2006 CAF 124
A‑419‑04
Kozak Geza, Csepregi Attila, Kozak Geza (mineur) et Csepregi Szilvia (appelants)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
A‑420‑04
Smajda Sandor, Smajda Zsolt, Smajda Sandor, Gyulavics Timea, Smajda Claudia et Smajda Jozef (appelants)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)
Répertorié : Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Décary, Evans et Sharlow, J.C.A.—Toronto, 22 novembre 2005; Ottawa, 27 mars 2006.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Appels d’une décision de la Cour fédérale refusant la demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié refusant les demandes d’asile des appelants — Ceux-ci disaient craindre avec raison d’être persécutés en Hongrie parce qu’ils sont d’origine ethnique rome — La Commission a appliqué une « cause type » pour trancher les demandes d’asile des appelants — Il y avait une crainte raisonnable de partialité par suite de la création de la cause type, aucune différence n’ayant été faite entre les fonctions de gestion et les fonctions de décision — Appels accueillis.
Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a établi une « cause type » pour trancher les demandes d’asile des appelants — Une cause type a pour but de constituer un dossier de preuve complet sur lequel la formation pourrait se fonder pour tirer des conclusions de fait et de droit éclairées et elle vise à guider les formations futures pour qu’elles puissent rendre des décisions cohérentes et éclairées de manière efficiente et rapide — En l’espèce, la stratégie relative aux causes types a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Équité procédurale — Crainte raisonnable de partialité — La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a établi une « cause type » pour trancher les demandes d’asile des appelants — Une personne raisonnable ayant examiné l’affaire et y ayant réfléchi pourrait raisonnablement conclure que la stratégie relative aux causes types n’avait pas uniquement pour but d’assurer la cohérence et l’exactitude des futures décisions, mais également de réduire le nombre de décisions favorables rendues en faveur des Roms hongrois — Les faits amenaient à conclure que la formation de la Commission était partiale et n’agissait pas de manière indépendante lorsqu’elle a rejeté les demandes d’asile des appelants.
Il s’agissait d’appels à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale rejetant les demandes de contrôle judiciaire que les appelants ont présentées à l’encontre d’une décision de la Section du statut de réfugié (maintenant la Section de la protection des réfugiés) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant leurs demandes d’asile. Ces demandes reposaient sur la crainte fondée des appelants d’être persécutés en Hongrie du fait de leur origine ethnique rome.
La principale question en litige en l’espèce consistait à décider si la Commission avait manqué à l’obligation d’agir de manière équitable en faisant naître une crainte raisonnable de partialité par suite de la création d’une cause « type » devant servir à trancher les demandes d’asile des appelants et en ne faisant pas de différence entre ses fonctions de gestion et ses fonctions de décision.
Selon la Commission, une cause type a pour but de constituer un dossier de preuve complet sur lequel la formation peut se fonder pour tirer des conclusions de fait éclairées et analyser de manière exhaustive les questions de droit pertinentes. Ces conclusions visent à guider les formations qui seront saisies de cas similaires et à faire en sorte que des décisions cohérentes et éclairées soient rendues de manière efficiente et rapide.
Les appelants ont soutenu que la stratégie relative aux causes types en l’espèce avait pour but de réduire la proportion de demandeurs d’asile roms hongrois ayant gain de cause et de dissuader les demandeurs éventuels de venir au Canada et qu’en conséquence, les demandes des appelants n’ont pas été tranchées de manière impartiale.
Jugement : les appels doivent être accueillis.
Étant donné que des droits garantis par la Charte sont en jeu dans les procédures relatives aux réfugiés se déroulant devant la Commission, la norme servant à déterminer si une crainte raisonnable de partialité existe est particulièrement exigeante. Les appelants pouvaient démontrer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité sans prouver les raisons pour lesquelles la Commission a élaboré les causes types. La preuve examinée en l’espèce comprenait des courriels échangés entre des gestionnaires de la Commission et des dirigeants de Citoyenneté et Immigration. Ces courriels faisaient état des préoccupations de la Commission et de CIC relativement au nombre de plus en plus élevé de cas de Hongrois. La preuve portait aussi sur le fait que l’un des membres qui a entendu les demandes des appelants aurait pu être prédisposé à les rejeter étant donné qu’il avait participé au processus de planification des causes types, créant ainsi un lien entre le règlement des demandes des appelants et les activités de la direction de la Commission. Le fait de ne pas avoir demandé le concours des avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés ou des ONG intéressées par l’initiative des causes types et le fait d’avoir semblé chercher un moyen de répondre aux préoccupations relatives au nombre élevé de décisions concernant des demandes de Roms hongrois, qui auraient été rendues à partir de renseignements inexacts sont aussi fort troublants. Le fait que les décisions défavorables aient été l’objet d’une fuite dans les médias hongrois avant qu’elles ne soient rendues appuyait cette croyance. Ainsi, une personne raisonnable ayant examiné chaque aspect de l’affaire et y ayant réfléchi de manière approfondie penserait que la formation devant laquelle l’audience s’est déroulée était partiale et n’agissait pas de manière indépendante lorsqu’elle a rejeté les demandes d’asile des appelants. Cette personne pourrait raisonnablement conclure que la stratégie relative aux causes types n’avait pas uniquement pour but d’assurer la cohérence des futures décisions et d’accroître leur exactitude, mais également de réduire le nombre de décisions favorables qui auraient pu, n’eût été de cette stratégie, être rendues en faveur des 15 000 Roms hongrois dont on prévoyait l’arrivée au Canada en 1998 et de diminuer le nombre de demandeurs éventuels.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 65(3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 55).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74d), 159(1).
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 317 (mod. par DORS/2002‑417, art. 19).
Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (mod. par DORS/2005‑339, art. 1), art. 22 (mod. par DORS/2002‑232, art. 11).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
décisions examinées :
A.S.S. (Re), [1999] D.S.S.R. no 1 (QL); F.N.S. (Re), [1999] C.R.D.D. no 2 (QL).
décisions citées :
Polgari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 626; Sarkozi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 649; Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 809; Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 771; 2003 CFPI 429; Racz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1293.
doctrine citée
Canada. Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels, Politique no 2003‑01. Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 21 mars 2003.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (Geza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 3; 2004 CF 1039) portant que la formation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a rejeté les demandes d’asile des appelants n’a pas fait preuve de partialité. Appels accueillis.
ont comparu :
Rocco Galati pour les appelants.
I. John Loncar et Gordon Lee pour l’intimé.
avocats inscrits au dossier :
Galati, Rodrigues, Azevedo & Associates, Toronto, pour les appelants.
Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1]Les organismes administratifs doivent souvent trouver de nouvelles façons de procéder afin de venir à bout de leur lourde charge de travail et de faire une utilisation optimale des ressources limitées dont ils disposent. Ils ont aussi l’obligation d’agir de manière équitable. La principale question en litige en l’espèce consiste à déterminer si la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a manqué à cette obligation en faisant naître une crainte raisonnable de partialité par suite de la création d’une « cause type » devant servir à trancher les demandes d’asile des appelants et en ne faisant pas de différence entre ses fonctions en matière de gestion et ses fonctions en matière de décision.
[2]Les appelants sont des citoyens hongrois qui demandent l’asile au Canada. Ils disent craindre avec raison d’être persécutés en Hongrie parce qu’ils sont d’origine ethnique rome. Ils allèguent en particulier qu’ils ont été persécutés par des gangs de skinheads racistes et que les autorités de l’État, notamment la police, ne peuvent pas ou ne veulent pas les protéger contre ces gangs.
[3]Au terme d’une audience tenue en vertu de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, qui a duré 14 jours en octobre et en novembre 1998, la Section du statut de réfugié (maintenant la Section de la protection des réfugiés) de la Commission de l’immigra-tion et du statut de réfugié a rejeté les demandes des appelants [A-419-04 (A.S.S. (Re), [1999] D.S.S.R. no 1 (QL)) et A-420-04 (F.N.S. (Re), [1999] C.R.D.D. no 2 (QL))]. La Commission a jugé que les appelants n’avaient pas prouvé qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés en Hongrie et que les autorités de l’État ne les protégeraient pas ou ne pourraient pas les protéger adéquatement.
[4]La Commission s’est appuyée sur une preuve commune pour ce qui est des conditions existant en Hongrie à l’époque, mais a entendu le témoignage de chaque appelant sur les incidents particuliers qu’il invoquait. Elle a préféré les dépositions écrites et les témoignages d’expert produits pour le compte du ministre sur la situation à laquelle les Roms doivent faire face en Hongrie et sur la protection offerte par la police et par les autres autorités de l’État. Elle a conclu que les appelants exagéraient la gravité des problèmes qu’ils avaient vécus et que ces problèmes ne constituaient pas de la persécution, mais seulement de la discrimination.
[5]Les appelants ont demandé à la Cour fédérale l’autorisation de déposer des demandes de contrôle judiciaire dans le but de faire annuler les décisions au motif que la procédure de la Commission n’était pas autorisée ni équitable. Ils prétendaient également que la Commission avait commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte d’éléments de preuve importants qui étayaient leurs demandes lorsqu’elle avait conclu qu’ils pourraient compter sur les autorités de l’État pour les protéger de manière adéquate en Hongrie. Les demandes d’autorisation ont été accueillies.
[6]Leurs demandes de contrôle judiciaire ont cependant été rejetées. Même si le nom de famille du demandeur principal dans l’un des appels est Kozak, la décision est publiée sous le titre de Geza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 3 (C.F.). Le juge saisi des demandes a certifié la question suivante en application de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) [au paragraphe 80] :
La CISR avait‑elle compétence pour entendre une « cause type » en vertu de la Loi sur l’immigration?
[7]Dans un document intitulé « Document d’informa-tion sur les cas types », la Commission a écrit qu’une « cause type » avait pour but de constituer un dossier de preuve complet sur lequel la formation pourrait se fonder pour tirer des conclusions de fait éclairées et analyser de manière exhaustive les questions de droit pertinentes.
[8]Les conclusions de fait et de droit de la cause type ne lient pas les autres formations de la Commission, mais, selon cette dernière, elles visent à donner des indications aux formations qui seront saisies de cas similaires. Ainsi, la cause type ferait en sorte que des décisions cohérentes et éclairées soient rendues de manière efficiente et rapide. Les affaires des appelants ont constitué la première « cause type »—et la seule jusqu’à maintenant—organisée et entendue par la Commission.
[9]Une « cause type » est différente d’un « guide jurisprudentiel », une autre technique utilisée par la Commission pour accroître la qualité et la cohérence de ses décisions, à au moins deux égards : une décision de la Commission est désignée comme « guide jurisprudentiel » après avoir été rendue, alors qu’une « cause type » est planifiée et organisée avant d’être entendue, et un guide jurisprudentiel a normalement pour but d’avoir un caractère persuasif quant à des questions de droit et à des questions mixtes de fait et de droit, alors que les causes types sont censées établir aussi des conclusions de fait persuasives sur les conditions existant dans un pays. Voir également le document intitulé Politique sur l’utilisation de guides jurisprudentiels, Politique no 2003‑01 (Ottawa : Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 21 mars 2003).
[10]L’avocat des appelants dit que, même si la Commission avait, en principe, le pouvoir légal d’adopter une stratégie relative aux causes types afin d’assurer la cohérence, la qualité et l’efficience de son processus décisionnel (ce qu’il n’admet pas), les circonstances entourant l’organisation de ces causes types par la Commission et la conduite des audiences les concernant ont fait naître une crainte raisonnable de partialité et de manque d’indépendance chez les décideurs. Il soutient en particulier qu’une personne raisonnable conclurait que cette stratégie avait pour but de réduire la proportion de demandeurs d’asile roms hongrois ayant gain de cause et de dissuader les deman-deurs éventuels de venir au Canada; en conséquence, les demandes des appelants n’ont pas été tranchées de manière impartiale.
[11]Les appelants ont été entendus ensemble par la Commission, qui a donné des motifs séparés de sa décision de rejeter leurs demandes, et par le juge saisi des demandes. La Cour a, elle aussi, entendu en même temps les appels dans les dossiers no A‑419‑04 (Geza) et no A‑420‑04 (Smajda) parce que bon nombre des questions de droit et de fait soulevées dans les deux affaires sont identiques. Les présents motifs s’appliquent aux deux appels et une copie en sera versée dans chaque dossier.
B. FAITS
[12]Dans le présent appel, la plus grande partie des principaux faits concernant l’origine des causes types, le processus de planification, l’audience elle‑même et certains événements survenus après celle‑ci ne sont pas sérieusement contestés. Il en est de même du critère juridique de l’impartialité qui s’applique. C’est essentiellement sur la question de savoir si les principaux faits font naître une crainte raisonnable de partialité que les parties ne s’entendent pas en l’espèce.
[13]Le dossier certifié qui a été transmis par la Commission aux appelants après que ceux‑ci en eurent fait la demande conformément à la règle 317 [mod. par DORS/2002-417, art. 19] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] renferme peu de renseigne-ments sur les faits qui auraient donné naissance à une crainte raisonnable de partialité. La Commission n’était pas saisie de cette question lorsqu’elle a entendu les demandes des appelants.
[14]L’avocat des appelants a toutefois complété le dossier de la Commission par des documents obtenus auprès de celle‑ci après que les appelants eurent été autorisés à présenter une demande de contrôle judiciaire. Les documents ont été obtenus en réponse à des demandes faites en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1. Il s’agit principalement de courriels traitant de la création et de l’organisation de la « cause type » qui ont été échangés entre des fonctionnaires de la Commission. Les courriels révèlent en outre que le commissaire Vladimir Bubrin, qui dirige l’équipe de gestion des cas de l’Europe de la Commission et qui était également l’un des deux membres de la formation qui a entendu les demandes d’asile des appelants, a participé au processus de planification. D’autres renseignements figurent dans des affidavits préparés pour les besoins des demandes de contrôle judiciaire. Le juge saisi des demandes disposait de tous les documents contenus dans le dossier d’appel.
i) L’origine de l’initiative relative aux causes types
[15]Pour établir le contexte dans lequel l’initiative relative aux causes types a été élaborée, l’avocat a fait référence à un courriel adressé à l’un de ses collègues par la chef du Service des opérations pour l’équipe de gestion des cas de l’Europe, Joan Steegstra, le 6 mai 1998. Dans ce courriel (dossier d’appel, vol. 10, pages 3128 et 3129), Mme Steegstra donne suite à une conversation avec le destinataire au sujet du [traduction] « nombre croissant de nouveaux arrivants hongrois » et mentionne qu’un avocat qui s’était occupé de demandes de Roms tchèques lui a appris qu’[traduction] « il y a 15 000 (et oui, quinze mille) Roms hongrois en route vers le Canada ». Elle ajoute que le même avocat lui a demandé de confirmer un article paru dans les médias selon lequel la Commission avait déjà rendu 28 décisions favorables dans des affaires concernant des Roms hongrois au cours des cinq premiers mois de 1998. Elle affirme qu’elle a refusé de confirmer les [traduction] « détails », mais qu’elle a dit à l’avocat que [traduction] « les cas concernant des Hongrois augmentent ». Le nom de M. Bubrin figurait sur la liste de diffusion de ce courriel.
[16]Des courriels datés du 7 mai 1998 (dossier d’appel, vol. 10, page 3140) laissent entendre que l’intérêt des médias hongrois ne semblait pas avoir entraîné jusque‑là une augmentation du nombre de Roms arrivant au Canada pour y demander l’asile. Un fonctionnaire a toutefois noté que [traduction] « les chiffres ne présagent rien de bon » et que, même s’il n’y avait pas eu d’augmentation en avril, [traduction] « les chiffres sont demeurés relativement élevés ».
[17]Ces courriels semblent avoir été échangés entre des gestionnaires de la Commission et des dirigeants de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Dans son affidavit, Robert Orr, qui est devenu directeur général de CIC en 2003, décrit en termes généraux les contacts entre CIC et la Section de la protection des réfugiés (qui a remplacé la Section du statut de réfugié) de la Commission : dossier d’appel, vol. 12, pages 3358 et 3359. Selon ce qu’il dit, les directeurs généraux et leurs supérieurs de chacune des administrations centrales ont des contacts. Les discussions portent sur des questions stratégiques d’intérêt commun et non sur des cas individuels. Par exemple, CIC partage avec la Commission son information sur les tendances et les augmentations escomptées du nombre de demandeurs venant d’un pays donné. Les répercussions plus générales d’une décision particulière peuvent aussi être analysées lors de réunions régionales. Les commissaires n’assistent à aucune de ces réunions.
[18]Dans d’autres courriels internes échangés le 27 mai 1998 (dossier d’appel, vol. 11, page 2888), Mme Steegstra écrit que [traduction] « l’AC s’intéresse à l’heure actuelle au nombre de plus en plus élevé de cas de Hongrois » et signale que, depuis le début de l’année, [traduction] « 12 décisions favorables ont été rendues; quatre seulement étaient accompagnées de motifs, ceux‑ci ayant été prononcés à l’audience dans deux cas ». Dans un courriel envoyé plus tôt le même jour, Mme Steegstra avait écrit que, depuis novembre 1997, il y avait eu [traduction] « 13 décisions favorables et 2 défavorables ». Les lettres « AC » semblent désigner la Commission et non CIC. Le nom de M. Bubrin figurait sur la liste de diffusion de ces courriels. Par ailleurs, dans un courriel du vice‑président daté du 2 juillet 1998, il était écrit que, depuis le début de l’année, la Commission avait statué sur environ 65 demandes d’asile présentées par des Hongrois, en majorité des Roms, et qu’elle a presque toujours donné raison aux demandeurs.
[19]Dans un courriel adressé à M. Bubrin le 28 mai 1998 (dossier d’appel, vol. 11, page 3212), un commissaire coordonnateur de la Section du statut de réfugié, Gregory James, a insisté sur l’importance d’avoir des [traduction] « motifs très détaillés » dans les cas où une décision favorable est rendue en faveur d’un Rom hongrois. Selon lui, [traduction] « il est inévitable que le public finira par s’intéresser autant à ces cas qu’aux cas tchèques ». Il a dit qu’il recommanderait qu’[traduction] « un cas réel mais pouvant constituer un modèle » soit choisi et entendu rapidement. Il proposait en outre que le ministre participe à l’audience relative à la « cause type » et que l’on fasse appel à un [traduction] « bon conseil ».
[20]M. James a écrit dans ce courriel qu’il avait proposé une stratégie semblable dans le cas des Roms tchèques et s’est dit déçu que sa proposition n’ait pas eu de suite. Il a ajouté que le ministère (c’est‑à‑dire CIC) [traduction] « n’est pas impressionné par nos décisions et continue à laisser entendre qu’il possède des renseignements que nous n’avons pas pris en compte ». Selon lui, l’[traduction] « audition complète » d’une demande présentée par un Rom hongrois à laquelle le ministre participerait pleinement pourrait obliger CIC [traduction] « à dire réellement ce qu’il pense au lieu de se contenter de critiquer par en‑dessous ». M. James ajoute finalement que les commissaires qui entendraient les futures demandes présentées par des Roms de Hongrie ne seraient pas liés par les conclusions tirées dans la cause type, [traduction] « mais ils pourraient considérer que ces conclusions ont un caractère persuasif et elles devraient à tout le moins permettre d’y voir plus clair ».
[21]Selon l’avocat du ministre, le courriel de M. James indique clairement que la stratégie relative aux causes types était une initiative du président et du vice‑président de la Commission et non de CIC.
ii) La planification de la cause type
[22]Mme Steegstra était chargée de la gestion quotidienne des causes types. Elle a déclaré dans son affidavit que l’avocat Peter Wuebbolt avait été choisi pour représenter les demandeurs parce qu’il avait un plus grand nombre de dossiers de Roms hongrois devant la Commission que tout autre avocat. Il était prévu que l’avocat choisi pour représenter les demandeurs dans la cause type serait rémunéré par le Régime d’aide juridique de l’Ontario pour les heures consacrées à la préparation de l’audition de la cause type et à l’audition comme telle et que, une fois cet avocat choisi, le vice‑président communiquerait avec les responsables du Régime à cette fin : dossier d’appel, vol. 11, page 3071.
[23]Mme Steegstra a décrit comment les demandes des appelants ont été choisies pour constituer la cause type. Il s’agissait de choisir [traduction] « des demandes très typiques qui n’étaient pas particulièrement complexes ou très médiatisées ». Comme il le lui avait été demandé, M. Wuebbolt a apporté tous ses dossiers à une réunion de la Commission et, après que les principales questions eurent été discutées, lui et Mme Steegstra les ont passés en revue et ont écarté les [traduction] « dossiers particulièrement probléma-tiques ».
[24]Entre‑temps, M. Wuebbolt a expliqué le [traduction] « scénario » des causes types à ses clients et a soumis une liste de dossiers sélectionnés à Mme Steegstra et à M. Bubrin. C’est Mme Steegstra qui a fait le choix final parce qu’elle [traduction] « n’avait aucun rôle à jouer relativement à l’audience ». Il ne fait aucun doute que M. Wuebbolt a participé activement et volontairement au processus concernant les causes types.
[25]Un agent chargé de la revendication a été choisi en vue de l’audience et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a été invité à participer à celle‑ci. Le représentant du ministre à l’audience a été choisi par le gestionnaire de CIC à Toronto.
[26]Les demandes d’asile sont normalement tranchées sur la foi de documents écrits décrivant les conditions existant dans le pays concerné que l’on peut obtenir au centre de documentation de la Commission. La plus grande particularité de l’audition de la cause type résidait dans le fait que des experts devaient être appelés à témoigner au sujet de la situation des Roms en Hongrie, en particulier au regard de la protection que les autorités de l’État, notamment la police, peuvent leur assurer contre la discrimination et la persécution.
[27]M. Wuebbolt a choisi deux témoins qu’il allait appeler à témoigner à l’audience pour le compte des appelants. De son côté, le représentant du ministre a choisi quatre témoins : M. Holtzl, un représentant du gouvernement hongrois; M. Kaltenbach, un protecteur des droits des minorités en Hongrie; M. Farkas, le président de l’administration autonome nationale de la minorité rome; et M. Biro, un journaliste qui était aussi, notamment, président du conseil d’administration de l’European Roma Rights Centre.
[28]La formation devant laquelle l’audience devait avoir lieu était composée à l’origine de M. Popatia, un commissaire de Toronto, et de Mme Berger, une commis-saire de Montréal. La présence d’une commissaire de Montréal au sein d’une formation entendant une affaire survenue à Toronto avait pour but, si les points de vue sur les demandes d’asile présentées par les Roms de Hongrie différaient d’une région à l’autre, de renforcer le caractère persuasif de la cause type.
[29]Toutefois, dans un courriel daté du 18 septembre 1998 (dossier d’appel, vol. 11, page 3096), M. Bubrin a écrit qu’il remplacerait M. Popatia parce que ce dernier s’était retiré pour des [traduction] « raisons personnelles ». Dans un courriel daté du 26 octobre 1998, Mme Steegstra a écrit que M. Bubrin estimait qu’il devait rester [traduction] « éloigné » des causes types étant donné qu’il allait faire partie de la formation chargée de les entendre : dossier d’appel, vol. 11, page 3098. Par conséquent, M. Bubrin avait demandé de ne plus recevoir de communications concernant les causes types. Le vice‑président a accédé à cette demande (ibid.), disant :
[traduction] [. . .] c’est une bonne idée de garder une certaine distance entre la formation et la direction de la Commission afin d’éviter toute apparence d’influence indue sur les délibérations de la formation.
[30]Finalement, il faut mentionner que la Commission a planifié les causes types sans en parler publiquement et sans consulter les ONG [organisations non gouvernementales] concernées ou les avocats spécialisés en droit de l’immigration et des réfugiés, à l’exception de M. Wuebbolt. La Commission a expliqué publiquement pour la première fois la stratégie relative aux causes types dans le « Document d’information sur les cas types », qui n’a été publié qu’en mars 1999, soit un mois après que les appelants eurent demandé l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire afin de contester l’équité procédurale de la décision de la Commission de rejeter leurs demandes d’asile.
iii) L’audition des causes types
[31]Comme je l’ai mentionné précédemment, alors que la Commission évalue généralement les conditions existant dans un pays en se fondant uniquement sur les renseignements dont dispose son centre de documentation, des experts ont été appelés par le représentant du ministre à témoigner lors de l’audition des causes types. Ces témoins ont décrit les conditions dans lesquelles les Roms vivent en Hongrie et ont été contre‑interrogés par M. Wuebbolt, le conseil des appelants.
[32]L’avocat qui a représenté les appelants dans le cadre du présent appel, M. Galati, s’est plaint de deux aspects de la procédure suivie à l’audience devant la Commission. Il a dit en premier lieu que les appelants ne se trouvaient pas dans la salle d’audience pendant le témoignage de M. Holtzl et qu’ils avaient dû suivre cette partie de l’audience sur un écran placé dans une autre pièce. En deuxième lieu, il a soutenu que la traduction de certaines parties des témoignages des experts était inadéquate.
iv) Les événements qui ont suivi l’audition des causes types
[33]Les motifs rendus par la Commission dans Smajda ont été signés par Mme Berger et M. Bubrin y a souscrit; toutefois, dans Kozak, c’est M. Bubrin qui a signé les motifs et Mme Berger y a souscrit. Les motifs sont datés du 20 janvier 1999 dans les deux cas. Les ordonnances de la Commission rejetant les demandes d’asile des appelants ont été signées pour son compte le lendemain.
[34]L’avocat des appelants a fait référence à la preuve de la publicité dont les causes types avaient fait l’objet dans les médias en Hongrie avant que la Commission rende ses décisions concernant les appelants et par la suite. Roger Rodrigues, un avocat travaillant avec M. Galati, a joint à son affidavit du 11 juillet 2000 une copie du numéro de janvier 1999 de Roma Rights, dossier d’appel, vol. 10, pages 2787 et 2788. Cette publication indiquait que, les 5 et 7 janvier 1999, deux grands quotidiens hongrois avaient publié des articles sur deux décisions de la Commission relativement à des demandes d’asile présentées par des Roms hongrois. L’un des journaux qualifiait les décisions de [traduction] « précédents » et ajoutait qu’elles signifiaient que les demandes d’asile présentées par des Roms de Hongrie ne seraient pas acceptées au Canada.
[35]De plus, chacun des demandeurs principaux des familles Kozak et Smajda ont déclaré dans leurs affidavits qu’en effectuant des recherches dans Internet le 18 janvier 1999, ils étaient tombés sur le site Web d’un journal hongrois qui indiquait qu’une décision concernant les demandes d’asile de deux familles de Roms hongrois devait être rendue au Canada [traduction] « dans quelques jours » : dossier d’appel, vol. 10, pages 2726, 2727, 2739 et 2740.
[36]Ces personnes ont aussi parlé de reportages publiés dans deux journaux hongrois du 22 janvier 1999, accessibles en ligne : dossier d’appel, vol. 10, pages 2727 et 2740. L’un de ces journaux annonçait un [traduction] « précédent » concernant les demandes d’asile présentées par deux familles romes hongroises. Les renseignements qui y sont donnés indiquent qu’il s’agit des appelants. Le même jour, le plus grand journal de Hongrie a publié un article intitulé [traduction] « Le Canada refuse l’asile à des Roms hongrois » : dossier d’appel, vol. 10, page 2788.
[37]Les décisions de la Commission rejetant les demandes des appelants ont été signées le 20 janvier 1999 et ont été communiquées aux appelants le lendemain. Selon l’avocat, une personne raisonnable pourrait penser que ces articles parlaient des appelants et que, même avant que les décisions relatives aux causes types aient été signées, les fonctionnaires de la Commission ou de CIC avaient commencé à prendre des mesures afin qu’elles soient connues en Hongrie dans le but de dissuader les Roms hongrois de venir au Canada pour y demander l’asile.
[38]L’avocat des appelants a aussi souligné que la proportion de décisions rendues par des formations de la Commission en faveur de Roms de Hongrie avait baissé considérablement au cours des six mois ayant suivi la publication des motifs rendus dans les causes types : dossier d’appel, vol. 10, pages 2807, 2810 et 2811. Des affidavits signés par des avocats spécialisés en droit des réfugiés et par des employés du Roma Advocacy Centre de Toronto indiquent que, après la publication des motifs dans les causes types, la Commission a rejeté régulièrement les demandes d’asile présentées par des Roms de Hongrie en s’appuyant sur les causes types, sans apprécier la preuve relative aux conditions existant en Hongrie qui lui était présentée dans chaque cas : dossier d’appel, vol. 10, pages 2755 à 2774.
[39]Ainsi, la proportion de décisions favorables est passée de 71 p. 100 en décembre 1998 à 27 p. 100 au cours des trois mois qui ont suivi la publication des décisions relatives aux causes types et à 9 p. 100 au cours des trois mois suivants. Dans les six premiers mois de 2002, 6 p. 100 des affaires entendues à Toronto ont fait l’objet d’une décision favorable, ce qui est beaucoup plus bas que la moyenne atteinte pour la même période à Montréal, à Calgary et à Vancouver. Se fondant sur ces statistiques et sur ces affidavits, l’avocat a fait valoir qu’une personne raisonnable penserait que les causes types de Toronto avaient effectivement pour but de réduire le nombre de décisions favorables devant être rendues dans l’avenir.
[40]Les causes types n’ont pas réellement permis d’établir, si c’était effectivement leur but, un fondement factuel et un fondement juridique solides devant servir à statuer sur les futures demandes présentées par des Roms de Hongrie (en particulier en ce qui concerne la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à de la persécution ou à de la discrimination, et le caractère adéquat de la protection de l’État). En effet, plusieurs Roms de Hongrie dont les demandes avaient été rejetées par la Commission sur la foi des conclusions de fait tirées dans les causes types ont présenté des demandes de contrôle judiciaire et ont eu gain de cause.
[41]Ainsi, dans un certain nombre d’affaires, la Cour fédérale a statué que la Commission s’était trop appuyée sur les conclusions relatives aux conditions existant en Hongrie décrites dans la trousse d’information sur les causes types hongroises, laquelle contenait plus de 75 documents et transcriptions de témoignages faits par les six experts lors de l’audition des causes types, sans effectuer sa propre analyse de la preuve dont elle était saisie. Voir, par exemple, Polgari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 626; Sarkozi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 649; Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 809; Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 771 (1re inst.). Dans d’autres affaires concernant des Roms hongrois demandant l’asile, la Cour a confirmé les décisions défavorables rendues par la Commission sur le caractère adéquat de la protection de l’État : voir, par exemple, Racz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1293, où un certain nombre de précédents contradictoires sont citées.
C. DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[42]Le juge saisi des demandes en l’espèce a rejeté tous les motifs de contrôle invoqués par les appelants. Il a conclu que ces derniers n’avaient pas réussi à démontrer que l’initiative relative aux causes types n’était pas permise par la Loi sur l’immigration; que sa création et sa mise en œuvre créaient une crainte raisonnable de partialité; que les appelants avaient été privés de leurs droits en matière de procédure à l’audience parce qu’ils avaient été exclus temporaire-ment de la salle d’audience et que la traduction des témoignages était inadéquate; que la Commission avait commis des erreurs susceptibles de contrôle en concluant que les autorités hongroises ne leur avaient pas refusé une protection adéquate contre la persécution. Il a néanmoins accordé les dépens aux appelants pour des « raisons spéciales ».
[43]La conclusion du juge selon laquelle la Commission avait élaboré l’initiative relative aux causes types dans le but d’assurer la cohérence de ses décisions concernant les demandes d’asile présentées par des Roms hongrois est particulièrement pertinente en l’espèce. En outre, le juge a conclu que les courriels sur lesquels les appelants se sont fondés ne démontraient pas qu’il existait une crainte raisonnable de partialité fondée parce que la formation avait déjà une idée de la décision qu’elle allait rendre avant l’audience en raison de l’organisation des causes types par des gestionnaires de la Commission, dont M. Bubrin, et des contacts entre la Commission et CIC concernant les demandes des Roms de Hongrie.
D. ANALYSE
Deux questions préliminaires
a) La norme de contrôle
[44]Une cour de révision applique la norme de la décision correcte lorsqu’elle doit décider si, en rendant sa décision, un tribunal administratif a manqué à l’obli-gation d’agir équitablement en matière de procédure, y compris l’obligation d’être impartial.
[45]Pour savoir si un tribunal administratif a commis une erreur susceptible de contrôle, une cour d’appel doit normalement se mettre à la place du juge saisi des demandes. Elle doit donc généralement s’attarder aux motifs et aux actes de l’organisme dont la décision est contestée et non aux motifs du juge saisi des demandes.
[46]En l’espèce, je ne suis pas arrivé à la même conclusion que le juge saisi des demandes sur la ques-tion de savoir si les faits font naître une crainte raison-nable de partialité. À mon humble avis, le juge saisi des demandes n’a pas reconnu que, étant donné que des droits garantis par la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] sont en jeu dans les procédures relatives aux réfugiés se déroulant devant la Commission—un organi-sme indépendant disposant d’un pouvoir décisionnel—, la norme servant à déterminer si une telle crainte existe est particulièrement exigeante.
[47]Contrairement à ce que le juge a conclu, les appelants peuvent démontrer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité sans prouver les raisons pour lesquelles la Commission a élaboré l’initiative relative aux causes types. À mon humble avis, il suffit qu’une personne raisonnable puisse conclure, après examen de la preuve dans l’ensemble, que ces raisons font en sorte que, selon toute vraisemblance, la formation devant laquelle l’audience a eu lieu n’était pas impartiale.
b) La question certifiée
[48]Compte tenu de la conclusion à laquelle je suis arrivé, deux questions de fond seulement doivent être tranchées dans les présents motifs. Premièrement, les circonstances qui ont précédé l’audience et la décision rendue par la Commission relativement aux demandes d’asile des appelants ont‑elles fait naître une crainte raisonnable de partialité ou de manque d’indépendance chez les membres de la formation qui ont entendu les demandes et ont statué sur celles‑ci? Deuxièmement, dans l’affirmative, les appelants ont‑ils droit à une mesure de redressement même si ni eux ni M. Wuebbolt n’ont soulevé plus tôt la question de la partialité? La troisième question que je dois examiner a trait à l’adjudication des dépens aux appelants par le juge saisi des demandes.
[49]Par conséquent, il n’est pas nécessaire, à mon avis, de répondre à la question certifiée par le juge saisi des demandes, à savoir :
La CISR avait‑elle compétence pour entendre une « cause type » en vertu de la Loi sur l’immigration?
Le ministre s’est appuyé sur la disposition suivante de la Loi sur l’immigration pour justifier la stratégie relative aux causes types [art. 65(3) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 55)] :
65. [. . .]
(3) Le président, après consultation du vice‑président et des vice‑présidents adjoints de la section du statut et de la section d’appel et des membres coordonnateurs de la section du statut, peut, par écrit, donner des directives aux membres de ces sections en vue de les assister dans l’exécution de leurs fonctions. [Soulignement ajouté.]
Cette disposition a été remplacée par le paragraphe 159(1) de la LIPR :
159. (1) Le président est le premier dirigeant de la Commission ainsi que membre d’office des quatre sections; à ce titre :
[. . .]
h) après consultation des vice‑présidents et du directeur général de la Section de l’immigration et en vue d’aider les commissaires dans l’exécution de leurs fonctions, il donne des directives écrites aux commissaires et précise les décisions de la Commission qui serviront de guide jurisprudentiel; [Soulignement ajouté.]
[50]La Commission n’a donné aucune directive sous le régime de la Loi sur l’immigration en ce qui a trait à la création de causes types concernant les Roms de Hongrie. Je ne me prononce pas cependant sur la question de savoir si l’initiative relative aux causes types de la Commission devait être expressément autorisée par la loi. Le libellé des passages soulignés dans les deux dispositions étant différent, il ne conviendrait pas que j’émette pour rien un avis sur la signification de la disposition abrogée ou de celle qui l’a remplacée.
Question no 1 : Les décisions rendues dans les causes types étaient‑elles entachées par la partialité ou le manque d’indépendance?
i) Le critère applicable
[51]Appliquant le critère bien connu de la partialité qui a été formulé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, le juge saisi des demandes a considéré que les appelants n’avaient pas démontré que les circonstances entourant la création, la planification et la mise en œuvre de l’initiative relative aux causes types avaient fait naître une crainte raisonnable de partialité. Il a conclu en conséquence que l’adoption de règles de procédure par un organisme administratif dans le but d’assurer la cohérence de ses décisions était justifiée, pourvu que cela ne compromette pas l’indépendance des formations dans l’avenir.
[52]Même si la notion est bien connue, il convient de rappeler ce qu’est la partialité. La décision d’un tribunal administratif doit être annulée pour partialité si une personne raisonnable qui est raisonnablement au courant des faits et qui a examiné l’affaire d’une manière pratique conclurait, suivant la prépondérance des probabilités, que le décideur n’a pas été impartial. Un critère semblable sert à déterminer si un tribunal administratif est indépendant. Trois considérations préliminaires peuvent compléter cette proposition générale.
[53]En premier lieu, le degré d’impartialité que l’on attend d’un décideur administratif dépend du contexte et doit être évalué en fonction des facteurs décrits par la juge L’Heureux‑Dubé dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 47. L’indépendance de la Commission, son processus et ses fonctions décisionnels ainsi que le fait que ses décisions ont une incidence sur les droits qui sont garantis par la Charte aux demandeurs font en sorte que son obligation d’agir équitablement, notamment d’être impartiale, se trouve au sommet de l’échelle de l’équité procédurale.
[54]La personne raisonnable dont il est question dans la règle interdisant la partialité ne doit pas être assimilée à la partie perdante ou à une personne exagérément méfiante. Le degré élevé d’impartialité et d’indépen-dance qui s’applique à la Commission caractérisera cependant la décision concernant la question de savoir si les appelants ont démontré l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.
[55]En deuxième lieu, le mandat confié à la Commission de rendre des décisions administratives est particulièrement difficile. Par exemple, pendant les années 1990, la Commission avait une charge de travail très lourde et était composée d’un grand nombre de commissaires. Les 200 membres environ qui la compo-saient siégeaient partout au Canada en groupes de deux. La Commission devait se tenir au courant des changements souvent rapides touchant la situation des droits de la personne dans les endroits d’où les demandeurs d’asile venaient et devait faire face à des augmentations imprévisibles et soudaines du nombre de demandeurs venant de certains pays. De plus, en raison de la nature souvent délicate de son travail, la Commission attirait l’attention des politiciens et du public à cause de certaines décisions et de questions plus systémiques, par exemple le temps qu’elle prenait pour rendre ses décisions et l’arriéré des affaires qu’elle devait entendre.
[56]Pour faire face à ces défis, la Commission a dû trouver des moyens de maintenir et d’accroître la cohérence et la qualité de ses décisions afin de pouvoir s’acquitter des fonctions que la loi lui confie et conserver sa légitimité. Aussi, la procédure de la Commission ne doit pas se limiter à un modèle d’application régulière de la loi s’inspirant uniquement du paradigme judiciaire et décourageant l’innovation. Les procédures destinées à accroître la qualité et la cohérence ne doivent toutefois pas être adoptées au détriment de l’obligation de chaque formation d’assurer au demandeur qui comparaît devant elle un degré élevé d’impartialité et d’indépendance.
[57]En troisième lieu, la notion juridique de partialité évoque des circonstances qui amènent un observateur raisonnable et informé à croire que le décideur a été influencé par une considération extrinsèque ou injustifiée. De la même façon, on peut en arriver à croire qu’un décideur n’est pas indépendant lorsqu’il a renoncé à tort à sa liberté de rendre la décision qui devrait être rendue. On ne peut négliger l’intérêt légitime que représente pour l’organisme la qualité générale de ses décisions lorsqu’on évalue son intégrité.
ii) L’application du critère aux faits
[58]Je ne peux trouver un seul fait qui, en soi, suffit à démontrer qu’il y a eu partialité. Par exemple, aucune preuve indiquant qu’un haut fonctionnaire ou un membre supérieur de la Commission a affirmé que les causes types avaient pour but de réduire le nombre de décisions rendues en faveur des Roms hongrois et de dissuader les demandeurs éventuels n’a été produite, quoique l’on ait fait référence au début de la planification à la proportion élevée de décisions favorables rendues précédemment, aux préoccupations de CIC à cet égard et à l’opinion publique.
[59]J’estime qu’il est particulièrement malheureux que M. Bubrin ait participé à l’audience compte tenu du rôle de premier plan qu’il a joué lors de la planification et de l’organisation des causes types avec la direction de la Commission. Le fait que la Commission n’a pas demandé le concours des avocats spécialisés en droit des réfugiés ou des ONG concernées à l’étape de la planification de cette initiative inédite et qu’elle n’a expliqué celle‑ci publiquement qu’après que les appelants eurent demandé à la Cour fédérale l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a également contribué à faire naître des soupçons.
[60]Néanmoins, même si je ne dispose pas d’une preuve incontestable, j’ai conclu, en me fondant sur l’ensemble des faits en l’espèce, qu’une personne raisonnable ayant examiné chaque aspect de l’affaire et y ayant réfléchi de manière approfondie penserait que la formation devant laquelle l’audience s’est déroulée était partiale et n’agissait pas de manière indépendante lorsqu’elle a rejeté les demandes d’asile des appelants.
[61]Par ailleurs, une personne qui lirait les courriels échangés entre les membres de la haute direction au début de l’initiative relative aux causes types pourrait raisonnablement conclure que cette stratégie n’avait pas uniquement pour but d’assurer la cohérence des futures décisions et d’accroître leur exactitude, mais également de réduire le nombre de décisions favorables qui auraient pu, n’eût été de cette stratégie, être rendues en faveur des 15 000 Roms hongrois dont on prévoyait l’arrivée au Canada en 1998 et de diminuer le nombre de demandeurs éventuels.
[62]Comme l’avocat des appelants l’a souligné, le nombre de décisions favorables rendues dans le passé par la Commission relativement à des demandes semblables était extrêmement élevé, et un petit nombre seulement semblaient incohérentes. Les courriels révèlent également qu’à la suite de réunions avec des hauts fonctionnaires de CIC, les membres de la direction de la Commission croyaient que CIC était préoccupé par le grand nombre de décisions qui étaient rendues en faveur des Roms hongrois, parce que, d’après ce dernier, la Commission ne disposait pas de renseignements exacts, et souhaitaient élaborer une procédure qui réglerait ce problème.
[63]Lorsqu’on tient compte du contexte décrit ci‑dessus, le choix, par la Commission, de l’avocat et des affaires devant servir de « causes types », sans qu’aucune consultation plus large n’ait été menée auprès d’avocats spécialisés en droit de l’immigration et en droit des réfugiés, amènerait aussi l’observateur raisonnable à se poser des questions. Le choix, par la Commission, de l’avocat et des causes types pourrait être considéré comme une partie de la réponse de la direction de la Commission aux préoccupations de CIC concernant les décisions favorables rendues dans le passé par les commissaires et la manière dont ces derniers allaient traiter le grand nombre de demandes émanant de Roms hongrois dans l’avenir.
[64]La décision de M. Bubrin de faire partie de la formation devant laquelle l’audience allait avoir lieu a créé un lien entre la résolution des demandes des appelants et les activités de la direction de la Commission, notamment le travail de M. Bubrin en tant que chef de l’équipe de gestion des cas de l’Europe, dans le cadre de la création et de la planification des causes types. Sachant qu’il se trouvait dans une position délicate, M. Bubrin a demandé, après avoir décidé de faire partie de la formation, de ne pas recevoir les courriels traitant des causes types.
[65]En résumé, compte tenu du degré élevé d’impartialité dont la Commission doit faire preuve lorsqu’elle rend une décision, une personne raisonnable aurait très bien pu conclure, sur la foi de ce qui précède, que la formation qui a entendu les demandes des appelants n’était pas impartiale, car l’un de ses deux membres aurait pu être prédisposé à rejeter la demande des appelants étant donné qu’il avait joué un rôle de premier plan dans un exercice qui peut sembler avoir été justifié en partie par le désir de CIC et de la Commission de produire un « précédent » juridique et factuel faisant autorité— sans avoir peut‑être de force obligatoire—, en particulier en ce qui concerne le caractère adéquat de la protection de l’État, qui serait utilisé pour réduire la proportion de décisions rendues en faveur de Roms hongrois demandant l’asile. On peut raisonnablement considérer que la formation n’était pas suffisamment indépendante de la direction de la Commission et était, de ce fait, influencée par les raisons pour lesquelles cette dernière avait élaboré la stratégie relative aux causes types. On peut penser que cette stratégie était motivée par le désir de dissuader les demandeurs éventuels compte tenu du fait que les décisions défavorables semblent avoir fait l’objet d’une fuite dans les médias hongrois avant qu’elles soient rendues et de la publicité visant à dissuader les Roms de venir au Canada pour y demander l’asile qui a suivi.
Question no 2 : Les appelants ont‑ils renoncé à leur droit à un contrôle judiciaire?
[66]Les parties ne peuvent généralement pas se plaindre d’un manquement à l’obligation d’équité procédurale par un tribunal administratif si elles n’en ont rien dit à la première occasion raisonnable. Une partie ne peut pas attendre d’avoir perdu pour crier à l’injustice. En l’espèce cependant, les appelants ne pouvaient pas connaître les circonstances entourant la création et la planification des causes types, notamment le fait qu’un membre de la formation, M. Bubrin, y avait participé. En fait, la Commission n’a fourni aux appelants aucune explication concernant le concept et l’importance éventuelle de la « cause type ».
[67]Le ministre soutient néanmoins que le conseil qui a représenté les appelants devant la Commission, M. Wuebbolt, était parfaitement au courant de la situation et avait participé volontairement et activement au processus de planification des causes types. Ce dernier en savait donc suffisamment pour intervenir avant que les décisions ne soient rendues.
[68]Bien que les parties à un litige soient généralement liées par la conduite de leur conseil, il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’appliquer cette règle générale dans les circonstances de l’espèce. M. Wuebbolt a donné aux appelants certaines indications sur leur audience et a obtenu leur consentement, mais il n’était pas au courant de tous les faits ayant fait naître la crainte raisonnable de partialité. En particulier, il n’était pas au courant de la plupart des courriels échangés à la Commission dont il est question dans les présents motifs. En outre, il n’y a pas de raison de croire qu’il était au courant de ce qui semble avoir été une [traduction] « fuite » des décisions de la Commission dans les médias hongrois avant qu’elles soient rendues. Finalement, la participation de M. Wuebbolt au choix des causes types ainsi que d’autres aspects du processus peuvent l’avoir amené à perdre de vue son rôle de conseil des appelants.
Question no 3 : L’adjudication des dépens aux appelants par le juge saisi des demandes devrait‑elle être annulée?
[69]Des dépens ne peuvent être adjugés en matière d’immigration et de réfugiés que si la Cour l’ordonne « pour des raisons spéciales » : Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [mod. par DORS/2005-339, art. 1], article 22 [mod. par DORS/2002-232, art. 11]. Le juge saisi des demandes a néanmoins accordé les dépens aux appelants et ce, en dépit du fait qu’il a rejeté leur demande de contrôle judiciaire. Le juge a statué (au paragraphe 77) que « la nature nouvelle et [le] caractère litigieux reconnu de la cause type au moment de son audition » constituaient des « raisons spéciales » justifiant l’adjudication des dépens.
[70]Vu le large pouvoir discrétionnaire dont le juge saisi des demandes disposait en ce qui concerne l’adjudication des dépens et du fait qu’il savait que les dépens sont adjugés uniquement dans certaines circonstances limitées en matière d’immigration et de réfugiés, je ne suis pas convaincu que, dans les faits inusités de l’espèce, il a commis une erreur de principe en accordant les dépens aux appelants. En conséquence, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la requête présentée par les appelants afin que soient radiés les paragraphes contestant l’adjudication des dépens faite par le juge saisi des demandes qui figurent dans le mémoire des faits et du droit du ministre.
E. CONCLUSIONS
[71]Pour ces motifs, j’accueillerais les appels, j’annulerais l’ordonnance rendue par le juge saisi des demandes, sauf pour ce qui est de l’adjudication des dépens, j’accueillerais les demandes de contrôle judiciaire, j’annulerais les décisions de la Commission et je renverrais les affaires à un tribunal différemment constitué de la Commission afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Pour les motifs exposés par le juge saisi des demandes, ainsi que pour les documents additionnels obtenus par l’avocat pour démontrer que le processus ayant mené aux décisions dans les causes types était déficient, les dépens devraient être accordés aux appelants en l’espèce, conformément à l’article 22.
[72]J’ignore combien de décisions défavorables dans lesquelles la trousse d’information sur les causes types a été utilisée ont été rendues subséquemment par la Commission. J’ignore également combien de ces décisions ont été confirmées dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Je tiens seulement à souligner que la décision en l’espèce ne signifie pas nécessairement que les conclusions de fait tirées dans les causes types ne sont pas valables ou que les décisions subséquentes fondées dans quelque mesure que ce soit sur les conclusions tirées dans les causes types sont viciées.
Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.
La juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.