[2018] 2 R.C.F. 453
IMM-364-15
2017 CF 710
Alvin John Brown (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeurs)
et
End Immigration Detention Network (mis en cause)
Répertorié : Brown c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Fothergill—Toronto, 15 mai; Ottawa, 25 juillet 2017.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Détention et mise en liberté — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a conclu que le demandeur était un danger pour le public et qu’il était peu probable qu’il se présente pour son renvoi en Jamaïque — La SI a donc ordonné que sa détention soit maintenue au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur a demandé un jugement déclarant que le régime législatif au titre duquel il était détenu est inconstitutionnel — Le demandeur, un résident permanent, a été déclaré interdit de territoire par suite d’une déclaration de culpabilité au criminel — Il a été arrêté, détenu et mis en liberté à plusieurs reprises relativement à d’autres déclarations de culpabilité — Il a finalement été renvoyé du Canada vers la Jamaïque — Il s’agissait principalement de savoir si les art. 57 et 58 de la Loi et les art. 244 à 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contreviennent aux art. 7, 9 ou 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et quelles sont les exigences légales minimales relatives à la détention dans le contexte de l’immigration — La décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham concernant la détention a été analysée — L’analyse du droit effectuée dans cet arrêt était claire et convaincante et liait la SI et la Cour — Si la SI ne respecte pas ces normes en vigueur, il s’agit d’un problème imputable à une mauvaise administration, non une indication selon laquelle le régime législatif en soi est inconstitutionnel — L’art. 4(2) de la Loi attribue précisément la responsabilité de la détention des personnes détenues dans le contexte de l’immigration au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile — L’art. 248e) du Règlement impose une obligation positive à la SI de prendre en compte des solutions de rechange à la détention — Les exigences légales minimales relatives à la détention légale dans le contexte de l’immigration aux termes de la Loi et du Règlement ont été précisées et analysées dans la présente affaire — La question de savoir si la Charte impose une obligation selon laquelle une détention dans le contexte de l’immigration ne doit pas dépasser une période prescrite a été certifiée —Demande rejetée.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Détention dans le contexte de l’immigration — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a conclu notamment que le maintien en détention du demandeur ne contrevenait pas à la Charte — Le cadre juridique que la Cour suprême du Canada a appliqué dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration) était applicable à l’analyse constitutionnelle que la Cour devait entreprendre en l’espèce — L’absence de compétence de la SI par rapport au lieu et aux conditions de la détention ne contrevient pas aux art. 7 ou 9 de la Charte — Un commissaire de la SI est tenu sur le plan constitutionnel de prendre en compte la disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention avant de décider si une personne devrait être mise en liberté — L’absence d’une période prescrite dans la Loi et le Règlement après laquelle la détention est présumée inconstitutionnelle ou l’absence d’une période maximale relative à la détention ne contreviennent pas aux art. 7 ou 9 de Charte — La réponse à la question de savoir à quel moment une détention dans le contexte de l’immigration dépasse la mesure dépend des faits et des circonstances de l’affaire.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Garanties juridiques — Traitements ou peines cruels et inusités — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a conclu notamment que le maintien en détention du demandeur ne contrevenait pas à la Charte — La question de savoir si la détention dans le contexte de l’immigration constitue une peine ou un traitement cruel ou inusité au sens de l’art. 12 de la Charte a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration) — Rien dans les éléments de preuve présentés en l’espèce ne justifiait une dérogation à l’analyse de la Cour suprême dans l’arrêt Charkaoui, qui étaye la conclusion selon laquelle la Loi et le Règlement n’imposent pas un traitement cruel ou inusité au sens de l’art. 12 de la Charte.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SI a conclu que le demandeur était un danger pour le public et qu’il était peu probable qu’il se présente pour son renvoi en Jamaïque. La SI a donc ordonné que sa détention soit maintenue au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La SI a aussi conclu que le maintien en détention du demandeur ne contrevenait pas à la Charte canadienne des droits et libertés. Le demandeur a demandé un jugement déclarant que le régime législatif au titre duquel il était détenu est inconstitutionnel.
Le demandeur est arrivé au Canada en 1983. Il était alors un enfant. Il a obtenu le statut de résident permanent l’année suivante. En 2000, il a été déclaré interdit de territoire par suite d’une déclaration de culpabilité au criminel. Il a interjeté appel de la mesure d’expulsion qui le visait, mais cet appel a été rejeté. Il a été arrêté, détenu et mis en liberté à d’autres occasions relativement à d’autres déclarations de culpabilité et contraventions aux conditions de sa libération. Le demandeur a finalement été renvoyé du Canada vers la Jamaïque en 2016.
Le demandeur a adopté la position selon laquelle le maintien de sa détention contrevenait à la Charte. Il a prétendu qu’une période de détention excédant trois ans avant le renvoi contrevenait à l’article 12 de la Charte, et que l’absence de période à l’intérieur de laquelle le renvoi doit se produire contrevenait aux articles 7, 12 et 15 de la Charte. Au moment où il a déposé une demande de contrôle judiciaire, le demandeur a également déposé une demande d’habeas corpus à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans laquelle il demandait d’être mis en liberté en attendant son expulsion et demandait qu’on lui accorde une réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte. Toutefois, les deux demandes ont été rejetées.
Il s’agissait principalement de savoir si les articles 57 et 58 de la Loi et les articles 244 à 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contreviennent aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte et quelles sont les exigences légales minimales relatives à la détention dans le contexte de l’immigration.
Arrêt, la demande doit être rejetée.
Le cadre juridique que la Cour suprême du Canada a appliqué dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration) était applicable à l’analyse constitutionnelle qui devait être entreprise en l’espèce. En outre, la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham en ce qui concerne la détention a été analysée. L’analyse du droit effectuée dans cet arrêt était claire et convaincante et liait la Cour. Si la SI ne respecte pas ces normes en vigueur, il s’agit d’un problème imputable à une mauvaise administration, non une indication selon laquelle le régime législatif en soi est inconstitutionnel. En ce qui concerne la possibilité de connaître la preuve qu’il faut réfuter, l’on a fait valoir que les détenus n’ont aucune possibilité de contester la preuve d’un agent d’audience lors d’un contrôle de la détention, qui est généralement une preuve par ouï-dire. Toutefois, le rôle d’un agent d’audience a été mal interprété. Celui-ci est un représentant du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (ministre), non un témoin. La procédure devant la SI est informelle, et les règles habituelles de présentation de la preuve ne s’appliquent pas. La preuve par ouï-dire est admissible.
La question de la compétence de la SI quant au lieu et aux conditions de détention a été analysée. Le paragraphe 4(2) de la Loi attribue précisément la responsabilité de la détention des personnes détenues dans le contexte de l’immigration au ministre. En outre, l’alinéa 248e) du Règlement impose une obligation positive à la SI de prendre en compte des solutions de rechange à la détention. L’absence de compétence de la SI par rapport au lieu et aux conditions de la détention ne contrevient donc pas aux articles 7 ou 9 de la Charte. Un commissaire de la SI est tenu sur le plan constitutionnel de prendre en compte la disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention et des formes de détention moins restrictives avant de décider si une personne devrait être mise en liberté. Par la suite, la responsabilité relative au lieu et aux conditions de la détention relève de l’Agence canadienne des services frontaliers ou des autorités correctionnelles provinciales. Les personnes détenues peuvent contester le lieu et les conditions de leur détention par l’entremise de plusieurs moyens, conformément aux exigences de la Charte.
En ce qui concerne la détention déraisonnable, le caractère raisonnable de la détention d’une personne dans le contexte de l’immigration varie en fonction des circonstances. L’absence d’une période prescrite dans la Loi et le Règlement après laquelle la détention est présumée inconstitutionnelle ou l’absence d’une période maximale relative à la détention ne contreviennent pas aux articles 7 ou 9 de la Charte. La question de savoir à quel moment une détention dans le contexte de l’immigration dépasse la mesure dépend des faits et des circonstances de l’affaire. La question doit être tranchée par la SI, par une cour supérieure dans le cadre d’une demande d’habeas corpus ou par la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire. La disponibilité et l’efficacité de ces mécanismes de contrôle suffisent pour rendre le régime législatif constitutionnel.
La question de savoir si la détention dans le contexte de l’immigration constitue une peine ou un traitement cruel ou inusité au sens de l’article 12 de la Charte a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui. Rien dans les éléments de preuve ou dans les arguments présentés en l’espèce ne justifiait une dérogation à l’analyse de la Cour suprême, qui étaye la conclusion selon laquelle la Loi et le Règlement n’imposent pas un traitement cruel ou inusité au sens de l’article 12 de la Charte. En outre, la preuve limitée présentée dans cette affaire n’était pas suffisante pour étayer les déclarations imprécises selon lesquelles la détention dans le contexte de l’immigration constitue une peine ou un traitement cruel ou inusité.
Les exigences minimales juridiques relatives à la détention légale dans le contexte de l’immigration aux termes de la Loi et du Règlement ont été précisées et analysées. Entre autres choses, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile doit agir de manière diligente et prompte en vue de procéder à l’expulsion de la personne détenue du Canada et, à chaque contrôle de détention, la SI doit décider de nouveau si le maintien de la détention est justifié.
Enfin, la question de savoir si la Charte impose une obligation selon laquelle une détention dans le contexte de l’immigration ne doit pas dépasser une période prescrite a été certifiée.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 9, 10, 12, 15, 24(1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52.
Loi sur la santé mentale, L.R.O. 1990, ch. M.7.
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.
Loi sur le ministère des Services correctionnels, L.R.O. 1990, ch. M.22, art. 17.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 11.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 4(2), 55, 57, 58, 173.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 244 à 248.
Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, art. 26.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 81.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221.
Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, J.O. L 348/98.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION SUIVIE :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572.
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 R.C.F. 433.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Brown v. Canada (Ministry of Public Safety and Emergency Preparedness), 2016 ONSC 7760, 371 C.R.R. (2d) 57; Brown c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 660; Brown c. Canada (Citoyenneté et Immigration), IMM-364-15, le juge Gleeson, ordonnance en date du 7 octobre 2016; S. (P.) v. Ontario, 2014 ONCA 900, 123 O.R. (3d) 651; Zadvydas v. Davis, 533 U.S. 678 (2001); Demore v. Kim, 538 U.S. 510 (2003); Chaudhary v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness), 2015 ONCA 700, 127 O.R. (3d) 401; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lai, 2001 CFPI 118, [2001] 3 C.F. 326; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jama, [2007] D.S.I. no 6 (QL), 2007 CarswellNat 394 (C.I.S.R.); R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621; Lumba v. Secretary of State for the Home Department, 2010 EWCA Civ 111, [2011] UKSC 12; Ali v. Canada (Attorney General), 2017 ONSC 2660, 382 C.R.R. (2d) 137; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lunyamila, 2016 CF 1199, [2017] 3 R.C.F. 428; R. v. Governor of Durham Prison, Ex p. Hardial Singh, [1984] 1 All E.R. 983, [1984] 1 W.L.R. 704 (Q.B.); J.N. c. Royaume-Uni, requête no 37289/12, arrêt en date du 19 mai 2016 (C.E.D.H.).
DÉCISIONS CITÉES :
Brown c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-5339-08, la juge Heneghan, ordonnance en date du 22 avril 2009; Bago c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1299; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086; Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43; White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Ahmed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 876; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335, infirmé pour d’autres motifs 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Trang v. Alberta (Edmonton Remand Centre), 2007 ABCA 263, 412 A.R. 215.
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide opérationnel : Exécution de la loi, chapitre ENF 3 « Enquêtes et contrôle de la détention ».
Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Principes directeurs relatifs aux critères et aux normes applicables à la détention des demandeurs d’asile et alternatives à la détention, 2012.
Programme des droits internationaux de la personne. “« We Have No Rights » : Arbitrary Imprisonment and Cruel Treatment of Migrants with Mental Health Issued in Canada”, Toronto : University of Toronto Faculty of Law, mai 2015.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés qui a conclu notamment que le demandeur était un danger pour le public et qu’il était peu probable qu’il se présente pour son renvoi. Le maintien de sa détention a donc été ordonné au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande rejetée.
ONT COMPARU
Jared Will et Jean Marie Vecina pour le demandeur.
Bernard Assan, Charles Julian Jubenville et Mélissa Mathieu pour les défendeurs.
Swathi Visalakshi Sekhar et Karin Baqi pour le mis en cause.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Vecina & Sekhar, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
South Asian Legal Clinic of Ontario, Toronto, pour le mis en cause.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
I. Aperçu
[1] M. Alvin John Brown demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la C.I.S.R.). Dans cette décision, la SI a conclu que M. Brown était un danger pour le public et qu’il est peu probable qu’il se présente pour son renvoi en Jamaïque, son pays de naissance. La SI a donc ordonné que sa détention soit maintenue au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La SI a aussi conclu que le maintien en détention de M. Brown ne contrevenait pas à la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).
[2] M. Brown a été renvoyé en Jamaïque le 7 septembre 2016, le jour même où le juge Alfred O’Marra de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a entendu sa demande d’habeas corpus. Dans une décision publiée le 12 septembre 2016, le juge O’Marra a statué que la détention de M. Brown était licite et qu’elle ne violait pas ses droits garantis par la Charte (Brown v. Canada (Ministry of Public Safety and Emergency Preparedness), 2016 ONSC 7760, 371 C.R.R. (2d) 57 (Brown (ONSC))). M. Brown demande néanmoins à la Cour de déclarer que le régime législatif au titre duquel il était détenu est inconstitutionnel.
[3] L’État doit d’abord accorder un processus équitable à une personne avant de la détenir pendant une longue période. Ce principe de base comporte de multiples facettes. Il comprend le droit à une audience. Il exige que l’audience soit tenue devant un décideur indépendant et impartial. Il exige que la décision soit fondée sur les faits et sur le droit. Il nécessite que l’intéressé connaisse la preuve produite contre lui et qu’il ait le droit de présenter une réponse. La manière dont ces exigences sont satisfaites varie en fonction du contexte, mais essentiellement, chacun de ses éléments doit être satisfait (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui)).
[4] En outre, il peut y avoir des situations dans lesquelles la détention dans le contexte de l’immigration contrevienne à la Charte, parce qu’elle s’est poursuivie pendant une période excessive, qu’il n’y a pas de perspective raisonnable de renvoyer le détenu dans son pays de citoyenneté ou que les conditions de détention sont intolérables.
[5] La preuve et les arguments présentés dans le contexte de la présente demande par M. Brown et par le End Immigration Detention Network (EIDN), un tiers à qui la Cour a accordé qualité pour agir dans l’intérêt public, donnent à penser qu’il peut y avoir des lacunes dans la manière avec laquelle les contrôles de motifs de détention sont effectués par la SI. Toutefois, aucune de ces lacunes n’est une conséquence inévitable des articles 57 et 58 de la LIPR et des articles 244 à 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Lorsqu’interprétées adéquatement et appliquées comme il se doit, ces dispositions de la LIPR et du Règlement sont conformes à la Charte.
[6] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Cependant, compte tenu des préoccupations soulevées par certains des éléments de preuve produits dans la présente instance, les présents motifs comprennent une reformulation des exigences juridiques minimales en ce qui a trait au contrôle des motifs de la détention par la SI.
II. Le défendeur approprié
[7] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration demande que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (SPPC) soit désigné à titre de défendeur, parce que le renvoi de personnes du Canada et leur détention avant le renvoi relèvent de sa responsabilité. M. Brown affirme que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est le défendeur approprié, parce qu’il demande notamment à titre de réparation un jugement déclarant que les articles 57 et 58 de la LIPR ainsi que les articles 244 à 248 du Règlement contreviennent aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte d’une manière qui ne peut se justifier au regard de l’article premier. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est responsable de l’administration de la LIPR et du Règlement.
[8] Je conviens avec M. Brown que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est désigné à juste titre comme partie défenderesse, compte tenu de la portée de la contestation constitutionnelle. Cependant, puisque le ministre de la SPPC a la responsabilité, au titre du paragraphe 4(2) de la LIPR, du renvoi et de la détention dans le contexte de l’immigration, je ferai droit à la demande du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’ajouter le ministre de la SPPC à titre de défendeur supplémentaire. L’intitulé est modifié en conséquence.
III. Les antécédents du demandeur
[9] M. Brown est arrivé au Canada en mars 1983 à l’âge de huit ans. Il a obtenu le statut de résident permanent en juin 1984. Le 17 janvier 2000, il a été déclaré interdit de territoire, car il avait été déclaré coupable de trafic d’une substance réglementée.
[10] M. Brown a interjeté appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la C.I.S.R. de la mesure d’expulsion qui le visait. La SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire l’appel et elle l’a rejeté. M. Brown a déposé à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAI.
[11] En octobre 2008, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a procédé à une évaluation des risques avant renvoi [ERAR] et il a conclu que M. Brown pourrait être renvoyé en Jamaïque en toute sécurité. M. Brown a présenté devant la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à la décision relative à l’ERAR. L’autorisation lui a été refusée en avril 2009 (dossier de la Cour no IMM-5339-08).
[12] Le 23 juin 2009, le juge Michael Phelan a conclu que la SAI avait compétence relativement à l’appel interjeté par M. Brown quant à la mesure d’expulsion, et il a renvoyé l’affaire à la SAI (Brown c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 660).
[13] En mai 2010, M. Brown a été déclaré coupable de vol qualifié et de profération de menaces de mort. Il a été une fois de plus déclaré interdit de territoire au Canada le 14 mai 2010.
[14] M. Brown a été mis en liberté le 27 janvier 2011 et il a ensuite été détenu par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Il a été mis en liberté sous le régime du Programme de cautionnement de Toronto en mars 2011, mais il a été arrêté de nouveau en septembre 2011 pour avoir contrevenu aux conditions de sa libération, du fait qu’il ne coopérait pas, qu’il consommait de la cocaïne et qu’il vivait dans un abri pour itinérants.
[15] Le 27 octobre 2011, la SAI a rejeté l’appel que M. Brown avait interjeté à l’égard de la mesure d’expulsion le visant.
[16] En février 2012, l’ASFC a demandé au consulat de la Jamaïque de délivrer un document de voyage pour M. Brown. Elle a fourni des renseignements supplémentaires à l’appui de la demande en mai 2012. Après correspondance, un agent de l’ASFC a rencontré des fonctionnaires du consulat de la Jamaïque en novembre 2012 pour régler des questions pendantes. L’ASFC a présenté des demandes de renseignements supplémentaires au consulat de la Jamaïque en mai, juillet, août et septembre 2013, mais n’a reçu aucune réponse.
[17] En octobre 2013, les fonctionnaires du consulat de la Jamaïque ont mentionné qu’ils étaient toujours en attente de la confirmation de la nationalité de M. Brown. Des fonctionnaires jamaïcains et canadiens ont discuté de l’affaire en novembre 2013. De janvier 2014 à octobre 2014, il n’y avait toujours pas de confirmation de la nationalité de M. Brown.
[18] M. Brown a finalement reçu un document de voyage de la Jamaïque le 6 septembre 2016 et il a été renvoyé du Canada le jour suivant.
IV. La décision visée par le contrôle judiciaire
[19] Lors du contrôle de sa détention par la SI le 13 octobre 2014, M. Brown a adopté la position selon laquelle le maintien de sa détention contrevenait à la Charte. Il a prétendu qu’une période de détention excédant trois ans avant le renvoi contrevient à l’article 12 de la Charte, et que l’absence de période à l’intérieur de laquelle le renvoi doit se produire contrevient aux articles 7, 12 et 15 de la Charte. Les articles 7 et 12 de la Charte garantissent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, ainsi que le droit de ne pas être assujetti à des traitements ou peines cruels ou inusités. L’article 15 de la Charte consacre le droit à la protection égale et au bénéfice égal de la loi, sans discrimination.
[20] La SI a fait remarquer que M. Brown avait été déclaré coupable d’infractions criminelles à 17 reprises entre 1999 et 2010. Cela comprenait le trafic de stupéfiants, les infractions liées aux armes, le vol qualifié, la profération de menaces et les voies de fait armées. Il a contrevenu à maintes reprises à des ordonnances de probation, et il n’a produit aucune preuve quant à sa réhabilitation. La SI a donc conclu que M. Brown constituait un danger pour le public.
[21] La SI a ensuite examiné la question de savoir s’il était vraisemblable que M. Brown se présente à son renvoi pour la Jamaïque. La SI a fait remarquer que M. Brown était au Canada depuis 1984, et qu’il y avait de la famille, notamment six enfants. La SI a aussi fait remarquer que M. Brown avait été déclaré coupable à quatre reprises de ne pas s’être conformé à des conditions, à des ordonnances de probation et à des engagements. Il avait des antécédents en matière de dépendances et de non-respect de la loi. La SI a conclu que M. Brown craignait d’être renvoyé en Jamaïque, qu’il avait des liens solides avec le Canada et qu’il avait démontré un [traduction] « mépris total de la loi ». Par conséquent, la SI a conclu que l’on ne pouvait pas faire confiance à M. Brown pour qu’il se conforme volontairement aux conditions de sa mise en liberté, lesquelles comprenaient de se présenter à son renvoi.
[22] La SI a examiné les facteurs prescrits par l’article 248 du Règlement et elle a conclu que ceux-ci favorisaient le maintient de M. Brown en détention. Elle a formulé l’observation suivante : [traduction] « Même si je ne suis pas en position de prédire le temps dont le consulat aura besoin pour délivrer les documents à M. Brown, rien ne me porte à croire que sa détention sera indéfinie ou que son renvoi ne sera pas affecté ». La SI a remarqué que M. Brown n’avait proposé aucune solution de rechange à son maintien en détention.
[23] La SI a rejeté les arguments fondés sur la Charte présentés par M. Brown, et ce, en invoquant l’arrêt Charkaoui de la Cour suprême du Canada. La SI a statué que, conformément aux exigences énoncées dans l’arrêt Charkaoui, les contrôles des motifs de la détention de M. Brown ont été faits régulièrement et la loi était donc constitutionnelle. La SI a remarqué que, lorsque M. Brown a été libéré sous le régime du Programme de cautionnement de Toronto en 2011, il ne s’était pas conformé aux conditions de sa mise en liberté et sa détention était donc attribuable à ses propres actions.
[24] La SI a rendu sa décision le 8 janvier 2015. Elle a statué que M. Brown constituait un danger pour le public, qu’il était peu probable que M. Brown se présente à son renvoi et que son maintien en détention était justifié. La SI a aussi statué qu’il n’y avait pas de violation de la Charte.
[25] M. Brown a déposé devant la Cour, le 26 janvier 2015, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SI.
V. La demande d’habeas corpus
[26] Au moment où il a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour, M. Brown a également déposé une demande d’habeas corpus à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans laquelle il demandait d’être mis en liberté en attendant son expulsion. Il a aussi demandé qu’on lui accorde une réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte, au motif que les droits qui lui étaient garantis par les articles 7, 9, 10 et 12 de la Charte avaient été violés.
[27] Le juge O’Marra a rejeté les deux demandes, soit la demande d’habeas corpus et la demande de réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte, en concluant ainsi [au paragraphe 95] :
[traduction] Je ne suis pas convaincu que la détention de [M. Brown] était illicite. Son dossier a fait l’objet d’un processus continu de contrôle, tous les 30 jours, dans le cadre d’un processus quasi judiciaire qui a été reconnu comme étant équitable d’un point de vue procédural; il avait le droit d’être représenté par un avocat, de convoquer des témoins, de contre-interroger des témoins et de recevoir la communication de la preuve produite contre lui.
[28] Le juge O’Marra a également rejeté l’argument selon lequel il y avait eu violation de l’article 9 de la Charte, puisque M. Brown a satisfait lors des contrôles aux critères justifiant la détention, et que sa détention avait comme objectif valide son renvoi, lequel a subsisté jusqu’à ce qu’il soit finalement renvoyé en septembre 2016.
[29] En outre, le juge O’Marra a conclu que M. Brown avait reçu des soins de santé adéquats, et que sa détention ne constituait pas un traitement ou une peine cruelle et inusitée allant à l’encontre de l’article 12 de la Charte.
VI. Questions en litige
[30] M. Brown ne conteste pas, pour des motifs relevant du droit administratif, le caractère raisonnable de la décision de la SI. Son seul argument est que le régime législatif qui autorise sa détention viole la Charte. Il sollicite des déclarations portant que les articles 57 et 58 de la LIPR et les articles 244 à 248 du Règlement contreviennent aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte et qu’ils ne sont pas justifiés au regard de l’article premier.
[31] M. Brown demande à la Cour d’interpréter le régime législatif de façon à ce qu’il exige que la détention avant renvoi ne dépasse pas six mois, après quoi elle sera présumée inconstitutionnelle. M. Brown a également affirmé qu’il devrait y avoir un « plafond rigide » de 18 mois relativement à la détention avant renvoi.
[32] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :
A. La demande de contrôle judiciaire est-elle exclue par l’application de la doctrine du caractère théorique?
B. La demande de contrôle judiciaire est-elle exclue par l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée?
C. Les articles 57 et 58 de la LIPR et les articles 244 à 248 du Règlement contreviennent-ils aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte?
D. Dans l’affirmative, les articles 57 et 58 de la LIPR et les articles 244 à 248 du Règlement sont-ils justifiés au regard de l’article premier de la Charte?
E. Quelles sont les exigences légales minimales relatives à la détention dans le contexte de l’immigration?
F. Convient-il de certifier des questions à des fins d’appel?
VII. Analyse
A. Caractère théorique
[33] M. Brown a été renvoyé du Canada vers la Jamaïque, et la question de savoir si sa demande de contrôle judiciaire est théorique a donc été soulevée.
[34] La doctrine du caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de trancher des questions hypothétiques ou abstraites, et lorsque la décision du tribunal n’aura aucun effet pratique sur les parties. La question essentielle à laquelle il faut répondre est celle de savoir s’il existe toujours un « litige actuel » qui modifie ou puisse modifier les droits des parties (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), à la page 353).
[35] Le critère à deux volets concernant le caractère théorique oblige la Cour à décider : a) si le différend concret entre les parties a disparu et si la question est devenue théorique; et b) dans l’affirmative, si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire (Borowski, au paragraphe 16 [page 353]; Bago c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1299, au paragraphe 11).
[36] Bien que le différend concret entre les parties puisse avoir disparu, à la lumière de la décision du juge Patrick Gleeson, qui a accordé à un tiers, le EIDN, la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente demande, les défendeurs reconnaissent à juste titre que la deuxième question posée par la Cour suprême dans l’arrêt Borowski devrait obtenir une réponse affirmative : la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la cause dans le plus grand intérêt du public. Je suis d’accord avec eux.
[37] Dans sa décision datée du 7 octobre 2016, le juge Gleeson a relevé un certain nombre d’obstacles qui empêchent de porter des affaires comme celles-ci devant les tribunaux. Il a accordé à un tiers, le EIDN, la qualité pour agir dans l’intérêt public afin d’assurer une présentation complète des questions et de permettre à la Cour d’examiner la légalité des dispositions contestées de la LIPR et du Règlement, même si l’affaire est devenue théorique en raison du départ de M. Brown du Canada :
[traduction] […] la preuve présentée par le EIDN révèle que de nombreux détenus ont peu de ressources financières et ont bien du mal à obtenir l’assistance d’un avocat. La difficulté liée à la présentation de ces questions au tribunal en raison de ressources financières limitées est évidente en l’espèce. Le présent contrôle judiciaire a été ajourné et renvoyé à la gestion de l’instance en partie parce que M. Brown était en attente d’une décision quant au financement pour cause type par l’Aide juridique de l’Ontario. Ce financement était requis pour permettre à M. Brown de déposer la présente demande. Il n’est pas garanti que ce financement serait accordé aux éventuels particuliers plaideurs à l’avenir.
La nature fréquente des contrôles des motifs de détention pose une autre difficulté liée à la présentation de ces questions au tribunal. Les décisions de maintenir une personne en détention dans le contexte de l’immigration deviennent souvent théoriques une fois qu’une audience a eu lieu et que la décision a été rendue. En outre, la constitutionnalité des dispositions de la LIPR ne serait soulevée devant le tribunal qu’au moyen d’un contrôle judiciaire lorsque le détenu, comme cela a été le cas en l’espèce, conteste expressément la constitutionnalité de ces dispositions devant la SI.
Je suis conscient du fait que M. Brown a été renvoyé du Canada, une situation qui pourrait bien rendre la procédure théorique ou peut-être entraîner son abandon dans l’éventualité où le EIDN n’obtiendrait pas la qualité pour agir. En théorie, il y a d’autres éventuels particuliers plaideurs qui sont en mesure de présenter ces questions devant le tribunal, cependant, comme il a été dit précédemment, les difficultés au plan pratique auxquelles ces individus font face soulèvent des questions quant à la probabilité que cela se produise. Je suis d’avis que le fait d’accorder au EIDN la qualité pour agir assurera une présentation complète des questions et permettra à la Cour de se pencher sur la légalité des dispositions contestées de la LIPR et de son règlement correspondant […]
[38] Pour des motifs similaires, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de trancher les questions constitutionnelles soulevées dans la présente affaire, malgré le fait qu’elle soit probablement théorique en raison du renvoi de M. Brown en Jamaïque.
B. Préclusion découlant d’une question déjà tranchée
[39] Les défendeurs affirment que M. Brown ne peut pas présenter ses arguments fondés sur la Charte devant la Cour puisqu’ils ont déjà été tranchés de façon définitive par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Brown (ONSC) (citant Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 (Danyluk), au paragraphe 25; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 (Toronto (Ville)), au paragraphe 23).
[40] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême du Canada a expliqué la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée de la façon suivante [au paragraphe 24] :
La préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été définie de façon précise par le juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt McIntosh c. Parent, [1924] 4 D.L.R. 420, p. 422 :
[traduction] Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure. [Souligné dans l’original.]
[41] Il y a préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque les conditions préalables suivantes sont remplies (Danyluk, au paragraphe 25; Toronto (Ville), au paragraphe 23) : a) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; b) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; et c) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou être leurs ayants droit.
[42] M. Brown reconnaît que les deuxième et troisième conditions préalables sont remplies, bien qu’il souligne que la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a été portée en appel. Cependant, il conteste la prétention que les questions tranchées dans la décision Brown (ONSC) sont les mêmes que celles soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire. Selon M. Brown, l’affaire portée devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario reposait sur l’hypothèse selon laquelle le régime législatif était constitutionnel, et elle visait seulement la question de savoir si ce régime avait été appliqué de manière à porter atteinte aux droits que garantit la Charte.
[43] Je ne suis pas persuadé que le juge O’Marra a examiné les questions exactement de la manière suggérée par M. Brown. En effet, son jugement contient une conclusion explicite selon laquelle le régime législatif régissant la détention avant renvoi dans le contexte de l’immigration est constitutionnel [au paragraphe 99] :
[traduction] En l’espèce, il y avait un fondement législatif à l’appui de la détention de M. Brown dans le cadre d’un processus ayant fait l’objet d’une application régulière de la loi, et d’un examen en appel. Le régime relatif au contrôle des motifs de détention par l’immigration offre la protection qu’exige la justice fondamentale dans les circonstances. Il existe un mécanisme de contrôles périodiques et continus des motifs de sa détention. Dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (MCI), [2007] 1 R.C.S. 350, pages 374 et 408 à 411, et la décision Sahin c. Canada (MCI), [1995] 1 R.C.F. 214, il a été statué que le régime relatif au contrôle des motifs de détention satisfait aux normes de conformité constitutionnelle applicable à un tel régime.
[44] L’examen du juge O’Marra concernant les droits garantis à M. Brown au titre des articles 9 et 12 de la Charte était plus précis et ne traitait pas directement de la constitutionnalité du régime législatif dans son ensemble.
[45] M. Brown souligne qu’il n’a pas sollicité une réparation en vertu de l’article 52 de la Charte [Loi constitutionnelle de 1982] dans sa demande d’habeas corpus, mais seulement une réparation fondée sur le paragraphe 24(1). Il allègue que la réparation plus large prévue à l’article 52, en l’occurrence une déclaration selon laquelle le régime législatif applicable est inopérant, ne peut être sollicitée dans le cadre d’une demande d’habeas corpus. Il n’a cité aucune jurisprudence à l’appui de cet argument. Je signale que, dans l’arrêt S. (P.) v. Ontario, 2014 ONCA 900, 123 O.R. (3d) 651 (P.S.), une décision sur laquelle M. Brown s’est appuyé, la Cour d’appel de l’Ontario a fait une déclaration au titre de l’article 52 de la Charte dans le cadre d’un appel interjeté à l’encontre d’une demande d’habeas corpus.
[46] De toute manière, je conviens que la réparation sollicitée par M. Brown auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario se limitait aux dommages-intérêts au titre du paragraphe 24(1) de la Charte. Il ne demandait qu’une déclaration portant que ses propres droits garantis par la Charte avaient été violés, et non que le régime législatif était intrinsèquement inconstitutionnel.
[47] La contestation constitutionnelle dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est en conséquence plus large que celle qui a été présentée à la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Brown (ONSC). Les questions ont été débattues de façon exhaustive devant la présente Cour avec l’appui du EIDN, un tiers qui a obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public compte tenu de l’importance des questions soulevées. Même s’il est possible que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique à certains aspects des thèses présentées par M. Brown et le EIDN, les questions soulevées dans la présente instance ne sont pas identiques à celles sur lesquelles le juge O’Marra a statué.
[48] En outre, la Cour conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsque celle-ci entraînerait une injustice (Danyluk, aux paragraphes 29 à 31). En l’espèce, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu d’empêcher M. Brown de solliciter une déclaration au titre de l’article 52 de la Charte [Loi constitutionnelle de 1982] à l’égard des articles 57 et 58 de la LIPR et des articles 244 à 248 du Règlement uniquement pour le motif que des questions similaires ont été tranchées par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans le cadre d’une demande d’habeas corpus.
[49] Les conclusions du juge O’Marra peuvent néanmoins être persuasives, et ont peut-être été renforcées par la doctrine de la courtoisie.
C. Preuve
1) Principes généraux
[50] Un contexte factuel adéquat doit exister avant qu’on puisse examiner une loi au regard des dispositions de la Charte, surtout lorsque le litige porte sur les effets de la loi contestée (Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086 (Danson), au paragraphe 26 [page 1099]). Une distinction doit être établie entre deux catégories de faits dans un litige constitutionnel : « les faits en litige » et « les faits législatifs ».
[51] Les faits en litige sont ceux qui concernent directement les parties au litige. Ils sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables. Les faits législatifs sont ceux qui établissent l’objet et l’historique de la loi, y compris son contexte social, économique et culturel. Ces faits sont d’une nature plus générale et les conditions de leur recevabilité sont moins sévères (Danson, aux paragraphes 27 et 28 [pages 1099 et 1100]).
2) Demandeur et mis en cause
[52] M. Brown se fonde sur les faits de sa propre affaire. Il a également produit des affidavits d’experts en psychologie et en droit étranger. Le EIDN a produit des affidavits émanant d’un certain nombre d’anciens détenus et de leurs proches, ainsi que des affidavits émanant de certains de ses membres et de ses partisans, notamment une sociologue. Le résumé suivant, qui est forcément incomplet, comporte les faits et les opinions d’experts les plus importants.
a) Aloxen Myers
[53] Aloxen Myers est arrivée au Canada en mai 2003. Elle est mère monoparentale de deux enfants mineures. Mme Myers a été détenue au Centre Vanier pour les femmes pendant une période de dix mois. Même si elle n’avait pas de casier judiciaire, elle a été détenue au sein de la population générale et a fait l’objet d’un isolement cellulaire et de fouilles à nu. Lors de sa détention, ses enfants avaient été confiées à la Société de l’aide à l’enfance.
[54] Les motifs de la détention de Mme Myers ont fait l’objet d’une douzaine de contrôles par la SI. Mme Myers affirme que dans chacun des cas, l’audience a duré environ dix minutes. En décembre 2014, elle a été mise en liberté sous la supervision du Programme de cautionnement de Toronto.
[55] Mme Myers affirme que la détention a eu de graves répercussions sur sa vie personnelle ainsi que sur la vie de ses enfants. Ses enfants suivent une thérapie à l’hôpital SickKids. Mme Myers a des problèmes de santé qu’elle attribue à la mauvaise alimentation, à l’anxiété et au stress causé par la détention.
b) Jennifer James
[56] Jennifer James est arrivée au Canada en avril 2009. Elle a omis de se présenter à l’ASFC en décembre 2012 et a fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Elle a été détenue au Centre de surveillance de l’immigration de Toronto (CSIT) pendant environ huit mois en raison de la probabilité qu’elle se soustrait à son renvoi.
[57] Les motifs de la détention de Mme James ont fait l’objet d’une dizaine de contrôles par la SI. Mme James affirme dans chacun des cas, l’audience a duré environ dix minutes. Elle a eu ainsi l’impression que son maintien en détention avait été déterminé à l’avance. Elle a eu de la difficulté à trouver une caution convenable. Lors de l’une des audiences, elle a été invitée à parler de ses enfants, mais cela n’a changé aucunement l’issue dans son cas.
[58] Mme James affirme avoir remarqué que les détenus étaient parfois transférés dans des prisons provinciales pour des infractions qu’elle estimait être mineures; c’est pourquoi elle est demeurée discrète et a accepté sa détention. Elle a été finalement mise en liberté sous la supervision conjointe du Programme de cautionnement de Toronto et du professeur de son fils. Mme James affirme avoir des flash-backs et souffrir de dépression.
c) Kyon Ferril
[59] Kyon Ferril est arrivé au Canada en 1994, alors qu’il était enfant. En 2011, il a été déclaré coupable quant à une série d’infractions commises en 2007 et en 2008, plus précisément, de quatre chefs d’accusation de vol qualifié, de trois chefs d’usage de fausse arme à feu et d’un chef de tentative de commettre un acte criminel. Il a été condamné à purger une peine d’emprisonnement de neuf ans et deux mois.
[60] Après avoir purgé sa peine criminelle, M. Ferril a été transféré à un centre de détention de l’immigration, à savoir au Centre correctionnel du Centre-Est (CCCE). Il a été détenu pendant environ trois ans et deux mois parce qu’il présentait un risque de fuite et un danger pour le public.
[61] Les motifs de la détention de M. Ferril ont fait l’objet d’une quarantaine de contrôles par la SI, effectués souvent par le même commissaire. Les audiences à cet égard étaient tenues par vidéoconférence. M. Ferril a été représenté par un avocat à environ huit reprises. Losqu’il n’était pas représenté par un avocat, l’audience ne durait que cinq minutes. La SI a rejeté les remords qu’il exprimait et la preuve de réadaptation. M. Ferril affirme qu’à titre de personne détenue dans le contexte de l’immigration, il avait un accès limité, voire aucun, accès aux programmes et aux services de réadaptation.
[62] M. Ferril ajoute qu’il a fait l’objet d’un isolement cellulaire à mille reprises, entre octobre 2013 et décembre 2016, ce qui l’a fait éprouver de la frustration et se replier encore plus sur lui-même. Il soutient que les contrôles de sa détention n’ont pas toujours eu lieu dans le délai prescrit par la loi.
[63] Selon M. Ferril, il a été souvent victime d’agressions homophobes et de violence de la part des autres détenus, des gardes et des agents de l’ASFC. En mars 2015, il a été agressé dans la salle de séjour par un groupe de détenus et sauvagement battu avant que les gardes n’interviennent. Plus tard le même jour, il a été agressé de nouveau par les mêmes personnes et a dû se défendre à l’aide d’une chaussette remplie de dominos, ce qui a mené à une accusation d’agression avec une arme dangereuse. Il a été placé en isolement et transféré ensuite du centre de détention de l’immigration au secteur de détention pour infraction criminelle.
[64] M. Ferril affirme avoir été victime d’une deuxième agression, en septembre 2016, qui a failli lui coûter la vie. Il soutient que l’absence de soins médicaux adéquats a eu pour effet de nuire à son rétablissement. Il a été placé en isolement au moins à trois reprises, essentiellement par souci de sa sécurité. Il a été finalement mis en liberté sous la supervision partagée de son frère et de son conjoint de fait, dans le cadre du Programme de cautionnement de Toronto.
d) Oluwayanmife Oluwakotanmi
[65] Oluwayanmife Oluwakotanmi est entré clandestinement aux États-Unis avec ses parents alors qu’il avait huit ans. Il a vécu et travaillé clandestinement jusqu’à ce qu’il arrive au Canada. Il a été détenu au CSIT, au Centre correctionnel Maplehurst (CCM), et ensuite au CCCE. M. Oluwakotanmi a été détenu pendant environ 11 mois en raison de la probabilité qu’il se soustraie à son renvoi.
[66] M. Oluwakotanmi a un casier judiciaire aux États-Unis. Alors qu’il travaillait comme chauffeur de taxi, il a eu un accident qui a causé la mort de son passager. Il a été déclaré coupable d’homicide involontaire et condamné à 30 mois de probation. Il est arrivé au Canada avant de purger complètement sa peine.
[67] M. Oluwakotanmi a demandé l’asile au Canada sous un faux nom. Sa demande a été rejetée. Il ne s’est pas présenté à son entrevue avant renvoi et est resté clandestinement au Canada au cours des cinq années suivantes.
[68] En décembre 2015, M. Oluwakotanmi a été victime d’une agression à Brampton. Il n’a pas été mis en accusation, mais il a été confié à l’ASFC. Après avoir fourni ses empreintes digitales, il a révélé son identité réelle, ses antécédents en matière d’immigration et l’existence de son casier judiciaire aux États-Unis.
[69] M. Oluwakotanmi affirme que sa détention au CCCE l’a empêché de retenir les services d’un avocat. Sa conjointe a trouvé difficile de le visiter au CCCE puisqu’elle ne possède pas de véhicule. Les contrôles de la détention de M. Oluwakotanmi ont été occasionnellement tenus par vidéoconférence. M. Oluwakotanmi affirme qu’il avait parfois l’impression de ne pas pouvoir s’exprimer lors des contrôles des motifs de la détention et que, lorsqu’il prenait la parole, il avait l’impression que son intervention n’avait aucun effet sur la décision de la SI.
[70] M.Oluwakotanmi a éprouvé de la difficulté à proposer des solutions de rechange à la détention. Sa conjointe était sa seule amie proche et fidèle au Canada. Selon M. Oluwakotanmi, cette dernière n’avait pas été autorisée à participer à ses contrôles des motifs de la détention, ni n’a été acceptée comme caution. M. Oluwakotanmi a été finalement mis en liberté le 30 novembre 2016, lorsque son avocat a demandé au CCM de communiquer avec les responsables du Programme de cautionnement de Toronto.
e) Kimora Adetunji
[71] Kimora Adetunji est l’épouse d’un détenu au CCCE. Au moment où elle a signé son affidavit, son mari se trouvait en détention depuis environ huit mois. Mme Adetunkji affirme souffrir d’insomnie et de céphalées débilitantes causées par le stress. Elle est à présent chef de famille monoparentale et éprouve de la difficulté à payer ses factures et à subvenir aux besoins essentiels de ses enfants. Ces derniers ont aussi été touchés par l’absence de leur père. Mme Adentunji n’a pas été en mesure de rendre visite à son mari, puisqu’elle n’a pas accès à un véhicule ni aux services de garde d’enfants.
[72] Mme Adetunji a essayé de participer aux premiers contrôles des motifs de la détention de son mari, lorsque celui-ci était détenu au CCM. Elle dit qu’avant l’une des audiences à cet égard, elle a entendu par hasard une conversation entre le commissaire de la SI et l’agent d’audience au sujet des détenus qu’il était peu probable de mettre en liberté ce jour-là, ce qui lui a permis de constater que le processus était injuste et que la décision était déterminée à l’avance.
f) Mina Ramos et Syed Hussan
[73] Mina Ramos et Syed Hussan font du bénévolat pour le EIDN. Leurs affidavits font état d’un rapport publié par le EIDN en 2014, intitulé « Indefinite, Arbitrary and Unfair : the Truth About Immigration Detention in Canada », qui a analysé les données obtenues au titre de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1. Selon Mme Ramos et M. Hussan, ces données montrent que les taux de détention ou de mise en liberté varient beaucoup selon la région ou le commissaire de la SI, et que la probabilité de libération diminue à mesure que la durée de la détention augmente, pour devenir négligeable après six mois de détention. Le rapport se fonde également sur des éléments de preuve qui indiquent que la SI s’appuie à tort sur des décisions antérieures ou qu’elle se contente de reprendre des décisions antérieures. Une note de service provenant d’un ancien président de la C.I.S.R. indique que les motifs de la SI manquent d’uniformité et ne sont pas suffisamment détaillés, et qu’ils reprennent pour l’essentiel la décision rendue par le commissaire précédent.
g) Caileigh McKnight
[74] Caileigh McKnight est membre du EIDN. Elle a soumis son affidavit à l’appui de la requête déposée par le EIDN pour être ajoutée en qualité de tiers à la présente demande de contrôle judiciaire. Mme McKnight décrit les activités du EIDN et les services offerts aux détenus. Elle relate les expériences de détention et de contrôle des motifs de la détention que les détenus lui ont racontées. Elle joint à son affidavit les pièces suivantes : a) le rapport annuel du EIDN pour 2014–2015; b) l’article intitulé « Indefinite, Arbitrary and Unfair : The Truth About Immigration Detention in Canada » que le EIDN a publié en 2014; c) une série d’articles de presse; d) une série de communiqués de presse diffusés par le EIDN.
h) Ali Esnaashari
[75] Ali Esnaashari est avocat en immigration pratiquant à Toronto. Il a été admis au barreau en juin 2016. M. Esnaashari affirme avoir représenté 11 personnes lors des contrôles des motifs de la détention devant la SI. Sur la base de son expérience, M. Esnaashari affirme qu’il est difficile de connaître le moment où aura lieu le contrôle des motifs de la détention et qu’il arrive que les audiences à cet égard soient fixées la veille. Selon M. Esnaashari, [traduction] « [b]ien que les agents d’audience soient prêts à offrir leur aide, ils participent à des audiences durant la journée et ne sont pas disponibles pour discuter de divers dossiers au téléphone ». Il ajoute que l’agent d’audience peut affirmer, de manière générale, que la personne faisant l’objet du contrôle n’a pas voulu collaborer, sans fournir des détails à cet égard. M. Esnaashari fait remarquer qu’il n’est généralement pas avisé du transfert d’un client dans un autre centre de détention ni des motifs du transfert. Il ajoute que les critères précis appliqués dans le cadre du Programme de cautionnement de Toronto en matière d’accueil des détenus ne sont pas clairs et que la recherche d’une caution convenable s’avère souvent difficile, voire impossible.
[76] Selon M. Esnaashari, lors d’un contrôle des motifs de la détention, la SI fournit habituellement des commentaires préliminaires, que l’agent d’audience lira à partir des notes tirées de différents documents. Il affirme que pratiquement aucun document n’est communiqué au détenu ou à son avocat, ni avant l’audience ni au cours de l’audience. Au CSIT, il peut demander une courte pause pour discuter diverses questions avec ses clients. Par contre, dans les établissements correctionnels provinciaux, il n’existe aucune possibilité de discuter en toute confidentialité. Pour des raisons de sécurité, il n’est pas autorisé à sortir dans le couloir pour parler à son client. La SI lui permet uniquement de parler avec son client de façon informelle, devant tous les participants à l’audience.
i) Hanna Gros
[77] Hanna Gros est nouvellement diplômée en droit et agrégée supérieure dans le cadre du Programme des droits internationaux de la personne (PDIP) de la Faculté de droit, de l’Université de Toronto. Mme Gros a joint à son affidavit le rapport intitulé « “We Have No Rights” : Arbitrary Imprisonment and Cruel Treatment of Migrants with Mental Health Issues in Canada », publié par le PDIP en 2015. Le rapport repose sur différents sources, notamment sur des entrevues menées avec sept détenus. Selon les conclusions du rapport, a) la détention a des répercussions négatives sur la santé mentale des détenus; b) ces derniers se sentent impuissants devant les contrôles des motifs de la détention; c) le régime législatif ne prend pas en compte les problèmes de santé mentale; d) malgré le caractère courant des contrôles des motifs de la détention, il n’existe [traduction] « aucune présomption favorable à la mise en liberté après une certaine période, et la détention peut se poursuivre pendant des années »; e) le soutien et le traitement pour les problèmes de santé mentale offerts dans les établissements correctionnels provinciaux sont insuffisants.
j) Janet Cleveland
[78] Janet Cleveland est psychologue clinicienne et chercheuse affiliée à l’Université McGill. Entre 2010 et 2013, elle a examiné les effets de la détention dans les centres canadiens de l’immigration sur la santé mentale des demandeurs d’asile. Mme Cleveland aborde les répercussions psychologiques de la détention à long terme sur : a) des personnes qui n’ont aucun antécédent en matière de santé mentale; b) des personnes ayant des troubles de santé mentale préexistants; c) des personnes qui présentent un profil semblable à celui de M. Brown.
[79] Selon Mme Cleveland, la détention tend à aggraver les troubles de santé mentale existants ou de conduire à des troubles de cette nature. Une détention de plus de six mois peut donner lieu à des sentiments [traduction] « de désespoir, d’impuissance et d’anxiété quant à l’issue des procédures d’immigration ». Mme Cleveland affirme qu’une période de six mois correspond à « une limite » et que par la suite le détenu est [traduction] « susceptible de souffrir de troubles de santé mentale à long terme, voire permanents ». Mme Cleveland conclut que [traduction] « M. Brown présente presque tous les facteurs de risque associés aux troubles mentaux graves et persistants, liés au suicide et à la victimisation parmi les détenus de sexe masculin. »
k) Gerald Devins
[80] Gerald Devins est psychologue clinicien. Il pratique depuis 1992 et a effectué des évaluations psychologiques pour plus de 5 200 demandeurs d’asile. Il a procédé également à l’évaluation psychologique de M. Brown à la suite d’une seule entrevue. Selon M. Devins, M. Brown [traduction] « répond aux critères de diagnostic du trouble schizoaffectif à forme dépressive » et souffre « de délire paranoïde et de symptômes dissociatifs ». M. Devins déclare que [traduction] « la psychopathologie de M. Brown empêche complètement celui-ci de saisir toute l’importance des procédures judiciaires ». M. Devins fait observer ce qui suit :
[traduction] Les données existantes indiquent que le pronostic de troubles mentaux graves, comme la schizophrénie, est plus sombre dans le cas des personnes détenues par rapport à l’accès au traitement nécessaire et aux ressources dans la collectivité. C’est notamment le cas lorsqu’il existe aussi des problèmes de dépendance. M. Brown nécessite des soins intensifs et complets qui comprennent une pharmacothérapie spécialisée, une thérapie de soutien constante et un traitement de ses dépendances, des soins offerts dans la collectivité. Sa santé mentale sera grandement améliorée à la suite de l’accès à un traitement de cette nature et au soutien afférent. La probabilité d’amélioration réelle et durable est beaucoup plus faible en l’absence d’un traitement et d’un soutien complets.
l) Lesley Wood
[81] Lesley Wood est professeure agrégée en sociologie à l’Univesité York de Toronto. Ses recherches portent sur l’analyse des données qualitatives et quantitatives.
[82] Mme Wood a analysé les données statistiques fournies par la C.I.S.R. en réponse aux demandes présentées au titre de la Loi sur l’accès à l’information. Mme Wood a examiné [traduction] « la régression linéaire et bidimensionnelle des corrélations sur l’effet causé par la région, le commissaire concerné et la durée de détention sur la probabilité de mise en liberté d’une personne ».
[83] Selon les observations formulées par Mme Wood, a) plus le nombre de jours de détention est élevé, plus la corrélation négative avec la libération est importante; b) la probabilité de mise en liberté dépend des commissaires de la SI qui instruisent l’affaire; c) en 2013, le taux de mise en liberté était de 27 p. 100 dans la région de l’Ouest, de 9 p. 100 dans la région du Centre et de 24 p. 100 dans la région de l’Est; d) les taux de libération ont connu une baisse entre 2008 et 2013. Mme Wood énonce l’avertissement suivant :
[traduction] Nonobstant l’uniformité des échantillons, le caractère insuffisant et l’absence des données, ces chiffres montrent des variations importantes en matière de détention, en fonction des commissaires, des régions et de la période analysée […] Je constate qu’il existe des explications possibles à cet égard, mais je reste convaincue que les variations en question démontrent clairement que les périodes de détention et les taux de libération dépendent non seulement du bien-fondé d’une affaire donnée, mais aussi du commissaire qui instruit l’affaire, de la période de détention et de la région où la personne concernée est mise en détention.
m) Galina Cornelisse
[84] Galina Cornelisse est professeure adjointe en droit européen et international à la VU University d’Amsterdam. Mme Cornelisse fait l’analyse du droit de l’Union européenne qui régit les détentions aux fins de renvoi, tout particulièrement des circonstances entourant les renvois retardés ou impossibles.
[85] Mme Cornelisse formule la conclusion suivante :
[traduction] En ce qui concerne précisément la question de savoir si le droit de l’UE permet la détention en vertu de la Directive de renvoi, dans le cas où le renvoi est retardé ou impossible, nous pouvons donc tirer la conclusion suivante : il doit exister une expectative raisonnable de renvoi au cours de la période maximale de détention. En principe, cette période comporte six mois et ne saurait être prolongée que si le processus de renvoi doit durer plus longtemps en raison du manque de coopérations de la part des ressortissants des pays tiers ou des retards dans l’obtention des documents nécessaires. Voilà les seuls motifs justifiant la prolongation de la période de détentions de six mois. Par conséquent, si le renvoi est, par exemple, reporté en raison d’un risque de non-refoulement, et qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce risque persiste dans six mois, la détention ne sera pas autorisée. [Souligné dans l’original.]
n) Margarita Escamilla
[86] Margarita Escamilla est professeure en droit pénal à la Complutense University de Madrid, en Espagne. Ses recherches portent sur le droit de la migration. Elle a préparé un rapport intitulé « The Detention of Migrants According to the Law of the European Union : The Detention for the Purpose of Removal According [to] the Law of the European Union ». Le rapport a été traduit de l’espagnol. Mme Escamilla cite la jurisprudence européenne à l’appui de la thèse selon laquelle, lorsque la perspective raisonnable de renvoi cesse d’exister, la détention n’est plus justifiée.
o) Jayashri Srikantiah
[87] Jayashri Srikantiah est professeure de droit à la Stanford Law School aux États-Unis. Elle a représenté des détenus et a agi à titre d’amicus curiae dans le cadre d’affaires d’immigration depuis 1998, y compris devant la Cour suprême des États-Unis. Mme Srikantiah fait l’analyse du droit américain qui régit la détention des non-citoyens aux fins du renvoi. Elle examine les délais de détention, le traitement réservé aux personnes réputées constituer un danger pour le public et les garanties procédurales dans le cas où la détention est prolongée.
[88] Selon Mme Srikantiah, dans l’arrêt Zadvydas v. Davis, 533 U.S. 678 (2001) (Zadvydas), la Cour suprême des États-Unis a reconnu que l’impossibilité de renvoi qui entraîne une détention indéterminée soulève des questions constitutionnelles. Elle affirme que la Cour suprême des États-Unis a reconnu l’existence d’une [traduction] « limite de temps raisonnable implicite ». La période « présumée raisonnable » est de six mois. Par la suite, si la personne concernée démontre qu’il n’existe « aucune probabilité marquée de renvoi », le gouvernement doit présenter une preuve contraire. Par suite de l’arrêt Zadvydas, le gouvernement des États-Unis a adopté des règlements visant la mise en application de mécanismes de contrôle des motifs de la détention. Ces règlements permettent de prolonger la période de détention, jusqu’à ce qu’il soit établi qu’il n’existe aucune [traduction] « probabilité marquée de renvoi dans un délai raisonnable ». Mme Srikantiah affirme que les règlements en question prévoient une détention de plus de six mois dans le cas où le gouvernement établit que le renvoi est « raisonnablement prévisible (p. ex., dans le cas des pays qui accusent des retards dans l’émission des documents de voyage) ». Mme Srikantiah souligne que les détenus présentent parfois des demandes d’habeas corpus, et qu’il ont aussi gain de cause.
[89] Selon Mme Srikantiah, dans l’arrêt Demore v. Kim, 538 U.S. 510 (2003), la Cour suprême des États-Unis [traduction] « a confirmé la constitutionnalité des détentions de cette nature, tout en reconnaissant que la détention ne dure en règle générale que pendant “une brève période nécessaire pour [la conclusion des] procédures de renvoi”, période qui “dure tout au plus un mois et demi dans la plupart des cas […] et environ cinq mois dans une minorité de cas, là où le résident clandestin choisit de [porter en appel les procédures administratives]” ».
[90] Mme Srikantiah affirme que, selon les décisions qui ont suivi, la Constitution des États-Unis [traduction] « permet une détention prolongée sans audience de cautionnement, en attente de l’issue de la procédure de renvoi ». Elle ajoute que « la détention obligatoire sans possibilité de cautionnement n’est autorisée que pendant une période raisonnable, au-delà de laquelle le non-citoyen concerné doit faire l’objet d’une audience de cautionnement ».
3) Objections à la preuve
[91] Les défendeurs font valoir que la plupart des éléments de preuve soumis par M. Brown et par le EIDN sont irrecevables ou qu’on ne devrait leur accorder que peu de poids, parce qu’ils reposent sur l’ouï-dire, des spéculations, des opinions, la défense des droits ou parce qu’ils ne sont pas dignes de foi (citant la règle 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43, aux paragraphes 15 à 18). Ils soulignent également que les affidavits déposés par des anciens détenus et par leurs proches comportent de nombreuses incohérences. En outre, les défendeurs soulignent que Mme Cleveland et M. Devins ont fourni des éléments de preuve à l’appui de la demande d’habeas corpus de M. Brown, mais que le juge O’Marra a conclu toutefois que sa détention ne portait pas atteinte aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte.
[92] Bon nombre des objections soulevées par les défendeurs contre les éléments de preuve présentés par M. Brown et par le EIDN sont fondées. Le EIDN admet que sa preuve comprend des ouï-dire. Toutefois, bon nombre de ces éléments ne sont pas contestés. De façon minimale, les récits des détenus et de leurs proches peuvent être considérés des « études de cas », ou des scénarios qui peuvent raisonnablement se présenter sous le régime législatif applicable. J’ai retenu les éléments de preuve à cette fin, en prenant aussi en compte les objections soulevées par les défendeurs à l’égard de certains détails des récits présentés. Or, je n’ai pas tenu compte des éléments de preuve qui ne sont pas dignes de foi, qui reposent sur des opinions (autres que les opinions d’expert) ou qui reposent sur la défense des droits.
[93] Les défendeurs demandent également à la Cour d’écarter ou de n’accorder aucun poids au rapport d’expert de Mme Lesley Wood, au motif qu’elle n’est ni indépendante ni impartiale. Les défendeurs ajoutent que Macdonald Scott, le conjoint de Mme Wood, est bénévole auprès du EIDN. M. Scott a déposé devant la SI l’avis de demande et de questions constitutionnelles, a rédigé et signé le mémoire des faits et du droit du EIDN, il est déposant d’affidavit dans la présente affaire et a participé à la plupart des contre-interrogatoires en l’espèce. De plus, Mme Wood, M. Scott et l’avocat du EIDN ont tous participé à la révision de l’article « Indefinite, Arbitrary and Unfair : The Truth About Immigration Detention in Canada ». Les défendeurs reprochent aussi à Mme Wood d’avoir présenté une opinion sur les périodes de détention et les taux de mise en liberté, bien qu’elle ait admis l’absence d’une partie des données nécessaires.
[94] Les témoins experts ont envers le tribunal l’obligation de présenter une preuve d’opinion juste, objective et impartiale. Ils doivent être conscients de cette obligation et pouvoir et vouloir s’en acquitter. S’ils ne satisfont pas à ce critère, leurs témoignages ne sauraient être retenus (White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 R.C.S. 182 (White Burgess), au paragraphe 32).
[95] Or, dès que ce critère est respecté, toute préoccupation quant à l’indépendance et l’impartialité du témoin expert devrait être déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission. Ce critère n’est pas particulièrement exigeant et il sera très rare que le témoignage de l’expert proposé soit jugé inadmissible au motif qu’il ne satisfait pas au critère. C’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposée inadmissible. Or, l’expert qui se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal (White Burgess, au paragraphe 46).
[96] Mme Wood révèle dans son affidavit que son conjoint est bénévole pour le EIDN et qu’il a participé à la révision du rapport du EIDN de 2014, intitulé « Indefinite, Arbitrary and Unfair : The Truth About Immigration Detention in Canada ». Elle affirme avoir examiné le Code de conduite pour les témoins experts, et souligne que son affiliation au EIDN n’a aucune incidence sur son obligation envers la Cour de présenter une preuve de bonne foi.
[97] Je conclus que Mme Wood satisfait au critère en matière de preuve d’expert présentée à la Cour. Toutefois, étant donné qu’elle a admis que les données sur lesquelles reposaient ses opinions pourraient être insuffisantes, et qu’elle a reconnu le caractère divergent des explications relatives aux modèles énoncés, je conviens avec les défendeurs qu’il y a lieu d’accorder peu de poids à sa déposition.
4) Les défendeurs
a) John Helsdon
[98] John Helsdon est gestionnaire de l’unité de Détention de la Division de la gestion du programme d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC. Il a antérieurement travaillé comme agent d’audience au CIC et comme agent principal de programme chargé de la gestion des politiques et programmes relatifs aux audiences en matière d’immigration.
[99] Selon M. Helsdon, l’ASFC ne recourt à la détention que dans certaines circonstances. Tel est le cas notamment si un agent de l’ASFC n’est pas en mesure de confirmer l’identité d’un étranger ou s’il a des motifs raisonnables de croire qu’un étranger est interdit de territoire et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique ou se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.
[100] En 2016, un nombre de 5 886 personnes étaient détenues pour des raisons liées à l’immigration : 1 086 dans la région de Québec, 2 751 dans la région du Grand Toronto (RGT), 1 487 dans la région du Pacifique, 30 dans la région de l’Atlantique, 394 en Ontario, à l’extérieur du RGT, et 257 dans la région des Prairies. La raison la plus fréquemment avancée pour justifier la détention est la possibilité que la personne refuse de se présenter pour le contrôle, l’enquête ou le renvoi. Un nombre de 46 personnes a été considéré comme constituant un danger pour la sécurité publique; 316 personnes étaient détenues en raison du fait qu’elles constituaient un danger pour la sécurité publique et qu’elles refuseraient vraisemblablement de se présenter; 2 136 personnes ont été libérées à des fins de renvoi; 2 447 personnes ont été libérées sous caution ou sous condition et 126 personnes ont été libérées sans condition.
[101] L’ASFC gère trois Centres de surveillance de l’immigration (CSI) au Canada. Ils sont situés à Toronto (Ontario), à Laval (Québec) et à Vancouver (Colombie-Britanique). Le CSI de Vancouver garde les personnes pour une durée maximale de 48 heures. M. Helsdon précise que les CSI ne peuvent accueillir que des détenus à « faible risque ».
[102] Selon M. Helsdon, les personnes suivantes ne peuvent pas être détenues au CSIT : a) les personnes ayant un casier judiciaire au Canada ou à l’étranger, ou celles qui font l’objet d’accusations portées devant les tribunaux; b) les fugitifs; c) les personnes qui pourraient tenter de s’évader; d) les personnes qui ont des antécédents de violence ou qui ont tendance à être violentes ou à refuser de coopérer; e) les personnes qui constituent un danger pour elles-mêmes ou pour autrui; f) les personnes qui font preuve de « comportement inquiétant » et qui posent un risque qui ne peut pas être géré au sein d’un CSI; g) les personnes qui ont des idées suicidaires; h) les personnes ayant de graves problèmes de santé et i) les personnes qui sont transférées d’autres centres de détention et pour qui ont échoué l’évaluation médicale du centre (p. ex., le dépistage de la tuberculose).
[103] Les personnes qui ne sont pas détenues dans un CSI sont habituellement placées dans un établissement correctionnel provincial. M. Helsdon a déclaré que les détenus ne sont jamais transférés d’un CSI à un établissement correctionnel provincial pour des raisons punitives.
[104] En réponse aux recommandations formulées par le vérificateur général du Canada, l’ASFC a mis au point un outil appelé Examen national des risques envers les détentions (ENRD). M. Helsdon a expliqué que l’ENRD est un processus obligatoire permettant d’établir, de mettre en œuvre et de consigner les pratiques uniformes d’évaluation du risque pour des décisions concernant la détention rendues au titre de l’article 55 de la LIPR. Le formulaire ENRD sert à évaluer le niveau de risque que présente une personne, et pour déterminer le lieu de la détention. Le formulaire ENRD est rempli au moment de la détention initiale d’une personne et tous les 60 jours par la suite. L’affidavit de M. Helsdon comprend des pièces constituées d’extraits provenant de la politique sur la détention de l’ASFC, du formulaire « ENF 20 Détention » de 2007 et 2015, ainsi que d’une copie du formulaire ENRD.
[105] M. Helsdon a déclaré qu’une fois qu’un détenu est transféré à un établissement correctionnel provincial, l’ASFC n’exerce plus de contrôle sur ses conditions de détention. Elle n’a pas non plus de contrôle sur le choix du centre de détention provincial. Les détenus ne sont pas invités à formuler des observations et il est rare qu’ils soient informés des motifs de leur transfert.
b) Parminder Singh
[106] Parminder Singh est un agent d’audience à l’ASFC. Il a déclaré que la SI demande habituellement à l’agent d’audience d’expliquer les motifs pour lesquels il demande la détention, les faits et les motifs à l’appui. La personne à l’égard de laquelle l’audience est tenue se voit accorder la possibilité de répondre. Les éléments de preuve ne sont présentés que si les renseignements sont contestés. La décision de la SI est habituellement rendue de vive voix. Une partie peut demander une copie de la transcription.
[107] Selon M. Singh, la SI envisage des solutions de rechange à la détention, telles que la libération sans conditions ou la libération sous conditions (p. ex., une caution ou une garantie, l’obligation de se rapporter à un agent, la résidence surveillée dans une localité précise). L’ASFC demande habituellement que certaines conditions essentielles soient respectées, notamment que la personne a) ne trouble pas l’ordre public; b) se présente à l’endroit, à la date et à l’heure indiqués par CIC, l’ASFC ou la SI et c) signale tout changement d’adresse dans les 48 heures. La SI peut imposer des conditions de mise en liberté plus strictes, y compris un couvre-feu, l’exigence de s’abstenir d’utiliser un téléphone cellulaire ou un ordinateur, la détention à domicile, le bracelet électronique permettant d’assurer le suivi physique, les interdictions de communication et une inspection régulière de la résidence de la personne par des responsables de l’immigration. La libération peut également être ordonnée sous la supervision du Programme de cautionnement de Toronto.
[108] La SI peut ordonner la libération sous caution d’une personne, mais l’ASFC peut empêcher la libération si la caution ne réussit pas le test de la solvabilité ou de la « liquidité ».
[109] Un document de politique de CIC joint comme pièce en annexe de l’affidavit de M. Singh, intitulée « ENF : Enquêtes et contrôle de la détention », énonce que « [s]i l’agent d’audience recommande le maintien de la détention, il doit produire tous les éléments de preuve à la Section de l’immigration qui pourront être utiles à l’appui de sa recommandation ». Selon M. Singh, l’exigence de produire [traduction] « des éléments de preuve objectifs et matériels de ce qui s’est réellement passé » ne vaut que dans le cas où une déclaration est contredite par une autre partie. En cas de contestation, la SI pourrait accepter la déclaration d’un agent d’audience plutôt que celle d’une autre partie sans exiger des éléments de preuve, mais on lui a demandé de façon constante d’« étayer » ses déclarations en cas de contestation : [traduction] « je dois alors physiquement examiner mon dossier ».
[110] M. Singh a déclaré que [traduction] « nous faisons toujours de notre mieux pour communiquer tous les documents relatifs au contrôle avant la détention, mais, parfois, les documents sont fournis lors du contrôle de la détention. Dans ces circonstances, je peux comprendre comment un avocat peut ne pas avoir eu l’occasion de demander ces documents ou de produire des renseignements en contre preuve ». M. Singh a également reconnu que la communication est [traduction] « censée être faite à l’avance. Toutefois, il arrive parfois qu’elle ne soit pas faite à l’avance ».
D. Articles 7 et 9 de la Charte
[111] La Charte garantit les droits suivants, qu’elle énonce en ses articles 7 et 9 :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[…]
9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.
[112] Dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême du Canada a examiné la constitutionnalité des certificats de sécurité délivrés en vertu de l’article 77 de la LIPR. Cette disposition autorise le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ainsi que le ministre de la SPPC à délivrer un certificat de sécurité attestant qu’un étranger ou un résident permanent est interdit de territoire pour raison de sécurité, entre autres, ce qui aboutit à la détention de la personne désignée. M. Brown a admis que le cadre juridique que la Cour suprême du Canada a appliqué dans l’arrêt Charkaoui est applicable à l’analyse constitutionnelle que la Cour doit entreprendre en l’espèce.
[113] Les principes suivants, découlant de l’arrêt Charkaoui, guident la Cour dans le cadre de son examen des articles 7 et 9 de la Charte :
a) La contestation de l’équité du processus qui peut mener à l’expulsion et la perte de liberté liée à la détention soulève d’importantes questions quant à la liberté et à la sécurité, et l’article 7 de la Charte trouve application (au paragraphe 18).
b) L’article 7 de la Charte exige non pas un type particulier de procédure, mais une procédure équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause (au paragraphe 20).
c) L’État ne peut détenir longtemps une personne sans lui avoir préalablement permis de bénéficier d’une procédure judiciaire équitable (au paragraphe 28). Ce principe de base comporte de nombreuses facettes, y compris le droit à une audition. Il commande que cette audition se déroule devant un décideur indépendant et impartial, et que la décision soit fondée sur les faits et sur le droit. Il emporte le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui et le droit d’y répondre. La façon précise de se conformer à ces exigences variera selon le contexte. Toutefois, pour respecter l’article 7, il faut satisfaire pour l’essentiel à chacune d’elles (au paragraphe 29).
d) La détention n’est pas arbitraire quand elle se fonde sur des critères qui ont un lien rationnel avec l’objectif visé par l’attribution du pouvoir de détention (au paragraphe 89). Les étrangers ont, au même titre que les autres, le droit de faire contrôler la légalité de leur détention, que ce soit par habeas corpus ou par un autre mécanisme d’origine législative (au paragraphe 90).
[114] M. Brown et le EIDN affirment que la détention par l’immigration ne respecte pas les critères constitutionnels prescrits par l’arrêt Charkaoui quant aux quatre points suivants : a) elle impose une « inversion du fardeau de la preuve » sur le détenu qui doit justifier sa mise en liberté plutôt que d’imposer le fardeau de la preuve au ministre qui doit justifier le maintien de la détention; b) le détenu n’a pas de possibilité raisonnable de connaître la preuve produite contre lui ou d’y répondre ; c) la SI n’a pas le pouvoir de contrôler les conditions de détention et d) la SI n’a aucune obligation de concevoir des solutions de rechange à la détention.
[115] M. Brown et le EIDN soutiennent aussi que, dans des circonstances où il n’existe pas de possibilité de renvoi dans un délai raisonnable, la détention « perd tout lien » avec l’objectif de l’immigration et devient ainsi arbitraire, ce qui va à l’encontre de l’article 9 de la Charte, et discriminatoire, en contravention de l’article 15.
1) Le fardeau de la preuve et l’« inversion du fardeau de la preuve »
[116] Selon M. Brown et le EIDN, lorsqu’une personne est détenue, il n’incombe plus au ministre de la SPPC de justifier le maintien de la détention. Au contraire, il incombe au détenu de justifier sa mise en liberté. Ils ont cité l’arrêt Chaudhary v. Canada (Minister of Public Safety and Emergency Preparedness), 2015 ONCA 700, 127 O.R. (3d) 401 (Chaudhary), rendu par la Cour d’appel de l’Ontario, qui a formulé les observations suivantes, aux paragraphes 88 et 89 :
[traduction] Comme cela a été expliqué dans l’arrêt Thanabalasingham, même si les décisions antérieures ordonnant la détention n’ont pas de caractère obligatoire lors des contrôles subséquents des motifs de la détention, les commissaires chargés d’effectuer le contrôle doivent énoncer des « motifs clairs et convaincants » pour pouvoir aller à l’encontre de ces décisions (au paragraphe 10). Ces motifs peuvent comprendre, par exemple, de nouveaux éléments de preuve ou une nouvelle évaluation des éléments de preuve antérieurs ou de nouveaux arguments (aux paragraphes 6 à 10). Toutefois, compte tenu de l’exigence relative aux nouveaux éléments de preuve ou aux nouveaux arguments, et vu que le ministre peut se fonder sur les motifs de décisions antérieures pour établir une preuve prima facie quant à la détention, les décisions antérieures deviennent, à tout le moins, très convaincantes.
Théoriquement, un détenu, à qui incombe le fardeau de la preuve lors d’un contrôle des motifs de la détention après que le ministre a établi la preuve prima facie, pourrait réussir à obtenir une mise en liberté en démontrant que les faits relatifs à ces décisions antérieures sont erronés ou à tout le moins qu’ils ont changé depuis lors, ce qui justifierait une décision différente. Cependant, à mesure que la durée de la détention augmente, il devient de plus en plus difficile de soutenir qu’une détention supplémentaire de 30 jours depuis le dernier contrôle constitue un « motif clair et convaincant » pour pouvoir aller à l’encontre d’une décision antérieure.
[117] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572 (Thanabalasingham), au paragraphe 6, la Cour d’appel fédérale a approuvé les observations formulées par le juge Douglas Campbell dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Lai, 2001 CFPI 118, [2001] 3 C.F. 326, au paragraphe 15, selon lesquelles « tous les facteurs liés à la détention doivent être examinés, y compris les motifs de toute ordonnance antérieure de détention ». Néanmoins, le juge Marshall Rothstein a rejeté la thèse selon laquelle [au paragraphe 7] « les conclusions tirées par les commissaires antérieurs devaient être maintenues en l’absence de nouvelle preuve », et a confirmé que la SI avait pour rôle de toujours contrôler les motifs justifiant le maintien de la détention : « [L]ors de chaque audience, le commissaire doit décider à nouveau si le maintien de la détention est justifié » (au paragraphe 8).
[118] Le juge Rothstein a pris en compte les circonstances dans lesquelles la SI pourrait raisonnablement aller à l’encontre de décisions antérieures ordonnant la détention d’une personne, et a conclu qu’il faut observer le critère selon lequel des « motifs clairs et convaincants » ont été énoncés (au paragraphe 10). Il a donné la justification suivante [au paragraphe 11] :
La crédibilité de la personne en cause et celle des témoins sont souvent des questions en litige. Dans les cas où un décideur antérieur a eu la possibilité d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et d’évaluer leur crédibilité, il est nécessaire que le décideur subséquent explique clairement les raisons pour lesquelles l’évaluation de la preuve faite par le décideur antérieur ne justifie pas le maintien de la détention. Par exemple, l’admission de nouveaux éléments de preuve pertinents constituerait un fondement valable pour aller à l’encontre d’une décision antérieure ordonnant la détention. Subsidiairement, une nouvelle évaluation des éléments de preuve antérieurs fondée sur de nouvelles prétentions peut également être suffisante pour aller à l’encontre d’une décision antérieure.
[119] Le juge Rothstein a confirmé qu’il incombe toujours au ministre de la SPPC de démontrer qu’il existe des motifs qui justifient la détention ou le maintien de la détention, et a donné une explication détaillée quant à l’application du fardeau de la preuve lors d’un contrôle des motifs de la détention devant la SI [aux paragraphes 14 à 16] :
Lorsqu’il s’agit d’établir à qui incombe le fardeau de la preuve lors d’une audience relative à un contrôle des motifs de la détention, il importe de se rappeler que les articles 57 et 58 permettent que des personnes soient détenues pour des périodes qui pourraient être longues, voire indéterminées, sans qu’elles aient été accusées, encore moins reconnues coupables, d’aucun acte criminel. Par conséquent, des décisions à l’égard de la détention doivent être rendues en prenant en compte de l’article 7 de la Charte […] (voir la décision (Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.), aux pages 225 à 231).
Le paragraphe 103(7) de l’ancienne loi prévoit qu’un arbitre ordonne la mise en liberté d’un intéressé s’il est « convaincu qu’il ne constitue vraisemblablement pas une menace pour la sécurité publique et qu’il ne se dérobera pas à l’interrogatoire, à l’enquête ou au renvoi ». Suivant cette disposition, le juge Campbell a déclaré que « le fardeau de prouver qu’il y a lieu de maintenir une personne en détention est imposé, à l’origine, à la personne qui propose une telle ordonnance », c’est-à-dire au ministre (voir la décision Lai, à la page 334). En fait, cette décision s’applique de façon encore plus convaincante à l’article 58 qui prévoit que « la section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve » que l’une des conditions énumérées a été remplie (non souligné dans l’original). Je partage par conséquent l’opinion de la juge Gauthier selon laquelle c’est le ministre, s’il veut que la détention soit maintenue, qui doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimé constitue un danger pour le public.
Il incombe toujours au ministre de démontrer qu’il existe des motifs qui justifient la détention ou le maintien de la détention. Cependant, une fois que le ministre a établi prima facie qu’il y a lieu de maintenir la détention d’une personne, la personne doit présenter une certaine preuve contraire sinon elle risque d’être maintenue en détention. Le ministre peut établir une preuve prima facie de différentes façons, y compris en se fondant sur les motifs de décisions antérieures. Selon ce qu’elle a déclaré dans ses motifs au paragraphe 75, la juge Gauthier estime :
[...] que le fardeau de prouver qu’il y a lieu de maintenir une personne en détention est imposé, à l’origine, à la personne qui propose une telle ordonnance, en l’occurrence le ministre, mais que ce fardeau est rapidement déplacé pour incomber au défendeur si l’arbitre qui procède au contrôle estime solides ou convaincants les motifs justifiant le maintien en détention qui ont été retenus lors des contrôles antérieurs.
[120] L’analyse du droit effectuée par le juge Rothstein dans l’arrêt Thanabalasingham est claire et convaincante et lie tant la SI que la Cour. Si la SI ne respecte pas ces normes en vigueur, il s’agit d’un problème imputable à une mauvaise administration, non une indication selon laquelle le régime législatif en soi est inconstitutionnel (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 71).
2) Possibilité de connaître la preuve qu’il faut réfuter
[121] M. Brown et le EIDN affirment que le ministre de la SPPC n’est pas tenu de présenter des éléments de preuve lors d’un contrôle de la détention. Au contraire, un agent d’audience agit pour le compte du ministre de la SPPC et présente aussi des allégations de fait contre le détenu. Les agents d’audience ne sont pas assermentés et ne font pas l’objet d’un contre-interrogatoire, et leur preuve est généralement une preuve par ouï-dire. M. Brown se plaint que les agents d’audience agissent à la fois comme avocat et comme témoin, et que les détenus n’ont aucune véritable possibilité de contester leur preuve.
[122] M. Brown et le EIDN interprètent mal le rôle d’un agent d’audience. Celui-ci est un représentant du ministre de la SPPC, non un témoin. La procédure devant la SI est informelle, et les règles habituelles de présentation de la preuve ne s’appliquent pas (article 173 de la LIPR). La preuve par ouï-dire est inadmissible. Selon M. Singh, l’exigence de produire des éléments de preuve n’existe que dans le cas où une déclaration est contredite par une autre partie. En pratique, cette exigence est généralement respectée. À tout le moins, c’est un aspect sur lequel le détenu ou un représentant peut insister.
[123] Le document d’orientation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration intitulé Guide opérationnel : Exécution de la loi, chapitre ENF 3 « Enquêtes et contrôle de la détention » comporte la déclaration suivante : « Aucune des parties n’est tenue d’étayer ces faits et arguments, à moins qu’ils soient contestés par l’autre partie. Si des renseignements sont contestés, l’agent peut produire des éléments de preuve à l’appui des faits et arguments ». [Section 13.1] On réitère dans le document que « [s]i l’agent d’audience recommande le maintien en détention, il doit produire tous les éléments de preuve à la Section de l’immigration qui pourront être utiles à l’appui de sa recommandation ».
[124] L’article 26 des Règles de la Section de l’Immigration, DORS/2002-229, est ainsi libellé :
Communication de documents par une partie
26 Pour utiliser un document à l’audience, la partie en transmet une copie à l’autre partie et à la Section. Les copies doivent être reçues :
a) dans le cas du contrôle des quarante-huit heures ou du contrôle des sept jours, ou d’une enquête tenue au moment d’un tel contrôle, le plus tôt possible;
b) dans les autres cas, au moins cinq jours avant l’audience.
[125] Les détenus ou leurs représentants peuvent demander que des renseignements supplémentaires leur soient communiqués et que l’agent d’exécution soit cité à comparaître à l’audience. Les détenus peuvent aussi présenter leurs propres renseignements en réponse à la thèse du ministre de la SPPC.
[126] Malgré les règles et les politiques qui régissent la communication de renseignements, M. Singh a admis que les renseignements ne sont pas toujours communiqués à l’avance et que les documents ne sont parfois produits que lors du contrôle de la détention. Il a admis que les détenus et les avocats peuvent ne pas avoir une possibilité suffisante de demander des documents ou de réfuter la preuve. M. Esnaashari a expliqué que les agents d’audience sont coopératifs et serviables, mais il a précisé qu’ils sont souvent à l’audience pendant la journée et qu’ils ne sont pas disponibles pour discuter des affaires à l’avance.
[127] M. Brown et le EIDN soulèvent des préoccupations légitimes au sujet de la qualité et des délais relatifs à la communication avant audience. Toutefois, il s’agit encore une fois d’un problème imputable à une mauvaise administration, et non une indication selon laquelle le régime législatif en soi est inconstitutionnel.
[128] Une communication inadéquate peut être résolue de différentes manières. Un détenu ou un représentant peut demander à la SI d’ajourner brièvement l’audience. On peut demander de reporter la date du prochain contrôle. Dans des cas extrêmes, une demande de contrôle judiciaire peut être présentée à la Cour selon une procédure accélérée.
3) Conditions de détention
[129] M. Brown se plaint que la SI n’a aucune compétence quant au lieu et aux conditions de détention, et que le paragraphe 58(1) de la LIPR autorise la SI à décider uniquement si une personne doit être détenue ou mise en liberté. La SI a exprimé un point de vue semblable, par exemple dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jama, [2007] D.S.I. no 6 (QL) (C.I.S.R.) [au paragraphe 58] :
Les agents du ministre ont la responsabilité de déterminer le lieu de détention dans un cas donné. La SI n’a pas le pouvoir, d’après ce que je sais, d’ordonner que la détention se poursuive dans un lieu précis comme, dans le cas présent, un établissement psychiatrique.
[130] M. Brown cite l’arrêt de la Cour suprême R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621 (Hufsky), au paragraphe 13 [pages 632 et 633], à l’appui de la thèse selon laquelle l’ASFC ne peut pas exercer un pouvoir discrétionnaire absolu de détenir des personnes [traduction] « comme elle l’entend ». L’affaire Hufsky portait sur une « procédure d’arrêts au hasard » visant à réprimer la conduite en état d’ébriété. La Cour suprême du Canada a conclu que la détention de personnes par la police équivalait à une détention arbitraire, parce qu’il n’y avait pas de critère de sélection de conducteurs à qui on demanderait de s’arrêter et de se soumettre au contrôle routier ponctuel. La sélection était laissée à l’entière discrétion de l’agent de police. Il a été jugé que ce pouvoir discrétionnaire était arbitraire, parce qu’il n’y avait pas de critère, exprès ou tacite, qui en régissait l’exercice.
[131] En revanche, il existe des critères qui régissent le lieu et les conditions de détention des personnes détenues en vertu de la LIPR. M. Helsdon a expliqué les facteurs qui déterminent le lieu où une personne est détenue dans un CSI ou un établissement correctionnel provincial. L’outil ENRD vise à favoriser des pratiques uniformes d’évaluation du risque, y compris en ce qui concerne le lieu de la détention. Les défendeurs admettent que le processus de l’ENRD est encore en cours d’élaboration, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’indications intelligibles qui régissent le lieu et les conditions de détention.
[132] M. Brown soutient néanmoins que la SI, plutôt que l’ASFC ou les agents correctionnels, est constitutionnellement tenue d’exercer un contrôle sur le lieu et les conditions de détention. Dans l’arrêt P.S., la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les dispositions de la Loi sur la santé mentale de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. M.7, qui portent sur l’incarcération involontaire contrevenaient à l’article 7 de la Charte, en ce sens qu’elles autorisent une détention pour une période indéterminée en l’absence de toute mesure adéquate de protection procédurale. La Cour d’appel de l’Ontario a formulé les observations suivantes, au paragraphe 92 :
[traduction] En somme, la jurisprudence semble indiquer que, dans le contexte d’une détention non punitive, l’article 7 exige que l’organisme qui examine la détention dispose de procédures et de pouvoirs nécessaires pour rendre une décision qui limite le moins possible la liberté compte tenu des circonstances qui justifient la détention. [Non souligné dans l’original.]
[133] Dans l’arrêt P.S., la Cour d’appel de l’Ontario a invoqué notamment la décision Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.) (Sahin), qui portait sur la détention dans le contexte de l’immigration. Dans la décision Sahin, le juge Rothstein a confirmé que les arbitres de la SI sont investis de pouvoirs étendus pour se prononcer sur d’importantes questions de fait et de droit, y compris celles qui touchent les droits d’un détenu garantis par la Charte [à la page 230] :
[…] À mon avis, lorsque l’arbitre décide s’il faut mettre en liberté ou détenir un individu en application du paragraphe 103(7) de la Loi sur l’immigration, il doit examiner si la prolongation de la détention est conforme aux principes de justice fondamentale ainsi que l’exige l’article 7 de la Charte. Comme je l’ai fait remarquer supra, l’arbitre ne tient pas cette compétence des termes de l’article 103, mais de l’application des principes consacrés par la Charte à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 103.
[134] Le juge Rothstein a formulé des observations concernant les facteurs qui devaient être pris en compte par les arbitres, et a fourni une liste non exhaustive des facteurs les plus évidents. Ils comprennent notamment (Sahin, au paragraphe 30 [page 231]) :
[…] La disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention, telles que la mise en liberté, la liberté sous caution, la comparution au contrôle périodique, la résidence surveillée dans un lieu ou une localité, l’obligation de signaler les changements d’adresse ou de téléphone, la détention sous une forme moins restrictive de liberté, etc.
[135] Le juge Rothstein n’a pas suggéré que la SI doive personnellement exercer un contrôle sur le lieu et les conditions de la détention; il a uniquement conclu que la SI doit tenir compte de la disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention. À cet égard, il est possible de faire une distinction entre la détention dans le contexte de l’immigration et la détention aux termes de la Loi sur la santé mentale de l’Ontario. Le paragraphe 4(2) de la LIPR attribue précisément la responsabilité de la détention des personnes détenues dans le contexte de l’immigration au ministre de la SPPC :
4 […]
Compétence du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile
(2) Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est chargé de l’application de la présente loi relativement :
[…]
b) aux mesures d’exécution de la présente loi, notamment en matière d’arrestation, de détention et de renvoi.
[136] Les lois fédérales et de l’Ontario qui encadrent la détention de personnes dans les établissements correctionnels prévoient que toute désignation d’un établissement particulier dans un mandat de dépôt est sans effet (Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, article 11; Loi sur le ministère des Services correctionnels, L.R.O. 1990, ch. M.22, article 17). Ni M. Brown ni le EIDN n’ont cité de jurisprudence à l’appui de la thèse selon laquelle ces dispositions étaient inconstitutionnelles.
[137] Dans le contexte de l’immigration, l’ASFC prend la décision initiale quant au lieu de détention d’une personne. Par la suite, les personnes détenues dans un CSI peuvent contester le lieu ou les conditions de leur détention directement auprès de l’ASFC. Les personnes détenues dans un établissement correctionnel provincial peuvent contester le lieu ou les conditions de leur détention conformément aux procédures de l’établissement en question. Les personnes détenues peuvent également présenter une demande d’habeas corpus ou de contrôle judiciaire à une cour supérieure.
[138] L’absence de compétence de la SI par rapport au lieu et aux conditions de la détention ne contrevient donc pas aux articles 7 ou 9 de la Charte. Un commissaire de la SI est tenu sur le plan constitutionnel de prendre en compte la disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention, de formes de détention moins restrictives, avant de décider si une personne devrait être mise en liberté. Par la suite, la responsabilité relative au lieu et aux conditions de la détention relève de l’ASFC ou des autorités correctionnelles provinciales. Les personnes détenues peuvent contester le lieu et les conditions de leur détention par l’entremise de plusieurs moyens, conformément aux exigences de la Charte (Charkaoui, au paragraphe 96).
4) Solutions de rechange à la détention
[139] M. Brown et le EIDN soutiennent que la SI n’a pas la compétence requise pour imposer des solutions de rechange à la détention, et qu’elle n’a pas le devoir de les prendre en considération avant d’ordonner la détention d’une personne. Cet argument semble fondé sur l’hypothèse erronée qu’il incombe à la personne qui risque la détention de s’acquitter du fardeau de la preuve avant d’obtenir sa mise en liberté. Toutefois, comme il a été relevé précédemment, il appartient toujours au ministre de la SPPC de démontrer qu’il existe des motifs justifiant la détention ou le maintien de la détention. C’est seulement une fois que le ministre a établi prima facie qu’il y a lieu de maintenir la détention d’une personne que cette dernière doit présenter une certaine preuve contraire sinon elle risque d’être maintenue en détention (Thanabalasingham, au paragraphe 16).
[140] L’alinéa 248e) du Règlement impose une obligation positive à la SI de prendre en compte des solutions de rechange à la détention :
Autres critères
248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :
[…]
e) l’existence de solutions de rechange à la détention.
[141] Cette obligation est compatible avec l’observation formulée par le juge Rothstein dans la décision Sahin selon laquelle la SI doit prendre en compte la disponibilité, de l’efficacité et de l’opportunité d’autres solutions que la détention avant d’ordonner la détention d’une personne.
5) Détention déraisonnable
[142] M. Brown soutient qu’une longue détention d’une durée indéterminée contrevient aux principes de justice fondamentale, ce qui est contraire à l’article 7 de la Charte, et peut donner lieu à une détention arbitraire en violation de l’article 9 de la Charte. Il fait valoir que la détention contrevient aux articles 7 et 9 de la Charte [traduction] « lorsqu’il n’y a aucune chance que les objectifs relatifs à la détention dans le contexte de l’immigration seront atteints dans un délai raisonnable ».
[143] M. Brown et le EIDN militent en faveur de l’établissement d’une période maximale de détention. À l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays, M. Brown propose que la détention dans le contexte de l’immigration soit présumée inconstitutionnelle après une période de six mois et que la détention aux fins de renvoi ne dépasse jamais une période de 18 mois. Les représentants du EIDN défendent l’établissement d’une période présumée de trois mois. Ils citent la Directive sur le retour de l’Union européenne [Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, J.O. L 348/98], les Principes directeurs relatifs aux critères et aux normes applicables à la détention des demandeurs d’asile et alternatives à la détention du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Zadvydas, et la décision de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Lumba v. Secretary of State for the Home Department, 2010 EWCA Civ 111, [2011] UKSC 12 (Lumba).
[144] Au paragraphe 17 de la décision Ali v. Canada (Attorney General), 2017 ONSC 2660, 332 C.R.R. (2d) 137 (Ali), le juge Ian Nordheimer de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que la détention continue est appropriée à condition qu’elle serve à poursuivre l’atteinte d’un objectif légitime en matière d’immigration : [traduction] « Une détention ne peut être justifiée si elle n’est plus raisonnablement nécessaire à l’appui du mécanisme de contrôle de l’immigration » (citant Chaudhary, au paragraphe 81). L’affaire Ali portait sur le cas d’une personne dont la nationalité ne pouvait être vérifiée et qui se serait montrée peu coopérative avec les autorités canadiennes dans le cadre de leurs efforts en vue de déterminer son pays d’origine. Le juge Nordheimer a déclaré ce qui suit au paragraphe 27 :
[traduction] Il incombe au gouvernement de démontrer que la détention continue est justifiée. À cette fin, le gouvernement doit établir que le maintien de la détention repose encore sur l’objectif en matière d’immigration pour lequel la détention a été initialement ordonnée. Autoriser le gouvernement à détenir une personne pour une durée indéterminée, uniquement sur la base de l’absence de coopération, serait fondamentalement incompatible avec les principes bien établis qui sous-tendent les articles 7 et 9 de la Charte. Cela irait également à l’encontre des obligations du Canada en matière de droit de la personne. [Note de bas de page omise.]
[145] Dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Lunyamila, 2016 CF 1199, [2017] 3 R.C.F. 428 (Lunyamila), au paragraphe 32, le juge en chef Paul Crampton a statué que la SI avait erré en ordonnant la mise en liberté d’une personne détenue en se basant seulement sur le fait que la durée de la détention était effectivement devenue indéterminée, étant donné que cette personne n’était pas en mesure d’obtenir et de fournir des documents d’identification. Le juge en chef Crampton a souligné qu’il « est maintenant établi en droit que la nature indéterminée de la détention d’une personne en vertu de la LIPR n’est qu’un des facteurs à prendre en compte au moment de procéder à un examen des motifs de détention et qu’elle ne peut être traitée comme un facteur déterminant » (Lunyamila, au paragraphe 32; voir également la décision Ahmed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 876, aux paragraphes 25 et 26).
[146] Au paragraphe 81 de l’arrêt Chaudhary, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que le caractère raisonnable de la détention dans le contexte de l’immigration dépend des circonstances. La décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 R.C.F. 433 (Li) va dans le même sens (au paragraphe 3) :
[…] Dans le cas qui nous occupe, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Section) était appelée à déterminer dans quels cas une détention légitime de longue durée devient une détention d’une durée indéterminée qui enfreint l’article 7 de la Charte. Pour reprendre la formule employée par l’avocate de l’appelant, quand peut-on dire qu’on a dépassé la mesure? Malheureusement, il n’existe pas de réponse simple, tranchée et satisfaisante à cette question. Tout dépend des faits et des circonstances de l’affaire.
[147] Dans l’arrêt Lumba, lord Dyson de la Cour suprême du Royaume-Uni a invoqué les principes « Hardial Singh », tirés de la décision R. v. Governor of Durham Prison, Ex p. Hardial Singh, [1984] 1 All E.R. 983, [1984] 1 W.L.R. 704 (Q.B.) (au paragraphe 22) [de l’arrêt Lumba] :
[traduction]
(i) Le secrétaire d’État doit avoir l’intention d’expulser la personne et peut seulement utiliser le pouvoir de détention à cette fin;
(ii) La personne expulsée peut seulement être détenue pendant une période raisonnable compte tenu de toutes les circonstances;
(iii) S’il devient évident que le secrétaire d’État ne sera pas en mesure de procéder à l’expulsion dans un délai raisonnable avant l’échéance de la période raisonnable, il ne devrait pas tenter d’exercer le pouvoir de détention;
(iv) Le secrétaire d’État devrait agir de manière diligente et prompte en vue de procéder à l’expulsion.
[148] Dans l’affaire J.N. c Royaume-Uni, requête 37289/12, arrêt en date du 19 mai 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné l’approche adoptée par les tribunaux du Royaume-Uni, et a confirmé aux paragraphes 90 et 91 que l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme [Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221] ne prescrit pas une durée maximale de la détention avant l’expulsion.
[149] Les principes « Hardial Singh » sont de manière générale en harmonie avec l’évolution de la common law au Canada. Toutefois, comme l’a soulevé lord Dyson au paragraphe 53 de l’arrêt Lumba, ils ne tiennent pas compte des risques de récidive ou de disparation que peut présenter une personne détenue. Les cours de justice et tribunaux canadiens estiment souvent que ce sont des facteurs importants lorsqu’on détermine si le maintien d’une détention est justifié compte tenu des circonstances (voir, par exemple, la décision Lunyamila, aux paragraphes 59 et 66).
[150] M. Brown fait valoir que, dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême a indiqué, aux paragraphes 130 et 131, qu’un problème pourrait survenir aux termes de l’article 15 de la Charte si la LIPR était utilisée non pas en vue d’expulser une personne, mais pour la détenir pour des motifs de sécurité. Cet argument est semblable à celui fondé sur l’article 9 de la Charte. La question est de savoir si la détention n’est plus en harmonie avec l’objectif d’expulsion de l’État. La réponse à cette préoccupation repose sur un processus de contrôle efficace qui permet la prise en compte de tous les facteurs liés à l’expulsion. Dans le cas de M. Brown, le juge O’Marra était convaincu que sa détention demeurait valide aux fins de l’objectif d’expulsion jusqu’à ce qu’il ait été finalement renvoyé en 2016.
[151] Ce qui ressort de la jurisprudence canadienne, même lorsqu’on en tient compte à la lumière des précédents étrangers, est que le caractère raisonnable de la détention d’une personne varie en fonction des circonstances. Dans la décision Ali, une détention de plus de sept ans a été jugée déraisonnable en raison de la durée indéterminée et de la probabilité raisonnable que la situation ne changerait pas. Dans la décision Lunyamila, la menace que représente la personne détenue pour le public et l’absence de coopération ont été jugées comme des facteurs qui militaient contre sa mise en liberté, malgré le fait que sa détention avait été maintenue pendant plus de trois ans. Dans le cas de M. Brown, il a été jugé qu’une détention de plus de cinq ans dans un établissement à sécurité maximale ne contrevenait pas à la Charte (Brown ONSC), bien que son avocat ait reconnu qu’il s’agissait de l’exemple le plus grave parmi ceux présentés à la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.
[152] Je conclus par conséquent que l’absence d’une période prescrite dans la LIPR et le Règlement après laquelle la détention est présumée inconstitutionnelle ou l’absence d’une période maximale relative à la détention ne contreviennent pas aux articles 7 ou 9 de Charte. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Li, on ne peut donner une réponse simple et tranchée à la question de savoir à quel moment une détention dans le contexte de l’immigration dépasse la mesure. Tout dépend des faits et des circonstances de l’affaire. Cette question doit être tranchée par la SI, par une cour supérieure dans le cadre d’une demande d’habeas corpus ou par cette Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire. La disponibilité et l’efficacité de ces mécanismes de contrôle suffisent pour rendre le régime législatif constitutionnel (Charkaoui, aux paragraphes 28, 90 et 96; Sahin, au paragraphe 30).
E. Article 12 de la Charte
[153] M. Brown soutient que la LIPR et le Règlement contreviennent à l’article 12 de la Charte, car ils autorisent une détention qui est assimilable à des traitements ou des peines cruels et inusités en raison de sa longueur, de sa durée indéterminée et de ses conditions. Il prétend que lorsqu’une personne n’a pas de moyens équitables à sa disposition pour contester le maintien de sa détention ou les conditions de sa mise en liberté, on peut conclure qu’il s’agit d’une peine cruelle et inusitée. Il allègue également qu’il y a violation de l’article 12 de la Charte, car : a) la détention peut avoir lieu dans des conditions « difficiles et punitives de facto », surtout lorsque les personnes sont détenues dans des prisons provinciales (p. ex., confinement aux cellules, isolement cellulaire, contraintes liées à la sécurité maximale); b) la détention à durée indéterminée et l’incertitude quant à la mise en liberté peuvent entraîner des séquelles psychologiques; et c) les soins de santé peuvent être inadéquats.
[154] Le EIDN soutient que les détentions de longue durée dans le contexte de l’immigration ont de « graves répercussions » sur les personnes détenues; ces dernières peuvent notamment faire des cauchemars, avoir des hallucinations, connaître des problèmes de concentration et de mémoire, et éprouver un sentiment d’impuissance. Ces problèmes sont aggravés par les conditions mêmes de la détention, notamment le stress lié aux confinements aux cellules, ainsi que la mauvaise qualité de l’air et des installations sanitaires.
[155] La question de savoir si la détention dans le contexte de l’immigration constitue une peine ou un traitement cruel ou inusité a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui. Rien dans les éléments de preuve ou dans les arguments présentés en l’espèce ne justifie une dérogation à l’analyse de la Cour suprême, qui comporte les observations suivantes :
(a) Le seuil de la violation de l’article 12 est élevé. Pour être cruel ou inusité, le traitement ou la peine doit être excessif au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine (au paragraphe 95).
(b) La question de la peine cruelle et inusitée au sens de l’article 12 est étroitement liée aux considérations relatives à l’article 7, puisque le caractère indéterminé de la détention ainsi que le stress psychologique qui en découle sont liés aux mécanismes offerts au détenu pour recouvrer sa liberté. Ce n’est pas la détention en soi, ni même sa durée, qui est condamnable. Il est vrai que la détention en soi n’est jamais agréable, mais elle n’est cruelle et inusitée au sens juridique que si elle déroge aux normes de traitement reconnues (au paragraphe 96).
(c) L’absence de moyens requis par les principes de justice fondamentale pour contester une détention peut en faire une détention d’une durée indéterminée arbitraire et servir à étayer l’argument selon lequel elle est cruelle ou inusitée. Cela pourrait aussi valoir pour des conditions de libération sévères, qui restreignent sérieusement la liberté d’une personne sans qu’elle ait la possibilité de contester ces restrictions. Inversement, un système permettant à un détenu de contester sa détention et d’être libéré, s’il y a lieu, peut mener à la conclusion que la détention n’est ni cruelle ni inusitée (au paragraphe 96).
(d) La détention d’une durée indéterminée dans des circonstances où le détenu n’a aucun espoir d’être libéré ni aucun recours légal pour obtenir une remise en liberté peut lui causer un stress psychologique et constituer un traitement cruel et inusité (au paragraphe 98).
[156] L’analyse de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui étaye la conclusion selon laquelle la LIPR et le Règlement n’imposent pas un traitement cruel ou inusité au sens de l’article 12 de la Charte. Même si les périodes de détention peuvent être longues, lorsqu’on l’interprète et l’applique correctement, la LIPR établit un processus permettant de faire contrôler la détention et d’obtenir une mise en liberté, ainsi que de faire contrôler et modifier les conditions de libération, s’il y a lieu.
[157] De plus, je suis d’accord avec les défendeurs pour affirmer que la preuve limitée présentée devant la Cour dans cette affaire n’est pas suffisante pour étayer les déclarations imprécises selon lesquelles la détention dans le contexte de l’immigration constitue une peine ou un traitement cruel ou inusité (Trang v. Alberta (Edmonton Remand Centre), 2007 ABCA 263, 412 A.R. 215, au paragraphe 18). La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la détention de M. Brown ne violait pas l’article 12 de la Charte (Brown ONSC), au paragraphe 112), bien que l’avocat de ce dernier ait reconnu qu’il s’agissait de la détention la plus éprouvante parmi toutes celles décrites dans la preuve de cette présente demande de contrôle judiciaire.
F. Article premier de la Charte
[158] Compte tenu de la conclusion selon laquelle les articles 57 et 58 de la LIPR et les articles 244 à 248 du Règlement ne contreviennent pas aux articles 7, 9 ou 12 de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner si toute violation pourrait être justifiée au regard de l’article premier de la Charte.
VIII. Exigences juridiques minimales
[159] Voici les exigences minimales juridiques à respecter pour qu’une détention dans le contexte de l’immigration soit légale aux termes de la LIPR et du Règlement.
a) Le ministre de la SPPC doit agir de manière diligente et prompte en vue de procéder à l’expulsion de la personne détenue du Canada.
b) Il incombe toujours au ministre de la SPPC de démontrer qu’il existe des motifs justifiant la détention ou le maintien de la détention.
c) Avant d’ordonner la détention, la SI doit tenir compte de la disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention.
d) À chaque contrôle de détention, la SI doit décider de nouveau si le maintien de la détention est justifié.
e) La détention peut être maintenue seulement durant une période raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, y compris le risque que la personne détenue s’esquive, la menace que représente cette personne pour la sécurité publique et le délai dans lequel son expulsion devrait avoir lieu.
f) Une fois que le ministre de SPPC a établi prima facie qu’il y a lieu de maintenir la détention d’une personne, cette dernière doit présenter une certaine preuve contraire sinon elle risque d’être maintenue en détention. Le ministre de la SPPC peut établir une preuve prima facie de différentes façons, y compris en se fondant sur les motifs de décisions antérieures.
g) Le ministre de SPPC doit donner un avis suffisamment à l’avance concernant la preuve ou l’information sur lesquelles sera fondé le contrôle de la détention. Les personnes détenues ou leurs représentants peuvent demander une divulgation supplémentaire et demander que l’agent d’exécution soit assigné à comparaître lors de l’audience.
h) Si la divulgation est insuffisante, une personne détenue ou son représentant peut demander que la SI ajourne brièvement l’audience ou qu’elle devance la date du prochain contrôle. Au besoin, une demande de contrôle judiciaire peut être présentée à la Cour selon la procédure accélérée.
i) Les personnes détenues dans un CSI peuvent contester le lieu ou les conditions de leur détention directement auprès de l’ASFC. Les personnes détenues dans un établissement correctionnel provincial peuvent contester le lieu ou les conditions de leur détention conformément aux procédures de l’établissement en question. Les personnes détenues peuvent également présenter une demande d’habeas corpus ou de contrôle judiciaire à une cour supérieure.
IX. Question certifiée
[160] M. Brown et le EIDN demandent à la Cour de certifier certaines questions portant sur la conformité des articles 57 et 58 de la LIPR et des articles 244 à 248 du Règlement avec la Charte. Les défendeurs s’opposent à la certification de questions générales aux fins d’un appel, au motif que les questions de droit soulevées en l’espèce ont déjà été traitées par des cours d’appel, dont la Cour suprême du Canada.
[161] Je suis d’accord avec les défendeurs pour affirmer que de nombreux principes juridiques guidant l’analyse constitutionnelle en l’espèce sont bien établis, surtout à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Charkaoui et des décisions de la Cour d’appel fédérale dans les affaires Sahin, Thanabalasingham et Li. Toutefois, la Cour d’appel fédérale ne s’est pas encore penchée sur la question de savoir si la Charte impose une obligation selon laquelle une détention dans le contexte de l’immigration ne doit pas dépasser une période prescrite (par exemple, six ou trois mois), sans quoi la détention est présumée inconstitutionnelle, ou une période maximale (par exemple, 18 mois), sans quoi la mise en liberté est obligatoire.
[162] Je suis convaincu que la réponse à cette question : a) serait déterminante quant à l’issue de l’appel; b) transcende les intérêts des parties au litige; c) porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale; d) elle découle de l’affaire elle-même (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, [2015] 1 R.C.F. 335, renversés pour d’autres motifs dans l’arrêt 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909). Je certifie donc la question suivante en vue d’un appel :
La Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] impose-t-elle une obligation selon laquelle une détention dans le contexte de l’immigration ne doit pas dépasser une période de temps prescrite, sans quoi la détention est présumée inconstitutionnelle, ou une période de temps maximal, sans quoi la mise en liberté est obligatoire?
JUGEMENT
LA COUR STATUE comme suit :
1. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est ajouté à titre de défendeur.
2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
3. La question suivante est certifiée aux fins d’un appel :
La Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] impose-t-elle une obligation selon laquelle une détention dans le contexte de l’immigration ne doit pas dépasser une période de temps prescrite, sans quoi la détention est présumée inconstitutionnelle, ou une période de temps maximale, sans quoi la mise en liberté est obligatoire?