A-161-03
2004 CAF 171
Le procureur général du Canada (appelant)
c.
La Compagnie H.J. Heinz du Canada Ltée (intimée)
et
Le commissaire à l'information du Canada (intervenant)
Répertorié: Cie H.J. Heinz du Canada Ltée c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Nadon et Pelletier, J.C.A.--Ottawa, 24 janvier et 30 avril 2004.
Accès à l'information -- Appel d'une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale relative à une demande faite en vertu de l'art. 44 de la Loi sur l'accès à l'information, ordonnant à l'Agence canadienne d'inspection des aliments de ne pas communiquer, conformément aux art. 19 et 20 de la Loi, certains documents demandés en vertu de celle-ci -- L'intimée, un tiers, pouvait-elle demander la révision de la décision de l'institution fédérale de communiquer d'autres documents que ceux visés à l'art. 20(1) de la Loi? -- Selon l'arrêt Siemens Canada Ltée c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) (C.A.F.), un tiers peut invoquer d'autres exceptions que celles prévues à l'art. 20(1) de la Loi -- Aucune distinction ne peut être faite entre Siemens et la présente affaire -- L'arrêt Siemens n'est pas manifestement erroné et ne devrait pas être infirmé du fait que la Cour n'a pas, dans ses motifs, pris suffisamment en considération les arguments de l'appelant -- Appel rejeté.
Il s'agissait d'un appel visant la décision de la Cour fédérale (la Section de première instance à l'époque) d'accueillir en partie la demande faite par l'intimée en vertu de l'article 44 de la Loi sur l'accès à l'information et d'ordonner à l'Agence canadienne d'inspection des aliments de ne pas communiquer, conformément aux articles 19 et 20 de la Loi, certains documents demandés en vertu de celle-ci. La Cour fédérale a ordonné que certaines parties des documents soient prélevées parce qu'ils étaient visés à l'article 19 de la Loi (documents contenant les «renseignements personnels» visés à l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels). Elle s'est appuyée sur l'arrêt Siemens Canada Ltée c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) (C.A.F.) pour affirmer que l'intimée pouvait invoquer d'autres exceptions que celles prévues au paragraphe 20(1) de la Loi. Le juge Gibson est arrivé à une conclusion contraire dans SNC Lavalin Inc. c. Canada (Ministre de la Coopération internationale). Selon lui, un tiers n'a pas le droit, dans le cadre d'un recours exercé en vertu de l'article 44, d'empêcher la communication de documents visés à l'article 19. Il ne s'estimait pas lié par Siemens, la question ayant été soulevée pour la première fois en appel. La Cour d'appel devait décider si l'intimée, un tiers au sens de la Loi, pouvait demander la révision, en vertu de l'article 44 de la Loi, de la décision d'une institution fédérale de communiquer d'autres documents que ceux visés au paragraphe 20(1) de la Loi. Elle devait décider également si l'arrêt que la Cour a rendu dans Siemens avait déjà réglé la question de fond soulevée en l'espèce et, le cas échéant, si cet arrêt devait être infirmé.
Arrêt: l'appel doit être rejeté.
La Cour a décidé, dans Siemens, qu'un tiers pouvait, lors d'un recours exercé en vertu de l'article 44, chercher à empêcher la communication de documents sur la foi d'autres exceptions que celles prévues au paragraphe 20(1) de la Loi. Il n'était pas possible de faire une distinction entre Siemens et la présente affaire, même si, notamment, ce n'était pas l'article 19 qui était en cause dans Siemens, mais l'article 24. Les deux dispositions prévoient que le responsable d'une institution fédérale est tenu de refuser la communication de documents visés par ces deux dispositions. La Cour était clairement saisie dans Siemens de la question sur laquelle la Cour devait se prononcer en l'espèce.
Quant à la question de savoir si l'arrêt Siemens devait être infirmé du fait que la Cour n'a pas, dans ses motifs, pris suffisamment en considération les arguments de l'appelant, la Cour n'infirmera une décision qu'elle a rendue dans le passé que si elle est manifestement erronée (c'est-à-dire si la Cour a omis de tenir compte d'une disposition législative pertinente ou d'un précédent qui aurait dû être respecté). Or, on ne pouvait pas dire que l'arrêt Siemens était «manifestement erroné».
lois et règlements
Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 2(1), 3 «tiers», 13 (mod. par L.C. 2000, ch. 7, art. 21), 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25(2)c), 27, 28, 30(1)f), 41, 42, 44 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 45), 45, 46, 47, 49, 50, 51.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5). |
Loi sur la production de défense, L.R.C. (1985), ch. D-1, art. 30. |
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, art. 3 «renseignements personnels». |
jurisprudence
décision suivie:
Siemens Canada Ltée c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) (2001), 15 C.P.R. (4th) 470; 213 F.T.R. 125 (C.F. 1re inst.); conf. par (2002), 21 C.P.R. (4th) 575 (C.A.F.).
décision appliquée:
Miller c. Canada (Procureur général) (2002), 220 D.L.R. (4th) 149; 293 N.R. 391 (C.A.F.).
décisions examinées:
SNC Lavalin Inc. c. Canada (Ministre de la Coopération internationale), [2003] 4 C.F. 900; (2003), 25 C.P.R. (4th) 460; 234 F.T.R. 294 (1re inst.); Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; (1997), 148 D.L.R. (4th) 385; 46 Admin. L.R. (2d) 155; 213 N.R. 161.
décisions citées:
Saint John Shipbuilding Ltd. c. Canada (Ministre des Approvisionnements et Services) (1990), 67 D.L.R. (4th) 315; 207 N.R. 89 (C.A.F.); Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476; (1999), 19 C.C.P.B. 179; 236 N.R. 317 (C.A.); Mathew c. Canada, [2004] 1 C.T.C. 115; (2003), 110 C.R.R. (2d) 299; 2003 DTC 5644 (C.A.F.); Wannan c. Canada, [2004] 1 C.T.C. 326; 2003 DTC 5715; (2003), 312 N.R. 247 (C.A.F.); Amado-Cordeiro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 36 Imm. L.R. (3d) 35 (C.A.F.).
APPEL visant la décision de la Cour fédérale (la Section de première instance à l'époque) ([2003] 4 C.F. 3) d'accueillir en partie la demande faite par l'intimée en vertu de l'article 44 de la Loi sur l'accès à l'information et d'ordonner à l'Agence canadienne d'inspection des aliments de ne pas communiquer, conformément aux articles 19 et 20 de la Loi, certains documents demandés en vertu de celle-ci. Appel rejeté.
ont comparu:
Christopher M. Rupar pour l'appelant.
Nicholas McHaffie pour l'intimée.
Daniel Brunet et Patricia Boyd pour l'intervenant.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelant.
Stikeman Elliott LLP, Ottawa, pour l'intimée.
Le commissaire à l'information, Ottawa, pour l'intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Nadon, J.C.A.: Il s'agit d'un appel visant la décision de la juge Layden-Stevenson (la juge des demandes), de la Cour fédérale [à l'époque la Section de première instance], en date du 27 février 2003 [[2003] 4 C.F. 3], d'accueillir en partie la demande faite par l'intimée en vertu de l'article 44 de la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (la Loi). La juge des demandes a ordonné à l'institution fédérale concernée--l'Agence canadienne d'inspection des aliments (l'ACIA)--de ne pas communiquer, conformément aux articles 19 et 20 de la Loi, certains documents demandés en vertu de celle-ci.
[2]Nous devons décider si l'intimée, un tiers au sens de la Loi, peut demander la révision, en vertu de l'article 44 de la Loi, de la décision d'une institution fédérale de communiquer d'autres documents que ceux visés au paragraphe 20(1) de la Loi. Nous devons toutefois d'abord décider si l'arrêt que la Cour a rendu dans Siemens Canada Ltée c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) (2002), 21 C.P.R. (4th) 575 (C.A.F.), a déjà réglé la question de fond dont nous sommes saisis et, le cas échéant, si cet arrêt devrait être infirmé.
Dispositions législatives pertinentes
[3]Par souci de commodité, je reproduis immédiatement les dispositions pertinentes de la Loi:
3. [ . . .]
«tiers» Dans le cas d'une demande de communication de document, personne, groupement ou organisation autres que l'auteur de la demande ou qu'une institution fédérale.
[. . .]
19. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le responsable d'une institution fédérale est tenu de refuser la communication de documents contenant les renseignements personnels visés à l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
(2) Le responsable d'une institution fédérale peut donner communication de documents contenant des renseignements personnels dans les cas où:
a) l'individu qu'ils concernent y consent;
b) le public y a accès;
c) la communication est conforme à l'article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
20. (1) Le responsable d'une institution fédérale est tenu, sous réserve des autres dispositions du présent article, de refuser la communication de documents contenant:
a) des secrets industriels de tiers;
b) des renseignements financiers, commerciaux, scientifiques ou techniques fournis à une institution fédérale par un tiers, qui sont de nature confidentielle et qui sont traités comme tels de façon constante par ce tiers;
c) des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de causer des pertes ou profits financiers appréciables à un tiers ou de nuire à sa compétitivité;
d) des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement d'entraver des négociations menées par un tiers en vue de contrats ou à d'autres fins.
(2) Le paragraphe (1) n'autorise pas le responsable d'une institution fédérale à refuser la communication de la partie d'un document qui donne les résultats d'essais de produits ou d'essais d'environnement effectués par une institution fédérale ou pour son compte, sauf si les essais constituent une prestation de services fournis à titre onéreux mais non destinés à une institution fédérale.
(3) Dans les cas où, à la suite d'une demande, il communique, en tout ou en partie, un document qui donne les résultats d'essais de produits ou d'essais d'environnement, le responsable d'une institution fédérale est tenu d'y joindre une note explicative des méthodes utilisées pour effectuer les essais.
(4) Pour l'application du présent article, les résultats d'essais de produits ou d'essais d'environnement ne comprennent pas les résultats d'essais préliminaires qui ont pour objet la mise au point de méthodes d'essais.
(5) Le responsable d'une institution fédérale peut communiquer tout document contenant les renseignements visés au paragraphe (1) si le tiers que les renseignements concernent y consent.
(6) Le responsable d'une institution fédérale peut communiquer, en tout ou en partie, tout document contenant les renseignements visés aux alinéas (1)b), c) et d) pour des raisons d'intérêt public concernant la santé et la sécurité publiques ainsi que la protection de l'environnement; les raisons d'intérêt public doivent de plus justifier nettement les conséquences éventuelles de la communication pour un tiers: pertes ou profits financiers, atteintes à sa compétitivité ou entraves aux négociations qu'il mène en vue de contrats ou à d'autres fins.
[. . .]
27. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le responsable d'une institution fédérale qui a l'intention de donner communication totale ou partielle d'un document est tenu de donner au tiers intéressé, dans les trente jours suivant la réception de la demande, avis écrit de celle-ci ainsi que de son intention, si le document contient ou s'il est, selon lui, susceptible de contenir:
a) soit des secrets industriels d'un tiers;
b) soit des renseignements visés à l'alinéa 20(1)b) qui ont été fournis par le tiers;
c) soit des renseignements dont la communication risquerait, selon lui, d'entraîner pour le tiers les conséquences visées aux alinéas 20(1)c) ou d).
La présente disposition ne vaut que s'il est possible de rejoindre le tiers sans problèmes sérieux.
(2) Le tiers peut renoncer à l'avis prévu au paragraphe (1) et tout consentement à la communication du document vaut renonciation à l'avis.
(3) L'avis prévu au paragraphe (1) doit contenir les éléments suivants:
a) la mention de l'intention du responsable de l'institution fédérale de donner communication totale ou partielle du document susceptible de contenir les secrets ou les renseignements visés au paragraphe (1);
b) la désignation du contenu total ou partiel du document qui, selon le cas, appartient au tiers, a été fourni par lui ou le concerne;
c) la mention du droit du tiers de présenter au responsable de l'institution fédérale de qui relève le document ses observations quant aux raisons qui justifieraient un refus de communication totale ou partielle, dans les vingt jours suivant la transmission de l'avis.
(4) Le responsable d'une institution fédérale peut proroger le délai visé au paragraphe (1) dans les cas où le délai de communication à la personne qui a fait la demande est prorogé en vertu des alinéas 9(1)a) ou b), mais le délai ne peut dépasser celui qui a été prévu pour la demande en question.
28. (1) Dans les cas où il a donné avis au tiers conformément au paragraphe 27(1), le responsable d'une institution fédérale est tenu:
a) de donner au tiers la possibilité de lui présenter, dans les vingt jours suivant la transmission de l'avis, des observations sur les raisons qui justifieraient un refus de communication totale ou partielle du document;
b) de prendre dans les trente jours suivant la transmission de l'avis, pourvu qu'il ait donné au tiers la possibilité de présenter des observations conformément à l'alinéa a), une décision quant à la communication totale ou partielle du document et de donner avis de sa décision au tiers.
(2) Les observations prévues à l'alinéa (1)a) se font par écrit, sauf autorisation du responsable de l'institution fédérale quant à une présentation orale.
(3) L'avis d'une décision de donner communication totale ou partielle d'un document conformément à l'alinéa (1)b) doit contenir les éléments suivants:
a) la mention du droit du tiers d'exercer un recours en révision en vertu de l'article 44, dans les vingt jours suivant la transmission de l'avis;
b) la mention qu'à défaut de l'exercice du recours en révision dans ce délai, la personne qui a fait la demande recevra communication totale ou partielle du document.
(4) Dans les cas où il décide, en vertu de l'alinéa (1)b), de donner communication totale ou partielle du document à la personne qui en a fait la demande, le responsable de l'institution fédérale donne suite à sa décision dès l'expiration des vingt jours suivant la transmission de l'avis prévu à cet alinéa, sauf si un recours en révision a été exercé en vertu de l'article 44.
[. . .]
44. (1) Le tiers que le responsable d'une institution fédérale est tenu, en vertu de l'alinéa 28(1)b) ou du paragraphe 29(1), d'aviser de la communication totale ou partielle d'un document peut, dans les vingt jours suivant la transmission de l'avis, exercer un recours en révision devant la Cour.
(2) Le responsable d'une institution fédérale qui a donné avis de communication totale ou partielle d'un document en vertu de l'alinéa 28(1)b) ou du paragraphe 29(1) est tenu, sur réception d'un avis de recours en révision de cette décision, d'en aviser par écrit la personne qui avait demandé communication du document.
(3) La personne qui est avisée conformément au paragraphe (2) peut comparaître comme partie à l'instance.
45. Les recours prévus aux articles 41, 42 et 44 sont entendus et jugés en procédure sommaire, conformément aux règles de pratique spéciales adoptées à leur égard en vertu de l'article 46 de la Loi sur la Cour fédérale.
46. Nonobstant toute autre loi fédérale et toute immunité reconnue par le droit de la preuve, la Cour a, pour les recours prévus aux articles 41, 42 et 44, accès à tous les documents qui relèvent d'une institution fédérale et auxquels la présente loi s'applique; aucun de ces documents ne peut, pour quelque motif que ce soit, lui être refusé.
47. (1) À l'occasion des procédures relatives aux recours prévus aux articles 41, 42 et 44, la Cour prend toutes les précautions possibles, notamment, si c'est indiqué, par la tenue d'audiences à huis clos et l'audition d'arguments en l'absence d'une partie, pour éviter que ne soient divulgués de par son propre fait ou celui de quiconque:
a) des renseignements qui, par leur nature, justifient, en vertu de la présente loi, un refus de communication totale ou partielle d'un document;
b) des renseignements faisant état de l'existence d'un document que le responsable d'une institution fédérale a refusé de communiquer sans indiquer s'il existait ou non.
(2) Dans les cas où, à son avis, il existe des éléments de preuve touchant la perpétration d'infractions fédérales ou provinciales par un cadre ou employé d'une institution fédérale, la Cour peut faire part à l'autorité compétente des renseignements qu'elle détient à cet égard.
[. . .]
51. La Cour, dans les cas où elle conclut, lors d'un recours exercé en vertu de l'article 44, que le responsable d'une institution fédérale est tenu de refuser la communication totale ou partielle d'un document, lui ordonne de refuser cette communication; elle rend une autre ordonnance si elle l'estime indiqué.
Contexte
[4]Par une lettre datée du 16 juin 2000, l'ACIA a reçu une demande de communication de certains documents relatifs à l'intimée.
[5]Le 15 août 2000, l'ACIA a écrit à l'intimée, conformément à l'article 27 de la Loi, afin de l'inviter à lui transmettre des observations sur les raisons qui justifieraient un refus de communication des documents demandés.
[6]Au moyen d'une lettre datée du 1er septembre 2000, l'intimée a présenté des observations sur les raisons qui justifieraient un refus de communication des documents, en conformité avec l'article 28 de la Loi.
[7]Après avoir examiné les observations écrites de l'intimée, l'ACIA a conclu que les documents devaient être communiqués et, par une lettre datée du 7 septembre 2000, elle a informé l'intimée de son intention de communiquer les documents, sous réserve de certains prélèvements.
[8]Le 27 septembre 2000, par suite de la décision de l'ACIA, l'intimée a engagé un recours en révision en vertu de l'article 44 de la Loi. Dans sa demande, l'intimée soulevait un certain nombre de questions au regard de l'application du paragraphe 20(1) de la Loi aux documents. Elle n'y parlait pas de l'article 19, mais elle a soulevé cette question dans ses prétentions orales et écrites.
[9]La juge des demandes a conclu que certains documents ou des parties de ceux-ci, qui étaient visés au paragraphe 20(1), devaient être prélevés. Cette partie de la décision ne fait pas l'objet de l'appel. La juge des demandes a cependant conclu également que l'intimée, un tiers, pouvait invoquer l'exception prévue à l'article 19 de la Loi, c'est-à-dire qu'elle pouvait chercher à empêcher la communication de documents contenant les «renseignements personnels» visés à l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21. En conséquence, elle a ordonné le prélèvement de certains passages contenus dans les documents visés à l'article 19 de la Loi. Le présent appel concerne uniquement cette partie de la décision de la juge des demandes.
[10]En tirant sa conclusion sur l'application de l'article 19 de la Loi aux documents demandés, la juge des demandes s'est appuyée sur l'arrêt Siemens rendu par la Cour pour affirmer que l'intimée pouvait, dans le cadre d'un recours exercé en vertu de l'article 44, invoquer d'autres exceptions que celles prévues au paragraphe 20(1) de la Loi. Elle écrit ce qui suit à ce sujet aux paragraphes 26 et 27 de ses motifs:
La décision de première instance dans Siemens a été confirmée en appel. L'argument avancé c'était que l'article 44 (révision de la décision de communiquer) de la Loi restreint la compétence de la Cour de telle manière qu'on ne peut invoquer l'article 24 (exemption obligatoire) pour empêcher la communication. Rejetant l'appel de manière sommaire, la Cour d'appel a déclaré [au paragraphe 1]: «Nous ne pouvons interpréter l'article 44 de cette façon.»
Il me semble, en me fondant sur le raisonnement dans Siemens, que si un tiers peut se prévaloir de l'exemption obligatoire prévue à l'article 24 de la Loi, il en est de même pour l'exemption obligatoire prévue à l'article 19. Décider autrement donnerait lieu, à mon avis, à un résultat irrationnel et illogique, à l'encontre des principes d'interprétation législative énoncés dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 et d'autres arrêts subséquents. Je conclus donc, pour les motifs exposés, que l'exemption obligatoire prévue à l'article 19 de la Loi s'applique à une instance relative à l'article 44, lorsque cela est pertinent eu égard à la communication projetée.
[11]Dans SNC Lavalin Inc. c. Canada (Ministre de la Coopération internationale), [2003] 4 C.F. 900 (1re inst.), le juge Gibson est arrivé à une conclusion contraire à celle de la juge des demandes. Selon lui, un tiers n'a pas le droit, dans le cadre d'un recours exercé en vertu de l'article 44, d'empêcher la communication de documents visés à l'article 19 de la Loi. Il émet l'avis suivant au paragraphe 24 de ses motifs:
Étant donné que l'objectif de la Loi, tel que l'énonce clairement le législateur, consiste à faciliter l'accès à l'information gouvernementale et, qu'à mon sens, un contrôle indépendant d'une communication envisagée n'est autre qu'un élément «d'équité» complémentaire à cet objectif, et en raison également du contexte général de la Loi et de la teneur quelque peu ambiguë, sur le plan grammatical et celui du sens ordinaire, des termes formant les paragraphes 27(1) et 28(1), je me vois dans l'obligation de conclure que la demanderesse n'était pas fondée, dans le cadre d'observations faites en vertu du paragraphe 28(1), à réclamer une exemption au regard de la communication totale ou partielle des documents en cause en invoquant l'article 19 de la Loi.
[12]Le juge Gibson disposait de la décision de la juge des demandes et de l'arrêt rendu par la Cour dans Siemens. Contrairement à la juge des demandes, il ne s'estimait pas lié par Siemens. Il explique pourquoi aux paragraphes 25 et 26:
Dans la cause Siemens Canada Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), la Cour d'appel a abordé, en des motifs très brefs, la question sous étude ici. Le juge Sexton s'est exprimé en ces termes:
L'avocate de la Couronne accepte que l'article 44 de la Loi sur l'accès à l'information [. . .] n'avait pas été invoqué devant le juge des requêtes et, pour la première fois, en appel, fait valoir que l'article 44 limite la compétence de la Cour de sorte que l'article 24 ne peut être invoqué par la partie qui cherche à empêcher la communication des documents. Nous ne pouvons interpréter l'article 44 de cette façon. |
Les brèves observations du juge Sexton indiquent clairement que la question qui a été pleinement débattue devant moi par l'avocat des ministres défendeurs ainsi qu'au nom de la demanderesse, par voie de réplique écrite, n'a pas été soulevée devant le juge des requêtes dont la décision était portée en appel. Il est bien évident que cette question a été soulevée pour la première fois dans la cause Siemens, précitée, devant la Cour d'appel et il ressort, du moins implicitement de la façon dont le sujet a été traité dans la citation ci-dessus, qu'elle n'était pas assortie de la même abondance d'arguments que ceux avancés devant moi, particulièrement en ce qui concerne le lien réciproque entre les articles 27 et 28 et l'article 44 de la Loi.
En toute déférence, il m'est impossible de conclure que je suis lié par l'opinion du juge Sexton dans Siemens.
[13]L'intimée soutient notamment que nous sommes liés par Siemens et que cet arrêt règle la question dont nous sommes saisis. Par contre, l'appelant, en nous invitant à réexaminer Siemens, prétend que cet arrêt [traduction] «n'indique pas que toute l'argumentation concernant l'interprétation du régime de notification prévu par la Loi sur l'accès a été prise en considération par la Cour» (voir le paragraphe 48 du mémoire des faits et du droit de l'appelant).
[14]Avant de décider si l'arrêt Siemens a réglé la question de fond dont nous sommes saisis et si nous devrions l'infirmer, il serait utile d'exposer les prétentions invoquées par les parties au soutien de leur thèse respective concernant la question de fond et l'arrêt Siemens. Il serait utile également de passer brièvement en revue les dispositions pertinentes de la Loi.
Prétentions des parties
L'appelant |
[15]L'appelant fait valoir que le législateur a établi, dans la Loi, un régime de notification aux tiers dont les intérêts commerciaux ou scientifiques sont en jeu, mais qu'il n'a prévu aucun régime semblable dans le cas des autres exceptions énumérées dans la Loi, qu'elles soient obligatoires ou discrétionnaires. En outre, il n'a pas inséré dans la Loi une disposition permettant aux tiers qui ont reçu notification d'invoquer d'autres exceptions que celles visées au paragraphe 20(1) de la Loi.
[16]L'appelant soutient donc que la juge des demandes a commis une erreur de droit lorsqu'elle a conclu que l'intimée pouvait, dans le cadre d'un recours exercé en vertu de l'article 44, demander la révision de la communication de documents qui ne sont pas visés au paragraphe 20(1) de la Loi.
[17]Pour appuyer sa thèse, l'appelant fait valoir que l'économie générale de la Loi donne accès à l'information et que l'affaire concerne essentiellement l'institution fédérale, à qui il incombe, selon la Loi, d'invoquer et d'appliquer les exceptions pertinentes, et la personne qui demande les documents et qui veut exercer son droit d'accès. Ce n'est que lorsque les documents sont visés à l'article 20 de la Loi que les dispositions relatives à la notification de l'article 27 s'appliquent. Ce n'est que dans ce cas qu'un tiers peut intervenir et démontrer que les documents ne devraient pas être communiqués.
[18]Selon l'appelant, la Loi a pour objet de faciliter l'accès aux documents afin de rendre les fonctionnaires et les politiciens plus responsables et de favoriser la participation des citoyens au processus démocratique. Les exceptions au droit d'accès sont limitées et précises, et elles doivent être interprétées à la lumière de l'objet de la Loi.
[19]L'appelant signale que les autres exceptions que celles prévues au paragraphe 20(1) de la Loi ne sont pas assorties d'un régime de notification semblable à celui décrit à l'article 27. Selon lui, ces exceptions ont trait à des questions à l'égard desquelles les institutions fédérales sont les mieux placées pour protéger l'intérêt public. Ce n'est qu'en matière commerciale ou scientifique (article 20) qu'il est nécessaire que les institutions fédérales reçoivent de l'information des tiers concernés, d'où l'obligation de leur donner un avis.
[20]L'appelant soutient également que la limitation de la participation des tiers aux cas visés au paragraphe 20(1) est une question d'équité. Sinon, il y aurait deux catégories de tiers: ceux qui seraient avisés conformément aux articles 27 et 28 et qui auraient la possibilité d'invoquer les exceptions visées à l'article 20 ainsi que toutes les autres exceptions prévues par la Loi et ceux qui, n'ayant pas été avisés par l'institution fédérale, ne pourraient présenter la moindre observation.
[21]Finalement, l'appelant soutient que l'arrêt rendu par la Cour dans Saint John Shipbuilding Ltd. c. Canada (Ministre des Approvisionnements et Services) (1990), 67 D.L.R. (4th) 315 (C.A.F.), confirme qu'un tiers ne peut exercer son droit de s'opposer à l'application d'une exception qu'à l'égard des documents visés au paragraphe 20(1) de la Loi et que nous devrions réexaminer l'arrêt que nous avons rendu dans l'affaire Siemens pour les raisons que j'ai déjà exposées.
L'intimée |
[22]Contrairement à l'appelant, l'intimée prétend que le mécanisme de l'article 44 n'a pas pour but d'empêcher les tiers d'invoquer d'autres exceptions que celles visées au paragraphe 20(1) de la Loi. Elle s'appuie à cet égard sur l'arrêt Siemens rendu par la Cour qui, selon elle, règle la question.
[23]L'intimée affirme que le droit d'accès et le recours en révision dont peut faire l'objet la décision d'une institution fédérale de communiquer des documents doivent être examinés à la lumière des exceptions prévues par la Loi. Elle fonde sa prétention sur les commentaires formulés par le juge La Forest (qui était dissident, mais qui a rédigé les motifs de l'ensemble de la Cour sur la question de l'interprétation) dans Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403. Le juge La Forest a souligné, au paragraphe 48, que la Loi et la Loi sur la protection des renseignements personnels reconnaissent que, dans la mesure où il est visé par la définition de «renseignements personnels» contenue à l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le droit à la vie privée l'emporte sur le droit d'accès à l'information.
[24]L'intimée prétend que l'absence de dispositions relatives à la notification, semblables aux articles 27 et 28 de la Loi, s'appliquant aux autres exceptions obligatoires s'explique par le fait que celles-ci peuvent être évaluées sur la foi des documents eux-mêmes ou à l'aide des renseignements internes de l'administration fédérale sans que la participation des tiers ne soit nécessaire. La décision de l'institution fédérale n'est toutefois d'aucune façon à l'abri du recours en révision prévu à l'article 44 de la Loi.
[25]L'intimée soutient également que le libellé de l'article 28 ne limite aucunement l'examen aux documents visés au paragraphe 20(1).
[26]L'intimée soutient en outre que le libellé de l'article 44 ne peut être interprété comme s'il limitait les observations qui peuvent être présentées au soutien d'un recours en révision engagé en vertu de cette disposition. Selon elle, ce libellé est très général et l'expression «the matter» employée dans la version anglaise devrait être interprétée de manière libérale, comme la même expression qui figure dans la version anglaise de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)] l'a été dans Krause c. Canada, [1999] 2 C.F. 476 (C.A.), à la page 491.
[27]Finalement, l'intimée affirme que le raisonnement établi par la Cour dans Siemens au regard de l'article 24 de la Loi s'applique de la même manière à l'article 19. Selon elle, il n'existe aucune raison importante justifiant que la Cour infirme cet arrêt. Elle fait valoir que, de toute façon, les motifs invoqués par l'appelant pour démontrer que Siemens devrait être réexaminé ne sont pas valables.
[28]Subsidiairement, l'intimée prétend que les ressources de la Cour ne seraient pas utilisées judicieusement si l'on interprétait l'article 44 de la Loi de manière à limiter le recours en révision aux seules décisions des institutions fédérales qui sont fondées sur l'article 20, tout en permettant que des contestations basées sur d'autres dispositions de la Loi soient présentées en vertu des articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] et 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale.
L'intervenant |
[29]L'intervenant, qui appuie la position de l'appelant, affirme que les articles 20, 27, 28, 29, 44 et l'alinéa 25(2)c) forment un code complet régissant la notification aux tiers et le recours en révision qu'ils peuvent exercer. En conséquence, ces dispositions doivent être interprétées comme si elles limitaient les mesures de redressement qui peuvent être accordées par la Cour fédérale en vertu de l'article 51 de la Loi.
[30]L'intervenant dit également qu'en permettant aux tiers d'invoquer d'autres exceptions que celles prévues à l'article 20 on empêche la personne qui demande la communication des renseignements de se prévaloir des autres dispositions de la Loi: lorsqu'une institution fédérale invoque une autre exception que celles prévues à l'article 20 pour refuser de communiquer un document, la personne à qui s'adresse le refus peut demander à la Commission de mener une enquête, celle-ci étant une condition préalable à l'exercice d'un recours en révision devant la Cour fédérale suivant les articles 41 et 42. En permettant à un tiers d'invoquer une exception qui est prévue par une autre disposition que l'article 20, on neutralise la protection accordée par la Loi aux personnes qui demandent la communication d'un document.
Aperçu général des principales dispositions de la Loi
[31]La Loi a pour objet de faciliter l'accès aux renseignements relevant d'une institution fédérale, sous réserve d'exceptions précises et limitées.
[32]Le paragraphe 2(1) de la Loi prévoit que «les exceptions indispensables à ce droit [d'accès] [sont] précises et limitées et les décisions quant à la communication [sont] susceptibles de recours indépendants du pouvoir exécutif». En vertu de la Loi, les citoyens canadiens et les résidents permanents peuvent demander de se faire communiquer des documents relevant d'une institution fédérale.
[33]Les articles 13 [mod. par L.C. 2000, ch. 7, art. 21] à 24 de la Loi établissent une série d'exceptions au droit d'accès, certaines étant discrétionnaires et les autres (notamment celle de l'article 19 visant les «renseignements personnels» et celles de l'article 20 concernant les «renseignements de tiers»), obligatoires.
[34]Le commissaire à l'information reçoit les plaintes et fait enquête sur les plaintes, en particulier celles déposées par des personnes qui se sont vu refuser la communication de documents ou, plus généralement, celles «portant sur toute autre question relative à la demande ou à l'obtention de documents en vertu de la présente loi» (alinéa 30(1)f)).
[35]Le dépôt d'une plainte est une condition préalable à l'exercice du recours en révision offert à l'article 41 de la Loi. Les pouvoirs conférés à la Cour fédérale relativement à ce type de recours sont décrits aux articles 49 et 50 de la Loi.
[36]La Loi définit un «tiers» comme «[une] personne, [un] groupement ou [une] organisation autres que l'auteur de la demande [d'accès] ou qu'une institution fédérale» (article 3). Aux termes de l'article 27 de la Loi, les tiers ont le droit d'être avisés de l'intention d'une institution fédérale de communiquer des documents qui, selon elle, sont susceptibles de contenir des renseignements décrits au paragraphe 20(1) de la Loi (secrets industriels, renseignements commerciaux, renseignements scientifiques, etc.).
[37]L'article 28 de la Loi donne aux tiers le droit de présenter des observations relativement aux documents qu'une institution fédérale a l'intention de communiquer conformément à l'article 27 de la Loi.
[38]Le paragraphe 44(1) permet aux tiers qui ont été avisés de la décision d'une institution fédérale de donner communication totale ou partielle d'un document d'exercer un recours en révision. Seules ces personnes peuvent se prévaloir de ce recours.
Analyse
[39]Je traiterai maintenant de l'arrêt Siemens. Les faits pertinents sont les suivants: Siemens a présenté une proposition en réponse à la Demande de proposition (DP) diffusée par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) pour la fourniture de soutien en service pour les navires de la classe du Halifax et de l'Iroquois pour le ministère de la Défense nationale. Cette proposition a été acceptée et le contrat a été attribué à Siemens.
[40]En novembre 1999, l'un des soumissionnaires non choisis a demandé que lui soient communiqués les documents produits par Siemens au soutien de sa proposition qui étaient en possession de TPSGC.
[41]En novembre 1999, la coordinatrice de l'accès à l'information et de la protection des renseignements personnels (AIPRP) a fait savoir à Siemens qu'une demande de renseignements avait été reçue et que la société avait le droit de présenter à TPSGC des observations sur les raisons qui justifieraient un refus de communication des documents.
[42]Siemens a présenté des observations écrites informant la coordinatrice de l'AIPRP qu'elle ne s'opposait pas à la communication de certains des documents. Elle lui a transmis une liste de ces documents et de ceux à la communication desquels elle s'opposait en se fondant sur l'article 20 de la Loi.
[43]Siemens a ensuite changé d'avis et a écrit à la coordinatrice de l'AIPRP pour lui faire savoir qu'elle retirait le consentement donné antérieurement à la communication de certains des documents. Elle prétendait maintenant qu'aucun des documents ne devait être communiqué conformément au paragraphe 24(1) de la Loi parce qu'une telle communication serait contraire à l'article 30 de la Loi sur la production de défense, L.R.C. (1985), ch. D-1 (la LPD), qui a été incorporé par renvoi à l'annexe II de la Loi par le paragraphe 24(1). Cette disposition et l'article 30 de la LPD prévoient:
[Loi sur l'accès à l'information]
24. (1) Le responsable d'une institution fédérale est tenu de refuser la communication de documents contenant des renseignements dont la communication est restreinte en vertu d'une disposition figurant à l'annexe II.
[Loi sur la production de défense]
30. Les renseignements recueillis sur une entreprise dans le cadre de la présente loi ne peuvent être communiqués sans le consentement de l'exploitant de l'entreprise [. . .]
[44]Le 23 février 2000, TPSGC a avisé Siemens de sa décision concernant la communication des documents. Le Ministère a conclu que les documents étaient exemptés en partie en vertu du paragraphe 19(1) et des alinéas 20(1)b) et c) de la Loi, et que le paragraphe 24(1) ne s'appliquait pas. Siemens a alors exercé le recours en révision prévu à l'article 44 de la Loi.
[45]Le juge McKeown de la Cour fédérale [à l'époque la Section de première instance (2001), 15 C.P.R. (4th) 470] a donné raison à Siemens et a annulé la décision de TPSGC. Il a fait les commentaires suivants aux paragraphes 18, 19 et 20 de ses motifs:
Dans la lettre de décision du 23 février 2000, la coordinatrice de l'AIPRP ne fait aucunement mention de l'article 30. Le défendeur TPSGC estime que l'article 30 ne s'applique pas aux documents en question de Siemens en l'espèce, car ils font partie de l'invitation à soumissionner pour le contrat et non pas du contrat lui-même. Le défendeur soutient que c'est seulement le contrat lui-même qui est considéré comme étant un contrat de défense et auquel l'article 30 peut s'appliquer. À mon avis, toutefois, le libellé de l'article 30 est clair: «Les renseignements recueillis sur une entreprise dans le cadre de la présente loi ne peuvent être communiqués [. . .]».
Dans la présente affaire, les renseignements ont été recueillis «dans le cadre de la présente loi», puisque le ministre est investi du pouvoir d'acquérir des fournitures et de prendre toute autre mesure qu'il juge accessoire à de telles fournitures, par l'article 16 de la Loi. Il ne me semble pas pertinent que les renseignements en question fassent partie du contrat lui-même ou aient été recueillis en tant que condition requise du contrat. Ils ont tous été recueillis par le ministre en vertu du pouvoir que lui confère la Loi. Une fois que le contrat est visé par la LPD, l'article 30 ne fait pas de distinction entre les documents qui faisaient partie du contrat et les documents qui faisaient partie de l'invitation à soumissionner. L'article 30 ne fait pas mention des renseignements recueillis dans le contrat. Par conséquent, l'article 1.5 de la DP, qui déclare en partie:
L'habilitation de sécurité doit être en place avant l'adjudication du contrat. |
ne soustrait pas à l'article 30 les affaires concernant l'habilitation de sécurité.
Donc, conformément à l'article 30 de la LPD, les documents ne devraient pas être communiqués puisque la demanderesse n'a pas donné son consentement. Le défendeur le ministre des Travaux publics ne doit communiquer aucun des dossiers de la demanderesse en rapport avec l'invitation à soumissionner de TPSGC no 10 MC W8483-6-EFAA/A, Soutien en service pour les navires de la classe du Halifax et de l'Iroquois.
[46]Le procureur général du Canada, l'appelant en l'espèce, a porté la décision du juge McKeown en appel. À l'audience tenue le 24 octobre 2002, le juge Sexton a prononcé les motifs suivants au nom de la Cour [au paragraphe 1]:
Nous ne sommes pas persuadés que le juge des requêtes n'avait pas compétence pour statuer comme il l'a fait sous l'empire de l'article 30 de la Loi sur la production de défense. L'avocate de la Couronne accepte que l'article 44 de la Loi sur l'accès à l'information n'avait pas été invoqué devant le juge des requêtes et, pour la première fois, en appel, fait valoir que l'article 44 limite la compétence de la Cour de sorte que l'article 24 ne peut être invoqué par la partie qui cherche à empêcher la communication des documents. Nous ne pouvons interpréter l'article 44 de cette façon. Nous sommes également d'accord avec le juge des requêtes pour dire que l'information en question en l'espèce a été obtenue sous l'empire ou en vertu de la Loi sur la production de défense. L'appel sera rejeté avec dépens, lesquels sont fixés à 3 000 $.
[47]Comme les motifs de l'arrêt Siemens l'indiquent clairement, la question de savoir si l'article 44 de la Loi limite la compétence de la Cour a été soulevée pour la première fois en appel. La Cour y a répondu en disant qu'elle ne pouvait pas interpréter l'article 44 «de cette façon». Il nous faut décider si Siemens a réglé la question dont nous sommes saisis et, le cas échéant, si nous sommes liés par cet arrêt. Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis de répondre par l'affirmative à ces deux questions.
[48]Dans Siemens, le juge McKeown a conclu, en première instance, que les documents ne pouvaient pas être communiqués sans le consentement de Siemens à cause de l'article 30 de la LPD. Cette conclusion découle du libellé de l'article 30 de la LPD, lequel a été incorporé par renvoi à l'annexe II de la Loi par le paragraphe 24(1).
[49]En conséquence, même si le juge McKeown n'était pas saisi de la question soulevée devant la Cour dans Siemens et devant nous en l'espèce et qu'il n'a donc pas pu se prononcer sur elle, sa décision a fait en sorte que Siemens, un tiers au sens de la Loi, pouvait, lors d'un recours exercé en vertu de l'article 44, invoquer d'autres exceptions que celles visées au paragraphe 20(1).
[50]Le procureur général a soulevé pour la première fois la question de l'article 44 dans le cadre de l'appel de la décision du juge McKeown. Dans de brefs motifs prononcés à l'audience, la Cour a rejeté ses arguments, déclarant simplement qu'elle ne pouvait pas interpréter l'article 44 comme le procureur général le proposait.
[51]L'intimée prétend que Siemens a réglé la question sur laquelle nous sommes appelés à nous prononcer. Je conviens avec elle qu'il n'est pas possible de faire une distinction entre Siemens et la présente affaire, même si, notamment, ce n'était pas l'article 19 qui était en cause dans Siemens, mais l'article 24. Les deux dispositions prévoient que le responsable d'une institution fédérale est tenu de refuser la communication de documents contenant, dans le cas de l'article 19, les renseignements personnels visés à l'article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et, dans le cas de l'article 24, des renseignements dont la communication est restreinte en vertu d'une disposition figurant à l'annexe II--une disposition de la LPD dans Siemens.
[52]Aussi, il ne saurait faire de doute, à mon avis, que la Cour a décidé, dans Siemens, qu'un tiers pouvait, lors d'un recours exercé en vertu de l'article 44, chercher à empêcher la communication de documents sur la foi d'autres exceptions que celles prévues au paragraphe 20(1) de la Loi. J'ai eu l'occasion d'examiner avec soin les mémoires des faits et du droit déposés dans Siemens par le procureur général du Canada et par Siemens, et je suis convaincu que, dans cette affaire, la Cour était clairement saisie de la question sur laquelle nous devons nous prononcer en l'espèce. Plus précisément, comme il le fait également ici, le procureur général prétendait que l'arrêt que nous avons rendu dans Saint John Shipbuilding Ltd., étayait l'interprétation de l'article 44 qu'il proposait.
[53]C'est pourquoi, à mon avis, le procureur général, en nous invitant à réexaminer l'arrêt Siemens, ne prétend pas que la Cour n'était pas saisie de la question de fond dans cette affaire. Il soutient plutôt que les motifs donnés dans Siemens ne semblent pas indiquer que ses arguments ont été suffisamment pris en considération. C'est pour cette raison qu'il nous demande d'infirmer Siemens.
[54]Devrions-nous infirmer l'arrêt Siemens? La Cour a récemment indiqué clairement, dans un certain nombre d'affaires, qu'elle n'infirmera pas une décision qu'elle a rendue dans le passé, à moins que celle-ci ne soit manifestement erronée du fait qu'elle n'a pas tenu compte d'une disposition législative pertinente ou d'un précédent qui aurait dû être respecté. La Cour a traité de la question aux paragraphes 8, 9 et 10 de l'arrêt Miller c. Canada (Procureur général) (2002), 220 D.L.R. (4th) 149 (C.A.F.):
Il n'y a aucun doute que notre Cour peut renverser ses propres décisions. Toutefois, les valeurs de certitude et de cohérence sont très près du coeur même de l'administration de la justice dans un système de droit et de gouvernement fondé sur la primauté du droit. En conséquence, une formation de notre Cour ne devrait pas s'écarter d'une décision d'une autre formation simplement parce qu'elle considère que l'affaire s'est soldée par une décision erronée. C'est la Cour suprême du Canada qui est normalement l'instance appropriée pour corriger les erreurs commises par des cours d'appel intermédiaires.
La jurisprudence portant sur le renversement de décisions antérieures a été examinée par le juge Urie dans Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Widmont, [1984] 2 C.F. 274 (C.A.), aux p. 278 à 282. Ses commentaires ont été cités avec approbation dans des arrêts subséquents, par exemple l'arrêt Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd. (1996), 197 N.R. 291 (C.A.F.), à la p. 293. En bref, la jurisprudence citée par le juge Urie a établi qu'afin d'assurer la constance et l'uniformité, une saine administration de la justice exige que les cours d'appel intermédiaires suivent leurs précédents, sauf circonstances exceptionnelles. La Cour a la responsabilité d'assurer la stabilité, l'uniformité et l'invariabilité du droit.
Le critère utilisé pour renverser la décision d'une autre formation de notre Cour exige que la décision en cause soit manifestement erronée, du fait que la Cour n'aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d'un précédent qui aurait dû être respecté: voir, à titre d'exemple, les arrêts Eli Lilly and Co., et Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (1997), 208 N.R. 395 (C.A.F.), à la p. 396. Les cours d'appel provinciales ont utilisé ce même critère: voir, à titre d'exemple, R. v. White (1996), 29 O.R. (3d) 577 (C.A.), aux p. 604 et 605; Bell v. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509, à la p. 511 (C.A. C.-B.); R. c. Grumbo (1988), 159 D.L.R. (4th) 577 (C.A. Sask.), au par. 21; et Lefebvre c. Québec (Commission des affaires sociales) (1991), 39 C.A.Q. 206.
[55]La Cour a réaffirmé le principe énoncé dans Miller dans les arrêts Mathew c. Canada, [2004] 1 C.T.C. 115 (C.A.F.); Wannan c. Canada, [2004] 1 C.T.C. 326 (C.A.F.), et Amado-Cordeiro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 36 Imm. L.R. (3d) 35 (C.A.F.).
[56]Comme je l'ai dit précédemment, le procureur général nous demande de réexaminer l'arrêt Siemens parce que la Cour n'a pas suffisamment pris en considération ses arguments dans cette affaire. Malheureusement pour lui, même si sa thèse selon laquelle un tiers n'a le droit de s'opposer à la communication que des documents visés au paragraphe 20(1) lors d'un recours exercé en vertu de l'article 44 est percutante et très intéressante, je ne pense pas que nous puissions infirmer l'arrêt Siemens. On ne peut pas dire que cet arrêt est «manifestement erroné». Le procureur général n'a pas démontré que la Cour a omis, dans Siemens, de tenir compte d'une disposition législative pertinente ou d'un précédent qui aurait dû être respecté.
[57]Pour ces motifs, je rejetterais l'appel du procureur général, avec dépens.
Le juge Desjardins, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
Le juge Pelletier, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.