A-536-04
2005 CAF 208
AstraZeneca Canada Inc. (appelante)
c.
Le ministre de la Santé, le procureur général du Canada et Apotex Inc. (intimés)
A-535-04
AstraZeneca Canada Inc. (appelante)
c.
Le ministre de la Santé, le procureur général du Canada (intimés)
et
Apotex Inc. (intervenante)
Répertorié : AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juge Noël, J.C.A.--Toronto, 27 mai; Ottawa, 2 juin 2005.
Brevets -- Demande de sursis d'exécution d'un jugement de la Cour d'appel fédérale infirmant des décisions de la Cour fédérale et annulant un avis de conformité (AC) concernant la version générique de gélules d'oméprazole de 20 mg d'Apotex, vendues sous la marque nominative « Apo-Oméprazole » -- Après la délivrance de l'AC, Apotex a commercialisé et vendu la version moins coûteuse du médicament -- Le jour suivant le prononcé du jugement de la Cour d'appel fédérale, la Cour suprême du Canada a rendu une décision concernant l'interprétation que doit recevoir le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) -- Dans l'arrêt Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), la Cour suprême du Canada n'a pas retenu la méthode d'interprétation axée sur la protection par brevet étant donné que dans les circonstances de cette affaire, aucune contrefaçon ne pouvait être soupçonnée ou inférée -- Toutefois lorsqu'on a recours à un médicament breveté pour accélérer la délivrance d'un avis de conformité, le Règlement doit être interprété de manière à réaliser son objectif déclaré -- L'art. 55.2(4) de la Loi sur les brevets confère le pouvoir de prendre des règlements dans le but d'empêcher la contrefaçon d'un brevet -- Une partie du régime législatif vise à permettre aux fabricants de médicaments génériques d'entrer sur le marché dès que le brevet pertinent est arrivé à expiration -- L'application du Règlement lorsqu'aucune contrefaçon n'est inférée ou soupçonnée excéderait le pouvoir de réglementation conféré par la Loi -- Faciliter l'entrée de médicaments génériques sur le marché et donner accès à des médicaments moins coûteux sont des objectifs législatifs qui peuvent éclipser la protection assurée par un brevet tant que le Règlement n'entre pas en jeu -- Dès que le Règlement s'applique, la protection conférée par brevet doit être l'élément prépondérant.
Pratique -- Jugements et ordonnances -- Sursis d'exécution -- Demande de sursis d'exécution d'un jugement de la Cour d'appel fédérale infirmant des décisions de la Cour fédérale et annulant un avis de conformité (AC) concernant la version générique de gélules d'oméprazole de 20 mg d'Apotex, vendues sous la marque nominative « Apo-Oméprazole » -- Apotex s'est engagée à déposer sans délai des demandes d'autorisation d'appel devant la Cour suprême du Canada et elle a demandé le maintien de la situation avant jugement jusqu'à ce que ses demandes d'autorisation et les pourvois éventuels soient tranchés -- Apotex devait démontrer que les demandes d'autorisation d'appel proposées soulevaient une question sérieuse, qu'elle subirait un préjudice irréparable si les suspensions n'étaient pas accordées et que la prépondérance des inconvénients militait en faveur de l'octroi des suspensions -- Les questions du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients ont été tranchées en tenant compte de l'objet du Règlement -- Le statu quo a été maintenu bien qu'il y avait un intérêt public à donner effet au jugement de la Cour d'appel fédérale en attendant l'issue du pourvoi.
Il s'agissait d'une demande de sursis d'exécution d'un jugement de la Cour d'appel fédérale infirmant deux décisions antérieures de la Cour fédérale et annulant l'avis de conformité (AC) délivré par le ministre de la Santé à Apotex Inc. concernant la version générique de gélules d'oméprazole de 20 mg d'Apotex, vendues sous la marque nominative « Apo-Oméprazole ». Depuis la délivrance de l'AC, Apotex a consacré beaucoup de temps et d'énergie afin que son médicament et les gélules « Losec » en doses de 20 mg d'AstraZeneca soient reconnus comme interchangeables et elle a accepté et traité de nombreuses commandes pour sa version, beaucoup moins coûteuse, du produit d'AstraZeneca. Le jour suivant le prononcé du jugement de la Cour d'appel fédérale, la Cour suprême du Canada a rendu une décision dans l'affaire Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général) concernant l'interprétation que doit recevoir le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Par suite de cet arrêt, s'étant engagée à déposer sans délai des demandes d'autorisation d'appel devant la Cour suprême du Canada, Apotex a sollicité le sursis de l'exécution du jugement de la Cour d'appel fédérale et demandé le maintien de la situation avant jugement jusqu'à ce que les demandes d'autorisation d'appel devant la Cour suprême du Canada et les pourvois éventuels soient tranchés. Il s'agissait de déterminer si Apotex avait démontré que les demandes d'autorisation proposées et les pourvois éventuels soulevaient une question sérieuse, qu'elle subirait un préjudice irréparable si les suspensions n'étaient pas accordées et que l'application du principe de la prépondérance des inconvénients militait en faveur de l'octroi des suspensions.
Jugement: la demande doit être accueillie.
Vu les demandes d'autorisation et les pourvois envisagés, l'existence d'une question sérieuse a été établie. Pour ce qui est des demandes d'autorisation, il était possible de soutenir que, malgré son arrêt récent, la Cour suprême pourrait conclure que, compte tenu de la confusion que suscite encore l'interprétation du Règlement, l'affaire soulève une question d'importance publique. Quant aux pourvois en tant que tels, les motifs dissidents témoignaient à eux seuls de l'existence d'une question sérieuse. Pour ce qui est du préjudice irréparable qu'elle subirait, Apotex a soutenu ne pouvoir réclamer en justice les pertes qu'elle accuserait au titre des ventes et des parts de marché perdus. Cet argument n'a pas été retenu étant donné qu'AstraZeneca s'était formellement engagée à respecter toute ordonnance que la Cour pourrait rendre relativement à des dommages-intérêts. L'argument selon lequel le public canadien subirait un préjudice irréparable s'est révélé plus convaincant. Si l'objet du Règlement est de faciliter l'entrée sur le marché des médicaments génériques et de favoriser l'accès à des médicaments moins coûteux, le fait de limiter le marché au produit d'AstraZeneca causerait un préjudice irréparable et l'application du principe de la prépondérance des inconvénients favoriserait l'accès continu des Canadiens au médicament moins coûteux d'Apotex. Toutefois, si l'objet du Règlement est la prévention de la contrefaçon, il y a un intérêt public à veiller à ce que cet objectif soit rempli jusqu'à l'issue d'un appel, même si cela entraîne une hausse du coût des médicaments.
Dans le contexte du Règlement, ces intérêts opposés ont été examinés dans l'arrêt Bristol-Myers Squibb. Dans cette affaire, le produit en litige était un médicament novateur, ce qui signifie que l'AC connexe avait été obtenu sans recours au médicament breveté de Bristol-Myers Squibb. Par conséquent, il n'y avait aucun motif de soupçonner ou d'inférer qu'une « copie de médicament » était en cours de fabrication, ni d'appliquer le Règlement. La Cour suprême n'a pas retenu la méthode d'interprétation axée sur la protection par brevet, parce que compte tenu des faits de cette affaire, il était clair qu'aucune contrefaçon ne pouvait être soupçonnée ou inférée. Toutefois, lorsqu'un fabricant de médicaments génériques fait une comparaison avec un médicament breveté ou a recours à un médicament breveté pour faciliter ou accélérer la délivrance d'un avis de conformité, le Règlement doit être interprété de manière à réaliser son objectif déclaré. Le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets confère le pouvoir de prendre des règlements dans le but déclaré d'« empêcher la contrefaçon d'un brevet ». Depuis l'insertion par le législateur de l'exception relative aux travaux préalables (paragraphe 55.2(1)), une partie du régime législatif (paragraphe 55.2(4)) vise à permettre aux fabricants de médicaments génériques d'entrer sur le marché dès que le brevet pertinent est arrivé à expiration. Permettre à un fabricant de médicaments génériques d'entreprendre les démarches nécessaires pour entrer sur le marché dès que les brevets pertinents arrivent à expiration est, tout en étant utile aux sociétés de fabrication de médicaments génériques, compatible avec la protection que confère un brevet en vertu du régime législatif applicable et n'autorise pas de prendre des règlements à une fin qui aurait préséance sur cette protection. Mais l'application du Règlement lorsqu'aucune contrefaçon n'est inférée ou soupçonnée excéderait le pouvoir de réglementation conféré par la Loi. Faciliter l'entrée de médicaments génériques sur le marché et donner accès à des médicaments moins coûteux sont des objectifs législatifs qui peuvent éclipser la protection conférée par brevet tant que le Règlement n'entre pas en jeu. Toutefois, dès que le Règlement s'applique, la protection conférée par brevet doit être l'élément prépondérant. Bien qu'il y ait un intérêt public à donner effet aux jugements de la Cour jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur le pourvoi, décider de maintenir le statu quo jusqu'à ce que la Cour suprême ait statué sur les demandes d'autorisation constituait pour la Cour la meilleure façon d'exercer son pouvoir discrétionnaire.
lois et règlements cités
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 55.2(1) (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4), (4) (édicté, idem; 2001, ch. 10, art. 2).
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870. |
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. |
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533; 2005 CSC 26; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199.
doctrine citée
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.
DEMANDE de sursis d'exécution d'un jugement de la Cour d'appel fédérale (AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2005] 1 R.C.F. 297; 2005 CAF 189) infirmant deux jugements antérieurs de la Cour fédérale (AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1277; AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2005] 2 R.C.F. 123; 2004 CF 1278) et annulant l'avis de conformité délivré à Apotex Inc. pour sa version générique de gélules d'oméprazole de 20 mg vendues sous la marque nominative « Apo-Oméprazole ». Demande accueillie.
ont comparu :
Harry B. Radomski et Andrew R. Brodkin pour l'intervenante dans A-535-04 et l'intimée dans A-536-04 Apotex Inc.
Gunars A. Gaikis et Nancy P. Pei pour l'appelante AstraZeneca Canada Inc.
Frederick B. Woyiwada pour les intimés, le ministre de la Santé et le procureur général du Canada.
avocats inscrits au dossier :
Goodmans LLP, Toronto, pour l'intervenante dans A-535-04 et l'intimée dans A-536-04 Apotex Inc.
Smart & Biggar, Toronto, pour l'appelante AstraZeneca Canada Inc.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés, le ministre de la Santé et le procureur général du Canada.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et de l'ordonnance rendus par
[1]Le juge Noël, J.C.A. : Le 18 mai 2005, la Cour a rendu un jugement [[2005]1 R.C.F. 297] (dans lequel la juge Sharlow était dissidente) infirmant deux décisions antérieures de la Cour fédérale [2004 CF 1277 et [2005] 2 R.C.F. 123] et annulant l'avis de conformité délivré par le ministre de la Santé (le ministre) à Apotex Inc. (Apotex) pour sa version générique de gélules d'oméprazole de 20 mg, vendues sous la marque nominative « Apo-Oméprazole ».
[2]Le lendemain, la Cour suprême a rendu public son arrêt dans l'affaire Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, où elle a exposé la manière appropriée d'interpréter le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement). Apotex soutient que les décisions majoritaires de la Cour ne cadrent pas avec cette méthode d'interprétation et demande que leur exécution soit suspendue jusqu'à ce qu'une décision ait été rendue sur les demandes d'autorisation d'appel devant la Cour suprême qu'elle s'engage à déposer sans délai et, si elles sont accueillies, jusqu'à l'issue des appels.
[3]Le ministre de la Santé, représenté par le procureur général du Canada, appuie les demandes, et l'intimée AstraZeneca Canada Inc. (AstraZeneca) s'y oppose.
[4]Pour obtenir la suspension demandée, Apotex doit démontrer que les demandes d'autorisation et les appels qu'elle propose soulèvent une question sérieuse, qu'elle subira un préjudice irréparable si les suspensions ne sont pas accordées et que la prépondérance des inconvénients fait pencher la balance en faveur de l'octroi de la suspension.
Question sérieuse
[5]En ce qui concerne le premier élément à prouver, il n'est habituellement pas utile de s'étendre sur le caractère sérieux de la question. Une fois qu'une cause défendable a été établie, la Cour devrait procéder à l'appréciation des autres éléments à considérer (RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199).
[6]Pour ce qui est des demandes d'autorisation, on peut soutenir, selon moi, que la Cour suprême pourrait conclure, malgré son arrêt récent, que la méthode d'interprétation du Règlement suscite encore de la confusion, de sorte qu'elle soulève une question d'importance publique.
[7]Quant aux appels eux-mêmes, les motifs dissidents de la juge Sharlow, lorsqu'on les examine de concert avec ceux du juge Kelen qui a statué sur les demandes initiales, suffisent pour établir l'existence d'une question sérieuse.
Préjudice irréparable et prépondérance des inconvé-nients
[8]Il s'agit donc de savoir si, en ce qui concerne chacune des demandes, l'existence d'un préjudice irréparable a été établie et si la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi d'une suspension. À l'appui de son allégation de préjudice irréparable, Apotex soutient que depuis la délivrance de l'avis de conformité le 27 janvier 2004, elle a consacré énormément de temps et d'énergie à l'obtention pour son médicament de la désignation interchangeable avec les gélules « Losec » en doses de 20 mg d'AstraZeneca, que des ordonnances ont été demandées et accordées, que de nombreux malades ont acheté son médicament, et que ce dernier coûte nettement moins cher que le produit d'AstraZeneca.
[9]Apotex ajoute que, sans une suspension, elle risque de perdre ses inscriptions sur les formulaires de plusieurs provinces, de nombreuses ventes ainsi que des parts de marché et que, même si elle obtient gain de cause en appel, nul ne sera tenu responsable envers elle de ces dommages. Apotex reconnaît que ce préjudice est de nature pécuniaire, mais comme il sera impossible de recouvrer les sommes perdues, la perte sera irrémédiable.
[10]Par contre, Apotex affirme que si une suspension est accordée, AstraZeneca devra simplement affronter la concurrence pendant une période additionnelle et qu'elle pourra réclamer relativement à cette période des dommages-intérêts dans l'action en contrefaçon qu'elle a déjà déposée en Cour fédérale (T-1409-04).
[11]Apotex fait en outre valoir que s'il n'y a pas suspension, la population canadienne sera privée de sa version moins coûteuse de l'oméprazole, ce qui exercera des pressions additionnelles sur le système de santé canadien. Elle prétend qu'un préjudice irréparable sera ainsi causé à la population canadienne et que la prépondérance des inconvénients favorise donc l'octroi d'une suspension.
[12]À cet égard, le procureur général soutient que le statu quo découle principalement du fait qu'Apotex a reçu son avis de conformité en janvier 2004 et que, depuis ce temps, il a été possible de commercialiser légalement l'Apo-Oméprazole au Canada. Des hôpitaux, des pharmacies et d'autres distributeurs du médicament en auraient acheté, détenu et distribué, et des malades auraient reçu des ordonnances à remplir (et à renouveler) pour ce médicament; dans bien des cas, ces activités auraient été financées par les gouvernements provinciaux.
[13]Le procureur général ajoute que, lorsque l'avis de conformité a été annulé, la vente du médicament est subitement devenue illicite, malgré l'effet de cette mesure sur les membres du public autres que les parties au litige. La situation sera ramenée au statu quo antérieur au jugement si ce dernier est infirmé en appel. Toutefois, si la suspension n'est pas accordée, il y aura une rupture temporaire du statu quo. Au nombre des problèmes que cela créerait dans la prestation des soins de santé au Canada, notons des difficultés importantes pour les formulaires provinciaux, pour les profession-nels de la santé et pour les malades, notamment, des problèmes en matière de prévision, de budgétisation et de thérapies non conventionnelles.
[14]C'est donc dire que toute rupture temporaire du statu quo ne peut qu'entraîner des perturbations, de la confusion et des coûts additionnels dans le système des soins de santé et pour ses participants. Selon le procureur général, l'intérêt public sera mieux servi si le statu quo n'est pas rompu.
[15]AstraZeneca fait valoir pour sa part qu'autoriser Apotex à continuer de vendre l'Apo-Oméprazole malgré l'annulation de l'avis de conformité entraînera une importante diminution des ventes de son médicament « Losec ». Cette perte aura plus d'impact sur AstraZeneca que celle que subira Apotex si le jugement est appliqué. « Losec » est la marque la plus importante d'AstraZeneca et les ventes de ce produit représentent un plus grand pourcentage des ventes totales d'AstraZeneca que le pourcentage que représentent les ventes de l'Apo-Oméprazole par rapport aux ventes totales d'Apotex.
[16]De toute façon, AstraZeneca est disposée à indemniser Apotex pour les dommages pouvant résulter de l'application du jugement de la Cour d'ici au règlement ultime de l'appel.
[17]Enfin, AstraZeneca soutient que les économies que la présence de l'Apo-Oméprazole sur le marché permettrait au public de réaliser ne sont pas un élément pertinent en vertu du Règlement. D'après AstraZeneca, on peut affirmer la même chose pour tous les produits génériques, ce qui voudrait dire qu'il faudrait suspendre toute ordonnance qui prévoit le retrait d'un médicament générique du marché, ou l'empêche d'y entrer, jusqu'à l'issue de l'appel.
Décision
[18]Le préjudice dont Apotex elle-même fait état est irréparable en ce sens qu'Apotex ne peut se tourner vers personne pour obtenir une indemnisation. Toutefois, il n'est aucunement nécessaire de répondre à la question de savoir si, pour ce seul motif, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur d'Apotex, vu l'engagement qu'a pris AstraZeneca :
[traduction] AstraZeneca Canada Inc. (AstraZeneca) s'engage à se conformer à toute ordonnance que la Cour pourra rendre relativement à des dommages-intérêts si Apotex obtient l'autorisation d'interjeter appel de l'ordonnance de la Cour d'appel datée du 18 mai 2005 dans les dossiers A-536-04 et A-535-04 (l'ordonnance), si cet appel est accueilli et s'il s'avère finalement que l'octroi de l'ordonnance a causé à Apotex Inc. (Apotex) un préjudice nécessitant indemnisation de la part d'AstraZeneca et ce, entre la date où la Cour rejette la requête en suspension et celle où la CSC fait droit à l'appel d'Apotex.
[19]À mon avis, cet engagement réfute complètement l'argument d'Apotex voulant qu'elle n'aie pas de réclamation fondée en droit à l'égard de ses pertes.
[20]Le préjudice irréparable invoqué au nom du public canadien est plus convaincant. Bien que je ne souscrive pas à l'idée que le fait de limiter le marché au produit d'AstraZeneca jusqu'à l'issue de l'appel serait source de « confusion » pour les malades et les médecins ou « perturberait » le système, je suis convaincu qu'il y aurait un préjudice irréparable si le Règlement vise effectivement à faciliter l'entrée sur le marché des médicaments génériques et à favoriser l'accès à des médicaments moins coûteux. M'appuyant sur cette hypothèse, je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients favoriserait l'accès continu des Canadiens au médicament moins coûteux d'Apotex.
[21]Si, en revanche, l'objectif primordial du Règlement est la prévention de la contrefaçon, il y a un intérêt public à veiller à ce que cet objectif soit atteint jusqu'à l'issue d'un appel, même si cela entraîne une hausse du coût des médicaments. La protection des droits conférés par brevet, si tel est l'objectif primordial, s'accompagne d'une hausse du coût des médicaments pour les Canadiens et il s'ensuit que la prépondérance des inconvénients ne peut faire pencher la balance en faveur du maintien du produit d'Apotex sur le marché parce qu'il est moins coûteux.
[22]Le lien entre ces deux intérêts opposés dans le contexte du Règlement est au coeur de l'arrêt de la Cour suprême dans Bristol-Myers Squibb. Je me suis sérieusement demandé si je pouvais commenter cet arrêt étant donné qu'Apotex se fonde sur celui-ci pour étayer son argument axé sur l'existence d'une question sérieuse. Je suis arrivé à la conclusion que cela ne peut pas empêcher un examen de cet arrêt en fonction des autres éléments du critère.
[23]Dans l'arrêt Bristol-Myers Squibb, le juge Binnie, s'exprimant au nom de la majorité, a traité de l'« équilibre » qui sous-tend le Règlement [aux paragra-phes 1 et 2] :
Notre Cour a souvent parlé de « l'équilibre établi par la Loi sur les brevets » par lequel le public donne à un inventeur le droit d'empêcher quiconque d'utiliser son invention pendant une période de 20 ans en échange de la divulgation de l'invention.. En règle générale, si le breveté obtient un monopole pour une chose qui ne répond pas aux exigences de nouveauté, d'ingéniosité et d'utilité prévues par la loi, alors le public se fait rouler. Voir Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, et Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66.
Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à examiner cet « équilibre » dans le domaine très litigieux qu'est celui des médicaments brevetés, alors que le Parlement se soucie non seulement de l'équilibre entre les inventeurs et les utilisateurs potentiels, mais également de l'équilibre entre la protection de la propriété intellectuelle, d'une part, et d'autre part, la volonté de réduire le coût des soins de santé tout en traitant de façon équitable les personnes qui, par leur ingéniosité, ont permis aux drogues de voir le jour.
Et plus loin (au paragraphe 47) :
Il semble évident que le Règlement ADC a été pris pour aider les fabricants de produits génériques et, par la même occasion, pour freiner l'exploitation potentiellement abusive de brevets []
[24]Dans cette affaire, la question en litige était celle de savoir s'il fallait appliquer le Règlement de façon à protéger les droits conférés par brevet à Bristol-Myers Squibb. Cela dépendait de l'élément de l'« équilibre » qui permettait le mieux d'atteindre l'objectif de la loi.
[25]Au début de son analyse, le juge Binnie a souligné que les faits sont toujours importants (paragraphe 34). Le fait important dans cette affaire était que le produit en litige était un médicament novateur, ce qui signifie que l'avis de conformité connexe avait été obtenu sans recours au médicament breveté de Bristol-Myers Squibb ou à son « produit de référence canadien », lorsque l'on considère la question sous l'angle du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870. C'est très important car, dans un tel cas, il n'y aucun motif de soupçonner ou d'inférer qu'une « copie de médicament » est en cours de fabrication, ni de déclencher l'application du Règlement, lorsque l'on tient compte de sa raison d'être.
[26]Dans ce contexte, on peut comprendre pourquoi la Cour suprême a jugé bon de rejeter une méthode d'interprétation axée sur la protection par brevet, car il était clair qu'étant donné les faits de l'affaire, aucune contrefaçon ne pouvait être soupçonnée ou inférée. Cependant, je crois interpréter correctement cet arrêt en affirmant que, lorsqu'un fabricant de médicaments génériques fait une comparaison avec un médicament breveté ou a recours à un médicament breveté pour faciliter ou accélérer la délivrance d'un avis de conformité, le Règlement doit être interprété de manière à réaliser son objectif déclaré (paragraphe 69).
[27]Dans son analyse, le juge Binnie a présenté un historique fort utile de la législation relative aux médicaments brevetés au Canada [aux paragraphes 8 à 11] :
Jusqu'en 1993, le ministre de la Santé n'était pas directement touché par les questions de brevet. En effet, depuis 1923, le Parlement avait comme politique de favoriser les économies dans le secteur des soins de santé au détriment de la protection de la propriété intellectuelle en rendant accessible aux fabricants de produits génériques, en vertu du par. 39(4) de la Loi sur les brevets, un régime de licence obligatoire à l'égard des brevets portant sur une « invention destinée à des médicaments ou à la préparation ou à la production de médicaments, ou susceptible d'être utilisée à de telles fins ». Le régime de licence obligatoire a gagné du terrain après 1969, lorsqu'il a été appliqué aux drogues importées. Un fabricant de produits génériques pouvait invariablement obtenir du commissaire aux brevets une licence obligatoire et, du ministre de la Santé, un avis de conformité (« ADC »), pourvu qu'il puisse établir l'équivalence pharmaceutique de son produit avec la nouvelle drogue (« le produit de référence canadien »). En arrêtant les conditions de la licence et en fixant le montant de la redevance à payer, le commissaire aux brevets devait « [tenir] compte de l'opportunité de rendre les médicaments accessibles au public au plus bas prix possible tout en accordant au breveté une juste rémunération pour les recherches qui ont conduit à l'invention et pour les autres facteurs qui peuvent êtres prescrits » (par. 39(5)). La redevance payable au breveté était en général fixée à un taux variant entre 4 et 5 pour 100 du prix de vente net du médicament sous forme posologique, ou à 15 pour 100 du prix de vente net du médicament en vrac (T. Orlhac, « Les nouvelles dispositions de la Loi canadienne sur les brevets en ce qui concerne l'octroi de licences obligatoires dans le domaine pharmaceutique ou Comment tomber de mal en pis » (1990), 6 R.C.P.I. 276; G. F. Takach, Patents : A Canadian compendium of law and practice (1993), p. 119; et voir Imperial Chemical Industries PLC c. Novopharm Ltd. (1991), 35 C.P.R. (3d) 137 (C.A.F.), p. 139-140). En établissant un lien entre les redevances et les « recherches qui ont conduit à l'invention », on ne tenait pas compte du coût de la masse de programmes de recherches que les innovateurs doivent mener avant d'obtenir, sur la quantité de faux départs et de projets infructueux qui n'aboutissent jamais sur le marché, quelques rares « gagnants ».
Le paragraphe 39(14) de la Loi sur les brevets obligeait simplement le commissaire des brevets à aviser le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social de toutes les demandes de licence obligatoire.
En 1993, le Parlement a fait volte-face et a abrogé les dispositions de la Loi sur les brevets relatives aux licences obligatoires en adoptant ce que l'on a appelé le projet de loi C-91 (L.C. 1993, ch. 2), et en annulant toutes les licences obligatoires octroyées le 20 décembre 1991 ou par la suite. Ces modifications découlaient notamment des obligations internationales assumées par le Canada dans le cadre d'un accord international, l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 1869 R.T.N.U. 332 (« ADPIC »). Il est possible qu'à plus court terme, on ait pensé que le régime canadien de licences obligatoires serait jugé incompatible avec les obligations incombant au Canada en vertu de l'Accord de libre-échange nord-américain, R.T. Can. 1994 no 2, signé à la fin de 1992, en particulier avec son par. 1709(10).
Toutefois, après avoir consenti à respecter le monopole de 20 ans conféré par les brevets, le Parlement a aussitôt souhaité faciliter l'arrivée de la concurrence. Il a fait en sorte d'éliminer le délai réglementaire minimal de deux ans ou plus dont le fabricant de produits génériques avait habituellement besoin après l'expiration d'un brevet pour obtenir un ADC. Le Parlement y est parvenu en introduisant une exception relative aux droits des titulaires de brevets grâce à laquelle les fabricants de produits génériques pouvaient fabriquer l'invention brevetée avant l'expiration du brevet (« l'exception relative aux travaux préalables ») dans la mesure nécessaire pour obtenir un ADC dès l'expiration du brevet (par. 55.2(1)) et pour « emmagasiner » des produits génériques vers la fin de la période de 20 ans en attendant qu'ils entrent légalement sur le marché (par. 55.2(2)). Afin de prévenir le recours abusif aux exceptions de « travaux préalables » et d'« emmagasinage » en matière de protection de brevet, le gouvernement a pris le Règlement ADC, en cause dans le présent pourvoi. [Soulignement dans l'original.]
[28]C'est là, semble-t-il, précisément ce qui était visé. L'exception relative aux travaux préalables a été insérée au paragraphe 55.2(1) [édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4] de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, et le législateur a prévu, au paragraphe 55.2(4) [édicté, idem; 2001, ch. 10, art. 2], le pouvoir de prendre des règlements dans le but déclaré d'« empêcher la contrefaçon d'un brevet ». Le juge Binnie a plus tard expliqué que, dans les cas où aucune contrefaçon n'était inférée ou soupçonnée, une interprétation qui menait néanmoins à l'application du Règlement ne pouvait pas être défendue. Il faut également prendre en considération le régime établi par la loi (voir Elmer Driedger (Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la page 247), cité par le juge Binnie, au paragraphe 38) et une partie de ce régime (paragraphe 55.2(1)) vise à permettre aux fabricants de médicaments génériques d'entrer sur le marché dès que le brevet pertinent est arrivé à expiration.
[29]Le juge Binnie ne voulait pas dire que le Règlement peut avoir, pour objectif primordial, l'entrée de produits génériques sur le marché. Permettre à un fabricant de médicaments génériques d'entreprendre les démarches nécessaires pour entrer sur le marché dès que les brevets pertinents arrivent à expiration, même si cela est utile aux sociétés de fabrication de médicaments génériques, s'inscrit dans la protection conférée par brevet que prévoit le régime établi par la loi et ne permet pas de prendre des règlements à une fin qui aurait préséance sur cette protection.
[30]En réalité, le juge Binnie s'appuie sur le fait que le Règlement ne peut avoir aucun autre objectif pour souligner qu'appliquer le Règlement lorsqu'aucune contrefaçon n'est inférée ou soupçonnée lui donnerait un effet qui excède le pouvoir de réglementation (paragraphes 67 et 68).
[31]Faciliter l'entrée de médicaments génériques sur le marché et donner accès à des médicaments moins coûteux sont des objectifs législatifs qui peuvent éclipser la protection conférée par brevet tant que le Règlement n'entre pas en jeu. Toutefois, dès que le Règlement s'applique, c'est la protection conférée par brevet qui doit être l'élément prépondérant.
[32]Si j'ai raison sur ce point, il s'ensuivrait qu'il y a un intérêt public à donner effet aux jugements de la Cour jusqu'à ce qu'une décision soit rendue sur l'appel, et l'argument voulant que le retrait du marché du produit moins coûteux d'Apotex causerait un préjudice irréparable est dénué de fondement.
[33]Cela dit, je dois reconnaître que cette conclusion repose sur mon interprétation de l'arrêt de la Cour suprême et qu'il serait possible de soutenir que cet arrêt confère à l'entrée des médicaments génériques sur le marché et à l'accès à des médicaments moins coûteux plus d'importance que je ne leur en ai donné. J'ajouterais que je n'ai pu bénéficier des points de vue des avocats sur cette question, car aucun d'eux n'a jugé utile d'examiner l'effet de cet arrêt sur le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients. Je suis donc laissé à moi-même sur cette question, et le temps presse.
[34]Dans les circonstances, j'ai conclu que la meilleure façon d'exercer mon pouvoir discrétionnaire est de maintenir le statu quo, mais uniquement jusqu'à ce que la Cour suprême ait statué sur les demandes d'autorisation et à condition qu'Apotex dépose sans délai ses demandes d'autorisation et prenne les mesures pour accélérer leur règlement. Apotex aura droit à un seul mémoire de dépens.
[35]L'ordonnance est donc la suivante :
À la condition qu'Apotex dépose sans délai ses demandes d'autorisation et prenne les mesures pour accélérer leur règlement, l'exécution du jugement de la Cour en date du 18 mai 2005 dans les dossiers A-535-04 et A-536-04 est suspendue jusqu'à ce que la Cour suprême ait statué sur les demandes d'autorisation. Si l'autorisation est refusée, la suspension prendra automatiquement fin. Si l'autorisation est accordée, Apotex aura 30 jours pour demander le maintien de la suspension, auquel cas la suspension accordée par la présente restera en vigueur jusqu'à ce que la Cour suprême ait statué sur les demandes de suspension. Apotex aura droit à un seul mémoire de dépens.