A-278-16
2017 CAF 97
Voltage Pictures, LLC, Cobbler Nevada, LLC, PTG Nevada, LLC, Clear Skies Nevada, LLC, Glacier Entertainment S.A.R.L. (Luxembourg), Glacier Films 1, LLC et Fathers & Daughters Nevada, LLC (appelantes)
c.
M. Untel no 1, représentant défendeur envisagé d’un groupe de défendeurs et Rogers Communications Inc. (intimés)
Répertorié : Voltage Pictures, LLC c. M. Untel
Cour d’appel fédérale, juge Stratas, J.C.A.—Toronto, 11 janvier; Ottawa, 9 mai 2017.
Droit d’auteur — Contrefaçon — Appel d’une ordonnance de la Cour fédérale obligeant l’intimée Rogers Communications Inc. à divulguer aux appelantes des renseignements pour identifier un présumé contrefacteur, mais seulement contre le versement de droits — Les appelantes ont intenté des poursuites contre des présumés contrefacteurs — Elles voulaient obtenir des renseignements de l’intimée en vertu des art. 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur — Elles ont soutenu que le régime légal empêchait l’intimée de leur facturer des droits — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en fixant les droits — La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle elle pouvait permettre que des droits soient imposés était entachée d’une erreur de droit — Le ministre responsable peut, par règlement, fixer le montant maximal des droits qu’un fournisseur d’accès Internet peut exiger pour s’acquitter des obligations prévues à l’art. 41.26(1) — En l’absence d’un tel règlement, comme c’était le cas en l’espèce, les fournisseurs d’accès Internet ne peuvent pas exiger des droits — La position par défaut est que le montant des droits pour les obligations prévues à l’art. 41.26(1) est nul — Cette position par défaut constitue un choix législatif qui permet aux titulaires de droit d’auteur de protéger et de faire valoir leurs droits avant les intérêts économiques des fournisseurs d’accès Internet — Si les fournisseurs d’accès Internet étaient autorisés à exiger des droits sans aucune restriction, les objectifs du régime légal et les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur seraient compromis — L’ordonnance de la Cour fédérale obligeant les appelantes à verser des droits à l’intimée a été annulée — Appel accueilli.
Pratique — Communication de documents et interrogatoire préalable — La Cour fédérale a ordonné à l’intimée Rogers Communications Inc. de divulguer aux appelantes des renseignements pour identifier un présumé contrefacteur, mais seulement contre le versement de droits — Les appelantes ont intenté des poursuites contre des présumés contrefacteurs — Elles voulaient obtenir des renseignements de l’intimée en vertu des art. 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur — C’est le processus de l’ordonnance de type Norwich qui régit la divulgation au titulaire du droit d’auteur et non le régime législatif — Les tribunaux ont le soin de décider si la divulgation devrait avoir lieu et, le cas échéant, selon quelles conditions — À moins qu’un fournisseur d’accès Internet soit disposé à remettre volontairement les renseignements conservés, le titulaire du droit d’auteur doit solliciter une ordonnance de divulgation — Le fournisseur d’accès Internet peut exiger des droits pour les coûts réels, raisonnables et nécessaires associés à l’acte de divulgation — En l’espèce, la Cour fédérale n’a pas évalué le caractère raisonnable des droits et aurait dû le faire.
Il s’agissait d’un appel d’une ordonnance de la Cour fédérale obligeant l’intimée Rogers Communications Inc. à divulguer aux appelantes des renseignements pour identifier un présumé contrefacteur, mais seulement contre le versement de droits.
Les appelantes, des productrices de films, ont intenté des poursuites contre des utilisateurs d’Internet qui ont téléchargé leurs films illégalement. Les appelantes voulaient obtenir des renseignements auprès de l’intimée, un fournisseur d’accès Internet, en vertu des articles 41.25 à 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur, afin de lever le voile de l’anonymat et de révéler l’identité des présumés contrefacteurs pour qu’elles puissent agir et protéger leurs droits. Les appelantes ont déclaré que les droits demandés par l’intimée constituent un obstacle de plusieurs millions de dollars entre elles et le point de départ de leur action en justice. Elles ont soutenu que le régime légal empêchait l’intimée de leur demander quoi que ce soit.
Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en fixant les droits.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle elle pouvait permettre que des droits soient payés à l’intimée pour couvrir ses frais liés à l’exécution des obligations prévues au paragraphe 41.26(1) de la Loi était entachée d’une erreur de droit. En vertu du paragraphe 41.26(2) de la Loi, le ministre responsable peut, par règlement, fixer le montant maximal des droits qu’un fournisseur d’accès Internet peut exiger pour s’acquitter des obligations prévues au paragraphe 41.26(1). En l’absence d’un tel règlement, comme c’était le cas en l’espèce, les fournisseurs d’accès Internet ne peuvent pas exiger des droits. Le paragraphe 41.26(2) a été rédigé de façon à faire que le montant des droits pour les obligations prévues au paragraphe 41.26(1) soit nul en principe. Cette position par défaut constitue un choix législatif qui fait passer l’accès aux renseignements d’identification pour permettre aux titulaires de droit d’auteur de protéger et de faire valoir leurs droits avant les intérêts économiques des fournisseurs d’accès Internet. Si le paragraphe 41.26(2) avait été rédigé différemment et si les fournisseurs d’accès Internet étaient autorisés à exiger des droits sans aucune restriction, les objectifs du régime légal et les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur seraient compromis.
Le régime ne réglemente pas la divulgation elle-même au titulaire du droit d’auteur. C’est le processus de l’ordonnance de type Norwich qui régit la divulgation. Le législateur a choisi de laisser aux tribunaux le soin de décider si la divulgation devrait avoir lieu et, le cas échéant, selon quelles conditions. À moins qu’un fournisseur d’accès Internet soit disposé à remettre volontairement les renseignements conservés, le titulaire du droit d’auteur doit solliciter une ordonnance de divulgation. Il est raisonnable pour un fournisseur d’accès Internet d’exiger une ordonnance de divulgation. L’ordonnance peut le protéger contre des clients lésés dont les renseignements sont divulgués. Le fournisseur d’accès Internet peut exiger des droits pour les coûts réels, raisonnables et nécessaires associés à l’acte de divulgation. L’acte de divulgation ne relève pas du paragraphe 41.26(1) et, par conséquent, n’est pas assujetti à la règle « aucun règlement et donc aucun droit » prévue au paragraphe 41.26(2).
En l’espèce, le raisonnement de la Cour fédérale semble avoir été que le régime légal ne prévoit pas la divulgation des renseignements et n’interdit pas des droits pour « l’exécution d’une ordonnance de divulgation rendue à l’égard de ces renseignements ». Cette décision était entachée d’une erreur de droit. En vertu du régime légal, un fournisseur d’accès Internet ne peut pas exiger de droits pour les tâches prévues au paragraphe 41.26(1). La Cour fédérale n’a pas évalué le caractère raisonnable des droits et aurait dû le faire. L’ordonnance de la Cour fédérale, qui exige que les appelantes versent à l’intimée des droits de 100 $ l’heure, plus TVH, pour ses services, a été annulée.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Décret fixant à la date qui tombe six mois après la date de publication du présent décret la date d’entrée en vigueur de certaines dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, TR/2014-58.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.C. 2012, ch. 20, préambule, art. 47.
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 41.25 à 41.27.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 52b)(i).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 33, 53(1), 233, 369.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Norwich Pharmacal Co. v. Customs & Excise Commissioners, [1973] U.K.H.L. 6, [1974] A.C. 133; BMG Canada Inc. c. John Doe, 2005 CAF 193, [2005] 4 R.C.F. 81; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339.
DÉCISIONS CITÉES :
Straka v. Humber River Regional Hospital (2000), 51 O.R. (3d) 1, 193 D.L.R. (4th) 680 (C.A.); 1654776 Ontario Limited v. Stewart, 2013 ONCA 184, 114 O.R. (3d) 74.
APPEL d’une ordonnance de la Cour fédérale (2016 CF 881) obligeant l’intimée Rogers Communications Inc. à divulguer aux appelantes des renseignements pour identifier un présumé contrefacteur, mais seulement contre le versement de droits. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Kenneth R. Clark et Patrick Copeland pour les appelantes.
Andrew Bernstein et James Gotowiec pour l’intimée Rogers Communications Inc.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Aird & Berlis LLP, Toronto, pour les appelantes.
Torys LLP, Toronto, pour l’intimée Rogers Communications Inc.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Stratas, J.C.A. : Sous le couvert de l’anonymat sur Internet, certaines personnes peuvent illégalement copier, télécharger et distribuer les biens intellectuels d’autres personnes, notamment des films, des chansons et des écrits. À moins de lever le voile et de révéler les identités, la conduite illégale peut se poursuivre, restant non contrôlée et impunie.
[2] Les appelantes disent que c’est ce qui leur arrive. Elles sont productrices de films. Elles ont intenté des poursuites (un recours collectif inversé envisagé) contre des personnes qui, selon elles, téléchargent leurs films illégalement. Cependant, les appelantes font face à un obstacle : sans connaître l’identité des personnes qui violeraient leurs droits d’auteur (personnes que j’appellerai les « présumés contrefacteurs »), elles ne peuvent pas faire avancer leur recours.
[3] Le législateur est intervenu pour aider les personnes qui se trouvent dans la position des appelantes. En vertu d’un régime légal relativement nouveau, le législateur a permis aux titulaires de droits d’auteur, comme les appelantes, d’obtenir des fournisseurs d’accès Internet des renseignements afin de lever le voile de l’anonymat et de révéler l’identité des présumés contrefacteurs pour que les titulaires du droit d’auteur puissent agir et protéger leurs droits : Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 [Loi sur le droit d’auteur ou Loi], articles 41.25 à 41.27 (ajoutés par la Loi sur la modernisation du droit d’auteur, L.C. 2012, ch. 20, article 47). Le régime légal réglemente plusieurs aspects, notamment les droits qu’un fournisseur d’accès Internet peut exiger à l’égard du travail qu’il fait.
[4] Les appelantes cherchaient à obtenir, en vertu du régime légal, des renseignements pour identifier un présumé contrefacteur, l’intimé M. Untel no 1, d’un fournisseur d’accès Internet, Rogers Communications Inc. [Rogers]. Rogers a maintenant réuni les renseignements d’identification.
[5] Les appelantes ont demandé une ordonnance de la Cour fédérale pour que les renseignements d’identification leur soient divulgués. Rogers était disposée à les divulguer, mais seulement contre le versement de droits par les appelantes. Les appelantes ont contesté les droits, alléguant que le régime légal empêchait Rogers de leur demander quoi que ce soit et que de toute façon, ces droits étaient beaucoup trop élevés et, par conséquent, déraisonnables.
[6] La Cour fédérale (le juge Boswell) a interprété le régime légal et, en fin de compte, a donné raison à Rogers : 2016 CF 881. Elle a ordonné que les renseignements d’identification concernant M. Untel no 1 soient divulgués aux appelantes, mais seulement après que celles-ci auront versé les droits exigés par Rogers.
[7] Les appelantes interjettent appel à notre Cour. À première vue, certains pourraient estimer que les droits que Rogers propose (100 $ l’heure plus TVH) ne constituent pas un véritable obstacle pour des producteurs de films. Cependant, les appelantes disent qu’il y a des dizaines de milliers de présumés contrefacteurs dont les renseignements d’identification ne peuvent maintenant être obtenus qu’en payant les mêmes droits. Elles estiment que les droits exigés par Rogers et l’approbation donnée par la Cour fédérale à l’égard de ces droits constituent un obstacle de plusieurs millions de dollars entre elles et le point de départ de leur action en justice — action qu’elles jugent nécessaire pour protéger et faire valoir leurs droits quant aux films qu’elles produisent.
[8] Les appelantes soutiennent que les droits exigés par Rogers ne peuvent pas être maintenus. À leur avis, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en interprétant le régime légal.
[9] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec les appelantes. L’appel doit être accueilli avec dépens.
A. L’interprétation du régime légal
[10] L’issue de l’appel dépend de la façon dont nous interprétons ce régime légal. Il doit être interprété conformément au texte des dispositions légales, à leur contexte, aux objectifs du régime légal et, de façon plus générale, aux objectifs de la Loi sur le droit d’auteur : voir Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601. Nous devons aussi considérer ce régime légal comme une « solution de droit » et l’interpréter « de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 12.
[11] Tel qu’il est mentionné ci-dessus, le régime légal se compose des articles 41.25, 41.26 et 41.27 de la Loi sur le droit d’auteur. L’article 41.27 dispose que la Cour peut prononcer une injonction comme recours contre le fournisseur d’un outil de repérage en cas de détermination de violation du droit d’auteur. Étant donné que cette partie du régime légal n’est pas en litige dans le présent appel et étant donné qu’elle n’aide pas à trancher les questions dont nous sommes saisis ni à interpréter le régime légal, il n’y sera plus fait référence.
B. La loi
[12] Les articles 41.25 et 41.26 de la Loi sur le droit d’auteur sont libellés ainsi :
Avis de prétendue violation
41.25 (1) Le titulaire d’un droit d’auteur sur une oeuvre ou tout autre objet du droit d’auteur peut envoyer un avis de prétendue violation à la personne qui fournit, selon le cas :
a) dans le cadre de la prestation de services liés à l’exploitation d’Internet ou d’un autre réseau numérique, les moyens de télécommunication par lesquels l’emplacement électronique qui fait l’objet de la prétendue violation est connecté à Internet ou à tout autre réseau numérique;
b) en vue du stockage visé au paragraphe 31.1(4), la mémoire numérique qui est utilisée pour l’emplacement électronique en cause;
c) un outil de repérage au sens du paragraphe 41.27(5).
Forme de l’avis
(2) L’avis de prétendue violation est établi par écrit, en la forme éventuellement prévue par règlement, et, en outre :
a) précise les nom et adresse du demandeur et contient tout autre renseignement prévu par règlement qui permet la communication avec lui;
b) identifie l’oeuvre ou l’autre objet du droit d’auteur auquel la prétendue violation se rapporte;
c) déclare les intérêts ou droits du demandeur à l’égard de l’oeuvre ou de l’autre objet visé;
d) précise les données de localisation de l’emplacement électronique qui fait l’objet de la prétendue violation;
e) précise la prétendue violation;
f) précise la date et l’heure de la commission de la prétendue violation;
g) contient, le cas échéant, tout autre renseignement prévu par règlement.
Obligations
41.26 (1) La personne visée aux alinéas 41.25(1)a) ou b) qui reçoit un avis conforme au paragraphe 41.25(2) a l’obligation d’accomplir les actes ci-après, moyennant paiement des droits qu’elle peut exiger :
a) transmettre dès que possible par voie électronique une copie de l’avis à la personne à qui appartient l’emplacement électronique identifié par les données de localisation qui sont précisées dans l’avis et informer dès que possible le demandeur de cette transmission ou, le cas échéant, des raisons pour lesquelles elle n’a pas pu l’effectuer;
b) conserver, pour une période de six mois à compter de la date de réception de l’avis de prétendue violation, un registre permettant d’identifier la personne à qui appartient l’emplacement électronique et, dans le cas où, avant la fin de cette période, une procédure est engagée par le titulaire du droit d’auteur à l’égard de la prétendue violation et qu’elle en a reçu avis, conserver le registre pour une période d’un an suivant la date de la réception de l’avis de prétendue violation.
Droits
(2) Le ministre peut, par règlement, fixer le montant maximal des droits qui peuvent être exigés pour les actes prévus au paragraphe (1). À défaut de règlement à cet effet, le montant de ces droits est nul.
Dommages-intérêts
(3) Le seul recours dont dispose le demandeur contre la personne qui n’exécute pas les obligations que lui impose le paragraphe (1) est le recouvrement des dommages-intérêts préétablis dont le montant est, selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence, d’au moins 5 000 $ et d’au plus 10 000 $.
Règlement
(4) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, changer les montants minimal et maximal des dommages-intérêts préétablis visés au paragraphe (3).
C. L’état du droit avant l’adoption du régime légal
[13] L’état antérieur du droit jette beaucoup de lumière sur les objectifs du régime légal. Le régime légal vise à réduire la complexité et la lourdeur du droit antérieur afin que les titulaires du droit d’auteur puissent mieux protéger et faire valoir leurs droits.
[14] Commençons par le problème mentionné au début des présents motifs. Les titulaires du droit d’auteur ont besoin de renseignements concernant l’identité de présumés contrefacteurs du droit d’auteur et les fournisseurs d’accès Internet détiennent ces renseignements. Cependant, les fournisseurs d’accès Internet sont évidemment réticents à divulguer des renseignements sur leurs clients.
[15] Le même genre de problème survient dans d’autres contextes. Parfois, des personnes sont lésées et comptent intenter des poursuites à l’égard du préjudice, mais ne le peuvent pas : elles ne connaissent pas l’identité du responsable. Toutefois, une tierce partie la connaît ou a les moyens de la connaître.
[16] Il y a plus de 40 ans, les tribunaux ont trouvé une solution à ce problème : l’ordonnance de divulgation en equity (equitable bill of discovery). Une partie peut recourir à ce mécanisme afin d’obtenir une ordonnance préalable au litige enjoignant à un tiers de communiquer des documents et des renseignements d’identification. Une telle ordonnance est dite ordonnance de type Norwich d’après la décision de la Chambre des lords qui l’a créée : Norwich Pharmacal Co. v. Customs & Excise Commissioners, [1973] U.K.H.L. 6, [1974] A.C. 133 [Norwich].
[17] Dans le système des Cours fédérales, on peut obtenir des ordonnances de type Norwich en vertu de la règle 233 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]: BMG Canada Inc. c. John Doe, 2005 CAF 193, [2005] 4 R.C.F. 81 [BMG Canada Duc.].
[18] Les ordonnances de type Norwich sont loin d’être automatiques. Il faut démontrer une revendication valide, fondée ou raisonnable, la participation d’une tierce partie dans les actes contestés, la nécessité en ce sens que la tierce partie est la seule source pratique des renseignements, et l’opportunité en ce sens que les intérêts de la justice favorisent l’obtention de la divulgation de la part de la tierce partie.
[19] Ce n’est pas tout. Le tribunal doit trouver un juste équilibre, dans la divulgation des renseignements, entre l’avantage pour le demandeur et le préjudice pour le présumé responsable. Il faut tenir compte de la nature des renseignements recherchés, du degré de confidentialité associé aux renseignements par la partie à l’encontre de laquelle l’ordonnance est demandée, et de la mesure dans laquelle l’ordonnance demandée limite l’utilisation qui peut être faite des renseignements. Enfin, la personne dont on demande les renseignements peut recevoir une compensation raisonnable pour les coûts de ce qu’elle doit faire en vertu de l’ordonnance. Voir, de façon générale, BMG Canada Inc., précité; Straka v. Humber River Regional Hospital (2000), 51 O.R. (3d) 1, 193 D.L.R. (4th) 680 (C.A.); 1654776 Ontario Limited v. Stewart, 2013 ONCA 184, 114 O.R. (3d) 745.
[20] Diverses complications peuvent se présenter lorsqu’on demande une ordonnance de type Norwich. Quelles sortes de renseignements et de documents le demandeur est-il en droit de recevoir? Faut-il envoyer un avis aux présumés responsables? Si oui, quelle est la teneur de l’avis? Quelle indemnisation le titulaire des renseignements et des documents est-il en droit de recevoir? Pendant combien de temps la partie doit-elle conserver les renseignements et les dossiers? De nombreuses autres questions peuvent se poser.
D. L’objectif du régime légal
[21] Le régime légal est conçu pour réduire les complications et répondre à un grand nombre des questions qui peuvent survenir lorsqu’on demande une ordonnance de type Norwich. Cela confère au processus une nature plus administrative et le rend plus prévisible, plus simple et plus rapide, ce qui profite à toutes les parties en cause, mais surtout aux titulaires du droit d’auteur qui doivent protéger et faire valoir leurs droits.
[22] Comme nous le verrons, le régime légal protège et fait valoir les droits des titulaires du droit d’auteur d’autres façons, notamment en avertissant les présumés contrefacteurs afin qu’ils puissent mettre fin à toute contrefaçon.
[23] La protection et le respect des droits des titulaires du droit d’auteur ne sont pas une mince affaire. Il s’agit d’une caractéristique centrale de la Loi sur le droit d’auteur. C’est aussi une caractéristique centrale de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur, la loi qui a ajouté le régime légal à la Loi sur le droit d’auteur. Ces lois ne se contentent pas de définir l’objectif de la protection et du respect des droits des titulaires du droit d’auteur; elles nous disent également pourquoi cet objectif est important.
[24] Le préambule de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur exposent notamment qu’elle vise à « mettre à jour les droits et les mesures de protection dont bénéficient les titulaires du droit d’auteur » et à « améliorer la protection des œuvres ou autres objets du droit d’auteur » afin de favoriser « la culture ainsi que l’innovation, la concurrence et l’investissement dans l’économie canadienne ». La croissance économique crée de la richesse et des emplois. La Loi sur la modernisation du droit d’auteur est nécessaire en raison du « développement [...] des technologies de l’information et des communications qui [...] présentent [...] des défis qui ont une portée mondiale ». En outre, il faut tenir compte « des défis et des possibilités créés par Internet ». Le préambule de la Loi sur la modernisation du droit d’auteur nous rappelle aussi que « la Loi sur le droit d’auteur est une loi-cadre importante du marché et un instrument indispensable de la politique culturelle qui, au moyen de règles claires, prévisibles et équitables, favorise la créativité et l’innovation et touche de nombreux secteurs de l’économie du savoir ».
[25] La Loi sur le droit d’auteur elle-même établit « un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur » : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, au paragraphe 30. Ou, comme l’a également dit la Cour suprême, elle assure « que personne d’autre que le créateur ne pourra s’approprier les bénéfices qui pourraient être générés » : au paragraphe 30; voir aussi CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 23.
[26] Ainsi, l’objectif global est de s’assurer qu’à l’ère d’Internet, l’équilibre entre l’accès légitime aux ouvrages et l’obtention d’une juste récompense pour le créateur est maintenu. Internet ne doit pas devenir une collection de repaires où les pirates, en toute impunité, peuvent piller les produits du travail et de la créativité d’autres personnes. Si on le permettait, la motivation pour créer des œuvres diminuera ou le prix pour que les utilisateurs légitimes aient accès aux œuvres augmentera, ou les deux. Les objectifs du législateur s’écrouleraient. Tous les objectifs louables de la Loi sur le droit d’auteur — protéger les droits des créateurs et des producteurs, favoriser la juste diffusion d’idées et l’accès légitime à ces idées, promouvoir l’apprentissage, faire avancer la culture, encourager l’innovation, la compétitivité et les investissements, et faire croître l’économie, la richesse et l’emploi — seraient annulés.
[27] Ainsi, dans la mesure du possible, le régime légal doit être interprété comme autorisant les titulaires du droit d’auteur à protéger et à faire valoir leurs droits aussi rapidement, facilement et efficacement que possible, tout en assurant un juste traitement de tous.
E. Analyse du régime légal
[28] Le paragraphe 41.25(1) définit les détenteurs de renseignements visés par le régime légal. Par souci de simplicité, je les désignerai dans les présents motifs comme étant les fournisseurs d’accès Internet.
[29] Le régime légal impose certaines obligations aux fournisseurs d’accès Internet qui possèdent des renseignements d’identification. Le régime légal réglemente également les droits qu’ils peuvent demander aux titulaires de droit d’auteur pour leurs efforts.
[30] Voici comment fonctionne le régime légal. En vertu de l’article 41.25 de la Loi, le titulaire du droit d’auteur sur une œuvre ou un autre objet du droit d’auteur, comme les appelantes, envoie un avis de violation du droit d’auteur à un fournisseur d’accès Internet comme Rogers. L’avis précise certains renseignements qui permettent au fournisseur d’accès Internet d’examiner ses dossiers et d’identifier le présumé contrefacteur : voir le paragraphe 41.25(2) de la Loi.
[31] Le paragraphe 41.26(1) de la Loi expose les obligations du fournisseur d’accès Internet dès réception de l’avis de violation du droit d’auteur et du paiement des droits qu’il « peut exiger ».
[32] Le fournisseur d’accès Internet a deux ensembles d’obligations, celui exposé à l’alinéa 41.26(1)a) et celui exposé à l’alinéa 41.26(1)b). Certaines obligations sont expresses et ressortent du libellé de ces alinéas. D’autres obligations sont nécessairement implicites et découlent des obligations expresses. Ces autres obligations doivent aussi exister; sinon, les objectifs qui sous-tendent le régime légal ne seront pas atteints ou, pire, seront contrecarrés.
1) Les obligations aux termes de l’alinéa 41.26(1)a)
[33] Le fournisseur d’accès Internet doit faire parvenir l’avis de prétendue violation à « la personne à qui appartient l’emplacement électronique identifié par les données de localisation », à savoir le présumé contrefacteur. Cela favorise l’objectif d’équité envers les présumés contrefacteurs sur Internet : ils peuvent notamment s’opposer à toute ordonnance de divulgation ultérieure concernant leurs renseignements et prévenir les ennuis en communiquant avec les titulaires du droit d’auteur et en s’excusant, en donnant des explications ou en proposant un règlement. Ils peuvent également mettre fin à leurs activités de contrefaçon, limitant à la fois le préjudice pour le titulaire du droit d’auteur et leur propre responsabilité éventuelle.
[34] Ces objectifs, les objectifs globaux du régime légal et les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur ne peuvent être atteints que si le fournisseur d’accès Internet conserve les renseignements d’une manière lui permettant d’identifier les présumés contrefacteurs rapidement et efficacement, s’il a cherché et repéré les renseignements pertinents, et s’il a suffisamment analysé les renseignements pour être convaincu d’avoir correctement identifié les présumés contrefacteurs.
[35] Pour que le régime légal fonctionne, l’exactitude doit être garantie. Ainsi, puisque le fournisseur d’accès Internet doit procéder à des vérifications pour assurer l’exactitude, la vérification doit faire partie des obligations prévues à l’alinéa 41.26(1)a).
[36] Enfin, le fournisseur d’accès Internet doit avertir le titulaire du droit d’auteur qu’il a envoyé les avis aux présumés contrefacteurs ou expliquer pourquoi il n’a pas pu le faire.
2) Les obligations en vertu de l’alinéa 41.26(1)b)
[37] Le fournisseur d’accès Internet doit « conserver [...] un registre permettant d’identifier la personne à qui appartient l’emplacement électronique » par les personnes qui utiliseront le registre. Le « registre » est celui que le fournisseur d’accès Internet a mis en place et tient d’une manière qui permette d’identifier les présumés contrefacteurs conformément aux obligations de l’alinéa 41.26(1)a) de la Loi. Par contre, il se peut que les renseignements ne se présentent pas d’une manière utilisable par les personnes qui cherchent à déterminer l’identité des présumés contrefacteurs. Qui pourraient être ces personnes? Il ne fait aucun doute que le titulaire du droit d’auteur doit pouvoir connaître l’identité des présumés contrefacteurs, pour décider ce qu’il doit faire. En fin de compte, un tribunal devra également connaître l’identité des présumés contrefacteurs de façon à pouvoir trancher les questions de la violation du droit d’auteur et des redressements.
[38] Ainsi, en gardant à l’esprit les objectifs du régime légal ainsi que les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur doit avoir eu l’intention de faire en sorte que les renseignements se présentent d’une manière utilisable par le titulaire d’un droit d’auteur pour décider ce qu’il fera et, en fin de compte, par le tribunal pour trancher les questions du droit d’auteur et des réparations.
[39] Si les renseignements se présentent d’une manière que le fournisseur d’accès Internet peut utiliser pour identifier les présumés contrefacteurs, mais non d’une manière que les titulaires du droit d’auteur et les tribunaux peuvent utiliser (autrement dit, s’ils doivent être traduits ou modifiés d’une certaine façon), le fournisseur d’accès Internet doit effectuer ce travail au titre de ses obligations aux termes de l’alinéa 41.26(1)b). Un méli-mélo indéchiffrable de renseignements agencés au hasard que les titulaires du droit d’auteur et les tribunaux ne peuvent pas comprendre ne leur permettra pas, selon le libellé de l’alinéa 41.26(1)b), « d’identifier la personne à qui appartient l’emplacement électronique ». Les renseignements doivent être conservés de façon à pouvoir être divulgués rapidement. Seule la communication de renseignements utiles et utilisables par les titulaires du droit d’auteur et, en fin de compte, par les tribunaux satisfait aux objectifs du régime légal et aux objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur.
3) Résumé des obligations du fournisseur d’accès Internet aux termes du paragraphe 41.26(1)
[40] Globalement, si l’on réunit les deux ensembles d’obligations prévues au paragraphe 41.26(1), le fournisseur d’accès Internet doit conserver des renseignements d’une manière permettant d’identifier les présumés contrefacteurs, de retrouver les renseignements pertinents, de vérifier l’identification au besoin, d’envoyer les avis aux présumés contrefacteurs et au titulaire du droit d’auteur, de traduire les renseignements (au besoin) d’une manière permettant à la fois de les divulguer rapidement aux titulaires du droit d’auteur et par la suite aux tribunaux afin qu’ils les utilisent pour identifier les présumés contrefacteurs et, enfin, de tenir les registres prêts pour une divulgation rapide.
[41] Ces obligations surviennent uniquement lorsque le fournisseur d’accès Internet a reçu paiement des droits qu’il « peut exiger » : voir le début du paragraphe 41.26(1); voir aussi le paragraphe 41.26(2), qui réglemente le montant des droits. Quel est le montant des droits qu’un fournisseur d’accès Internet peut exiger? En l’espèce, quel est le montant des droits que Rogers peut exiger?
4) Le montant des droits que le fournisseur d’accès Internet peut exiger
[42] En vertu du paragraphe 41.26(2), le ministre responsable, le ministre de l’Industrie, peut, par règlement, fixer le montant maximal des droits qu’un fournisseur d’accès Internet comme Rogers peut exiger pour s’acquitter des obligations prévues au paragraphe 41.26(1). À défaut de règlement à cet effet, le montant des droits pour s’acquitter de ces obligations est nul.
[43] Pour l’instant, aucun règlement n’a été adopté. Ainsi, les fournisseurs d’accès Internet comme Rogers ne peuvent pas exiger des droits pour s’acquitter de leurs obligations prévues au paragraphe 41.26(1), si importantes soient-elles.
[44] Dans l’abstrait, on peut s’interroger sur l’opportunité de cette situation. Par contre, lorsqu’on garde à l’esprit le texte, le contexte et l’objectif du régime légal, de même que les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur, et lorsqu’on tient compte d’un peu de l’historique législatif, on a la réponse.
[45] Avant l’adoption de ce régime légal, on a consulté les fournisseurs d’accès Internet quant aux droits et à plusieurs autres questions : voir la note explicative du décret qui a entraîné l’entrée en vigueur des articles 41.25 et 41.26 (C.P. 2014-675, TR/2014-58) : Gazette du Canada, partie II, vol. 148, no 14, aux pages 2121 et 2122. Cela a donné aux fournisseurs d’accès Internet l’occasion d’intervenir et d’exprimer des préoccupations quant à savoir si les obligations qui leur seraient imposées étaient trop ardues, difficilement réalisables ou dispendieuses.
[46] Si l’on examine la version du régime légal qui a été adoptée au terme des consultations, on peut supposer que l’incertitude persistait sur la question des droits. Au lieu de préciser un montant donné ou une formule précise pour calculer le montant des droits, le législateur a adopté une position plus souple.
[47] Autrement dit, le paragraphe 41.26(2) a été rédigé de façon à faire que le montant des droits pour les obligations prévues au paragraphe 41.26(1) soit nul en principe. Selon l’expérience de chacun en ce qui concerne le fonctionnement du régime légal, le ministre de l’Industrie pourrait plus tard prendre un règlement qui fixe le montant maximal des droits. Une fois en vigueur, ce règlement remplacera la position actuelle.
[48] La règle « aucun règlement et donc aucun droit » pour les obligations prévues au paragraphe 41.26(1) constitue un choix législatif qui, du moins pour l’instant, fait passer l’accès aux renseignements d’identification pour permettre aux titulaires de droit d’auteur de protéger et de faire valoir leurs droits avant les intérêts économiques des fournisseurs d’accès Internet. Cela n’est pas surprenant étant donné les objectifs du régime légal et les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur.
[49] Un aspect inhérent de ce choix législatif est le point de vue selon lequel il n’est pas injuste, du moins à ce moment, de laisser le coût des obligations prévues au paragraphe 41.26(1) à la charge des fournisseurs d’accès Internet. Après tout, selon l’élasticité de la demande, les coûts peuvent être récupérés des abonnés des fournisseurs d’accès Internet, dont certains sont les présumés contrefacteurs.
[50] Si le paragraphe 41.26(2) avait été rédigé différemment et si les fournisseurs d’accès Internet étaient autorisés à exiger des droits sans aucune restriction, les objectifs du régime légal et les objectifs plus larges de la Loi sur le droit d’auteur seraient compromis. Les fournisseurs d’accès Internet pourraient exiger des droits si élevés que les titulaires du droit d’auteur seraient dissuadés d’obtenir les renseignements dont ils ont besoin pour protéger et faire valoir leurs droits. Les objectifs du législateur, soit protéger les droits des titulaires de droit d’auteur, favoriser la vaste diffusion d’idées et l’accès légitime à ces idées, promouvoir le savoir, faire avancer la culture, encourager l’innovation, la compétitivité et l’investissement, et améliorer l’économie, la richesse et l’emploi, seraient contrecarrés. Par contre, les repaires des pirates se multiplieraient.
[51] Tout au long de l’audience, Rogers a soutenu qu’elle devait obtenir une indemnisation raisonnable pour ce qu’elle fait et qu’elle ne devrait pas être obligée de fournir gratuitement des services. Il en est peut-être ainsi du point de vue politique, commercial ou moral. Par contre, comme l’indique l’analyse précédente du régime légal, qui constitue une solution de droit, il n’en est pas ainsi du point de vue juridique.
[52] Pour l’instant, si l’absence de règlement et l’interdiction connexe d’exiger des droits pour s’acquitter des obligations prévues au paragraphe 41.26(1) entraînent des difficultés économiques pour les fournisseurs d’accès Internet comme Rogers, une solution immédiate est de limiter les coûts associés au respect de leurs obligations. Par exemple, ils peuvent appliquer à leurs systèmes leurs connaissances technologiques avancées afin de rendre la conformité aux dispositions du paragraphe 41.26(1) plus automatique, plus efficace et moins dispendieuse.
[53] En fait, cela avait été prévu et encouragé. Les fournisseurs d’accès Internet ont reçu un préavis de six mois avant l’entrée en vigueur du régime légal de façon à pouvoir « mettre en œuvre ou modifier leurs systèmes » : voir la note explicative, précitée, publiée dans la Gazette du Canada, à la page 2122.
[54] Maintenant, bien entendu, avec l’avantage de l’expérience de ce nouveau régime légal et avec l’avantage de l’interprétation par la Cour du régime légal, les fournisseurs d’accès Internet peuvent plaider leur cause économique devant le ministre et demander un règlement qui leur permettrait d’exiger des droits pour le travail lié à leurs obligations en vertu du paragraphe 41.26(1).
F. Ce que le régime légal ne réglemente pas
[55] Une fois que le fournisseur d’accès Internet a exécuté ses obligations au paragraphe 41.26(1), il détient des renseignements d’une manière permettant de les divulguer rapidement aux titulaires du droit d’auteur et permettant aux titulaires du droit d’auteur et aux tribunaux d’identifier les présumés contrefacteurs. Tout ce qui reste, c’est la divulgation elle-même au titulaire du droit d’auteur. Le régime légal ne réglemente pas ce point.
[56] Comme il a été mentionné précédemment, le régime légal a été adopté avec, en toile de fond, le processus de l’ordonnance de type Norwich, processus qui comprend l’acte de divulgation. Par contre, en ne réglementant pas l’acte de divulgation, le régime légal n’écarte pas totalement le processus des ordonnances de type Norwich. Le processus des ordonnances de type Norwich demeure pour régir la divulgation.
[57] Ainsi, il semble que le législateur ait choisi de laisser aux tribunaux le soin de décider si la divulgation devrait avoir lieu et, le cas échéant, selon quelles conditions. Encore une fois, le législateur semble avoir cherché la souplesse, pour s’assurer qu’à la fin du processus, les tribunaux puissent régler toute injustice éventuelle découlant du nouveau régime légal.
[58] À moins qu’un fournisseur d’accès Internet soit disposé à remettre volontairement les renseignements conservés, le titulaire du droit d’auteur doit solliciter une ordonnance de divulgation. Il est raisonnable pour un fournisseur d’accès Internet d’exiger une ordonnance de divulgation. L’ordonnance peut le protéger contre des clients lésés dont les renseignements sont divulgués.
[59] Quels critères régissent la décision de rendre cette ordonnance? Il faut se rappeler que les ordonnances de type Norwich découlent de l’ordonnance de divulgation en equity et que, par conséquent, toutes les considérations discrétionnaires qui peuvent avoir une incidence en equity sont en jeu. En outre, comme l’indique la décision BMG Canada Inc., les ordonnances de type Norwich peuvent être rendues en vertu de la règle 233. Aux termes du paragraphe 53(1), la Cour « peut assortir toute ordonnance [...] des conditions et des directives qu’elle juge équitables ».
[60] Cependant, le pouvoir du tribunal d’imposer des conditions et de donner des directives est limité d’une façon importante. Un tribunal est lié par la loi, en l’espèce les articles 41.25 et 41.26 de la Loi sur le droit d’auteur. Comme nous l’avons vu, faute de règlement, le paragraphe 41.26(2) interdit d’exiger des droits pour que le fournisseur d’accès Internet s’acquitte de ses obligations en vertu du paragraphe 41.26(1). Un tribunal ne peut pas autoriser le paiement de droits qui ne peuvent être exigés selon le législateur.
G. La facturation de droits pour l’acte de divulgation
[61] Le fournisseur d’accès Internet peut exiger des droits pour les coûts réels, raisonnables et nécessaires associés à l’acte de divulgation. L’acte de divulgation ne relève pas du paragraphe 41.26(1) et, par conséquent, n’est pas assujetti à la règle « aucun règlement et donc aucun droit » prévue au paragraphe 41.26(2).
[62] Qu’entendons-nous par l’acte de divulgation? On se rappellera que le fournisseur d’accès Internet, une fois qu’il s’est acquitté de ses obligations en vertu du paragraphe 41.26(1), détient des renseignements se présentant d’une manière qui permet aux titulaires du droit d’auteur et aux tribunaux de les utiliser pour identifier les présumés contrefacteurs et d’une manière qui permet une divulgation rapide. Tout ce qu’il reste, c’est la remise ou la transmission électronique de ces renseignements par le fournisseur d’accès Internet au titulaire du droit d’auteur et la participation du fournisseur d’accès Internet dans l’obtention d’une ordonnance de divulgation de la Cour.
[63] Les coûts réels, raisonnables et nécessaires pour la remise ou la transmission électronique de ces renseignements par le fournisseur d’accès Internet seront probablement négligeables.
[64] De même, les coûts d’une requête en divulgation seront probablement minimes. Une seule ordonnance peut autoriser la divulgation des renseignements d’identification de nombreux présumés contrefacteurs, peut-être même des milliers. À moins de circonstances exceptionnelles, la requête en divulgation sera présentée par écrit en vertu de la règle 369 des Règles, avec le consentement de la partie adverse, ou du moins sans qu’elle s’y oppose, en présentant des documents suivant une forme habituelle et en présentant une ébauche d’ordonnance type. L’ordonnance type pourrait comprendre un montant type, probablement symbolique, pour indemniser le fournisseur d’accès Internet relativement à la divulgation, et rien d’autre.
H. Analyse de la décision de la Cour fédérale
[65] Dans l’affaire dont nous sommes saisis, la Cour fédérale a rendu une ordonnance obligeant Rogers à divulguer les renseignements qu’elle avait conservés. Elle a également décidé de permettre à Rogers d’exiger des droits pour son travail. La question dont nous sommes saisis est de savoir si, compte tenu des principes analysés plus haut, la Cour fédérale a commis une erreur en fixant les droits.
[66] Devant la Cour fédérale, Rogers était prête à divulguer les renseignements si les appelantes fournissaient un projet d’ordonnance et un paiement de 100 $ l’heure, plus TVH, « pour assumer les coûts associés à la compilation de ces renseignements » : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 18.
[67] Selon ce qu’il semble, Rogers a terminé son travail pour satisfaire aux obligations prévues au paragraphe 41.26(1). Par contre, en réponse à la demande de divulgation des appelantes, Rogers a refait une partie de son travail, en examinant les renseignements dans son système informatique afin d’identifier les présumés contrefacteurs. À cette fin, elle a utilisé un système complètement différent, un système utilisé pour les demandes provenant des services policiers. Rogers dit qu’elle a dû faire ce travail additionnel afin de vérifier le travail fait antérieurement et d’en assurer l’exactitude. Les droits de 100 $ l’heure exigés par Rogers se fondent principalement sur le coût de ce travail additionnel.
[68] La Cour fédérale a approuvé les droits. Selon la Cour fédérale, les « droits sont ce qu’ils sont » et, si les appelantes veulent l’information, « elles doivent payer le tarif horaire » : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 21. Les droits servent à rémunérer Rogers pour le travail nécessaire pour « assembler, vérifier et transmettre les renseignements sur l’abonné aux [appelantes] » : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 21.
[69] Le raisonnement de la Cour fédérale semble avoir été que le régime légal ne prévoit pas la divulgation des renseignements et n’interdit pas des droits pour « l’exécution d’une ordonnance de divulgation rendue à l’égard de ces renseignements » (au paragraphe 8). Par conséquent, à son avis, l’exigence habituelle d’une ordonnance de type Norwich, à savoir que le titulaire du droit d’auteur rembourse le fournisseur d’accès Internet pour ses coûts raisonnables, n’est pas modifiée par le texte légal. En conséquence, la Cour fédérale a conclu qu’elle pouvait permettre que des droits soient payés à Rogers pour couvrir ses frais liés à l’exécution des obligations prévues au paragraphe 41.26(1).
[70] À mon avis, cette décision était entachée d’une erreur de droit. En vertu du régime légal décrit et analysé plus haut, un fournisseur d’accès Internet ne peut pas exiger de droits pour les tâches prévues au paragraphe 41.26(1) et décrites au paragraphe 40 des présents motifs. Permettre à un fournisseur d’accès Internet, au moment de la divulgation, d’exiger des droits pour ces coûts équivaudrait à contourner la décision législative selon laquelle ces activités ne devraient pas être rémunérées à ce moment-ci.
[71] Le travail additionnel que Rogers a effectué était un travail d’identification et de vérification. Rogers aurait dû terminer ce travail au titre de ses obligations prévues au paragraphe 41.26(1), pour lesquelles elle ne peut pas exiger de droits à ce moment-ci. Si un fournisseur d’accès Internet comme Rogers s’est acquitté de ses obligations prévues au paragraphe 41.26(1) correctement, il ne devrait pas avoir à refaire le travail. Tel qu’il est mentionné plus haut, le régime légal prévoit qu’un fournisseur d’accès Internet s’acquittera de ses obligations prévues au paragraphe 41.26(1) totalement et avec exactitude de sorte que les avis soient envoyés uniquement aux bonnes personnes et que les bons renseignements puissent être utilisés par les titulaires du droit d’auteur et les tribunaux si des poursuites sont intentées plus tard.
[72] Les appelantes soutiennent que la Cour fédérale a aussi commis une erreur en disant [au paragraphe 21] que les « droits sont ce qu’ils sont ». Elles soutiennent que la Cour fédérale doit toujours s’assurer que les droits sont raisonnables dans les circonstances. Je conviens que la Cour fédérale n’a pas évalué le caractère raisonnable des droits et aurait dû le faire. Bien que la Cour fédérale ait fait remarquer (au paragraphe 19) que « Rogers a présenté une preuve sur la façon dont les droits de 100 $ l’heure ont été fixés et sur leur caractère raisonnable », la Cour fédérale n’en a jamais explicitement évalué le caractère raisonnable.
[73] Pour ces motifs, le paragraphe 2 de l’ordonnance de la Cour fédérale, qui exige que les appelantes versent à Rogers des droits de 100 $ l’heure, plus TVH, pour ses services, doit être annulé.
I. Que devrait faire la Cour en l’espèce?
[74] Il nous est loisible d’examiner les éléments de preuve et de rendre l’ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, sous-alinéa 52b)(i).
[75] Tel qu’il est mentionné plus haut, lors d’une requête en divulgation, la Cour peut assortir l’ordonnance d’une condition permettant l’indemnisation du fournisseur d’accès Internet à la condition que ce soit conforme à la loi. Il incombe au fournisseur d’accès Internet de fournir les éléments de preuve nécessaires pour établir ses coûts réels, raisonnables et nécessaires qui peuvent et devraient être compensés : en l’espèce, les coûts associés à l’acte de divulgation. Rogers n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve à cet égard. Elle ne s’est pas acquittée de son fardeau.
[76] Les seuls éléments de preuve au dossier indiquent que le coût de la divulgation pour Rogers en 2012 était, au plus, de 0,50 $ par adresse IP : contre-interrogatoire de Mme Jackson, questions 261 à 295; dossier d’appel, aux pages 118 à 121. Par contre, ces éléments de preuve ne sont pas suffisamment précis pour que l’on puisse s’y fier. Les mots « au plus » signifient que le coût en 2012 aurait pu être inférieur à 0,50 $ par adresse IP, voire nettement inférieur. De plus, les éléments de preuve de 2012 donnent peu d’indications quant au coût actuel de la divulgation : comme nous l’avons vu, l’entrée en vigueur du régime légal a été retardée pour permettre aux fournisseurs d’accès Internet d’améliorer leurs systèmes. Il se peut qu’ils l’aient fait et, par conséquent, les coûts pourraient désormais être moindres. Nous ne le savons tout simplement pas.
[77] Rogers a eu des frais juridiques relativement à l’ordonnance de divulgation, à la fois devant la Cour fédérale et devant notre Cour. Cependant, dans les circonstances de l’espèce, les dépens doivent suivre l’issue de la cause, et il incombera à Rogers de payer les dépens des appelantes, et non l’inverse. Quoi qu’il en soit, la décision d’autoriser une indemnisation pour une ordonnance de divulgation est discrétionnaire, guidée du moins en partie par des considérations d’équité. Compte tenu de la position adoptée par Rogers dans le présent litige, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire à l’encontre de toute indemnisation pour ses frais juridiques.
[78] Rien de ce qui précède n’empêche Rogers d’exiger des droits à l’avenir, probablement symboliques, pour l’indemniser des coûts réels, raisonnables et nécessaires associés à la divulgation définie au paragraphe 62 ci-dessus.
[79] Encore une fois, si Rogers et d’autres fournisseurs d’accès Internet considèrent que ce niveau d’indemnisation pour leur travail est injuste, ils peuvent demander au ministre de rendre un règlement fixant des droits maximaux. Tel qu’il a été expliqué, cela leur permettrait d’exiger des droits non seulement pour la transmission, mais aussi pour les obligations prévues au paragraphe 41.26(1).
J. Dispositif proposé
[80] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel. J’annulerais le paragraphe 2 de l’ordonnance de la Cour fédérale du 28 juillet 2016 dans le dossier T-662-16. J’annulerais l’adjudication des dépens au paragraphe 10 de l’ordonnance et j’accorderais aux appelantes les dépens tant en appel qu’en première instance payables par l’intimée Rogers Communications Inc.
La juge Gleason, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Woods, J.C.A. : Je suis d’accord.