2004 CAF 257
A-287-03
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada (appelants) (demandeurs devant la Section de 1re instance)
c.
Mahmoud Jaballah (intimé) (défendeur devant la Section de 1re instance)
A-288-03
Mahmoud Jaballah (appelant) (défendeur devant la Section de 1re instance)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada (intimés) (demandeurs devant la Section de 1re instance)
Répertorié: Jaballah (Re) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Linden, Rothstein et Sexton, J.C.A.--Toronto, 23 juin; Ottawa, 13 juillet 2004.
Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et renvoi -- Personnes interdites de territoire -- Appel et appel incident de la décision d'un juge désigné de la Cour fédérale selon laquelle l'évaluation des risques avant renvoi était réputée l'évaluation finale. Le juge avait repris l'instance concernant le certificat de sécurité -- M. Jaballah, qui faisait l'objet d'un certificat de sécurité délivré par les ministres, a déposé une demande de protection conformément à l'art. 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR), ce qui a entraîné la suspension de l'instance concernant le certificat de sécurité -- Le juge a conclu que le retard de 10 mois du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (MCI) à prendre une décision concernant la demande de protection constituait un abus de procédure; il a ordonné que l'évaluation des risques avant renvoi soit réputée l'évaluation finale des risques pour les besoins de la demande de protection -- Le juge a repris l'instance concernant le certificat de sécurité et a jugé que le certificat était raisonnable -- Les ministres ont interjeté appel de la conclusion d'abus de procédure et de l'ordonnance concernant l'évaluation des risques -- M. Jaballah a interjeté un appel incident de la décision de reprendre l'instance concernant le certificat de sécurité -- Compte tenu que le retard ne semblait pas prendre fin dans une période de temps prévisible et que M. Jaballah était toujours détenu, le juge pouvait conclure que le retard du MCI constituait un abus de procédure -- Lorsqu'il y a abus de procédure, la décision concernant le redressement est une décision discrétionnaire; elle ne peut être renversée que si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée -- En l'espèce, il s'agit d'une évaluation sur le fond des risques et si, après une période raisonnable de temps, le MCI ne semble pas avoir pris une décision, le juge peut exiger que le MCI considère que l'évaluation est l'évaluation finale -- Le MCI était toujours libre de prendre une décision concernant la demande de protection de M. Jaballah -- Si la mesure de renvoi est suspendue au motif que l'évaluation est réputée l'évaluation finale, il est toujours loisible au MCI, si les circonstances ont changé, de révoquer le sursis -- Appel rejeté -- La reprise de l'instance relative au certificat de sécurité est contraire aux art. 79(2) et 80 de la LIPR qui exigent que la procédure comprenne tant l'examen du certificat que celui de la décision sur la protection -- Le juge ne peut décider du caractère raisonnable du certificat de sécurité avant la décision concernant la légalité de la décision de protection -- Le principe de common law en matière d'abus de procédure ne peut l'emporter sur les dispositions expresses de la loi -- Appel incident accueilli.
Il s'agissait d'appels et d'un appel incident de la décision rendue par un juge désigné de la Cour fédérale. La décision attaquée découlait de la procédure concernant un certificat de sécurité (qui a commencé par suite de la délivrance d'un certificat de sécurité par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (MCI) et le solliciteur général du Canada (ensemble, les ministres)) au cours de laquelle M. Jaballah a déposé une demande de protection en vertu de l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Le 11 juillet 2002, le juge a suspendu l'instance relative au certificat de sécurité jusqu'à ce que le MCI prenne une décision concernant la demande de protection. Le 14 mars 2003, M. Jaballah a été autorisé à déposer une requête alléguant l'abus de procédure à cause du retard du MCI à prendre une décision concernant la demande de protection. Le 23 mai 2003, la décision visée par l'appel a été rendue. Le juge a conclu que le retard du MCI à rendre une décision concernant la demande de protection constituait un abus de procédure. Il a ordonné que le résultat de l'évaluation des risques effectuée par l'agent d'évaluation des risques avant renvoi (ERAR) soit réputée l'évaluation finale des risques auxquels M. Jaballah serait exposé pour les besoins de la demande de protection. Le juge a également repris l'examen du certificat de sécurité sans attendre la décision du MCI concernant la demande de protection (la décision concernant la protection n'a été rendue qu'en décembre 2003) et il a jugé que le certificat était raisonnable. Les ministres ont interjeté appel alléguant que le juge avait commis une erreur en concluant qu'il y avait eu abus de procédure et en imposant, à cet égard, un redressement qui ne respectait pas le régime prévu par la LIPR. M. Jaballah a interjeté un appel incident et a également présenté un appel distinct de la décision au motif que le juge n'aurait pas dû reprendre l'instance au sujet du certificat de sécurité.
Les questions en litige étaient de savoir: 1) si la Cour avait compétence pour entendre le présent appel sans qu'il soit nécessaire de certifier une question; 2) si le juge désigné avait commis une erreur en concluant que le retard du MCI à rendre sa décision concernant la demande de protection constituait un abus de procédure; 3) si les redressements accordés étaient raisonnables.
Arrêt: l'appel interjeté par les ministres doit être rejeté; l'appel incident de M. Jaballah doit être accueilli.
1) Puisque les instances concernant une demande de protection ne constituent pas un contrôle judiciaire, le juge n'avait pas l'obligation de certifier une question de portée générale conformément à l'alinéa 74d) de la LIPR. Étant donné également que la conclusion du juge concernant le caractère raisonnable d'un certificat de sécurité n'était pas visée en l'espèce, l'appel n'était pas assujetti au paragraphe 80(3) de la LIPR.
2) Contrairement à l'argument des ministres, le juge, pour exercer un contrôle à l'égard de la conclusion d'abus de procédure, n'a pas pris en compte que le retard. Outre le simple retard, il était préoccupé par la situation difficile de M. Jaballah. Également, contrairement à l'argument des ministres, le fait qu'il faillait obtenir des assurances du gouvernement de l'Égypte ne rendait pas le retard raisonnable. Compte tenu que le retard ne semblait pas prendre fin dans une période de temps prévisible et que M. Jaballah était toujours détenu en isolement cellulaire, le juge pouvait conclure que le retard du MCI à décider de la demande de protection et la suspension indéfinie de l'examen par le tribunal du certificat de sécurité constituaient un abus de procédure.
3) Le juge n'a pas commis d'erreur en ordonnant que l'évaluation des risques effectuée par l'agent ERAR soit réputée l'évaluation finale des risques auxquels serait exposé M. Jaballah. Ce redressement ne constituait pas une suspension totale de l'instance au point où celle-ci serait annulée. Le MCI était toujours libre de prendre une décision concernant la demande de protection de M. Jaballah. En accordant un redressement lorsqu'il y a eu abus de procédure, les tribunaux doivent se montrer flexibles et imposer un redressement adéquat compte tenu des circonstances. Il s'agit d'une décision discrétionnaire et une cour d'appel peut renverser une telle décision si le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu'on n'a pas accordé suffisamment d'importance, ou qu'on en n'a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes. Ce n'était pas le cas en l'espèce. L'évaluation des risques soumise au juge est une évaluation sur le fond des risques auxquels ferait face M. Jaballah s'il était renvoyé du Canada. Le juge pouvait exiger que cette évaluation soit réputée l'évaluation finale des risques si, après une période raisonnable de temps (en l'espèce, dix mois après la demande de protection et huit mois après que le MCI l'ait avisé qu'il avait demandé au gouvernement de l'Égypte de lui donner certaines assurances), le MCI ne semblait pas avoir pris une décision. Le fait qu'une décision d'accorder la protection puisse être fondée sur des renseignements incomplets (selon le MCI, les renseignements étaient incomplets) et puisse entraîner une suspension de la mesure de renvoi, ne pose aucun problème. Il est toujours loisible au MCI de suspendre l'instance en vertu du paragraphe 114(2) de la LIPR, si les circonstances ayant amené la suspension ont changé. La décision de protection serait assujettie à une demande d'autorisation, et si l'autorisation était accordée, à un contrôle judiciaire. Pour ces motifs, le régime législatif n'interdisait pas le redressement imposé par le juge qui avait exercé régulièrement son pouvoir discrétionnaire.
La reprise par le juge de l'instance relative au certificat était contraire aux dispositions expresses de la LIPR qui empêchent toute reprise de l'instance relative au certificat de sécurité si le juge n'a pas été notifié de la décision en matière de protection. En vertu du paragraphe 79(2) de la LIPR, la reprise de la procédure relative au certificat de sécurité doit comprendre tant l'examen du certificat que celui de la décision sur la protection. Selon le paragraphe 80(1), un juge désigné doit décider: 1) du caractère raisonnable du certificat; 2) de la légalité de la décision du ministre en matière de protection. Cette interprétation est appuyée par la procédure visée au paragraphe 80(2), en vertu de laquelle le juge ne peut décider du caractère raisonnable du certificat de sécurité avant d'avoir conclu que la décision du MCI concernant la demande de protection est légale. Bien que le juge pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire, en l'absence d'une contestation constitutionnelle, le principe de common law en matière d'abus de procédure ne peut l'emporter sur les dispositions expresses adoptées par le législateur. De plus, conformément au processus envisagé par le juge, lorsque la décision concernant la protection a été prise, il fallait l'autorisation de demander un contrôle judiciaire et il devenait possible d'interjeter appel du contrôle judiciaire de la Cour. Ni l'exigence relative à l'autorisation ni la possibilité d'interjeter appel concernant le caractère raisonnable du certificat ou la légalité de la décision du MCI concernant la demande de protection prise en vertu du paragraphe 112(1) ne sont prévues par les articles 79 et 80 de la LIPR. La décision selon laquelle le juge a conclu que le certificat de sécurité était raisonnable a été écartée et la Cour a décidé que le contrôle judiciaire prévu pour le mois d'août 2004 de la décision de décembre 2003 concernant la demande de protection du MCI ne devrait pas avoir lieu puisque ladite décision aurait dû être traitée en vertu des articles 79 et 80 de la LIPR. Les deux questions (le caractère raisonnable du certificat de sécurité et la légalité de la décision en matière de protection) ont été renvoyées à la Cour fédérale pour nouvelle décision.
L'appel distinct de M. Jaballah fondé uniquement sur l'incompétence de l'avocat précédent était sans objet, compte tenu de la décision prise relativement à l'appel incident et par conséquent, la question relative à la compétence de l'avocat n'a pas été tranchée.
lois et règlements cités
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 40.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 31).
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(1), 74d), 76 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 77 (mod., idem), 78, 79 (mod., idem), 80, 81, 82(2), 84, 97, 112, 113d)(ii), 114(1),(2), 187, 190. |
Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 172. |
jurisprudence citée
décisions examinées:
Jaballah (Re), [2003] 3 C.F. 85; (2002), 224 F.T.R. 20; 2002 CFPI 1046; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Jaballah, [1999] A.C.F. no 1681 (1re inst.) (QL).
décisions citées:
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; (1997), 151 D.L.R. (4th) 119; 1 Admin. L.R. (3d) 1; 118 C.C.C. (3d) 443; 14 C.P.C. (4th) 1; 10 C.R. (5th) 163; 40 Imm. L.R. (2d) 23; 218 N.R. 81; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; (2003), 232 D.L.R. (4th) 385; 17 C.R. (6th) 276; 311 N.R. 201; 179 O.A.C. 291; 2003 CSC 63; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3; (1992), 88 D.L.R. (4th) 1; [1992] 2 W.W.R. 193; 84 Alta. L.R. (2d) 129; 3 Admin. L.R. (2d) 1; 7 C.E.L.R. (N.S.) 1; 132 N.R. 321; Charles Osenton & Co. v. Johnston, [1942] A.C. 130 (H.L.).
APPEL et APPEL INCIDENT d'une décision d'un juge désigné de la Cour fédérale ([2003] 4 C.F. 345; (2003), 23 Imm. L.R. (3d) 216) qui a décidé que le retard du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (MCI) à rendre une décision concernant une demande de protection constituait un abus de procédure, qui a ordonné que le résultat de l'évaluation des risques effectuée par l'agent d'évaluation des risques avant renvoi soit réputée l'évaluation finale des risques pour les besoins de la demande de protection, qui a repris l'examen d'un certificat de sécurité sans attendre la décision du MCI concernant la demande de protection et qui a jugé que le certificat était raisonnable. Appel rejeté; appel incident accueilli.
ont comparu:
Donald A. MacIntosh, David W. Tyndale et Mielka Visnic pour les appelants dans A-287-03, pour les intimés dans A-288-03.
John R. Norris et Barbara L. Jackman pour l'intimé dans A-287-03, pour l'appelant dans A-288-03.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour les appelants dans A-287-03, intimés dans A-288-03.
Ruby & Edwardh, Toronto et Barbara Jackman, Toronto, pour l'intimé dans A-287-03, pour l'appelant dans A-288-03.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Rothstein, J.C.A.:
APERÇU
[1]Il s'agit d'un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (MCI) et le solliciteur général du Canada (ensemble, les ministres) de la décision rendue, le 23 mai 2003 [[2003] 4 C.F. 345 (1re inst.)], par un juge désigné de la Cour fédérale. L'intimé interjette un appel incident et présente un appel distinct de la même décision.
[2]Le juge examinait un certificat de sécurité délivré par les ministres concernant l'intimé, mais il avait suspendu l'instance en attendant la décision du MCI concernant une demande de protection déposée par l'intimé. Une demande de protection comporte deux évaluations des risques. L'une porte sur les risques auxquels ferait face la personne si elle était renvoyée du Canada et l'autre sur l'appréciation des risques que pose un individu pour la sécurité du Canada. En se fondant sur ces deux évaluations des risques ainsi que sur les observations de l'individu, le ministre prend une décision concernant la demande de protection.
[3]Le juge désigné a conclu qu'il y avait eu abus de procédure à cause du retard du MCI à prendre une décision concernant la demande de protection. En imposant un redressement relativement à l'abus de procédure, le juge désigné a ordonné que le résultat de l'évaluation des risques effectuée par l'agent d'évaluation des risques avant renvoi (l'agent ERAR), à savoir que l'intimé serait exposé au risque d'être soumis à la torture, ou à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités s'il était renvoyé en Égypte, soit réputée l'évaluation finale des risques auxquels la personne serait exposée pour les besoins de la demande de protection. À cause du retard, le juge a également repris l'examen du certificat de sécurité sans attendre la décision du MCI concernant la demande de protection. Il a jugé que le certificat était raisonnable.
[4]Les ministres affirment que le juge désigné a commis une erreur en arrivant à la conclusion qu'il y avait eu abus de procédure et en imposant, à cet égard, un redressement qui ne respectait pas le régime prévu par la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). L'intimé interjete un appel incident et, en sus, il présente un appel distinct de la décision au motif notamment que même si la Cour ne devrait pas intervenir relativement à la conclusion d'abus de procédure du juge désigné et à sa décision concernant l'évaluation des risques effectuée par l'agent ERAR, le juge n'aurait pas dû reprendre l'instance au sujet du certificat de sécurité dans le but de juger du caractère raisonnable du certificat.
FAITS
[5]Ces appels soulèvent une procédure relativement complexe en vertu de la LIPR. Je limite l'énumération des faits aux seuls faits pertinents pour ce qui touche les questions soulevées en appel:
1. 11 mai 1996 |
Mahmoud Jaballah est arrivé au Canada avec sa femme et ses quatre enfants et il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. |
2. 14 mars 1999 |
La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié au sens de la Convention) a décidé que M. Jaballah et sa famille n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. |
3. 31 mars 1999 |
Les ministres ont décerné un certificat de sécurité en vertu de l'article 40.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 29, art. 4; L.C. 1992, ch. 40, art. 31] de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, alléguant que M. Jaballah était membre du groupe Al Jihad, une organisation terroriste ayant des liens avec le groupe Al-Qaida. |
4. 2 novembre 1999 |
Le juge Cullen [[1999] A.C.F. no 1681 (1re inst.) (QL)] a annulé le certificat au motif qu'il n'était pas raisonnable. |
5. 14 août 2001 |
Les ministres ont décerné un deuxième certificat de sécurité qui devait être fondé sur une nouvelle preuve de la participation de M. Jaballah au groupe Al Jihad. |
6. 11 mars 2002 |
Après plusieurs requêtes notamment d'ordre procédural l'audience concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité a repris. |
7. 28 juin 2002 |
La LIPR est entrée en vigueur. Conformément à l'article 190, la procédure relative à l'attestation de sécurité s'est poursuivie comme si elle avait été instituée en vertu de la LIPR. |
8. 1er juillet 2002 |
M. Jaballah a demandé la suspension de l'affaire relative au certificat de sécurité, conformément au paragraphe 79(1) de la LIPR, pour permettre que soit disposée de la demande de protection présentée au MCI en vertu du paragraphe 112(1) de la LIPR. |
9. 11 juillet 2002 |
L'instance relative au certificat a été suspendue. |
10. 15 août 2002 |
Un agent ERAR a effectué l'évaluation des risques auxquels M. Jaballah serait exposé s'il était renvoyé en Égypte et l'évaluation a été remise, soi-disant par erreur, à M. Jaballah. Selon cette évaluation des risques, M. Jaballah serait exposé au risque d'être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à des peines ou traitements cruels et inusités s'il était renvoyé en Égypte. |
11. 28 août 2002 |
Le juge désigné a convoqué une conférence téléphonique avec les avocats et l'avocat des ministres a dit qu'il pourrait s'écouler jusqu'à trois mois de plus avant que le ministre ne rende sa décision concernant la demande de protection. |
12. 8 octobre 2002 |
Le juge désigné refuse d'accorder divers redressements demandés par M. Jaballah à cause du retard du MCI à prendre une décision concernant la demande de protection, mais il incite ardemment le MCI à compléter son évaluation de la demande de protection de M. Jaballah et à notifier sa décision à Jaballah et à la Cour conformément au paragraphe 79(2) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194], dès que possible. |
Le juge désigné [[2003] 3 C.F. 85 (1re inst.)] a dit qu'il était préoccupé [au paragraphe 32] «par le fait que la situation de M. Jaballah demeure non résolue alors qu'il continue d'être détenu, depuis maintenant presque 14 mois». |
13. 20 novembre 2002 |
Le juge désigné a convoqué une conférence téléphonique avec les avocats au cours de laquelle il s'est enquis du progrès du MCI et il a demandé à l'avocat du MCI de dire à son client qu'il était très important de prendre rapidement une décision. |
14. Du 5 novembre 2002 au 8 avril 2003 |
Diverses communications entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de l'Égypte au cours desquelles le gouvernement du Canada a demandé au gouvernement de l'Égypte de lui donner des assurances que M. Jaballah ne serait pas soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à des traitements cruels ou inusités s'il était renvoyé en Égypte. Apparemment, les assurances données n'ont pas convaincu le gouvernement du Canada. |
15. 14 mars 2003 |
Le juge désigné a convoqué une conférence téléphonique avec les avocats au cours de laquelle l'avocat du MCI n'a pas pu préciser à quel moment le ministre notifierait la Cour de sa décision concernant la demande de protection de M. Jaballah. Le juge désigné a autorisé M. Jaballah à déposer une requête alléguant abus de procédure de la part du MCI. |
16. 18 mars 2003 |
Le juge désigné a ordonné la tenue d'une audience, le 11 avril 2003, afin de traiter la requête de M. Jaballah qui portait sur le retard du MCI à prendre une décision concernant la protection. |
17. 11 avril 2003 |
Le juge désigné a entendu les observations concernant la requête de M. Jaballah sur l'abus de procédure. |
18. 23 mai 2003 |
Le juge désigné rend la décision visée par l'appel. Le juge décide que le retard du MCI à rendre une décision concernant la demande de protection de M. Jaballah, alors que M. Jaballah est gardé en détention, en isolement cellulaire, depuis plus de deux ans, sans disposer du droit de faire revoir ses conditions de détention, constitue un abus de procédure. Par voie de redressement, le juge a décidé que l'évaluation des risques effectuée par l'agent ERAR, en date du 15 août 2002, était l'évaluation finale concernant les risques auxquels ferait face M. Jaballah s'il était renvoyé en Égypte. Il a également décidé que le certificat en matière de sécurité était raisonnable. |
APPELS DES MINISTRES
QUESTIONS EN LITIGE
[6]En appel, les ministres soulèvent les questions suivantes:
1. la Cour doit-elle intervenir relativement à la décision du juge désigné concernant l'abus de procédure;
2. en cas contraire, la décision du juge désigné en vertu de laquelle l'évaluation des risques effectuée par l'agent ERAR constituait l'évaluation finale des risques auxquels ferait face M. Jaballah pour les besoins de sa demande de protection était-elle un redressement approprié en matière d'abus de procédure.
ANALYSE
A. La Cour a-t-elle compétence pour entendre le présent appel sans qu'il soit nécessaire de certifier une question? |
[7]La décision du juge désigné a été prise pendant une instance concernant un certificat de sécurité, conformément aux articles 79 et 80 de la LIPR. Ces instances ne constituent pas un contrôle judiciaire. Par conséquent, l'alinéa 74d) de la LIPR, qui prévoit qu'un jugement consécutif au contrôle judiciaire n'est susceptible d'appel que si un juge de la Cour fédérale certifie une question de portée générale, ne s'applique pas.
[8]La décision prise par un juge désigné en vertu de l'article 80 est assujettie à la clause privative du paragraphe 80(3) qui prévoit que la décision n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire. Toutefois, la conclusion de fait du juge désigné concernant le caractère raisonnable d'un certificat de sécurité n'est pas visée en l'espèce. Au contraire, la présente affaire soulève la question de savoir si le juge a commis une erreur en concluant que le retard du MCI à rendre sa décision concernant la demande de protection constituait un abus de procédure et si les redressements accordés étaient raisonnables. Ce type de décision n'est pas protégée contre un contrôle en vertu du paragraphe 80(3) (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au paragraphe 50).
B. Le juge désigné a-t-il commis une erreur en décidant qu'il y avait eu abus de procédure? |
[9]Le ministre semble avancer trois arguments afin d'étayer sa prétention selon laquelle la Cour devrait exercer un contrôle à l'égard de la conclusion d'abus de procédure du juge désigné:
1. le juge désigné n'a tenu compte que du retard sans tenir compte d'autres facteurs comme il était tenu de le faire;
2. le retard était raisonnable puisqu'il fallait obtenir des assurances du gouvernement de l'Égypte que M. Jaballah ne serait pas exposé à une menace à sa vie ni soumis à la torture ou à des traitements cruels ou inusités s'il était renvoyé en Égypte;
3. le redressement ordonné par le juge désigné constituait une suspension de l'instance, ce qui n'était pas justifié compte tenu des circonstances.
[10]Seuls les deux premiers arguments sont pertinents en ce qui concerne la question de savoir s'il y a eu abus de procédure. Le troisième vise le redressement approprié en cas d'abus de procédure.
[11]Quant au premier argument, je vais accepter, pour les besoins du présent appel, qu'il faut que le retard soit très important, selon le juge désigné, pour qu'il soit justifié de conclure qu'il y a eu abus de procédure. Toutefois, selon les faits, il n'est pas exact de dire, comme l'ont fait les ministres, que le juge désigné n'a pris en compte que le retard.
[12]D'ailleurs, les ministres reconnaissent dans leur mémoire (au paragraphe 85) que le juge désigné était préoccupé que M. Jaballah soit toujours gardé en détention en isolement cellulaire pour une période de temps indéfinie sans possibilité de mise en liberté (puisque les examens de la détention ne commenceraient que lorsque le certificat de sécurité serait jugé raisonnable). Par conséquent, dans sa plaidoirie, l'avocat des ministres a reconnu, comme il le devait, qu'outre le simple retard, M. Jaballah subissait un préjudice.
[13]Concernant le deuxième argument, le juge désigné s'est inquiété du manque d'explication adéquate du retard du MCI et du fait qu'aucune date raisonnable n'avait été donnée concernant la notification de la décision sur la demande de protection. Le juge désigné avait communiqué avec l'avocat, à au moins trois reprises, pour lui dire d'accélérer la prise de décision. D'ailleurs, la Cour a été avisée que la décision concernant la protection n'a été rendue qu'en décembre 2003, quelque 18 mois après la présentation de la demande de protection de M. Jaballah et quelque 7 mois après la décision du juge désigné, soit le 23 mai 2003. La Cour a été avisée que, même en décembre 2003, les assurances du gouvernement de l'Égypte en ce qui concerne le risque de torture, de menace à la vie ou de traitements cruels et inusités auquel ferait face M. Jaballah s'il était renvoyé en Égypte n'étaient pas satisfaisantes, selon le gouvernement du Canada.
[14]Compte tenu que le retard ne semblait pas prendre fin dans une période de temps prévisible et puisque M. Jaballah était toujours détenu en isolement cellulaire, le juge désigné pouvait conclure que le retard du MCI à décider de la demande de protection et la suspension indéfinie de l'examen par le tribunal du certificat de sécurité constituaient un abus de procédure.
C. Le juge désigné a-t-il commis une erreur en décidant que l'évaluation des risques effectuée par l'agent ERAR était réputée l'évaluation finale des risques auxquels ferait face M. Jaballah s'il était renvoyé du Canada? |
[15]Je vais d'abord expliquer la procédure qui, selon moi, s'applique en vertu de la LIPR. Je vais ensuite expliquer pourquoi le juge désigné pouvait prendre la décision qu'il a prise concernant l'évaluation des risques, le 15 août 2002.
[16]La procédure prévue par la LIPR est, en partie, décrite dans la décision du 8 octobre 2002 du juge désigné, [2003] 3 C.F. 85 (1re inst.), au paragraphe 27. J'accepte son analyse que j'adopte dans ma propre analyse du régime législatif.
1. Aux termes du paragraphe 77(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194], les ministres peuvent renvoyer un certificat de sécurité à un juge désigné de la Cour fédérale pour qu'il prenne une décision sur le caractère raisonnable du certificat.
2. La procédure que doit suivre le juge désigné est établie à l'article 78. Selon l'alinéa 78c), le juge procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d'équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive.
3. En vertu de l'article 112, une personne nommée à un certificat de sécurité peut demander la protection au MCI. Conformément à l'article 81, la personne doit demander la protection avant la décision concernant le caractère raisonnable du certificat.
4. Aux termes du paragraphe 79(1), le juge désigné suspend l'affaire relative au certificat de sécurité, à la demande du résident permanent, de l'étranger ou du ministre, pour permettre à ce dernier de disposer d'une demande de protection déposée par la personne en cause conformément au paragraphe 112(1).
5. Le sous-alinéa 113d)(ii) prévoit qu'en prenant une décision concernant la protection d'une personne nommée à un certificat de sécurité, le MCI doit soupeser le risque que court la personne d'être exposée à la torture, à une menace à sa vie ou à des peines ou traitements cruels ou inusités si elle était renvoyée dans son pays d'origine et le danger qu'elle constitue pour la sécurité du Canada.
6. Avant de prendre une décision et conformément au paragraphe 172(2) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, le ministre demande deux évaluations écrites concernant l'individu: 1) une évaluation des risques auxquels l'individu fera face s'il est renvoyé du Canada; 2) une évaluation du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada. Aux termes du paragraphe 172(1) du Règlement, l'individu dispose ensuite de 15 jours pour répliquer par écrit aux évaluations. Puis, le MCI tient compte des évaluations ainsi que de la réponse de l'individu en prenant une décision concernant la demande de protection.
7. Conformément au paragraphe 79(2) de la LIPR, le MCI notifie sa décision sur la demande de protection à la personne concernée et au juge désigné, lequel reprend l'affaire et contrôle la légalité de la décision et décide du caractère raisonnable du certificat.
8. Conformément au paragraphe 80(1), le juge désigné décide du caractère raisonnable du certificat et de la légalité de la décision du MCI concernant la demande de protection. En vertu du paragraphe 80(2), le juge annule le certificat de sécurité dont il ne peut conclure qu'il est raisonnable. Si l'annulation ne vise que la décision du MCI, le juge suspend l'affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle-ci.
9. L'article 81 prévoit en outre que le certificat jugé raisonnable par le juge désigné constitue une mesure de renvoi en vigueur et sans appel.
10. Toutefois, le paragraphe 114(1) prévoit que si un certificat de sécurité est jugé raisonnable, la décision du MCI d'accorder la demande de protection d'une personne a pour effet de surseoir à la mesure de renvoi la concernant.
11. Si le MCI est d'avis que les circonstances ont changé, le MCI peut, en vertu du paragraphe 114(2), révoquer le sursis, sous réserve d'un contrôle judiciaire.
Les dispositions pertinentes mentionnées dans les présents motifs se trouvent à l'Annexe A.
[17]Après avoir conclu que le retard du MCI constituait un abus de procédure, le juge désigné a ordonné que l'évaluation des risques effectuée le 15 août 2002 par l'agent ERAR selon laquelle M. Jaballah serait exposé au risque d'être soumis à la torture, à des menaces à sa vie ou à des peines ou traitements cruels ou inusités s'il était renvoyé en Égypte soit réputée l'évaluation finale des risques auxquels ferait face M. Jaballah qui doit être effectuée en vertu de l'alinéa 113d) de la LIPR et de l'alinéa 172(2)a) du Règlement.
[18]Les ministres ont dit que ce redressement constituait une suspension de l'instance parce qu'il empêchait le MCI de tenir compte des assurances qu'il aurait pu obtenir du gouvernement de l'Égypte que M. Jaballah ne serait pas exposé au risque d'être soumis à la torture, à des menaces à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités. Toutefois, le redressement ordonné par le juge désigné ne constitue pas une suspension totale de l'instance au point où celle-ci serait annulée. D'ailleurs M. Jaballah a demandé ce dernier redressement et le juge désigné a refusé de le lui accorder. Au contraire, le MCI était toujours libre de prendre une décision concernant la demande de protection de M. Jaballah.
[19]En accordant un redressement lorsqu'il y a eu abus de procédure, les tribunaux doivent se montrer flexibles et imposer un redressement adéquat compte tenu des circonstances (voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, aux paragraphes 35 à 37). La décision concernant le redressement le plus approprié lorsqu'il y a abus de procédure est une décision discrétionnaire. Une cour d'appel ne peut renverser une telle décision que si elle [traduction] «conclut que le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu'on n'a pas accordé suffisamment d'importance, ou qu'on en n'a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes» (Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, aux pages 76 et 77, citant Charles Osenton & Co. v. Johnston, [1942] A.C. 130 (H.L.), à la page 138). Il n'a pas été établi que le juge désigné avait tenu compte de considérations non pertinentes ou qu'il n'avait pas accordé suffisamment d'importance ou n'en avait pas accordé du tout à des considérations pertinentes.
[20]Dans leur mémoire, les ministres ont reconnu que le juge désigné aurait pu [traduction] «ordonner que le ministre prenne sa décision concernant la demande de protection dans une limite de temps qu'il estimait raisonnable». Je reconnais qu'il était loisible au juge de prendre une telle décision. Mais il doit également s'en suivre que le juge a le pouvoir d'assurer l'application de l'ordonnance si le ministre ne s'y plie pas. D'ailleurs, dans sa plaidoirie, l'avocat a laissé à entendre que le juge pouvait accuser le ministre et peut-être ses fonctionnaires, d'outrage au tribunal. Toutefois, subsidiairement, si un retard était tel que le juge désigné était d'avis qu'il était excessif, je ne vois pas pourquoi il ne pouvait pas ordonner au MCI de lui dire, avant une date précise, où en était l'analyse de la demande de protection, même si, à cette date, le MCI était d'avis que l'évaluation des risques n'était pas complètement terminée. Après tout, en vertu de l'alinéa 78c), le juge a le devoir d'appliquer la procédure expéditive. Par conséquent, le juge doit pouvoir, en pratique, régler la question du retard du MCI.
[21]Je ne dis pas que le juge désigné peut effectuer sa propre évaluation des risques pour les besoins de l'alinéa 113d) de la LIPR et de l'alinéa 172(2)a) du Règlement. Mais si, comme en l'espèce, une évaluation des risques qui a été préparée pour le MCI a été soumise au juge et qu'il s'agit d'une évaluation sur le fond des risques auxquels ferait face la personne si elle était renvoyée du Canada, j'estime que le juge peut exiger que cette évaluation soit réputée l'évaluation finale des risques si, après une période raisonnable de temps, le MCI ne semble pas avoir pris une décision. Dans la présente affaire, le savant juge a, à au moins trois reprises, rappelé à l'avocat du ministre que le retard était important et il a encouragé le MCI à rendre sa décision concernant la demande de protection. Le juge n'a pas rendu sa décision avant d'avoir conclu que le MCI n'était pas disposé à rendre sa décision, quelque dix mois après la demande de protection et huit mois après que le MCI l'ait avisé qu'il avait demandé au gouvernement de l'Égypte de lui donner certaines assurances.
[22]Le fait qu'un juge décide qu'il y a eu évaluation finale des risques auxquels un individu ferait face en tenant compte de renseignements qui, selon le MCI sont incomplets, ne me pose aucun problème. Si une décision d'accorder la protection est fondée sur des renseignements incomplets et que cela entraîne une suspension de la mesure de renvoi, il est toujours loisible au MCI, en vertu du paragraphe 114(2), si les circonstances ayant amené la suspension ont changé, de révoquer le sursis. Par conséquent, le MCI dispose d'une solution si de nouveaux renseignements lui sont communiqués même si la décision concernant la protection était fondée sur des renseignements qu'il juge incomplets. Cette décision serait assujettie à une demande d'autorisation et, si l'autorisation était accordée, à un contrôle judiciaire selon les dispositions ordinaires de la LIPR. Dans les circonstances propres de cette affaire, si le MCI devait obtenir des assurances convaincantes du gouvernement de l'Égypte, ces renseignements pourraient bien constituer un changement de circonstances au sens du paragraphe 114(2) qui lui permettrait, en cas opportuns, d'annuler le sursis, sous réserve d'un contrôle judiciaire.
[23]Compte tenu des circonstances auxquelles faisait face le juge désigné, je suis convaincu que le régime législatif n'interdisait pas le redressement imposé, à savoir que le rapport de l'agent ERAR était réputé l'évaluation finale des risques auxquels M. Jaballah ferait face s'il était renvoyé du Canada et que le juge avait exercé régulièrement, à cet égard, son pouvoir discrétionnaire. Je ne modifierais pas cette décision.
D. Dépens
[24]Les ministres interjettent également appel des dépens sur la base procureur-client accordés à la partie adverse au regard de l'audience du 11 avril 2003. L'avocat actuel de M. Jaballah reconnaît que cette décision ne peut être confirmée. Avec le consentement des parties, l'appel concernant les dépens sur la base procureur-client devrait donc être accueilli.
POURVOI INCIDENT DE M. JABALLAH
[25]Après avoir conclu que le retard du MCI à prendre une décision concernant la demande de protection constituait un abus de procédure, le juge désigné a également repris l'instance concernant le certificat de sécurité sans attendre la décision du MCI sur la demande de protection. Il a pris cette décision de manière à ce que M. Jaballah soit libéré si le certificat était jugé ne pas être raisonnable ou pour qu'il ait au moins accès au mécanisme de contrôle du paragraphe 84(2) qui ne devient possible que 120 jours suivant la conclusion que le certificat est raisonnable.
[26]M. Jaballah soutient, dans son pourvoi incident, que la reprise, par le juge, de l'instance relative au certificat était contraire aux dispositions expresses de la LIPR. Je comprends bien la frustration du juge désigné qui souhaitait régler rapidement l'affaire. Toutefois, avec respect, j'estime que le processus qu'il a adopté n'était pas conforme aux exigences de la loi.
[27]Certes, les juges doivent disposer d'un large pouvoir discrétionnaire concernant le processus judiciaire pour traiter les questions d'abus de procédure, mais je ne crois pas que le principe de common law en matière d'abus de procédure puisse l'emporter sur les dispositions expresses adoptées par le législateur. Bien entendu, si les dispositions permettent l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge, ce dernier peut exercer ce pouvoir comme l'a fait, selon moi, le juge désigné à l'égard de l'évaluation des risques de l'agent ERAR. Toutefois, en l'absence d'une contestation constitutionnelle, un juge ne peut contrevenir à une disposition législative expresse afin de remédier à un abus de procédure.
[28]En l'espèce, le MCI n'avait pris aucune décision concernant la demande de protection de M. Jaballah quand le juge désigné a repris son examen du certificat de sécurité, voire quand il l'a jugé raisonnable. Selon moi, les dispositions pertinentes empêchent toute reprise de l'instance relative au certificat de sécurité si le juge n'a pas été notifié de la décision en matière de protection. En vertu du paragraphe 79(2), la procédure doit comprendre tant l'examen du certificat que celui de la décision sur la protection. Selon le paragraphe 80(1), le juge doit décider: 1) du caractère raisonnable du certificat; 2) de la légalité de la décision du ministre en matière de protection.
[29]Comme l'a souligné l'avocat de M. Jaballah dans sa plaidoirie, cette interprétation des paragraphes 79(2) et 80(1) est appuyée par la procédure visée au paragraphe 80(2). En vertu du paragraphe 80(2), si le juge décide que la décision relative à la protection n'est pas légale, il suspend l'instance relative au certificat de sécurité jusqu'à ce que le MCI prenne une nouvelle décision concernant la demande de protection. Autrement dit, quand une demande de protection a été déposée, le juge désigné ne peut décider du caractère raisonnable du certificat de sécurité avant la décision du MCI sur la demande.
[30]Le juge désigné était d'avis que, dans le but de ne pas retarder davantage la procédure, il devait prendre une décision concernant le caractère raisonnable du certificat. Plus tard, quand le MCI aurait rendu sa décision en matière de protection, cette décision pouvait faire l'objet d'une demande d'autorisation et d'un contrôle judiciaire si l'autorisation était accordée.
[31]Toutefois, selon la loi, le juge désigné non seulement décide du caractère raisonnable du certificat et de la légalité de la décision du MCI en matière de protection en vertu du paragraphe 80(1), mais aussi, en vertu du paragraphe 80(3), aucune de ces décisions n'est susceptible d'appel. Conformément au processus envisagé par le juge désigné, lorsque la décision concernant la protection a été prise, il fallait l'autorisation de demander un contrôle judiciaire et il devenait possible d'interjeter appel du contrôle judiciaire devant la Cour. Ni l'exigence relative à l'autorisation ni la possibilité d'interjeter appel concernant le caractère raisonnable du certificat ou la légalité de la décision du MCI concernant la demande de protection prise en vertu du paragraphe 112(1) ne sont prévues par les articles 79 et 80 de la LIPR.
[32]Si le MCI accorde la demande de protection et que le juge désigné reconnaît la légalité de la décision du MCI et le caractère raisonnable du certificat de sécurité, la demande de protection aura pour effet de surseoir à la mesure de renvoi qu'entraîne le certificat de sécurité. En vertu du paragraphe 114(2), si les circonstances changent, le MCI peut annuler le sursis. Contrairement à une décision en matière de protection, la décision d'annuler le sursis d'une mesure de renvoi n'est pas assujettie à la procédure visée aux articles 79 et 80, et par conséquent elle serait assujettie au processus ordinaire d'autorisation et de contrôle judiciaire qui s'applique à d'autres décisions prises en vertu de la LIPR.
[33]Pour ces motifs, je suis d'avis que la décision du juge désigné selon laquelle le certificat de sécurité était raisonnable doit être écartée. La Cour a également été avisée que la décision concernant la demande de protection du MCI, prise en décembre 2003, a fait l'objet d'une demande d'autorisation qui a été accordée et la date du contrôle judiciaire de cette décision a maintenant été fixée au mois d'août 2004. Puisque la décision du MCI en matière de protection n'aurait pas dû faire l'objet d'une demande d'autorisation de contrôle judiciaire mais qu'elle aurait dû être traitée en vertu des articles 79 et 80, le contrôle judiciaire du mois d'août 2004 ne devrait pas avoir lieu. La question du caractère raisonnable du certificat de sécurité et de la légalité de la décision du MCI en matière de protection devrait être renvoyée au juge désigné ou à un autre juge désigné par le juge en chef de la Cour fédérale pour nouvelle décision.
APPEL DE M. JABALLAH
[34]M. Jaballah a également intenté un appel distinct contre la décision du juge désigné. Son actuel avocat a retiré tous les arguments présentés par l'avocat précédent concernant l'appel et l'argument qu'il présente en l'espèce est fondé uniquement sur l'incompétence de l'avocat précédent. Toutefois, il prétend que si la décision concernant le caractère raisonnable du certificat est écartée, la Cour n'aura pas besoin de trancher la question de la compétence de l'avocat précédent puisque l'appel serait sans objet.
[35]Compte tenu de la décision que j'ai prise relativement à l'appel incident de M. Jaballah, je suis d'avis que l'appel de M. Jaballah est sans objet et que la question relative à la compétence de l'avocat n'a pas besoin d'être tranchée.
CONCLUSION
[36]Je rejetterais l'appel interjeté par les ministres relativement à la conclusion d'abus de procédure du juge désigné et la décision selon laquelle l'évaluation des risques de l'agent ERAR constituait l'évaluation finale des risques auxquels ferait face M. Jaballah s'il était renvoyé du Canada. J'accueillerais l'appel des ministres concernant les dépens sur la base procureur-client.
[37]J'accueillerais l'appel incident de M. Jaballah relativement au manquement aux dispositions de la LIPR du juge désigné, j'annulerais la décision du juge selon laquelle le certificat de sécurité était raisonnable et je renverrais l'affaire à ce juge ou à un autre juge désigné par le juge en chef afin qu'il décide du caractère raisonnable du certificat de sécurité et de la légalité de la décision du MCI en matière de protection. Je rejetterais l'appel distinct de M. Jaballah au motif qu'il est sans objet. Les dépens en l'espèce seront à suivre la cause.
Le juge Linden, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
ANNEXE A
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure--décision, ordonnance, question ou affaire--prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d'une demande d'autorisation.
[. . .]
76. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente section.
«juge» Le juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de cette juridiction désigné par celui-ci.
«renseignements» Les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité et ceux obtenus, sous le sceau du secret, de source canadienne ou du gouvernement d'un État étranger, d'une organisation internationale mise sur pied par des États ou de l'un de leurs organismes.
77. (1) Le ministre et le solliciteur général du Canada déposent à la Cour fédérale le certificat attestant qu'un résident permanent ou qu'un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée pour qu'il en soit disposé au titre de l'article 80.
(2) Il ne peut être procédé à aucune instance visant le résident permanent ou l'étranger au titre de la présente loi tant qu'il n'a pas été statué sur le certificat; n'est pas visée la demande de protection prévue au paragraphe 112(1).
78. Les règles suivantes s'appliquent à l'affaire:
a) le juge entend l'affaire;
b) le juge est tenu de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve qui pourraient lui être communiqués et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
c) il procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d'équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive;
d) il examine, dans les sept jours suivant le dépôt du certificat et à huis clos, les renseignements et autres éléments de preuve;
e) à chaque demande d'un ministre, il examine, en l'absence du résident permanent ou de l'étranger et de son conseil, tout ou partie des renseignements ou autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
f) ces renseignements ou éléments de preuve doivent être remis aux ministres et ne peuvent servir de fondement à l'affaire soit si le juge décide qu'ils ne sont pas pertinents ou, l'étant, devraient faire partie du résumé, soit en cas de retrait de la demande;
g) si le juge décide qu'ils sont pertinents, mais que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle d'autrui, ils ne peuvent faire partie du résumé, mais peuvent servir de fondement à l'affaire;
h) le juge fournit au résident permanent ou à l'étranger, afin de lui permettre d'être suffisamment informé des circonstances ayant donné lieu au certificat, un résumé de la preuve ne comportant aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
i) il donne au résident permanent ou à l'étranger la possibilité d'être entendu sur l'interdiction de territoire le visant;
j) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément qu'il estime utile--même inadmissible en justice--et peut fonder sa décision sur celui-ci.
79. (1) Le juge suspend l'affaire, à la demande du résident permanent, de l'étranger ou du ministre, pour permettre à ce dernier de disposer d'une demande de protection visée au paragraphe 112(1).
(2) Le ministre notifie sa décision sur la demande de protection au résident permanent ou à l'étranger et au juge, lequel reprend l'affaire et contrôle la légalité de la décision, compte tenu des motifs visés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.
80. (1) Le juge décide du caractère raisonnable du certificat et, le cas échéant, de la légalité de la décision du ministre, compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose.
(2) Il annule le certificat dont il ne peut conclure qu'il est raisonnable; si l'annulation ne vise que la décision du ministre il suspend l'affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle-ci.
(3) La décision du juge est définitive et n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire.
81. Le certificat jugé raisonnable fait foi de l'interdiction de territoire et constitue une mesure de renvoi en vigueur et sans appel, sans qu'il soit nécessaire de procéder au contrôle ou à l'enquête; la personne visée ne peut dès lors demander la protection au titre du paragraphe 112(1).
82. [. . .]
(2) L'étranger nommé au certificat est mis en détention sans nécessité de mandat.
[. . .]
84. (1) Le ministre peut, sur demande, mettre le résident permanent ou l'étranger en liberté s'il veut quitter le Canada.
(2) Sur demande de l'étranger dont la mesure de renvoi n'a pas été exécutée dans les cent vingt jours suivant la décision sur le certificat, le juge peut, aux conditions qu'il estime indiquées, le mettre en liberté sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d'autrui.
[. . .]
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:
a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes--sauf celles infligées au mépris des normes internationales--et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d'une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.
[. . .]
112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n'est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).
[. . .]
(3) L'asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants:
[. . .]
d) il est nommé au certificat visé au paragraphe 77(1).
113. Il est disposé de la demande comme il suit:
[. . .]
d) s'agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l'article 97 et, d'autre part:
[. . .]
(ii) soit [. . .] du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada.
114. (1) La décision accordant la demande de protection [. . .] a pour effet, s'agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.
[. . . ]
(2) Le ministre peut révoquer le sursis s'il estime, après examen, sur la base de l'alinéa 113d) et conformément aux règlements, des motifs qui l'ont justifié, que les circonstances l'ayant amené ont changé.
[. . .]
187. Aux articles 188 à 201, «ancienne loi» s'entend de la Loi sur l'immigration, chapitre I-2 des Lois révisées du Canada (1985) et, le cas échéant, des textes d'application--règlements, règles ou autres--pris sous son régime.
[. . .]
190. La présente loi s'applique, dès l'entrée en vigueur du présent article, aux demandes et procédures présentées ou instruites, ainsi qu'aux autres questions soulevées, dans le cadre de l'ancienne loi avant son entrée en vigueur et pour lesquelles aucune décision n'a été prise.
Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227
172. (1) Avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre tient compte des évaluations visées au paragraphe (2) et de toute réplique écrite du demandeur à l'égard de ces évaluations, reçue dans les quinze jours suivant la réception de celles-ci.
(2) Les évaluations suivantes sont fournies au demandeur:
a) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l'article 97 de la Loi;
b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.
(3) Les évaluations sont fournies soit par remise en personne, soit par courrier, auquel cas elles sont réputées avoir été fournies à l'expiration d'un délai de sept jours suivant leur envoi à la dernière adresse communiquée au ministère par le demandeur.
(4) Malgré les paragraphes (1) à (3), si le ministre conclut, sur la base des éléments mentionnés à l'article 97 de la Loi, que le demandeur n'est pas visé par cet article:
a) il n'est pas nécessaire de faire d'évaluation au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi;
b) la demande de protection est rejetée.