 7 entravent‑elles le pouvoir discrétionnaire des commissaires?
iii) Les Directives no 7 déforment‑elles illégalement le rôle de décideur de la Section?
B) La Section a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?
5. La norme de contrôle
[14]Le présent contrôle judiciaire soulève une question de procédure et une question de fond : 1) la procédure suivie par la Section était‑elle conforme aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale et 2) la Section a‑t‑elle eu tort de rejeter la demande du demandeur sur le fond?
[15]Il n’est pas nécessaire, lorsqu’elle examine des allégations de manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale, que la Cour effectue une analyse pragmatique et fonctionnelle et détermine la norme de contrôle qui s’applique : S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539. La Cour doit plutôt examiner les circonstances particulières de l’affaire et décider si le tribunal en cause a respecté les règles de justice naturelle et d’équité procédurale. Si elle arrive à la conclusion qu’il y a eu manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale, elle n’est pas tenue de faire montre de déférence et elle doit annuler la décision de la Section.
[16]En ce qui concerne les décisions de fond de la Section, la Cour suprême du Canada a récemment réaffirmé la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Commission dans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, en statuant que l’alinéa 18.1(4)c) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], permet à la Cour fédérale d’accorder réparation si l’office fédéral a commis une erreur de droit, et que la norme de la décision correcte s’applique à l’égard des questions de droit semblables. La Cour suprême a par ailleurs écrit ce qui suit, au paragraphe 38 de son arrêt, au sujet des questions de fait :
En ce qui concerne la question de fait, le tribunal de révision ne peut intervenir que s’il est d’avis que l’office fédéral, en l’occurrence la SAI, « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose » (al. 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale). La SAI peut fonder sa décision sur les éléments de preuve qui lui sont présentés et qu’elle estime crédibles et dignes de foi dans les circonstances : par. 69.4(3) de la Loi sur l’immigra-tion. Le tribunal de révision doit manifester une grande déférence à l’égard de ses conclusions. La CAF a d’ailleurs elle‑même statué que la norme de contrôle applicable à une décision sur la crédibilité et la pertinence de la preuve était celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, par. 4.
Les conclusions relatives au risque de persécution et aux conditions existant dans le pays sont des conclusions de fait auxquelles s’applique donc la norme de la décision manifestement déraisonnable.
6. Le cadre législatif
[17]Avant d’examiner la question de la justice naturelle et de l’équité procédurale, je traiterai brièvement du cadre législatif dans lequel s’inscrit la présente affaire.
[18]La Commission est un tribunal administratif formé de trois sections : la Section, la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration : article 151 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La Commission et ses différentes sections sont créées par la LIPR et disposent seulement des pouvoirs que celle‑ci leur confère.
[19]Le législateur a investi la Section, à l’article 107 de la LIPR, du pouvoir de décider si une personne a la qualité de réfugié ou de personne à protéger. Certains pouvoirs de la Section sont décrits aux articles 162 à 169; ces pouvoirs sont conférés à toutes les sections de la Commission. Aux termes du paragraphe 162(2), la Section doit fonctionner, « dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité ». L’article 170 confère des pouvoirs addition-nels particuliers à la Section relativement à la conduite des affaires dont elle est saisie :
170. Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section de la protection des réfugiés :
a) procède à tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation du bien‑fondé de la demande;
b) dispose de celle‑ci par la tenue d’une audience;
c) convoque la personne en cause et le ministre;
d) transmet au ministre, sur demande, les renseignements et documents fournis au titre du paragraphe 100(4);
e) donne à la personne en cause et au ministre la possibilité de produire des éléments de preuve, d’interroger des témoins et de présenter des observations;
f) peut accueillir la demande d’asile sans qu’une audience soit tenue si le ministre ne lui a pas, dans le délai prévu par les règles, donné avis de son intention d’intervenir;
g) n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve;
h) peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision;
i) peut admettre d’office les faits admissibles en justice et les faits généralement reconnus et les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation.
[20]Les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228 (les Règles), prises en application de l’article 161 de la LIPR, renferment également des règles précises concernant le processus de détermination du statut de réfugié de la Section, notamment au regard des exigences relatives au Formulaire de renseignements personnels (le FRP), à la fourniture et à la communication des documents, à la façon de devenir le conseil inscrit au dossier, aux obligations de l’APR, aux interventions du ministre, à la réouverture d’une demande d’asile et au désistement.
[21]Le législateur a également conféré différentes attributions au président de la Commission. Ainsi, aux termes du paragraphe 159(1), le président, en tant que premier dirigeant de la Commission, assure la direction et contrôle la gestion des activités du personnel de la CISR, répartit les affaires entre les commissaires, fixe les lieux, dates et heures des séances et prend les mesures nécessaires pour que les commissaires remplissent leurs fonctions avec diligence et efficacité. Il a aussi le pouvoir de donner des directives écrites aux commissaires en vue de les aider dans l’exécution de leurs fonctions :
159. (1) Le président est le premier dirigeant de la Commission ainsi que membre d’office des quatre sections; à ce titre :
[…]
h) après consultation des vice‑présidents et du directeur général de la Section de l’immigration et en vue d’aider les commissaires dans l’exécution de leurs fonctions, il donne des directives écrites aux commissaires et précise les décisions de la Commission qui serviront de guide jurisprudentiel;
[22]En outre, l’article 165 de la LIPR prévoit que chacun des membres de la Section et de la Section de l’immigration « [peut] prendre les mesures qu’[il] juge utiles à la procédure ».
7. Les Directives no 7
[23]Le 30 octobre 2003, dans le cadre de son plan d’action visant à réduire l’arriéré des demandes d’asile soumises à la Section, le président de la Commission a donné trois séries de directives touchant la procédure, dont les Directives no 7 intitulées « Directives concer-nant la préparation et la tenue des audiences à la Section de la protection des réfugiés » : voir l’affidavit de M. Aterman, aux paragraphes 17 et 18. Les Directives no 7 décrivent la procédure applicable à la préparation des cas, aux activités préliminaires à l’audience et à la conduite des audiences. Les paragraphes 19 à 23 de ces directives décrivent l’ordre normalisé des interrogatoires des demandeurs d’asile, les raisons pour lesquelles cet ordre peut être modifié et la façon de le faire. De plus, le paragraphe 24 limite les questions aux renseignements utiles. Je reproduis ci‑dessous les paragraphes pertinents :
3.2 Interrogatoires
[. . .]
19. Dans toute demande d’asile, c’est généralement l’APR qui commence à interroger le demandeur d’asile. En l’absence d’un APR à l’audience, le commissaire commence l’interrogatoire et est suivi par le conseil du demandeur d’asile. Cette façon de procéder permet ainsi au demandeur d’asile de connaître rapidement les éléments de preuve qu’il doit présenter au commissaire pour établir le bien‑fondé de son cas.
20. Dans les demandes d’asile où l’intervention du ministre porte sur une question autre que l’exclusion, la crédibilité par exemple, l’APR commence l’interrogatoire. En l’absence d’un APR à l’audience, le commissaire commence l’interrogatoire; viennent ensuite le conseil du ministre puis le conseil du demandeur d’asile.
21. Dans les demandes où l’intervention du ministre porte sur la question de l’exclusion, le conseil du ministre interroge d’abord le demandeur d’asile; il est suivi de l’APR, du commissaire, puis du conseil du demandeur d’asile. Le commissaire donne au conseil du ministre la possibilité de ré‑interroger le témoin à la fin de l’audience s’il est convaincu que les interrogatoires par les autres participants ont soulevé de nouvelles questions.
22. Dans les demandes d’annulation ou de constat de perte d’asile présentées par le ministre, le conseil du ministre commence l’interrogatoire; il est suivi du commissaire, puis du conseil de la personne protégée. Le commissaire donne au conseil du ministre la possibilité de ré‑interroger le témoin à la fin de l’audience s’il est convaincu que les interrogatoires par les autres participants ont soulevé de nouvelles questions.
23. Le commissaire peut changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles. Par exemple, la présence d’un examinateur inconnu peut intimider un demandeur d’asile très perturbé ou un très jeune enfant au point qu’il n’est pas en mesure de comprendre les questions ni d’y répondre convenablement. Dans de telles circonstances, le commissaire peut décider de permettre au conseil du demandeur de commencer l’interrogatoire. La partie qui estime que de telles circonstances exceptionnelles existent doit soumettre une demande en vue de changer l’ordre des interrogatoires avant l’audience. La demande est faite conformément aux Règles de la SPR.
24. Le commissaire limite la portée de l’interrogatoire par l’APR et le conseil des parties selon la nature et la complexité des questions à trancher. L’interrogatoire doit servir à obtenir l’information pertinente qui aidera le commissaire à rendre une décision éclairée. Les questions invitant le demandeur d’asile à simplement réciter l’exposé circonstancié du FRP n’aident pas le commissaire.
[24]Les Directives no 7 ont été mises en vigueur progressivement entre le 1er décembre 2003 et le 31 mai 2004. Elle se sont appliquées entièrement à compter du 1er juin 2004.
8. Les Directives no 7 contreviennent‑elles aux principes de justice naturelle et d’équité procédu-rale?
1) La preuve présentée à la Cour
[25]Avant d’examiner les arguments des parties, je passerai brièvement en revue la preuve produite en l’espèce. L’intervenant et le défendeur ont déposé des affidavits de personnes connaissant bien le processus de détermination du statut de réfugié de la Section.
[26]L’intervenant s’appuie sur la déposition de trois témoins.
a) Raoul Boulakia, qui a signé son affidavit le 14 juillet 2005, a été admis au Barreau de l’Ontario en 1990. Il exerce le droit à Toronto dans les domaines de l’immigration et des réfugiés. Il est également le président de la Refugee Lawyers Association (la RLA), une association bénévole d’avocats défendant les réfugiés en Ontario. Il décrit le contexte dans lequel les Directives no 7 ont été mises en vigueur et mentionne que la RLA est convaincue que des pressions sont exercées sur les commissaires pour qu’ils appliquent ces directives. M. Boulakia parle aussi des difficultés inhérentes à l’ordre inversé des interrogatoires et du fait qu’un interrogatoire principal est nécessaire en raison des caractéristiques uniques du processus de protection des réfugiés : le processus de nomination des commis-saires, le style accusatoire souvent adopté par les APR, le fait que les APR et les commissaires orientent la demande en fonction de leur point de vue sur l’affaire, la nature incomplète de l’exposé circonstancié contenu dans le FRP, le délai de dépôt serré et la vulnérabilité particulière des demandeurs d’asile. M. Boulakia affirme que les Directives no 7 portent atteinte au droit des demandeurs d’asile de savoir ce qu’on entend faire valoir contre eux et d’exposer leur cause. Finalement, il soutient que l’ordre inversé des interrogatoires n’a pas eu pour effet de rendre les audiences de la Section plus efficaces. Plusieurs pièces, en particulier une liste de contrôle de l’évaluation du rendement, des courriels concernant des commissaires qui ont autorisé le conseil à être le premier à interroger le demandeur et un extrait de la décision rendue par la Section dans Baskaran (dossier de la Section : TA1‑07530 [R.A.Y. (Re), [2002] D.S.S.R. no 236 (QL)]), sont joints à son affidavit.
Lors de son contre‑interrogatoire, M. Boulakia a reconnu qu’il est possible de modifier le FRP avant et pendant l’audience, mais, selon lui, la modification tardive du FRP peut soulever des doutes dans l’esprit des commissaires au sujet de la crédibilité du demandeur. Tout en notant qu’il est difficile d’obtenir des réponses satisfaisantes aux questions toujours pendantes après que l’APR et le commissaire ont interrogé le demandeur, M. Boulakia a reconnu que certains commissaires se montrent plutôt coopératifs et sincères avec les conseils. Il a admis que l’équité des Directives no 7 ne fait aucun doute lorsque les commissaires appliquent l’exception qu’elles prévoient et permettent aux conseils de poser les premières questions.
b) James Donald Galloway, qui a signé son affidavit le 25 mai 2005, enseigne le droit à l’Université de Victoria depuis 1994, après avoir été professeur de droit à l’Université Queen’s. De 1998 à 2001, il a été membre de la Section du statut de réfugié—une section qui n’existe plus—de la Commission à Vancouver. Par la suite, il a donné de la formation à des commissaires à Vancouver, notamment en matière de jurisprudence. Le professeur Galloway explique pourquoi, à son avis, l’interrogatoire principal est fondamental pour que des décisions justes soient rendues relativement aux demandes d’asile. Selon lui, les perceptions suivantes dont on se sert pour justifier l’ordre inversé des interrogatoires sont inexactes ou incomplètes :
a) le processus de détermination du statut de réfugié est non contradictoire;
b) le FRP remplace l’interrogatoire principal;
c) l’ordre inversé des interrogatoires est conforme à la justice naturelle parce qu’il n’abroge pas le droit à une audition;
d) l’expertise des APR rend inutile l’interrogatoire principal du demandeur par son conseil;
e) les paragraphes 19 et 23 des Directives no 7 n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire des commissaires;
f) les circonstances exceptionnelles dont il est question dans les Directives no 7 font en sorte que les demandeurs vulnérables ne feront pas l’objet de procédures qui pourraient les intimider;
g) l’ordre inversé des interrogatoires rend le processus plus efficace.
Selon le professeur Galloway, les Directives no 7 empêchent un demandeur de bien exposer sa cause en permettant à l’APR de présumer de la nature de sa demande, ce qui rend illusoire le droit à une audition. En ce qui concerne l’entrave au pouvoir discrétionnaire, le professeur Galloway est d’avis également que les commissaires se conforment au mode de procédure normalisé au lieu d’exercer leur pouvoir discrétionnaire au cas par cas, à cause de leur loyauté envers la Section et le président et du libellé fortement contraignant des Directives no 7.
Lors de son contre‑interrogatoire, le professeur Galloway a reconnu qu’il n’a assisté à aucune audience relative au statut de réfugié depuis son départ de la Commission en 2001. En ce qui concerne la nature des interrogatoires menés pendant ces audiences, il a convenu que les commissaires doivent poser des questions précises et mener un interrogatoire serré et a admis qu’à ses yeux un interrogatoire rigoureux est accusatoire. Pour ce qui est de l’entrave au pouvoir discrétionnaire, il a déclaré que, même si le fait de ne pas respecter les Directives no 7 n’entraîne aucune conséquence négative, il n’est pas dit que les commissaires ne subissent pas des pressions de la part de l’organisation pour qu’ils s’y conforment.
c) Donald Payne, qui a signé son affidavit le 9 juin 2005, est psychiatre depuis plus de 30 ans. On dit de lui qu’il est un spécialiste des troubles psychiatriques et psychologiques des demandeurs d’asile qui comparaissent devant la Section. Le Dr Payne a effectué l’évaluation psychiatrique de plus de 1 450 victimes de persécution venant de plus de 90 pays, et il a témoigné devant la Section plus de 20 fois. Il traite des troubles suivants qui empêchent les demandeurs d’asile de témoigner avec exactitude à leur audience :
a) le syndrome de stress post‑traumatique (SSPT);
b) la torture, l’humiliation et les actes dégradants;
c) le refoulement ou la répression psychologiques;
d) une grande anxiété;
e) une dépression marquée;
f) une méfiance à l’endroit des gens et une crainte conditionnée à l’égard des représentants de l’État et de la police.
Le Dr Payne affirme que les demandeurs d’asile ont besoin de sentir qu’ils sont compris et que leurs expériences sont prises en compte. Il ajoute que des questions répétées posées sur un ton agressif par des représentants de l’État ne font qu’aggraver leur anxiété. À ses yeux, il est extrêmement important de créer, lors des audiences relatives au statut de réfugié, un environnement qui soit le moins menaçant possible pour les demandeurs. Selon lui, le témoignage d’un demandeur d’asile qui a été victime de persécution sera probablement plus efficace s’il est d’abord interrogé par son procureur, une personne qui n’est pas un représentant de l’État, qu’il connaît déjà, à qui il fait confiance et dont le rôle est de défendre ses intérêts.
Lors de son contre‑interrogatoire, le Dr Payne a reconnu qu’il n’a pas assisté à une audience relative au statut de réfugié depuis que les Directives no 7 ont été mises en application. Il a dit qu’il ne connaissait aucune étude scientifique révélant que les personnes souffrant du SSPT s’en tirent mieux si elles sont d’abord interrogées par leur conseil. Il a admis également que ce sont les interrogatoires menés de manière hostile qui affectent le plus les demandeurs d’asile vulnérables et que ces derniers peuvent être perturbés même s’ils sont interrogés d’abord par leur conseil.
[27]Le défendeur s’appuie quant à lui sur le témoi-gnage d’une seule personne.
a) Paul Aterman, qui a signé son affidavit le 16 août 2005, est un avocat et le directeur général des opérations de la Section. Il est notamment chargé de coordonner les initiatives visant à modifier le processus de détermina-tion du statut de réfugié. Dans son affidavit, il décrit le rôle des APR, les attributions des commissaires et le caractère inquisitoire des audiences relatives au statut de réfugié. Il traite de l’objet des directives du président, en particulier des Directives no 7. M. Aterman affirme qu’avant l’entrée en vigueur des Directives no 7, il n’y avait pas d’ordre normalisé des interrogatoires et que ces directives ont été données par le président dans le but notamment d’assurer une certaine uniformité à l’échelle nationale. Il fait état de la plus grande efficacité résultant des Directives no 7. Plusieurs pièces sont jointes à son affidavit, notamment :
a) la politique sur l’application des directives du président et les Directives nos 5, 6 et 7;
b) les numéros des « Nouvelles de la CISR » renfermant de l’information sur les Directives no 7;
c) des guides de formation des APR et des commissaires;
d) des décisions de la Section relatives à des contestations de la validité générale des Directives no 7;
e) des décisions dans lesquelles des commissaires ont modifié l’ordre normalisé des interrogatoires et ont permis au procureur d’interroger le demandeur le premier.
Lors de son contre‑interrogatoire, M. Aterman a mentionné que les Directives no 7 visaient notamment à réduire la durée des audiences. Il a ensuite dit cependant que le président n’avait pas donné les Directives no 7 pour réduire la durée des audiences, mais pour élargir le mandat de la Section en matière d’enquête. Il a mentionné également que les APR et les commissaires sont les premiers à poser les questions parce qu’ils sont mieux placés pour savoir ce dont la Section a réellement besoin pour statuer sur les demandes. Il a reconnu que les commissaires et les APR ont reçu seulement une formation de quatre heures sur la façon de mener des interrogatoires avant l’entrée en vigueur des Directives no 7. Il a nié cependant qu’ils ont appris à orienter la preuve vers une conclusion défavorable. Il a reconnu que l’ordre inversé des interrogatoires n’était pas appliqué à Toronto sans le consentement du demandeur avant le 1er juin 2004. Il a reconnu également que les gestionnaires des bureaux régionaux suivent de près l’application des Directives no 7 et que certains commissaires ont dû expliquer pourquoi ils ne les avaient pas suivies. Il a affirmé cependant qu’une telle surveillance est nécessaire pour savoir dans quelle mesure le changement est efficace et si une formation continue est requise. Il a mentionné que les Directives no 7 ne sont pas des ordres et que les commissaires exercent leur pouvoir discrétionnaire. Cela dit, il a reconnu qu’on attend des commissaires qu’ils appliquent les directives du président ou qu’ils expliquent pourquoi ils ne le font pas.
2) Les arguments des parties
[28]Je résumerai maintenant les arguments des parties sur la question de la justice naturelle et de l’équité procédurale.
[29]Le demandeur prétend que la personne qui a le fardeau de la preuve a le droit d’exposer sa cause avant d’être interrogée par les autres participants à l’audience, c’est‑à‑dire qu’elle a le droit de procéder à un interrogatoire principal. Le demandeur soutient que ce principe est étayé par la jurisprudence de la Cour fédérale.
[30]L’intervenant prétend que les Directives no 7 contreviennent aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale en limitant la capacité d’un demandeur d’asile d’exposer sa cause et, du même coup, en rendant illusoire le droit à une audition. Il fait valoir plus précisément que, compte tenu de l’importance que revêt l’interrogatoire principal en permettant à un demandeur de présenter sa demande, de se faire entendre et de contrôler la présentation de la preuve, les principes de justice naturelle et d’équité procédurale exigent qu’il ait le droit d’être interrogé d’abord par son procureur. Au soutien de sa prétention, l’intervenant souligne certaines caractéristiques particulières du processus de détermination du statut de réfugié qui font en sorte que les Directives no 7 sont inéquitables :
a) les rôles différents des APR, des commissaires et des procureurs;
b) la nature contradictoire des procédures relatives aux réfugiés;
c) le fait que le FRP ne permet pas d’exposer la demande de manière adéquate;
d) la vulnérabilité particulière des demandeurs d’asile.
[31]Le demandeur et l’intervenant utilisent l’expression « interrogatoire principal » afin de désigner la possibilité, pour le procureur du demandeur, d’interroger celui‑ci en premier.
[32]En réponse à ces allégations, le défendeur soutient que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale n’exigent pas, pour que les demandeurs d’asile aient une possibilité suffisante d’exposer leur cause et de connaître les points qu’ils doivent faire valoir, qu’ils soient autorisés à présenter leur demande dans le cadre d’un interrogatoire principal. Il soutient en outre que le demandeur et l’intervenant se fondent sur une fausse analogie entre les audiences en matière pénale et en matière civile et les audiences de la Section pour revendiquer un droit à un interrogatoire principal. Le défendeur fait valoir que, contrairement aux premières, les audiences relatives au statut de réfugié sont de nature administrative et ne sont pas contradictoires.
[33]Le défendeur rappelle que la validité générale des Directives no 7 a été reconnue dans plusieurs décisions de la Cour. Il soutient que les dénis d’équité procédurale doivent être examinés au cas par cas et que le demandeur en l’espèce n’a pas produit de preuve indiquant que la Section l’avait privé d’une protection procédurale en suivant les Directives no 7. Pour ces motifs, le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas entendre les allégations du demandeur concernant l’absence d’équité procédurale.
[34]L’intervenant avance deux autres arguments. Premièrement, il soutient que les Directives no 7 entravent illégalement le pouvoir discrétionnaire des commissaires parce qu’elles sont impératives et contraignantes dans les faits. Deuxièmement, il soutient que ces directives sont illégales parce qu’elles déforment le rôle de décideur des commissaires, en particulier en leur imposant des obligations qui sont incompatibles avec leur principale fonction de décideur.
[35]Le défendeur fait valoir que le président a donné les Directives no 7 en vertu du pouvoir qui lui est conféré par la loi et que celles‑ci n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire des commissaires car elles ne sont pas contraignantes et permettent explicitement aux commissaires de modifier l’ordre des interrogatoires. Le défendeur répond au deuxième argument que les Directives no 7 sont conformes au mandat de la Section en matière d’enquête et à l’obligation des commissaires d’évaluer le bien‑fondé des demandes de manière informelle, expéditive et équitable.
3) Analyse
i) Les Directives no 7 privent‑elles le demandeur du droit d’être entendu?
[36]Le premier motif invoqué par le demandeur et l’intervenant pour contester les Directives no 7 est qu’il est fondamentalement injuste de ne pas permettre au procureur d’un demandeur d’interroger celui‑ci en premier, avant l’APR ou le commissaire. Le demandeur et l’intervenant soutiennent que les demandeurs d’asile ont le droit de mener un interrogatoire principal. Pour sa part, le défendeur prétend que ni les principes de justice naturelle ni l’alinéa 170e) de la LIPR—qui oblige la Section à donner au demandeur et au ministre la possibilité de produire des éléments de preuve, d’interroger des témoins et de présenter des observations —ne confèrent un tel droit aux demandeurs.
[37]Il convient de disposer des trois arguments suivants du défendeur et du demandeur avant de traiter de l’obligation d’agir équitablement :
1) le défendeur soutient que la Cour fédérale a déjà confirmé la validité des Directives no 7;
2) le défendeur soutient que le demandeur se fonde sur des hypothèses pour prétendre qu’il n’a pas eu droit à l’équité procédurale, de sorte que la Cour ne devrait pas examiner cette allégation;
3) le demandeur soutient que le droit d’un demandeur d’asile d’être interrogé d’abord par son procureur a été établi par la Cour.
J’examinerai maintenant chacun de ces arguments.
[38]Le défendeur soutient que la Cour a déjà reconnu la validité générale des Directives no 7 et que, en conséquence, elle devrait se conformer à ces précédents. Il est vrai que la Cour a déjà conclu que les Directives no 7 étaient conformes aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale. Dans Cortes Silva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 738, la juge Gauthier a statué, au paragraphe 13, que les Directives no 7 « ne constitu[ent] pas un manquement à la règle audi alteram partem [le droit d’être entendu] puisqu’il est évident que le demandeur a pleinement eu le droit d’être entendu afin de faire valoir le bien‑fondé de sa demande d’asile ». Plus récemment, dans Zaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1066, la juge Snider a conclu, au paragraphe 13, « [c]omme nombre de mes collègues », que l’application des Directives no 7 aux audiences de la Section ne constitue pas en soi un manquement à l’équité procédurale. Elle a toutefois ajouté au paragraphe 14 qu’un demandeur peut toujours démontrer qu’il n’a pas eu une possibilité raisonnable d’exposer sa cause :
Le point à décider est celui de savoir si, eu égard aux circonstances de la présente affaire, la procédure a entraîné une iniquité pour le demandeur. Il faut pour cela examiner le dossier sous deux aspects : (i) la SPR a‑t‑elle réduit son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle a refusé de revenir à l’ordre habituel qui donne priorité à l’interrogatoire du conseil? et (ii) l’ordre des interrogatoires a‑t‑il eu pour effet de priver le demandeur de son droit d’être entendu?
[39]La Cour a statué dans Cortes Silva et Zaki que la question de savoir s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale devait être tranchée au cas par cas et dans des circonstances qui ne sont pas théoriques.
[40]La Cour a aussi reconnu la validité générale des Directives no 7 dans B.D.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 866; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1121; Fabiano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1260.
[41]Bien que les décisions rendues par la Cour relativement aux Directives no 7 soient instructives, elles ne sont pas déterminantes, à mon avis, en ce qui concerne les questions sur lesquelles la Cour doit se prononcer en l’espèce. D’abord, la Cour ne semble pas avoir bénéficié, dans ces affaires, d’arguments et d’éléments de preuve aussi nombreux qu’en l’espèce. Ensuite, le demandeur et l’intervenant soutiennent que le droit d’un demandeur d’être entendu à l’audience relative à sa demande d’asile inclut le droit de voir son procureur amorcer les interrogatoires. L’intervenant soutient également que les Directives no 7 sont illégales parce qu’elles entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires et déforme le rôle de décideur de la Section. La Cour n’a jamais examiné de façon approfondie ces arguments et n’a jamais rendu de décision à leur sujet. J’aborderai ces questions un peu plus loin dans les présents motifs.
[42]Le défendeur soutient également que l’allégation d’absence d’équité procédurale du demandeur repose sur des hypothèses et que, pour cette raison, elle ne devrait pas être examinée par la Cour. Il souligne que la Cour ne dispose d’aucune preuve indiquant que le demandeur n’a pas pu exposer sa cause, qu’il souffrait du SSPT ou était vulnérable pour une autre raison, ou qu’il n’a pas été interrogé de façon appropriée. En fait, le demandeur ne reproche rien à cet égard à l’APR ou au commissaire et ne prétend pas qu’il n’a pas pu témoigner pleinement à l’audience.
[43]Le demandeur n’allègue pas que les faits relatifs à la conduite de son audience montrent qu’il y a eu manquement à la justice naturelle parce que l’ordre normalisé des interrogatoires a été appliqué, mais plutôt que les Directives no 7 contreviennent de manière générale aux principes de justice naturelle. À mon avis, cette allégation ne repose pas sur des hypothèses. Le demandeur a contesté les Directives no 7 dès le début. En l’espèce, la Cour doit déterminer si l’ordre normalisé des interrogatoires établi par les Directives no 7 est fondamentalement inéquitable parce qu’il viole les principes de justice naturelle et d’équité procédurale. À mon avis, un tel argument peut être invoqué dans les circonstances. S’il est établi que, par sa nature même, la procédure viole les principes d’équité dans le cas du demandeur, alors la décision de la Section est illégale. Aussi, il convient que la Cour se penche sur la question de l’équité procédurale.
[44]Le demandeur soutient que la Cour fédérale a établi que les demandeurs d’asile doivent pouvoir être interrogés d’abord par leur procureur. Il cite quatre décisions en particulier : Kante c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 525 (1re inst.) (QL); Ganji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1120 (1re inst.) (QL); Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1693 (1re inst.) (QL); Veres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 124 (1re inst.).
[45]Le demandeur soutient en particulier que la Cour a reconnu le droit d’un demandeur d’asile à un interrogatoire principal dans Kante, au paragraphe 10 :
Je ferais observer à l’avocat des requérants de toujours se rappeler que puisque le fardeau de la preuve leur incombe, ils ont droit de présenter leur cause comme ils l’entendent.
[46]À mon avis, la Cour n’a statué dans aucun de ces cas que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale exigent qu’un demandeur d’asile soit d’abord interrogé par son procureur. En fait, la Cour n’était saisie dans aucune de ces affaires de la question de savoir si l’ordre des interrogatoires choisi par la Section était conforme à la justice naturelle ou à l’équité procédurale. Toutes ces décisions concernaient des circonstances particulières et, dans tous les cas, la Cour a statué que la Section des réfugiés n’avait pas dirigé l’audience de manière appropriée ou que la conduite de l’audience avait amené la Section à tirer des conclusions de fait erronées.
[47]Dans Kante, le demandeur n’avait pas soulevé la question de l’absence d’équité procédurale. Le juge Nadon, qui était juge à la Cour à l’époque, a dit aux parties qu’il était préoccupé par le fait que la Section des réfugiés avait dit au procureur de ne pas interroger le demandeur sur certains événements. Ses remarques, que le demandeur a citées précédemment, ne concernaient pas la validité de l’ordre des interrogatoires. En fait, il appert que le procureur du demandeur a été le premier à interroger ce dernier.
[48]Dans Ganji, la Cour a décidé que la Section des réfugiés n’avait pas agi de manière équitable en interrogeant la première une demandeure mineure en dépit des objections de la demandeure principale (la mère de l’enfant et sa représentante désignée). La Cour a indiqué également que le procureur des demandeurs n’avait pas bien défendu leurs intérêts en ne s’opposant pas en bonne et due forme à la conduite de la Section et en ne demandant pas un ajournement afin de consulter ses clientes. Elle a conclu que la Section avait commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas une audition équitable.
[49]Dans Atwal, la Cour a estimé que la Section des réfugiés n’avait pas agi de manière équitable en interrompant le procureur pendant qu’il interrogeait le demandeur (pendant l’interrogatoire principal) et en lui demandant d’arrêter de poser des questions sur un sujet en particulier. La Cour a statué que la Section ne peut empêcher un procureur de représenter son client, sauf si le procureur se répète indûment et d’une façon irresponsable ou s’il présente des éléments non pertinents. La Cour n’a toutefois pas affirmé que les demandeurs ont le plein contrôle sur la présentation de leur cause. Elle a plutôt reconnu que c’est la Section qui dirige l’audience relative au statut de réfugié.
[50]Dans Veres, la Section des réfugiés avait décidé de contre‑interroger directement le demandeur sans lui donner la possibilité d’exposer d’abord sa cause en interrogatoire principal. Comme le demandeur le rappelle en l’espèce, le juge Pelletier a souligné dans cette décision [au paragraphe 25] qu’« [o]n ne penserait pas qu’il est controversé de dire que la personne qui a le fardeau de la preuve doit se voir accorder une possibilité raisonnable de s’acquitter de ce fardeau ». Le juge Pelletier n’a toutefois pas conclu que, dans le contexte des audiences relatives au statut de réfugié, les demandeurs ont un droit inhérent de présenter leur preuve les premiers, comme en matière civile ou en matière pénale. Il n’a pas conclu non plus qu’il était contraire à la justice naturelle de ne pas avoir permis au demandeur d’exposer d’abord sa cause. Il a plutôt affirmé qu’il est inéquitable que la Section reproche aux demandeurs, dans ses motifs, de ne pas avoir fourni certains éléments de preuve sans leur avoir dit qu’ils se trouvaient dans une situation délicate à cet égard. Le juge Pelletier a écrit ce qui suit au paragraphe 28 de sa décision :
Il est clair que la SSR est maître de sa procédure. Elle est fondée à tenir compte de l’économie de temps dans l’élaboration de ses règles de procédure. Elle peut également décider quelle preuve elle veut entendre de la bouche du témoin et quelle preuve elle le dispense de présenter. Mais, quand elle dit qu’elle n’a pas besoin d’entendre le témoin, elle ne peut par la suite se plaindre qu’elle ne l’a pas entendu.
[51]Pour sa part, l’intervenant invoque la décision Herrera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1724, parce que, selon lui, elle établit que l’interrogatoire du demandeur par son procureur en premier lieu est inclus dans le droit à une audition. Dans cette affaire, le juge Campbell a qualifié l’inversion de l’ordre des interrogatoires—selon lequel l’APR est le premier à poser les questions—de procédure « fort inhabituelle ». L’intervenant fait valoir que les Directives no 7 font de l’exception la norme. Or, même si c’était le cas, le juge Campbell n’a pas dit expressément que les demandeurs d’asile ont le droit de présenter leur preuve en premier ou qu’il est contraire aux principes d’équité procédurale de ne pas leur permettre d’exposer d’abord leur cause. Je rappelle que, dans Herrera, l’audience devant la Section a eu lieu avant que les Directives no 7 ne soient mises en vigueur entièrement. En fin de compte, le juge Campbell a accueilli la demande de contrôle judiciaire parce que, selon lui, l’interrogatoire fait par la Commission, qu’il a qualifié de [au paragraphe 4] « musclé », était inapproprié. Je suis d’accord avec la juge Snider qui a rappelé, dans Zaki, précitée, que la Cour avait dit, dans Herrera, que c’était le type de contre‑interrogatoire mené par la Section, et non l’ordre des interrogatoires en tant que tel, qui constituait une erreur.
[52]J’aimerais rappeler également que la Cour a statué à plusieurs reprises avant la mise en application des Directives no 7 que commencer par l’interrogatoire de l’APR ne contrevenait pas en soi aux règles de justice naturelle : Del Moral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 782 (1re inst.) (QL); Cota c. Canada (Ministre de la Citoyen-neté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 872 (1re inst.) (QL); Cruz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1266 (1re inst.) (QL). Par exemple, dans Cruz, le juge Teitelbaum a décidé que le tribunal n’avait commis aucune erreur susceptible de contrôle en permettant à l’agent d’audience de procéder d’abord au contre‑interrogatoire car le tribunal est maître de sa propre procédure.
[53]À mon avis, les décisions invoquées par le demandeur et l’intervenant ne permettent pas de conclure qu’une possibilité raisonnable d’exposer sa cause inclut le droit d’être le premier à poser les questions. En fait, ces décisions confirment de nouveau que la Section peut contrôler le déroulement d’une audience, mais qu’elle doit mener celle‑ci sans limiter de manière inéquitable le droit du demandeur d’exposer sa cause.
[54]La Cour n’a pas encore décidé de manière définitive si un demandeur d’asile qui comparaît devant la Section a droit à un interrogatoire principal ou si le fait de ne pas permettre au procureur du demandeur d’être le premier à interroger celui‑ci est fondamenta-lement inéquitable. Le demandeur et l’intervenant doivent encore, pour avoir gain de cause, démontrer que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale dictent un ordre particulier pour les interrogatoires lors des audiences de la Section relatives au statut de réfugié.
[55]En l’espèce, les parties ne contestent pas que la résolution des demandes d’asile par la Section doit être assujettie à des normes d’équité procédurale [traduction] « plus rigoureuses ». C’est sur le contenu de cette obligation d’équité ou, plus précisément, sur la teneur du droit à une audition que les parties ne s’entendent pas.
[56]En résumé, les parties adoptent les positions suivantes en ce qui concerne le contenu de l’obligation d’équité. Le demandeur soutient que, comme les audiences relatives à une demande d’asile sont de nature quasi judiciaire, la Section est tenue d’établir des règles de procédure qui ressemblent davantage au modèle judiciaire. Il prétend en conséquence que les demandeurs d’asile ont droit à un interrogatoire principal mené par leur procureur. L’intervenant soutient qu’un interrogatoire principal est nécessaire en raison de plusieurs caractéristiques propres au processus de détermination du statut de réfugié et aux demandeurs d’asile. Le défendeur répond que les audiences devant la Section sont de nature administrative et non contradictoire et que la justice naturelle n’exige pas qu’elles soient identiques aux audiences en matière pénale ou en matière civile. La Section n’est donc pas tenue, selon lui, de donner au demandeur le droit à un interrogatoire principal pour que ses audiences soient équitables.
[57]La Cour suprême du Canada donne des indications utiles pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Elle a affirmé dans cet arrêt que les facteurs suivants doivent être pris en compte lorsqu’on décide quelles protections procédurales doivent être offertes devant un tribunal administratif :
1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir, c’est‑à‑dire « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »;
2) la place de la décision à l’intérieur du régime législatif;
3) l’importance de la décision pour la personne visée;
4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;
5) le choix de procédure que l’organisme fait lui‑même.
[58]Je rappelle que la juge L’Heureux‑Dubé a souligné dans Baker que ces cinq facteurs ne sont pas exhaustifs. Elle a reconnu que d’autres facteurs peuvent également être importants lorsqu’on détermine le degré d’équité procédurale requis dans une situation donnée. Elle a dit qu’il faut garder à l’esprit les valeurs qui sous‑tendent l’obligation d’équité, au paragraphe 22 de Baker :
Je souligne que l’idée sous‑jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.
[59]Il faut rappeler également que, dans Baker—un arrêt qui ne concernait pas un demandeur d’asile ou un réfugié—, la Cour suprême du Canada s’est appuyée sur l’obligation d’équité existant en common law pour rendre sa décision. Elle a refusé d’examiner les protections procédurales offertes par la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. Dans d’autres arrêts, la Cour suprême du Canada a statué que, en raison des conséquences possibles, les protections procédurales accordées aux demandeurs d’asile sont celles de la Charte, à savoir les principes de justice fondamentale garantis à l’article 7 de la Charte : voir Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177. Elle a également décidé qu’il convient d’appliquer les facteurs relatifs à l’obligation d’équité existant en common law qui sont énoncés dans Baker lorsque l’obligation découle de la Charte : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 113.
[60]En l’espèce, ni le demandeur ni l’intervenant ne prétendent que l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président contrevient aux principes de justice fondamentale garantis à l’article 7 de la Charte. Ils appuient plutôt leurs prétentions sur les principes de justice naturelle et d’équité procédurale existant en common law. Peu importe l’origine de l’obligation d’équité en l’espèce, j’estime qu’il convient d’effectuer l’analyse décrite dans Baker pour déterminer la teneur des protections procédurales offertes au demandeur.
[61]La Cour doit déterminer si la justice naturelle et l’équité procédurale exigent non seulement que le demandeur ait droit à une audition devant la Section, mais également qu’il ait le droit d’être interrogé d’abord par son conseil lors de cette audition. La question peut être résumée ainsi : la justice naturelle et l’équité procédurale dictent‑elles un ordre particulier pour les interrogatoires?
[62]Avant d’entreprendre cette analyse, j’aimerais situer le droit des demandeurs d’asile à une audition dans son contexte. Le point de départ de cet exercice est l’arrêt Singh, où la Cour suprême du Canada a statué que le processus de détermination du statut de réfugié doit offrir au demandeur d’asile une possibilité suffisante d’être entendu. La juge Wilson a affirmé que la notion de « justice fondamentale » qui figure à l’article 7 de la Charte englobe au moins la notion d’équité en matière de procédure énoncée clairement par le juge en chef Fauteux dans Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, à la page 923 :
En vertu de l’art. 2(e) de la Déclaration des droits, aucune loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer de manière à le priver d’une « audition impartiale de sa cause selon les principes de justice fondamentale ». Sans entreprendre de formuler une définition finale de ces mots, je les interprète comme signifiant, dans l’ensemble, que le tribunal appelé à se prononcer sur ses droits doit agir équitablement, de bonne foi, sans préjugé et avec sérénité, et qu’il doit donner à l’accusé l’occasion d’exposer adéquatement sa cause.
[63]Les demandeurs dans Singh avaient contesté la procédure suivie par la Commission d’appel de l’immigration de l’époque, qui ne prévoyait pas la tenue d’une audition sur le bien‑fondé de leur demande. La juge Wilson a indiqué que, lorsqu’une question importante touchant la crédibilité se pose, les principes de justice fondamentale exigent qu’une audition ait lieu avant qu’il soit statué sur la demande d’asile, sans toutefois définir davantage le contenu du droit à une audition.
[64]Lorsque l’équité procédurale exige qu’une personne ait droit à une audition, elle exige également que l’organisme administratif veille à ce que les parties aient la possibilité :
a) de savoir ce qu’on entend faire valoir contre elles;
b) de contester, de corriger ou de contredire tout ce qui est préjudiciable à leur thèse;
c) de présenter des arguments et des éléments de preuve étayant leur cause.
(Robert Macaulay et James Sprague, Practice and Procedure before Administrative Tribunals, feuilles mobiles (Toronto, Carswell, 1988), à la page 12‑6.)
[65]Je note cependant que Macaulay et Sprague mentionnent à la page 12‑163 qu’il n’y a pas de forme d’audition normalisée en common law :
[traduction]
… [m]ême dans le contexte des auditions, il ne semble pas y avoir une procédure unique devant être suivie par une personne qui exerce son droit de présenter des arguments. Cela est conforme à la règle générale selon laquelle un tribunal administratif a le pouvoir d’établir lui‑même sa procédure.
[66]La LIPR prévoit que la Section doit tenir une audience dans tous les cas dont elle est saisie : alinéa 170b). Elle ne précise pas cependant la forme de cette audience. En fait, elle n’exige pas que les audiences de la Section aient toujours lieu en présence des personnes concernées, l’article 164 permettant qu’elles soient tenues « en direct par l’intermédiaire d’un moyen de télécommunication », par exemple la vidéoconférence.
[67]Il faut, pour évaluer le degré du contenu procédural de l’audition d’une demande d’asile, déterminer si les procédures offertes aident le demandeur à exposer sa cause de manière éclairée et efficace à l’intention de la Section ou si elles l’empêchent de le faire. Aussi, il est utile de rappeler les différentes étapes franchies par la demande d’asile du demandeur :
a) le demandeur a déposé sa demande à un bureau d’immigration au Canada, où un agent d’immigration a préparé un dossier de l’examen;
b) le demandeur a déposé son FRP;
c) la Section a envoyé un avis d’audience au deman-deur;
d) la Section a fait parvenir au demandeur un formulaire d’examen initial énonçant les questions en litige;
e) le demandeur a déposé des observations écrites en réponse au formulaire d’examen initial;
f) le demandeur a déposé des prétentions écrites dans lesquelles il s’opposait à l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président parce que cet ordre contrevenait aux principes de justice naturelle;
g) le demandeur a déposé trois ensembles d’éléments de preuve;
h) la Section a communiqué ses documents sur le Sri Lanka;
i) un tribunal de la Section formé d’un seul membre a entendu la demande du demandeur en présence de ce dernier, de son procureur et d’un APR;
j) à l’audience, le procureur du demandeur s’est opposé à l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président; la Section a rejeté son objection;
k) le demandeur a d’abord été interrogé par l’APR; le commissaire n’a posé aucune question et le procureur du demandeur a refusé d’interroger ce dernier;
l) l’APR a été le premier à présenter ses observations de vive voix, suivi du procureur du demandeur;
m) la Section a remis sa décision à plus tard;
n) la Section a fait parvenir sa décision et les motifs écrits de celle‑ci au demandeur.
[68]J’examinerai maintenant les facteurs décrits dans Baker afin de déterminer si le demandeur avait le droit d’être interrogé d’abord par son procureur dans les circonstances. Je fais remarquer que seul le demandeur a présenté des prétentions concernant précisément ces facteurs.
1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir, c’est‑à‑dire « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »
[69]Le demandeur fait valoir que la Section est un tribunal administratif quasi judiciaire et qu’à ce titre, elle est tenue de respecter toutes les règles de justice naturelle. Le défendeur soutient de son côté que le législateur a délibérément décidé, en adoptant l’article 170 de la LIPR, que la Section devait mener ses audiences relatives au statut de réfugié d’une manière informelle et non d’une manière judiciaire. Dans son affidavit, Paul Aterman affirme que la Section est une « commission d’enquête » et que l’audition d’une demande d’asile est habituellement non contradictoire, en ce sens qu’il n’y a pas de partie ayant un intérêt contraire à celui du demandeur. M. Aterman fait remarquer, en comparaison, que le législateur a créé la Section d’appel de l’immigration de façon à ce que ses audiences soient de nature contradictoire : voir l’article 174 de la LIPR.
[70]L’intervenant prétend qu’un interrogatoire principal est requis en raison des rôles différents des procureurs des demandeurs, des APR et des commissaires. Il se fonde à cet égard sur les propos du professeur James Donald Galloway qui, au paragraphe 12 de son affidavit, déclare que le rôle du procureur est de représenter le demandeur et de démontrer que celui‑ci « est » une personne à protéger, alors que le rôle des APR et des commissaires est de détecter tous les points faibles de la cause d’un demandeur qui pourraient amener la Section à conclure que celui‑ci « n’est pas » une personne à protéger.
[71]L’intervenant prétend en outre que, même si elles sont qualifiées de [traduction] « non contradictoires », les audiences relatives au statut de refugié sont, en fait, contradictoires. Il soutient que les APR se montrent souvent inquisiteurs et portent fréquemment des accusations de mensonge, de dissimulation ou de manque de précision. De même, les commissaires adoptent parfois une approche accusatoire. L’intervenant cite le commissaire Steve Ellis, qui a dit, dans une décision rendue en juin 2005 (dossier de la Section : TA4‑13810, 13811, 13812) que la Section contre‑interroge régulièrement les demandeurs depuis l’établissement de l’ordre inversé des interrogatoires.
[72]À mon avis, le législateur souhaitait que le processus de détermination du statut de réfugié ressemble davantage à une enquête et moins à une procédure judiciaire. La LIPR prévoit que les commissaires sont investis des pouvoirs d’un commissaire nommé aux termes de la partie I de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I‑11, et qu’ils « peuvent prendre les mesures [qu’ils] jugent utiles à la procédure » : article 165. Il n’y a pas, lors des audiences relatives au statut de réfugié, deux parties opposées qui expliquent pourquoi l’asile devrait ou ne devrait pas être accordé au demandeur. Dans un nombre limité de cas, le ministre intervient pour s’opposer à l’examen de la demande d’asile, habituellement pour l’un des motifs d’exclusion (article 1E ou 1F de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, incorporé à la LIPR par l’article 98). De tels cas peuvent être de nature plus contradictoire.
[73]Il y a également des différences entre les audiences relatives au statut de réfugié devant la Section et les audiences en matière pénale ou civile tenue devant une cour de justice. Par exemple, contrairement à ce qui se passe en matière pénale ou civile, les règles de preuve sont beaucoup plus souples devant la Section. La LIPR prévoit expressément d’ailleurs que la Section n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve (alinéa 170g)) et qu’elle peut admettre d’office les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation (alinéa 170i)). En l’espèce, le demandeur a produit une grande quantité d’éléments de preuve qui n’ont pas été vérifiés dans le but d’en établir l’authenticité ou la fiabilité avant d’être examinés par la Section.
[74]Le témoin du défendeur, Paul Aterman, affirme que le rôle de l’APR et du commissaire est de découvrir la vérité et qu’ils doivent souvent, à cette fin, jeter un regard critique sur la preuve ou le témoignage du demandeur. L’un des témoins de l’intervenant, le professeur Galloway, a reconnu au cours de son contre‑interrogatoire que les commissaires doivent poser des questions précises ou mener des interrogatoires serrés et qu’il considère qu’un interrogatoire [traduction] « rigoureux » est accusatoire. Un autre témoin de l’intervenant, le Dr Payne, a également admis que le problème réside dans la manière dont un APR ou un commissaire pose ses questions, et non dans l’ordre dans lequel les interrogatoires se déroulent. Si l’on démontre de l’hostilité à leur égard, il est possible que les demandeurs vulnérables soient perturbés même si c’est leur procureur qui les interroge d’abord. La preuve indique que la Cour est intervenue à plusieurs occasions parce qu’elle considérait que le commissaire n’avait pas mené son interrogatoire de manière appropriée à l’audience : voir, par exemple, Herrera.
[75]En ce qui a trait au premier facteur établi dans Baker, malgré le caractère souvent musclé et serré des interrogatoires effectués à l’audience devant la Section par l’APR ou le commissaire, je ne qualifierais pas de contradictoire le processus administratif de détermination du statut de réfugié établi par la LIPR. La nature de la décision exige cependant que la Section tranche des questions qui ont une incidence sur les droits des demandeurs d’asile. À cet égard, un degré élevé de protection procédurale est justifié.
2) le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif
[76]Le rôle que joue la décision au sein du régime législatif semble illustrer également la nécessité de garanties procédurales solides. Il est indiqué au paragraphe 24 de Baker que l’absence d’un droit d’appel porte à croire que des protections procédurales plus grandes devraient être accordées. Les articles 110 et 111 de la LIPR régissent les appels à la Section d’appel de l’immigration; ces dispositions ne sont cependant pas encore en vigueur. Les demandeurs d’asile déboutés peuvent demander le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue à leur égard par la Section s’ils peuvent obtenir l’autorisation de la Cour fédérale en ce sens. La Cour d’appel fédérale a toutefois mentionné dans Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 3 R.C.F. 195, au paragraphe 55, que l’issue du contrôle judiciaire peut être différente de celle d’un appel : « la portée de la compétence du juge chargé de ce contrôle peut être restreinte quant au fond de l’affaire et […], par conséquent, il ne s’agit pas de l’équivalent d’un droit d’appel ».
[77]Les demandeurs d’asile déboutés ont aussi la possibilité de demander qu’un examen des risques avant renvoi [ERAR] soit effectué : articles 112 à 115 de la LIPR. La procédure applicable aux demandes d’ERAR et celle régissant les demandes d’asile sont cependant différentes. Ainsi, un demandeur débouté qui demande un ERAR ne peut présenter que des « éléments de preuve survenus depuis le rejet » de sa demande d’asile—en d’autres termes, des éléments de preuve qui n’avaient pas pu être présentés à la Section—et une audience n’est tenue que dans des circonstances très limitées. De plus, les décisions relatives à un ERAR ne sont pas rendues par un tribunal administratif indépendant, mais par des agents de Citoyenneté et Immigration Canada.
[78]C’est au demandeur qu’il incombe de prouver le bien‑fondé de sa demande d’asile. L’audience devant la Section est souvent la seule occasion pour lui de convaincre un décideur du bien‑fondé de sa demande. Par ailleurs, la décision de la Section est le plus souvent déterminante en ce qui concerne la demande d’asile. J’estime en conséquence que la nature du régime législatif dans lequel les décisions de la Section s’inscrivent justifie des protections procédurales plus importantes.
3) l’importance de la décision pour la personne visée
[79]Le fait qu’un demandeur d’asile puisse demeurer au Canada en qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger est susceptible d’avoir une grande importance pour lui. Le demandeur prétend en l’espèce que sa vie et sa sécurité sont compromises en raison des menaces proférées par les TLET contre lui et sa famille. Comme la Cour suprême du Canada l’a dit dans Singh, le processus de détermination du statut de réfugié touche à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne et, de ce fait, l’article 7 de la Charte s’applique. Lorsque ces droits sont en jeu, l’équité exige des garanties procédurales plus importantes.
4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision
[80]La Section a informé des mois à l’avance le public et les avocats représentant les réfugiés que toutes les règles relatives à l’ordre des interrogatoires—selon lesquelles l’APR ou le commissaire est le premier à poser des questions—seraient en vigueur à compter du 1er juin 2004 : voir Nouvelles de la CISR, numéro 1, à la page 3, dans l’affidavit de M. Aterman, pièce L‑1. Les demandeurs ne peuvent donc s’attendre légitimement à ce que leur procureur soit le premier à les interroger. Un tel argument n’a pas été avancé par le demandeur en l’espèce.
5) les choix de procédure faits par l’organisme lui‑même
[81]Le dernier facteur établi dans Baker a trait aux choix de procédure faits par l’organisme lui‑même. L’ordre dans lequel les audiences relatives au statut de réfugié doivent se dérouler n’est pas précisé dans la LIPR ou dans les Règles de la Section de la protection des réfugiés. Le législateur a conféré à la Section le pouvoir d’établir sa propre procédure, pourvu que celle‑ci respecte les principes de justice naturelle :
162. [. . .]
(2). Chacune des sections fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité.
Le législateur a également donné à la Section des moyens de faire en sorte que les exigences relatives à la justice naturelle soient respectées lorsqu’elle statue sur une demande d’asile, notamment en prévoyant la tenue d’une audience (alinéa 170b)), l’interrogatoire de témoins (alinéa 170e)), la production d’éléments de preuve (alinéa 170e)), la participation d’un conseil (article 167) et l’obligation de motiver les décisions (article 169).
[82]Il ressort clairement de la jurisprudence qu’un tribunal administratif est maître de sa propre procédure et qu’il peut établir la procédure à suivre lorsque sa loi habilitante est silencieuse sur un point : Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, aux pages 568 et 569; Southam Inc. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 329 (1re inst.), à la page 335.
[83]Le cinquième facteur traduit un degré d’équité procédurale moins élevé essentiellement parce que la Section est maître de sa procédure. Dans Ha, la Cour d’appel fédérale a écrit au paragraphe 64 : « lorsqu’elle détermine le contenu de l’obligation d’équité, la Cour doit se garder d’imposer un niveau de formalité procédurale qui risque de nuire indûment à une bonne administration ».
6) les autres facteurs
[84]L’intervenant soutient qu’en raison des caractéristiques propres au processus de détermination du statut de réfugié et aux réfugiés, un interrogatoire principal est d’une importance capitale pour que les demandeurs aient une possibilité raisonnable d’exposer leur cause. J’ai précédemment traité de certains de ses arguments. J’en examinerai maintenant deux autres, ainsi que leur incidence sur l’obligation d’équité existant dans le contexte des audiences de la Section relatives au statut de réfugié.
[85]L’intervenant prétend en premier lieu que le FRP ne remplace pas adéquatement l’interrogatoire principal et ne donne pas aux demandeurs une possibilité suffisante d’exposer leur cause. Il souligne tout particulièrement le délai serré dans lequel le FRP doit être déposé et les répercussions défavorables que la modification du FRP peut avoir sur la perception qu’a la Section de la crédibilité du demandeur.
[86]Je suis d’accord avec l’intervenant quand il dit que le FRP peut ne pas expliquer tous les motifs pour lesquels le demandeur souhaite obtenir l’asile. Cela n’est cependant pas suffisant, à mon avis, pour exiger que le demandeur soit d’abord interrogé par son procureur. Le FRP est important parce que le demandeur y décrit pour la première fois le fondement de sa demande d’asile à l’intention de la Section. Il ne s’agit pas cependant de la seule façon dont la Section est mise au courant du récit du demandeur. Celui‑ci doit aussi produire des documents au soutien de sa demande; il peut présenter des prétentions écrites additionnelles avant l’audience. En outre, il a la possibilité de faire des observations de vive voix à l’audience et il peut aussi déposer de nouvelles prétentions écrites après l’audience. Je constate qu’en l’espèce, le demandeur a déposé des observations écrites à l’intention de la Section en réponse aux questions indiquées dans le formulaire d’examen initial et que son procureur a fait des observations de vive voix à l’audience.
[87]En conséquence, j’estime que toute limitation liée au FRP n’est pas suffisante pour élargir le contenu de l’obligation d’équité au point d’exiger que les demandeurs soient interrogés d’abord par leur procureur.
[88]En deuxième lieu, l’intervenant soutient que les demandeurs d’asile sont particulièrement vulnérables parce qu’ils peuvent notamment souffrir du SSPT, avoir des attaques de panique et d’anxiété, être dépressifs et éprouver une méfiance générale à l’égard des représentants de l’État. Selon l’intervenant, les demandeurs sont incapables, pour cette raison, d’expliquer adéquatement les expériences qu’ils ont vécues, de sorte qu’ils peuvent, au mieux, être perçus comme étant évasifs et, au pire, être perçus comme étant menteurs. Il s’appuie à cet égard sur le témoignage du Dr Payne, lequel travaille depuis longtemps avec les demandeurs d’asile. Selon le Dr Payne, il est extrême-ment important, lors des audiences relatives au statut de réfugié, que l’environnement soit le moins menaçant possible pour les demandeurs. Les questions agressives et répétées des représentants de l’État ne font qu’exacerber l’anxiété des demandeurs.
[89]Il est admis que de nombreux demandeurs d’asile ont subi des traumatismes graves et souffrent du SSPT ou d’autre troubles psychologiques. En fait, les Directives no 7 reconnaissent que l’ordre des interroga-toires peut, dans des circonstances exceptionnelles où le demandeur est vulnérable, être modifié pour permettre au procureur d’être le premier à interroger le demandeur : voir le paragraphe 23. Dans la formation destinée aux APR et à ses commissaires, la Section accorde également beaucoup d’importance aux difficultés auxquelles les demandeurs d’asile sont confrontés : voir, par exemple, « Comment interroger une personne qui a été torturée, qui a été agressée sexuellement ou qui a subi un autre traumatisme » et « Guide de la Commission concernant les victimes de torture », dans l’affidavit de M. Aterman, pièces P et Q1. En outre, le président de la Commission a donné des directives concernant les demandeurs d’asile particuliè-rement vulnérables : voir Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration: Directives no 3 : Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié : Questions relatives à la preuve et à la procédure, et Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration : Directives no 4: Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe).
[90]À mon avis, la vulnérabilité des demandeurs d’asile justifie que des protections procédurales plus importantes leur soient accordées. Toutefois, le fait que bon nombre de demandeurs d’asile, si ce n’est la majorité d’entre eux, soient vulnérables et aient en conséquence de la difficulté à témoigner efficacement ne rend pas nécessairement les Directives no 7 inéquitables. Tel que démontré précédemment, le demandeur en l’espèce ne prétend pas qu’il souffre de problèmes psychologiques qui l’empêcheraient de bien témoigner devant la Section. Aussi, la vulnérabilité particulière d’un demandeur d’asile est un facteur qui doit être pris en compte dans les circonstances de chaque cas, mais qui n’exige pas nécessairement, pour que l’équité procédurale et les principes de justice naturelle soient respectés, que le procureur soit toujours le premier à interroger le demandeur.
Conclusion
[91]L’intervenant a produit des éléments de preuve faisant ressortir les difficultés auxquelles les demandeurs d’asile sont confrontés et les avantages qui découlent pour eux du fait d’être interrogés d’abord par leur procureur. À mon avis cependant, ni le demandeur ni l’intervenant n’ont démontré que les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale exigent que les demandeurs d’asile aient droit à un interrogatoire principal pour que le processus de détermination du statut de réfugié devant la Section soit équitable. La possibilité, pour le demandeur, de déposer des prétentions écrites et de produire une preuve devant la Section, d’avoir une audition à laquelle participe un procureur et de présenter des observations de vive voix satisfait, à mon avis, aux exigences relatives aux droits de participation requis par l’obligation d’équité en l’espèce.
[92]Ayant examiné les facteurs énoncés dans Baker et ceux proposés par l’intervenant, je ne suis pas convaincu que les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale exigent que les interrogatoires se déroulent dans un ordre particulier—selon lequel le demandeur serait interrogé d’abord par son procureur— lors de l’audience du demandeur pour que ce dernier ait réellement la possibilité d’exposer sa cause complètement et équitablement.
ii) Les Directives no 7 entravent‑elles le pouvoir discrétionnaire de la Section?
[93]L’intervenant demande à la Cour de déterminer si l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président entrave le pouvoir discrétionnaire de la Section et si le président est même habilité à établir une telle procédure dans des directives.
[94]Les deux paragraphes suivants figurent dans l’introduction des Directives no 7 :
Les directives s’appliquent à la plupart des cas entendus par la SPR. Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles ou impérieuses, les commissaires peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire pour ne pas appliquer certains éléments des directives ou pour les appliquer moins rigoureusement.
En général, la SPR se montre plus indulgente envers les demandeurs d’asile non représentés qui ne connaissent pas ses processus et ses règles. Elle fait preuve d’une plus grande sensibilité à l’égard des demandeurs d’asile particulièrement vulnérables.
[95]Par souci de commodité, je reproduis ci‑dessous les paragraphes pertinents des Directives no 7. Le paragraphe 19 mentionne que le demandeur est d’abord interrogé par l’APR ou le commissaire :
19. Dans toute demande d’asile, c’est généralement l’APR qui commence à interroger le demandeur d’asile. En l’absence d’un APR à l’audience, le commissaire commence l’interroga-toire et est suivi par le conseil du demandeur d’asile. Cette façon de procéder permet ainsi au demandeur d’asile de connaître rapidement les éléments de preuve qu’il doit présenter au commissaire pour établir le bien‑fondé de son cas.
[96]Le paragraphe 23 indique que les commissaires peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, modifier l’ordre des interrogatoires et permettre au procureur du demandeur d’être le premier à interroger le demandeur :
Le commissaire peut changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles. Par exemple, la présence d’un examinateur inconnu peut intimider un demandeur d’asile très perturbé ou un très jeune enfant au point qu’il n’est pas en mesure de comprendre les questions ni d’y répondre convenablement. Dans de telles circonstances, le commissaire peut décider de permettre au conseil du demandeur de commencer l’interrogatoire. La partie qui estime que de telles circonstances exceptionnelles existent doit soumettre une demande en vue de changer l’ordre des interrogatoires avant l’audience. La demande est faite conformément aux Règles de la SPR.
[97]Les parties conviennent que la loi confère au président de la Commission le pouvoir de donner des directives. L’intervenant prétend cependant que l’ordre inversé des interrogatoires n’est pas une directive; il s’agit, dans les faits, d’une procédure obligatoire qui, par conséquent, acquiert le statut d’une règle qui excède la compétence du président. Selon l’intervenant, le président entrave le pouvoir discrétionnaire des commissaires en les obligeant à appliquer les directives concernant l’ordre inversé des interrogatoires. L’intervenant soutient également qu’en suivant systématiquement les directives, les commissaires entravent leur propre pouvoir discrétionnaire. Selon lui, il est contraire à la justice naturelle et à l’équité procédurale d’entraver ainsi le pouvoir discrétionnaire parce que cela compromet l’indépendance du décideur.
[98]L’intervenant prétend plus précisément qu’en raison des termes employés par le président l’ordre inversé des interrogatoires est obligatoire et que le paragraphe 23, qui permet aux commissaires de modifier l’ordre des interrogatoires dans des « circonstances exceptionnelles », ne fait que renforcer le caractère obligatoire du paragraphe 19. Il soutient en outre que la preuve démontre que la Commission surveille l’observation des directives et que les commissaires les suivent sans poser de questions. Ces faits montrent également, selon lui, que le pouvoir discrétionnaire de la Section est entravé.
[99]Le défendeur soutient pour sa part que l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président n’est pas contraignant. Les commissaires ont toujours le pouvoir de choisir la meilleure procédure à suivre dans un cas donné. Le défendeur soutient qu’en fait, le paragraphe 23 prévoit explicitement que les commissaires exerceront leur pouvoir discrétionnaire pour modifier l’ordre des interrogatoires lorsqu’ils le jugeront indiqué; ils l’ont d’ailleurs fait dans de nombreux cas.
[100]Le défendeur rappelle que la Cour a approuvé la publication de directives non contraignantes. Ainsi, dans Fouchong c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1727 (QL), la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada a confirmé la légalité des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe données par le président de la Commission. Au paragraphe 10 de ses motifs, elle expose la politique du président sur l’utilisation des directives, qui prévoit que celles‑ci sont censées être suivies, à moins qu’une analyse différente ne convienne dans les circonstances.
[101]Finalement, le défendeur conteste l’affirmation de l’intervenant selon laquelle des pressions sont exercées sur les commissaires pour qu’ils se conforment à l’ordre normalisé des interrogatoires. Il soutient plus précisément que la preuve ne démontre pas que la [traduction] « direction exerce des pressions » sur les commissaires qui n’appliquent pas l’ordre inversé des interrogatoires, contrairement à ce que Raoul Boulakia prétend. Il ajoute que la décision du commissaire Steve Ellis, qui n’a pas suivi les Directives no 7, montre que les commissaires ont le droit de ne pas s’y conformer.
[102]L’Oxford English Dictionary définit le mot « directive » de la manière suivante : [traduction] « ligne de conduite; principe énonçant une orientation ou une norme et constituant un guide de procédure, de politique, etc. » (non souligné dans l’original). Les parties s’entendent en gros sur cette définition. Il est reconnu que les directives ne lient pas légalement les commissaires parce qu’ils exercent leur pouvoir de décideur indépendant, comme le reconnaît d’ailleurs la Commission sur son site web :
Bien qu’elles ne soient pas d’application obligatoire, les directives recommandent l’approche à adopter lors de l’examen de questions complexes d’importance nationale, qui comportent des éléments nouveaux ou permettent de régler un point de droit ambigu.
[103]L’alinéa 159(1)h) de la LIPR autorise expressément le président de la Commission à donner des directives afin d’aider les commissaires dans l’exécution de leurs fonctions. Ces directives ne peuvent toutefois pas être contraignantes, c’est‑à‑dire laisser à chaque commissaire peu de latitude en ce qui concerne la conduite d’une audience complète et adéquate en vertu de l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés à l’article 165 de la LIPR. Si le président avait voulu que les Directives no 7 aient un tel effet contraignant, il aurait pu prendre une règle en application de l’alinéa 161(1)a) de la LIPR. Cette disposition autorise le président à prendre des règles de procédure, mais uniquement avec l’agrément du gouverneur en conseil. En d’autres termes, le président n’est pas autorisé à prendre des règles ayant la force d’un texte réglementaire sous la forme de directives.
[104]En l’espèce, l’intervenant prétend que, si le législateur avait voulu donner aux Directives no 7 l’effet de règles, il l’aurait prévu dans un texte réglementaire, par exemple dans les Règles.
[105]La question ici consiste à déterminer si les Directives no 7 recommandent aux commissaires une approche non contraignante en ce qui a trait à la procédure à suivre lors des audiences de la Section ou si, comme l’intervenant le laisse entendre, elles ont un effet obligatoire qui entrave le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Si la Cour en arrivait à cette dernière conclusion, on pourrait dire que les Directives no 7 ont acquis le statut de règles générales, illégales dans les circonstances.
[106]Il est utile, pour commencer, d’examiner l’état de la jurisprudence sur l’entrave au pouvoir discrétion-naire. En règle générale, on considère que les tribunaux administratifs sont maîtres chez eux. En l’absence de règles précises établies par une loi ou un règlement, ils fixent leur propre procédure, à la condition de respecter les règles d’équité et de justice fondamentale : Prassad.
[107]La question de savoir si les Directives no 7, qui touchent la procédure, sont conformes aux règles d’équité dépend de plusieurs facteurs, dont le moindre n’est pas la mesure dans laquelle les directives limitent l’exécution des fonctions que la LIPR confie aux commissaires. La mesure dans laquelle des directives peuvent légalement restreindre un pouvoir discrétionnaire a été étudiée dans Yhap c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 1 C.F. 722 (1re inst.). Le juge en chef adjoint Jerome a examiné ce qui constitue des restrictions légales du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration en ce qui a trait à l’application de directives particulières dans le contexte d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et visée au paragraphe 114(2) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2. Il a conclu que les directives en cause dans cette affaire entravaient indûment le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’immigration et les a jugées illégales. Il a cependant reconnu que les directives pourraient être permises si elles visaient clairement à énoncer une « politique générale » ou des « règles empiriques grossières », et non une définition exhaustive à caractère obligatoire pour les agents d’immigration. Le juge a fait les remarques suivantes au sujet de cette question aux pages 738 et 739 de sa décision, remarques qui me semblent particulièrement pertinentes en l’espèce :
La position générale des tribunaux canadiens sur la structuration du pouvoir discrétionnaire a été clairement énoncée par le professeur J. M. Evans dans son ouvrage de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4e édition, où il s’exprime en ces termes à la page 312 :
[traduction] [. . .] un facteur qui peut à juste titre entrer en ligne de compte dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire peut constituer une entrave illicite à l’exercice de ce pouvoir s’il est érigé en règle générale, ce qui aboutit à la recherche de l’uniformité au détriment du bien‑fondé des cas particuliers.
L’importance de la flexibilité dans l’adoption d’une politique ou de lignes directrices en tant que moyen de structurer le pouvoir discrétionnaire est mise en lumière par D. P. Jones et A. S. de Villars dans leur ouvrage Principles of Administrative Law, où, à la page 137, il est question de politique « générale » et « inflexible » :
[traduction] [. . .] l’existence du pouvoir discrétion-naire implique l’absence d’une règle dictant le résultat dans chaque cas; le pouvoir discrétionnaire réside essentiellement dans le fait que son exercice varie selon les cas. Et chaque cas est un cas d’espèce. En conséquence, tout ce qui exige d’un délégué qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière peut illégalement restreindre la portée de son pouvoir. Un délégué qui entrave ainsi son pouvoir discrétionnaire excède sa compétence et peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
D’autre part, c’est une erreur de dire qu’un délégué ne saurait adopter un principe général. Tout administra-teur qui doit prendre un grand nombre de décisions discrétionnaires est pratiquement obligé d’adopter des règles empiriques grossières. Cette pratique est légalement acceptable pourvu que chaque cas soit examiné comme un cas d’espèce. [Non souligné dans l’original.]
[108]Les mêmes principes ont été appliqués dans Vidal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 63 (1re inst.) (QL), où le juge Strayer a reconnu que les directives n’étaient pas seulement permises, mais également fortement souhaitables dans certaines circonstances pour assurer une « certaine cohérence dans tout le pays » en ce qui concerne la façon dont le pouvoir discrétionnaire est exercé. Il a ajouté que, dans les circonstances cependant, un agent d’immigration n’avait pas le droit de rejeter l’affaire uniquement parce que celle‑ci n’était pas visée par les directives. Il a écrit à la page 11 de sa décision :
Suivant les principes posés par le juge en chef adjoint Jérome dans la décision Yhap, je ne puis que réitérer que les lignes directrices doivent être considérées comme établissant une « principe général » ou des « règles empiriques grossières », mais ne peuvent pas être valablement traitées comme une source de définition exhaustive des circonstances dans lesquelles on peut conclure à l’existence de raisons d’ordre humanitaire.
[109]Dans Ainsley Financial Corp. v. Ontario Securities Commission (1994), 21 O.R. (3d) 104, la Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’un tribunal administratif peut se servir de textes non réglementaires, comme des directives, pour remplir son mandat, mais qu’il y a des limites à l’utilisation de ce genre de textes. La Cour a dit plus précisément :
1) qu’un texte non réglementaire peut n’avoir aucun effet s’il est contraire à une disposition législative ou réglementaire;
2) qu’un texte non réglementaire ne peut empêcher l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un organisme de réglementation dans un cas donné;
3) qu’un texte non réglementaire ne peut imposer des exigences obligatoires et prévoir que leur non‑respect entraîne des sanctions; en d’autres termes, l’organisme de réglementation ne peut adopter des directives qui sont en réalité des règles.
[110]Dans Ha, la Cour d’appel fédérale a indiqué que l’arrêt Ainsley donnait des indications au sujet de la manière de déterminer si une politique est contraignante ou non. La Cour d’appel fédérale devait se pencher, dans Ha, sur une politique qui interdisait aux demandeurs d’assister avec leur procureur aux entrevues des agents des visas. La Cour a conclu que, comme la politique ne permettait pas de tenir compte des circonstances particulières, elle entravait le pouvoir discrétionnaire de l’agent. Elle a écrit au paragraphe 71 de ses motifs :
Bien que les décideurs administratifs puissent valablement adopter des lignes directrices pour les aider dans l’exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires, ils n’ont pas la liberté d’adopter des politiques obligatoires ne laissant aucune place à cet exercice. Dans chaque cas, l’agent des visas doit examiner les faits particuliers.
[111]Il ressort de la jurisprudence ci‑dessus que les directives peuvent constituer des outils importants et qu’elles sont permises et même souhaitables si elles ont pour but d’aider ou de guider les décideurs dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Toutefois, une directive [traduction] « peut constituer une entrave illicite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire si elle est érigée en règle générale, ce qui aboutit à la recherche de l’uniformité au détriment du bien‑fondé des cas particuliers » (professeur J. M. Evans, de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, 4e édition, 1980, à la page 312, cité par le juge en chef adjoint Jerome dans Yhap, à la page 738).
[112]Contrairement aux directives qui traitent de considérations de politique générale applicables aux décisions de fond, les Directives no 7 ont trait essentiellement à la procédure à suivre lors des audiences. Comme je l’ai indiqué précédemment dans les présents motifs, les directives, telles qu’elles sont formulées, ne contreviennent pas par elles‑mêmes aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. Elles peuvent néanmoins être illégales si l’on peut démontrer qu’elles entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Pour savoir si les Directives no 7 entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires, il faut déterminer si l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président franchit [traduction] « le Rubicon qui sépare les directives non obligatoires des déclarations obligatoires ayant le même effet qu’un texte réglementaire » : Ainsley, à la page 109.
[113]Le juge de première instance avait conclu, dans Ainsley Financial Corp. c. Ontario Securities Commission (1993), 14 O.R. (3d) 280 (Div. gén.), que l’énoncé de politique en cause était en fait un ensemble de règles contraignantes établies par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario à l’intention des spéculateurs intéressés par les « actions cotées en cents ». La Cour a considéré que l’énoncé de politique était obligatoire et de nature réglementaire en raison des trois facteurs suivants :
1) le libellé de la politique;
2) les conséquences pratiques du non‑respect de la politique;
3) la preuve relative aux attentes de la Commission et de son personnel au regard de l’application de la politique.
[114]À mon avis, ces facteurs constituent des paramètres utiles à l’intérieur desquels j’analyserai cette question. J’examinerai donc la preuve produite et les arguments avancés par les parties relativement à ces facteurs.
[115]Dans Ainsley, le juge de première instance avait conclu que la politique en cause dans cette affaire prévoyait que les pratiques commerciales envisagées [traduction] « n’ont pas à être adoptées » dans certains cas, ce qui impliquait qu’elles devaient être adoptées sauf dans les cas visés par les exceptions. La Cour avait statué que ce libellé traduisait une obligation et non une politique générale.
[116]La Cour d’appel de l’Ontario a donné ensuite, dans Ainsley, des précisions utiles pour déterminer si une directive est une règle obligatoire en raison de son libellé. Elle a indiqué à la page 110 de sa décision :
[traduction] Il n’y a pas toujours de ligne claire qui sépare une ligne directrice d’une prescription obligatoire ayant l’effet d’une disposition législative. Au centre de l’univers réglementaire, ces deux réalités se confondent. La terminologie du texte en cause ne permet pas non plus de trancher la question. L’utilisation du terme « ligne directrice » n’a rien de magique, et on ne peut non plus tirer une conclusion définitive de l’utilisation du terme « réglementer ». Bien qu’important, l’examen de la terminologie d’un texte n’est qu’une partie du processus visant à en déterminer la portée. En analysant la terminologie d’un texte, il faut toujours la replacer dans son contexte et non en isoler certains termes ou passages.
[117]D’entrée de jeu, je pense qu’il est utile de reconnaître que l’ordre dans lequel un demandeur doit être interrogé au cours de l’audition de sa demande d’asile peut être un facteur important, bien qu’il ne s’agisse pas d’un droit acquis. En prévoyant qu’un demandeur peut être interrogé d’abord par son procureur dans certaines circonstances exceptionnelles, les auteurs des Directives no 7 ont reconnu implicitement qu’il peut être nécessaire de changer l’ordre des interrogatoires dans ces circonstances exceptionnelles pour que les règles d’équité soient respectées. Les directives reconnaissent à tout le moins de manière inhérente que le fait que le demandeur soit interrogé d’abord par son procureur dans des « circonstances exceptionnelles » pourrait l’aider à mieux exposer sa cause. Le témoignage non contesté du Dr Payne va dans le même sens. Le Dr Payne résume son témoignage de la manière suivante :
[traduction]
34. Je suis d’avis que, en raison des troubles psychologiques résultant des mauvais traitements qu’ils ont subis dans le passé, il n’est pas réaliste d’attendre de nombreux demandeurs d’asile qu’il soient en mesure de relater fidèlement toutes leurs expériences si, à l’audience, ils sont interrogés d’abord par l’agent de protection des réfugiés ou le commissaire. Bon nombre de demandeurs minimiseront les expériences qu’ils ont vécues à cause de la détresse qu’ils ressentent en se les rappelant. De nombreux demandeurs auront également beaucoup de difficulté à faire confiance à l’agent de protection des réfugiés et au commissaire parce que ces personnes sont des représentants de l’État qui ne sont pas préoccupés uniquement par leur intérêt supérieur. S’ils sont interrogés en premier par des personnes qui, à leurs yeux, peuvent être hostiles à leur demande, les demandeurs pourraient dire des choses inexactes, incomplètes ou contradictoires à cause de leur anxiété et de leur confusion. En outre, ils pourraient ne pas se remettre avant la fin de l’audience de l’interrogatoire initial de l’agent de protection des réfugiés ou du commissaire.
35. Par conséquent, j’estime que le fait d’être interrogés d’abord par l’agent de protection des réfugiés ou par le commissaire empêchera un grand nombre de demandeurs de témoigner efficacement pour leur propre compte.
36. J’estime également, par contre, que si les demandeurs d’asile sont interrogés d’abord par leur procureur, une personne qui n’est pas un représentant de l’État, qu’ils connaissent déjà, à qui ils font confiance et dont le rôle est de défendre leurs intérêts, les témoignages des demandeurs d’asile qui ont été persécutés seront probablement plus efficaces.
[118]Les auteurs des Directives no 7 ont également reconnu implicitement l’importance de l’ordre des interrogatoires dans les autres paragraphes de ces directives. Par exemple, le paragraphe 21 prévoit que le ministre est le premier à interroger le demandeur dans tous les cas où il lui incombe de prouver que ce dernier est exclu. Outre l’argument qui pourrait être avancé relativement à la question de savoir s’il est équitable d’avoir un ordre des interrogatoires différent lorsque le fardeau de la preuve repose sur le demandeur, il est révélateur que les auteurs des Directives no 7 aient visiblement reconnu l’importance de l’ordre dans lequel les demandeurs d’asile sont interrogés dans certaines circonstances.
[119]Examinons maintenant le libellé des Directives no 7. Considéré dans son ensemble, ce libellé laisse peu de doute quant au fait que les directives ne recommandent pas un processus facultatif, mais établissent un processus obligatoire. Le libellé des Directives no 7— et pas seulement l’ordre normalisé des interrogatoires décrit au paragraphe 19— est impératif. Le paragraphe 19 prévoit que ce sera normalement l’APR qui commencera et, en l’absence d’un APR, le commissaire. Le défendeur fait valoir que le paragraphe 23 des directives permet au commissaire de changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles. L’intervenant répond que la mention de « circonstances exceptionnelles » au paragraphe 23 ne fait que renforcer la nature obligatoire de l’ordre normalisé des interrogatoires. Le paragraphe 23 prévoit que, dans de « telles circonstances », le commissaire peut changer l’ordre des interrogatoires. À mon avis, le paragraphe 23 fixe une norme rigoureuse quant à la nature des « circonstances exceptionnelles ». Il ressort des exemples qui y sont donnés qu’il faut que le demandeur d’asile soit « très » perturbé ou que l’enfant soit « très » jeune pour qu’une exception s’applique. Le paragraphe prévoit ensuite que c’est dans de « telles circonstances » qu’une exception « peut » s’appliquer. Les directives semblent ainsi limiter le pouvoir discrétionnaire du commissaire aux seules « circon-stances exceptionnelles » envisagées par le paragraphe 23. On pourrait prétendre que les exemples donnés au paragraphe 23 ne sont que cela—des « exemples ». À mon avis cependant, ces exemples limitent le type de circonstances pouvant justifier une exception. L’emploi de l’adverbe « très » laisse peu de doute quant au fait que ces circonstances sont limitées. Des circonstances qui ne sont pas incluses dans ces « circonstances exceptionnelles » pourraient, de l’avis d’un commissai-re, justifier que les interrogatoires se déroulent dans un ordre différent de l’ordre normalisé. Le libellé du paragraphe 23 peut laisser à un commissaire l’impression qu’il n’a d’autre choix que de suivre les directives dans de tels cas. À tout le moins selon moi, en prévoyant qu’il est possible de s’écarter de la norme uniquement dans des « circonstances exceptionnelles », le paragraphe 23 dissuade le commissaire de tenir compte d’autres facteurs avant de décider de l’ordre dans lequel les interrogatoires devraient se dérouler. Les Directives no 7 auraient effectivement pour effet, dans un tel cas, d’entraver le pouvoir discrétionnaire du commissaire.
[120]Le libellé des Directives no 7 aurait pu indiquer clairement que celles‑ci ne sont pas obligatoires et que les commissaires sont libres d’exercer leur pouvoir discrétionnaire et de décider de l’ordre des interroga-toires en tenant compte des faits particuliers de chaque affaire. Or, il est impossible d’attribuer ce sens aux directives, même en leur donnant une interprétation libérale et généreuse. Je suis également d’avis que, compte tenu de son libellé contraignant, les Directives no 7 ne peuvent être sauvegardées par leurs paragraphes introductifs, où il est également question de « circon-stances exceptionnelles » et de demandeurs d’asile « particulièrement vulnérables ».
[121]En outre, les personnes chargées de la bonne administration de la Commission s’attendent à ce que les directives soient suivies, à moins que les commissaires expliquent pourquoi il s’en écartent à l’intérieur des paramètres des exceptions qui y sont prévues. Le témoignage de Paul Aterman confirme que la Commission a bien adopté cette position. Il a déclaré lors de son contre‑interrogatoire :
[traduction] La position de la Section est la suivante : les commissaires doivent se conformer aux directives données par le président dans les circonstances appropriées ou expliquer pourquoi ils ne le font pas.
[122]Le dossier renferme des éléments de preuve étayant la prétention de l’intervenant selon laquelle le président semble avoir présumé, lorsqu’il a donné les Directives no 7, que les commissaires s’y conformeraient toujours. Le témoignage du professeur James Donald Galloway, un ancien commissaire, va dans le même sens. Le professeur Galloway affirme au paragraphe 38 de son affidavit :
[traduction]
38. En tant que commissaire, je n’aurais pas considéré que les instructions dont il est question ci‑dessus, qui émanaient de la direction de la Commission, me permettaient de déterminer s’il convenait de suivre les Directives no 7 dans un cas donné. Le président semble avoir adopté les paragraphes 19 et 23 de ces directives avec l’idée que les commissaires s’y conformeraient dans tous les cas, ou avec la présomption qu’il en serait ainsi. J’arrive à cette conclusion parce que l’on a dit aux commissaires que c’est « généralement » l’APR ou le commissaire qui commence l’interrogatoire. En outre, même si une disposition sur les circonstances exceptionnelles existe en théorie, il n’y a que très peu d’exceptions qui sont prévues. Ainsi, s’écarter de la procédure habituelle ne semble pas acceptable dans le cas d’un enfant, ni même d’un jeune enfant, mais uniquement dans le cas d’un très jeune enfant. De même, il ne convient pas de ne pas appliquer la procédure habituelle dans le cas d’un demandeur perturbé, mais uniquement dans le cas d’un demandeur très perturbé.
[123]Le professeur Galloway affirme également qu’il y a une différence importante entre le fait de donner des directives devant être appliquées dans les circonstances appropriées et le fait de dire que des directives doivent s’appliquer sauf dans les cas exceptionnels. Il déclare aux paragraphes 40 et 41 de son affidavit :
[traduction]
40. Dans le premier cas, il appartiendra au commissaire de décider si les directives devraient être appliquées. Il n’existe aucune présomption à cet égard. En fait, la question doit être décidée au cas par cas, en tenant compte de tous les facteurs pertinents. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe sont un bon exemple de directives de ce genre. Il ne fait aucun doute que ces directives n’entravent pas le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Elles mettent simplement en place un cadre d’analyse pour aider les commissaires à conceptualiser les demandes fondées sur le sexe.
41. Les Directives no 7, par contre, sont présumées s’appliquer, sauf si l’on démontre que le cas est extrêmement exceptionnel. L’obligation de suivre une procédure normalisée va à l’encontre de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Elle dissuade le décideur de tenir compte de tous les facteurs pertinents et de décider de quelle manière il convient de procéder en l’obligeant à expliquer pourquoi il s’écarte de la norme. Il est évidemment important de se rappeler que ces directives ne sont pas un texte de loi, ni même un règlement. Étant donné qu’elles n’ont pas le même statut qu’une loi ou qu’un règlement, la façon dont elles sont appliquées constitue, à mon avis, une entrave inappropriée au pouvoir discrétionnaire des commissaires.
[124]L’intervenant soutient en outre que les commissaires sont remarquablement loyaux à l’égard de la Section et respectueux envers le président et ses politiques, de sorte qu’ils se soumettraient au libellé fortement contraignant des directives. Il soutient de plus que, comme la grande majorité des commissaires ne sont pas des avocats, ils n’ont pas la confiance nécessaire pour décider de la procédure appropriée et s’en remettent souvent aux directives à cet égard. Le professeur Galloway confirme essentiellement ces faits aux paragraphes 42 et 43 de son affidavit et appuie l’argument de l’intervenant.
[125]Selon l’affidavit de Raoul Boulakia, certains commissaires se sentent obligés de se conformer aux directives. Le commissaire qui a présidé l’audience dans l’affaire Baskaran a répondu ce qui suit à une objection visant l’ordre normalisé des interrogatoires (affidavit de M. Boulakia, pièce B) :
[traduction] On nous a dit que nous devons vous interroger d’abord, après quoi votre procureur vous posera des questions. C’est la procédure que nous devons suivre […]
[126]En réponse, le défendeur rappelle des affaires où les commissaires n’ont pas appliqué les directives parce qu’ils ne les approuvaient pas. Selon lui, cela démontre que les Directives no 7 ne sont pas contraignantes. L’un de ces commissaires est Steve Ellis. Dans une affaire faisant partie du dossier déposé à la Cour, ce dernier critique vivement les Directives no 7, en particulier parce qu’elles entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Le commissaire Ellis a écrit que les commissaires [traduction] « sont fortement encouragés » à se conformer à la décision rendue par la Section dans Re R.K.N., où il a été décidé que les directives ne contrevenaient pas à la justice naturelle. Comme il a été indiqué précédemment, la Section a cité, dans ses motifs concernant la présente affaire, des extraits de la décision qu’elle a rendue dans R.K.N.
[127]L’intervenant soutient en outre que la preuve démontre que des pressions sont exercées par la direction de la Commission sur les commissaires pour qu’ils suivent l’ordre normalisé des interrogatoires et qu’ils sont menacés de sanctions s’ils ne se conforment pas aux Directives no 7. Il attire plus particulièrement l’attention de la Cour sur les éléments de preuve suivants qui démontrent que la Commission surveille l’observation des directives :
1) les « fiches de renseignements sur l’audience » de la Section, sur lesquelles les membres doivent indiquer s’ils ont suivi l’ordre inversé des interrogatoires et, le cas échéant, pourquoi ils ne l’ont pas fait;
2) une série de courriels qui indiquent que le vice‑président de la Commission a demandé des copies des décisions dans lesquelles le commissaire a permis au conseil d’interroger le demandeur en premier, que ces affaires étaient signalées et que le commissaire concerné devait expliquer si des circonstances exceptionnelles avaient été invoquées ou s’il avait des raisons de ne pas suivre l’ordre inversé des interrogatoires : affidavit de M. Boulakia, pièce A;
3) les formulaires d’évaluation du rendement utilisés par la Section, qui indiquent que l’un des critères pris en compte aux fins du renouvellement d’une nomination consiste à savoir si le commissaire a appliqué les directives dans les [traduction] « circonstances appropriées ».
[128]Finalement, l’intervenant rappelle que Paul Aterman a admis, lors de son contre‑interrogatoire, que le vice‑président de la Commission demande aux gestionnaires de vérifier que chaque membre applique les Directives no 7 et que les commissaires qui ne se conforment pas à ces directives doivent expliquer pourquoi.
[129]Dans son affidavit, le professeur Galloway confirme que les pressions exercées par la direction de la Commission entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Il est indiqué ce qui suit à la page 43 de son contre‑interrogatoire :
[traduction]
La difficulté que j’aurais en tant que commissaire et que j’essaie d’exprimer, c’est qu’en suivant les directives je serais moins en mesure de vraiment bien faire mon travail. Je craindrais de me trouver devant un dilemme, l’organisation exigeant que je fasse quelque chose qui, à ses yeux, constitue la meilleure pratique et mon expérience personnelle me convainquant du contraire. Cette confrontation avec la Commission me placerait—moi et les autres commissaires partageant mon opinion—dans une situation inconfortable, regrettable et malheureuse.
En ce sens, je pense que nous entravons—en ce sens qu’il y a des pressions—que l’organisation exerce des pressions pour que les commissaires se conforment à une pratique qui, selon eux, n’est pas la meilleure.
[130]La preuve produite par l’intervenant me permet de tirer les conclusions suivantes : 1) la Commission surveille l’application de ses directives; 2) en ce qui concerne les Directives no 7, on s’attend clairement à ce qu’elles soient suivies; 3) dans l’esprit des commissai-res, la surveillance aurait pour but de renforcer cette attente; 4) le respect des directives est un facteur qui est pris en considération lors de l’évaluation des commissaires. À mon avis, ces conclusions, lorsque combinées, constituent des pressions exercées par la direction sur les commissaires pour qu’ils se conforment à la pratique.
[131]J’estime toutefois que la Cour ne dispose d’aucune preuve permettant de croire que le président de la Commission a déjà sanctionné un commissaire pour ne pas avoir suivi les Directives no 7 ou qu’il a ou a eu l’intention de le faire. J’estime également que l’allégation selon laquelle la Commission a menacé de prendre des mesures en cas de non‑respect des directives n’est pas fondée. En outre, je souligne que le président n’a pas le pouvoir de sanctionner les commissaires. Ces derniers sont nommés, renommés ou révoqués par le gouverneur en conseil et non par le président de la Commission : paragraphe 153(1) [mod. par L.C. 2003, ch. 22, art. 173] de la LIPR. Le président peut seulement demander au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de décider si des mesures correctives ou disciplinaires s’imposent à l’égard d’un commissaire dans les quelques cas prévus à l’article 176 de la LIPR. Cette disposition prévoit ce qui suit :
176. (1) Le président peut demander au ministre de décider si des mesures correctives ou disciplinaires s’imposent à l’égard d’un commissaire non rattaché à la Section de l’immigration.
(2) La demande est fondée sur le fait que le commissaire n’est plus en état de s’acquitter efficacement de ses fonctions pour cause d’invalidité, s’est rendu coupable de manquement à l’honneur ou à la dignité, a manqué aux devoirs de sa charge ou s’est placé en situation d’incompatibilité, par sa propre faute ou pour toute autre cause.
[132]Je reconnais que le président peut exercer certains pouvoirs à l’égard des commissaires. Ainsi, il peut les muter à une autre section de la Commission, leur assigner des fonctions administratives ou répartir le travail entre eux. L’intervenant ne prétend pas cependant que le président exerce ces pouvoirs pour sanctionner les commissaires qui ne se conforment pas aux Directives no 7. La Cour ne dispose pas d’ailleurs d’une preuve indiquant que le président a sanctionné des commissaires, ce qui ferait craindre un abus de pouvoir.
[133]Le témoignage de M. Aterman révèle que la Commission n’a pris aucune mesure officielle ou obligatoire concernant le respect des dispositions relatives à l’ordre des interrogatoires. M. Aterman affirme que la Commission a modifié sa fiche de renseignements sur l’audience afin d’obtenir des renseignements sur cette question, mais ces renseignements sont fournis seulement de façon volontaire. Selon lui, le taux de réponse est faible et variable. Comme il a été mentionné précédemment cependant, M. Aterman a déclaré dans son contre‑ interrogatoire que le vice‑président de la Section exigeait des gestionnaires qu’ils surveillent le respect des directives par les commissaires et a reconnu que les commissaires qui ne s’y conformaient pas devaient expliquer pourquoi.
[134]La Commission peut avoir de bonnes raisons de surveiller l’application de directives. Elle peut vouloir évaluer l’efficacité du changement et savoir s’il est nécessaire d’apporter des correctifs, comment le changement est reçu et quels sont les besoins du personnel en matière de formation et de perfection-nement professionnel. Personne ne s’insurgerait contre le fait que le président mène un tel exercice à l’égard des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La preuve indiquerait qu’une surveillance similaire a été effectuée au moment de la mise en application de ces directives. On ne peut pas, à mon avis, dire que la surveillance effectuée par la Commission est inappropriée ou qu’elle est en soi une indication claire de l’entrave au pouvoir discrétionnaire des commissaires. Il s’agit d’un facteur qu’il faut soupeser en tenant compte des circonstances particulières de chaque affaire.
[135]En l’espèce, je suis convaincu que la Cour dispose d’une preuve abondante démontrant que la Commission a fait savoir à ses membres qu’elle s’attendait à ce qu’ils se conforment aux directives, sauf dans des cas exceptionnels. Le problème ne concerne pas réellement l’expression de cette attente par la Commission, mais plutôt le fait qu’elle s’ajoute à d’autres facteurs : l’attente concernant l’observation des directives et la surveillance de cette observation, la preuve du respect des Directives no 7 et, en particulier, le libellé contraignant de celles‑ci. À mon avis, tous ces facteurs entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Comme M. Aterman l’a reconnu lors de son contre‑interrogatoire : [traduction] « [c]et équilibre respecte l’indépendance des commissaires en matière de décision, d’une part, et les intérêts du public et de l’organisation en matière d’uniformité d’autre part ». Dans les circonstances de l’espèce, l’uniformité l’emporte sur l’indépendance des commissaires en matière de décision, essentiellement en raison du libellé contraignant des Directives no 7. Ce libellé, la descrip-tion restrictive des circonstances exceptionnelles contenue dans les directives et l’attente exprimée de manière pas très subtile par la Commission en matière de conformité ont pour effet de limiter le pouvoir discrétionnaire des commissaires. Le fait qu’il y a des cas où un commissaire a choisi de ne pas suivre les directives ne corrige pas le problème. Comme il a été mentionné précédemment, la caractéristique fondamen-tale du pouvoir discrétionnaire, c’est qu’il peut être exercé différemment dans différents cas, en fonction des particularités de chacun. Des directives ne devraient pas avoir pour effet d’amener un commissaire qui entend une affaire à se demander s’il peut adopter une procédure particulière ou un ordre particulier d’interrogatoires lorsqu’il a raison de croire que l’ordre normalisé prescrit par les directives n’est pas la meilleure façon ou la façon la plus équitable de procéder dans les circonstances. La Cour dispose d’une preuve non contredite qui démontre qu’au moins certains commissaires se sont trouvés dans cette situation. Les Directives no 7 ont pour effet, à mon avis, de dicter une certaine procédure, sous réserve de quelques exceptions, concernant un aspect procédural susceptible d’avoir une incidence sur l’équité de l’audience. En d’autres termes, les Directives no 7 exigent principalement des commis-saires qu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière. Par conséquent, j’estime qu’elles entravent leur pouvoir discrétionnaire.
iii) Les Directives no 7 déforment‑elles illégalement le rôle de décideur de la Section?
[136]L’intervenant affirme que l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président empiète sur le mandat confié par la loi aux commissaires lors des audiences relatives au statut de réfugié. Il soutient qu’en changeant l’ordre des interrogatoires, le président de la Section modifie le rôle des commissaires. Tout comme la création de tribunaux comptant seulement un membre, cette mesure alourdit les responsabilités des commissaires. L’intervenant fait valoir que les tribunaux ont statué que cette charge supplémentaire est incompatible avec la principale fonction d’un décideur. Il cite à cet égard Rajaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 1271 (QL), où la Cour d’appel fédérale s’est demandée s’il était opportun pour une commissaire d’intervenir en questionnant la demanderesse : « La Cour craignait que la commissaire ait, par ses questions, quitté son rôle judiciaire pour prendre celui d’un avocat. »
[137]Le défendeur soutient que la prétention de l’intervenant selon laquelle les commissaires s’écarteront de leur rôle de décideur et entreront dans l’arène s’ils doivent interroger le demandeur avant le procureur repose sur une opinion et des hypothèses, et non sur des éléments de preuve, et ne traduit pas de toute façon un manquement à l’obligation d’équité de la Section. Le défendeur fait valoir que la Cour d’appel fédérale a statué dans Rajaratnam que la Section doit agir de manière équitable et impartiale, c’est‑à‑dire de manière judicieuse. Elle n’a pas dit que les commissaires doivent se comporter comme des juges. À mon avis, la prétention de l’intervenant a peu de valeur. Je suis d’accord avec le défendeur que la preuve est insuffisante pour conclure qu’il y a eu manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale comme le prétend l’intervenant.
[138]La Section est un tribunal administratif à qui la loi confie le mandat d’un tribunal d’enquête. Il n’est pas inacceptable qu’un commissaire procède à un interrogatoire poussé d’un demandeur dans le but d’évaluer le bien‑fondé de sa demande. Il y a cependant certains paramètres à respecter. Lorsqu’il excède ces paramètres, la Cour peut intervenir en exerçant son pouvoir en matière de contrôle judiciaire dans les cas appropriés, ce qu’elle a d’ailleurs fait à l’occasion. À mon avis, l’ordre normalisé des interrogatoires établi par le président n’empiète pas sur le rôle incombant aux commissaires lors des audiences relatives au statut de réfugié et n’a aucune incidence défavorable sur celui‑ci.
9. La Section a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?
[139]Avant d’étudier les arguments des parties sur le bien‑fondé de l’affaire, il est nécessaire d’évaluer l’incidence des conclusions que j’ai tirées précédemment relativement à la justice naturelle et à l’équité procédurale sur l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. J’estime que les Directives no 7 n’ont pas privé le demandeur d’une possibilité raisonnable d’exposer sa cause de manière équitable et complète. J’estime, par contre, qu’elles entravent le pouvoir discrétionnaire des commissaires.
[140]L’équité procédurale dans le processus de détermination du statut de réfugié exige à tout le moins que le demandeur ait droit à une audition impartiale : voir Singh. Ce droit exige à son tour qu’un commissaire statue sur le bien‑fondé d’une affaire de manière indépendante, sans aucune influence indue. Or, entraver le pouvoir discrétionnaire d’un commissaire de décider de la meilleure procédure à suivre compte tenu des circonstances de chaque cas constitue une influence indue et viole les principes d’équité procédurale.
[141]La Cour suprême du Canada a statué que la décision rendue par un organisme administratif est invalide si l’on démontre qu’il y a eu manquement aux principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. Dans Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, le juge Le Dain a écrit à la page 661 :
[…] la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n’appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat de l’audition. [Non souligné dans l’original.]
La même approche a été adoptée par le juge en chef Lamer, de la Cour suprême du Canada, dans Université du Québec à Trois‑Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471. Le juge en chef a écrit à la page 493 :
En second lieu, et de façon plus fondamentale, les règles de justice naturelle consacrent certaines garanties au chapitre de la procédure, et c’est la négation de ces garanties procédurales qui justifie l’intervention des tribunaux supérieurs. L’application de ces règles ne doit par conséquent pas dépendre de spéculations sur ce qu’aurait été la décision au fond n’eût été la négation des droits des intéressés.
[142]La Cour d’appel fédérale a appliqué les mêmes principes dans Gale c. Canada (Conseil du Trésor), 2004 CAF 13, où, citant Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 228 et 229, elle a reconnu au paragraphe 13 qu’« une cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de ne pas accorder un redressement par suite d’un manquement à l’équité procédurale lorsque le résultat est inéluctable ». Comme dans Gale, le résultat n’est pas inéluctable en l’espèce.
[143]En entravant le pouvoir discrétionnaire des commissaires, les Directives no 7 portent atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale en l’espèce. Suivant le principe de droit établi par la Cour suprême du Canada dans Cardinal et Université du Québec, j’arrive à la conclusion que la décision de la Section est illégale. En conséquence, il n’est pas nécessaire d’examiner les questions soulevées par le demandeur quant au bien‑fondé de la décision de la Section de rejeter sa demande.
10. Conclusion
[144]Pour les motifs qui précèdent, j’annulerai la décision de la Section et je lui renverrai la demande du demandeur afin qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.
11. Certification d’une question
[145]Les avocats sont priés de signifier et de déposer leurs observations, le cas échéant, au sujet de la certification d’une question de portée générale au plus tard le 12 janvier 2006. Chaque partie aura ensuite jusqu’au mardi 17 janvier 2006 pour signifier et déposer une réponse aux observations de la partie adverse. Après examen de ces observations et réponses, une ordonnance accueillant la demande de contrôle judiciaire et disposant de la question de l’existence d’une question grave de portée générale, tel que prévu à l’alinéa 74d) de la LIPR, sera rendue.