A-596-04
2005 CAF 348
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Daniel Grenier (intimé)
Répertorié : Canada c. Grenier (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Décary, Létourneau, Noël, J.C.A.--Québec, 18 octobre; Ottawa, 27 octobre 2005.
Pénitenciers -- Un appel a été interjeté d'une décision de la Cour fédérale par laquelle elle a confirmé la compétence du protonotaire de statuer, dans le cadre d'une action simplifiée, sur la question de la faute génératrice de responsabilité et conclu que la décision du protonotaire était justifiée -- L'intimé, détenu à Donnacona, un pénitencier à sécurité maximale, a lancé à un agent correctionnel des formulaires -- Ce geste a été perçu comme une menace et une tentative de frapper l'agent -- Le directeur du pénitencier a mis l'intimé en isolement préventif pour une période de 14 jours -- L'intimé a aussi été accusé d'avoir mis en danger la sécurité du pénitencier, contrairement à l'art. 40m) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) -- L'intimé a contesté environ trois ans plus tard la décision d'isolement préventif en intentant une poursuite en dommages-intérêts -- La sécurité a été un facteur important lorsque le directeur a pris sa décision -- Le directeur a consulté de nombreux intervenants, et l'on a pris en compte les antécédents du détenu -- Aux termes de l'art. 31(3)a) de la LSCMLC, le directeur du pénitencier peut ordonner l'isolement préventif d'un détenu lorsqu'il est convaincu qu'il n'existe aucune autre solution valable pour assurer la sécurité des personnes ou du pénitencier -- Pour ordonner l'isolement préventif, il doit aussi avoir des motifs raisonnables de croire que les agissements de l'intimé mettent en péril la sécurité -- En l'espèce, le directeur craignait pour la sécurité de l'agent menacé et des autres détenus -- La preuve a montré que la décision était justifiée et qu'elle était la seule solution raisonnable.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Recours -- Un appel a été interjeté d'une décision de la Cour fédérale par laquelle elle a confirmé la compétence du protonotaire pour statuer, dans le cadre d'une action simplifiée, sur la question de la faute génératrice de responsabilité et conclu que la décision du protonotaire était justifiée -- Était-il nécessaire de contester la décision administrative par voie de contrôle judiciaire avant d'intenter une action? -- La décision d'un organisme fédéral conserve sa force et son autorité légales tant qu'elle n'est pas invalidée -- Aux termes de l'art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales (Loi), la Cour fédérale a compétence exclusive pour contrôler la légalité des décisions rendues par tout office fédéral -- Selon la version anglaise de l'art. 18(3), ce contrôle ne peut être exercé que par la seule voie du contrôle judiciaire ( « only ») -- Permettre l'exercice du recours prévu par l'art. 17 de la Loi serait contraire à l'intention du législateur révélée par l'art. 18(3) -- Ce serait aussi contraire au principe de l'autorité de la chose jugée -- Dans l'instance de contrôle judiciaire, il s'agissait de déterminer si le directeur avait eu des motifs raisonnables de craindre pour la sécurité de l'agent menacé et d'autres personnes; la présence du détenu agité parmi les autres compromettait-elle la sécurité du pénitencier? -- Même si la décision du directeur était illégale, cela ne voulait pas nécessairement dire qu'il y a eu faute, négligence -- Les principes applicables au contrôle des décisions administratives (c'est-à-dire l'analyse pragmatique et fonctionnelle qui permet de déterminer la norme de contrôle), doivent être suivis, que la révision de cette décision se fasse par voie de contrôle judiciaire, d'appel ou d'une action en dommages-intérêts.
Compétence de la Cour fédérale -- Le détenu d'un établissement à sécurité maximale a contesté la décision du directeur de le mettre en isolement préventif en intentant une poursuite en dommages-intérêts en vertu de l'art. 17 de la Loi sur les Cours fédérales -- Le protonotaire a accueilli l'action en partie -- La Cour fédérale a confirmé la décision du protonotaire -- L'appel est accueilli -- Lorsque la légalité des décisions des organismes fédéraux est en jeu, le seul recours est le contrôle judiciaire -- L'intention du législateur est clairement exprimée dans la version anglaise de l'art. 18(3) (« only ») -- Elle est conforme au principe de l'autorité de la chose jugée et de la finalité des décisions.
Il s'agissait d'un appel interjeté d'une décision de la Cour fédérale par laquelle elle a confirmé la compétence du protonotaire de statuer, dans le cadre d'une action simplifiée, sur la question de la faute génératrice de responsabilité et conclu que la décision du protonotaire était justifiée par la preuve produite et n'était entachée d'aucune erreur dominante. L'intimé était détenu au pénitencier à sécurité maximum de Donnacona, qui est administré par le Service correctionnel du Canada en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC). Il a été impliqué dans un incident où il a lancé à un agent correctionnel les formulaires qu'il tenait en main. Ce geste a été perçu comme une menace et une tentative de frapper l'agent. Certains de ses collègues de travail sont intervenus immédiatement et l'intimé a été renvoyé à sa cellule. Le directeur du pénitencier a conclu que, dans les circonstances, l'incident était grave, et il a mis l'intimé en isolement préventif pour une période de 14 jours. Le Comité de révision des cas d'isolement a été saisi ultérieurement de cette décision et il a recommandé le maintien en isolement préventif de l'intimé. En outre, un rapport d'infraction disciplinaire a été préparé; l'intimé a été accusé d'avoir « créé des troubles ou tout autre situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier », contrairement à l'alinéa 40m) de la LSCMLC. Il a été déclaré coupable et il lui a été imposé une peine d'isolement disciplinaire de 14 jours, mais sa demande de contrôle judiciaire a été accueillie par la Cour fédérale, qui a annulé cette décision. L'intimé a contesté la décision d'isolement préventif environ trois ans après en intentant une poursuite en dommages-intérêts contre l'appelante en vertu de l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales (Loi). Il a demandé 37 000 $ pour son isolement préventif et son isolement disciplinaire. L'intimé s'est fondé en partie sur le fait que la décision du directeur figurait toujours dans son dossier carcéral, qu'elle a nui à la bonne marche de son plan correctionnel, diminué ses possibilités de retour à un pénitencier à sécuritémoyenne et à tout le moins amoindri ses chances de libération conditionnelle. Le protonotaire a accueilli l'action en partie et ordonné à l'intimé de verser des dommages-intérêts compensatoires et exemplaires. La question en litige était la suivante : l'intimé devait-il contester la décision du directeur relative à l'isolement préventif par voie de contrôle judiciaire avant d'intenter une action en dommages-intérêts?
Arrêt : l'appel est accueilli.
La décision d'un organisme fédéral, comme en l'espèce celle qu'a prise le directeur, conserve sa force et son autorité légales, et elle demeure légalement en vigueur tant qu'elle n'est pas invalidée. L'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale une compétence concurrente avec les tribunaux des provinces pour entendre les demandes en dommages-intérêts fondée sur la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Cependant, aux termes de l'article 18 de la Loi, la Cour fédérale a compétence exclusive pour contrôler la légalité des décisions rendues par tout office fédéral. Ce contrôle ne peut être exercé que dans le cadre d'une instance en contrôle judiciaire. Dire que le contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux puisse se faire par voie d'une action en dommages-intérêts, ce serait permettre un recours en vertu de l'article 17, ce qui serait contraire à l'intention manifeste du législateur révélée par le paragraphe 18(3) : le recours ne peut être exercé que par voie de demande de contrôle judiciaire. Cela ressort clairement de la version anglaise du paragraphe 18(3), où l'on trouve le terme « only » (seulement) (relativement aux recours prévus par les paragraphes (1) et (2)).
En outre, permettre un recours en vertu de l'article 17 pour contester les décisions d'organismes fédéraux, ce serait aussi permettre une atteinte au principe de l'autorité de la chose jugée et à la sécurité juridique qui s'y rattache. L'intérêt public exige le respect du principe de l'autorité de la chose jugée et de la finalité des décisions, et l'intention du législateur de protéger cet intérêt est traduite par le court délai de contestation des décisions administratives. Comme l'intimé a exercé son recours en dommages-intérêts environ trois ans après le prononcé de la décision contestée, cela a créé une incertitude juridique injustifiée et préjudiciable quant au caractère définitif de la décision et de son exécution. On ne saurait contourner le paragraphe 18(3) en permettant l'exercice du recours prévu par l'article 17 à titre de mécanisme de contrôle de la légalité d'une décision d'un organisme fédéral. En outre, pour pouvoir conclure à la responsabilité de l'appelante au titre de l'article 17, le protonotaire a dû contrôler la légalité de la décision de mise en détention prise par le directeur. Si l'intimé avait procédé directement par voie de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18(3) de la Loi, le protonotaire n'aurait pas eu compétence pour exercer ce contrôle.
Selon l'article 31 de la LSCMLC, l'isolement préventif a pour but d'empêcher le détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des détenus parce que l'on craint pour la sécurité des personnes ou du pénitencier et il est imposé s'il n'existe pas d'autre solution valable. La décision prise par le directeur avait trait à la sécurité du pénitencier, à la sécurité de la population carcérale et du personnel et à la sécurité de la population en général. Dans un pénitencier à sécurité maximale où les tensions sont vives, les détenus sont extrêmement dangereux et la situation peut être plus explosive. La sécurité y demeure donc une préoccupation de tous les instants. En l'espèce, puisque le geste de l'intimé a été perçu comme un défi public aux autorités carcérales, la sécurité constituait un problème particulier. Lorsqu'il est conclu que le maintien d'un détenu au sein de la population carcérale générale constitue un risque excessif, cette décision est prise en consultation avec de nombreux intervenants, et l'on prend en compte les antécédents du détenu. Le directeur a ordonné l'isolement préventif temporaire de l'intimé parce qu'il était convaincu qu'il n'existait pas d'autre solution valable et il avait des motifs raisonnables de croire que l'intimé avait agi de manière à compromettre la sécurité des personnes ou du pénitencier, aux termes de l'alinéa 31(3)a) de la LSCMLC. La décision du directeur, prise de concert avec différents fonctionnaires carcéraux qui connaissaient de près l'intimé, était au coeur de l'expertise de ces professionnels et la retenue s'imposait aux tribunaux.
La formulation même de l'alinéa 31(3)a) de la LSCMLC fait ressortir cette nécessité. Selon cette disposition, le directeur doit déterminer s'il existe une autre solution valable pour assurer temporairement la sécurité des personnes et du pénitencier et il doit avoir des motifs « raisonnables » de croire que l'intimé a agi d'une manière compromettant la sécurité des personnes ou du pénitencier. En d'autres termes, le critère de la décision raisonnable (motifs raisonnables et autre solution valable) de l'alinéa 31(3)a) doit guider le directeur, à qui est conféré le pouvoir d'apprécier et de choisir la mesure que les circonstances justifient.
Dans l'instance en contrôle judiciaire, il fallait déterminer si le directeur avait des motifs raisonnables de craindre pour la sécurité de l'agent menacé, d'autres personnes ou pour la sécurité du pénitencier et s'il avait de tels motifs de croire que la présence du détenu parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité. En outre, il fallait aussi déterminer si le directeur était convaincu qu'il n'existait pas d'autre solution valable que l'isolement préventif. Le juge saisi de la demande de contrôle ne peut intervenir si la preuve établit que le directeur était convaincu au moment de la prise de décision que l'isolement préventif temporaire était la seule solution raisonnable dans les circonstances.
Il n'appartenait pas au protonotaire d'apprécier lui-même la preuve. Les autorités carcérales étaient en bien meilleure position que le protonotaire pour apprécier le risque de récidive posé par l'intimé et se prononcer sur la question de son retour au sein de la population carcérale générale. La détention en isolement préventif était autorisée par la LSCMLC, justifiée dans les circonstances, et légale. Même lorsque la décision du directeur est nulle ou illégale, cela ne veut pas nécessairement dire qu'il y a eu faute, négligence, ou responsabilité. Les principes applicables au contrôle des décisions administratives doivent être suivis, que la révision de cette décision se fasse par voie de contrôle judiciaire, d'appel ou d'une action en dommages-intérêts. Si ces principes avaient été suivis (c'est-à-dire l'analyse pragmatique et fonctionnelle de la norme de contrôle), il aurait été conclu que la décision d'isolement préventif de l'intimé était fondée sur la preuve et qu'elle n'était pas déraisonnable.
lois et règlements cités
Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21).
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 4a), 31, 32, 33 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 12), 40m). |
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 17 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 25), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 28 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35). |
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620. |
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art. 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1), 50 (mod. par DORS/2002- 417, art. 8; 2004-283, art. 32), 300 (mod. par DORS/2002-417, art. 18(A); 2004-283, art. 37). |
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Budisukma Puncak Sendirian Berhad c. Canada, 2005 CAF 267; Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; 2004 CAF 172; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2004] 3 R.C.S. xiii; Canada c. Capobianco, 2005 QCCA 209.
décisions examinées :
Zarzour c. Canada, [2000] A.C.F. no 2070 (C.A.) (QL); Cervinus Inc. c. Canada (Ministre de l'Agriculture), 2002 CAF 398; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2002] S.C.C.A. no 537 (QL).
décision citée :
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; 2002 CSC 33.
doctrine citée
Garant, Patrice. Droit administratif, 4e éd. Cowansville (Qc) : Yvon Blais, 1996.
APPEL à l'encontre d'une décision de la Cour fédérale (2004 CF 1435), qui a confirmé la compétence du protonotaire pour statuer sur la question de la faute génératrice dans le cadre d'une action simplifiée et qui a conclu que la décision du protonotaire (2004 CF 132) était justifiée et qu'il n'avait pas commis d'erreur dominante. Appel accueilli.
ont comparu :
Dominique Guimond et Michelle Lavergne pour l'appelante.
Julie Gagné pour l'intimé.
avocats inscrits au dossier :
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante.
Labrecque Robitaille Roberge Asselin, Québec, pour l'intimé.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1]Le juge Létourneau, J.C.A. : Un détenu doit-il contester directement par voie de contrôle judiciaire une décisio n du directeur du pénitencier l'affectant ou peut-il, à son choix, ignorer cette procédure et l'attaquer collatéralement au moyen d'une action en dommages- intérêts?
[2]Comme on le verra au cours des présents motifs, la question est importan te, mais pas nouvelle. Elle s'est posée à plusieurs reprises. La réponse qu'elle a reçue fut tantôt hésitante, tantôt divergente, tantôt différée. Dans l'affaire Budisukma Puncak Sendirian Berhad c. Canada , 2005 CAF 267, au paragraphe 59 (Berhad), notre Cour énonçait que la question n'était pas définitivement résolue et demeurait ouverte pour une prochaine détermination. Le temps est maintenant venu d'y répondre, et ce d'une manière affirmative.
Le contexte dans lequel la question se soulève en l'espèce
[3]L'intimé est détenu au pénitencier à sécurité maximum de Donnacona. Cet établissement est administré par le Service correctionnel du Canada en vertu de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (Loi) et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (Règlement).
[4]Le 29 mai 1998, il fut impliqué dans un incident où il lança à une agente correctionnelle les feuilles qu'il tenait en main. Le geste fut perçu comme une menace et une tentative de frapper l'agent. Des collègues de travail de cette dernière intervinrent immédiatement et l'intimé fut retourné à sa cellule.
[5]Tenant compte des circonstances de temps, de lieu, de moment et de manière, le directeur du pénitencier (directeur) jugea l'incident grave. Il conclut à la nécessité de placer l'intimé en isolement préventif pour une période de 14 jours.
[6]Un rapport d'infraction disciplinaire fut rédigé. Une accusation d'avoir « créé des troubles ou tout autre situation susceptible de mettre en danger la sécurité du pénitencier » fut portée contre l'intimé en vertu de l'alinéa 40m ) de la Loi. Elle déboucha sur un verdic t de culpabilité et sur l'imposition d'une peine d'isolement disciplinaire d'une durée de 14 jours. Cette décision du tribunal disciplinaire fut attaquée par voie de contrôle judiciaire. La Cour fédérale devait l'invalider le 11 juin 1998.
[7]Ceci dit, je m'empresse de préciser que le présent appel ne porte pas sur ce volet disciplinaire de l'incident, quoique ce volet demeure une donnée pertinente pour comprendre et analyser la raisonnabilité de la décision du directeur de placer l'intimé en isolement préventif dans l'heure qui suivit l'incident. C'est cette dernière décision du directeur, que l'intimé a attaquée collatéralement par une action en dommages-intérêts, qui se trouve au centre du présent débat.
[8]De fait, l'intimé n'a pas contesté la décision du directeur par voie de contrôle judiciaire, dans les 30 jours où la décision lui fut communiquée, comme le stipulent les articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] et 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)]. Il a plutôt intenté, quelque trois ans après cette décision, une poursuite en dommages-intérêts contre l'appelante en vertu de l'article 17 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 3; 2002, ch. 8, art. 25]. Sa réclamation couvrait à la fois l'isolement préventif du 29 mai 1998 et l'isolement disciplinaire du 25 juin 1998. Elle totalisait une somme de 37 000 $ ainsi ventilée : 12 000 $ pour les périodes d'isolement et 25 000 $ à titre de dommages punitifs exemplaires. En ce qui a trait à l'isolement préventif, l'intimé alléguait que la décision était illégale parce qu'oppressive et arbitraire.
[9]L'action fut accuei llie en partie par le protonotaire le 28 janvier 2004 [2004 CF 132]. L'appelante fut alors condamnée à verser à l'intimé une somme de 3 000 $ comme dommages-intérêts compensatoires et un montant de 2 000 $ à titre de dommages exemplaires.
[10]Le succès de l'intimé fut partiel parce que le protonotaire ne vit aucune faute de l'appelante dans la prise de décision relative à l'isolement disciplinaire. Par contre, en ce qui a trait à l'isolement préventif, il conclut que la décision du directeur était arbitraire et engageait de ce fait la responsabilité de l'appelante. De là l'attribution des dommages.
[11]En appel à la Cour fédérale, celle-ci confirma la compétence du protonotaire de décider, dans le cadre d'une action simplifiée, la question de la faute génératrice de responsabilité. En outre, elle s'est dite d'avis que la décision du protonotaire était justifiée par la preuve présentée et n'était entachée d'aucune erreur dominante [2004 CF 1435].
[12]Cette mise en contexte m'amène à discuter de la nécessité ou non pour l'intimé d'attaquer par voie de contrôle judiciaire la décision du directeur relative à l'isolement préventif avant de procéder par action en dommages-intérêts.
L'intimé devait-il se pourvoir en contrôle judiciaire de la décision du directeur plutôt que par la voie d'une action en dommages-intérêts?
[13]Cette question fut soulevée en Cour fédérale où les parties ont respectivement pris des positions opposées. L'appelante invoqua l'arrêt Canada c. Tremblay , [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.F.), permission d'appeler à la Cour suprême du Canada refusée avec dépens le 16 décembre 2004, [2004] 3 R.C.S. xiii, pour soutenir que l'intimé ne pouvait choisir entre deux procédures et devait recourir à la pr océdure de contrôle judiciaire. Je reviendrai sur cette décision.
[14]Pour sa part, l'intimé soutint que les faits le concernant lui permettaient d'invoquer au soutien de son choix de procédure l'arrêt Zarzour c. Canada , [2000] A.C.F. no 2070 (C.A.) (QL). Dans cette affaire, j'écrivais au paragraphe 48 qu'il y a lieu, en rapport avec cette question, de prendre une approche utilitaire et de privilégier la procédure qui permet d'éliminer ou de réparer le préjudice découlant de la décision rendue. À titre d'exemple, j'indiquais qu'il peut être inutile d'exiger d'un détenu qui a déjà purgé sa période d'isolement qu'il demande par voie de contrôle judiciaire l'annulation de la décision qui l'y a contraint. Sous-entendue dans cet énon cé se retrouvait l'idée que cette décision n'était alors plus opérante et ne produisait plus d'effet. On peut donc comprendre pourquoi l'intimé se réclame de cette décision.
[15]La Cour fédérale a appliqué le principe de l'arrêt Zarzour aux faits de l'espèce et on ne saurait lui en faire reproche. Au paragraphe 8 de sa décision, le juge saisi de l'appel a ainsi résumé sa perception de l'état du droit sur la question [2004 CF 1435] :
Il transparaît de la jurisprudence applicable en la matière que, dans les cas où la décision à l'origine du préjudice est encore opérante au moment où le recours est intenté, la partie qui s'estime lésée ne peut avoir recours à une action mais doit plutôt se prévaloir de la demande de contrôle judiciaire : Sweet c. Canada , [1999] A.C.F. no 1539, en ligne : QL; Zarzour, précité; Tremblay , précité. À l'inverse, dans l'éventualité où la décision ayant engendré le prétendu préjudice n'a plus d'effet dans le temps, il est possible pour le requérant d'intenter une action afin de réclamer des dommages : Creed c. Canada (Solliciteur général), [1998] A.C.F. no 199, en ligne : QL; Shaw c. Canada, [1999] A.C.F. no 657, en ligne : QL.
[16]En rétrospective, je crois que le choix de l'exemple donné à titre obiter dans l'affaire Zarzour était malheureux car, sur le plan des effets matériels et juridiques, une décision ordonnant l'isolement préventif continue de produire des effets même longtemps après que la période de détention en isolement a été servie.
[17]De fait, en l'espèce, l'intimé fonde une partie de sa réclamation en dommages sur le fait que la décision du directeur est restée à son dossier carcéral, a nui à la poursuite de son plan correctionnel, a compromis son retour dans un pénitencier à sécurité medium et diminue, sinon anéantit, ses chances de libération conditionnelle : voir les paragraphes 43 à 48 de l'affidavit de l'intimé, dossier d'appel, volume 1, page 169.
[18]En outre, une décision d'un organisme fédéral continue de produire un effet juridique tant qu'elle n'est pas invalidée. Comme cette Cour le disait dans l'affaire Berhad , au paragraphe 60, elle fournit un fondement juridique à l'action de ceux et de celles qui ont pour mission de la mettre en oeuvre ou qui font usage de mécanismes coercitifs pour la faire respecter. Elle justifie légalement l'engagement et les dépenses des deniers publics que sa mise en oeuvre requiert.
[19]En somme, une décision d'un organisme fédéral, comme celle en l'espèce du directeur, conserve sa force et son autorité légales, demeure juridiquement opérante et produit des effets légaux tant qu'elle n'a pas été invalidée.
Le remembrement du droit administratif fédéral
[20]Pour les raisons que j'expri merai ci-après, je crois que la conclusion à laquelle en est venue notre collègue, la juge Desjardins dans l'affaire Tremblay , est la bonne en ce qu'il s'agit de la conclusion recherchée par le législateur et mandatée par la Loi sur les Cours fédérales. Elle y affirmait que le justiciable qui veut s'attaquer à une décision d'un organisme fédéral n'a pas le libre choix d'opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d'action en dommages- intérêts : il doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision.
[21]En vertu de l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale possède une compétence concurrente avec les tribunaux des provinces pour entendre une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif [L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)]. Je reproduis en partie l'article 17 :
17. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou d e toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.
(2) Elle a notamment compétence concurrente en première instance, sauf disposition contra ire, dans les cas de demande motivés par :
a) la possession par la Couronne de terres, biens ou sommes d'argent appartenant à autrui;
b) un contrat conclu par ou pour la Couronne;
c) un trouble de jouissance dont la Couronne se rend coupable;
d) une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. [Je souligne.]
[22]Par contre, le Parlement a cru opportun de réserver et d'octroyer à la Cour fédérale une compéten ce exclusive de contrôler la légalité des décisions rendues par tout office fédéral :
18. (1) Sous réserve de l'article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral.
(2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l'étranger : bref d'habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d'une demande de contrôle judiciaire. [Je souligne.]
[23]Dans l'affaire Canada c. Capobianco , 2005 QCCA 209, la Cour d'appel du Québec a reconnu cette compétence exclusive et a conclu que le recours en dommages institué devant la Cour supérieure du Québec était prématuré puisque la réclamation du demandeur reposait essentiellement sur la prémisse que les déci sions prises à son endroit par les offices fédéraux, desquelles résultait son préjudice, étaient illégales : seule la Cour fédérale avait compétence pour sanctionner cette illégalité qui, au terme du paragraphe 18(3), s'exerce par la procédure de contrôle judiciaire prévue par le Parlement.
[24]En créant la Cour fédérale et en édictant l'article 18, le législateur fédéral a voulu mettre un terme au morcellement existant du contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux. À l'épo que, ce contrôle était effectué par les tribunaux des provinces : voir Patrice Garant, Droit administratif , 4e éd., vol. 2, Yvon Blais, 1996, aux pages 11 à 15. L'harmonisation des disparités dans les décisions judiciaires devait se faire au niveau de la C our suprême du Canada. Par souci de justice, d'équité et d'efficacité, sous réserve des exceptions de l'article 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35], le Parlement a confié à une seule Cour, la Cour fédérale, l'exercice du contrôle d e la légalité des décisions des organismes fédéraux. Ce contrôle doit s'exercer et s'exerce, aux termes de l'article 18, seulement par la présentation d'une demande de contrôle judiciaire. La Cour d'appel fédérale est le tribunal investi du mandat d'assure r l'harmonisation en cas de décisions conflictuelles, dégageant ainsi la Cour suprême du Canada d'un volume considérable de travail, tout en lui réservant la possibilité d'intervenir dans les cas qu'elle juge d'intérêt national.
[25]Or, accepter que le contrôle de la légalité des décisions des organismes fédéraux puisse se faire par le biais d'une action en dommages-intérêts, c'est permettre un recours en vertu de l'article 17. Permettre à cette fin un recours sous l'article 17, c'est tout d'abord soit ignorer, soit dénier l'intention clairement exprimée par le législateur au paragraphe 18(3) que le recours doit s'exercer seulement par voie de demande de contrôle judiciaire. La version anglaise du paragraphe 18(3) met l'emphase sur ce dernier point en utilisant le mot « only » dans l'expression « may be obtained only on an application for judicial review ».
[26]C'est aussi réintroduire judiciairement le partage des compétences entre la Cour fédérale et les tribunaux des provinces. C'est faire renaître dans les faits une ancienne problématique à laquelle le législateur fédéral a remédié par l'adoption de l'article 18 et l'attribution d'une compétence exclusive à la Cour fédérale et, dans les cas de l'article 28, à la Cour d'appel fédérale. C'est précisément cette intention législative que la Cour d'appel du Québec a reconnue dans l'affaire Capobianco , afin d'éviter que l'action en dommages, introduite en Cour supérieure du Québec et s'attaquant à la légalité des décisi ons d'offices fédéraux, ne conduise, en fait et en droit, à un démembrement dysfonctionnel du droit administratif fédéral.
La compromission de la sécurité juridique
[27]Permettre un recours en vertu de l'article 17, que ce soit en Cour fédérale ou devant les tribunaux des provinces, pour faire sanctionner l'invalidité de décisions d'organismes fédéraux, c'est aussi permettre une atteinte au principe de la finalité des décisions et à la sécurité juridique qui s'y rattache.
[28]Il ne m'est pas nécessaire de discourir longuement sur l'importance des principes de l'autorité de la chose jugée et de la finalité des décisions. De même, je n'ai pas à épiloguer sur l'abondante jurisprudence qui reconnaît et promeut ces principes. Je me contenterai de dire que ces principes existent dans l'intérêt public et que l'intention du législateur de protéger cet intérêt ressort du court délai octroyé pour contester une décision administrative.
[29]Le législateur fédéral a prévu au p aragraphe 18.1(2) que le délai de présentation d'une demande de contrôle judiciaire est de 30 jours à compter du moment où la décision contestée de l'organisme fédéral fut communiquée au demandeur (sujet à une extension des délais autorisée par la Cour). A u sujet de cette limite temporelle, notre Cour écrit dans l'affaire Berhad , au paragraphe 60 :
À mon avis, la raison primordiale pour laquelle un armateur qui s'estime lésé par les conclusions d'une inspection de sécurité de son navire doit épuiser les re cours prévus par la loi avant d'intenter une action en responsabilité civile est l'intérêt public dans le caractère définitif des décisions qui font suite aux inspections. L'importance de cet intérêt public est reflétée dans les délais relativement brefs q ui sont imposés à quiconque veut contester une décision administrative--un délai de 30 jours à compter de la date à laquelle la décision est communiquée, ou tel autre délai que la Cour peut accorder sur requête en prorogation de délai. Ce délai n'est pas ca pricieux. Il existe dans l'intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai, apportant la tranquillité d'esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu'e lle soit observée, souvent à grands frais. En l'espèce, la décision du président n'a été contestée qu'un an et demi après qu'elle a été rendue, lorsque les intimées ont déposé leur action en dommages-intérêts.
[30]Dans la présente affaire, je le rappelle, l'action en dommages fut intentée, à quelques jours près, trois ans après le prononcé de la décision attaquée. Au-delà du fait qu'il ignore, sans explication et sans justification, le délai prévu au paragraphe 18.1(3), le rec ours utilisé par l'intimé crée de l'incertitude juridique inconvenante et préjudiciable quant à la finalité de la décision et de son exécution.
La promotion des contestations indirectes
[31]Le principe de la finalité des décisions commande également, dans l'intérêt public, que les possibilités de contestations indirectes d'une décision administrative soient limitées et circonscrites, particulièrement lorsque le législateur a opté pour une procédure de contestation directe de cette décision, à l'intérieur de paramètres définis.
[32]Dans l'affaire Berhad , où les propriétaires d'un navire poursuivaient en dommages Sa Majesté la Reine, suite à une décision administrative de deux inspecteurs d'ordonner la saisie de leur navire, notre Cour réitère aux paragraphes 61, 62, 65 et 66 le principe applicable en semblable matière :
Il y va aussi de l'intérê t public que les actions en responsabilité civile ne servent pas de moyen de contestation incidente de décisions qui sont ou devraient être définitives. L'arrêt R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd. , [1998] 1 R.C.S. 706, est ici instructif parce que, un peu comme dans la présente affaire, il concerne la contestation incidente d'une ordo nnance qui imposait l'adoption de certaines mesures destinées à protéger l'environnement, alors qu'un recours direct en révision aurait pu être déposé en vertu de la Loi sur la protection de l'environnement. Dans le cas qui nous occupe, l'ordonnance de dét ention qui exigeait que certaines réparations soient effectuées visait non seulement à protéger le milieu marin, mais également à assurer la sauvegarde de vies humaines.
Dans l'arrêt Maybrun , la Cour suprême, après examen du texte législatif et de l'inten tion qui l'avait motivé, a jugé qu'une personne accusée de ne pas s'être conformée à une ordonnance prise en vertu de ce texte « ne peut, en défense, chercher à attaquer la validité de l'ordonnance alors qu'elle ne s'est pas prévalue des mécanismes d'appel prévus par le [texte législatif] » : ibidem , au paragraphe 65. De l'avis de la Cour, permettre une telle contestation incidente encouragerait un comportement contraire aux objectifs du texte législatif et tendrait à miner son efficacité : ibidem , au paragraphe 60. Les circonstances de cette affaire diffèrent légèrement de celles de l'espèce, mais les conclusions de la Cour suprême conservent néanmoins toute leur valeur ici. Si un accusé, qui a droit à une défense pleine et entière, n'est pas autorisé dans une instance pénale à prendre comme bouclier une contestation incidente de l'ordonnance administrative qui est à l'origine de l'accusation portée contre lui, il me semble que, dans les mêmes circonstances, l'on doive dissuader une partie d'utiliser une contestation incidente comme une épée dans une instance civile du genre de celle que les intimées ont introduite.
[. . .]
La Cour suprême a dit clairement que, lorsqu'une cour de justice est conduite à revoir une décision administrative, par voie de contrôl e judiciaire ou par voie d'appel, elle doit déterminer, par une analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer. L'approche à adopter est dictée par le fait que la décision contestée est celle d'un organe administratif , et non par la procédure d'après laquelle la décision est contestée, puis éventuellement réformée par les tribunaux. La Cour suprême a dissipé tout doute sur cette question dans les motifs de l'arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia , [2003] 1 R.C.S. 226, où la juge en chef McLachlin, rédigeant l'arrêt de la Cour, écrivait aux paragraphes 21 et 25 :
Le terme « contrôle judiciaire » comprend le contrôle des décisions administratives autant par voie de demande de contrôle judiciaire que par exercice d'un droit d'appel prévu par la loi. Chaque fois que la loi délègue un pouvoir à une instance administrative décisionnelle, le juge de révision doit commencer par déterminer la norme de contrôle applicable selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle. |
[. . .]
Le contrôle des conclusions d'une instance administrative doit commencer par l'application de la méthode pragmatique et fonctionnelle. |
Selon moi, le même principe est applicable lorsque la contestation de la décision, comme c'e st le cas ici, prend la forme d'une action en responsabilité civile découlant de la décision, plutôt que la forme d'une demande de contrôle judiciaire de la décision. Prétendre le contraire serait accroître les risques de contestations incidentes comme moyen d'éluder la retenue qui souvent résulte d'une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ce serait faire fi de l'intention du législateur et du message envoyé par la Cour suprême dans l'arrêt Dr Q , précité, message qui privilégiait, s'agissant de la retenue que doivent montrer les cours de justice envers les décisions des organes administratifs, une démarche plus nuancée et plus contextuelle. Les cours de justice doivent préserver le principe de la primauté du droit, mais leur pouvoir de contrôle ne doit pas être mis sans nécessité à contribution : voir l'arrêt Dr Q , précité, aux paragraphes 21 et 26. [Je souligne.]
[33]Il est d'autant plus important de ne pas permettre un recours sous l'article 17 comme mécanisme de contrôle de la légalité d'un e décision d'un organisme fédéral que cette procédure de contestation indirecte de la décision permet de contourner les dispositions impératives du paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales.
L'absence de compétence du protonotaire pour entendre une demande de contrôle judiciaire
[34]Pour pouvoir conclure à une responsabilité de l'appelante suite à l'ordonnance d'isolement préventif, le protonotaire devait contrôler la légalité de la décision du directeur ordonnant cet te détention et l'annuler. Or, si l'intimé avait procédé directement par demande de contrôle judiciaire comme l'exige le paragraphe 18(3), le protonotaire n'aurait pas eu compétence pour exercer ce contrôle : voir les articles 50 [mod. par DORS/2002-417, a rt. 8; 2004-283, art. 32] et 300 [mod. par DORS/2002-417, art. 18(A); 2004-283, art. 37] et suivants des Règles des Cours fédérales [DORS/98- 106, art. 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1)] (Règles). La contestation indirecte entreprise par l'intimé a donc p ermis au protonotaire d'assumer et d'exercer une compétence réservée à un juge de la Cour fédérale, bref de faire indirectement ce que la Loi sur les Cours fédérales et les Règles ne lui permettent pas de faire directement.
[35]En conclusion, l'intimé ne pouvait remettre en cause indirectement, par voie d'une action en dommages prise sous l'empire de l'article 17 [de la Loi sur les Cours fédérales], la légalité de la décision du directeur ordonnant, le 29 mai 1998, qu'il soit placé en isoleme nt préventif. Il devait demander directement la nullité ou l'invalidité de cette décision, par voie de contrôle judiciaire conformément à l'article 18.
[36]Cette conclusion à laquelle j'en suis arrivé suffirait à disposer de l'appel. Toutefois, étant donné le flottement et l'incertitude qui entouraient la question du recours permis dans ces circonstances, je crois qu'il est dans l'intérêt de la justice et des parties d'examiner le mérite de la décision rendue par le protonotaire et entérinée par la Cour fédérale.
La norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale
[37]En appel, notre Cour n'interviendra pas avec des conclusions de fait prises par le juge de la Cour fédérale, ou avec ses conclusions m ixtes de fait et de droit, à moins qu'elles ne soient viciées par une erreur manifeste et dominante. En ce qui a trait aux questions de droit, la norme de la décision correcte s'applique. Il en va de même pour des questions mixtes de fait et de droit lorsq ue la question de droit peut facilement être extirpée des questions de fait : voir Housen c. Nikolaisen , [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 8 et 10; Berhad, au paragraphe 21.
La norme de contrôle applicable à la décision administrative contestée
[38]Le protonotaire fut le premier intervenant confronté avec la demande en dommages-intérêts de l'intimé contre l'appelante. Pour réussir, cette action en dommages devait, dans une première étape, rechercher et obtenir une déclaration d'illégalité de la décision du directeur. Le protonotaire acquiesca à la revendication de l'intimé et qualifia d'arbitraire la décision du directeur ordonnant l'isolement préventif.
[39]En matière de contrôle judiciaire, le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, et plus particulièrement les alinéas c ) et d), énoncent que le juge siégeant en révision judiciaire peut déclarer nulle ou illégale une décision entachée d'une erreur de droit ou, entre autres choses, une décision fondée sur une co nclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire. Je reproduis les paragraphes 18.1(1) à (4) :
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'o bjet de la demande.
(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l'office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la parti e concernée, ou dans le délai supplémentaire qu'un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l'expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.
(3) Sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :
a) ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;
b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral.
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral , selon le cas :
a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l'exercer;
b) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou d'équité procédurale ou toute autre procédure qu'il était légalement tenu de respecter;
c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;
d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;
e) a agi ou omis d'agir en raison d'une fraude ou de faux témoignages;
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.
[40]Il n'apparaît pas clairement, à la lecture des motifs de sa décision, si le protonotaire en est venu à la conclusion que la décision était arbitraire parce qu'elle ne respectait pas les exigences de la Loi ou plutôt parce que les faits invoqués au soutien de l'isolement préventif ne justifiaient pas une telle mesure. Je croi s qu'on y retrouve un peu un mélange des deux : voir les paragraphes 79 à 85 de sa décision [2004 CF 132], dossier d'appel, aux pages 45 à 48. Quoiqu'il en soit, le paragraphe 18.1(4) identifie les motifs permettant de réviser et d'annuler une décision adm inistrative.
[41]Une décision de la nature de celle prise par le directeur a trait à la sécurité du pénitencier qu'il a charge d'administrer, à la sécurité de la population carcérale et du personnel sous sa gouverne, et, enfin, à la sécurité de la population en général. Le paragraphe 4a ) de la Loi réitère que « la protection de la société est le critère prépondérant lors de l'application du processus correctionnel ». Il s'agit là de l'un des principes qui guident le Service correctionnel du C anada dans l'exécution de son mandat. Les questions de sécurité sont particulièrement importantes, sérieuses et délicates dans un pénitencier à sécurité maximum où les tensions sont vives, la dangerosité des délinquants très élevée et la situation plus fac ilement portée à l'explosion. La sécurité y demeure une préoccupation de tous les instants.
[42]Dans le cas présent, le geste de l'intimé était, au plan de la sécurité, d'autant plus préoccupant qu'il fut posé en présence d'autres détenus et du personnel du pénitencier. Il constituait, selon les autorités carcérales, un défi public à l'autorité et un dénigrement, tout aussi public, du rôle et des fonctions du personnel du pénitencier.
[43]L'administration et la gestion d'un pénitencier à sécurité maximum requièrent des connaissances spécialisées, du doigté et de l'expertise. Une décision selon laquelle, suite à un incident disciplinaire, le maintien d'un détenu au sein de la population carcérale générale constitue à ce m oment un risque trop élevé est une décision de nature polycentrique. Il s'agit d'une décision prise en consultation avec de nombreux intervenants, notamment l'enquêteur correctionnel, les agents correctionnels impliqués dans l'incident, l'agent de libérati on affecté au cas sous étude, sans compter l'assistance de criminologues, de psychologues et de psychiatres. La décision prise tient compte de l'historique du comportement du détenu, tant celui qui l'a amené au pénitencier que celui qu'il a affiché au fil des ans en institution, en particulier son dossier disciplinaire : voir l'affidavit de M. Guérette, surveillant correctionnel au pénitencier à sécurité maximum de Donnacona, dossier d'appel, aux pages 184 à 188.
[44]Dans le cas qui nous occupe, l'isolement préventif de l'intimé fut révisé par le comité de réexamen des cas d'isolement qui, le 4 juin 1998, recommandait qu'il soit maintenu : voir l'affidavit de M. Lemieux, alors sous-directeur du pénitencier de Donnacona, dossier d'appel, page 1 78, paragraphe 11.
[45]En outre, l'incident du 29 mai 1998 qui a conduit l'intimé à un isolement préventif a également donné lieu à un rapport d'infraction qui fut maintenu par le comité de gestionnaires chargé de l'examiner. Ce comité est c omposé du directeur, du sous-directeur, de tous les gérants d'unités et de surveillants correctionnels du pénitencier : voir l'affidavit de M. Guérette, dossier d'appel, page 185, aux pages 12 à 20.
[46]Pour pouvoir ordonner comme il l'a fait l'isolement préventif temporaire de l'intimé, le directeur devait être convaincu qu'il n'existait pas d'autre solution valable et avoir des motifs raisonnables de croire que l'intimé « a agi, tenté d'agir ou a l'intention d'agir d'une manière compromettant la sécurité d'une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité ». Je reproduis l'alinéa 31(3)a ) de la Loi :
Isolement préventif
31. (1) L'isolement préventif a pour but d'empêcher un détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus.
(2) Le détenu en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus du pénitencier où il est incarcéré ou d'un autre pénitencier.
(3) Le directeur du pénitencier peut, s'il est convaincu qu'il n'existe aucune autre solution valable , ordonner l'isolement préventif d'un détenu lorsqu'il a des motifs raisonnables de croire, selon le cas :
a) que celui-ci a agi, tenté d'agir ou a l'intention d'agir d'une manière compromettant la sécurité d'une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité; [Je souligne.]
Je note qu'en anglais, le législateur parle de « reasonable alternative » et que le terme « reasonable » a été improprement rendu en français par le mot « valable ». L'appréciation de ce qui est raisonnable par rapport à ce qui est valable ne fait pas nécessairement appel aux mêmes considérations et ne débouche pas nécessairement sur le même résultat. Une alternative peut être raisonnable sans qu'elle soit valable et vice-versa.
[47]La décision du directeur, assistée et corroborée comme elle le fut par les différents intervenants du milieu, se situe au coeur de l'expertise de ces professionnels et commande déférence de la part des tribunaux. Le texte même de l'alinéa 31(3)a) de la Loi fait ressortir cette nécessité.
[48]Premièrement, les autorités carcérales connaissent bien l'intimé et en assument la surveillance dans une perspective de sécurité et de réadaptation sociale. Elles sont au courant de ses activités en détention, de ses relations, de sa réceptivité aux programmes institutionnels, de ses manquements à la discipline, etc. Elles sont au par fum de l'impact au niveau de la sécurité que peut avoir dans un pénitencier à sécurité maximum un défi public à leur autorité. Sans leur donner carte blanche, il faut tout de même reconnaître qu'elles jouissent d'un avantage indéniable lorsqu'il y a lieu d e déterminer si, compte tenu de tous ces éléments, y compris la nature de l'infraction disciplinaire commise, il existe une autre solution raisonnable (reasonable ) pour assurer temporairement la sécurité des personnes et du pénitencier. Je préfère utiliser le terme « raisonnable » qui à la fois correspond plus à l'intention législative exprimée par cette disposition et tient meilleur compte de l'impondérabilité que ce genre de situations entraîne, de sorte que le choix de la mesure à prendre doit se situer dans les limites du raisonnable.
[49]Deuxièmement, elles doivent avoir des motifs « raisonnables » de croire que l'intimé a agi d'une manière compromettant la sécurité d'une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres dét enus mettrait en danger cette sécurité. Le législateur a expressément choisi le critère de la raisonnabilité pour guider et mesurer l'action du directeur entreprise en vertu de l'alinéa 31(3)a ). Motifs raisonnables et alternative raisonnable sont les deux qualificatifs retenus.
[50]En révision judiciaire, le juge doit se demander si le directeur avait des motifs raisonnables de craindre pour la sécurité de l'agent menacé, d'autres personnes ou pour la sécurité du pénitencier et s'il avait de tels motifs de croire qu'un maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité. En outre, le juge doit se demander si le directeur était convaincu qu'il n'existait pas d'autre alternative raisonnable à l'isolement préventif. À l'une et l'autre de ces questions, le juge ne peut substituer son opinion personnelle à celle du directeur. En d'autres termes, il importe peu que le juge ne croit pas que la sécurité des personnes ou du pénitencier était ou serait compromise s'il y avait, pour le directeur, des motifs raisonnables de croire que tel était le cas. De plus, même s'il estime qu'il existait une autre solution raisonnable, il ne peut intervenir si la preuve établit que le directeur était convaincu au moment de la prise de décision que l'isolement préventif temporaire était la seule solution raisonnable dans les circonstances. C'est le directeur et non le juge qui est investi du pouvoir d'apprécier et de choisir la mesure raisonnable que justifie la situation envisagée par l'alinéa 31(3)a) de la Loi.
[51]Ces paramètres d'intervention fixés, voyons maintenant l'analyse que le protonotaire a faite de la décision du directeur ainsi que celle de la Cour fédérale à l'endroit de la décision du protonotaire.
Analyse de la décision du protonotaire
[52]Avec respect, je crois que le protonotaire n'a pas appliqué à la décision du directeur la norme de contrôle édictée par l'alinéa 31(3)a) de la Loi. Bien qu'au paragraphe 84 de sa décision il se soit dit « prêt à reconnaître aux autorités carcérales une grande déférence dans leur appréciation de la situation », il a de fait substitué son opinion sur l'appréciation du risque et la nécessité d'un isolement préventif à celle du directeur.
[53]Les paragraphes 76 et 81 à 85 de sa décision, ci-après reproduits, indiquent bien l'état d'esprit dans lequel il a abordé la question et l'exercice auquel il s'est livré :
Je suis disposé à conclure que la perception du geste du demandeur par Mme Lafontaine de même que la perception de gravité et de sérieux rattachée au même geste par le directeur Lemieux étaient des perceptions ou conclusions que ces personnes pouvaient tirer.
[]
Bien que l'on puisse apprécier de la preuve que le geste du demandeur ait mis en danger la sécurité du pénitencier, les explications fournies par M. Lemieux et M. Guérette démontrent que c'est à l'instant même du geste que ce danger s'est soulevé, soit que les autres détenus posent alors des gestes déplacés et que ces derniers se soulèvent. Ceci ne s'est toutefois pas produit et le demandeur a pu même regagner de lui-même sa cellule parmi la population générale de l'établissement.
De fait ce n'est qu'au bout d'une heure que l'on transféra le demandeur en isolement préventif. Si l'on devait empêcher le demandeur d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus au sens du paragraphe 31(1) de la Loi, je pense que l'on n'aurait pas laissé le demandeur regagner sa cellule pendant près d'une heure.
Dans le même ordre d'idées, on ne m'a pas justifié suivant le paragraphe 31(3) de la Loi que le maintien au bout de cette heure du demandeur parmi les autres détenus était de nature à mettre en danger cette sécurité. Rien dans la preuve ne démontre que le geste du demandeur était autre chose qu'un geste isolé et que son maintien avec les autres détenus était pour mettre de nouveau la sécurité de l'établissement en jeu.
D'autre part, le paragraphe 31(2) de la Loi indique que le détenu en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus. Encore ici je considère que les autorités n'ont pas justifié leur position. Il ressort de mon appréciation de la preuve que c'est essentiellement en raison du fait que le demandeur maintenait sa version des faits que l'on garda ce dernier en isolement préventif. Cette position du demandeur, hormis le fait qu'elle est logique, ne justifie en rien selon moi son maintien en isolement préventif. On a soulevé en preuve de la part de la défenderesse que cette attitude du demandeur indiquait qu'il y avait risque de récidive de sa part. Bien que je sois prêt à reconnaître aux autorités carcérales une grande déférence dans leur appréciation de la situation, je ne pense pas que cette affirmation soit justifiée et appuyée en l'espèce.
Pour ces motifs, j'en conclus à l'instar de la Cour dans l'arrêt Brandon, supra, paragraphe 69 et de la Cour dans l'arrêt Saint-Jacques c. Canada (Solliciteur général) (1991), 45 F.T.R. 1 que la défenderesse ne s'est pas acquittée ici du fardeau qui lui incombait de convaincre la Cour que du 29 mai au 11 juin 1998 l'isolement préventif du demandeur était justifié. Ainsi pour cette période, ma conclusion est que le demandeur fut emprisonné de façon arbitraire. Le demandeur a donc droit à cet égard à des dommages compensatoires et exemplaires. [Je souligne.]
[54]Il n'appartenait pas au protonotaire de se livrer à une appréciation personnelle de la preuve pour déterminer que le danger pour la personne menacée et la sécurité du pénitencier n'existait qu'à l'instant même où le geste fut posé.
[55]De même, il se méprend lorsqu'il pense que le fait d'avoir laissé l'intimé regagner sa cellule pendant près d'une heure est une indication qu'il n'était pas nécessaire de l'empêcher d'entretenir des rapports avec l'ensemble des autres détenus. La preuve révèle que le confinement en cellule était nécessaire pour rejoindre le directeur, l'informer de l'incident et lui permettre de consulter avant de recourir à la mesure appropriée dans les circonstances. Il faut voir dans le fait de ce confinement temporaire en cellule non pas une absence de danger, mais un souci des autorités carcérales de se conformer à la Loi et de respecter les droits de l'intimé en suivant la procédure établie par le législateur en pareille situation.
[56]Pendant l'heure de maintien en cellule, le danger était temporairement maîtrisé. Tel qu'il appert du dossier et des démarches entreprises, la question que les autorités carcérales se sont posées est la suivante : comment protéger l'agent correctionnel et assurer la sécurité du personnel et du pénitencier contre le danger que, dans les jours qui suivent, l'intimé répète son geste de défiance à l'autorité, confiant qu'il ne pouvait manquer d'être si son geste demeurait impuni ou était banalisé? De toute évidence, le directeur, l'enquêteur correctionnel, le comité de réexamen des cas d'isole-ment, le comité de gestionnaires chargé d'examiner le rapport d'infraction et les agents correctionnels impli-qués, pour n'en nommer que quelques-uns, étaient tous d'avis que le danger ne s'arrêtait pas à l'instant du geste et nécessitait une mesure préventive.
[57]Le paragraphe 31(2) de la Loi stipule que le détenu placé en isolement préventif doit être replacé le plus tôt possible parmi les autres détenus du pénitencier. Évidemment, le critère du « plus tôt possible » est satisfait lorsque la menace à la sécurité est sous contrôle ou s'est estompée ou lorsqu'une autre solution raisonnable peut être mise en place, tel le transfert dans un autre pénitencier.
[58]En l'espèce, le protonotaire s'est livré à une appréciation de la preuve pour finalement conclure que l'intimé fut gardé en isolement préventif parce qu'il maintenait sa version disculpatoire des faits. Pour les autorités carcérales, le refus de l'intimé de reconnaître la portée menaçante de son geste, perçu comme un geste de défiance à l'autorité, aggravait la situation et augmentait les risques de récidive et, partant, les risques à la sécurité.
[59]Avec respect, je crois que les autorités carcérales étaient en bien meilleure position pour apprécier le risque de récidive et la question du retour de l'intimé au sein de la population carcérale générale que le protonotaire. L'article 33 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 12] de la Loi prévoit un réexamen périodique de l'isolement préventif involontaire. Le réexamen comporte, sauf exceptions reliées à la sécurité des personnes présentes à l'audience, au refus du détenu d'y participer ou à la perturbation grave du déroulement de l'audience, une audition en présence du détenu. Le comité doit par la suite faire une recommandation au directeur quant au maintien ou non du détenu en isolement préventif. Ce processus fut suivi dans le cas présent et, tel que déjà mentionné, le comité a recommandé, le 4 juin 1998, le maintien en isolement préventif de l'intimé.
[60]L'article 32 de la Loi prévoit que le réexamen par le comité est fondé sur les principes ou les critères énoncés à l'article 31, soit que l'isolement préventif a pour but d'empêcher un détenu d'entretenir des rapports avec l'ensemble des détenus, qu'il est ordonné pour des raisons de sécurité d'une personne ou du pénitencier, qu'il n'existe pas d'autre solution raisonnable et qu'il doit prendre fin le plus tôt possible. Le comité a appliqué ces critères et, sur la foi de la preuve qui lui fut soumise, en est venu à la conclusion que l'isolement préventif devait être maintenu. Je ne crois pas que l'on puisse dire que, dans les circonstances, sa décision fondée sur les motifs du paragraphe 31(3) de la Loi était déraisonnable.
[61]Étant donné que la détention en isolement préventif était autorisée par la Loi, justifiée dans les circonstances et, en conséquence, légale, ce fait en lui-même, pour reprendre les termes de mon collègue le juge Noël dans l'affaire Cervinus Inc. c. Canada (Ministre de l'Agriculture), 2002 CAF 398, au paragraphe 15 « exclut la possibilité d'une conclusion de négligence » (permission d'en appeler à la Cour suprême du Canada refusée le 17 avril 2003 [[2002] S.C.C.A. no 537 (QL)]). J'ajouterais que, même si la décision du directeur devait être déclarée nulle ou illégale, ce fait en soi ne conduit pas nécessairement à une conclusion de faute ou de négligence et n'entraîne pas nécessairement une conclusion en responsabilité. Pour reprendre l'expression colorée du procureur de l'appelante, « ce n'est pas parce qu'une demande de contrôle judiciaire est accueillie que le Gouvernement doit signer ou signe des chèques en blanc ».
[62]En appel, au moment de rendre sa décision, la Cour fédérale, tout comme le protonotaire, n'avait pas le bénéfice de la décision de notre Cour dans l'affaire Berhad, où, aux paragraphes 65 et 66, il fut décidé que les principes applicables à la révision d'une décision administrative s'appliquent, que la révision de cette décision se fasse par demande de contrôle judiciaire, par appel ou par une procédure indirecte de contestation telle une action en dommages-intérêts. La Cour fédérale eût-elle appliqué les principes du droit administratif que le protonotaire devait appliquer à la décision du directeur et à celle du comité de réexamen des cas d'isolement qu'elle en serait venue à la conclusion que les décisions administratives d'ordonner et de maintenir l'isolement préventif de l'intimé étaient fondées sur une preuve qui, dans les circonstances, ne permettaient pas de conclure qu'elles étaient déraisonnables.
Conclusion
[63]Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel, sans frais dans les circonstances, et j'annulerais la décision de la Cour fédérale rendue le 18 octobre 2004. Procédant à rendre la décision qui aurait dû être rendue, j'annulerais la décision du protonotaire et je rejetterais l'action de l'intimé/demandeur avec dépens que je fixerais à 2 000 $.
Le juge Décary, J.C.A. : Je suis d'accord.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d'accord.