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[2018] 2 R.C.F. 3

A-473-15

2017 CAF 88

High-Crest Enterprises Limited (appelante)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié : High-Crest Enterprises Limited c. Canada

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Stratas et Webb, J.C.A.—Halifax, 9 novembre 2016; Ottawa, 28 avril 2017.

Juges et Tribunaux — Pouvoir de réaffectation du juge en chef — Appel d’un jugement rendu par un juge de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) qui n’a pas siégé à l’audience dans l’appel interjeté devant cette cour — L’appelante était l’un des soumissionnaires retenus pour construire une adjonction à une maison de soins infirmiers — Elle a interjeté appel de la cotisation établie par l’Agence du revenu du Canada à l’égard de la TVH — Avec le consentement des parties, le juge en chef a retiré le dossier au juge qui présidait l’appel afin qu’un jugement soit rendu à l’égard de cet appel le plus tôt possible — Il a confié l’appel à un juge de son choix — En conséquence, une décision a été rendue par un autre juge — L’intimée a soutenu, entre autres, que le juge en chef était habilité à retirer le dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge en application des art. 8(1) et (2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et de l’art. 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt — La principale question en litige était de savoir si le juge en chef était habilité à retirer ce dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge et, partant, de savoir si le deuxième juge avait le pouvoir de trancher l’affaire — Le juge Webb, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le juge en chef de la C.C.I. n’avait pas le pouvoir de dessaisir unilatéralement le juge qui avait été saisi de l’affaire — Les art. 8(1) et (2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et l’art. 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt ne permettent pas d’en faire autant — Il aurait fallu un libellé plus clair si le législateur voulait modifier la règle selon laquelle le juge qui est saisi d’une affaire est le seul à pouvoir en connaître jusqu’au bout — Le dessaisissement n’est pas justifié non plus eu égard à la compétence inhérente de la C.C.I. d’exercer sa fonction judiciaire — Rien n’indiquait en l’espèce que le dessaisissement du juge était nécessaire — Ce juge était toujours saisi de l’affaire — L’affaire a été renvoyée au juge qui en était saisi pour qu’il rende une décision — Appel accueilli — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Le contexte et l’objet de l’art. 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt confirment que le juge en chef a un pouvoir de réaffectation — La question centrale de l’espèce était de savoir si le pouvoir du juge en chef de réaffecter une affaire s’étend éventuellement à d’autres situations que le décès ou l’incapacité du juge initialement affecté pour trancher l’affaire — Le pouvoir de réaffectation peut s’étendre à ces situations — La question de savoir quels facteurs guident le juge en chef pour exercer son pouvoir discrétionnaire de réaffectation est une question distincte de celle relative à la compétence — En adoptant l’art. 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et l’art. 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, le législateur n’a pas donné au juge en chef carte blanche — Le législateur entendait plutôt que le juge en chef exerce le pouvoir de réaffecter une affaire uniquement après avoir bien évalué toutes les circonstances et soupesé le pour et le contre — Il existe toutefois des circonstances où la nécessité de protéger la mission de la Cour doit prévaloir — En l’espèce, la Cour n’était pas tenue de se prononcer sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge en chef — Il y a eu iniquité procédurale en l’espèce — L’appelante n’a cependant pas soulevé son objection en temps opportun et ne pouvait avoir gain de cause — L’affaire aurait dû être renvoyée au juge en chef pour affectation d’un juge à cette affaire, conformément aux principes énoncés dans les présents motifs.

Douanes et Accise — Loi sur la taxe d’accise — L’appelante était l’un des soumissionnaires retenus pour construire une adjonction à une maison de soins infirmiers — La règle sur la fourniture à soi-même prévue à l’art. 191(4) de la Loi sur la taxe d’accise a emporté la fourniture réputée de l’adjonction — L’Agence du revenu du Canada a déterminé que l’art. 191.1 de la Loi sur la taxe d’accise s’appliquait et a établi une cotisation à l’égard de la TVH— La Cour canadienne de l’impôt devait déterminer si l’art. 191.1 s’appliquait — Le juge Webb, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : L’art. 191.1(2)c) de la Loi sur la taxe d’accise fait l’objet du litige en l’espèce — Il s’agissait de savoir s’il est nécessaire de déterminer la principale fin visée par la totalité des fonds qu’un constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir d’un subventionneur ou s’il suffit de conclure que le constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir des fonds d’un subventionneur et que ces fonds sont destinés à cette fin — L’art. 191.1(2)c) énonce une condition qui, si elle est remplie, entraînera certaines conséquences pour l’application de la Loi — Le montant de la taxe à payer prévu à la Loi ne change pas en fonction du montant du financement qui est accordé par le subventionneur ou attendu de ce dernier.

Il s’agissait d’un appel d’un jugement rendu par un juge de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) qui n’a pas siégé à l’audience dans l’appel interjeté devant cette cour.

La province de la Nouvelle-Écosse a lancé une demande de propositions afin d’augmenter le nombre de places dans des maisons de soins infirmiers et des centres d’hébergement de longue durée. L’appelante était l’un des soumissionnaires retenus et proposait de construire une adjonction à la maison de soins infirmiers qu’elle possédait et exploitait. La règle sur la fourniture à soi-même prévue au paragraphe 191(4) de la Loi sur la taxe d’accise (LTA) a emporté la fourniture réputée de l’adjonction. L’Agence du revenu du Canada a déterminé que l’article 191.1 s’appliquait. Une cotisation a été établie à l’égard de la TVH en fonction du montant de la TVH payée en fonction du coût de l’adjonction et non de la juste valeur marchande de l’adjonction. La question dont la Cour était saisie consistait à savoir si l’article 191.1 de la LTA s’appliquait. L’affaire a été entendue le 26 février 2014. Le 23 juin 2015, une conférence téléphonique consécutive à une audience a eu lieu, au cours de laquelle le juge en chef de la C.C.I. a déclaré avoir retiré le dossier au juge qui présidait l’appel afin qu’un jugement soit rendu à l’égard de cet appel le plus tôt possible. Avec le consentement des parties, il a été décidé que l’affaire serait tranchée par un autre juge, choisi par le juge en chef, sur le fondement du dossier et des transcriptions. En conséquence, une décision a été rendue par un autre juge de la C.C.I., et l’appel a été rejeté.

L’intimée a soutenu, entre autres, que le juge en chef était habilité à retirer le dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge en application des paragraphes 8(1) et (2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et du paragraphe 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

La principale question en litige était de savoir si le juge en chef était habilité à retirer ce dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge et, partant, de savoir si le deuxième juge avait le pouvoir de trancher l’affaire.

Arrêt (le juge Stratas, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.

Le juge Webb, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le juge en chef de la C.C.I. n’avait pas le pouvoir de dessaisir unilatéralement le juge. Le législateur n’a pas voulu accorder au juge en chef le pouvoir de retirer un dossier à un juge qui a été saisi d’une affaire. Réaffecter une affaire qui n’a pas été entendue n’équivaut pas à dessaisir un juge d’une affaire dont il est saisi. En conséquence, les paragraphes 8(1) et (2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et le paragraphe 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt ne permettent pas au juge en chef de dessaisir unilatéralement un juge d’une affaire dont il est saisi. La règle générale veut que le juge qui est saisi d’une affaire soit le seul à pouvoir en connaître jusqu’au bout. Si le législateur voulait modifier cette règle pour accorder au juge en chef le pouvoir de dessaisir un juge d’une affaire dont il est saisi, il faudrait un libellé traduisant clairement une telle intention. Le dessaisissement n’est pas justifié non plus eu égard à la compétence inhérente de la C.C.I. d’exercer sa fonction judiciaire. Cette compétence inhérente ne confère pas au juge en chef le pouvoir de dessaisir unilatéralement un juge d’une affaire qu’il a entendue s’il n’est pas frappé d’incapacité. Rien n’indiquait en l’espèce que le dessaisissement du juge était nécessaire. En conséquence, ce juge était toujours saisi de l’affaire, et toutes les étapes postérieures au dessaisissement étaient nulles. L’affaire a été renvoyée au juge qui en était saisi pour qu’il rende une décision.

Le juge devrait examiner certains points qui ont été soulevés lorsqu’il interprétera les articles 191.1 de la LTA. La LTA dispose qu’en général, le constructeur d’une adjonction à un immeuble d’habitation est réputé avoir fait une fourniture à soi-même de cette adjonction lorsque les conditions énumérées aux alinéas 191(4)a) à c) de la LTA sont réunies. Le constructeur, sous réserve de certaines exceptions, est réputé avoir perçu la taxe sur la fourniture calculée sur la juste valeur marchande de l’adjonction. L’article 191.1 de la LTA prévoit une exception à cette règle générale si les conditions énoncées sont remplies. La condition prévue à l’alinéa 191.1(2)c) était la seule condition en litige en l’espèce. L’une des questions à aborder est celle de savoir s’il est nécessaire de déterminer la principale fin visée par la totalité des fonds qu’un constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir d’un subventionneur ou s’il suffit de conclure que le constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir des fonds d’un subventionneur et que ces fonds sont destinés à cette fin. L’alinéa 191.1(2)c) énonce une condition qui, si elle est remplie, entraînera certaines conséquences pour l’application de la LTA. Le montant de la taxe à payer prévu à la LTA ne change pas en fonction du montant du financement qui est accordé par le subventionneur ou attendu de ce dernier.

Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Le contexte et l’objet de l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt confirment que le juge en chef a un pouvoir de réaffectation. La question centrale de l’espèce était de savoir si le pouvoir du juge en chef de réaffecter une affaire s’étend éventuellement à d’autres situations que le décès ou l’incapacité du juge initialement affecté pour trancher l’affaire. Le pouvoir de réaffectation est fonction de la nécessité de mener à bien la mission des cours. Des situations autres que le décès et l’incapacité peuvent nuire à cette mission. Conformément à son objet, le pouvoir de réaffectation peut s’étendre à ces situations. La question de savoir quels facteurs guident le juge en chef pour exercer son pouvoir discrétionnaire de réaffectation est une question distincte de celle relative à la compétence. En adoptant l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, le législateur n’a pas donné au juge en chef carte blanche. Le législateur entendait plutôt que le juge en chef exerce le pouvoir de réaffecter une affaire uniquement après avoir bien évalué toutes les circonstances et soupesé le pour et le contre. Les circonstances précises importent. Dès que le juge a entendu l’affaire et qu’il rédige les motifs, le juge en chef aura les coudées moins franches. Il faut accorder au juge le soin de trancher une affaire sans ingérence. Il existe toutefois des circonstances où la nécessité de protéger la mission de la Cour doit prévaloir. En l’espèce, la Cour n’était pas tenue de se prononcer sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge en chef. Il y a eu iniquité procédurale en l’espèce. Le pouvoir discrétionnaire du juge en chef importait aux parties : elles avaient déjà présenté leurs arguments devant le juge initial et s’attendaient à juste titre que la décision soit rendue par ce juge. On aurait dû leur demander de présenter des observations. L’appelante n’a cependant pas soulevé son objection en temps opportun et ne pouvait avoir gain de cause. Il s’agit d’un exemple classique de renonciation. L’affaire aurait dû être renvoyée au juge en chef pour affectation d’un juge à cette affaire, conformément aux principes énoncés dans les présents motifs. En outre, la Cour ne devrait pas s’hasarder à dire le droit à ce point-ci et lier une autre formation de la Cour qui pourrait être appelée à examiner l’affaire.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 499(1).

Loi de 2006 sur la législation, L.O. 2006, ch. 21, ann. F, art. 79.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12, 31(3).

Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, art. 14.

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 46.1.

Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15, art. 191(4), 191.1.

Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, L.C. 2002, ch. 8, art. 8.

Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 14, 123.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45; R. c. Gallant, [1998] 3 R.C.S. 80; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

décisions examinées :

Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12; Re Ramsey (1972), 4 N.B.R. (2d) 809, 8 C.C.C. (2d) 188; Clarke v. Trask (1901), 1 O.L.R. 207, [1901] O.J. no 42 (QL) (H.C.J.); Coleshill v. Manchester Corporation, [1928] 1 K.B. 776, 97 L.J.K.B. 229 (C.A.); Re Application of British Reinforced Concrete Engineering Co. Limited (1929), 45 T.L.R. 186, 20 Ry. & Can. Tr. Cas. 78 (Railway and Canal Commission); Royal Bank of Canada v. Nichols (1985), 56 Nfld. & P.E.I.R. 340, [1985] P.E.I.J. no 12 (QL) (C.S.); Bolton v. Bolton, [1949] 2 All E.R. 908, (1950), 47 L.G.R. 730 (H.C.J.); Liszkay v. Robinson, 2003 BCCA 506, 232 D.L.R. (4th) 276; D’Amico v. Wiemken, 2010 ABQB 785, 497 A.R. 360; R. v. Lochard (1973), 12 C.C.C. (2d) 445, 22 C.R.N.S. 196 (C.A. Ont.); R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331; Lawrie v. Lees (1881), 51 L.J. Ch. 209, 7 A.C. 19 (H.L.); Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.

décisions citées :

SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282; Doyle c. Commission sur les pratiques restrictives du commerce, [1985] 1 C.F. 362 (C.A.); ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140; BP Canada c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 61, [2017] 4 R.C.F. 355; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan, [1941] R.C.S. 396; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada v. BNSF Railway Company, 2016 CAF 284; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2016 CAF 218; Brooke v. Toronto Belt Line Railway Co. (1891), 21 O.R. 401; Canadian National Railway Co. v. Lewis, [1930] R.C. de l’É. 145, [1930] 4 D.L.R. 537; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304; Padfield v. Minister of Agriculture, Fisheries & Food, [1968] A.C. 997 (H.L.); MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796; Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; Parmar v. Bayley, 2001 BCSC 1394, 19 C.P.C. (5th) 366; Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488; Johnson c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 76; Telus Communications Inc. c. Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262; Leader Media Productions Ltd. v. Sentinel Hill Alliance Atlantis Equicap Limited Partnership, 2008 ONCA 463, 90 O.R. (3d) 561.

DOCTRINE CITÉE

Wade, William. Administrative Law, 7e éd. Oxford : Clarendon Press, 1994.

APPEL d’un jugement (2015 CCI 230) rendu par un juge de la Cour canadienne de l’impôt qui n’a pas siégé à l’audience dans l’appel interjeté devant cette Cour. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Maurice P. Chiasson, c.r. et Roderick (Rory) H. Rogers, c.r., pour l’appelante.

Dominique Gallant pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Stewart McKelvey, Halifax, pour l’appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Webb, J.C.A. : La Cour est saisie de l’appel d’un jugement rendu par un juge de la Cour canadienne de l’impôt qui n’a pas siégé à l’audience dans l’appel interjeté devant cette cour. En l’espèce, l’appel a été entendu le 26 février 2014 par un juge de la cour de l’impôt, et le jugement a été rendu le 30 septembre 2015 par un autre juge de cette cour (High-Crest Enterprises Limited c. La Reine, 2015 CCI 230).

[2]        Pour les motifs qui suivent, j’estime que le jugement rendu le 30 septembre 2015 est nul, et que l’affaire devrait être renvoyée au juge de la Cour de l’impôt qui a entendu l’appel pour qu’il rende jugement.

[3]        Il y a une question préliminaire : High-Crest a indiqué dans l’avis d’appel que l’intimée était le procureur général du Canada. Étant donné que High-Crest comptait interjeter appel d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt, il aurait fallu désigner Sa Majesté la Reine comme intimée. L’intitulé de la cause est modifié en conséquence.

I.          Contexte — Cotisation en litige

[4]        La province de la Nouvelle-Écosse (la Province) a lancé une demande de propositions afin d’augmenter le nombre de places dans des maisons de soins infirmiers et des centres d’hébergement de longue durée dans la province et de fournir les services nécessaires y afférents. High-Crest Enterprises Limited (High-Crest) était l’un des soumissionnaires retenus. Elle proposait de construire une annexe, ou adjonction, de 20 places à la maison de soins infirmiers qu’elle possède et exploite à Springhill, en Nouvelle-Écosse.

[5]        High-Crest a donc conclu des ententes avec la Province. En vertu de ces ententes, High-Crest devait contracter, pour la construction, une hypothèque au taux fixé par la Nova Scotia Housing Development Corporation. Le montant de l’hypothèque comprenait la TVH payée par High-Crest pour construire l’adjonction. Le tarif journalier que High-Crest pouvait facturer par place dans la maison de soins infirmiers était fixé par la Province. Le tarif comporte deux volets aux dires des appelantes [sic] — les frais d’hébergement et les frais des soins de santé.

[6]        Il est acquis aux débats qu’une partie des frais d’hébergement était destinée à rembourser l’hypothèque contractée pour financer la construction de l’adjonction. Par conséquent, High-Crest finirait par se faire rembourser la TVH payée lors de la construction de l’adjonction par le truchement du tarif journalier qu’elle facturerait pour l’occupation d’une place. High-Crest a également réclamé les crédits de taxe sur les intrants à l’égard de la TVH payée lors de la construction de l’adjonction (mémoire des faits et du droit de l’appelante, paragraphe 17). L’appelante reconnaît au paragraphe 67 de son mémoire des faits et du droit que [traduction] « [l]es frais d’hébergement sont payés en partie par le résident et en partie par la Province, selon une formule qui tient compte de la capacité de payer du résident ».

[7]        Lorsque l’adjonction a été terminée et qu’elle a commencé à être occupée, la règle sur la fourniture à soi-même prévue au paragraphe 191(4) de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E-15 (la LTA), a emporté la fourniture réputée de l’adjonction. N’eût été l’article 191.1 de la LTA, High-Crest serait réputée avoir perçu la TVH en fonction de la juste valeur marchande de l’adjonction. Cependant, en l’espèce, la juste valeur marchande de l’adjonction était inférieure au coût de l’adjonction, et l’Agence du revenu du Canada a déterminé que l’article 191.1 s’appliquait. En conséquence, une cotisation a été établie en vertu de la LTA en date du 16 juillet 2010 pour la période de déclaration du 1er janvier 2010 au 31 mars 2010, établissant la cotisation à l’égard de la TVH en fonction du montant de la TVH payée en fonction du coût de l’adjonction et non de la juste valeur marchande de l’adjonction. Les parties conviennent que la TVH à payer serait de 350 000 $ (en fonction de la juste valeur marchande de l’adjonction) si l’article 191.1 de la LTA ne s’applique pas, et 646 304 $ (en fonction du coût de l’adjonction) s’il s’applique.

[8]        La question dont la Cour était saisie consistait à savoir si l’article 191.1 de la LTA s’appliquait.

II.          Genèse de l’instance

[9]        L’affaire a été entendue le 26 février 2014 par un juge de la Cour de l’impôt. Le 23 juin 2015, une conférence téléphonique consécutive à une audience a eu lieu. Le juge en chef de la Cour de l’impôt et les avocats des parties participaient à cet appel. Le juge en chef a amorcé la conférence téléphonique en faisant les déclarations suivantes (qui sont reproduites ci-après telles qu’elles figurent dans la transcription de cette conférence téléphonique qui était comprise dans le cahier d’appel) :

[traduction] Je me trouve dans la situation où je dois retirer le dossier au juge qui préside le présent appel afin qu’un jugement soit rendu à l’égard de cet appel le plus tôt possible.

J’ai retiré le dossier au juge […] pour qu’une décision soit rendue.

La décision relative à l’appel peut être rendue de l’une ou l’autre des deux façons suivantes.

La première, avec le consentement des parties exprimé par le truchement de leurs avocats, l’appel peut être confié à un juge de la Cour canadienne de l’impôt choisi par le juge en chef, et ce juge trancherait sur le fondement de la transcription de l’appel, laquelle transcription est terminée.

La deuxième serait de tenir un nouvel appel, un nouveau procès avec un nouveau juge nommé par le juge en chef.

Je me rends compte qu’il s’agit d’une situation inhabituelle, mais les circonstances sont telles que c’est ce que j’ai décidé de faire en tant que juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt.

Les plaideurs ont droit au règlement efficace, efficient et diligent de leur différend.

Au détriment de toutes les parties en cause, la Cour canadienne de l’impôt a échoué à cet égard dans le présent appel.

En ma qualité de juge en chef, je m’excuse auprès des parties relativement aux circonstances ayant permis cette situation.

Ce que je dois savoir maintenant, c’est ce que les parties veulent faire relativement aux choix que j’ai présentés.

Vous disposez de dix jours pour décider.

[10]      Le 3 juillet 2015, l’avocat de la Couronne a écrit au greffier de la Cour de l’impôt. Après avoir rappelé que les dossiers sont habituellement réaffectés uniquement si le juge qui préside n’est pas en mesure de poursuivre l’instance du fait de son décès, d’une incapacité, d’un conflit d’intérêts ou d’une crainte raisonnable de partialité et après avoir indiqué que le juge qui présidait en l’espèce [traduction] « continue de se voir confier des dossiers », l’avocat de la Couronne a proposé une troisième option, à savoir celle d’accorder au juge qui présidait plus de temps pour prononcer un jugement.

[11]      Suite à la lettre du 3 juillet 2015, une deuxième conférence téléphonique a eu lieu le 14 juillet 2015. Le juge en chef a commencé cette conférence téléphonique en faisant les déclarations suivantes (qui sont reproduites ci-après telles qu’elles figurent dans la transcription de cette conférence téléphonique qui était comprise dans le cahier d’appel) :

[traduction] Merci beaucoup de participer à la présente conférence téléphonique.

Le 23 juin 2015, à 15 h 15, nous avons tenu une conférence téléphonique à laquelle j’ai déclaré en partie ce qui suit :

Essentiellement, j’ai dit que je me trouvais dans une situation où je devais retirer le dossier d’appel au juge qui le présidait afin qu’un jugement soit rendu à l’égard du présent appel.

J’ai retiré le dossier au juge […] pour qu’une décision soit rendue. La décision relativement à l’appel peut être rendue de deux façons et j’ai dit qu’il y avait essentiellement deux options.

J’ai dit savoir qu’il s’agissait d’une situation inhabituelle, mais les circonstances étaient telles que c’est ce que j’avais décidé de faire en tant que juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt.

Les plaideurs ont droit au règlement efficace, efficient et diligent de leur différend.

Au détriment de toutes les parties en cause, la Cour canadienne de l’impôt a échoué à cet égard dans le présent appel et je m’excuse auprès des plaideurs relativement aux circonstances ayant permis cette situation.

Ce que je dois savoir maintenant, c’est ce que les parties veulent faire relativement aux choix que j’ai présentés.

Enfin, j’ai dit que vous disposiez de dix jours pour décider.

Si la première option est retenue, il me faut une entente écrite signée par les avocats des parties dans laquelle ils acceptent que l’appel soit tranché par un juge nommé par le juge en chef sur le fondement du dossier d’instruction et de la transcription.

Si les parties ne s’entendent pas, alors un nouveau procès sera ordonné et tenu le plus tôt possible.

C’est ce que j’ai déclaré le 23 juin 2015.

Par la suite, j’ai reçu une lettre de l’intimée.

Je ne suis pas certain de ce que l’intimée n’a pas compris. Je pensais avoir été assez clair dans les choix offerts. Il n’existe pas de troisième choix en l’espèce. Il y a l’option un ou l’option deux.

J’ai décidé que ce dossier sera repris du juge […] et que le litige sera tranché — décidé par quelqu’un d’autre.

[12]      La seule explication donnée lors de l’une et l’autre conférence téléphonique était que le dossier d’appel devait être retiré au « juge qui le présidait afin qu’un jugement soit rendu » à l’égard de cet appel. Comme elle mentionne la diligence, cette décision était sans doute motivée parce que le dossier traînait en longueur depuis l’audience sans qu’un jugement ait été rendu.

[13]      Les avocats des parties ont par la suite présenté une lettre concertée datée du 14 juillet 2015 dans laquelle ils indiquaient avoir choisi la première option — à savoir que l’affaire soit tranchée par un autre juge sur le fondement du dossier et des transcriptions.

[14]      En conséquence, une décision datée du 30 septembre 2015 a été rendue par un autre juge de la Cour de l’impôt. Le deuxième juge a rejeté l’appel de High-Crest, qui a alors interjeté appel de cette décision.

III.         Les questions en litige

[15]      La principale question en litige dans le cadre du présent appel est de savoir si le juge en chef était habilité à retirer ce dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge et, partant, de savoir si le deuxième juge avait le pouvoir de trancher l’affaire. Lors de l’audience dans le présent appel, les parties ont aussi demandé, si elle estime que le deuxième juge n’était pas habilité à trancher, que la Cour se prononce quant à l’applicabilité de l’article 191.1 de la LTA dans les circonstances de l’espèce.

IV.        Norme de contrôle

[16]      La question de savoir si le juge en chef avait le pouvoir de retirer ce dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge et celle de l’interprétation de l’article 191.1 de la LTA sont des questions de droit. Par conséquent, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8).

V.        Analyse

[17]      L’intimée soutient que le juge en chef était habilité à retirer le dossier au juge qui avait présidé l’audience pour le confier à un autre juge en application des paragraphes 8(1) et (2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, L.C. 2002, ch. 8, et du paragraphe 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2. Ces dispositions énoncent les pouvoirs accordés au juge en chef de la Cour de l’impôt relativement à l’affectation des affaires. Elles sont ainsi libellées :

Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires :

Attributions

8 (1) Les juges en chef de la Cour d’appel fédérale, de la Cour fédérale, de la Cour d’appel de la cour martiale et de la Cour canadienne de l’impôt ont autorité sur tout ce qui touche les fonctions judiciaires de leur tribunal respectif, notamment la direction et la surveillance des séances et l’assignation de fonctions aux juges.

Pouvoirs inclus

(2) Font partie de ces attributions les pouvoirs suivants :

a) fixer les séances du tribunal;

b) affecter des juges aux séances;

c) assigner des causes et d’autres fonctions judiciaires à chacun des juges;

d) fixer le calendrier des sessions et les lieux où chaque juge doit siéger;

e) déterminer la charge annuelle, mensuelle et hebdomadaire totale de travail de chacun des juges;

f) préparer les rôles et affecter les salles d’audience.

Loi sur la Cour canadienne de l’impôt :

14 […]

Dispositions qui doivent être prises par le juge en chef

(2) Sous réserve des règles de la Cour, toutes les dispositions qu’il peut être nécessaire ou utile de prendre pour l’expédition des affaires de la Cour, notamment à l’égard de l’affectation de juges à l’expédition de ces affaires, doivent être prises par le juge en chef.

[18]      Outre ces dispositions de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, s’applique. Il est ainsi rédigé :

31 […]

Modalités d’exercice des pouvoirs

(3) Les pouvoirs conférés peuvent s’exercer, et les obligations imposées sont à exécuter, en tant que de besoin.

[19]      Dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, la Cour suprême du Canada conclut que l’application de cette disposition de la Loi d’interprétation exige de savoir si l’intention du législateur était de conférer un pouvoir constant ou restreint à un seul cas. Le pouvoir en question en l’espèce est celui d’affecter des juges aux affaires comme le prévoient l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et le paragraphe 14(2) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

[20]      Le pouvoir d’affecter des juges à des affaires est un pouvoir constant qui permettrait au juge en chef d’affecter et de réaffecter une affaire avant qu’elle ne soit entendue. Cependant, dès qu’un juge a commencé à entendre une affaire, à mon avis, il serait alors saisi de l’affaire. Il ne semble pas que le législateur ait voulu accorder au juge en chef le pouvoir de retirer un dossier à un juge qui a été saisi d’une affaire. Autrement, le juge en chef aurait le pouvoir d’affecter temporairement un juge en remplacement de celui qui préside un long procès et doit s’absenter occasionnellement. À mon avis, réaffecter une affaire qui n’a pas été entendue n’équivaut pas à dessaisir un juge d’une affaire dont il est saisi. En conséquence, ces dispositions ne permettraient pas au juge en chef de dessaisir unilatéralement un juge d’une affaire dont il est saisi.

[21]      Dans l’arrêt R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45, la Cour suprême du Canada souligne l’importance d’un juge qui est saisi d’une affaire [aux paragraphes 50 et 51] :

L’obligation du ministère public de faire en sorte que le procès ne soit pas retardé peut l’obliger à demander le dessaisissement et le remplacement du juge qui tombe malade au cours du procès. Le ministère public n’est assujetti à aucun délai fixe, après le début de la maladie du juge, pour demander que ce dernier soit dessaisi de l’affaire et remplacé. La question de savoir si le ministère public doit présenter cette demande et à quel moment il doit le faire dépend de ce qui est raisonnable eu égard aux circonstances de chaque cas.

On peut affirmer avec confiance que le ministère public doit demander le remplacement du juge lorsqu’il devient évident que ce dernier ne se rétablira pas ou qu’il ne reprendra pas ses fonctions judiciaires. Toutefois, lorsqu’on s’attend à ce que le juge se rétablisse et reprenne son travail, la question est plus complexe. En pareil cas, le ministère public doit soupeser deux facteurs. D’une part, il doit tenir compte du fait que le juge qui a entendu la preuve est saisi de l’affaire. Cela signifie que c’est à ce juge et à nul autre qu’il incombe de trancher toutes les questions en litige, y compris la détermination de la peine. Le fait de dessaisir un juge d’une affaire qui n’a pas été tranchée de façon définitive est susceptible de porter atteinte à l’indépendance judiciaire et au droit de l’accusé à un procès équitable. En l’absence de raisons impérieuses de le faire, il ne conviendrait pas que le ministère public demande que le juge soit dessaisi d’une affaire. Un tel geste du ministère public pourrait être perçu comme une atteinte au droit du juge de trancher les questions en litige en toute indépendance. Une telle demande pourrait aussi créer une impression d’injustice envers l’accusé. Par exemple, il pourrait arriver que le juge qui préside un procès fasse, durant celui-ci, des commentaires qui amènent le ministère public à croire qu’il est favorable à l’accusé. Si le ministère public devait demander que le juge soit dessaisi de l’affaire avant le prononcé de la peine, sans invoquer de raison impérieuse au soutien de sa demande, ce geste pourrait donner l’impression qu’il est accompli pour faire nommer un juge moins favorable à l’accusé. Lorsqu’un juge tombe malade et qu’on s’attend à ce qu’il reprenne ses fonctions judiciaires, le ministère public doit tenir compte de ces considérations pour décider s’il est raisonnable de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire. Par ailleurs, le ministère public doit tenir compte du droit qu’a l’accusé, aux termes de l’al. 11b), de subir son procès promptement et du préjudice que pourrait lui causer le délai. [Non souligné dans l’original.]

[22]      Également, dans l’arrêt R. c. Gallant, [1998] 3 R.C.S. 80, la Cour suprême du Canada fait les observations suivantes [au paragraphe 14] :

Lorsque le juge Plamondon est tombé malade, on s’attendait à ce qu’il reprenne ses fonctions à court terme. Présumant, comme il était justifié de le faire, que le juge Plamondon reprendrait ses fonctions, le ministère public a agi conformément à la règle générale selon laquelle l’accusé doit voir sa peine être prononcée par le juge qui a reçu son plaidoyer de culpabilité ou qui présidait le procès à l’étape de la déclaration de culpabilité. Le ministère public devait agir prudemment quant au remplacement du juge Plamondon. Je soupèse ce facteur par rapport au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable pour déterminer si les circonstances commandaient que l’on déroge à la règle habituelle qui veut que le juge saisi d’une affaire conserve sa compétence jusqu’à la fin. Le ministère public ne disposait d’aucune information tendant à indiquer que le juge Plamondon ne reprendrait pas ses fonctions ni que son absence serait indûment longue. Ce n’est qu’à l’annonce de son départ à la retraite qu’il est devenu clair qu’il ne reviendrait pas. La période en question a duré 10 mois. Cependant, elle est survenue à l’étape des procédures subséquentes à la déclaration de culpabilité, lorsque les intérêts protégés par l’al. 11b) revêtaient moins d’importance, dans les circonstances, qu’à l’étape ayant précédé la déclaration de culpabilité. De plus, rien n’indiquait que ce délai causerait un préjudice grave à l’accusé. Dans ces circonstances, je ne peux conclure que le ministère public a commis une erreur en ne demandant pas, avant la démission du juge Plamondon, que ce dernier soit dessaisi de l’affaire et remplacé. L’existence d’un délai attribuable au ministère public n’a donc pas été établie. [Non souligné dans l’original.]

[23]      Comme le souligne la Cour suprême, la règle générale veut que le juge qui est saisi d’une affaire soit le seul à pouvoir en connaître jusqu’au bout. À mon avis, si le législateur voulait modifier cette règle pour accorder au juge en chef le pouvoir de dessaisir un juge d’une affaire dont il est saisi, il faudrait un libellé traduisant clairement une telle intention. Le pouvoir d’affecter ou de réaffecter des affaires avant le début d’une audience continuerait de s’appliquer. Cependant, les pouvoirs énoncés dans la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires et la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt n’habilitent pas le juge en chef à dessaisir unilatéralement un juge saisi d’une affaire, et ce malgré l’application de la Loi d’interprétation.

[24]      Dans d’autres ressorts, le juge en chef est habilité à affecter des fonctions judiciaires. Par exemple, l’article 14 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43 dispose ainsi :

Pouvoirs et fonctions du juge en chef

14 (1) Le juge en chef de la Cour supérieure de justice est chargé de l’administration et de la surveillance des sessions de la Cour supérieure de justice et de l’assignation des fonctions judiciaires de celle-ci.

[25]      L’article 79 de la Loi de 2006 sur la législation, L.O. 2006, ch. 21, annexe F, dispose que « [l]es pouvoirs conférés aux personnes peuvent être exercés et les fonctions qui leur sont attribuées doivent être exercées selon le besoin ».

[26]      Pourtant, malgré ces dispositions qui sont semblables à celles prévues dans la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et la Loi d’interprétation, la Loi sur les tribunaux judiciaires définit précisément les pouvoirs du juge en chef si un juge donné n’est pas en mesure de rendre une décision (paragraphe 123(4)) ou ne rend pas sa décision dans les délais prescrits au paragraphe 123(5) de la Loi). Si le juge en chef, dans l’exercice de son pouvoir d’assigner des fonctions judiciaires, pouvait tout simplement réaffecter les affaires, qu’un juge en soit ou non saisi, l’article 123 serait superflu.

[27]      Il existe peu d’occurrences de dessaisissement d’un juge ayant déjà entendu la preuve. Dans l’affaire Re Ramsey (1972), 4 N.B.R. (2d) 809, 8 C.C.C. (2d) 188, le juge en chef avait tenté d’affecter un autre juge à la poursuite de l’instruction d’une instance. Les parties avaient convenu que les dépositions de certains témoins admises au procès d’un accusé seraient admises en preuve aux procès ultérieurs de deux autres accusés. Le juge ayant acquitté le premier accusé, le ministère public a demandé qu’il se récuse des procès des deux autres pour partialité. Même si le juge n’a pas reconnu être partial, il a signé le formulaire que lui avait envoyé le juge en chef et s’est récusé pour céder la place à ce dernier.

[28]      La Cour suprême du Nouveau-Brunswick, Division d’appel [aux paragraphes 13 et 20], estimant non fondée la thèse relative à la partialité, a fait les observations suivantes :

[traduction] Le paragraphe 499(1) prévoit un transfert de compétence lorsque le magistrat « décède ou pour un autre motif devient incapable d’assumer ses fonctions », comme la maladie, l’absence, l’incapacité ou une autre cause justifiable. L’ordonnance ou la demande du juge en chef ne constitue pas un tel motif. Le juge en chef, nommé par la Province, exerce des fonctions et des obligations administratives. Il ne devrait pas et ne peut pas intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge provincial qui agit en tant que magistrat en vertu du Code criminel.

[…]

Par conséquent, aucun motif ne justifiait que l’instance se poursuive devant le juge en chef de la Cour provinciale. Le juge adjoint ayant commencé le procès était tenu, dans les circonstances, de le poursuivre jusqu’à sa conclusion. Il n’était pas habilité à transférer la juridiction à un autre magistrat, et le juge en chef ne pouvait lui ordonner de la lui transférer et n’avait aucun droit de se saisir du procès de l’accusé Ramsey. [Non souligné dans l’original.]

[29]      En l’absence de l’une des circonstances énumérées au paragraphe 499(1) du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46], le juge en chef n’était pas habilité à transférer la juridiction d’un juge à un autre.

[30]      En matière civile, toutes les instances signalées dans la jurisprudence où le juge avait été dessaisi, le dessaisissement découlait du décès ou de l’incapacité du juge qui présidait.

[31]      Dans les affaires Clarke v. Trask (1901), 1 O.L.R. 207, [1901] O.J. no 42 (QL) (H.C.J.); Coleshill v. Manchester Corp., [1928] 1 K.B. 776, 97 L.J.K.B. 229 (C.A.); Re Application of British Reinforced Concrete Engineering Co. Limited (1929), 45 T.L.R. 186, 20 Ry. & Can. Tr. Cas. 78 (Railway and Canal Commission) et Royal Bank of Canada v. Nichols (1985), 56 Nfld. & P.E.I.R. 340, [1985] P.E.I.J. no 12 (QL) (C.S.), le juge est décédé après le début d’un procès, mais avant de rendre jugement. Dans les affaires Clarke et Nichols, un nouveau procès a été ordonné et, dans les deux autres cas, on a autorisé la poursuite des instances devant un autre juge. Dans chaque cas, le dossier a été retiré au juge en raison de son décès.

[32]      Dans l’affaire Bolton v. Bolton, [1949] 2 All E.R. 908, (1950), 47 L.G.R. 730 (H.C.J.), un deuxième juge a été autorisé à poursuivre l’audience en raison de l’incapacité du juge qui l’avait commencée. Même si la cause de l’incapacité n’était pas précisée, Lord Merriman, renvoyant aux faits de l’affaire Coleshill (où le juge était décédé) a fait remarquer [à la page 911] que [traduction] « [m]anifestement, il importe peu que le changement de tribunal découle d’un décès ou d’une maladie », laissant entendre ainsi qu’une maladie avait entraîné le changement de magistrat dans l’affaire Bolton.

[33]      Dans les affaires Liszkay v. Robinson, 2003 BCCA 506, 232 D.L.R. (4th) 276, et D’Amico v. Wiemken, 2010 ABQB 785, 497 A.R. 360, les juges qui avaient entendu la preuve ont dû se récuser avant de rendre jugement. Dans chaque cas, l’affaire a été réaffectée à un autre juge, chargé de poursuivre l’instruction.

[34]      Dans l’arrêt Liszkay, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu ainsi [au paragraphe 71] :

[traduction] […] il était nécessaire que le juge du procès se récuse en raison d’une crainte raisonnable de partialité. En conséquence, il était « impossible » pour le juge du procès de poursuivre l’instruction, et le juge en chef était habilité par les paragraphes 64(10) et (11) des Règles de la Cour à rendre l’ordonnance qu’il a rendue.

[35]      Le juge du procès s’est récusé. Il n’a pas été dessaisi unilatéralement par le juge en chef.

[36]      La question en litige dans l’affaire D’Amico était non pas de savoir si l’affaire pouvait être réaffectée à un autre juge, mais de savoir comment elle devait se poursuivre — soit sur le fondement des transcriptions, soit par la tenue d’un nouveau procès. Le juge P.R. Jeffrey a conclu que les règles applicables l’habilitaient à continuer l’affaire, même si les parties n’y avaient pas consenti. Il s’agissait, non pas d’une affaire où le juge en chef avait dessaisi unilatéralement un juge d’une affaire dont il avait été saisi, mais plutôt d’une affaire où le juge avait dû se récuser.

[37]      En ce qui concerne les situations dans lesquelles un juge peut se retirer d’une affaire, la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. v. Lochard (1973), 12 C.C.C. (2d) 445, 22 C.R.N.S. 196, aux pages 446 à 448, a conclu qu’une charge de travail excessive ne constituait pas un motif valable pour qu’un juge renonce à sa juridiction et qu’un autre poursuive à sa place l’instruction du procès en vertu du Code criminel.

[38]      Tout dessaisissement par le juge en chef d’un juge qui est saisi d’une affaire irait également à l’encontre du principe qui veut que la personne qui tranche une affaire soit la même que celle qui l’entend (SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, à la page 329; Doyle c. Commission sur les pratiques restrictives du commerce, [1985] 1 C.F. 362 (C.A.)).

[39]      À mon avis, le dessaisissement n’est pas justifié non plus eu égard à la compétence inhérente de la Cour de l’impôt d’exercer sa fonction judiciaire. Dans l’arrêt R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, au paragraphe 19, la Cour suprême du Canada confirme que le tribunal d’origine législative possède une compétence inhérente, qui s’infère par déduction nécessaire, et lui permet d’exercer sa fonction judiciaire. Toutefois, cette compétence inhérente ne confère pas au juge en chef le pouvoir de dessaisir unilatéralement un juge d’une affaire qu’il a entendue et dont, par conséquent, il est saisi s’il n’est pas frappé d’incapacité. Rien n’indique en l’espèce que le dessaisissement du juge était nécessaire.

[40]      Rien ne permet de conclure que le juge qui avait été saisi de l’appel était frappé d’incapacité. À mon avis, le juge en chef de la Cour de l’impôt n’avait pas le pouvoir de dessaisir unilatéralement le juge. En conséquence, ce juge est toujours saisi de l’affaire, et toutes les étapes postérieures au dessaisissement sont nulles. La décision rendue par le deuxième juge étant invalide, je renverrais l’affaire au juge qui en était saisi pour qu’il rende une décision.

VI.        Interprétation de la LTA

[41]      Les parties ont demandé que nous fassions part de nos observations quant à l’interprétation de la LTA, quelle que soit l’issue de l’appel. Étant donné le laps de temps qui s’est écoulé depuis l’audience devant le juge qui la présidait, les parties ont indiqué que tout renseignement sur l’interprétation des dispositions pertinentes pourrait aider les parties à parvenir à un règlement. L’affaire n’ayant pas été tranchée comme il se devait par le juge qui en avait été saisi, notre interprétation des dispositions ne serait pas opportune. Par contre, le juge devrait examiner certains points lorsqu’il interprétera les dispositions.

[42]      La LTA dispose qu’en général, le constructeur d’une adjonction à un immeuble d’habitation est réputé avoir fait une fourniture à soi-même de cette adjonction lorsque les conditions énumérées aux alinéas 191(4)a) à c) de la LTA sont réunies, c’est-à-dire lorsque l’adjonction est achevée en grande partie et qu’une personne commence à occuper à titre résidentiel une habitation qui fait partie d’une telle adjonction. Le constructeur, sous réserve de certaines exceptions, est réputé avoir perçu la taxe sur la fourniture calculée sur la juste valeur marchande de l’adjonction.

[43]      L’article 191.1 de la LTA prévoit une exception à cette règle générale. Si les conditions énoncées au paragraphe 191.1(2) de la LTA sont réunies, le montant de la taxe que le constructeur sera réputé avoir perçue par suite de la fourniture à soi-même de l’adjonction est le plus élevé des deux : le montant de la taxe calculée sur la juste valeur marchande de l’adjonction ou le montant de la taxe que doit payer le constructeur relativement à la construction de l’adjonction (y compris toute taxe à payer relativement à l’acquisition d’un immeuble qui fait partie de l’adjonction). Étant donné que la juste valeur marchande de l’adjonction en l’espèce était inférieure au coût de la construction, si la règle générale énoncée au paragraphe 191(4) de la LTA s’applique, le montant de la TVH que High-Crest sera réputée avoir perçue par suite de l’application de la règle de la fourniture à soi-même sera nettement inférieur à la TVH qu’elle a versée à l’égard de la construction de l’adjonction.

[44]      La seule condition énoncée au paragraphe 191.1(2) de la LTA qui est en litige en l’espèce est prévue à l’alinéa c) :

191.1 […]

Immeubles d’habitation subventionnés

(2) […]

[…]

c) le constructeur, sauf s’il est un gouvernement ou une municipalité, a reçu ou peut raisonnablement s’attendre à recevoir, au moment donné ou antérieurement, une subvention relativement à l’immeuble d’habitation,

[45]      Le terme « subvention / government funding » est défini ainsi au paragraphe 191.1(1) de la LTA :

Définitions

191.1 (1) […]

subvention Quant à un immeuble d’habitation, somme d’argent (y compris un prêt à remboursement conditionnel mais à l’exclusion de tout autre prêt et des remboursements ou crédits au titre des frais, droits ou taxes imposés par une loi) payée ou payable par l’une des personnes suivantes au constructeur de l’immeuble ou d’une adjonction à celui-ci pour que des habitations de l’immeuble soient mises à la disposition de personnes visées à l’alinéa (2)b) :

a) un subventionneur;

b) une organisation qui a reçu la somme d’un subventionneur ou d’une autre organisation qui a reçu la somme d’un subventionneur. (government funding)

[46]      La Province est un « subventionneur / grantor » au sens du paragraphe 191.1(1) de la LTA.

[47]      Le juge de la Cour de l’impôt qui a rédigé les motifs a analysé les diverses ententes intervenues entre la Province et High-Crest ainsi que les composantes du tarif journalier que High-Crest peut facturer à l’égard des habitations. Il a conclu que les paiements versés par la Province avaient principalement pour but de mettre des habitations à la disposition d’aînés.

[48]      Dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, la Cour suprême du Canada confirme que l’interprétation d’une loi (y compris une loi fiscale) appelle une analyse textuelle, contextuelle et téléologique.

[49]      Pour savoir si, dans une affaire donnée, le constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir des fonds d’un subventionneur dans le but de mettre des unités résidentielles à la disposition de personnes mentionnées à l’alinéa 191.1(2)b) de la LTA, il faut décider s’il est nécessaire de déterminer la principale fin visée par la totalité des fonds qu’un constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir d’un subventionneur ou s’il suffit de conclure que le constructeur peut raisonnablement s’attendre à recevoir des fonds (englobés ou non dans une somme plus élevée) d’un subventionneur et que ces fonds sont destinés à cette fin.

[50]      Par exemple, soit un cabinet d’avocats qui a été retenu pour fournir des services juridiques au sujet d’une nouvelle cotisation établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1. Une question secondaire, parmi les questions en litige, concerne la juste valeur marchande d’un terrain vacant. Une fois le litige réglé, le cabinet facture 25 000 $ pour les honoraires juridiques, 1 000 $ pour les débours (600 $ pour l’évaluation du terrain vacant et 400 $ pour d’autres débours) et une TVH de 15 p. 100 (3 900 $), pour un total de 29 900 $. Le client fait un paiement unique de 29 900 $. Est-ce que le cabinet a reçu des fonds du client dans le but d’obtenir l’évaluation du bien immobilier, même si les frais d’évaluation constituent une faible proportion de la facture totale?

[51]      De plus, l’alinéa 191.1(2)c) de la LTA énonce une condition qui, si elle est remplie, entraînera certaines conséquences pour l’application de la LTA. Comme l’a reconnu l’appelante, le montant de la taxe à payer prévu à la LTA ne change pas en fonction du montant du financement qui est accordé par le subventionneur ou attendu de ce dernier. Le même résultat est obtenu, pour l’application la LTA, que la subvention de l’État soit de 1 000 $ ou de 1 000 000 $ (ou autre) ou qu’elle corresponde à 1 p. 100 ou à 100 p. 100 (ou autre) du coût de la construction. La question de savoir s’il est nécessaire de déterminer la principale fin pour laquelle les fonds prévus sont versés ou s’il suffit de déterminer si les fonds comprendront une certaine part destinée à la fin désignée pourrait également se poser.

VII.       Conclusion

[52]      En conséquence, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler le jugement rendu et de renvoyer l’affaire au juge de la Cour de l’impôt qui a entendu l’appel relatif à la taxe pour qu’il rende un jugement. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je ne rends pas d’ordonnance quant aux dépens.

            Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.

***

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[53]      Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Je souscris à l’exposé par le juge Webb des faits et de l’historique judiciaire dans le présent appel. Cependant, à la lumière d’une analyse différente, je propose un dispositif différent.

[54]      Récapitulons. Un juge de la Cour canadienne de l’impôt a été affecté à l’affaire, l’a entendue et a pris en délibéré son jugement. Après un certain temps, le juge n’avait toujours pas rendu de jugement. Le juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt (le juge en chef Rossiter) a convoqué les parties à une conférence téléphonique, leur a dit qu’il n’y avait pas eu [traduction] « règlement efficace, efficient et diligent » de leur différend et a annoncé qu’il confiait l’affaire à un autre juge.

[55]      Le nouveau juge a maintenant rendu son jugement dans l’affaire. L’appel dont nous sommes saisis est interjeté contre ce jugement.

[56]      Dans les présents motifs, j’emploie, pour renvoyer au pouvoir que le juge en chef a exercé, l’expression « pouvoir de réaffectation » et, pour renvoyer à ce que le juge en chef a fait, le terme « réaffectation ».

[57]      La réaffectation par le juge en chef soulève trois questions :

A)        Compétence. Dans l’abstrait, vu les pouvoirs légaux accordés au juge en chef, a-t-il le pouvoir de réaffectation?

B)        Pouvoir discrétionnaire. À supposer que le juge en chef a un pouvoir de réaffectation, il n’est pas obligé de l’exercer. Il peut décider de ne pas l’exercer. Il a un pouvoir discrétionnaire. Quels facteurs encadrent l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

C)        Équité procédurale. L’exercice d’un pouvoir de réaffectation a une incidence sur les intérêts pratiques et juridiques des parties. Quelles mesures est-ce que le juge en chef devrait prendre pour garantir l’équité procédurale aux parties?

[58]      Ces trois questions doivent être examinées séparément, parce que différentes considérations entrent en jeu dans chaque cas. De plus, en l’espèce, l’appelante ne s’est pas opposée à la réaffectation avant d’être déboutée en Cour de l’impôt. Le silence de l’appelante emporte des conséquences différentes, selon la question traitée.

A.        Compétence

[59]      Dans l’abstrait, si l’on regarde les pouvoirs légaux conférés au juge en chef, a-t-il le pouvoir de réaffecter une affaire? À mon avis, oui.

[60]      Deux dispositions confèrent au juge en chef le pouvoir de réaffectation : l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, et l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, L.C. 2002, ch. 8. Essentiellement, ces dispositions se ressemblent ou sont substantiellement semblables à celles qui régissent les juges en chef dans tous les ressorts canadiens.

1)         Article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt

[61]      L’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt prévoit qu’un juge de la Cour de l’impôt constitue « la Cour » pour l’application de la Loi et que le juge en chef doit prendre « toutes les dispositions qu’il peut être nécessaire ou utile de prendre pour l’expédition des affaires de la Cour, notamment à l’égard de l’affectation de juges ». En anglais, la partie pertinente de la disposition est ainsi libellée « the assignment from time to time of judges […] shall be made by the Chief Justice ».

[62]      Que signifie en common law l’expression « from time to time » (de temps en temps) qui figure dans la version anglaise de la Loi? La définition acceptée, appliquée dans plusieurs affaires canadiennes, est énoncée dans l’arrêt Lawrie v. Lees (1881), 51 L.J. Ch. 209, 7 A.C. 19 (H.L.). La Chambre des lords y a conclu que cette expression signifie qu’une fois que le pouvoir a été exercé, il peut être exercé de nouveau pour « modifier du tout au tout » la première décision (à la page 29) :

[traduction] […] les mots « from time to time » sont les mots que l’on utilise toujours lorsque l’on entend qu’une personne habilitée à faire quelque chose ne soit pas privée de son pouvoir une fois l’acte accompli, et qu’elle ne soit pas, dès lors, empêchée d’agir à nouveau dans ce sens. Les mots « from time to time » signifient que cette personne peut, après avoir pris un décret, en prendre un autre pour ajouter ou retirer quelque chose au premier ou pour le modifier du tout au tout […] [Non souligné dans l’original.]

[63]      Comme le libellé de l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt ne comporte aucun mot ayant pour effet de circonscrire ce pouvoir, le juge en chef a le pouvoir de réaffecter une affaire entendue par un juge.

[64]      Même lorsque, comme en l’espèce, le texte d’un article est clair, nous devons quand même examiner son contexte et son objectif. Parfois, cet examen peut révéler des ambiguïtés dans la signification du texte ou en modifier notre compréhension (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S 601; voir, p. ex., ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140 et BP Canada c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 61, [2017] 4 R.C.F. 355).

[65]      En l’espèce, le contexte et l’objet de l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt confirment notre interprétation du texte : le juge en chef a un pouvoir de réaffectation.

[66]      Un des objets de l’article 14 est de permettre au juge en chef de veiller à ce que toutes les affaires dont la Cour est saisie finissent par être tranchées par un juge. Chaque affaire doit être tranchée. Or, l’article 14 existe dans la vraie vie, où les juges ne sont pas à l’épreuve de la fragilité : certains meurent et certains perdent leurs facultés mentales ou physiques. Pour que l’article 14 atteigne son objectif, il ne saurait prévoir seulement le pouvoir d’affecter un juge à une affaire, ce pouvoir étant alors épuisé. L’article 14 doit prévoir également le pouvoir de réaffecter une affaire.

[67]      L’article 14 existe aussi dans un contexte élargi. Le juge en chef dirige la Cour de l’impôt. À l’instar des juges en chef de toutes les autres cours du Canada, le juge en chef doit faire son possible pour faire en sorte que sa partie de l’organe judiciaire remplit sa mission. Sa mission consiste à dispenser la justice avec intégrité, équité et efficacité afin d’améliorer la réputation de l’administration de la justice et de gagner la confiance du public.

[68]      Ces dernières années, des parties de cette mission ont gagné en importance et en priorité. Par exemple, l’accès expéditif et abordable à la justice est devenu une nécessité en pratique, parfois même un impératif constitutionnel (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631). Or, de plus en plus, cette mission est semée d’écueils toujours plus difficiles dans un monde d’une complexité croissante.

[69]      En l’absence d’un libellé à l’effet contraire — et il n’y en a pas ici —, les dispositions législatives qui confèrent aux juges en chef des pouvoirs doivent être interprétées d’une façon qui permet de mener à bien la mission de leurs cours. Toute autre démarche ne permet pas de respecter les principes acceptés d’interprétation législative et contrevient à la directive du législateur voulant que tout texte soit censé apporter une solution de droit et « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » (Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 12).

[70]      J’aurais pensé qu’il était indubitable que l’article 14 confère au juge en chef le pouvoir de réaffecter une affaire lorsque le juge initial décède ou est frappé d’une incapacité en raison d’une maladie ou d’un problème d’éthique comme un conflit d’intérêts. Par contre, en l’espèce, le juge initial est vivant et rien ne laisse croire à une incapacité. Tout ce que nous savons, c’est que le juge a mis son jugement en délibéré pendant longtemps dans l’affaire.

[71]      Ainsi, nous arrivons à la question centrale de l’espèce : est-ce que le pouvoir du juge en chef de réaffecter une affaire s’étend éventuellement à d’autres situations que le décès ou l’incapacité du juge initialement affecté pour trancher l’affaire?

[72]      À mon avis, oui. Le pouvoir de réaffectation est fonction de la nécessité de mener à bien la mission des cours. Des situations autres que le décès et l’incapacité peuvent nuire à cette mission. Conformément à son objet, le pouvoir de réaffectation peut s’étendre à ces situations.

[73]      On peut le démontrer en examinant deux situations, une extrême, l’autre pas.

[74]      Supposons qu’un juge saisi d’une affaire soit vivant et n’ait absolument aucun trouble physique ou mental. Or, pour une raison quelconque — peut-être une mauvaise attitude ou une charge de travail accablante —, le juge ne tranche pas l’affaire en temps opportun. Deux années s’écoulent sans décision. Les parties écrivent, supplient pour obtenir jugement, et le juge ne répond pas. Le temps passe, et l’inaction se poursuit.

[75]      Le juge en chef est-il dépourvu de pouvoirs dans un tel cas? Malgré le libellé général de l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, le fait que le juge en chef dirige la Cour, son obligation d’utiliser ses pouvoirs pour mener à bien la mission de la Cour et l’importance de la mission même de la Cour, le juge en chef est-il obligé d’attendre des mois, voire des années, que le juge meure, démissionne, devienne incapable ou soit destitué par le gouverneur général sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes?

[76]      Je ne le crois pas. À la condition que la réaffectation permette de mener à bien la mission de la Cour, le juge en chef a le pouvoir de réaffecter une affaire.

[77]      Des situations moins dramatiques peuvent survenir : il peut arriver qu’un juge affecté à une affaire tombe malade, doive voir soudain à des obligations familiales, s’embourbe dans plusieurs décisions très difficiles qu’il a prises en délibéré, etc. Pour mener à bien la mission de la Cour, — soit que les affaires soient entendues et tranchées, et non pas ajournées et mises longtemps en délibéré —, les juges en chef réaffectent souvent les juges avant la tenue des audiences. Ils ont manifestement ce pouvoir légal, prévu en l’occurrence à l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

[78]      N’oublions pas que nous traitons ici seulement de la question de départ, la question relative à la compétence : est-ce que le juge en chef peut réaffecter une affaire? Répondre par l’affirmative ne signifie pas qu’il devrait toujours le faire. Ce qui nous amène à la deuxième question : quels facteurs régissent le pouvoir discrétionnaire du juge en chef? Avant d’étudier cette question, je souhaite examiner l’autre source du pouvoir de réaffectation du juge en chef, soit l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires.

2)         Article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires

[79]      Cette disposition donne aux juges en chef le même pouvoir général de réaffectation que celui que l’on trouve à l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt.

[80]      En vertu de l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, le juge en chef de la Cour a « autorité sur tout ce qui touche les fonctions judiciaires » (paragraphe 8(1)), ce qui comprend « les pouvoirs suivants […] affecter des juges aux séances » (paragraphe 8(2)). L’article 8 est muet au sujet de la réaffectation. Par contre, il ressort clairement du paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, interprété à la lumière de l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, que le juge en chef a le pouvoir d’affecter.

[81]      Le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation dispose que « [l]es pouvoirs conférés peuvent s’exercer, et les obligations imposées sont à exécuter, en tant que de besoin ». Le pouvoir d’affecter une affaire donnée à un juge en particulier prévu au paragraphe 8(2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires peut être exercé à nouveau ou, selon le libellé du paragraphe, « en tant que de besoin ». Voir à ce sujet la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt Lawrie v. Lees, précité.

[82]      Dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, la Cour suprême a circonscrit le recours au paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation. Elle a conclu qu’il faut d’abord interpréter la disposition qui donne le pouvoir en question, en l’occurrence le paragraphe 8(2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires. Si la disposition, correctement interprétée, accorde le pouvoir pour qu’il ne soit exercé qu’une seule fois, le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation ne s’applique pas. Par exemple, si une disposition accorde à un arbitre le pouvoir de trancher un différend et si cette disposition, correctement interprétée, a pour objet le prononcé d’une sanction déterminant les droits des parties — autrement dit, lorsque le pouvoir est censé n’être exercé qu’une seule fois —, le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation ne joue pas (voir l’analyse de Sir William Wade et Christopher Forsyth dans Administrative Law, 7e éd. (Oxford : Clarendon Press, 1994), aux pages 261 et 262).

[83]      Correctement interprété, le paragraphe 8(2) de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires ne confère pas un pouvoir pouvant être exercé une seule fois (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27). Au soutien de ma conclusion, je renvoie à mon analyse contextuelle et téléologique mentionnée plus haut. Cette analyse confirme qu’un juge en chef a le pouvoir de réaffecter une affaire afin de mener à bien la mission de la Cour.

[84]      En dernier lieu, il convient de souligner que la question du pouvoir de réaffectation du juge en chef fait intervenir celle de la compétence ratione materiae. La Cour doit traiter de cette question, que les parties l’aient soulevée ou non (Provincial Secretary of Prince Edward Island v. Egan, [1941] R.C.S. 396, [1941] 3 D.L.R. 305). Le fait que les parties aient consenti à l’exercice de la compétence ou ne s’y soient pas objectées ne saurait conférer à une cour une compétence ou un pouvoir qu’elle n’a pas (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. BNSF Railway Company, 2016 CAF 284, au paragraphe 23; Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2016 CAF 218, aux paragraphes 6 et 7; Brooke v. Toronto Belt Line Railway Co. (1891), 21 O.R. 401; Canadian National Railway Co. v. Lewis, [1930] R.C. de l’É. 145, [1930] 4 D.L.R. 537). En l’espèce, jusqu’à ce que l’affaire ne soit portée devant notre Cour, personne n’avait soulevé le pouvoir de réaffectation du juge en chef. Par contre, nous sommes tenus d’examiner la question.

B.        Pouvoir discrétionnaire du juge

[85]      À supposer que le juge en chef a un pouvoir de réaffectation, il n’est pas obligé de l’exercer. Il peut décider de ne pas le faire. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire. Quels facteurs guident son exercice?

[86]      Cette question est distincte de celle relative à la compétence. Une disposition législative peut conférer au titulaire d’une charge publique un très large pouvoir, voire un pouvoir qui peut sembler dépourvu de restrictions. Or, ce fait ne signifie pas que le titulaire peut exercer le pouvoir dans toutes les circonstances.

[87]      Le pouvoir éventuel de faire quelque chose est une chose; le pouvoir discrétionnaire de l’exercer en est une autre (Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, au paragraphe 21). Autrement dit,

[traduction] […] il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi […] Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est […] répréhensible […] [Soulignement ajouté par la juge Deschamps.]

(Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la page 140; voir aussi Padfield v. Minister of Agriculture, Fisheries & Food, [1968] A.C. 997 (H.L.).)

[88]      À mon avis, en adoptant l’article 14 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt et l’article 8 de la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, le législateur n’a pas donné au juge en chef carte blanche. Le législateur entendait plutôt que le juge en chef exerce le pouvoir de réaffecter une affaire uniquement après avoir bien évalué toutes les circonstances et soupesé le pour et le contre.

[89]      Même si le pouvoir de réaffectation peut être exercé pour mener à bien la mission de la Cour, dans certaines circonstances, il faut tenir compte de considérations qui militent contre son exercice. En effet, ces considérations sont d’une importance telle que le pouvoir de réaffectation ne saurait être exercé.

[90]      Les circonstances précises importent. Pour ne donner qu’un exemple, le moment où s’exerce le pouvoir de réaffectation compte pour beaucoup. Avant la tenue de l’audience, le juge en chef peut modifier les affectations judiciaires pour des motifs administratifs, et ce en l’absence de mauvaise foi. Mais dès que le juge a entendu l’affaire et qu’il rédige les motifs — lorsqu’il est protégé par le principe fondamental que constitue l’indépendance judiciaire —, le juge en chef aura les coudées moins franches.

[91]      En vertu de ce principe fondamental, il faut accorder à un juge le soin de trancher une affaire sans ingérence, même par un juge en chef (voir, p. ex., MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796). Y est associé le principe voulant qu’il appartienne à celui ou à celle qui entend l’affaire de la trancher, une idée séculaire au cœur de l’équité fondamentale et de la justice naturelle.

[92]      Ces principes sont on ne peut plus importants. Mais, comme la plupart des principes, ils ne sont pas absolus. Il existe des circonstances — certainement très rares — où la nécessité de protéger la mission de la Cour doit prévaloir. Nous en avons présenté un exemple aux paragraphes 74 et 75. Dans ce cas, il était question d’un retard de plusieurs années.

[93]      Nous sommes saisis d’une question de principe. Compte tenu de l’incertitude, nous ferions erreur d’en dire davantage. Il vaut mieux que la jurisprudence se développe au cas par cas. Une chose est sûre : la réaffectation ne peut jamais être provoquée par le point de vue personnel du juge en chef au sujet de la décision que le juge devrait rendre dans une affaire.

[94]      En l’espèce, les parties n’ont pas contesté l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge en chef. Devant notre Cour, l’appelante fait valoir que le juge en chef n’a pas le pouvoir de réaffecter une affaire et, en outre, qu’il ne l’a pas exercé conformément à l’équité procédurale. Par contre, elle ne nous invite pas à annuler un tel exercice. Dans les circonstances, sommes-nous tenus de nous prononcer sur cette question? Je ne le crois pas. La question porte sur la manière dont le pouvoir a été exercé, et non sur l’existence d’un tel pouvoir. Il ne s’agit pas d’une question relative à la compétence ratione materiae.

[95]      Dans une autre affaire, une partie insatisfaite d’une réaffectation peut soulever une objection. Or, si elle n’en fait rien et soulève seulement la question en appel, la cour estimera qu’il s’agit d’une nouvelle question factuelle. La Cour est très réticente à entendre de nouvelles questions de fait en appel (Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678).

[96]      Parfois, une partie insatisfaite n’est pas en mesure de contester l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge en chef, parce que ce dernier n’a pas justifié la réaffectation. Dans certaines circonstances, le refus du juge en chef de faire connaître ses motifs constitue un manquement à l’équité procédurale. J’y reviendrai dans la partie suivante des présents motifs. À la condition que la partie insatisfaite soulève une objection, et ce en temps opportun, une réparation peut être accordée pour ce seul motif.

C.        Équité procédurale

[97]      Lorsqu’il est impossible pour le juge initial de poursuivre l’instance — par exemple, en cas de décès ou d’incapacité —, il n’y a aucune obligation d’équité procédurale, si ce n’est celle d’aviser les parties de la réaffectation et des motifs l’ayant justifiée. Dans une telle situation, la réaffectation est nécessaire, et les observations des parties n’y changeront rien.

[98]      Dans d’autres circonstances — que l’on suppose très rares (voir le paragraphe 92, précité) —, la décision de réaffecter une affaire peut avoir une grande incidence sur les intérêts juridiques et pratiques des parties. Des obligations relatives à l’équité procédurale jouent alors.

[99]      Comme au sujet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge en chef, je ne souhaite pas préciser davantage jusqu’où va l’équité procédurale dans ce cas. Nous savons tous que les obligations en matière d’équité procédurale varient en fonction des circonstances et que les circonstances peuvent varier considérablement. Dans ce domaine, le droit doit s’établir en réponse à des situations particulières.

[100]   Selon les circonstances, le juge en chef pourrait envisager d’aviser les parties du trouble dont souffre le juge, soupeser avec les parties le pour et le contre d’une réaffectation, voir s’il y a d’autres considérations qui entrent en ligne de compte, puis inviter les intéressés à lui faire part de leurs observations. Lorsque l’affectation de l’affaire à un nouveau juge est justifiée et est ordonnée en dépit de l’objection d’une partie, le juge en chef devrait envisager de rédiger de brefs motifs, par souci d’équité et pour faciliter l’examen de l’affaire en cas d’appel (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869).

[101]   Après une réaffectation, le nouveau juge est saisi de l’affaire. Il appartient à ce juge, et non au juge en chef, de recevoir les observations des parties concernant l’instruction de l’instance, par exemple, s’il y a lieu de tenir une nouvelle audience ou si le dossier actuel (y compris les transcriptions) devrait servir en tout ou en partie (D’Amico v. Wiemken, 2010 ABQB 785, 497 A.R. 360; Parmar v. Bayley, 2001 BCSC 1394, 19 C.P.C. (5th) 366).

[102]   Il incombe à la partie insatisfaite de manifester son opposition à un vice de procédure dès que possible et de la maintenir, à défaut de quoi elle sera réputée avoir renoncé à sa préoccupation (Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488, au paragraphe 48; Johnson c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 76, au paragraphe 25; Telus Communications Inc. c. Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262, aux paragraphes 43 à 49; Leader Media Productions Ltd. v. Sentinel Hill Alliance Atlantis Equicap Limited Partnership, 2008 ONCA 463, 90 O.R. (3d) 561).

[103]   Ainsi, si le juge en chef confère avec les parties, comme en l’espèce, il incombe à ces dernières d’exprimer leur objection en matière d’équité procédurale à ce moment-là. Le juge en chef a alors l’occasion de corriger tout vice de procédure. Une partie insatisfaite peut également soulever une objection fondée sur l’équité procédurale auprès du nouveau juge. Si elle n’en fait rien et ne soulève son objection qu’en cour d’appel, elle sera probablement réputée avoir renoncé à soulever le vice de procédure.

D.        Application de ces principes en l’espèce

[104]   Devant notre Cour, l’appelante soulève la question de la compétence, la première des trois questions. Elle soutient que le juge en chef n’a pas le pouvoir de réaffecter l’affaire à un nouveau juge (mémoire des faits et du droit de l’appelante, paragraphes 80 à 82). L’appelante ne l’a pas soulevée en première instance. Peu importe, puisqu’il s’agit d’une question de compétence ratione materiae (voir le paragraphe 84, précité). Elle peut la soulever en appel.

[105]   Toutefois, je rejette l’observation de l’appelante. Pour les motifs énoncés plus haut, le juge en chef avait le pouvoir de réaffecter l’affaire.

[106]   Passons à la deuxième question, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de réaffectation par le juge en chef. L’appelante ne le conteste pas (voir le paragraphe 94, précité). Donc, nous n’avons pas besoin d’examiner cette question. Je soulignerais tout simplement, sans m’avancer, que le juge en chef semblait inquiet du laps de temps qui s’était écoulé et, peut-être soucieux de la mission de la Cour, a exprimé le regret auprès des parties que la Cour avait [traduction] « échoué » à leur égard.

[107]   Devant notre Cour, l’appelante soulève une troisième question, qui concerne l’équité procédurale. Selon elle, les actes du juge en chef démontraient un manquement à l’équité procédurale (mémoire des faits et du droit de l’appelante, paragraphes 33(c) et 35).

[108]   La question relative à la teneur de l’équité procédurale dans ce genre de situation est de droit nouveau. Cependant, je conviens avec l’appelante pour dire qu’il y a eu iniquité procédurale en l’espèce.

[109]   Le juge en chef n’était pas obligé de réaffecter l’affaire, le juge initial n’étant pas décédé. Et rien n’indique qu’il soit frappé d’incapacité. Le dossier traîne en longueur, c’est tout. Le juge en chef disposait d’un pouvoir discrétionnaire, dont l’exercice importait aux parties : elles avaient déjà présenté leurs arguments devant le juge initial et s’attendaient à juste titre que la décision soit rendue par ce juge. On aurait dû leur demander de présenter des observations.

[110]   Or, le juge en chef n’en a rien fait. Il a plutôt convoqué les parties à une conférence téléphonique et leur a tout simplement annoncé sa décision de réaffecter le dossier. Le seul motif sous-entendu par le juge en chef était que le règlement du différend n’avait pas été [traduction] « efficace, efficient et diligent ». Si les parties avaient été invitées à présenter des observations, elles auraient pu vouloir que le juge initial poursuive l’instance, et ce malgré le temps écoulé. C’eût été un élément important à prendre en considération.

[111]   Il y a eu un autre manquement à l’équité. Le juge en chef a proposé deux options aux parties concernant la façon pour le nouveau juge de trancher. Il n’a pas demandé d’observations. Il incombait au nouveau juge — et non au juge en chef — de se pencher sur la question. L’intimée a écrit au juge en chef pour proposer une autre option. En réponse, le juge en chef a tenu une deuxième conférence téléphonique. Il a balayé du revers de la main la suggestion de l’intimée sans inviter d’observations.

[112]   Malgré les manquements à l’équité procédurale, l’appelante n’a pas gain de cause. Elle n’a pas soulevé son objection en temps opportun. En fait, à l’annonce qu’un nouveau juge trancherait l’affaire, l’appelante a répondu qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient. Ce n’est qu’une fois que le nouveau juge l’eut déboutée qu’elle s’est opposée au changement.

[113]   C’est trop tard. Il s’agit d’un exemple classique de renonciation (voir la jurisprudence, au paragraphe 102, précité).

E.        Post-scriptum

[114]   Je souhaite faire quelques observations sur certains éléments des motifs de mon collègue.

[115]   Mon collègue avance plusieurs affaires issues d’autres ressorts qu’il qualifie de solides précédents à l’encontre de la décision du juge en chef de réaffecter l’affaire. Cette jurisprudence a une valeur limitée. Même si elles permettent de cerner les critères susceptibles de jouer sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de réaffectation, le poids à accorder à chacun des critères dépend des circonstances précises de l’affaire.

[116]   En outre, la nature des affaires mêmes et le contexte dans lequel elles sont tranchées comptent pour beaucoup. Les affaires où la liberté de la personne est en jeu, comme les affaires criminelles, celles où les témoignages de vive voix sont nombreux et où les questions de crédibilité sont déterminantes — au point où la reprise de l’instance pourrait se révéler injuste —, et les affaires où la validité d’une décision administrative publique est contestée appellent le juge en chef à une grande prudence lorsqu’il envisage de les réaffecter.

[117]   On peut en dire autant des dispositions législatives adoptées dans d’autres ressorts. Elles traitent seulement du droit applicable dans ces ressorts et ne nous éclairent aucunement sur la compétence du juge en chef de la Cour de l’impôt.

[118]   Même si j’étais d’accord sur le raisonnement et les conclusions de mon collègue au sujet de la décision du juge en chef de confier le dossier à un nouveau juge, je ne suis pas d’accord sur le dispositif proposé dans l’appel.

[119]   Mon collègue propose que le juge initial affecté à cette affaire tranche cette dernière. Or, nous ne connaissons pas les circonstances dans lesquelles il a été dessaisi de l’affaire. Y avait-il d’autres raisons, outre le long laps de temps écoulé, justifiant cette décision? Nous ne savons pas si le juge initial est effectivement en mesure de rendre jugement. Et après autant de temps écoulé, nous ne savons pas s’il se rappellera des observations et des éléments de preuve.

[120]   Si j’avais souscrit à l’analyse de mon collègue, j’aurais plutôt renvoyé l’affaire au juge en chef pour affectation d’un juge à cette affaire, conformément aux principes énoncés dans les présents motifs.

[121]   Une dernière chose. Mon collègue a conclu que le juge en chef n’était pas habilité à réaffecter l’affaire et, par conséquent, que le juge qui a tranché l’affaire n’était pas compétent pour le faire. Selon mon collègue, le jugement qu’il a rendu est nul. L’affaire doit être confiée à nouveau au juge initial, parce que lui seul peut la trancher : déterminer le droit, établir les faits, puis appliquer le droit aux faits. Mais alors, mon collègue va plus loin et fait des remarques sur le droit (aux paragraphes 41 à 51) qui lieront le juge initial. Ce faisant, il met notre Cour dans la fâcheuse position de dire une chose et de faire le contraire. De plus, après que le juge initial aura tranché l’affaire, il pourrait y avoir un appel auprès de la Cour. Nous ne devrions pas nous hasarder à dire le droit à ce point-ci et lier une autre formation de la Cour qui pourrait être appelée à examiner l’affaire.

F.         Dispositif proposé

[122]   Par conséquent, je conclus que la décision du juge en chef de réaffecter l’affaire à un nouveau juge devrait être confirmée.

[123]   Si je rédigeais au nom des juges majoritaires, j’aborderais ici le fond de l’appel. Comme je le mentionne plus haut, je n’estime pas qu’il soit souhaitable d’en faire ainsi.

[124]   Si une demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême de la décision de notre Cour est demandée et accordée, et si la Cour suprême souscrit au dispositif que je propose de l’appel, elle pourrait souhaiter se demander si un renvoi à la juridiction inférieure constituerait le meilleur moyen de trancher la question de fond (Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, article 46.1).

G.        Conclusion

[125]   L’appelante était bien aise que la présente affaire ait été réaffectée à un nouveau juge, enfin jusqu’à ce que ce dernier rejette son affaire. Ce n’est qu’alors qu’elle a soulevé une objection. Aujourd’hui, l’appelante quitte la Cour, son objection tactique maintenue dans les faits, et son affaire assurée d’une reprise devant la Cour de l’impôt. La mission de la Cour de l’impôt consiste à dispenser la justice avec intégrité, équité et efficacité afin d’améliorer la réputation de l’administration de la justice, d’accorder à tous un accès en temps opportun et abordable à la justice et de gagner la confiance du public qu’elle dessert. Cette mission est étayée de vastes pouvoirs que le législateur a accordés au juge en chef, y compris celui de réaffecter une affaire. Toutefois, ce pouvoir vient d’être circonscrit par des limites rigides, conçues par des juges.

[126]   Si c’est là où nous mène le droit, soit. Mais ce n’est pas le cas. À mon avis, comme l’appelante fait son lit elle se couche. Le juge en chef peut exercer le pouvoir de réaffectation que lui confère la loi — dont le libellé ne comporte aucun terme limitatif —, pour mener à bien la mission de la Cour tant et aussi longtemps qu’il respecte deux limites. Premièrement, le juge en chef doit bien réfléchir avant de l’exercer : il existe des occasions où, tout bien considéré, les circonstances militent contre la réaffectation, parfois très fortement, voire résolument. Deuxièmement, le juge en chef doit agir avec équité procédurale. Il se trouve dans la même position que tous les titulaires de charge publique auxquels le législateur a confié de vastes pouvoirs, à savoir les ministres, présidents de tribunaux administratifs, responsables d’organismes d’enquête, etc. En l’absence d’un fondement légal — et il n’y en a aucun en l’occurrence —, le juge en chef ne devrait pas être traité différemment.

[127]   Par conséquent, sauf le respect que j’ai pour mes collègues, je diffère d’opinion.

 

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