A-333-04
2005 CAF 249
Dre Margaret Haydon (appelante)
c.
Sa Majesté la Reine (intimée)
Répertorié: Haydon c. Canada (Conseil du Trésor) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Sharlow et Malone, J.C.A.--Ottawa, 17 mai et 30 juin 2005.
Fonction publique -- Relations du travail -- Appel d'une décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire de la décision d'un arbitre, nommé en vertu de la LRTFP, selon laquelle l'employeur était justifié d'imposer une suspension à l'appelante après qu'elle se fut exprimée publiquement sur la recommandation de l'Agence canadienne d'inspection des aliments de suspendre l'importation du boeuf brésilien-- Équilibre entre l'obligation de loyauté d'un fonctionnaire fédéral envers son employeur et le droit d'une personne à la liberté d'expression prévu par la Charte-- L'obligation de loyauté peut limiter la liberté d'expression d'un fonctionnaire-- La Cour fédérale a correctement conclu que les observations de l'appelante avaient eu des répercussions négatives sur les activités de l'employeur-- Appel rejeté.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Libertés fondamentales -- Liberté d'expression-- L'appelante, une scientifique de Santé Canada, a été suspendue de ses fonctions après s'être publiquement exprimée sur la décision du gouvernement d'interdire l'importation de boeuf brésilien-- Équilibre entre le droit d'une personne à la liberté d'expression garanti par l'art. 2b) de la Charte et l'obligation de loyauté d'un fonctionnaire envers son employeur-- La «liberté d'expression» doit être restreinte et évaluée en fonction d'autres valeurs importantes et concurrentes, notamment l'importance d'une fonction publique impartiale et efficace-- L'obligation de loyauté peut, dans certaines circonstances, limiter la liberté d'expression d'une personne-- Les observations de l'appelante ont eu des répercussions négatives sur les activités du gouvernement du Canada.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Norme de contrôle judiciaire-- La Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle applicable à une décision d'un arbitre nommé en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique est la décision manifestement déraisonnable-- Cependant, en matière d'interprétation de la Charte, la norme de contrôle est la décision correcte-- L'analyse pragmatique et fonctionnelle permet de déterminer la norme de contrôle applicable-- La clause privative a été abrogée-- En interprétant une obligation découlant de la common law, la Cour a une expertise plus grande que celle de l'arbitre relativement aux droits protégés par la Charte--Examen de l'objet de la LRTFP par opposition au besoin de protéger les droits individuels prévus par la Charte-- Les questions en litige étaient fondées sur des faits-- La norme de contrôle appropriée est la décision raisonnable simpliciter-- La Cour fédérale a mal expliqué la norme appropriée mais, elle l'a quand même appliquée.
Il s'agissait d'un appel interjeté contre la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire de la décision d'un arbitre d'accueillir, en partie, le grief déposé par l'appelante par suite de la suspension qui lui avait été imposée à cause de propos qu'elle avait tenus en public. L'appelante était évaluatrice des médicaments au Bureau des médicaments vétérinaires (BMV), à Santé Canada. En février 2001, l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) a décidé de suspendre l'importation du boeuf brésilien après avoir consulté plusieurs scientifiques canadiens et étrangers. Le vétérinaire en chef et directeur exécutif de l'ACIA a pris cette décision par souci des risques potentiels pour la santé des citoyens canadiens. La décision a été prise au moment où le Canada et le Brésil avaient un différend commercial au sujet de deux entreprises de l'industrie aéronautique, à savoir Bombardier et Embraer SA. Dans un article publié dans le Globe and Mail, le 9 février 2001, l'appelante aurait dit que l'interdiction n'avait rien à voir avec des préoccupations liées à la santé et que c'était bien plus une manoeuvre politique à cause du différend sur les avions. Par suite des commentaires qui lui avaient été attribués dans le Globe and Mail, l'appelante a subi une suspension de 10 jours de travail. Elle a déposé un grief en vertu du sous-alinéa 92(1)b)(i) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (LRTFP) relativement à la suspension qui lui avait été imposée. L'arbitre a conclu que l'appelante avait commis un acte d'inconduite coupable. Il a accueilli le grief en partie, réduisant la période de suspension de 10 à 5 jours compte tenu que ce n'était pas l'appelante qui avait contacté les médias. La Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire en concluant que la décision de l'arbitre n'était ni manifestement déraisonnable, ni déraisonnable, et qu'il n'y avait aucune raison d'intervenir. Les questions en litige étaient de savoir: 1) quelle norme de contrôle s'applique, et 2) si l'employeur avait-il des motifs suffisants de suspendre l'appelante.
Arrêt: l'appel est rejeté.
1) La Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle qui s'appliquait à la décision de l'arbitre dans son ensemble était la décision manifestement déraisonnable; toutefois, relativement à l'interprétation de la Charte, la norme de contrôle applicable était la décision correcte. Pour établir la norme de contrôle qui s'appliquait à la décision de l'arbitre, la Cour a appliqué la méthode pragmatique et fonctionnelle. Dans l'arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, la Cour suprême du Canada a statué que, selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle est déterminée en fonction de quatre facteurs contextuels. Premièrement, la clause privative de la LRTFP a été abrogée en juin 1993. Si l'absence d'une clause privative peut donner à penser qu'une norme élevée de contrôle s'applique, cela n'est pas concluant si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante. Deuxièmement, l'arbitre demeure un tribunal très spécialisé qui est plus compétent que les cours lorsqu'il s'agit de l'inconduite d'un employé. Cependant, en interprétant une obligation découlant de la common law relativement aux droits protégés par la Charte, la Cour a une importante responsabilité et une expertise plus grande. Troisièmement, la LRTFP a notamment pour objet d'établir un système d'arbitrage des griefs permettant le règlement rapide, obligatoire et définitif d'une mesure disciplinaire imposée par l'employeur. Toutefois, les questions soulevées par la Charte, notamment la liberté d'expression, exigent que la Cour examine soigneusement la décision pour s'assurer qu'il n'est pas porté atteinte aux droits d'une personne et d'un fonctionnaire. Quatrièmement, en décidant si l'employeur avait des motifs suffisants d'imposer une suspension à l'appelante, l'arbitre devait appliquer la loi à des faits précis. En l'espèce, les questions particulières en cause étaient pour la plupart fondées sur des faits. L'analyse pragmatique et fonctionnelle a entraîné la conclusion que la norme de contrôle appropriée était la décision raisonnable simpliciter. La Cour fédérale a commis une erreur quand elle a dit que la norme de contrôle était la décision manifestement déraisonnable; toutefois, elle a appliqué, dans sa conclusion, la décision raisonnable comme norme.
2) La question en litige était de savoir dans quelle mesure un fonctionnaire peut s'exprimer publiquement sur des questions controversées et quel est l'équilibre entre le droit d'une personne à la liberté d'expression garanti par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et l'obligation de loyauté de cette même personne envers son employeur, en l'espèce le gouvernement du Canada. Dans Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, la Cour suprême du Canada s'est dite consciente de l'importance de la loyauté des fonctionnaires. Elle a reconnu toutefois que, dans certaines situations, la liberté d'expression l'emportait sur l'obligation de loyauté, à savoir lorsque le gouvernement accomplit des actes illégaux, lorsque ses politiques mettent en danger la vie, la santé ou la sécurité du public, ou lorsque les critiques du fonctionnaire n'ont aucun effet sur son aptitude à accomplir ses fonctions d'une manière efficace ou sur la façon dont le public perçoit cette aptitude. Par contre, la «liberté d'expression» n'est pas une valeur absolue. Cette valeur doit être restreinte et évaluée en fonction d'autres valeurs importantes et concurrentes. En l'espèce, il fallait l'examiner à la lumière de l'importance d'une fonction publique impartiale et efficace. L'obligation de loyauté peut, dans certaines circonstances, limiter la liberté d'expression d'un fonctionnaire. Le juge de la Cour fédérale n'a pas commis d'erreur en concluant que les déclarations imputées à l'appelante ne visaient pas des questions d'intérêt public et qu'il ne s'agissait pas de déclarations sur des questions importantes susceptibles de porter atteinte à la santé et à la sécurité du public, mais que les observations de l'appelante avaient eu des répercussions négatives sur les activités du gouvernement du Canada. Le juge a correctement conclu que l'arbitre n'avait commis aucune erreur susceptible de contrôle ni au regard de la décision manifestement déraisonnable, ni au regard de la décision raisonnable. La Cour d'appel n'avait donc aucun motif d'intervenir.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], préambule. |
Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-35, art. 91(1). |
Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, art. 92(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 68). |
jurisprudence citée
décisions appliquées:
Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Barreau du Nouveau- Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247; 2003 CSC 20.
décision examinée:
Haydon c. Conseil du Trésor (Santé Canada), 2002 CRTFP 10; [2002] C.R.T.F.P. no 5 (QL).
décisions citées:
Haydon c. Canada, [2001] 2 C.F. 82; (1re inst.); Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.
doctrine citée
MacKinnon, Mark. «Mad-cow ban on Brazil a "ruse", scientists say». The Globe and Mail, le 9 février 2001.
APPEL de la décision de la Cour fédérale (Haydon c. Canada (Conseil du Trésor), [2005] 1 R.C.F. 511; 2004 CF 749) rejetant une demande de contrôle judiciaire de la décision d'un arbitre d'accueillir, en partie, le grief déposé par l'appelante, une fonctionnaire, par suite d'une suspension qui lui avait été imposée à cause des propos qu'elle avait tenus en public au sujet de la décision du gouverne-ment d'interdire l'importation du boeuf brésilien. Appel rejeté.
ont comparu:
David Yazbeck pour l'appelante.
J. Sanderson Graham et Richard E. Fader pour l'intimée.
avocats inscrits au dossier:
Raven, Allen, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP, Ottawa, pour l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]La juge Desjardins, J.C.A.: Il s'agit d'un appel interjeté contre la décision de la Cour fédérale (Haydon c. Canada (Conseil du Trésor), [2005] 1 R.C.F. 511) de rejeter la demande de contrôle judiciaire de la décision d'un arbitre [Haydon c. Conseil du Trésor (Santé Canada), 2002 CRTFP 10] d'accueillir, mais seulement en partie, le grief déposé par l'appelante par suite de la suspension qui lui avait été imposée après la publication de ses propos dans l'édition du 9 février 2001 du Globe and Mail.
[2]La question en litige est de savoir dans quelle mesure un fonctionnaire peut s'exprimer publiquement sur des questions controversées. Plus précisément, il s'agit de l'équilibre entre le droit d'une personne à la liberté d'expression garanti par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), et l'obligation de loyauté de cette même personne envers son employeur, le gouvernement du Canada.
[3]L'alinéa 2b) de la Charte prévoit:
Libertés fondamentales
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
[. . .]
b) liberté [. . .] d'expression [. . .]
Les faits
[4]L'appelante était évaluatrice des médicaments au Bureau des médicaments vétérinaires (BMV), à Santé Canada, poste qu'elle occupait depuis 1983. Elle est titulaire d'un doctorat en médecine vétérinaire du Western College of Veterinary Medicine, Université de la Saskatchewan. Avant d'occuper le poste d'évaluatrice des médicaments, elle a exercé la profession de vétérinaire en Alberta, en Saskatchewan et en Ontario. Au cours des 10 années pendant lesquelles elle a exercé sa profession avant de travailler pour Santé Canada, elle s'est occupée directement d'animaux destinés à l'alimentation, en particulier les vaches. Dans le cadre de sa formation continue en sa qualité de vétérinaire et en raison de son travail particulier au sein du BMV, elle a continué de s'intéresser à l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), communément connue sous le nom de la maladie de la vache folle et, d'une façon plus générale, aux encéphalopathies spongiformes transmissibles (EST).
[5]Le 1er février 2001, le Dr Evans, vétérinaire en chef et directeur exécutif de l'Agence canadienne d'inspection des aliments (l'ACIA), a recommandé au ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire de suspendre l'importation de produits du boeuf provenant du Brésil. Le Dr Evans a pris cette décision par souci des risques potentiels pour la santé des citoyens canadiens. Le ministre a entériné la décision. Le même jour, le Brésil a été avisé de la décision. Un article [par Mark MacKinnon] publié dans le Globe and Mail, le 9 février 2001, relatait les déclarations de deux [traduction] «scientifiques experts de Santé Canada» sur la question. Le nom de l'appelante était mentionné. L'autre scientifique n'était pas nommé. L'extrait suivant du Globe and Mail intitulé: «Mad-cow ban on Brazila "ruse" scientists say» comprend les propos attribués à l'appelante:
[traduction]
Margaret Haydon, scientifique à Santé Canada qui a déjà été réprimandée pour s'être élevée contre les pressions internes qui étaient exercées pour que l'on approuve une hormone de croissance bovine controversée, a également dit qu'à son avis, l'interdiction n'a rien à voir avec des préoccupations liées à la santé.
«À mon avis, je ne crois pas qu'il y ait une différence quelconque [du risque] entre le boeuf brésilien et le boeuf canadien. Avec le différend sur les avions, pour le gouvernement du Canada, c'est bien plus d'une manoeuvre politique qu'une intervention en matière de santé.» |
[6]Selon la preuve, l'ACIA a décidé de suspendre l'importation du boeuf brésilien après avoir consulté plusieurs scientifiques canadiens et étrangers. L'Agence s'est fondée en partie sur une politique relative au contrôle des risques de l'ESB qui avait été élaborée par Mme Diane Kirkpatrick, directrice générale de la Direction des médicaments vétérinaires, et une équipe d'experts de Santé Canada qui travaillait avec des employés de l'ACIA. L'appelante ne faisait pas partie des équipes de scientifiques formées par Santé Canada pour évaluer les répercussions des maladies infectieuses en cause et son service n'était pas responsable de telles évaluations.
[7]La décision a été prise au moment où le Canada et le Brésil étaient aux prises avec un différend commercial au sujet de deux entreprises de l'industrie aéronautique, à savoir Bombardier et Embraer SA. Le différend avait fait l'objet de plusieurs articles de journaux et était connu de tous.
[8]Le vétérinaire en chef des États-Unis a appelé le Dr Evans pour remettre en question la position initiale de Santé Canada à la lumière des déclarations de l'appelante. Le Dr Evans a dit que Santé Canada ne l'avait pas avisé que le Ministère avait changé d'avis et que, par conséquent, la position officielle du Ministère n'avait pas changé. Le vétérinaire en chef auprès du gouvernement du Brésil a également communiqué avec le Dr Evans et il a tenté de faire annuler un prochain voyage parce que les préoccupations exprimées ne semblaient pas être liées à la santé. Le Dr Evans a expliqué à son homologue brésilien que le voyage était essentiel afin d'effectuer une évaluation sur place et de décider si le Canada devait revenir sur sa décision. Devant l'arbitre, le Dr Evans a dit que plusieurs membres du personnel technique, qui devaient par ailleurs préparer le voyage imminent du 13 février 2001, avaient dû cesser les préparatifs pour s'occuper des nombreuses notes d'information préparées pour le ministre à la suite des commentaires de l'appelante publiés dans le Globe and Mail. Lorsque l'équipe multidisciplinaire est arrivée au Brésil, il a fallu prendre des dispositions pour assurer sa sécurité; le Dr Evans lui-même a bénéficié des services d'un gardien de sécurité pour son hôtel. Il a dû changer d'hôtel pour des raisons de sécurité.
[9]Pendant l'enquête interne et l'audience d'arbitrage, l'appelante a reconnu qu'elle avait bien prononcé les paroles qui lui avaient été attribuées. Elle a dit que le journaliste n'avait pas repris toutes ses paroles, mais que la citation qu'on lui avait attribuée était exacte.
[10]Par suite des commentaires attribués à l'appelante dans le Globe and Mail, Mme Kirkpatrick, responsable de la section où travaillait l'appelante, a rencontré cette dernière pour discuter des propos qui lui avaient été attribués et déterminer s'il existait une preuve permettant de confirmer le bien-fondé des préoccupations exprimées par l'appelante. Le 20 février 2000, Mme Kirkpatrick a avisé l'appelante qu'elle subirait une suspension de 10 jours de travail.
[11]L'appelante a déposé un grief en vertu du sous- alinéa 92(1)b)(i) [mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 68] de la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (LRTFP) relativement à la suspension de 10 jours qui lui avait été imposée. Elle a demandé l'annulation de la suspension, le remboursement du salaire et des avantages perdus avec intérêts, la destruction de tous les documents pertinents et un dédommagement.
La décision de l'arbitre
[12]L'arbitre devait décider si l'employeur était justifié d'imposer une suspension à l'appelante ou si cette dernière avait le droit de s'exprimer comme elle l'avait fait. L'appelante a allégué qu'elle avait le droit de s'exprimer publiquement en vertu des droits que lui confère la Charte.
[13]Dans Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455 (Fraser), la Cour suprême du Canada s'est dite consciente de l'importance de la loyauté des fonctionnaires. Elle a reconnu toutefois que, dans certaines situations, les fonctionnaires avaient le droit de s'exprimer publiquement et que ce droit l'emportait sur leur obligation de loyauté. La Cour suprême du Canada a affirmé que la liberté d'expression l'emportait sur l'obligation de loyauté dans trois cas, à savoir si le gouvernement accomplissait des actes illégaux ou si ses politiques mettaient en danger la vie, la santé ou la sécurité du public, ou si les critiques du fonctionnaire n'avaient aucun effet sur son aptitude à accomplir d'une manière efficace ses fonctions ni sur la façon dont le public percevait cette aptitude.
[14]L'arbitre était d'avis qu'en l'espèce, il ne s'agissait pas d'actes illégaux de la part du gouverne-ment ni de politiques gouvernementales mettant en danger la vie, la santé et la sécurité du public. En fait, selon l'arbitre, il ne s'agissait pas d'une question de santé, mais d'une décision liée au différend commercial. En citant la décision de la juge Tremblay-Lamer dans Haydon c. Canada, [2001] 2 C.F. 82 (1re inst.) (Haydon no 1), l'arbitre a dit que tout fonctionnaire doit d'abord, avant de critiquer publiquement une politique gouvernementale, soulever la question à l'interne. Il a mentionné que l'appelante n'avait aucunement tenté de trouver réponse à sa préoccupation par les voies internes appropriées. Par voie de conséquence, l'arbitre a conclu qu'il n'était pas nécessaire d'examiner la question de savoir si ses observations faisaient partie des cas autorisant à des déclarations publiques puisque la première condition préalable n'était pas remplie. L'arbitre a ajouté que, s'il avait tort à cet égard, il aurait tout de même conclu que les déclarations de l'appelante n'étaient pas visées par l'exception à la règle de loyauté décrite dans Fraser parce qu'elles ne portaient pas sur des questions de santé et de sécurité.
[15]L'arbitre a conclu que l'appelante avait commis un acte d'inconduite coupable. Il a accueilli le grief en partie, réduisant la période de suspension de dix à cinq jours compte tenu d'un facteur atténuant, à savoir que ce n'était pas l'appelante qui avait contacté les médias.
La décision du juge de la Cour fédérale
[16]Le juge de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Il a conclu que l'arbitre n'avait commis aucune erreur en décidant que l'appelante avait manqué à son obligation de loyauté et qu'une mesure disciplinaire était justifiée. Le juge a décidé que la décision de l'arbitre n'était ni manifestement déraisonnable, ni déraisonnable, et qu'il n'y avait aucune raison d'intervenir.
Les questions en litige
[17]L'appelante soulève deux questions.
(I) Premièrement, à savoir quelle norme de contrôle s'applique.
(II) Deuxièmement, à savoir si l'arbitre et le juge de la Cour fédérale ont commis une erreur en décidant que l'employeur avait des motifs suffisants de suspendre l'appelante.
Analyse
(I) La norme de contrôle
[18]Après avoir analysé en profondeur les quatre facteurs contextuels bien connus établis par la jurisprudence, le juge de la Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle qui s'applique à la décision de l'arbitre dans son ensemble est la décision manifestement déraisonnable. Toutefois, relativement à l'interprétation de la Charte, y compris la portée et les limites des droits constitutionnels de l'appelante définis par les tribunaux, il a dit que la norme de contrôle applicable était la décision correcte.
[19]L'appelante prétend que la norme de contrôle est la décision correcte. Elle souligne que le juge de la Cour fédérale a reconnu que la norme de contrôle était bien la décision correcte en matière d'interprétation de la Charte, notamment la portée et les limites des droits constitutionnels de l'appelante définis par les tribunaux. Elle conteste toutefois sa conclusion selon laquelle la décision, dans son ensemble, devait être examinée selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Elle dit que l'appel vise principalement des questions de droit, qui comprennent le droit, très important, qu'est la liberté d'expression en vertu de la Charte et que l'expertise de la Cour en la matière est plus grande que celle de l'arbitre. Elle fait valoir que la norme applicable, en matière administrative, ne doit pas être confondue avec la norme de contrôle en vertu de la Charte.
[20]En outre, selon l'appelante, la Cour suprême du Canada a affirmé que la liberté d'expression est une liberté fondamentale en vertu de la Charte parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons «une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l'individu». Elle prétend que la liberté d'expression fait en sorte que «chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du coeur ou de l'esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient- elles» (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux pages 968, 976, 978 et 979). De sorte que, lorsque l'employeur impose une sanction disciplinaire à un fonctionnaire fédéral qui s'est exprimé librement, les actes de l'employeur ont très certainement pour effet d'imposer une limite qui est foncièrement incompatible avec l'alinéa 2b) de la Charte. Comme pour tous les cas d'actes inconstitutionnels, l'employeur a le fardeau très lourd de justifier la violation. Il faut une preuve claire et convaincante qui justifie la violation de la Constitution et qui établit qu'il s'agit d'une atteinte minimale à la Charte.
[21]Dan l'affaire Fraser, la Cour suprême du Canada devait examiner la question de savoir si un fonctionnaire fédéral avait eu une conduite répréhensible. Il s'agissait de décider si un arbitre nommé en vertu du paragraphe 91(1) de la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-35 (aujourd'hui le paragraphe 92(1) de la LRTFP) avait commis une erreur de droit en concluant que la suspension de 10 jours et le renvoi de M. Fraser étaient appropriés.
[22]L'arrêt Fraser précèdait la Charte. La conduite du fonctionnaire avait été examinée à la lumière des valeurs constitutionnelles, notamment la liberté d'expression, qui avait été qualifiée de valeur bien ancrée dans notre système démocratique décrit dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 (30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11, (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]).
[23]La «liberté d'expression» est aujourd'hui un droit fondamental garanti à l'alinéa 2b) de la Charte. Compte tenu de l'article premier de la Charte, il demeure vrai, comme l'a dit la Cour suprême dans l'arrêt Fraser (à la page 463) que la «liberté d'expression» n'est pas une valeur absolue. Cette valeur doit être restreinte et évaluée en fonction d'autres valeurs importantes et concurrentes. En l'espèce, il faut l'examiner à la lumière de l'importance d'une fonction publique impartiale et efficace.
[24]Pour établir la norme de contrôle qui s'applique à la décision de l'arbitre, la jurisprudence récente nous apprend que la Cour doit appliquer la méthode pragmatique et fonctionnelle. Dans Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 (Dr Q), la juge en chef McLachlin a dit, aux paragraphes 22 et 26:
Pour définir la norme de contrôle applicable selon la méthode pragmatique et fonctionnelle, la cour de révision ne peut se contenter d'interpréter une disposition législative isolée concernant le contrôle judiciaire. Il ne suffit pas non plus d'identifier simplement une erreur catégorisée ou désignée telle que la mauvaise foi, l'erreur sur des conditions accessoires ou préalables, le motif inavoué ou illégitime, l'absence de preuve ou la prise en compte d'un facteur sans pertinence. La méthode pragmatique et fonctionnelle exige plutôt de la cour de soupeser une série de facteurs afin de déterminer si une question précise dont l'organisme administratif était saisi devrait être soumise à un contrôle judiciaire exigeant, subir un «examen ou [. . .] une analyse en profondeur» (Southam, précité, par. 57) ou être laissée à l'appréciation quasi exclusive du décideur. Ces divers degrés de déférence correspondent respectivement aux normes de la décision correcte, raisonnable simpliciter et manifestement déraisonnable.
[. . .]
Selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle est déterminée en fonction de quatre facteurs contextuels--la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question--de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. Les facteurs peuvent se chevaucher. L'objectif global est de cerner l'intention du législateur, sans perdre de vue le rôle constitutionnel des tribunaux judiciaires dans le maintien de la légalité.
[25]En règle générale, le premier facteur vise le mécanisme de contrôle prévu par la loi. La clause privative de la LRTFP a été abrogée le 1er juin 1993 [L.C. 1992, ch. 54]. Toutefois, comme l'a dit le juge Iacobucci dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247 (Ryan), au paragraphe 29:
[. . .] comme le souligne le juge Bastarache dans Pushpanathan, précité, par. 30: «L'absence de clause privative n'implique pas une norme élevée de contrôle, si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante.» La spécialisation des fonctions voulue par le législateur peut appeler à la déférence malgré l'absence de clause privative [. . .]
De sorte que si l'absence d'une clause privative peut donner à penser qu'une norme élevée de contrôle s'applique, cela n'est pas concluant si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante.
[26]Quant au deuxième facteur, l'arbitre demeure un tribunal très spécialisé qui est plus compétent que les cours lorsqu'il s'agit de l'inconduite d'un employé. Cependant, en interprétant une obligation découlant de la common law relativement aux droits protégés par la Charte, la Cour a une importante responsabilité. En l'espèce, la Cour a une expertise plus grande relativement à la question en litige.
[27]Le troisième facteur vise l'objet de la loi. La Loi a pour objet notamment d'établir un système d'arbitrage des griefs permettant le règlement rapide, obligatoire et définitif d'une mesure disciplinaire imposée par l'employeur. Toutefois, les questions soulevées par la Charte, notamment la liberté d'expression, exigent que la Cour examine soigneusement la décision pour s'assurer qu'il n'est pas porté atteinte aux droits d'une personne et d'un fonctionnaire.
[28]Le dernier facteur vise la nature du problème. Dans Dr Q, la juge en chef McLachlin a écrit, au paragraphe 34:
Lorsque la conclusion qui fait l'objet du contrôle est de nature purement factuelle, il y a lieu à plus grande déférence à l'égard de la décision du tribunal. Inversement, une question de droit pur invite à un contrôle plus rigoureux. C'est particulièrement le cas lorsque la décision est d'importance générale ou revêt une grande valeur de précédent: Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 23. Enfin, sur les questions mixtes de fait et de droit, ce facteur appelle une déférence plus grande si la question est principalement factuelle, et moins grande si elle est principalement de droit. [Non souligné dans l'original.]
En décidant si l'employeur avait des motifs suffisants d'imposer une suspension à l'appelante, l'arbitre devait appliquer la loi à des faits précis. En l'espèce, les questions particulières en cause étaient pour la plupart fondées sur des faits.
[29]L'analyse pragmatique et fonctionnelle entraîne la conclusion que la norme de contrôle appropriée est la décision raisonnable simpliciter. J'en arrive à cette conclusion parce que l'arbitre devait décider si l'inconduite avait eu lieu alors que la liberté d'expression d'un fonctionnaire était en jeu.
[30]Je constate que, dans une décision comparable, l'arrêt Ryan, la Cour suprême du Canada a décidé que la norme de contrôle applicable à l'égard d'une décision du comité de discipline du Barreau du Nouveau- Brunswick concernant la sanction appropriée en cas d'inconduite professionnelle était la décision raisonnable simpliciter.
[31]La décision du juge de la Cour fédérale qui établit la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer à la décision d'un arbitre est elle-même soumise à la norme de la décision correcte. Je conclus donc que le juge a commis une erreur, au paragraphe 38 de ses motifs, quand il a dit que la norme de contrôle était la décision manifestement déraisonnable. Toutefois, dans la conclusion de ses motifs, il a ajouté qu'il serait arrivé au même résultat en appliquant la décision raisonnable comme norme. Il n'a donc pas commis d'erreur quant au résultat.
[32]Dans l'arrêt Ryan, la Cour suprême du Canada a établi les principes directeurs qui doivent s'appliquer lorsque la norme est la décision raisonnable simpliciter (paragraphes 48 et 49, 52 à 56):
Lorsque l'analyse pragmatique et fonctionnelle mène à la conclusion que la norme appropriée est la décision raisonnable simpliciter, la cour ne doit pas intervenir à moins que la partie qui demande le contrôle ait démontré que la décision est déraisonnable (voir Southam, précité, paragraphe 61). Dans Southam, par. 56, la Cour décrit de la manière suivante la norme de la décision raisonnable simpliciter:
Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. [Je souligne.]
Cela indique que la norme de la décision raisonnable exige que la cour siégeant en contrôle judiciaire reste près des motifs donnés par le tribunal et «se demande» si l'un ou l'autre de ces motifs étaye convenablement la décision. La déférence judiciaire demande non pas la soumission mais une attention respectueuse à ces motifs (Baker, précité, par. 65, la juge L'Heureux-Dubé citant D. Dyzenhaus, «The Politics of Deference: Judicial Review and Democracy», dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, page 286).
[. . .]
La norme de la décision raisonnable simpliciter est aussi très différente de la norme de la décision manifestement déraisonnable qui exige une déférence plus grande. Dans Southam, précité, par. 57, la Cour explique que la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside «dans le caractère flagrant ou évident du défaut». Autrement dit, dès qu'un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée. La décision manifestement déraisonnable a été décrite comme étant «clairement irrationnelle» ou «de toute évidence non conforme à la raison» (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, p. 963-964, le juge Cory; Centre communautaire juridique de l'Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S. 84, par. 9-12, le juge Gonthier). Une décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu'aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir.
Une décision peut être déraisonnable sans être manifestement déraisonnable lorsque le défaut dans la décision est moins évident et qu'il ne peut être décelé qu'après «un examen ou [. . .] une analyse en profondeur» (Southam, précité, par. 57). L'explication du défaut peut exiger une explication détaillée pour démontrer qu'aucun des raisonnements avancés pour étayer la décision ne pouvait raisonnablement amener le tribunal à rendre la décision prononcée.
Comment la cour siégeant en contrôle judiciaire sait-elle si une décision est raisonnable alors qu'elle ne peut d'abord vérifier si elle est correcte? La réponse est que la cour doit examiner les motifs donnés par le tribunal.
La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnable-ment amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Southam, par. 56). Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision (voir Southam, par. 79).
Cela ne signifie pas que chaque élément du raisonnement présenté doive passer individuellement le test du caractère raisonnable. La question est plutôt de savoir si les motifs, considérés dans leur ensemble, sont soutenables comme assise de la décision. Une cour qui applique la norme de la décision raisonnable doit toujours évaluer si la décision motivée a une base adéquate, sans oublier que la question examinée n'exige pas un résultat unique précis. De plus, la cour ne devrait pas s'arrêter à une ou plusieurs erreurs ou composantes de la décision qui n'affectent pas la décision dans son ensemble. [Non souligné dans l'original.]
(II) L'arbitre et le juge de la Cour fédérale ont-ils commis une erreur en concluant que l'employeur avait des motifs raisonnables d'imposer une suspension à l'appelante? |
[33]L'appelante n'a pas plaidé que l'obligation de loyauté n'est pas une limite raisonnable à la liberté d'expression d'un employé au sens de l'article premier de la Charte. La juge Tremblay-Lamer a examiné cette question en profondeur dans Haydon no 1 (aux paragraphes 61 à 89) et elle a conclu (au paragraphe 89):
[. . .] l'obligation de loyauté en common law, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêt Fraser, respecte suffisamment la liberté d'expression qui est garantie par la Charte et donc qu'elle constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte.
[34]Je commencerai donc mon analyse par l'arrêt Fraser, que l'arbitre et le juge de la Cour fédérale ont tous les deux appliqué.
[35]Le cas qui nous occupe présente deux valeurs opposées: l'obligation de loyauté en vertu de la common law d'un fonctionnaire fédéral et la liberté d'expression garantie par la Charte. Il faut établir un équilibre entre la liberté d'expression de l'employé et le désir du gouvernement de maintenir une fonction publique impartiale et efficace et qui est perçue comme telle.
[36]Selon l'arrêt Fraser, pour ce qui est de l'équilibre à respecter, il faut tout d'abord tenir compte de la proposition selon laquelle il est permis aux fonctionnaires de s'exprimer dans une certaine limite sur des questions d'intérêt public. Les fonctionnaires ne peuvent être [traduction] «les membres silencieux de la société» (à la page 466).
[37]En revanche, il est également évident que la liberté d'expression n'est pas une valeur absolue et inconditionnelle. Selon Fraser, la fonction publique du Canada fait partie de l'exécutif du gouvernement. Elle a pour tâche fondamentale d'administrer et d'appliquer les politiques adoptées et énoncées par le législateur. Pour bien accomplir sa tâche, la fonction publique doit employer des personnes qui ont les connaissances nécessaires et qui peuvent faire preuve d'équité, d'intégrité et de loyauté. L'obligation de loyauté peut, dans certaines circonstances, limiter la liberté d'expression d'un fonctionnaire.
[38]Le juge en chef Dickson a décrit l'obligation de loyauté en détail dans Fraser. Il a dit, à la page 470:
Comme l'arbitre l'a indiqué, il existe une autre caractéristique qui est la loyauté. En règle générale, les fonctionnaires fédéraux doivent être loyaux envers leur employeur, le gouvernement du Canada. Ils doivent être loyaux envers le gouvernement du Canada et non envers le parti politique au pouvoir. Un fonctionnaire n'est pas tenu de voter pour le parti au pouvoir. Il n'est pas non plus tenu d'endosser publiquement ses politiques. En fait, dans certaines circonstances, un fonctionnaire peut activement et publiquement exprimer son opposition à l'égard des politiques d'un gouvernement. Ce serait le cas si, par exemple, le gouvernement accomplissait des actes illégaux ou si ses politiques mettaient en danger la vie, la santé ou la sécurité des fonctionnaires ou d'autres personnes, ou si les critiques du fonctionnaire n'avaient aucun effet sur son aptitude à accomplir d'une manière efficace ses fonctions ni sur la façon dont le public perçoit cette aptitude. Toutefois, ayant énoncé ces qualités (et il peut y en avoir d'autres), je suis d'avis qu'un fonctionnaire ne doit pas, comme l'a fait l'appelant en l'espèce, attaquer de manière soutenue et très visible des politiques importantes du gouvernement. Selon moi, en se conduisant de cette manière, l'appelant a manifesté envers le gouvernement un manque de loyauté incompatible avec ses fonctions en tant qu'employé du gouvernement. [Non souligné dans l'original.]
[39]L'appelante prétend que l'arbitre et le juge de la Cour fédérale ont commis une erreur quand ils ont conclu que ses déclarations ne portaient pas sur des questions de santé et de sécurité. Selon l'appelante, en qualifiant l'interdiction de décision politique, certaines personnes, dont l'appelante, remettaient clairement en question l'engagement du Canada à l'égard de la santé des citoyens canadiens. Il n'y a aucun doute, prétend l'appelante, qu'elle présentait une opinion au sujet d'une question de santé.
[40]L'arbitre a conclu qu'en disant qu'il n'y avait aucune différence, pour ce qui concerne le risque, entre le boeuf brésilien et le boeuf canadien, l'appelante ne pouvait pas se réclamer des exceptions à l'obligation de loyauté mentionnées dans Fraser. L'appelante ne dénonçait pas une politique qui mettait en péril la vie, la santé ou la sécurité des citoyens canadiens. Ses déclarations visaient une décision de l'ACIA qui, selon l'appelante, était d'ordre politique. Le juge de la Cour fédérale a dit, au paragraphe 69 de ses motifs, que l'arbitre n'avait commis aucune erreur de droit et que sa décision était raisonnable compte tenu des preuves au dossier. Le juge de la Cour fédérale a dit qu'il ne s'agissait pas d'une «dénonciation». Selon lui, les déclarations imputées à l'appelante ne visaient pas des questions d'intérêt public du même ordre que dans Haydon no 1. Il ne s'agissait pas de déclarations sur des questions importantes susceptibles de porter atteinte à la santé et à la sécurité du public (ou d'actes illégaux du gouvernement). En outre, la preuve révélait que l'appelante n'avait pas vérifié les faits ni mentionné ses préoccupations à l'interne avant de parler au Globe and Mail. Ses déclarations ne semblaient pas exactes. Néanmoins, ces déclarations avaient un certain poids parce qu'il s'agissait des propos d'une scientifique. Ses observations ont eu des répercussions négatives sur les activités du gouvernement du Canada. Par conséquent, selon le juge, l'arbitre n'avait commis aucune erreur susceptible de contrôle ni au regard de la décision manifestement déraisonnable, ni au regard de la décision raisonnable. J'estime que le juge n'a commis aucune erreur en tirant cette conclusion.
[41]L'appelante ajoute que le juge de la Cour fédérale et l'arbitre n'ont pas examiné la question de savoir si ses déclarations avaient eu un effet sur l'accomplissement de ses fonctions ou sur la façon dont le public percevait ce rendement. Elle dit qu'aucune preuve directe n'avait été présentée pour établir qu'elle n'était plus en mesure d'exercer correctement ses fonctions à cause de ses déclarations.
[42]Dans Fraser, la Cour suprême du Canada a dit, à la page 469 de la décision, qu'«[u]n emploi dans la fonction publique comporte deux dimensions, l'une se rapportant aux tâches de l'employé et à la manière dont il les accomplit, l'autre se rapportant à la manière dont le public perçoit l'emploi». La Cour suprême a conclu qu'une preuve directe devrait être produite pour démontrer l'empêchement mais que la règle n'était pas absolue et qu'une inférence pouvait être tirée dans certaines circonstances. La Cour suprême a dit, à la page 472:
En ce qui a trait à l'empêchement d'accomplir le travail précis, je crois que selon la règle générale la preuve directe de l'incidence néfaste devrait être exigée. Toutefois cette règle n'est pas absolue. On peut déduire qu'il y a eu incidence néfaste lorsque, comme en l'espèce, la nature du poste du fonctionnaire est à la fois importante et délicate et lorsque comme en l'espèce, le fond, la forme et le contexte de la critique du fonctionnaire est extrême. [Non souligné dans l'original.]
[43]L'intimée a soumis deux affidavits sur les répercussions de la déclaration de l'appelante sur le public et sur l'Agence. Il s'agit des affidavits du Dr Evans, directeur de l'ACIA, et de Mme Kirkpatrick, de Santé Canada.
[44]L'arbitre a mentionné l'impact que pouvait avoir l'opinion de l'appelante: «Elle était une scientifique de Santé Canada qui déclarait qu'il ne s'agissait pas d'une question de santé. À tout le moins, cela aurait causé de la confusion dans le public, et cela a certainement causé des perturbations au ministère» (au paragraphe 87) (non souligné dans l'original).
[45]Ce faisant, l'arbitre a fait une inférence pour ensuite tirer une conclusion de fait.
[46]Le juge de la Cour fédérale a dit, au paragraphe 64 de ses motifs:
La demanderesse soutient également que l'arbitre ne s'est pas demandé si ses remarques avaient un effet sur l'accomplissement de ses fonctions ou sur la façon dont le public percevait son rendement. L'employeur a remis en question le jugement de la demanderesse, mais aucune preuve n'a été soumise pour démontrer comment cela avait influé sur l'accomplissement des fonctions de la demanderesse. Je note que l'arbitre ne fait pas expressément de remarques au sujet de l'effet des commentaires de la demanderesse sur l'accomplissement de ses fonctions. Cela n'est pas surprenant puisque, contrairement à ce qui était le cas dans l'affaire Fraser, la demanderesse n'a pas été congédiée, mais qu'elle a simplement été suspendue pour une période de dix jours. Toutefois, l'arbitre a fait des remarques au sujet de la façon dont le grand public a perçu l'effet de sa déclaration sur l'accomplissement de ses fonctions, ainsi qu'au sujet des incidences que ces déclarations avaient eues au sein du gouvernement vis-à-vis de ses homologues à l'extérieur du Canada. Il ressort clairement de la preuve admise par l'arbitre que les commentaires de la demanderesse ont influé sur la perception de son aptitude à s'acquitter de ses fonctions d'une façon efficace et que ses critiques avaient également eu une incidence sur la perception des activités et de l'intégrité de l'ACIA et de Santé Canada. Les conclusions tirées par l'arbitre à cet égard ne sont pas manifestement déraisonnables. Je ne puis donc constater aucune erreur susceptible de révision. [Non souligné dans l'original.]
[47]Sur ce point, la position de l'appelante n'est pas fondée. Le juge de la Cour fédérale a souligné que l'arbitre avait examiné l'effet des déclarations de l'appelante, tant sur le Ministère que sur la perception du public, de sa capacité d'accomplir efficacement ses fonctions.
[48]Comme je l'ai dit plus haut, le juge de la Cour fédérale a commis une erreur quand il a dit que la décision manifestement déraisonnable était la norme de contrôle qui s'appliquait aux conclusions de l'arbitre au sujet de la perception du public du rendement de l'appelante. Toutefois, il a ensuite également appliqué la décision raisonnable comme norme et il a conclu que la décision de l'arbitre n'était pas déraisonnable. La Cour n'a donc aucun motif d'intervenir.
Conclusion
[49]Je rejetterais l'appel avec dépens.
La juge Sharlow, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.