[2018] 2 R.C.F. 511
A-283-16
2017 CAF 44
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Nisreen Ahamed Mohamed Nilam (intimé)
Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Nilam
Cour d’appel fédérale, juges Near, Boivin et Rennie, J.C.A.—Vancouver, 2 février; Ottawa, 7 mars 2017.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Appel de la décision de la Cour fédérale qui a fait droit à la demande d’ordonnance de mandamus de l’intimé contre l’appelant l’obligeant à poursuivre le traitement de sa demande de citoyenneté — L’intimé, un Sri-lankais, a obtenu la résidence permanente — L’appelant a par la suite déposé une demande de constat de perte d’asile contre lui — La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande de constat de perte d’asile, mais la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’appelant de la décision de la SPR et a renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvelle décision — L’intimé a plus tard demandé la citoyenneté — L’appelant a suspendu sa demande de citoyenneté en vertu de l’art. 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, mais la Cour fédérale a fait droit à la demande d’ordonnance de mandamus de l’intimé obligeant l’appelant à poursuivre le traitement de sa demande de citoyenneté — Il s’agissait de déterminer si l’appelant peut suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’art. 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile, en vertu de l’art. 108(2) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés — L’interprétation faite par l’appelant de la Loi sur la citoyenneté était raisonnable — L’art. 13.1 autorise l’appelant à suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté pendant la période nécessaire, plus précisément lorsqu’il y a des questions concernant l’interdiction de territoire — En l’espèce, les mesures prises par l’appelant étaient autorisées par le libellé de l’art. 13.1a) de la Loi sur la citoyenneté — L’interprétation de l’appelant de l’art. 13.1 était conforme à l’intention du législateur — Il n’y avait pas d’obligation en droit public de poursuivre la procédure d’examen de la demande de l’intimé — Le critère régissant l’octroi d’un bref de mandamus n’était donc pas rempli — La Cour fédérale a commis une erreur aussi lorsqu’elle a adjugé des dépens avocat-client — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale qui a fait droit à la demande d’ordonnance de mandamus de l’intimé contre l’appelant l’obligeant à poursuivre le traitement de sa demande de citoyenneté.
L’intimé est arrivé au Canada en qualité de demandeur d’asile originaire du Sri Lanka. Après être devenu résident permanent en 2011, l’intimé est retourné au Sri Lanka en utilisant son passeport sri-lankais. L’appelant a déposé une demande de constat de perte d’asile en 2013 contre l’intimé, peu après son retour du Sri Lanka, en vertu de l’alinéa 108(1)a) et du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Loi). La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande de constat de perte d’asile présentée par l’appelant contre l’intimé. L’appelant a sollicité devant la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. L’intimé a plus tard demandé la citoyenneté canadienne. La Cour fédérale a conclu que l’intimé avait eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Sri Lanka, a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’appelant de la décision de la SPR et a renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvelle décision. L’appelant a informé l’intimé que sa demande de citoyenneté avait été suspendue, en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en raison de la demande de constat de perte d’asile. L’intimé a déposé une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il sollicitait une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de poursuivre l’examen de sa demande de citoyenneté.
Dans sa décision de faire droit à la demande d’ordonnance de mandamus, la Cour fédérale a expliqué que l’intimé avait démontré qu’il respectait toutes les conditions exigées pour obtenir la citoyenneté et conclu que, sur le fondement de la décision rendue dans l’affaire Godinez Ovalle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), l’alinéa 13.1a) de la Loi sur la citoyenneté ne permet pas la suspension en attendant l’issue de la demande de constat de perte d’asile.
Il s’agissait de déterminer si l’appelant peut suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile à l’égard du demandeur, en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
L’interprétation faite par l’appelant des pouvoirs que lui confère la Loi sur la citoyenneté était raisonnable. L’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté autorise l’appelant à suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté « pendant la période nécessaire ». Plus précisément, l’appelant a le pouvoir de mettre en suspens une demande de citoyenneté lorsqu’il y a des questions concernant l’interdiction de territoire visées par la Loi. Les articles 40.1 et 44 de la Loi qualifient la perte d’asile de question touchant l’interdiction de territoire susceptible d’entraîner le renvoi du Canada. En l’espèce, les mesures prises par l’appelant étaient donc autorisées au moins de deux façons par le libellé de l’alinéa 13.1a) de la Loi sur la citoyenneté : dans l’attente « des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur [...] devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi » (non souligné dans l’original). Il en est résulté que l’interprétation de l’appelant de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté était raisonnable et conforme à l’intention du législateur. L’appelant n’avait pas d’obligation en droit public de poursuivre la procédure d’examen de la demande de l’intimé même si la SPR ne s’était pas encore prononcée sur la demande de constat de perte d’asile. Puisque l’existence d’une « obligation légale d’agir à caractère public » constitue le premier volet du critère régissant l’octroi d’un bref de mandamus, ainsi que l’a exposé la Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), ce critère n’a pas été rempli.
Enfin, la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a adjugé des dépens avocat-client. Lorsqu’a été prise la décision de suspendre la procédure d’examen de la demande de l’intimé, la jurisprudence de la Cour fédérale était contradictoire, un fait qui a affaibli la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’appelant a agi de mauvaise foi. L’appelant a agi conformément au droit. Rien au dossier ne permettait de conclure à la mauvaise foi ou à un subterfuge.
Il a été répondu à la question certifiée par l’affirmative. La décision de la Cour fédérale a été annulée et la demande de contrôle judiciaire de l’intimé a été rejetée.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5(1), 13.1.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 2(1) « résident permanent », 40.1, 44, 46(1)c.1), 74d), 108(1)a),(2).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 228(1)b.1).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, [1993] A.C.F. no 1098 (QL) (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Nilam, 2015 CF 1154, [2015] A.C.F. no 1194 (QL); Godinez Ovalle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 935, [2016] 2 R.C.F. 3, [2015] A.C.F. no 927 (QL).
DÉCISIONS CITÉES :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.); Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 R.C.F. 290, [2013] A.C.F. no 764 (QL); Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 3 R.C.S. 559; Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 131, [2017] 1 R.C.F. 128, [2016] A.C.F. no 468 (QL); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654.
DOCTRINE CITÉE
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2016 CF 896) qui a fait droit à la demande d’ordonnance de mandamus de l’intimé contre l’appelant l’obligeant à poursuivre le traitement de sa demande de citoyenneté. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Banafsheh Sokhansanj et Mark East pour l’appelant.
Douglas Cannon pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Elgin, Cannon & Associates, Vancouver, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Boivin, J.C.A. : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre ou l’appelant) interjette appel de la décision (2016 CF 896) (la décision) rendue le 3 août 2016 par un juge de la Cour fédérale du Canada (le juge). Dans sa décision, le juge a fait droit à la demande par laquelle M. Nisreen Ahamed Mohamed Nilam (M. Nilam ou l’intimé) avait sollicité une ordonnance de mandamus contre le ministre. Selon le juge, le fait que la demande de constat de perte d’asile présentée contre l’intimé fût en instance n’était pas un motif valable autorisant le ministre à suspendre, en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (Loi sur la citoyenneté), la procédure d’examen de la demande de citoyenneté présentée par l’intimé.
[2] Le présent appel est interjeté par le ministre et notre Cour en est saisie sur le fondement de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Lorsqu’il a rendu son jugement, le juge a certifié une question grave de portée générale; cette question satisfait aux critères voulus en ce qu’elle est déterminante quant à l’issue du présent appel et transcende les intérêts des parties au litige en raison de ses conséquences importantes (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.), au paragraphe 4; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 R.C.F. 290, [2013] A.C.F. no 764 (QL), au paragraphe 9). La question certifiée se lit comme suit [décision, au paragraphe 44] :
Le ministre peut-il suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile à l’égard du demandeur, en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?
[3] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerais l’appel sans dépens et je répondrais à la question certifiée par l’affirmative.
I. Les faits
[4] M. Nilam est arrivé au Canada le 18 juillet 2008 en qualité de demandeur d’asile originaire du Sri Lanka. L’asile lui a été accordé le 16 décembre 2009 et il est devenu résident permanent le 24 janvier 2011.
[5] Le 3 août 2011, l’intimé est retourné au Sri Lanka en utilisant son passeport sri-lankais, qu’il avait renouvelé avant de quitter le Canada. Il a fait ce voyage pour deux raisons : parce que sa mère éprouvait des problèmes de santé et qu’il voulait se marier. Il est demeuré au Sri Lanka jusqu’au 2 décembre 2011.
[6] Il s’est servi de son passeport sri-lankais pour retourner au Sri Lanka un an plus tard, le 3 décembre 2012. Cette fois-ci, il se rendait à sa réception de mariage, qui avait été reportée à cause du décès du père de son épouse.
[7] Quelques jours après le départ de l’intimé du Canada pour son deuxième voyage, le 15 décembre 2012, la LIPR a été modifiée. Les modifications créaient notamment un régime légal encadrant le statut de résident permanent et prévoyaient des critères et des processus concernant l’interdiction de territoire au Canada, la perte du statut de résident permanent et le renvoi.
[8] Lorsque l’intimé est revenu au Canada le 1er mai 2013, des fonctionnaires d’Immigration Canada l’ont interrogé sur les motifs de son séjour au Sri Lanka. Peu après, le ministre a déposé une demande de constat de perte d’asile fondée sur l’alinéa 108(1)a) et le paragraphe 108(2) de la LIPR, ce dont l’intimé a été informé le 25 septembre 2013.
[9] Le 1er août 2014, l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté est entré en vigueur. Il confère au ministre le pouvoir de suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté :
Suspension de la procédure d’examen
13.1 Le ministre peut suspendre, pendant la période nécessaire, la procédure d’examen d’une demande :
a) dans l’attente de renseignements ou d’éléments de preuve ou des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi, si celui-ci devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi, ou si les articles 20 ou 22 s’appliquent à l’égard de celui-ci;
b) dans le cas d’un demandeur qui est un résident permanent qui a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans l’attente de la décision sur la question de savoir si une mesure de renvoi devrait être prise contre celui-ci.
[10] Le 27 mars 2015, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande de constat de perte d’asile présentée par le ministre contre l’intimé. Le ministre a sollicité devant la Cour fédérale, le 9 avril 2015, le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.
[11] Deux jours plus tard, le 11 avril 2015, l’intimé a demandé la citoyenneté canadienne. À la mi-juillet, il a été convoqué à une entrevue au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministère). D’après les notes d’entrevue du ministère, l’intimé a [traduction] « réussi l’examen des connaissances, a fourni des preuves montrant qu’il répondait aux exigences linguistiques et a démontré qu’il avait été effectivement présent au Canada pendant 1 130 des 1 460 jours ayant précédé la date de sa demande ». Le 8 septembre 2015, la Gendarmerie royale du Canada a affirmé, après vérification, que l’intimé ne possédait pas de casier judiciaire.
[12] Le 8 octobre 2015, une juge de la Cour fédérale a conclu à l’existence de preuves montrant que l’intimé avait eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Sri Lanka et que la SPR, dans sa décision datée du 9 avril 2015, n’avait pas examiné les éléments de preuve qui lui avaient été présentés (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Nilam, 2015 CF 1154, [2015] A.C.F. no 1194 (QL), au paragraphe 36). En conséquence, elle a accueilli la demande de contrôle judiciaire du ministre de la décision de la SPR concernant la perte du statut de réfugié de l’intimé et a renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvelle décision. La date de l’audience devant la SPR n’a pas encore été fixée.
[13] Les 3 et 7 décembre 2015, l’avocat de l’intimé a écrit au ministre pour demander où en était rendue la demande de citoyenneté de l’intimé. Le ministre a répondu le 4 janvier 2016 et a informé l’intimé que sa demande de citoyenneté avait été suspendue, en vertu de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en raison de la demande de constat de perte d’asile.
[14] Le 5 février 2016, l’intimé a déposé une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il sollicitait une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de poursuivre l’examen de sa demande de citoyenneté. Le 3 août 2016, le juge a fait droit à la demande d’ordonnance de mandamus visant le ministre et a ordonné à ce dernier de verser à l’intimé des dépens avocat-client. C’est cette décision qui est frappée d’appel.
II. La décision frappée d’appel
[15] Dans sa décision, le juge a expliqué que l’intimé avait démontré qu’il respectait toutes les conditions exigées pour que le ministre lui attribue la citoyenneté. Il a également conclu, au paragraphe 24 de ses motifs, que la partie de l’alinéa 13.1a) de la Loi sur la citoyenneté invoquée par le ministre n’autorise pas la suspension au motif qu’une demande de constat de perte d’asile a été présentée :
Au cours de l’audience tenue devant moi, l’avocat du ministre a précisé que ce dernier a suspendu le traitement de la demande de citoyenneté en attendant d’obtenir des renseignements, des éléments de preuve ou les résultats d’une enquête [« afin d’établir si le demandeur remplit, à l’égard de la demande, les conditions prévues sous le régime de la présente loi »]. Le ministre n’est préoccupé ni par la tenue d’une enquête ni par la prise d’une mesure de renvoi en vertu de la LIPR, ni par la question de savoir si les articles 20 ou 22 s’appliquent à la situation du demandeur [l’intimé]. Il ne fonde pas non plus sur l’alinéa 13.1b).
Pour conclure que l’article 13.1 ne permettait pas de suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté en attendant l’issue de la demande de constat de perte d’asile, le juge s’est fondé sur une de ses décisions antérieures, Godinez Ovalle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 935, [2016] 2 R.C.F. 3, [2015] A.C.F. no 927 (QL) (Godinez Ovalle), rendue le 30 juillet 2015 (paragraphes 28 et 35 de la décision).
[16] Après avoir conclu que l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté n’autorisait pas le ministre à suspendre la procédure d’examen de la demande de citoyenneté de l’intimé, le juge a rendu l’ordonnance de mandamus.
[17] Le juge a également rendu une ordonnance condamnant le ministre aux dépens avocat-client, après avoir conclu que les fonctionnaires ministériels avaient agi de mauvaise foi lorsqu’ils avaient suspendu la procédure d’examen de la demande de l’intimé sans en informer ce dernier et « en faisant simplement abstraction de la décision évidente rendue par la Cour dans l’affaire Godinez Ovalle » (paragraphe 49 de la décision).
III. Analyse
A. La norme de contrôle
[18] Notre Cour est saisie de l’appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a accordé l’ordonnance de mandamus pour le motif que le ministre avait mal interprété l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté. Avant d’examiner si l’ordonnance de mandamus était bien fondée, la Cour doit examiner la décision du ministre. Pour effectuer cet examen, la Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47; Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 131, [2017] 1 R.C.F. 128, [2016] A.C.F. no 468 (QL), au paragraphe 20).
[19] Lorsqu’un décideur administratif interprète sa loi constitutive, cette interprétation commande la déférence de la part de la cour qui l’examine (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 30 et 34). En l’espèce, l’interprétation faite par le ministre des pouvoirs que lui confère la Loi sur la citoyenneté est raisonnable et la Cour doit la confirmer.
B. L’interprétation faite par le ministre de l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté est raisonnable
[20] Pour évaluer si l’interprétation de l’article 13.1 faite par le ministre est raisonnable, il convient d’examiner les dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté et de la LIPR et leur interaction.
[21] Les lois adoptées par le législateur sont présumées logiques et cohérentes. Comme le rappelle Ruth Sullivan dans son traité, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014, à la page 416, § 13.26 [traduction] « les lois adoptées par une assemblée législative qui traitent du même sujet sont présumées avoir été rédigées les unes en fonction des autres, de manière à assurer la cohérence et l’uniformité dans le traitement du sujet ».
[22] Suivant le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, une personne qui réside au Canada peut demander et obtenir la citoyenneté canadienne s’il est établi, notamment, que cette personne est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la LIPR. Le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté dispose :
Attribution de la citoyenneté
5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :
a) en fait la demande;
b) est âgée d’au moins dix-huit ans;
c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, a, sous réserve des règlements, satisfait à toute condition rattachée à son statut de résident permanent en vertu de cette loi et, après être devenue résident permanent :
(i) a été effectivement présent au Canada pendant au moins mille quatre cent soixante jours au cours des six ans qui ont précédé la date de sa demande,
(ii) a été effectivement présent au Canada pendant au moins cent quatre-vingt-trois jours par année civile au cours de quatre des années complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande,
(iii) a rempli toute exigence applicable prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu de présenter une déclaration de revenu pour quatre des années d’imposition complètement ou partiellement comprises dans les six ans qui ont précédé la date de sa demande; [Non souligné dans l’original.]
[23] Le paragraphe 2(1) de la LIPR auquel renvoie le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté donne la définition suivante du terme « résident permanent » :
Définitions
2 (1) […]
résident permanent Personne qui a le statut de résident permanent et n’a pas perdu ce statut au titre de l’article 46. (permanent resident)
[24] L’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR prévoit que la résidence permanente est perdue à la suite de « la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile ». En outre, conformément anux obligations internationales du Canada (Convention et Protocole relatifs au statut des réfugiés des Nations Unies, cahier conjoint de doctrine et de jurisprudence, vol. III, onglet 50, pages 14 et 15), l’alinéa 108(1)a) de la LIPR prévoit que la qualité de réfugié est réputée perdue lorsque la personne en question « se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont [elle] a la nationalité ». Le processus par lequel on détermine s’il y a eu perte d’asile est une demande du ministre à la SPR (paragraphe 108(2) de la LIPR).
[25] La perte de l’asile et du statut de résident permanent a des conséquences sur l’interdiction de territoire d’une personne au Canada et peut entraîner son renvoi du pays. Plus précisément, le paragraphe 40.1(2) de la LIPR prévoit que le résident permanent dont on a constaté la perte de l’asile lors d’une décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) de la LIPR est interdit de territoire au Canada. En outre, l’article 44 de la LIPR et l’alinéa 228(1)b.1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, autorisent la prise d’une mesure de renvoi contre la personne interdite de territoire au Canada au titre de l’article 40.1 de la LIPR.
[26] Enfin, l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté autorise le ministre à suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté « pendant la période nécessaire ». Plus précisément, le ministre a le pouvoir de mettre en suspens une demande de citoyenneté lorsqu’il y a des questions concernant l’interdiction de territoire visées par la LIPR. Les articles 40.1 et 44 de la LIPR qualifient la perte d’asile de question touchant l’interdiction de territoire susceptible d’entraîner le renvoi du Canada de la personne concernée. En l’espèce, les mesures prises par le ministre étaient donc autorisées au moins de deux façons par le libellé de l’alinéa 13.1a) de la Loi sur la citoyenneté : dans l’attente « des résultats d’une enquête, afin d’établir si le demandeur [...] devrait faire l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou d’une mesure de renvoi au titre de cette loi » (non souligné dans l’original). Il en résulte que l’interprétation du ministre selon laquelle l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté l’autorise à suspendre la procédure d’examen d’une demande de citoyenneté pour les résidents permanents qui font l’objet d’une demande de constat de perte d’asile est raisonnable et conforme à l’intention du législateur.
[27] Compte tenu de cette conclusion, il s’ensuit également que le ministre n’a pas d’obligation en droit public de poursuivre la procédure d’examen de la demande de l’intimé même si la SPR ne s’est pas encore prononcée sur la demande de constat de perte d’asile. Puisque l’existence d’une « obligation légale d’agir à caractère public » constitue le premier volet du critère régissant l’octroi d’un bref de mandamus, ainsi que l’a exposé la Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, [1993] A.C.F. no 1098 (QL) (C.A.), ce critère n’est pas rempli. L’ordonnance de mandamus délivrée par le juge ne peut donc être confirmée.
[28] J’ai examiné l’observation de l’intimé selon laquelle la décision de faire droit au présent appel pourrait avoir des conséquences pour son avenir au Canada. Malgré les solides arguments de l’avocat de l’intimé, j’estime que la Cour ne peut, en droit, accorder à l’intimé la mesure qu’il sollicite.
C. La Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a adjugé des dépens avocat-client
[29] L’adjudication des dépens est une décision extrêmement discrétionnaire qu’une cour de révision ne doit modifier à la légère. En l’espèce, j’estime toutefois que l’intervention de la Cour est justifiée. L’appelant fait remarquer à juste titre que, lorsqu’a été prise la décision de suspendre la procédure d’examen de la demande de l’intimé, la jurisprudence de la Cour fédérale était contradictoire, un fait qui affaiblit la conclusion du juge selon laquelle l’appelant a agi de mauvaise foi. Cette conclusion est d’autant plus vulnérable qu’aucune question de portée générale n’a été certifiée dans la décision Godinez Ovalle. Le juge n’approuvait peut-être pas la façon dont le ministre a traité l’intimé, compte tenu de son jugement dans la décision Godinez Ovalle, mais le ministre a agi conformément au droit. Rien au dossier ne permet de conclure à la mauvaise foi ou à un subterfuge.
IV. Conclusions
[30] Je répondrais à la question certifiée de la façon suivante :
Question : Le ministre peut-il suspendre le traitement d’une demande de citoyenneté, conformément au pouvoir qui lui est conféré par l’article 13.1 de la Loi sur la citoyenneté, en attendant les résultats d’une procédure relative à une demande de constat de perte d’asile à l’égard du demandeur, en vertu du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?
Réponse : Oui.
[31] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel sans dépens et j’annulerais la décision de la Cour fédérale du Canada dont la référence est 2016 CF 896. Prononçant le jugement qui aurait dû être rendu, je rejetterais, sans dépens, la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimé.
Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Rennie, J.C.A. : Je suis d’accord.