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T-30-03

2004 CF 1747

Henkel Canada Corporation (demanderesse)

c.

Conros Corporation (défenderesse)

Répertorié: Henkel Canada Corp. c. Conros Corp. (C.F.)

Cour fédérale, juge Hugessen--Toronto, 3 décembre; Ottawa, 17 décembre 2004.

        Pratique -- Jugements et ordonnances -- Jugement sommaire -- Action en contrefaçon de marques de commerce -- La règle 216(3) des Règles des Cours fédérales (1998) (la Cour peut rendre un jugement sommaire malgré l'existence d'une véritable question litigieuse si elle peut établir les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit) a en réalité été invalidée par la C.A.F. dans les arrêts Succession MacNeil c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), et Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc. -- Ces arrêts vont à l'encontre de l'intention du comité des règles de ne pas adopter la règle ontarienne, jugée restrictive -- C'était là un choix législatif qu'il n'appartenait pas à la Cour d'invalider -- La Cour fédérale n'a pu souscrire aux vues de la C.A.F., pour qui seul un procès au sens traditionnel constitue un mécanisme adéquat d'établissement des faits, surtout si des experts sont mis à contribution -- Requête rejetée, la C.F. étant liée par les arrêts de la C.A.F.

        Juges et tribunaux -- De récents arrêts de la C.A.F. ont eu pour effet d'invalider la règle des Cours fédérales concernant le prononcé d'un jugement sommaire -- Les arrêts en question allaient à l'encontre du texte explicite de la disposition, et à l'encontre de l'intention du comité des règles de ne pas adopter la règle ontarienne, jugée restrictive -- Les tribunaux n'ont pas le loisir d'invalider un choix législatif -- En tout état de cause, la C.F. était liée par les arrêts de la C.A.F. et elle n'avait d'autre choix que de rejeter la requête en jugement sommaire dans une affaire de contrefaçon de marques de commerce.

        Marques de commerce -- Contrefaçon -- Réparation demandée: injonction permanente, et remise des produits -- Requête en jugement sommaire -- Confusion -- Le témoignage du témoin expert de la défenderesse a été rejeté parce qu'il était fondé sur des anecdotes et des impressions -- La Cour aurait fait droit à la demande, mais elle a été empêchée de le faire par de récents arrêts de la C.A.F. qui ont eu pour effet d'invalider la règle 216(3) des Règles des Cours fédérales (1998).

        Cette action visait la contrefaçon d'une marque de commerce, dont l'effet serait de réduire la valeur de l'achalan-dage et d'entraîner une commercialisation trompeuse. La demanderesse prétendait que l'emploi par la défenderesse de la marque de commerce «Lepage» créait de la confusion avec son entreprise et ses marchandises, et elle réclaimait une injonction permanente ainsi qu'une ordonnance obligeant la défenderesse à se départir de ses produits. Le nom Lepage est depuis plus de cent ans connu au Canada comme marque de commerce servant à la promotion de produits adhésifs. La défenderesse a des droits sur la marque de commerce «Lepage» aux États-Unis puisqu'elle a acheté les actifs de LePage Inc., une société en faillite. Il est bien établi en droit que les droits sur la marque américaine n'ont conféré, à l'encontre de la demanderesse, aucun droit d'utiliser la marque au Canada. La défenderesse a commencé de vendre au Canada des rubans adhésifs transparents dont l'emballage portait la mention «Lepage États-Unis est fier de fabriquer ce produit au Canada», accompagnée d'un R encerclé.

        Jugement: la requête en jugement sommaire doit être rejetée, sans dépens.

        L'indication apparaissant sur l'emballage était inexacte et trompeuse même s'il était vrai que les marchandises de la défenderesse sont fabriquées au Canada. Mais, au vu de la preuve que la Cour avait devant elle, un jugement sommaire ne pouvait pas être obtenu par la demanderesse sous l'autorité de l'article 19 (l'enregistrement confère au titulaire de la marque le droit exclusif à l'emploi, dans tout le Canada, de la marque). La description des marchandises visées par l'enregistrement no TMDA08810 de la marque de commerce de la demanderesse ne s'étend pas aux rubans adhésifs vendus par la défenderesse. La marque employée par la défenderesse est identique à l'enregistrement no TMA168,676, mais il n'a pas été établi qu'un ruban adhésif transparent est un produit chimique ou une composition chimique, et il était douteux que de tels rubans puissent adéquatement être décrits par le mot «adhésifs», un mot qui est employé comme substantif dans l'enregistrement.

        S'agissant des articles 20 et 7 de la Loi sur les marques de commerce, la confusion est une question de fait, et l'article 6 donne des directives détaillées sur les circonstances dans lesquelles la Cour peut conclure qu'il y a confusion. La défenderesse a produit un témoignage d'expert selon lequel le marché des produits adhésifs est fragmenté entre produits de papeterie et produits de quincaillerie, et également entre professionnels et ménages. L'emploi de la marque par la défenderesse serait limité aux segments de la papeterie et des ménages, segments dans lesquels la demanderesse est totalement absente, ou bien vend ses produits sous d'autres noms. Mais la Cour n'était pas disposée à accepter le témoignage produit par l'expert de la défenderesse, car il était fondé sur des anecdotes et des impressions.

        Le paragraphe 216(3) des Règles des Cours fédérales prévoit que, lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire si elle parvient, à partir de l'ensemble de la preuve, à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de droit et de fait. Mais deux arrêts récents rendus par la Cour d'appel fédérale ont eu pour effet d'invalider cette disposition. La Cour d'appel fédérale a jugé que, dès lors qu'il existe une véritable question litigieuse, le juge commet une erreur s'il accorde un jugement sommaire et ne renvoie pas l'affaire à procès. Ces arrêts, Succession MacNeil c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), et Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc., semblent aller à l'encontre non seulement du texte explicite du paragraphe 216(3), mais également de l'intention formelle du comité des règles, lequel s'était résolument prononcé contre l'adoption de la règle ontarienne, jugée restrictive, préférant les versions en vigueur dans certaines des provinces de l'Ouest. C'était là un choix législatif, et non judiciaire, et il ne s'agit pas d'un choix qu'une cour de justice est à même d'invalider. La Cour n'a pu non plus souscrire aux vues de la Cour d'appel fédérale, pour qui seul un procès au sens traditionnel et en bonne et due forme constitue un mécanisme adéquat d'établissement des faits. La compétence d'un tribunal en matière d'établissement des faits, surtout lorsque des experts sont mis à contribution, dépend rarement de l'occasion qu'il a de voir et d'entendre des témoins à la barre car ce qui importe, ce n'est pas la capacité du témoin de «vendre» une thèse donnée, mais plutôt le caractère raisonnable et convaincant de cette thèse, considérée à la lumière de l'ensemble de la preuve.

        Le juge n'a pas cru les témoins de la défense, pour qui la marque «Lepage's» n'était pas employée par la défenderesse comme une marque de commerce bien qu'elle fût utilisée et accompagnée du symbole constitué par un «R» encerclé.

        La marque Lepage est intrinsèquement distinctive et elle n'est utilisée que comme nom commercial par des personnes autres que les parties à la présente procédure, dans un secteur totalement autre, à savoir le courtage immobilier, secteur où la marque est notoirement connue. La marque de la demanderesse est employée au Canada depuis les années 1880; l'utilisation qu'en fait la défenderesse a débuté en 2002. La demanderesse utilise sa marque sur une diversité de produits adhésifs, mais non sur des rubans adhésifs transparents; la défenderesse n'utilise la marque que sur les rubans en question. Les deux parties occupent le segment «papeterie» et le segment «consommateurs» de ce marché; et leurs produits peuvent apparaître dans les mêmes magasins de détail. La marque employée par la défenderesse est pour ainsi dire identique à celle de la demanderesse. Mais la Cour était empêchée d'accorder un redressement fondé sur l'article 20 par les arrêts précédemment mentionnés de la Cour d'appel fédérale, arrêts qui s'imposent à elle.

lois et règlements cités

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 6, 7, 19 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60), 20 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196), 22.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), règle 216(3).

jurisprudence citée

décisions suivies:

Succession MacNeil c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2004] 3 R.C.F. 3; (2004), 316 N.R. 349; 2004 CAF 50; Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc. (2004), 239 D.L.R. (4th) 536; 31 C.P.R. (4th) 241; 320 N.R. 322; 2004 CAF 140.

doctrine citée

Cour fédérale du Canada. Projet de révision des Règles. Document de travail no 5. Décision sans procès. Ottawa: La Cour, octobre 1993.

REQUÊTE en jugement sommaire visant certaines portions d'une action en contrefaçon de marque de commerce, contrefaçon qui aurait pour effet de réduire la valeur de l'achalandage et d'entraîner une commercialisation trompeuse, en contravention de la Loi sur les marques de commerce. Requête rejetée.

ont comparu:

James H. Buchan et Kenneth Clark, pour la demanderesse.

Stephen Lamont, pour la défenderesse.

avocats inscrits au dossier:

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l., Toronto, pour la demanderesse.

Morrison, Brown, Sosnovitch LLP, Toronto, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et ordonnance rendus par

[1]Le juge Hugessen: Cette action vise la contrefaçon d'une marque de commerce, contraire aux articles 19 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60] et 20 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196] de la Loi sur les marques de commerce [L.R.C. (1985), ch. T-13], qui aurait pour effet de réduire la valeur de l'achalandage propre à une marque de commerce déposée, en contravention de l'article 22 de la Loi, et d'entraîner une commercialisation trompeuse, en contravention des alinéas 7b) et c) de la Loi.

[2]Les dispositions législatives applicables sont les suivantes:

7. Nul ne peut:

    [. . .]

b) appeler l'attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu'il a commencé à y appeler ainsi l'attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d'un autre;

c) faire passer d'autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;

    [. . .]

19. Sous réserve des articles 21, 32 et 67, l'enregistrement d'une marque de commerce à l'égard de marchandises ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l'emploi de celle-ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces marchandises ou services.

20. (1) Le droit du propriétaire d'une marque de commerce déposée à l'emploi exclusif de cette dernière est réputé être violé par une personne non admise à l'employer selon la présente loi et qui vend, distribue ou annonce des marchandises ou services en liaison avec une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion. Toutefois, aucun enregistrement d'une marque de commerce ne peut empêcher une personne:

a) d'utiliser de bonne foi son nom personnel comme nom commercial;

b) d'employer de bonne foi, autrement qu'à titre de marque de commerce:

(i) soit le nom géographique de son siège d'affaires,

(ii) soit toute description exacte du genre ou de la qualité de ses marchandises ou services,

d'une manière non susceptible d'entraîner la diminution de la valeur de l'achalandage attaché à la marque de commerce.

    [. . .]

22. (1) Nul ne peut employer une marque de commerce déposée par une autre personne d'une manière susceptible d'entraîner la diminution de la valeur de l'achalandage attaché à cette marque de commerce.

[3]La demanderesse prétend que l'emploi par la défenderesse de la marque de commerce «Lepage» amène à confondre l'entreprise et les marchandises de la défenderesse avec les siennes. Elle réclame une injonction permanente interdisant à la défenderesse d'utiliser cette marque de commerce, et une ordonnance obligeant la défenderesse à se départir de tous les produits portant cette marque de commerce.

[4]La demanderesse possède et utilise la marque de commerce et le nom commercial «Lepage» au Canada. Elle avait acheté l'entreprise et l'achalandage de la société LePage Limited en 1995. Le nom Lepage, sous une forme ou une autre, est employé au Canada depuis plus de 100 ans comme marque de commerce pour la promotion de produits adhésifs.

[5]La demanderesse et la défenderesse sont des concurrentes depuis au moins 1989. La défenderesse a des droits sur la marque de commerce «Lepage» aux États-Unis en raison de l'achat, en 2000, par une société américaine associée, des actifs de LePage Inc., une société américaine en faillite. L'achat ne portait pas sur l'entreprise en tant qu'entreprise en activité; la société LePage Inc. existe encore comme entité distincte aux États-Unis. Lorsque les marques américaines ont été acquises, la société LePage Inc. (la société américaine) n'était pas liée à la société LePage Limitée (la société canadienne). Il est bien établi en droit, et la défenderesse ne le conteste pas, que les droits sur la marque américaine ne confèrent à l'encontre de la demanderesse aucun droit d'utiliser la marque au Canada.

[6]En avril 2002, la défenderesse a commencé de vendre au Canada des rubans adhésifs transparents dont l'emballage portait ses propres marques et son propre nom, en plus des mots «Lepage États-Unis est fier de fabriquer ce produit au Canada», accompagnés d'un R encerclé. Cette indication est inexacte et trompeuse même s'il est vrai que les marchandises de la défenderesse sont fabriquées au Canada.

[7]La demanderesse voudrait maintenant que soit rendu un jugement sommaire concernant les parties de sa réclamation qui sont fondées sur les articles 19, 20 et 7 de la Loi. Elle n'est pas allée plus loin à l'audience dans sa requête en jugement sommaire fondée sur l'article 22.

[8]Un certain nombre de marques «Lepage» ont été enregistrées au bénéfice de la demanderesse, mais les enregistrements invoqués, ainsi que les dates d'enregistrement et les désignations de marchandises, sont les suivantes:

«LEPAGE'S»     TMDA08810     19 mars 1903

Substances adhésives, à savoir ciments et colles

[Note: les guillemets apparaissent dans le certificat avec la marque déposée.]

LEPAGE'S     TMA168,676     23 avril 1970

1. Produits chimiques et compositions chimiques, c'est-à-dire adhésifs, ciments, colles et charges techniques.

2. Rénovateurs et solvants domestiques et industriels.

3. Produits chimiques et compositions chimiques servant d'enduits, à savoir produits d'imprégnation, teintures et finitions.

LEPAGE     TMA210,104     17 octobre 1975

Adhésifs, produits d'étanchéité, produits chimiques et compositions chimiques servant d'enduits, à savoir produits d'imprégnation, teintures et finitions.

LEPAGE'S DESIGN     TMA216,365     1er octobre 1976

Adhésifs, produits d'étanchéité, charges techniques, produits chimiques et compositions chimiques servant d'enduits, à savoir produits d'imprégnation, teintures et finitions.

[9]Manifestement, au vu de la preuve que j'ai devant moi, aucun jugement sommaire ne peut être obtenu par la demanderesse sous l'autorité du seul article 19. Tel qu'il est rédigé, cet article ne parle que du «droit exclusif à l'emploi, dans tout le Canada, d'une marque de commerce déposée, en ce qui concerne les marchandises ou services» pour lesquels elle est déposée. Selon la preuve, la défenderesse n'utilise que la marque «Lepage's» (sans les guillemets) pour le ruban adhésif transparent. Dans l'enregistrement no TMDA08810, le mot est entre guillemets, mais, même si l'on présume que les guillemets ne font pas partie intégrante de l'enregistrement, la description des marchandises ne s'étend manifestement pas aux rubans adhésifs vendus par la défenderesse.

[10]La marque employée par la défenderesse est identique à l'enregistrement TMA168,676, mais il n'est pas établi qu'un ruban adhésif transparent est un produit chimique ou une composition chimique, et je doute fort que, en dépit d'une mention fortuite en ce sens par le témoin expert de la défenderesse, de tels rubans puissent adéquatement être décrits par le mot «adhésifs», un mot qui est manifestement employé comme substantif dans l'enregistrement.

[11]S'agissant des enregistrements TMA210,104 et TMA216,365, dans aucun de ces cas la marque employée par la défenderesse, qui comprend l'apostrophe du possessif anglais, mais omet toute caractéristique de conception, n'est la marque elle-même dont la demanderesse détient l'enregistrement.

[12]Le jugement sommaire sollicité par la demanderesse ne pourrait donc relever que des articles 20 et 7. Ces deux articles protègent le propriétaire d'une marque de commerce contre l'emploi de marques dont la similarité est susceptible d'entraîner la confusion. La confusion est pour l'essentiel une question de fait, et l'article 6 donne à la Cour des directives détaillées:

6. (1) Pour l'application de la présente loi, une marque de commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une autre marque de commerce ou un autre nom commercial si l'emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés, de la manière et dans les circonstances décrites au présent article.

(2) L'emploi d'une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l'emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.

(3) L'emploi d'une marque de commerce crée de la confusion avec un nom commercial, lorsque l'emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à cette marque et les marchandises liées à l'entreprise poursuivie sous ce nom sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à cette marque et les services liés à l'entreprise poursuivie sous ce nom sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.

(4) L'emploi d'un nom commercial crée de la confusion avec une marque de commerce, lorsque l'emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à l'entreprise poursuivie sous ce nom et les marchandises liées à cette marque sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à l'entreprise poursuivie sous ce nom et les services liés à cette marque sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.

(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l'espèce, y compris:

a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;

b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;

c) le genre de marchandises, services ou entreprises;

d) la nature du commerce;

e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu'ils suggèrent.

[13]La défenderesse a produit un témoignage d'expert selon lequel les marques dont il s'agit ici ne créent pas de confusion. Cette opinion s'appuie largement sur les vues de l'expert, pour qui le marché des produits adhésifs est fragmenté entre produits de papeterie et produits de quincaillerie, et également entre profession-nels et ménages. L'emploi par la défenderesse de la marque «Lepage's» serait limité aux segments de la papeterie et des ménages, segments dans lesquels la demanderesse est totalement absente, ou bien vend sous d'autres noms et n'utilise pas ses marques Lepage.

[14]La demanderesse conteste cette preuve, en invoquant à la fois le fait que le témoin n'est pas qualifié pour donner un avis et le fait que ce témoin n'est pas crédible. La demanderesse dit en particulier que le témoin n'a pas fondé son opinion sur une méthode reconnue, par exemple sur des sondages ou des études de marché.

[15]En fait, je reconnais que le témoin est qualifié, sur le plan technique, pour produire un témoignage d'opinion, mais je ne puis tout simplement pas accepter son témoignage, ni son opinion, fondée presque entièrement sur des anecdotes et des impressions. La confusion est à peu près toujours une question sérieuse dans toute affaire de contrefaçon de marque de commerce, mais j'aurais en d'autres circonstances appliqué les dispositions du paragraphe 216(3) des Règles [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]:

216. [. . .]

(3) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d'une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

[16]À mon avis, le texte de cette règle m'invite clairement à me demander si, au vu de ce dossier, je puis impartialement trancher la question en m'appuyant sur la preuve par affidavit et sur les procès-verbaux de contre-interrogatoires que j'ai devant moi. Il apparaît maintenant que je fais erreur. Dans deux arrêts récents, la Cour d'appel fédérale a en effet invalidé le paragraphe 216(3) des Règles, estimant que, dès lors qu'il existe une véritable question litigieuse, le juge commet une erreur s'il accorde un jugement sommaire et ne renvoie pas l'affaire à procès. Le juge ne peut à ce stade apprécier la crédibilité des témoignages. (Voir les arrêts Succession MacNeil c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2004] 3 R.C.F. 3 (C.A.F.) et Trojan Technologies, Inc. c. Suntec Environmental Inc. (2004), 239 D.L.R. (4th) 536 (C.A.F.).)

[17]Ces arrêts me laissent perplexes. Ils semblent aller à l'encontre non seulement du texte explicite du paragraphe 216(3), mais également de l'intention formelle du comité des règles1, lequel, lorsqu'il avait recommandé au gouverneur en conseil d'adopter la règle, s'était résolument prononcé contre l'adoption de la règle ontarienne, jugée restrictive, préférant les versions plus rigoureuses en vigueur dans d'autres provinces, notamment la Colombie-Britannique et le Manitoba. C'était là un choix législatif, et non judiciaire, et, que ce choix ait été sage ou non, il ne m'apparaît pas qu'il s'agisse d'un choix qu'une cour de justice est à même d'invalider. J'ai aussi un peu de mal à souscrire aux vues de la Cour d'appel fédérale, pour qui seul un procès au sens traditionnel et en bonne et due forme constitue un mécanisme adéquat d'établissement des faits; la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale exercent toutes deux une très large part de leur compétence en première instance dans des procédures de contrôle judiciaire qui souvent soulèvent des points de fait contestés et essentiels, lesquels sont généralement décidés sur la foi d'affidavits et des contre-interrogatoires afférents. La Cour fédérale a le loisir de convertir une demande en action, mais cette option n'est pas offerte à la Cour d'appel fédérale, et je n'ai connaissance d'aucun précédent où elle ait exercé son pouvoir connexe d'ordonner qu'une question soit renvoyée à un procès au motif qu'elle ne pouvait décemment établir les faits en se fondant sur les affidavits et les contre-interrogatoires. Selon mon expérience, la compétence d'un tribunal en matière d'établissement des faits, surtout lorsque des experts sont mis à contribution, dépend rarement, sinon jamais, de l'occasion qu'il a de voir et d'entendre des témoins à la barre. Ce qui conduit un tribunal à croire ou à ne pas croire un témoin, ce n'est pas la capacité du témoin de «vendre» une thèse donnée, mais plutôt le caractère raisonnable et convaincant de cette thèse, considérée à la lumière de l'ensemble de la preuve.

[18]Si j'en avais la liberté, je n'aurais aucune hésitation à dire que la preuve, produite par la demanderesse, d'une véritable confusion (pas simplement d'une probable confusion) et des divers éléments énumérés dans l'article 6 est solide et convaincante, tandis que celle produite par la défenderesse ne l'est pas. Je trouve particulièrement incroyable l'affirmation énorme des témoins de la défenderesse, qu'ils soient profanes ou experts, selon laquelle la marque «Lepage's» n'est pas employée par la défenderesse comme une marque de commerce bien qu'elle soit accompagnée du symbole constitué par un «R» encerclé. L'avocat de la défenderesse n'a pas cherché à se fonder sur cette partie de la preuve, et c'est tout à son honneur.

[19]L'examen de chacun des aspects mentionnés dans les divers alinéas du paragraphe 6(5) donne le résultat suivant:

a) la marque Lepage est intrinsèquement distinctive et, d'après la preuve, elle n'est utilisée que comme nom commercial par des personnes autres que les parties à la présente procédure, dans un secteur totalement autre, à savoir le courtage immobilier, où, comme la marque de la demanderesse, elle est notoirement connue.

b) la marque de la demanderesse est employée au Canada depuis les années 1880; l'utilisation qu'en fait la défenderesse a débuté en 2002.

c) la demanderesse utilise sa marque sur une diversité de produits adhésifs, mais non sur des rubans adhésifs transparents; la défenderesse n'utilise la marque que sur les rubans en question.

d) malgré la prétendue fragmentation du marché des adhésifs, les deux parties occupent le segment «papeterie» et le segment «consommateurs» de ce marché, et leurs produits peuvent apparaître dans les mêmes magasins de détail et être achetés par les mêmes consommateurs.

e) la marque employée par la défenderesse est pour ainsi dire identique à celle de la demanderesse.

[20]En bref, si j'avais été libre de le faire, j'aurais prononcé un jugement sommaire et accordé un redressement adéquat pour la réclamation fondée sur l'article 20. Je n'aurais pas accordé un redressement distinct ou additionnel pour les réclamations fondées sur l'article 7.

[21]Cela dit, cependant, je suis lié par les arrêts mentionnés et, à moins que la Cour d'appel fédérale ne m'informe ultérieurement que je l'ai mal comprise, je n'ai d'autre choix que de rejeter la requête en jugement sommaire au motif que je n'ai pas le loisir de conclure que, sur la seule question sérieuse soulevée par la présente affaire, la preuve produite par la défenderesse n'est pas digne de foi. Je rejetterai par conséquent la requête, mais sans dépens.

ORDONNANCE

La requête est rejetée, sans dépens.

1 Cour fédérale du Canada. Projet de révision des Règles. Document de travail no 5. Décision sans procès, octobre 1993.

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