IMM-9738-04
2005 CF 1580
Loreto Lorenzo Ferri (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Mactavish—Toronto, 1er novembre; Ottawa, 22 novembre, 2005.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de résidents permanents — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) disant qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la constitutionnalité de l’art. 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) — Le demandeur a été condamné pour possession d’héroïne en vue d’en faire le trafic — Le ministre a demandé l’annulation du sursis ainsi que le classement de son appel en application de l’art. 68(4) de la LIPR — Il s’agissait de savoir si le libellé de l’art. 68(4) a pour effet de priver la SAI de la compétence pour entendre l’argument constitutionnel du demandeur et se prononcer sur celui‑ci — Examen de la jurisprudence relative à la compétence des tribunaux administratifs pour se prononcer sur des questions relatives à la Charte — Le libellé de l’art. 68(4) a pour effet de limiter expressément la compétence de la SAI à la question de décider si les faits de l’espèce assujettissent l’appelant au libellé de la disposition — Il prive la SAI de la compétence pour trancher des questions de droit, notamment des questions de validité constitutionnelle — Le demandeur pourra trouver un tribunal pour contester la constitutionnalité de l’art. 68(4) de la LIPR — Demande rejetée — La question suivante a été certifiée : la Section d’appel de l’immigration a‑t‑elle compétence pour se prononcer sur une contestation de la constitutionnalité de l’art. 68(4) de la LIPR?
Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié disant qu’elle n’avait pas compétence pour examiner une contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Le demandeur, qui est résident permanent au Canada, fait l’objet d’une mesure de renvoi depuis 1995 en raison de son lourd casier judiciaire. La Section d’appel de l’immigration a ordonné la suspension de cette mesure de renvoi sous réserve de plusieurs conditions. Comme le demandeur a été condamné pour possession d’héroïne en vue d’en faire le trafic, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a demandé l’annulation du sursis ainsi que le classement de son appel en application du paragraphe 68(4) de la LIPR. Ce paragraphe prévoit que lorsque la SAI a sursis à une mesure de renvoi frappant un résident permanent qui est interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité et que la personne est reconnue coupable d’une autre infraction grave, le sursis est révoqué de plein droit et l’appel est classé. Avant la tenue de l’audience de la demande faite par le ministre, le demandeur a fait signifier un avis portant sur une question constitution-nelle, alléguant que le paragraphe 68(4) de la LIPR viole les articles 7 et 15 de la Charte. La SAI a conclu qu’elle n’avait pas la compétence requise pour examiner la contestation fondée sur la Charte et que dès qu’elle juge que les conditions de fait mentionnées dans le paragraphe 68(4) ont été satisfai-tes, elle perd, de plein droit, compétence sur la personne. L’unique question en litige était de savoir si la SAI a commis une erreur en décidant qu’elle n’avait pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité du paragraphe 68(4).
Jugement : la demande est rejetée.
La question de savoir si un tribunal administratif est compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition de sa loi habilitante doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte. Dans une trilogie d’arrêts rendus au début des années 90, la Cour suprême du Canada a mis l’accent sur d’importantes considérations de principe favorisant la compétence des tribunaux administratifs pour se prononcer sur la constitutionnalité de leur loi habilitante. Plus tard, dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), la Cour suprême a appliqué la trilogie d’une manière plutôt étroite et a jugé que l’on ne pourra conclure à l’existence d’une telle compétence que lorsque la loi habilitante du tribunal, expressément ou implicitement, confère le pouvoir au tribunal en cause de trancher de telles questions. Pour décider si un tribunal administratif a implicitement le pouvoir de se prononcer sur des questions de constitutionnalité, il sera nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle du tribunal ainsi que de sa compétence. En 2003, la Cour suprême a une fois de plus examiné la question dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse Workers’ Compensation Board) c. Laseur, dans lequel la Cour a enseigné que l’on doit d’abord examiner si le tribunal administratif possède la compétence, expresse ou implicite, de se prononcer sur des questions de droit découlant de la disposition contestée. S’il est jugé que le tribunal a le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé comprendre le pouvoir de se prononcer sur la constitution-nalité de cette disposition au regard de la Charte. Enfin, lorsqu’une partie prétend qu’un tribunal n’a pas compétence pour appliquer la Charte, la Cour suprême, dans l’arrêt Martin, a stipulé qu’il incombe à cette partie de réfuter la présomption de compétence en matière d’application de la Charte.
Compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Martin, la première question qui devait être traitée était de savoir si le tribunal en question avait expressément ou implicitement compétence pour connaître des questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée. Les parties ont convenu que la situation du demandeur relevait clairement du paragraphe 68(4) de la LIPR. Le libellé du paragraphe 68(4) a pour effet de limiter expressément la compétence de la SAI à l’égard des personnes qui se trouvent dans la situation du demandeur à la question de décider si les faits de l’espèce assujettissent le demandeur au libellé de la disposition, réfutant ainsi la présomption en faveur de la compétence en matière d’application de la Charte. Si les faits de l’espèce assujettissent la situation du demandeur au libellé du paragraphe 68(4), la SAI perd compétence à l’égard de la personne de sorte que le sursis est annulé et l’appel est classé de plein droit. En adoptant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en 2002, le législateur a rééquilibré la sécurité du public et les droits individuels en élargissant les catégories de personnes qui peuvent être renvoyées sans droit d’appel à la SAI. Le demandeur trouvera un tribunal où il pourra faire valoir sa contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la LIPR. Il lui est loisible d’engager une action devant la Cour afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la disposition législative en cause est inconstitu-tionnelle. La question suivante a été certifiée : la Section d’appel de l’immigration a‑t‑elle compétence pour se pronon-cer sur une contestation de la constitutionnalité du paragra-phe 68(4) de la LIPR?
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 70(5) (mod. par L.C 1995, ch. 15, art. 13).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)d), 36(1), 64, 68(1),(4), 162(1), 197.
jurisprudence
décisions appliquées :
Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504; 2003 C.S.C. 54; Kroon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 697.
décisions examinées :
Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Reynolds, [1997] A.C.F. no 1763 (1re inst.) (QL).
décisions citées :
Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 R.C.F. 48; 2004 CAF 85; conf. par [2005] 2 R.C.S. 539; 2005 CSC 51.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] D.S.A.I. no 720 (QL)) disant qu’elle n’avait pas compétence pour examiner une contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en vertu des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Demande rejetée.
ont comparu :
Joel Sandaluk pour le demandeur.
Lorne McClenaghan pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Mamann & Associates, Toronto, pour le demandeur.
Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par
[1]La juge Mactavish : Dans la présente demande, la Cour est appelée à décider si la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a compétence pour examiner une contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27, LIPR] en vertu des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].
[2]Pour les motifs qui suivent, je conclus que le paragraphe 68(4) de la LIPR a pour effet de priver la SAI de la compétence de trancher des questions de droit, notamment des questions de validité constitutionnelle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de M. Ferri est rejetée.
Les faits
[3]Loreto Lorenzo Ferri est un citoyen italien qui vit au Canada depuis l’âge de 11 ans. Il a le statut de résident permanent au Canada. En raison de son lourd casier judiciaire, M. Ferri fait l’objet d’une mesure de renvoi depuis 1995. La Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a ordonné la suspension de cette mesure de renvoi sous réserve de plusieurs conditions. La suspension a été renouvelée périodiquement et la plus récente ordonnance de suspension du renvoi de M. Ferri devait expirer en décembre 2002.
[4]Comme M. Ferri a été condamné pour possession d’héroïne en vue d’en faire le trafic, le ministre a demandé l’annulation de la suspension ainsi que l’annulation de son appel du fait de l’application du paragraphe 68(4) de la LIPR. Ce paragraphe prévoit que lorsque la SAI a sursis à une mesure de renvoi frappant un résident permanent qui est interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité et que la personne est reconnue coupable d’une autre infraction grave, le sursis est révoqué de plein droit et l’appel est classé.
[5]Il n’est pas contesté que la déclaration de culpabilité de M. Ferri quant à une infraction relative à des stupéfiants fait tomber ce dernier sous le coup des dispositions du paragraphe 68(4).
[6]Avant la tenue de l’audience de la demande faite par le ministre en vue d’obtenir l’annulation du sursis de M. Ferri et le classement de son appel, M. Ferri a fait signifier un avis portant sur une question constitutionnelle car il prétend que le paragraphe 68(4) de la LIPR viole les articles 7 et 15 de la Charte.
La décision de la SAI
[7]Dans une décision datée du 2 novembre 2004 [Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] D.S.A.I. no 720 (QL)], la SAI a conclu qu’elle n’avait pas la compétence requise pour examiner la contestation de M. Ferri fondée sur la Charte.
[8]La Commission a souligné que le paragraphe 162(1) de la LIPR lui donne compétence pour connaître des questions de droit, y compris les questions de compétence. Par suite de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Worker’s Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, [2003] 2 R.C.S. 504, la SAI est présumée avoir compétence pour trancher des questions d’ordre constitutionnel, sauf si le législateur a expressément ou implicitement retiré ce pouvoir au tribunal.
[9]La SAI a conclu que, en l’espèce, la présomption de compétence est réfutée par le libellé du paragraphe 68(4) de la LIPR lequel, selon elle, la prive expressément du pouvoir de trancher des questions de droit, notamment des questions d’ordre constitutionnel.
[10]Selon la SAI, le paragraphe 68(4) limite sa compétence au pouvoir de décider si les conditions de fait mentionnées dans le paragraphe sont satisfaites. Donc, la SAI ne peut examiner que les éléments suivants : elle doit examiner si elle a effectivement sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi; si la personne visée est un résident permanent ou un étranger qui a été interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité; si la personne visée a été reconnue coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1) de la LIPR.
[11]La SAI a conclu que dès qu’elle juge que les conditions de fait mentionnées dans le paragraphe ont été satisfaites, elle perd, de plein droit, compétence sur la personne.
[12]Par conséquent, la SAI a refusé d’entendre la contestation constitutionnelle de M. Ferri, le sursis a été annulé et on a classé l’appel de M. Ferri.
La question en litige
[13]En l’espèce, l’unique question en litige est de savoir si la SAI a commis une erreur en décidant qu’elle n’avait pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité du paragraphe 68(4). La Cour n’est présentement saisie d’aucune contestation de la constitutionnalité de la loi elle‑même.
La norme de contrôle
[14]Aucune des parties n’a traité dans ses observations de la question de la norme de contrôle appropriée. Je suis convaincu que la question de savoir si un tribunal administratif est compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité d’une disposition de sa loi habilitante doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte.
Les dispositions législatives pertinentes
[15]Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont en litige en l’espèce :
3. [. . .]
(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :
[. . .]
d) d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d’une part, d’égalité et de protection contre la discrimination et, d’autre part, d’égalité du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada;
[. . .]
36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :
a) Être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
b) Être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonne-ment maximal d’au moins dix ans;
(c) commettre à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.
[. . .]
64. (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.
(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins deux ans.
[. . .]
68. [. . .]
(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé.
[. . .]
162. (1) Chacune des sections a compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait—y compris en matière de compétence—dans le cadre des affaires dont elle est saisie.
[. . .]
197. Malgré l’article 192, l’intéressé qui fait l’objet d’un sursis au titre de l’ancienne loi et qui n’a pas respecté les conditions du sursis, est assujetti à la restriction du droit d’appel prévue par l’article 64 de la présente loi, le paragraphe 68(4) lui étant par ailleurs applicable.
La jurisprudence relative à la compétence des tribunaux administratifs de se prononcer sur des questions relati-ves à la Charte
[16]La jurisprudence régissant le pouvoir des tribunaux administratifs d’appliquer les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés a considérablement évolué au cours des 15 dernières années.
[17]La question a d’abord été examinée par la Cour suprême du Canada dans une trilogie d’arrêts rendus au début des années 90 : voir Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, [1990] 3 R.C.S. 570; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; et Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22. Dans ces arrêts, la Cour suprême a mis l’accent sur d’importantes considérations de principe favorisant la compétence des tribunaux administratifs pour se prononcer sur la constitutionnalité de leur loi habilitante. Ces considérations incluent le principe que des lois invalides ne devraient pas être appliquées par les cours de justice ou par les tribunaux administratifs ainsi que le principe que les Canadiens devraient pouvoir faire valoir leurs droits devant le tribunal le plus accessible.
[18]La Cour a également estimé qu’il était avantageux de faire trancher des questions constitution-nelles en première instance dans l’environnement dans lequel la loi s’applique. On a estimé que l’opinion éclairée de tribunaux spécialisés serait utile aux cours de justice qui seraient éventuellement appelées à trancher ces questions.
[19]Cette capacité des tribunaux administratifs à se prononcer sur des questions constitutionnelles n’a pas été considérée par la Cour suprême comme étant une usurpation du rôle d’arbitre ultime que les cours de justice jouent en matière de constitutionnalité car les décisions des tribunaux seront toujours examinées en fonction de la norme de la décision correcte.
[20]Environ cinq ans plus tard, la Cour suprême a examiné de nouveau la trilogie dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854. Dans l’arrêt Cooper, la Cour suprême a semblé s’éloigner quelque peu de sa position initiale en appliquant la trilogie d’une manière plutôt étroite. Selon l’arrêt Cooper, les tribunaux administratifs n’ont pas automatiquement le pouvoir de se prononcer sur les contestations, fondées sur la Charte, de leur loi habilitante. On ne pourra conclure à l’existence d’une telle compétence que lorsque la loi habilitante du tribunal, expressément ou implicitement, confère le pouvoir au tribunal en cause de trancher de telles questions.
[21]Pour décider si un tribunal administratif a implicitement le pouvoir de se prononcer sur des questions de constitutionalité, il sera nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle du tribunal ainsi que de sa compétence. On devra tenir compte de la question de savoir si le tribunal avait le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit ainsi que de diverses questions pratiques comme la composition et la structure du tribunal, la procédure qui est suivie devant ce dernier, les voies d’appel existant contre les décisions qu’il rend et son expertise. En même temps, la Cour suprême a fait remarquer que des considérations d’ordre pratique et fonctionnel peuvent par ailleurs militer pour ou contre l’existence d’une compétence en matière constitutionnelle, quoique de telles considérations ne puissent jamais prendre le pas sur l’intention du législateur.
[22]Dans une forte dissidence, les juges McLachlin et L’Heureux‑Dubé ont clairement considéré la décision rendue par la majorité dans Cooper comme étant une dérogation importante à la position initialement prise par la Cour suprême dans la trilogie. En préconisant que les tribunaux administratifs devraient jouir d’une plus grande liberté pour appliquer la Charte, la juge McLachlin a écrit ce qui suit (au paragraphe 70) :
La Charte n’est pas un texte sacré que seuls les initiés des cours supérieures peuvent aborder. C’est un document qui appartient aux citoyens, et les lois ayant des effets sur les citoyens ainsi que les législateurs qui les adoptent doivent s’y conformer. Les tribunaux administratifs et les commissions qui ont pour tâche de trancher des questions juridiques ne sont pas soustraits à cette règle. Ces organismes déterminent les droits de beaucoup plus de justiciables que les cours de justice. Pour que les citoyens ordinaires voient un sens à la Charte, il faut donc que les tribunaux administratifs en tiennent compte dans leurs décisions.
[23]En 2003, la Cour suprême a une fois de plus examiné la question dans l’arrêt Martin, susmentionné, et elle a reconsidéré et reformulé les règles concernant la compétence des tribunaux en matière d’application de la Charte. Dans l’arrêt Martin, la Cour relève une série de facteurs qui doivent être pris en considération lorsque l’on décide si un tribunal particulier a compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de sa loi habilitante.
[24]Lorsqu’elle a répondu à cette question dans l’arrêt Martin, la Cour a enseigné que l’on doit d’abord examiner si le tribunal administratif possède la compétence, expresse ou implicite, pour se prononcer sur des questions de droit découlant de la disposition contestée. La compétence expresse est celle exprimée dans le libellé de la disposition habilitante alors que la compétence implicite ressort de l’examen de la loi dans son ensemble. Parmi les facteurs à prendre en considération, il y a la mission que la loi confie au tribunal administratif en cause et la question de savoir s’il est nécessaire de trancher des questions de droit pour l’accomplir efficacement, l’interaction du tribunal en cause avec les autres composantes du régime administratif, la question de savoir si ce tribunal est une instance juridictionnelle, ainsi que des considérations pratiques comme la capacité du tribunal d’examiner des questions de droit. Quant à ce dernier point, la Cour suprême a clairement affirmé que les considérations pratiques ne peuvent cependant pas l’emporter sur ce qui ressort clairement de la loi elle‑même.
[25]S’il est jugé que le tribunal a le pouvoir de trancher les questions de droit découlant de l’application d’une disposition législative, ce pouvoir sera présumé comprendre le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité de cette disposition au regard de la Charte.
[26]Enfin, lorsqu’une partie prétend qu’un tribunal n’a pas compétence pour appliquer la Charte, la Cour suprême, dans l’arrêt Martin, a stipulé qu’il incombe à cette partie de réfuter la présomption de compétence en matière d’application de la Charte. La partie peut réfuter la présomption en signalant que le pouvoir d’examiner la Charte a été retiré expressément ou qu’un examen du régime établi par la loi mène clairement à la conclusion que le législateur a voulu exclure la Charte (ou une catégorie de questions telles les questions de droit constitutionnel en général) des questions de droit soumises à l’examen du tribunal administratif en question. À cet égard, la Cour suprême a fait remarquer qu’une telle inférence doit en général émaner de la loi elle‑même et non de considérations externes.
[27]Comment ces principes s’appliquent‑ils en l’espèce?
Le point de vue de M. Ferri
[28]À l’appui de sa prétention que la SAI a la compétence nécessaire pour statuer sur sa contestation fondée sur la Charte, M. Ferri renvoie au paragraphe 162(1) de la LIPR, lequel donne compétence à la SAI pour connaître des questions de droit, y compris en matière de compétence, dans le cadre des affaires dont elle est saisie.
[29]En outre, M. Ferri affirme qu’il a clairement été énoncé dans l’arrêt Martin qu’une partie devrait pouvoir faire valoir ses droits garantis par la Charte devant le tribunal le plus accessible, lequel est, en l’espèce, la SAI.
[30]M. Ferri prétend que la décision rendue par la Cour dans Kroon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 697, que la SAI n’a pas compétence pour se prononcer sur la constitutionnalité de l’article 64 de la LIPR, doit être distinguée de la présente cause. À cet égard, M. Ferri fait remarquer que bien que l’article 64 et le paragraphe 68(1) de la Loi limitent la compétence de la SAI, celle‑ci, en vertu de l’article 64 n’est pas admise à se déclarer d’entrée de jeu compétente quant à une personne, alors que les cas relevant du paragraphe 68(1) de la Loi concernent des situations où la SAI s’est déjà déclaré compétente quant à une personne, ayant antérieurement sursis au renvoi de la personne.
[31]De plus, compte tenu que la SAI a compétence exclusive pour connaître des affaires visées par le paragraphe 68(1) de la LIPR, M. Ferri affirme qu’il n’y a pas d’autre tribunal où il pourrait contester la constitutionnalité de la disposition en question.
[32]Selon M. Ferri, un examen du régime établi par la loi dans son ensemble milite également en faveur de l’idée que la SAI a compétence en matière d’application de la Charte en vertu du paragraphe 68(1). En plus du paragraphe 162(1) qui confère à la SAI le pouvoir de se prononcer sur des questions de droit, M. Ferri renvoie à l’alinéa 3(3)d) de la LIPR, lequel exige que la Loi soit interprétée d’une manière qui garantisse que les décisions rendues en vertu de celle‑ci, le soient en conformité avec la Charte.
[33]M. Ferri souligne également le fait que les audiences de la SAI sont de nature juridictionnelle ainsi que le fait que la SAI peut entendre et recevoir la preuve qu’il entend déposer à l’appui de sa contestation fondée sur la Charte. Compte tenu qu’il se trouve déjà devant la SAI, il s’agit donc du tribunal le plus accessible où faire trancher la question constitutionnelle.
[34]Selon M. Ferri, l’effet combiné de ces facteurs est que la conclusion de la SAI qu’elle n’a pas compétence pour se prononcer sur la question constitutionnelle est erronée. Par conséquent, la décision devrait être annulée et l’affaire renvoyée à la SAI pour nouvelle décision.
Analyse
[35]Compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Martin, le fait que le paragraphe 162(1) de la LIPR donne compétence à la SAI pour connaître des questions de droit (notamment des questions de compétence) dans le cadre des affaires dont elle est saisie, donne à penser que la SAI a effectivement le pouvoir de se prononcer sur la constitutionnalité du paragraphe 68(1) de la Loi. En outre, compte tenu que M. Ferri se trouve déjà devant la SAI, ce tribunal est effectivement le tribunal qui lui est le plus accessible pour faire valoir sa contestation fondée sur la Charte, ce qui milite davantage en faveur de l’idée de conclure que la SAI a compétence en l’espèce en matière d’application de la Charte.
[36]Toutefois, selon l’arrêt Martin, il est également clair que, avant que la Cour ne puisse examiner ce genre de considérations dans une analyse relative à la compétence comme c’est le cas de la présente analyse, la première question qui doit être traitée est celle qui consiste à savoir si le tribunal en question a expressément ou implicitement compétence pour connaître des questions de droit découlant de l’application de la disposition contestée.
[37]Il faut se rapporter au paragraphe 68(4), lequel est, par souci de commodité, reproduit à nouveau ci‑dessous :
68. [. . .]
(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé.
[38]Comme il a déjà été souligné, les parties conviennent que la situation de M. Ferri relève clairement de la disposition susmentionnée. La seule question qui se pose est de savoir si le libellé de cet article a pour effet de priver la SAI de la compétence d’entendre l’argument constitutionnel de M. Ferri et de se prononcer sur celui‑ci.
[39]Selon moi, bien que la SAI détienne un pouvoir général de connaître des questions de droit ainsi que la compétence nécessaire pour le règlement des causes dont elle est saisie, le libellé du paragraphe 68(4) a pour effet de limiter expressément la compétence de la SAI à l’égard des personnes qui se trouvent dans la situation de M. Ferri à la question de décider si les faits de l’espèce assujettissent l’appelant au libellé de la disposition, réfutant ainsi la présomption en faveur de la compétence en matière d’application de la Charte.
[40]La compétence de la SAI se limite donc à répondre aux questions suivantes :
1. La personne en question est‑elle un étranger ou un résident permanent?
2. La personne a‑t‑elle déjà été interdite de territoire pour grande criminalité ou criminalité?
3. La SAI a‑t‑elle déjà sursis à une mesure de renvoi en rapport avec cette personne?
4. La personne a‑t‑elle été reconnue coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1)?
[41]Si la réponse à chacune de ces questions est affirmative, comme c’est certes le cas en l’espèce, alors l’article est clair : la SAI perd compétence à l’égard de la personne et le sursis est annulé et l’appel est classé.
[42]Bien que M. Ferri ait fait valoir un certain nombre d’arguments qui favoriseraient une conclusion de compétence de la SAI en matière d’application de la Charte dans les causes comme celle en l’espèce, ces considérations ne sauraient l’emporter sur le libellé explicite de la loi. À cet égard, le libellé du paragraphe 68(4) reflète clairement l’intention du législateur de limiter la compétence de la SAI dans des causes comme celle en l’espèce.
[43]Cette interprétation est compatible avec le fait que, en adoptant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en 2002, le législateur a rééquilibré la sécurité du public et les droits individuels en élargissant les catégories de personnes qui peuvent être renvoyées sans droit d’appel à la SAI : Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 R.C.F. 48 (C.A.F.), au paragra-phe 55; confirmé par [2005] 2 R.C.S. 539. Selon moi, bien que l’arrêt Medovarski traite de l’article 64 de la LIPR, l’observation précédente s’applique également à la présente espèce.
[44]Comme il a déjà été souligné, le juge Rouleau est arrivé à une conclusion semblable dans la décision Kroon. Bien que la décision Kroon traite également de l’article 64 de la LIPR, plutôt que du paragraphe 68(4), je crois que le raisonnement du juge Rouleau s’applique également en l’espèce. Le fait que l’article 64 ait pour effet d’empêcher la SAI d’exercer sa compétence sur une personne, alors que le paragraphe 68(1) de la Loi vise les situations où la SAI a déjà exercé sa compétence sur une personne, ne justifie pas, selon moi, que l’on fasse fi du libellé formel de la disposition et que l’on conclue à la compétence constitutionnelle dans les cas où elle n’existerait par ailleurs pas.
[45]Enfin, il importe de mentionner la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Reynolds, [1997] A.C.F. no 1763 (1re inst.) (QL). La décision Reynolds a été rendue en vertu du paragraphe 70(5) [mod. par L.C. 1995, ch. 15, art. 13] de l’ancienne Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], lequel privait un appelant éventuel d’un droit d’appel relativement à une mesure de renvoi qui avait fait l’objet d’un sursis lorsque l’on jugeait que la personne en question représentait un danger pour la sécurité publique. Le défendeur invoque la décision Reynolds à l’appui de sa prétention que la SAI n’a pas compétence pour examiner la contestation constitutionnelle de M. Ferri.
[46]Bien que dans la décision Reynolds la Cour, dans des circonstances analogues, en est venue à la même conclusion quant au défaut de compétence de la SAI de se prononcer sur une question d’application de la Charte, j’hésite à accorder une trop grande importance à cette décision Reynolds, compte tenu qu’elle a été rendue en fonction de l’ancienne Loi sur l’immigration et qu’elle ne traite pas de la disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés examinée en l’espèce.
[47]Plus important encore, la décision Reynolds a été rendue avant que la Cour suprême du Canada ne formule à nouveau le critère qui permet de décider si un tribunal administratif a compétence en matière d’application de la Charte. Bien que l’arrêt Martin ne semble pas infirmer implicitement chaque aspect de la décision Reynolds, je suis néanmoins convaincu que, pour ces motifs, il faut procéder avec une certaine prudence. Par conséquent, je préfère me fier à l’analyse exposée ci‑dessus.
[48]Enfin, je n’accepte pas que M. Ferri ne puisse trouver un tribunal où il pourra faire valoir sa contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la LIPR. Il lui est tout à fait loisible d’engager une procédure devant la Cour afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la disposition législative en cause est inconstitutionnelle. Il est également loisible à M. Ferri de présenter devant la Cour la preuve qui, selon lui, étayera sa contestation.
Conclusion
[49]Pour ces motifs, la demande est rejetée.
Certification
[50]Les parties proposent conjointement de soumettre la question suivante à la certification :
La Section d’appel de l’immigration a‑t‑elle compétence pour se prononcer sur une contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?
[51]Je conviens qu’il s’agit d’une question qu’il convient de certifier et, par conséquent, la question sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE QUE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.
2. La question grave de portée générale suivante soit certifiée :
La Section d’appel de l’immigration a‑t‑elle compétence pour se prononcer sur une contestation de la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?