A-294-03
2004 CAF 213
Helmut Oberlander (appelant)
c.
Le procureur général du Canada (intimé)
Répertorié: Oberlander c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Décary, Sexton et Malone, J.C.A.--Toronto, 19 mai; Ottawa, 31 mai 2004.
Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Citoyens -- Appel d'une décision de la Cour fédérale rejetant une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil (GC) d'annuler la citoyenneté de l'appelant -- La ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration avait fait rapport au GC, en alléguant que l'appelant avait acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels -- Le rapport de la ministre constituait une partie des motifs du GC; l'obligation du GC de donner des motifs a été respectée -- En plus d'être convaincu qu'il a été satisfait aux critères législatifs applicables à l'annulation, le GC peut soupeser les intérêts de l'appelant et l'intérêt public ainsi que tenir compte des objectifs pertinents du programme -- Selon la politique du gouvernement, l'annulation de la citoyenneté est uniquement demandée lorsqu'une personne a elle-même commis des crimes de guerre ou a été complice de pareils crimes -- Le GC, qui avait décidé d'appliquer les lignes directrices en l'espèce, devait décider si ces lignes directrices s'appliquaient à l'appelant -- Soupeser des intérêts personnels et des intérêts publics entraîne la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable; la norme de contrôle permettant de déterminer si un individu est un criminel de guerre visé par la politique est celle de la décision raisonnable simpliciter -- Étant donné que l'intérêt personnel de l'appelant et l'intérêt public n'avaient pas été soupesés, la décision sur ce point était manifestement déraisonnable -- Le GC ne pouvait pas conclure que la politique s'appliquait à l'appelant sans d'abord se faire une opinion au sujet de la question de savoir s'il existait une preuve permettant de conclure que l'appelant était complice des activités d'une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité -- La décision du GC ne pouvait pas être complétée par celle du juge saisi en révision -- La décision du GC ne renfermait pas les conclusions appropriées et elle n'était donc pas raisonnable -- Appel accueilli.
Il s'agissait d'un appel de la décision par laquelle un juge de la Cour fédérale (le juge saisi en révision) avait rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Oberlander à l'encontre de la décision du gouverneur en conseil d'annuler sa citoyenneté. M. Oberlander avait immigré au Canada en 1954 et avait obtenu la citoyenneté en 1960. En 1995, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (la ministre) avait donné un avis de son intention de faire rapport au gouverneur en conseil et de recommander l'annulation de la citoyenneté de M. Oberlander. Dans l'avis, il était allégué que M. Oberlander avait été admis au Canada à titre de résident permanent et qu'il avait finalement acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels «en ce sens [qu'il] n'a[vait] pas divulgué aux fonctionnaires canadiens de l'Immigration et de la Citoyenneté [son] appartenance à la Sicherheitspolizei und SD et au Einsatzkommando 10A (l'unité EK 10a) allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que sa participation aux exécutions de civils durant cette période». Conformément à l'alinéa 18(1)b) de la Loi, M. Oberlander a demandé à la ministre de renvoyer l'affaire à la Cour fédérale pour qu'elle détermine s'il avait acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le renvoi a été entendu par le juge MacKay (le juge chargé du renvoi) en 1998. Au mois de février 2000, le juge a conclu que M. Oberlander avait été admis au Canada «en raison d'un visa obtenu par fausse déclaration ou par la dissimulation intentionnelle de faits essentiels». Toutefois, il a également fait remarquer que le résumé des faits et de la preuve de la ministre «ne fai[sait] pas mention que [M. Oberlander] aurait commis des atrocités ou des crimes de guerre». Au mois de mars 2000, la ministre a invité M. Oberlander à soumettre des observations écrites au sujet de la raison pour laquelle la citoyenneté ne devait pas être annulée et, le 11 mai 2000, des observations ont été déposées pour le compte de M. Oberlander. Le 30 avril 2001, la ministre a envoyé à M. Oberlander le texte du rapport qu'elle avait l'intention de soumettre au gouverneur en conseil et l'a invité à soumettre des observations additionnelles; ces observations ont été déposées les 24 et 29 mai 2001. Le 4 juillet 2001, la ministre a informé M. Oberlander qu'elle avait envoyé au gouverneur en conseil un rapport officiel dans lequel elle recommandait l'annulation de sa citoyenneté canadienne. La ministre n'a pas préparé un nouveau rapport, de façon qu'il soit tenu compte des nouvelles observations; elle a simplement joint à son rapport, sans commentaires, les observations qui venaient d'être déposées. Le 12 juillet 2001, le gouverneur en conseil a annulé la citoyenneté de M. Oberlander. M. Oberlander a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le juge saisi en révision a statué qu'étant donné que M. Oberlander avait été, pendant une longue période, interprète au sein de l'unité EK 10a, un escadron mobile de la mort, il était avec raison loisible au gouverneur en conseil de considérer que M. Oberlander était complice des activités de l'escadron en sa qualité de membre du personnel de soutien et de fournisseur d'information. Le juge saisi en révision a donc conclu que les lignes directrices du gouvernement, prévoyant que le gouvernement ne demande l'annulation de la citoyenneté que si la personne en cause a contribué directement à la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité ou a été complice de pareils crimes, s'appliquaient clairement à M. Oberlander. Cette décision faisait l'objet du présent appel. Il s'agissait de savoir: 1) si le gouverneur en conseil était tenu de fournir des motifs et, dans l'affirmative, si le décret et le rapport de la ministre constituaient les motifs du gouverneur en conseil; 2) quelle était la norme de contrôle à appliquer à la décision du gouverneur en conseil et si cette décision résistait à un examen fondé sur cette norme.
Arrêt: l'appel est accueilli.
1) Comme le juge de première instance l'a fait remarquer, «[l]orsqu'une décision est prise précisément en fonction des motifs énoncés dans le rapport du ministre et qu'il n'existe pas d'éléments de preuve contraires, les motifs de décision du gouverneur général en conseil sont ceux du ministre». L'article 10 de la Loi sur la citoyenneté exige que la ministre prépare «un rapport». En l'absence d'une formule obligatoire, il faut donner une grande latitude à la ministre. Le juge saisi en révision a eu raison de conclure que le rapport de la ministre faisait partie des motifs du gouverneur en conseil.
2) Les conclusions de fait tirées par le juge chargé du renvoi sont définitives et non susceptibles d'examen. Il est donc incontestable que M. Oberlander a fait une fausse déclaration quant à ses antécédents ou qu'il a dissimulé intentionnellement des faits essentiels lors de son entrevue avec un agent de sécurité et qu'il a acquis la citoyenneté par de fausses déclarations. Il s'agissait uniquement de savoir si le gouverneur en conseil avait exercé son pouvoir d'annuler la citoyenneté de M. Oberlander d'une façon qui pouvait donner lieu à un examen eu égard aux circonstances de l'espèce. Le procureur général a reconnu que [traduction] «[l]orsqu'il examine un rapport de la ministre visant à annuler la citoyenneté d'un individu, le gouverneur en conseil doit être convaincu qu'il a été satisfait aux critères législatifs applicables à l'annulation. De plus, le gouverneur en conseil peut entreprendre la tâche délicate de soupeser les intérêts personnels de l'individu et l'intérêt public et il peut tenir compte de tout objectif pertinent d'un programme». En l'espèce, il a été satisfait aux critères législatifs. L'appelant a contesté le fait que les intérêts n'ont pas été soupesés, ou s'ils l'ont été, la façon dont ils l'ont été. La politique gouvernementale pertinente se rapportait à l'annulation de la citoyenneté de criminels de guerre. Étant donné que le gouverneur en conseil avait décidé d'adopter des lignes directrices et de les appliquer, il devait décider si ces lignes directrices s'appliquaient à M. Oberlander. La norme de contrôle applicable à cette décision est celle de la décision raisonnable simpliciter, alors que soupeser des intérêts personnels et des intérêts publics entraîne la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable. Le juge saisi en révision a clairement eu tort de conclure que les intérêts de M. Oberlander étaient des «éléments secondaires» et il ne semblait y avoir aucun élément de preuve ni aucune indication montrant qu'il avait été tenu compte de ces intérêts. Lorsque les considérations liées aux intérêts personnels sont fortement favorables à la personne concernée, comme c'était ici le cas--M. Oberlander ayant vécu d'une façon irréprochable au Canada pendant 50 ans--on devrait s'attendre à ce que le décideur reconnaisse du moins formellement l'existence de ces intérêts. Il était apparent au vu du dossier que les intérêts personnels de M. Oberlander et l'intérêt public n'avaient pas été soupesés. La décision sur ce point était manifestement déraisonnable. Quant à la question de savoir si M. Oberlander était un criminel de guerre visé par la politique sur les criminels de guerre, étant donné la conclusion expresse tirée par le juge chargé du renvoi, à savoir qu'aucun élément de preuve n'avait été présenté au sujet de la participation personnelle de M. Oberlander à des crimes de guerre, on s'attendrait à ce que le gouverneur en conseil explique pourquoi une politique qui s'appliquait uniquement aux individus soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre s'appliquait à quelqu'un qui avait uniquement agi à titre d'interprète dans l'armée allemande. Le gouverneur en conseil ne pouvait pas raisonnablement conclure que la politique s'appliquait à M. Oberlander sans d'abord se faire une opinion au sujet de la question de savoir s'il existait une preuve permettant de conclure que M. Oberlander pouvait être soupçonné d'avoir été complice des activités d'une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité. Le juge saisi en révision s'est chargé de décider ce que le gouverneur en conseil avait omis d'examiner et de décider, à savoir que l'unité EK 10a était une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité et que M. Oberlander avait été complice des activités de l'organisation. La décision du gouverneur en conseil sur ce point ne pouvait pas être complétée par celle du juge saisi en révision. Par conséquent, la décision du gouverneur en conseil n'était pas raisonnable puisqu'elle ne renfermait pas les conclusions appropriées et qu'elle n'établissait pas de lien entre les conclusions tirées et la personne dont la citoyenneté était en cause.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18(1). |
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 920. |
Décret C.P. 2001-1227. |
jurisprudence
décision appliquée:
Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 112 Admin. L.R. (3d) 130.
décisions examinées:
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Oberlander, [2000] A.C.F. no 229 (1re inst.) (QL); Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2003] 5 W.W.R. 1; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; 179 B.C.A.C. 170; 302 N.R. 34; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281; (2001), 200 D.L.R. (4th) 193; 36 Admin. L.R. (3d) 71; 271 N.R. 104.
décisions citées:
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 219 Sask. R. 1; Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221; (2001), 194 D.L.R. (4th) 385; 26 Admin. L.R. (3d) 171; 265 N.R. 2; 140 O.A.C. 201; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 S.C.R. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Thorne's Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106; (1983), 143 D.L.R. (3d) 577; 46 N.R. 91.
doctrine
Canada. Citoyenneté et Immigration. Programme canadien sur les crimes de guerre. Rapport annuel 2000-2001.
APPEL d'une décision de la Cour fédérale (Oberlander c. Canada (Procureur général) (2003), 238 F.T.R. 35) rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelant à l'encontre de la décision du gouverneur en conseil d'annuler sa citoyenneté. Appel accueilli.
ont comparu:
Barbara L. Jackman et Eric Hafemann pour l'appelant.
Peter A. Vita, c.r. et Neeta Logsetty pour l'intimé.
avocats inscrits au dossier:
Barbara L. Jackman, Toronto, et Eric Hafemann, Waterloo, Ontario, pour l'appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Décary, J.C.A.: Il s'agit d'un appel de la décision par laquelle un juge de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Oberlander à l'encontre de la décision du gouverneur en conseil d'annuler sa citoyenneté. La citoyenneté a été annulée pour le motif que M. Oberlander l'avait acquise par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, à savoir en dissimulant le fait qu'il était membre du Einsatzkommando 10A allemand (l'unité Ek 10a), pendant la Seconde Guerre mondiale. La décision est publiée à (2003), 238 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.).
[2]M. Oberlander conteste la décision du gouverneur en conseil en invoquant l'équité procédurale et des motifs de fond. En ce qui concerne l'équité procédurale, il soutient que le gouverneur en conseil ne s'est pas acquitté de son obligation de motiver sa décision d'annuler sa citoyenneté. Il est fondamental-ement affirmé que la décision du gouverneur en conseil était déraisonnable et qu'elle doit être annulée pour le motif qu'il n'était pas tenu compte de facteurs pertinents, comme la politique gouvernementale et la situation personnelle de M. Oberlander.
Les faits
[3]Je n'ai qu'à résumer les faits saillants étant donné qu'un examen détaillé de toutes les circonstances a été fait dans la décision rendue par le juge MacKay, publiée à [2000] A.C.F. no 229 (1re inst.) (QL).
[4]M. Oberlander est né en Ukraine en 1924. Il a immigré au Canada avec sa conjointe le 13 mai 1954. Ils sont devenus citoyens canadiens le 12 avril 1960. Ils ont deux filles, dont l'une est atteinte d'une maladie mentale et est à leur charge.
[5]Le 27 janvier 1995, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi), la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (la ministre) a donné un avis de son intention de faire rapport au gouverneur en conseil et de recommander l'annulation de la citoyenneté de M. Oberlander. Dans l'avis, il était allégué que M. Oberlander avait été admis au Canada à titre de résident permanent et qu'il avait finalement acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, [traduction] «en ce sens [qu'il] n'a[vait] pas divulgué aux fonctionnaires canadiens de l'Immigration et de la Citoyenneté son appartenance à la Sicherheitspolizei und SD et au Einsatzkommando 10A (l'unité Ek 10a) allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que sa participation aux exécutions de civils durant cette période» (D.A., vol. 2, à la page 222).
[6]Conformément à l'alinéa 18(1)b) de la Loi, M. Oberlander a demandé à la ministre de renvoyer l'affaire à la Cour fédérale pour qu'elle détermine s'il avait acquis la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le 10 mai 1995, conformément à la règle 920 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], la ministre a signifié et déposé un résumé des faits et de la preuve sur lesquels elle entendait se fonder dans la présente instance (D.A., vol. 2, aux pages 228 et suivantes).
[7]Le renvoi a été entendu par le juge MacKay aux mois d'août, de septembre et de décembre 1998. Dans ses motifs en date du 28 février 2000, le juge fait remarquer ce qui suit [aux paragraphes 11 à 13]:
Dans l'Avis de révocation, le demandeur allègue que ses préoccupations portent sur le fait que des faits essentiels auraient été dissimulés par l'omission du défendeur de [traduction] "divulguer aux fonctionnaires canadiens de l'Immigration et de la Citoyenneté son appartenance à la Sicherheitspolizei und SD et au Einsatzkommando 10A allemands durant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que sa participation aux exécutions de civils durant cette période". La partie de cette allégation qui porte sur la "participation [du défendeur] aux exécutions de civils" n'est pas reprise dans les faits allégués par le ministre dans son résumé des faits et de la preuve.
Ce résumé, qui doit comprendre tous les faits que le demandeur veut prouver en l'instance, ne fait pas mention que le défendeur aurait commis des atrocités ou des crimes de guerre, non plus qu'il aurait été impliqué personnellement dans des "exécutions de civils" ou autre activité criminelle. Il ne fait pas non plus mention que ce dernier aurait aidé ou encouragé d'autres personnes dans ces activités criminelles, d'une façon qui se comparerait au sens donné aux termes "aider et encourager" par l'article 21 du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-46. Je suis donc d'avis que le ministre ne cherche pas à prouver que M. Oberlander était impliqué personnellement dans la perpétration d'atrocités, de crimes de guerre ou d'activités criminelles, ou qu'il ait aidé ou encouragé, au sens du droit criminel, d'autres personnes qui s'y sont livrées. Je confirme pour le dossier qu'aucune preuve n'a été présentée à la Cour au sujet d'une implication personnelle du défendeur dans des activités criminelles ou dans des crimes de guerre.
Le résumé des faits et de la preuve présenté par le ministre renvoie toutefois aux allégations suivantes: que le défendeur a rejoint la Sicherheitspolizei und SD et l'Einsatzkommando 10A (Ek 10a) en octobre 1941 ou vers cette date, qu'il a servi au sein de ces unités dans les territoires de l'Est occupés par les Allemands de 1941 à 1943 ou 1944, et que, lors de cette période, l'unité où il servait a participé à l'assassinat de civils. C'est sur cette base que le ministre soulève la question de la fraude ou de la fausse déclaration, ainsi que celle de la dissimulation de faits essentiels, savoir que M. Oberlander a été associé à une unité de la police allemande qui a participé à l'assassinat de civils au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Dans l'Avis de révocation, ainsi que dans le résumé des faits et de la preuve du ministre, cette association est décrite comme celle de «membre» d'une organisation de SS et de l'unité Ek 10a. Il est de notoriété publique que cette organisation se livrait à des exécutions criminelles. [Renvoi omis.]
Le juge fait également observer, au paragraphe 46, que des interprètes auxiliaires comme M. Oberlander n'étaient pas présents lorsque les Juifs étaient emmenés à pied ou en camion ou qu'ils étaient massacrés.
[8]Le juge MacKay a conclu que la preuve relative à la conscription ou à la non-conscription de M. Oberlander dans l'armée allemande n'était «pas cohérente» (paragraphe 20) et il a exprimé l'avis selon lequel les «divergences au sujet du début de son service en qualité d'interprète et des circonstances qui l'ont entouré n'ont pas d'impact important sur l'issue de la question» (paragraphe 24). Toutefois dans «l'exposé sommaire de [s]es conclusions de fait au vu de la preuve présentée» (paragraphe 188), le juge conclut ce qui suit aux paragraphes 190 et 191:
En 1941, à l'âge de 17 ans, il avait terminé l'école secondaire et il parlait couramment l'allemand et le russe. En septembre, ou au début d'octobre, les troupes allemandes sont arrivées à Halbstadt et l'ont libéré, lui et sa famille, d'un camp où les Russes les retenaient. Par la suite, on lui a intimé l'ordre d'apporter son aide à l'enregistrement des Volksdeutsche de la région ainsi que de participer à la réparation des immeubles et des routes de la ville.
En octobre 1941, ou en février 1942 aux dires de M. Oberlander, les autorités locales lui ont ordonné de se rapporter aux forces allemandes d'occupation en qualité d'interprète. C'est ce qu'il a fait, mais il déclare que ce n'était pas volontairement ou par libre choix, mais bien par peur de représailles s'il refusait.
Le juge MacKay a conclu que M. Oberlander n'était pas crédible sur certains points, mais il n'a pas tiré de conclusion de non-crédibilité au sujet de l'allégation selon laquelle il était un conscrit.
[9]Le juge MacKay a en fin de compte tiré les conclusions suivantes [aux paragraphes 53, 54 et 192 à 197]:
Bien qu'il n'ait pas été un membre des SS, ou de ses unités spéciales de sécurité comme la Sicherheitspolizei und SD, M. Oberlander était un interprète, un auxiliaire de la SD ou d'autres unités de police, notamment l'unité Ek 10a, qui étaient sous le contrôle des SS. Il déclare n'avoir reçu aucun salaire, mais on lui a fourni un uniforme dès l'été de 1942. Il vivait, mangeait et voyageait avec l'unité et était au service de ses membres, même s'il s'agissait de tâches de routine ou d'un travail d'interprète. Il n'est pas nécessaire de décider s'il a travaillé par la suite pour d'autres unités de Einsatzkommando, comme on pourrait l'extrapoler du fait que son numéro de poste est noté dans la documentation relative à sa naturalisation à Litzmannstadt en 1944. La preuve, ainsi que la description de son rôle comme interprète, ne fait état d'aucune participation directe aux atrocités commises par l'unité Ek 10a. Dans son témoignage, M. Oberlander déclare n'avoir jamais été membre des SS, ou participé à l'exécution de civils ou de qui que ce soit, ni été présent ou avoir accordé son aide lors des exécutions ou des envois en déportation. Toutefois, M. Oberlander admet dans son témoignage qu'il a servi d'interprète à la SD, que l'unité de police était connue sous le nom de SD, et qu'après un certain temps à son service il était au courant du fait qu'elle se livrait à l'exécution de civils et d'autres personnes. Il était au courant des pratiques de «relocalisation» de Juifs, même s'il déclare n'avoir compris que plus tard, à Krasnodar, qu'il s'agissait d'exécutions. Dans les circonstances, il n'est pas plausible qu'il soit demeuré ignorant des exécutions de Juifs et d'autres personnes, une des activités les plus importantes de l'unité dans laquelle il servait, avant d'arriver à Krasnodar.
À mon avis, dans les circonstances on peut uniquement conclure que M. Oberlander était un «membre» de l'unité Ek 10a, au sens qu'on peut raisonnablement donner à ce terme. Bien qu'il y ait eu des exigences formelles pour être membre des SS, de la Sicherheitspolizei et de la SD, il n'existe aucune preuve que de telles exigences aient été imposées pour obtenir le statut de membre dans l'unité Ek 10a, en tant que policier ou auxiliaire, la sélection n'étant subordonnée qu'à l'atteinte des objectifs. M. Oberlander a été choisi, il a servi comme auxiliaire dans l'unité, et il a vécu et voyagé avec les membres de l'unité. Il a servi l'atteinte de ses objectifs, même si ce service n'était pas donné volontairement. L'unité Ek 10a, une unité de police, était un groupe qui prenait ses directives des SS à Berlin. Durant tout son témoignage, il a parlé de ce groupe en utilisant le terme «l'unité». Je conclus qu'il a servi l'unité Ek 10a en tant que membre. C'est là une des allégations du ministre dans l'Avis de révocation et dans le résumé des faits et de la preuve présenté en mai 1995, où l'on trouve les éléments sur lesquels l'avis était fondé.
[. . .]
Il a été affecté à l'Einsatzkommando 10a (Ek 10a), connu aussi sous le nom de Sonderkommando 10a, une unité de police allemande faisant partie de la Sicherheitspolizei (Sipo) et de la Sicherheitsdienst (SD). Ces deux organisations jouaient le rôle de police de sécurité pour les Schutzstaffell (SS), qui contrôlaient leurs opérations à partir de Berlin. Cette unité de kommando comprenait des membres qui venaient d'autres services de police allemands, ainsi que du personnel auxiliaire, notamment les interprètes, chauffeurs et gardiens, qui étaient recrutés parmi les Volksdeutsche ou les prisonniers de guerre russes.
L'unité Ek 10a était l'une des équipes de l'Einsatzgruppe D (EG D), qui faisait partie d'un des quatre Einsatzgruppen, désignés comme A, B, C et D. C'étaient des groupes opérationnels spéciaux de police qui opéraient derrière la ligne de front de l'armée allemande dans les territoires occupés de l'Est entre 1941 et 1944. Leur rôle était d'assurer la réalisation des objectifs de l'Allemagne nazie. Parmi leurs fonctions, ils servaient d'unités mobiles d'exécution. On estime que les Einsatzgruppen et la police de sécurité sont responsables de l'exécution de plus de deux millions de personnes, en majorité des civils. Il s'agissait surtout de Juifs et de communistes, mais il y avait aussi des Tsiganes, des personnes souffrant d'une incapacité et d'autres personnes dont l'existence était estimée être contraire aux intérêts de l'Allemagne. En 1946, en vertu d'une décision du Tribunal militaire international et de l'article II de la Loi no 10 du Conseil de contrôle, les SS et la SD ont été déclarés être des organisations criminelles. Ceci tenait surtout à leurs activités dans les territoires occupés de l'Est. Dans des procès subséquents tenus en 1949 devant le Tribunal militaire de Nuremberg, l'ancien commandant de l'EG D, Ohlendorf, a été trouvé coupable de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, et d'avoir été membre d'une organisation criminelle, les SS.
Le défendeur n'était pas membre de la SD ou Sipo, même s'il portait l'uniforme de la SD de l'été 1942 jusqu'à ce que l'unité Ek 10a soit fondue au sein d'une unité de l'armée vers la fin de 1943 ou en 1944. Certains documents de l'époque décrivent M. Oberlander comme un «SS-mann», mais cette description et l'uniforme qu'il portait n'indiquent pas nécessairement qu'il était membre de plein droit de la SD ou des SS. On ne pouvait être membre de la SD ou des Sipo à moins d'être citoyen allemand.
Toutefois, il était membre de l'unité Ek 10a, comme le ministre demandeur l'allègue dans son Avis de révocation. Il admet avoir servi à titre d'auxiliaire comme interprète pour la SD, du moment où on lui a ordonné de se présenter jusqu'au moment où ce qui restait de son unité a été absorbé dans une unité de l'armée régulière vers la fin de 1943 ou en 1944. Il a alors continué son service comme soldat, et non comme interprète.
Au sein de l'unité Ek 10a, il s'est déplacé à travers l'est de l'Ukraine jusqu'à Melitopol, Mariupol et Taganrog, pour ensuite se rendre à Rostov et au sud jusqu'à Krasnodar et Novorossiysk. Le défendeur et son unité ont alors participé à des missions contre les partisans, ce qu'ils ont aussi fait plus tard en Crimée et au Bélarus, ainsi que beaucoup plus tard en Pologne et en Yougoslavie.
Rien dans la preuve ne démontre que le défendeur aurait participé personnellement aux atrocités infligées aux civils par l'unité Ek 10a. Son témoignage portant qu'il ne connaissait pas le nom de son unité avant 1970 n'est pas crédible, c'est-à-dire qu'il n'est pas digne de foi, non plus que son affirmation qu'il a été mis au courant des actes commis contre les Juifs par l'unité Ek 10a, savoir leur «relocalisation», ce qu'il a appris vouloir dire exécution, seulement lorsqu'il était à Krasnodar et à Novorossiysk à l'automne de 1942. [Renvois omis.]
[10]Tout en concluant que l'unité Ek 10a avait procédé à un grand nombre d'exécutions (paragraphe 32), le juge MacKay n'a pas tiré de conclusion au sujet de la question de savoir si l'unité Ek 10a était une organisation dont la raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité, par exemple, des escadrons de la mort, une conclusion sur laquelle le juge saisi en révision s'est prononcé, au paragraphe 23 de ses motifs. Nous reviendrons plus loin sur ce point.
[11]En fin de compte, le juge MacKay a conclu que «[s]elon la prépondérance des probabilités [. . .] cette autorisation [lors de l'entrée au Canada] n'a pu être accordée à M. Oberlander que s'il n'a pas dit la vérité au sujet de son expérience durant la guerre au sein de l'unité Ek 10a, ou s'il n'en a pas parlé» (paragraphe 210). M. Oberlander avait donc été admis au Canada en 1954 «en raison d'un visa obtenu par fausse déclaration ou par la dissimulation intentionnelle de faits essentiels» (paragraphe 211). La ministre pouvait donc faire rapport en vertu de l'article 10, puisque la condition énoncée à l'alinéa 18(1)b) de la Loi sur la citoyenneté était remplie.
[12]Le 6 mars 2000, la ministre a invité M. Oberlander à soumettre des observations écrites au sujet de la raison pour laquelle la citoyenneté ne devait pas être annulée (D.A., vol. 1, à la page 108).
[13]Le 11 mai 2000, la personne qui agissait alors comme avocat de M. Oberlander, M. Hafemann, a déposé des observations écrites (D.A., vol. 1, à la page 70). Ces observations se rapportaient essentiellement aux conclusions de fait tirées par le juge MacKay. Aucune observation n'a été faite au sujet de l'applicabilité à M. Oberlander de la politique gouvernementale relative à l'annulation de la citoyenneté des criminels de guerre ou au sujet des raisons d'ordre humanitaire.
[14]Le 30 avril 2001, la ministre a envoyé à M. Oberlander le texte du rapport qu'elle avait l'intention de soumettre au gouverneur en conseil et a invité celui-ci à soumettre des observations additionnelles (D.A., vol. 2, à la page 353). La ministre a informé M. Oberlander que [traduction] «toute observation [. . .] sera[it] jointe à [s]on rapport avant qu'il soit présenté au gouverneur en conseil».
[15]Le 24 mai 2001, M. Hafemann, avocat de M. Oberlander, a déposé de longues observations complémentaires qui, en plus de critiquer à maintes reprises les conclusions tirées par le juge MacKay, comprenaient des observations relatives aux [traduction] «raisons d'ordre humanitaire» (D.A., vol. 1, à la page 130) et une mention expresse, dans les conclusions, de l'inapplicabilité à M. Oberlander du Programme canadien sur les crimes de guerre étant donné l'absence de tout élément de preuve à l'encontre de M. Oberlander [traduction] «au sujet de sa participation directe ou indirecte à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité» (D.A., vol. 1, aux pages 134 et 135). Le Programme canadien sur les crimes de guerres est expliqué au paragraphe 28 des présents motifs.
[16]Le 29 mai 2001, M. Hafemann a déposé des observations préparées par des membres de la famille de M. Oberlander (D.A., vol. 1, aux pages 159 et suivantes). Ces observations mettaient l'accent sur la réputation de M. Oberlander, sur sa vie et sur son travail depuis qu'il était arrivé au Canada, sur les besoins de sa famille, en particulier de sa fille qui était atteinte de graves problèmes de santé mentale attribuables à un déséquilibre chimique et sur le soutien de la collectivité, dont faisait foi une pétition signée par plus de 12 000 personnes.
[17]Le 4 juillet 2001, la ministre a informé M. Oberlander qu'elle avait envoyé au gouverneur en conseil un rapport officiel dans lequel elle recommandait l'annulation de sa citoyenneté canadienne (D.A., vol. 2, à la page 354). Au rapport étaient jointes les observations déposées le 11 mai 2000 ainsi que celles qui avaient été déposées les 24 et 29 mai 2001. Il ressort des arguments présentés à l'audition de l'appel que ce rapport final était semblable au projet de rapport envoyé à M. Oberlander le 30 avril 2001, sauf pour la mention et l'inclusion des observations additionnelles déposées les 24 et 29 mai 2001. En d'autres termes, la ministre n'a pas préparé un nouveau rapport, de façon qu'il soit tenu compte des nouvelles observations; elle a simplement joint à son rapport, sans commentaires, les observations qui venaient d'être déposées.
[18]Le 12 juillet 2001, le gouverneur en conseil a annulé la citoyenneté de M. Oberlander par le décret C.P. 2001-1227, qui est ainsi libellé:
Attendu que la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a donné l'avis exigé à l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté à la personne mentionnée dans l'annexe ci-jointe concernant son intention d'établir le rapport visé à l'article 10 de la Loi sur la citoyenneté, que l'intéressé a demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour et que la ministre a renvoyé l'affaire à la Cour fédérale (la «Cour»);
Attendu que la Cour a statué que l'intéressé a été admis au Canada à titre de résident permanent par l'un des trois moyens mentionnés au paragraphe 10(2) de la Loi sur la citoyenneté, soit la fraude, la fausse déclaration ou la dissimulation intentionnelle de faits essentiels et que, grâce à cette admission, il a subséquemment acquis la citoyenneté canadienne;
Attendu que la Cour a statué que l'intéressé a acquis la citoyenneté en application de la Loi par fausse déclaration, fraude ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels;
Attendu que le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport de la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, que la personne mentionnée dans l'annexe ci-jointe a été admise au Canada à titre de résident permanent par l'un des moyens mentionnés au paragraphe 10(2) de la Loi sur la citoyenneté, savoir la fausse déclaration, la fraude ou la dissimulation intentionnelle de faits essentiels et que, grâce à cette admission, elle a par la suite acquis la citoyenneté canadienne;
Attendu que le gouverneur en conseil est convaincu, après avoir pris connaissance du rapport de la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, que la personne mentionnée dans l'annexe ci-jointe a acquis la citoyenneté en application de la Loi par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels;
Son Excellence le gouverneur général en conseil, sur la recommandation de la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, en application de l'article 10 de la Loi sur la citoyenneté, déclare par la présente que la personne visée à l'annexe ci-jointe cesse d'être un citoyen canadien à compter de la date du présent décret.
[19]Une nouvelle avocate, Mme Jackman, et M. Hafemann ont ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouverneur en conseil d'annuler la citoyenneté de M. Oberlander pour les motifs ci-après énoncés. Premièrement, le gouverneur en conseil a omis de motiver sa décision d'une façon adéquate. Deuxièmement, le gouverneur en conseil n'estimait pas avoir le pouvoir discrétionnaire voulu pour refuser d'annuler la citoyenneté de M. Oberlander une fois que la Cour fédérale avait conclu que ce dernier avait acquis sa citoyenneté par une fausse déclaration. Troisièmement, le gouverneur en conseil n'a pas tenu compte des lignes directrices claires du gouvernement, indiquant que la procédure d'annulation de la citoyenneté était uniquement engagée contre des personnes qui avaient réellement commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité. Enfin, la décision du gouverneur en conseil était déraisonnable.
Décision d'instance inférieure
[20]Le juge de la Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle à appliquer à la décision du gouverneur en conseil était celle de la décision manifestement déraisonnable; il a accordé énormément d'importance au fait que la décision était prise par le plus haut organe politique du gouvernement canadien.
[21]Le juge a conclu qu'il n'avait pas à déterminer si le gouverneur en conseil était tenu de motiver sa décision d'annuler la citoyenneté, parce que le décret et le rapport de la ministre, sur lequel le décret était expressément fondé, pouvaient être considérés comme les motifs de la ministre.
[22]Au paragraphe 16, le juge a également conclu que le gouverneur en conseil estimait avoir le pouvoir discrétionnaire voulu pour ne pas annuler la citoyenneté de M. Oberlander, en faisant remarquer que le rapport de la ministre prévoyait expressément ce qui suit: «[qu'a]u moment de décider de l'opportunité de révoquer ou non la citoyenneté, le gouverneur en conseil devrait tenir compte de la politique gouvernementale relative à l'"absence de havre", des conclusions tirées par le juge de première instance lors du renvoi ainsi que des arguments soumis par M. Oberlander».
[23]Le juge a en outre conclu, au paragraphe 17, que le gouverneur en conseil n'était pas obligé de mentionner tous les éléments dont il avait tenu compte pour arriver à sa décision. Il a ajouté que «[l]e fait que les éléments secondaires ne sont pas mentionnés dans le décret contesté ne prouve nullement qu'il n'en a pas tenu compte ou qu'ils ont été écartés arbitrairement».
[24]Enfin, le juge a mentionné, au paragraphe 23, que selon les lignes directrices du gouvernement, l'annulation de la citoyenneté était uniquement demandée si la personne en cause avait personnellement commis des crimes de guerre ou avait été complice de la perpétration de pareils crimes. Le juge a fait remarquer que la politique prévoyait ce qui suit:
On considère qu'une personne est complice si, tout en étant au fait de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, elle a contribué directement ou indirectement à la perpétration de ces crimes. La seule appartenance à une organisation jugée responsable d'avoir commis des atrocités peut permettre d'établir la complicité, si la raison d'être de l'organisation est de perpétrer des actes de brutalité, p. ex. des escadrons de la mort.
Étant donné que M. Oberlander avait été, pendant une longue période, interprète au sein de l'unité Ek 10a, un escadron mobile de la mort, il était avec raison loisible au gouverneur en conseil, selon le juge, de considérer que M. Oberlander était complice des activités de l'escadron en sa qualité de membre du personnel de soutien et de fournisseur d'information. Le juge a donc conclu que les lignes directrices s'appliquaient clairement à M. Oberlander. Il a ajouté que, de toute façon, les lignes directrices ne sont pas obligatoires et ne créent pas de droits substantiels.
Dispositions et régime législatifs pertinents
[25]Les articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté sont reproduits ci-dessous:
10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée:
a) soit perd sa citoyenneté;
b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.
(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de fait essentiels la personne qui l'a acquise à raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens.
[. . .]
18. (1) Le ministre ne peut procéder à l'établissement du rapport mentionné à l'article 10 sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens et sans que l'une ou l'autre des conditions suivantes ne se soit réalisée:
a) l'intéressé n'a pas, dans les trente jours suivant la date d'expédition de l'avis, demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour;
b) la Cour, saisie de l'affaire, a décidé qu'il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
(2) L'avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu'a l'intéressé, dans les trente jours suivant sa date d'expédition, de demander au ministre le renvoi de l'affaire devant la Cour. La communication de l'avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l'intéressé.
(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d'appel.
[26]Selon l'article 10 de la Loi, lorsque la ministre a présenté le rapport nécessaire et a recommandé l'annulation, le gouverneur en conseil peut annuler la citoyenneté s'il est convaincu que l'acquisition de la citoyenneté est intervenue «par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels». Il importe de noter que la Loi ne limite aucunement le genre de fausses déclarations qui justifient l'annulation, si ce n'est qu'il doit exister un lien de causalité entre la déclaration et l'acquisition de la citoyenneté. Par conséquent, comme Mme Jackman le dit dans son mémoire: [traduction] «L'annulation peut être fondée sur un mensonge au sujet du nombre d'enfants que l'intéressé a, ou au sujet de l'état civil de l'intéressé au moment où il a obtenu le droit d'établissement.»
[27]Selon l'article 18 de la Loi, afin de pouvoir recommander l'annulation de la citoyenneté, la ministre doit d'abord aviser l'intéressé de son intention et donner à celui-ci la possibilité de demander le renvoi de l'affaire à la Cour fédérale, la décision de cette dernière étant définitive et non susceptible d'appel.
La politique du gouvernement du Canada concernant l'annulation de la citoyenneté des criminels de guerre
[28]La politique du gouvernement canadien a été de demander l'annulation de la citoyenneté des individus soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre. La politique du Canada est publiée chaque année, depuis que la décision de prendre des mesures contre pareils individus a été prise. La politique applicable à la période pertinente est énoncée dans un rapport public intitulé Programme canadien sur les crimes de guerre. Rapport annuel 2000-2001:
La politique du gouvernement canadien est claire: le Canada ne deviendra pas un refuge sûr pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou tout autre acte répréhensible en temps de conflit.
Au cours des dernières années, le gouvernement du Canada a pris des mesures importantes, tant au pays qu'à l'étranger, pour s'assurer que les personnes soupçonnées d'avoir commis un crime de guerre, quel que soit le moment ou le lieu où le crime a été perpétré, soient poursuivies de façon appropriée. Ces mesures incluent la collaboration avec des tribunaux internationaux et des gouvernements étrangers, et l'engagement de poursuites par l'un des trois ministères ayant pour mandat d'exécuter le Programme canadien sur les crimes de guerre.
Le Canada soutient activement les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR) et a ratifié le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) ainsi que le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant concernant la participation d'enfants aux conflits armés. Le Canada a été le premier pays à adopter une législation exhaustive qui intègre les dispositions du Statut de la CPI à la loi interne. Cette loi, la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, est entrée en vigueur le 23 octobre 2000.
[. . .]
Cas de la Seconde Guerre mondiale
[. . .]
Le gouvernement n'engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité. On considère qu'une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité ont été commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. Le fait d'être membre d'une organisation responsable d'atrocités peut, si l'organisation en question ne vise que la violence, comme un escadron de la mort, suffire pour que l'on considère qu'une personne est complice. [D.A., vol. 2, aux pages 311 et 312 (souligné dans l'original).]
[29]Dans le rapport qu'elle a soumis au gouverneur en conseil, la ministre a décrit la politique comme suit:
[traduction] Selon la politique du gouvernement du Canada, le pays ne peut offrir un havre aux particuliers qui sont impliqués dans la perpétration d'un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou tout autre acte répréhensible lors d'un conflit, peu importe le moment ou l'endroit où ces crimes ont eu lieu. De plus, le gouvernement estime que la révocation de la citoyenneté et l'expulsion constituent un recours approprié contre le particulier qui, sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité ont lieu, contribue directement ou indirectement à leur perpétration [D.A., vol. 1, à la page 41.]
[30]Il est reconnu que les lignes directrices ne sont pas obligatoires et ne créent pas d'attentes légitimes à l'égard de droits substantiels. Il était loisible au gouverneur en conseil de ne pas établir de lignes directrices et, peut-être, de ne pas suivre les lignes directrices établies. Toutefois, puisque dans ce cas-ci il a choisi d'adopter les lignes directrices et de les appliquer, le gouverneur en conseil doit se demander si ces lignes directrices s'appliquent à M. Oberlander. Dans ce cas-ci, le procureur général du Canada reconnaît de fait cette obligation, au paragraphe 67 de son mémoire, lorsqu'il dit ce qui suit: [traduction] «Le gouverneur en conseil était tenu de se demander si la politique gouvernementale s'appliquait à Oberlander.»
Questions en litige
[31]Deux questions générales se posent dans le présent appel. La première se rapporte à l'équité procédurale et la seconde se rapporte à l'examen au fond de la décision du gouverneur en conseil.
1. Le gouverneur en conseil était-il tenu de fournir des motifs? Dans l'affirmative, le décret et le rapport de la ministre constituent-ils les motifs du gouverneur en conseil?
2. Quelle est la norme de contrôle à appliquer à la décision du gouverneur en conseil? La décision résiste-t-elle à un examen fondé sur cette norme de contrôle?
[32]Il est bien établi que la norme de contrôle en appel, c'est-à-dire la norme applicable à l'examen effectué par la présente Cour de la décision du juge de la Cour fédérale, est celle de la décision correcte pour ce qui est de la détermination de la norme de contrôle à appliquer à la décision du gouverneur en conseil. Quant aux autres aspects de la décision du juge, la présente Cour peut intervenir s'il existe une «erreur manifeste et dominante» (voir Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 33; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 5, 8, 10 et 25).
[33]Il est également bien établi que la norme de contrôle de la décision du juge, pour ce qui est de l'équité procédurale et l'obligation de fournir des motifs, est celle de la décision correcte (voir Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221, juge Binnie, au paragraphe 65).
Équité procédurale--Obligation de fournir des motifs
[34]Je n'ai pas à déterminer ici s'il existe une obligation implicite de la part du gouverneur en conseil de donner lui-même des motifs. Les avocats des deux parties reconnaissent que les motifs du gouverneur en conseil peuvent bien être reflétés dans le rapport de la ministre et que la véritable question à cet égard est de savoir si par sa nature le rapport constitue un «mémoire de la poursuite» qui, selon l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 126, ne constitue pas «un exposé des motifs produits à l'appui d'une décision».
[35]Comme l'a fait remarquer le juge saisi en révision au paragraphe 13, «[l]orsqu'une décision est prise précisément en fonction des motifs énoncés dans le rapport du ministre et qu'il n'existe pas d'éléments de preuve contraires, les motifs de décision du gouverneur général en conseil sont ceux du ministre: Al Yamani c. Canada (Solliciteur général) (1re inst.), [1996] 1 C.F. 174, à la page 220». Dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 44, la juge L'Heureux-Dubé a expliqué que l'admission de documents tels que le rapport de la ministre dans ce cas-ci:
[. . .] fait partie de la souplesse nécessaire [. . .] quand des tribunaux évaluent les exigences de l'obligation d'équité tout en tenant compte de la réalité quotidienne des organismes administratifs et des nombreuses façons d'assurer le respect des valeurs qui fondent les principes de l'équité procédurale. Cela confirme le principe selon lequel les individus ont droit à une procédure équitable et à la transparence de la prise de décision, mais reconnaît aussi qu'en matière administrative, cette transparence peut être atteinte de différentes façons.
[36]L'article 10 de la Loi sur la citoyenneté exige que la ministre prépare un «rapport». En l'absence d'une formule obligatoire que la ministre doit adopter, il faut donner à celle-ci une grande latitude. Le mémoire de la poursuite dans l'affaire Suresh--dont le contenu n'est pas décrit dans les motifs du jugement--ne devrait pas être considéré en dehors de son contexte législatif et factuel, d'autant plus que la principale raison pour laquelle il n'a pas été accepté était qu'il n'était pas clair ni rationnel. Le juge saisi en révision a eu raison de conclure que le rapport de la ministre faisait partie des motifs du gouverneur en conseil.
Possibilité d'examiner la décision du gouverneur en conseil
[37]Même s'il a vigoureusement plaidé la nature politique en général des décisions prises par le gouverneur en conseil et le fait qu'en principe ces décisions ne sont pas justiciables, le procureur général du Canada reconnaît néanmoins dans son exposé des faits et du droit que la décision prise par le gouverneur en conseil dans une affaire d'annulation de la citoyenneté peut être examinée par un tribunal judiciaire, quoique selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Au paragraphe 41 de son exposé, il déclare que [traduction] «le législateur entendait conférer au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire à l'égard des décisions fondées sur l'article 10 de la Loi [sur la citoyenneté], cette décision pouvant uniquement être examinée si elle est manifestement déraisonnable».
[38]Toutefois, le procureur général ajoute, au paragraphe 44, que [traduction] «[m]ême si le pouvoir conféré au gouverneur en conseil peut faire l'objet d'un examen, les tribunaux judiciaires n'ont aucune obligation ni aucun droit d'enquêter sur les motifs qui amènent le gouverneur en conseil à prendre un décret ou de mettre ces motifs en question». Le procureur général se fonde à cet égard sur les arrêts Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 748; et Thorne's Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106, à la page 112. L'avocat de l'appelant m'a prié de réexaminer les principes établis à une époque antérieure à l'adoption de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], mais je refuse de le faire pour la simple raison que ni la politique ni les motifs du gouverneur en conseil ne sont mis en question en l'espèce.
[39]Il convient maintenant d'examiner les objectifs de la ministre lorsqu'elle prépare son rapport à l'intention du gouverneur en conseil et les objectifs que l'intéressé devrait chercher à atteindre lorsqu'il prépare ses observations écrites à l'intention de la ministre.
[40]Ni le rapport ni les observations écrites ne sont destinés à mettre en question les conclusions de fait tirées par le juge à la fin du renvoi. Ces conclusions sont définitives et non susceptibles d'examen (voir le paragraphe 18(3) de la Loi). Dans la mesure où les observations écrites visaient, sous une forme déguisée, à contester d'une façon accessoire les conclusions tirées, elles n'étaient pas pertinentes et elles n'étaient pas utiles. En l'espèce, M. Oberlander, la ministre et le gouverneur en conseil doivent reconnaître que M. Oberlander avait incontestablement une expérience de guerre auprès de l'unité Ek 10a, qu'il a fait une fausse déclaration quant à ses antécédents ou qu'il a dissimulé intentionnellement des faits essentiels lors de son entrevue avec un agent de sécurité et qu'il a été admis au Canada à titre de résident permanent et qu'il a finalement acquis la citoyenneté par de fausses déclarations (voir les motifs du juge MacKay, au paragraphe 210). Il est entendu que le gouverneur en conseil possède le pouvoir voulu, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, pour annuler la citoyenneté de M. Oberlander, mais il s'agit de savoir s'il a exercé ce pouvoir d'une façon qui peut donner lieu à un examen eu égard aux circonstances de l'espèce.
[41]Toutefois, les conclusions de fait doivent être considérées telles qu'elles sont formulées et non telles qu'elles auraient pu l'être. Le juge MacKay ne déterminait pas si la politique du gouvernement d'annuler la citoyenneté des criminels de guerre s'appliquait à M. Oberlander. Le juge MacKay ne déterminait pas si M. Oberlander était un criminel de guerre au sens du droit canadien ou du droit international. Le juge MacKay n'a pas conclu--comme il aurait pu le faire--que l'unité Ek 10a était une organisation dont la raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité. Le juge MacKay a conclu qu'aucun élément de preuve n'avait été présenté au sujet de la participation personnelle de M. Oberlander aux activités criminelles ou aux crimes de guerre.
[42]Dans son mémoire et à l'audience, le procureur général du Canada a reconnu que [traduction] «[l]orsqu'il examine un rapport de la ministre visant à annuler la citoyenneté d'un individu, le gouverneur en conseil doit être convaincu qu'il a été satisfait aux critères législatifs applicables à l'annulation. De plus, le gouverneur en conseil peut entreprendre la tâche délicate de soupeser, les intérêts personnels de l'individu et l'intérêt public et il peut tenir compte de tout objectif pertinent d'un programme» (au paragraphe 60). Pour les besoins de cet appel, je suppose qu'il est justifié de reconnaître la chose. Dans son rapport, à la page 41, la ministre elle-même a reconnu [traduction] «[qu'a]u moment de décider de l'opportunité de révoquer ou non la citoyenneté, le gouverneur en conseil devrait tenir compte de la politique gouvernementale relative à l'"absence de havre", des conclusions tirées par le juge de première instance lors du renvoi ainsi que des arguments soumis par M. Oberlander».
[43]En l'espèce, il a été satisfait aux critères législatifs. Selon M. Oberlander, ce sont les intérêts qui n'ont pas été soupesés ou, s'ils l'ont été, ils l'ont été de façon déraisonnable.
La norme de contrôle
[44]Dans l'arrêt Suresh, au paragraphe 34, la Cour suprême du Canada a dit que «la pondération des facteurs pertinents ne ressortit pas au tribunal appelé à contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel». Au paragraphe 36, la Cour a expliqué que dans la mesure où elle examinait la décision du ministre dans l'affaire Baker «sa décision se fondait sur l'omission du délégataire du ministre de se conformer à des lignes directrices établies par le ministère lui-même» (souligné dans l'original) et au paragraphe 37 que «[c]et arrêt [Baker] n'a pas pour effet d'autoriser les tribunaux siégeant en révision de décisions de nature discrétionnaire à utiliser un nouveau processus d'évaluation, mais il repose plutôt sur une jurisprudence établie concernant l'omission d'un délégataire du ministre de prendre en considération et d'évaluer des restrictions tacites ou des facteurs manifestement pertinents». La Cour a conclu, au paragraphe 41, que:
[. . .] le tribunal appelé à contrôler une mesure d'expulsion ministérielle prononcée en application de la Loi doit faire preuve de retenue à l'égard de ces décisions. Lorsque le ministre a tenu compte des facteurs appropriés, le tribunal ne doit pas les soupeser à nouveau. Si la décision prise en vertu de l'al. 53(1)b) n'est pas manifestement déraisonnable-- c'est-à-dire déraisonnable à première vue, non étayée par la preuve ou viciée par l'omission de tenir compte des facteurs pertinents ou d'appliquer la procédure appropriée --, elle doit être confirmée. Toutefois, les tribunaux ont un rôle important à jouer en ce qu'ils doivent s'assurer que le ministre a examiné les facteurs pertinents et qu'il s'est conformé aux exigences de la Loi et de la Constitution.
[45]Dans l'arrêt Suresh, la Cour suprême a reconnu que la démarche pragmatique et fonctionnelle doit s'appliquer lorsqu'il s'agit de déterminer la norme de contrôle applicable, même à l'égard de décisions discrétionnaires, comme on l'a fait dans l'arrêt Baker, mais au paragraphe 35, elle semble donner à entendre qu'il faut adopter une démarche axée sur le résultat lorsqu'elle ajoute que ce ne serait que dans des «situations particulières où il vaut mieux, même à l'égard de décisions discrétionnaires au sens traditionnel, appliquer une autre norme que la norme caractérisée par la retenue qui était appliquée de manière systématique antérieurement à toutes les décisions ministérielles». Ma perception, à savoir que dans l'arrêt Suresh, la Cour a apporté certaines réserves à l'approche peut-être trop générale adoptée dans l'arrêt Baker peut être confirmée par le fait que, dans l'arrêt Suresh, la Cour déterminait la norme de contrôle applicable sans suivre formellement l'approche composée de quatre facteurs dictée dans l'arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. La Cour a fondé sa conclusion essentiellement sur le fait que la question de savoir s'il existe un risque sérieux de torture «dépend en grande partie des faits» et comporte «[un] aspect juridique [. . .] négligeable» (au paragraphe 39).
[46]Plus récemment, dans l'arrêt Dr Q au paragraphe 24, la Cour suprême du Canada a réitéré «qu'il n'y a pas lieu d'écarter entièrement l'apport de la jurisprudence antérieure en droit administratif», mais elle a pris la peine de noter la remarque que le juge Binnie avait faite dans l'arrêt Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, au paragraphe 54, à savoir que même «la norme de contrôle en matière d'abus de pouvoir discrétionnaire peut en principe aller de la norme de la décision correcte, en passant par celle du caractère déraisonnable, jusqu'à la norme du caractère manifestement déraisonnable».
[47]Je crois comprendre, à partir de ces formulations ésotériques, que l'analyse pragmatique et fonctionnelle dicte la démarche, et ce, même lorsque des décisions ministérielles discrétionnaires sont en cause, mais il ne faudrait pas être surpris si, sauf en quelques occasions fort rares, le résultat final--un degré élevé de retenue--est le même que dans le cas où l'ancienne approche aurait été suivie.
[48]Une autre difficulté particulière, dans ce cas-ci, est que les deux motifs de contestation invoqués par l'appelant peuvent être--et sont, à mon avis--régis par des normes de contrôle différentes. Soupeser des intérêts personnels et des intérêts publics peut bien entraîner l'application de la norme de la décision manifestement déraisonnable, alors que la décision selon laquelle un individu pourrait bien être un criminel de guerre au sens de la politique sur les criminels de guerre peut bien entraîner l'application de la norme de la décision raisonnable simpliciter.
[49]J'examinerai maintenant les quatre facteurs énoncés dans les arrêts Pushpanathan et Dr Q.
[50]Le premier facteur--l'absence de clause privative--n'implique pas la retenue ni une norme élevée de contrôle parce qu'il n'y a pas de clause privative ou de droit d'appel prévu par la loi (voir Pushpanathan au paragraphe 30).
[51]Le deuxième facteur--l'expertise du tribunal par rapport à celle de la cour de révision sur la question en litige--milite à première vue en faveur d'un degré élevé de retenue. Le gouverneur en conseil se voit accorder une grande latitude ou discrétion au sujet de la question de savoir si la citoyenneté doit être annulée et la législation renferme peu de directives au sujet de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Le fait même que le législateur a choisi le gouverneur en conseil comme décideur donne également à entendre qu'il voulait que le gouverneur en conseil serve d'intermédiaire pour exprimer la politique gouvernementale (Suresh, au paragraphe 31; Mont-Sinaï, au paragraphe 58; Baker, au paragraphe 59).
[52]Toutefois lorsque, comme c'est ici le cas, le gouverneur en conseil applique délibérément une politique qu'il a lui-même établie et lorsque cette politique est fondée sur des concepts juridiques concernant les crimes de guerre et la complicité, son expertise dans l'application de la politique n'est pas apparente et sa décision à cet égard peut faire l'objet d'une moins grande retenue.
[53]Le troisième facteur--l'objet de la législation et en particulier de la disposition--donne à entendre une norme de contrôle fondée sur une plus grande retenue. Le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil n'est assujetti à aucune restriction législative. Tout type de fausse déclaration peut en théorie mener à l'annulation de la citoyenneté. Toutefois, en pratique, compte tenu de la politique adoptée et suivie par le gouvernement, le pouvoir discrétionnaire a été limité en ce qui concerne les fausses déclarations faites par des individus qui sont soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre. En outre, la disposition vise à s'appliquer à la personne qui risque de perdre sa citoyenneté et de devenir un apatride. Cela justifie une norme de moins grande retenue.
[54]Le quatrième facteur--la nature de la question, de droit, de fait ou mixte de fait et de droit--donne à entendre une norme de retenue élevée lorsqu'il s'agit de soupeser les intérêts privés et les intérêts publics ou lorsque les conclusions de fait tirées à la fin de la procédure de renvoi sont telles qu'elles permettent facilement de soupçonner l'intéressé d'être un criminel de guerre en vertu de la politique. Toutefois, lorsqu'aucune conclusion de ce genre n'est tirée et lorsque l'on s'attend à ce que le gouverneur en conseil tire ses propres conclusions, des questions juridiques complexes peuvent se poser, lesquelles donnent lieu à une moins grande retenue. On peut constater que la politique est fondée sur des concepts du droit criminel et du droit international compte tenu du libellé même, qui fait mention des tribunaux internationaux et des conventions internationales (voir le paragraphe 28 des présents motifs) et de la mention, au paragraphe 66 du mémoire du procureur général, de décisions dans lesquelles la présente Cour a examiné les concepts de «crime de guerre» et de «complicité» dans le contexte du droit international des réfugiés. Bien sûr, le gouverneur en conseil ne tranche pas la question de droit qui consiste à savoir si un individu a commis des crimes de guerre, mais il ne peut pas appliquer à un individu la politique concernant les criminels de guerre à moins de s'assurer d'abord, comme le dit la politique, qu'«il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité» (au paragraphe 28 des présents motifs).
[55]La présente affaire ressemble à l'affaire Suresh dans la mesure où le gouverneur en conseil a devant lui une politique gouvernementale qu'il a lui-même établie, mais on ne peut pas dire ici qu'il existe un aspect juridique négligeable lorsqu'il s'agit de déterminer si la politique sur les crimes de guerre s'applique à un individu. À mon avis, un citoyen canadien ne devrait pas être déclaré apatride et être stigmatisé parce qu'il est soupçonné d'être un criminel de guerre à la suite d'une décision qui serait examinée selon une norme autorisant une plus grande retenue que la norme de la décision raisonnable simpliciter.
Application de la norme de contrôle
[56]Je souscris à l'avis du juge saisi en révision lorsqu'il dit que le gouverneur en conseil n'est pas tenu de mentionner tous les éléments dont il a tenu compte avant d'arriver à sa décision et que le fait que des éléments secondaires ne sont pas mentionnés n'établit pas que ces éléments n'ont pas été pris en considération ou qu'ils ont arbitrairement été écartés. Je suis également d'accord pour dire qu'une cour de révision ne devrait pas amorcer une réévaluation de la preuve et des facteurs soumis par les parties.
Intérêts personnels de M. Oberlander
[57]Le juge saisi en révision a clairement eu tort de conclure que les intérêts de M. Oberlander sont des «éléments secondaires» et je ne puis voir aucun élément de preuve ni aucune indication montrant qu'il ait été tenu compte de ces intérêts. Dans son rapport, préparé sans qu'il soit tenu compte des observations additionnelles déposées par M. Oberlander, la ministre dit que [traduction] «M. Oberlander n'a soulevé aucune raison d'ordre humanitaire dans ses observations» (D.A., vol. 1, à la page 41). (Je m'empresse de faire remarquer que les mots «raisons d'ordre humanitaire» ne figurent pas dans la Loi sur la citoyenneté et qu'ils ne sont pas appropriés puisqu'ils invitent à faire une comparaison, et prêtent à confusion, avec ces mots tels qu'ils sont employés et tels qu'ils ont été interprétés dans d'autres textes de loi. Je préfère de beaucoup les mots «intérêts personnels» employés par le procureur général dans ses observations écrites et orales.)
[58]Bien sûr, la ministre a tort, dans la mesure où des observations ont en fin de compte été faites sur ce point. Il est vrai que les observations additionnelles étaient jointes au rapport et qu'il faut en général supposer que le décideur a examiné tous les éléments de preuve et toute la documentation. Cependant, lorsque les considérations liées aux intérêts personnels sont fortement favorables à la personne concernée, comme c'est ici le cas--M. Oberlander ayant vécu d'une façon irréprochable au Canada pendant 50 ans--on devrait s'attendre à ce que le décideur reconnaisse du moins formellement l'existence de ces intérêts. Il est apparent au vu du dossier que les intérêts personnels de M. Oberlander et l'intérêt public n'ont pas été soupesés. La décision sur ce point est manifestement déraisonnable.
Le programme sur les crimes de guerre
[59]Le rapport de la ministre fait bien mention de la politique d'«absence de havre», mais sans renfermer d'analyse expliquant pourquoi M. Oberlander est visé par la politique qui ne s'applique qu'aux individus soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre, soit un élément dont il n'est pas fait mention dans le rapport. Étant donné la conclusion expresse tirée par le juge MacKay, à savoir qu'aucun élément de preuve n'a été présenté au sujet de la participation personnelle de M. Oberlander à des crimes de guerre, on s'attendrait à ce que le gouverneur en conseil explique du moins pourquoi, à son avis, une politique qui, par son libellé même, et la chose est soulignée, s'appliquait uniquement aux individus soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre, s'appliquait à quelqu'un qui avait uniquement agi à titre d'interprète dans l'armée allemande. Je note que ni la ministre dans son rapport ni le juge qui a procédé à la révision ne mentionnent que M. Oberlander a affirmé qu'il n'avait pas joint l'armée allemande volontairement et que le juge MacKay n'a pas tiré de conclusion précise au sujet de la question de savoir si M. Oberlander était un conscrit.
[60]Le gouverneur en conseil ne pouvait pas raisonnablement conclure que la politique s'appliquait à M. Oberlander sans d'abord se faire une opinion au sujet de la question de savoir s'il existait une preuve permettant de conclure (conclusion que le juge chargé du renvoi n'a pas tirée) que M. Oberlander pouvait être soupçonné d'avoir été complice des activités d'une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité. Le juge saisi en révision s'est chargé de décider ce que le gouverneur en conseil avait omis d'examiner et de décider, à savoir que l'unité Ek 10a était une organisation dont la raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité et que M. Oberlander avait été complice des activités de l'organisation. La décision du gouverneur en conseil sur ce point ne peut pas être complétée par celle du juge saisi en révision. La décision du gouverneur en conseil n'est pas raisonnable puisqu'elle ne renferme pas les conclusions appropriées et qu'elle n'établit pas de lien entre les conclusions tirées et la personne dont la citoyenneté est en cause.
Conclusion
[61]J'accueillerais l'appel, les dépens étant adjugés dans la présente instance et dans l'instance inférieure, j'annulerais la décision de la Cour fédérale, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j'annulerais la décision du gouverneur en conseil et je renverrais l'affaire au gouverneur en conseil pour qu'il prenne une nouvelle décision. En pratique, cette ordonnance veut dire que la ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, si elle décidait de demander encore une fois l'annulation de la citoyenneté de M. Oberlander, devrait présenter au gouverneur en conseil un nouveau rapport portant sur les questions mentionnées par la Cour dans les présents motifs.
Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.
Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.