A-215-11
2012 CAF 106
Teva Canada Limitée (appelante)
c.
Le ministre de la Santé et Sanofi-Aventis Canada Inc. (intimés)
Répertorié : Teva Canada Limitée c. Canada (Santé)
Cour d’appel fédérale, juge en chef Blais, juges Noël et Stratas, J.C.A.—Toronto, 19 mars; Ottawa, 10 avril 2012.
Aliments et Drogues — Appel et appel incident formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de rejeter la décision visée par le contrôle judiciaire du ministre de la Santé (intimé) refusant de retirer l’Eloxatine du registre des « drogues innovantes » tenu par l'intimé en vertu de l’art. C.08.004.1(9) du Règlement sur les aliments et drogues — L'appelante a demandé que l'intimé retire l’Eloxatine du registre parce que ce médicament ne correspond pas à la définition de « drogue innovante » qui figure à l’art. C.08.004.1(1) du Règlement — L'appelante a fait valoir que l'intimé avait « déjà approuvé » le médicament en autorisant des milliers de fois l’utilisation de l’Eloxatine à titre de traitement d’urgence en vertu du Programme d’accès spécial établi en application du Règlement — L'intimé a conclu que les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial ne constituaient pas une approbation antérieure au sens de la définition du terme « drogue innovante » — Il s'agissait de savoir si les autorisations déjà accordées en vertu du Programme d’accès spécial justifiaient qu’un médicament soit considéré comme « déjà approuvé » au sens de l’art. C.08.004.1(1) du Règlement — L'intimé a correctement interprété le Règlement — Il a conclu à juste titre que l’Eloxatine satisfaisait à la définition du terme « drogue innovante » de l’art. C.08.004.1(1) du Règlement; c’est à bon droit qu’il a maintenu ce médicament au registre des drogues innovantes — En vertu du Règlement, l'innocuité et l'efficacité d'un nouveau médicament doivent être établies avant qu'il soit commercialisé au Canada — Le Programme d'accès spécial diffère de la façon habituelle dont les nouveaux médicaments sont commercialisés au Canada, permettant l’utilisation de certaines drogues en l’absence de données établissant leur innocuité et leur efficacité — L’argument de l'appelante selon lequel l'ingrédient médicinal de l’Eloxatine a été « approuvé », au sens où on l’entend dans la définition du terme « drogue innovante » énoncée à l’art. C.08.004.1(1) du Règlement a créé de l’ambiguïté et de l’incertitude — En vertu du Règlement, l’approbation se réalise au moment de la délivrance d’un avis de conformité et de l’attribution d’une identification numérique — L’art. C.08.004.1(1) du Règlement est une disposition dont l’objet est limité et particulier, conçu pour permettre la mise en œuvre de certaines obligations que le Canada a contractées par traité (art. C.08.004.1(2) du Règlement) — En acceptant l’interprétation de l'appelante, à savoir que le terme « déjà approuvé » vise notamment les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial, on contrecarrerait l’effet des dispositions pertinentes des traités — Par conséquent, les médicaments antérieurement approuvés en vertu du Programme d’accès spécial ne comprennent pas un ingrédient médicinal « déjà approuvé » au sens de l’art. C.08.004.1(1) du Règlement — L'intimé a décidé à bon droit que l’Eloxatine était une « drogue innovante » au sens de l’art. C.08.004.1(1) du Règlement; que l’Eloxatine devait demeurer inscrit au registre des drogues innovantes suivant l’art. C.08.004.1(9) du Règlement — Pour ce qui est de l'appel incident, il visait les motifs invoqués par la Cour fédérale pour rejeter les objections préliminaires — Un appel incident est formé à l’encontre d’un jugement ou d’une ordonnance, et non à l’encontre des motifs — Appel et appel incident rejetés.
Pratique — Appel incident — Appel et appel incident formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelante — L'appel incident en l'espèce a été interjeté par l'intimée, Sanofi-Aventis; il concernait plus particulièrement certaines objections préliminaires portant sur la qualité pour agir de l'appelante et sa capacité de présenter la demande devant la Cour fédérale et de faire appel devant la Cour d'appel fédérale — L’appel incident était irrecevable en l'espèce — La décision rendue par la Cour fédérale ne causait aucun préjudice à Sanofi-Aventis — L’appel incident visait les motifs invoqués par la Cour fédérale pour rejeter les objections préliminaires — Un appel incident est formé à l’encontre d’un jugement ou d’une ordonnance, et non à l’encontre des motifs.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — Appel et appel incident formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelante — En appel incident, l'intimée Sanofi-Aventis a soulevé certaines objections préliminaires portant sur la qualité pour agir de l'appelante — Il s'agissait de savoir si l'appelante avait qualité pour agir pour présenter la demande de contrôle judiciaire — Sanofi-Aventis a fait valoir que l'appelante n’était pas « directement touché[e] par l’objet de la demande » en vertu de l’art. 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, mais la Cour fédérale a à bon droit rejeté l'objection — Le fait d'accepter l’argument de Sanofi-Aventis « ne permettrait pas de mieux rendre justice » et ne servirait aucune « raison légitime ».
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Examen du mot « décision » au sens de l’art. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales — Il s'agissait de savoir si la décision du ministre de la Santé (intimé) de ne pas retirer l’Eloxatine du registre des « drogues innovantes » tenu par l'intimé constituait une nouvelle « décision » au sens de l’art. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales — La décision de l'intimé de ne pas retirer l’Eloxatine du registre constituait une « nouvelle » décision au sens de l’art. 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales; il s'agissait d'un nouvel exercice de son pouvoir discrétionnaire — Par conséquent, la décision de l'intimé constituait une « décision » susceptible de contrôle judiciaire en vertu de l'art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.
Il s'agissait d’un appel et d’un appel incident formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelante. En 2007, le ministre de la Santé (intimé) a inscrit l’Eloxatine, un médicament fabriqué par Sanofi-Aventis Canada Inc., au registre des « drogues innovantes » qu’il est chargé de tenir en vertu du paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement sur les aliments et drogues (le Règlement ). Plus tard, l'appelante a demandé à l'intimé de retirer l’Eloxatine du registre parce que ce médicament ne satisfaisait pas à la définition de « drogue innovante » qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Selon cette définition, pour être une « drogue innovante », l’Eloxatine doit contenir « un ingrédient médicinal » non déjà approuvé par l'intimé. L'appelante a prétendu que l'intimé avait « déjà approuvé » le médicament, autorisant des milliers de fois l’utilisation de l’Eloxatine à titre de traitement d’urgence en vertu du Programme d’accès spécial établi en application du Règlement. L'intimé a rejeté la demande de l'appelante en concluant que les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial ne constituaient pas une approbation antérieure au sens de la définition du terme « drogue innovante ». La décision de l'intimé a fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelante devant la Cour fédérale et dont le rejet est à l’origine du présent appel.
Quant à l'appel incident de Sanofi-Aventis, il concernait certaines objections préliminaires portant sur la qualité pour agir de l'appelante et sa capacité de présenter la demande devant la Cour fédérale et de faire appel devant la Cour d'appel fédérale. Ces objections soulevées devant la Cour fédérale n’ont pas été retenues.
Il s'agissait de savoir si les autorisations déjà accordées en vertu du Programme d’accès spécial justifiaient qu’un médicament soit considéré comme « déjà approuvé » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement; si l'appelante avait qualité pour agir pour présenter la demande de contrôle judiciaire; et si la décision du ministre de la Santé de ne pas retirer l’Eloxatine du registre des « drogues innovantes » tenu par l'intimé constituait une nouvelle « décision » au sens du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.
Arrêt : l’appel et l'appel incident doivent être rejetés.
Le ministre a correctement interprété les dispositions pertinentes du Règlement. L'intimé a conclu à juste titre que l’Eloxatine satisfaisait à la définition du terme « drogue innovante », et c’est à bon droit qu’il a maintenu ce médicament au registre des drogues innovantes. Bien que la définition de « drogue innovante » figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement, les mots « déjà approuvé » qui apparaissent dans la définition du terme « drogue innovante » ne sont pas eux-mêmes définis. L'appelante a prétendu en particulier que les mots « déjà approuvé » devaient être interprétés de manière à englober les autorisations accordées massivement en vertu du Programme d’accès spécial. Elle a également soutenu que c’est à tort que l'intimé a déterminé que les mots « déjà approuvé » signifiaient qu’une autorisation de vente avait été accordée pour un médicament. Bien que la définition du terme « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) et, de façon plus générale, le Règlement visent à atteindre un compromis entre le fait d'accorder un monopole à des innovateurs pour une certaine période et d'offrir aux fabricants de produits génériques l’accès au marché en temps opportun, le libellé, l’architecture et l’objet du Règlement semblent suggérer un ensemble de critères différent, celui de l’innocuité et de l’efficacité des médicaments. En vertu du Règlement, un nouveau médicament ne peut être commercialisé au Canada que si son fabricant a d’abord obtenu un avis de conformité et une identification numérique : article C.08.004 et paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Pour les obtenir, il faut convaincre le ministre de l’innocuité et de l’efficacité du médicament en se fondant, directement ou indirectement, sur des données et des études. Le Programme d’accès spécial est différent. Il permet l’utilisation de certaines drogues en l’absence de données et d’études établissant leur innocuité et leur efficacité. Les médicaments pouvant être utilisés en vertu du Programme d’accès spécial ne font pas l’objet de données et d’études qui, de l’avis du ministre, ont établi leur innocuité et leur efficacité. Ils sont plutôt utilisés dans des situations d’urgence comme traitement de dernier recours lorsque les traitements classiques ont échoué ou ne peuvent être utilisés.
L'argument de l'appelante voulant que l’ingrédient médicinal de l’Eloxatine ait été « approuvé », au sens où on l’entend dans la définition du terme « drogue innovante » énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement, a créé de l’ambiguïté et de l’incertitude, ce que le Règlement tente d’éliminer. La question de savoir si un médicament est approuvé et autorisé en vue de sa commercialisation et de sa vente au Canada est une question qui revêt beaucoup d’importance pour le fabricant, ses concurrents, les professionnels de la santé, les pharmaciens et les patients. La clarté et la certitude à cet égard sont essentielles. En vertu du Règlement, l’approbation se réalise au moment de la délivrance d’un avis de conformité et de l’attribution d’une identification numérique. L'interprétation de l'appelante mènerait à un examen factuel complexe et soulèverait des questions difficiles, ce qui va à l’encontre des exigences de clarté et de certitude relatives aux approbations accordées en vertu du Règlement.
Plusieurs des arguments présentés par l'appelante s’appuyaient sur la thèse voulant que le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement vise l’atteinte d’un compromis entre l’établissement d’un monopole pendant une certaine période en faveur du fabricant d’une drogue innovante et la permission accordée aux fabricants de médicaments génériques d’avoir accès au marché en temps utile. Or, tel n’est pas le cas. Le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement est une disposition dont l’objet est limité et particulier, conçu pour permettre la mise en œuvre de certaines obligations que le Canada a contractées par traité : paragraphe C.08.004.1(2) du Règlement. Ces obligations se trouvent dans les dispositions des trois traités suivants : l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, l'annexe 1C de l'Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce et l'Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique. D’une manière générale, ces dispositions visent à protéger un innovateur qui soumet des données non encore divulguées à l’appui d’une demande d’approbation de vente d’une drogue renfermant une nouvelle substance chimique. Compte tenu du fait que la définition du terme « drogue innovante » énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement a pour objet de mettre en œuvre les dispositions susmentionnées, les mots « déjà approuvé » au paragraphe C.08.004.1(1) doivent se rapporter à une approbation antérieure de commercialisation. En acceptant l’interprétation de l'appelante, à savoir que le terme « déjà approuvé » figurant au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement vise les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial, on contrecarrerait l’effet des dispositions des traités en question. Par conséquent, les médicaments antérieurement approuvés en vertu du Programme d’accès spécial ne comprennent pas un ingrédient médicinal « déjà approuvé » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Bien que plusieurs autorisations aient été accordées pour l’Eloxatine en vertu du Programme d’accès spécial, ce médicament n’a auparavant fait l’objet d’aucun avis de conformité et d’aucune identification numérique. Par conséquent, c’est à bon droit que l'intimé a décidé que l’Eloxatine était une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement et que ce médicament devait demeurer inscrit au registre des drogues innovantes suivant le paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement.
L’appel incident était irrecevable en l’espèce. La décision rendue par la Cour fédérale n'a causé aucun préjudice à Sanofi-Aventis. Cette décision lui a accordé exactement ce qu’elle voulait — le rejet de la demande de contrôle judiciaire présentée par l'appelante. En réalité, l’appel incident de Sanofi-Aventis visait les motifs invoqués par la Cour fédérale pour rejeter les objections préliminaires. Un appel incident est formé à l’encontre d’un jugement ou d’une ordonnance, et non à l’encontre des motifs.
Quant à l'objection préliminaire de Sanofi-Aventis selon laquelle l'appelante n’était pas « directement touché[e] par l’objet de la demande » en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a eu raison de rejeter cette objection. La Loi sur les Cours fédérales poursuit notamment des objectifs de justice, d’équité, d’utilité, d’ordre et d’efficacité. Le fait d'accepter l’argument de Sanofi Aventis « ne permettrait pas de mieux rendre justice » et ne servirait aucune « raison légitime ». Devant un refus, l'appelante devrait simplement présenter à nouveau la demande en ayant qualité directe pour agir.
En ce qui concerne la décision de l'intimé de ne pas retirer l’Eloxatine du registre des drogues innovantes, elle constituait une « nouvelle » décision au sens du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. L'intimé est tenu de tenir le registre des drogues innovantes conformément au paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement. À cette fin, il a le pouvoir d’ajouter et de supprimer des données au besoin. La décision de l'intimé de rejeter la demande de l'appelante concernait la tenue du registre et nécessitait qu’il exerce à nouveau son pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, la décision de l'intimé était une « décision » susceptible de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.01.014(1) (édicté par DORS/81-248, art. 2), C.08.002 (mod. par DORS/93-202, art. 24; 95-411, art. 4), C.08.002.1 (édicté par DORS/95-411, art. 5), C.08.004 (mod. par DORS/95-411, art. 6), C.08.004.1(1) « drogue innovante » (édicté par DORS/2006-241, art. 1), (2) (édicté, idem), (3) (édicté, idem), (4) (édicté, idem), (9) (édicté, idem), C.08.010, C.08.011.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 3(2).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 341(1)b).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. n° 2, art. 1711.
Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C de l'Accord de Marrakech instituant l'Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, au Maroc, le 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299, art. 39.
JURISPRUDENCE CITÉE
Décisions examinées :
Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 378, [2011] 1 R.C.F. 78, conf. par 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3.
Décisions citées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Corporation de soins de la santé Hospira c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 345; Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618; Kligman c. M.R.N., 2004 CAF 152, [2004] 4 R.C.F. 477; Froom c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 352, [2005] 2 R.C.F. 195; Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312; La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le ministre du Revenu national (N° 1), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.); Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1997] 3 C.F. 752 (1re inst.); Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 606.
APPEL ET APPEL INCIDENT formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale (2011 CF 507) de rejeter la décision visée par le contrôle judiciaire du ministre de la Santé refusant de retirer l'Eloxatine du registre des « drogues innovantes » tenu par l'intimé en vertu du paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement sur les aliments et drogues. Appel et appel incident rejetés.
ONT COMPARU
Robert W. Staley, Dominique T. Hussey et Christopher D. Heer pour l'appelante.
Eric Peterson pour l'intimé le ministre de la Santé.
Judith Robinson et Brian Daley pour l'intimée Sanofi-Aventis Canada Inc.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Bennett Jones LLP, Toronto, pour l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé ministre de la Santé.
Norton Rose OR S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour l'intimée Sanofi-Aventis Canada Inc.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Stratas, J.C.A. : La Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident formés à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelante, Teva Canada Limitée : voir 2011 CF 507 (le juge Campbell).
[2] En 2007, le ministre de la Santé a inscrit l’Eloxatine, un médicament fabriqué par Sanofi‑Aventis Canada Inc., au registre des « drogues innovantes » qu’il est chargé de tenir en vertu du paragraphe C.08.004.1(9) [édicté par DORS/2006-241, art. 1] du Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C., ch. 870) (le Règlement). Comme nous le verrons, la présence de l’Eloxatine au registre empêchait Teva de commercialiser sa propre version de ce médicament.
[3] En 2010, Teva a demandé au ministre de retirer l’Eloxatine du registre parce que ce médicament ne satisfaisait pas à la définition de « drogue innovante » [édicté, idem] qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Selon cette définition, pour être une « drogue innovante », l’Eloxatine doit contenir « un ingrédient médicinal [l’oxaliplatine] non déjà approuvé dans une drogue par le ministre ». De l’avis de Teva, le ministre l’a « déjà approuvé » : depuis 1999, il a autorisé des milliers de fois l’utilisation de l’Eloxatine à titre de traitement d’urgence en vertu du Programme d’accès spécial établi en application du Règlement.
[4] Le ministre a rejeté la demande de Teva. Cette décision a fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire présentée par Teva devant la Cour fédérale dont le rejet est à l’origine du présent appel. Le ministre a interprété les dispositions pertinentes du Règlement et a conclu que les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial ne constituent pas une approbation antérieure au sens de la définition du terme « drogue innovante ».
[5] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis d’avis, comme la Cour fédérale, que le ministre a correctement interprété les dispositions pertinentes du Règlement. Il a conclu à juste titre que l’Eloxatine satisfaisait à la définition du terme « drogue innovante » et c’est à bon droit qu’il a maintenu ce médicament au registre des drogues innovantes. Par conséquent, je rejetterais l’appel.
[6] L’appel incident de Sanofi‑Aventis concerne certaines objections préliminaires portant sur la qualité pour agir de Teva et sa capacité de présenter la demande devant la Cour fédérale et de faire appel devant notre Cour. Ces objections ont été soulevées devant la Cour fédérale, mais n’ont pas été retenues. Pour les motifs exposés ci‑dessous, ces objections n’auraient pas dû faire l’objet d’un appel incident et, en tout état de cause, elles sont dépourvues de fondement. Par conséquent, je rejetterais l’appel incident.
A. La norme de contrôle applicable à la décision du ministre
[7] Le point central de la décision du ministre est une question d’interprétation légale : il s’agit de déterminer si les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial font qu’un médicament soit « déjà approuvé » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. La Cour fédérale a estimé que la décision du ministre était susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte.
[8] Devant notre Cour, Sanofi‑Aventis et le ministre soutiennent que la décision du ministre est susceptible de contrôle suivant la norme déférente du caractère raisonnable : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 50.
[9] À mon avis, le ministre a correctement interprété les dispositions pertinentes du Règlement si bien qu’il n’y a pas lieu de trancher cette question.
B. Les autorisations déjà accordées en vertu du Programme d’accès spécial peuvent‑elles justifier qu’un médicament soit considéré comme « déjà approuvé » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement?
[10] Le ministre a répondu par la négative à cette question. Teva y répond par l’affirmative.
[11] Comme il a été mentionné précédemment, la définition de « drogue innovante » est énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement :
C.08.004.1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.
« drogue innovante » S’entend de toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe.
[12] Les mots « déjà approuvé » qui apparaissent dans la définition du terme « drogue innovante » ne sont pas eux‑mêmes définis.
[13] Teva affirme que les mots « déjà approuvé » doivent être interprétés de manière à englober les autorisations accordées massivement en vertu du Programme d’accès spécial. Soutenir qu’il en va autrement reviendrait à accorder à Sanofi‑Aventis un monopole excessif et injustifiable durant de nombreuses années. En l’espèce, l’Eloxatine est utilisé à l’étranger depuis plusieurs années pour traiter le cancer colorectal. Il a été largement utilisé au Canada depuis plus de huit ans en vertu du Programme d’accès spécial. Une version générique du médicament a été produite au Canada et ailleurs dans le monde. Pourtant, en 2007, le ministre lui a donné le statut de drogue « innovante », ce qui a amené l’exclusion des produits génériques du marché. Teva affirme que cette situation va à l’encontre de l’objet de l’article C.08.004.1 en particulier et du Règlement de façon générale.
[14] Teva soutient également que c’est à tort que le ministre a déterminé que les mots « déjà approuvé » signifiaient qu’une autorisation de vente avait été accordée pour un médicament, c’est‑à‑dire que, en vertu du Règlement, un avis de conformité avait été délivré ou une identification numérique avait été attribuée au médicament pour en permettre la vente. Selon Teva, la décision du ministre aurait été différente s’il avait adopté une démarche interprétative tenant compte de la nécessité d’éviter les monopoles excessifs et injustifiables.
[15] Teva est d’avis qu’en interprétant le mot « approuvé » comme englobant les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial, il serait possible de soulever d’autres questions pertinentes, conformes à l’objet de l’article C.08.004.1 en particulier et du Règlement en général. Le médicament a‑t‑il été largement utilisé avec l’accord du ministre? Lorsqu’il a accordé les nombreuses autorisations en vertu du Programme d’accès spécial, le ministre était‑il convaincu de l’innocuité et de l’efficacité du médicament?
[16] Enfin, Teva fait valoir que les mots « drogue innovante » doivent être interprétés d’une manière compatible avec les obligations du Canada prévues aux paragraphes 5 et 6 de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États‑Unis d’Amérique et le gouvernement des États‑Unis du Mexique [le 17 décembre 1992], [1994] R.T. Can. no 2, et au paragraphe 3 de l’article 39 de l‘Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, au Maroc, le 15 avril 1994], 1869 R.T.N.U. 299. Teva affirme que par ces dispositions, les traités en question exigent que soient examinées les questions suivantes : le médicament renferme‑t‑il une nouvelle substance chimique, la présentation de drogue nouvelle comporte‑t‑elle des données non divulguées nécessaires pour établir l’innocuité et l’efficacité, et l’établissement de ces données a‑t‑il demandé un effort considérable? Mettre l’accent sur l’autorisation de commercialisation (à savoir la délivrance de l’avis de conformité et l’attribution d’une identification numérique), ou ce que Teva appelle les autorisations de vente, écarte ces considérations et est donc incompatible avec les dispositions des traités.
[17] Je refuse de souscrire aux arguments de Teva principalement pour les trois raisons suivantes :
1) Le libellé, l’économie et l’objet du Règlement. Teva estime que la définition du terme « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) et, de façon plus générale, le Règlement visent à atteindre un compromis entre accorder un monopole à des innovateurs pour une certaine période de temps et offrir aux fabricants de produits génériques l’accès au marché en temps opportun. C’est en tenant compte de ce principe que Teva interprète le mot « approuvé » qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Mais le libellé, l’économie et l’objet du Règlement semblent suggérer un principe différent, celui de l’innocuité et de l’efficacité des médicaments, uniquement confirmées par des approbations fondées sur des données et des études, définies de manière stricte par le Règlement.
2) Ambiguïté et incertitude. Accepter la position de Teva créerait de l’incertitude et de l’ambiguïté, ce que le Règlement tente d’éliminer.
3) Le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement est une disposition dont l’objet est limité et particulier. La définition du terme « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement visait un objet limité et particulier, soit la mise en œuvre de certaines obligations que le Canada a contractées par traités. Par l’interprétation qu’elle fait de cette disposition, Teva restreint beaucoup trop la définition de « drogue innovante », ce qui irait à l’encontre des obligations en question. L’interprétation du ministre, selon laquelle le mot « approuvé » signifie qu’un avis de conformité et une identification numérique ont été délivrés, est compatible avec les obligations du Canada en vertu des traités.
J’explique ces motifs plus en détail ci‑après.
1) L’économie et le libellé du Règlement
[18] Dans son argument principal, Teva soutient que les autorisations antérieures accordées en vertu du Programme d’accès spécial peuvent faire en sorte qu’un ingrédient médicinal soit considéré comme étant « déjà approuvé » au sens de l’article C.08.004.1 du Règlement. Lorsque l’on comprend parfaitement l’économie et le libellé du Règlement, on constate qu’il ne peut en être ainsi.
[19] En vertu du Règlement, un nouveau médicament ne peut être commercialisé au Canada que si son fabricant a d’abord obtenu un avis de conformité et une identification numérique : voir l’article C.08.004 [mod. par DORS/95-411, art. 6] et le paragraphe C.01.014(1) [édicté par DORS/81-248, art. 2] du Règlement. Pour les obtenir, de manière générale, et comme il est expliqué ci‑dessous, il faut convaincre le ministre de l’innocuité et de l’efficacité du médicament en se fondant, directement ou indirectement, sur des données et sur des études.
[20] Les avis de conformité peuvent être obtenus de deux façons. Chacune repose sur la préparation et la communication de données et d’études qui, de l’avis du ministre, établissent l’innocuité et l’efficacité :
• La première consiste à déposer une présentation de drogue nouvelle : article C.08.002 [mod. par DORS/93-202, art. 24; 95-411, art. 4] du Règlement. Le plus souvent, une présentation de drogue nouvelle comprend des données volumineuses d’essais cliniques et des études détaillées. En tenant compte de ces données et de ces études, le ministre évalue l’innocuité et l’efficacité du médicament. S’il est convaincu de son innocuité et de son efficacité, le ministre délivre un avis de conformité.
• La seconde consiste à déposer une présentation abrégée de drogue nouvelle : article C.08.002.1 [édicté par DORS/95-411, art. 5] du Règlement. Les fabricants de médicaments génériques procèdent souvent de cette façon. Ils peuvent ainsi copier un médicament déjà vendu sans avoir à fournir des données cliniques établissant l’innocuité et l’efficacité du médicament. Il suffit plutôt de démontrer dans la présentation abrégée que le médicament générique est bioéquivalent au médicament déjà commercialisé. Une fois cette démonstration faite, le fabricant peut s’appuyer sur les données et les études concernant le médicament déjà vendu pour établir l’innocuité et l’efficacité de son médicament générique.
[21] En ce qui concerne l’identification numérique, il est interdit à un fabricant de vendre, sous forme posologique, une drogue qui n’a pas d’identification numérique : paragraphe C.01.014(1) du Règlement. L’identification numérique est un code numérique à huit chiffres qui identifie les caractéristiques de la drogue, notamment le fabricant, la marque nominative, l’ingrédient médicinal, la posologie, la forme pharmaceutique et la voie d’administration. Grâce à l’identification numérique de la drogue, on peut facilement repérer un médicament et le retirer du marché s’il est à l’origine de réactions indésirables au sein de la population.
[22] Dans le cas d’un nouveau médicament, la présentation de drogue nouvelle ou la présentation abrégée déposée conformément aux dispositions du titre 8 de la partie C du Règlement sert de demande d’identification numérique.
[23] Si une drogue n’est pas « nouvelle » (au sens du Règlement), elle n’est pas assujettie aux exigences du titre 8. En pareil cas, le fabricant présente une demande d’identification numérique et le médicament est régi principalement par le titre 1 de la partie C du Règlement. Pour obtenir une identification numérique, le fabricant doit soumettre au ministre des données suffisantes pour lui permettre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité de la drogue selon l’utilisation prévue.
[24] Comme dans le cas d’un avis de conformité, il faut convaincre le ministre de l’innocuité et de l’efficacité du médicament en se fondant, directement ou indirectement, sur des données et sur des études.
[25] Le Programme d’accès spécial est différent. Il permet l’utilisation de certaines drogues en l’absence de données et d’études établissant leur innocuité et leur efficacité.
[26] Le Programme d’accès spécial est établi en vertu des articles C.08.010 et C.08.011 du Règlement, qui apparaissent sous la rubrique « Vente d’une drogue nouvelle pour un traitement d’urgence ».
[27] Notre Cour a décrit le Programme d’accès spécial de la façon suivante :
[…] le directeur général (sous‑ministre délégué, Direction générale des produits de santé et des aliments, Santé Canada) peut autoriser la vente d’un nouveau médicament à un médecin en vertu du Programme d’accès spécial (PAS) pour le traitement d’urgence d’un patient […]
[…]
Quand il s’adresse à Santé Canada pour demander une autorisation en vertu du PAS, le médecin doit : i) décrire la pathologie du patient; ii) expliquer les raisons pour lesquelles le médicament visé est la meilleure option thérapeutique; iii) fournir des renseignements sur l’utilisation, l’innocuité et l’efficacité du médicament demandé. Si elle est accordée, l’autorisation du PAS autorise le fabricant, sans l’y obliger, à vendre une quantité spécifiée de médicament au médecin demandeur pour le traitement d’urgence de la pathologie spécifiée d’un patient nommé sous les soins du médecin. Le médecin est tenu de faire rapport à Santé Canada sur l’utilisation du médicament, notamment sur les effets indésirables.
[…]
Des autorisations du PAS […] sont normalement accordées dans les cas de pathologies graves menaçant le pronostic vital pour lesquelles les traitements classiques se sont révélés inefficaces ou ne conviennent pas à un patient particulier. En règle générale, les médicaments autorisés dans le cadre du PAS sont des traitements de dernière intention et la surveillance exercée sur leur innocuité et leur efficacité n’est pas du même niveau que celle des médicaments pour lesquels un AC a été délivré. Néanmoins, Santé Canada examine la demande relative au PAS et tout autre renseignement disponible sur le nouveau médicament afin de « gérer le risque » que présente son utilisation.
Voir l’arrêt Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 378, [2011] 1 R.C.F. 78, aux paragraphes 4, 10 et 12, conf. par 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3. Voir également l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 345.
[28] Les médicaments pouvant être utilisés en vertu du Programme d’accès spécial ne font pas l’objet de données et d’études qui, de l’avis du ministre, ont établi leur innocuité et leur efficacité. Ils sont plutôt utilisés dans des situations d’urgence comme traitement de dernier recours lorsque les traitements classiques ont échoué ou ne peuvent être utilisés. Comme notre Cour l’a déjà affirmé, les ventes réalisées uniquement en vertu du Programme d’accès spécial ne constituent pas la preuve que le ministre s’est prononcé sur l’innocuité et l’efficacité d’un médicament : Hospira, précité, au paragraphe 6. En fait, il est en théorie possible que les médicaments offerts en vertu du Programme d’accès spécial ne soient pas totalement inoffensifs ou efficaces, mais que, compte tenu de la gravité de l’état de santé du patient, il soit préférable de les employer. Il vaut mieux considérer les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial comme des autorisations données par compassion, et non comme des approbations de médicament.
2) Ambiguïté et incertitude
[29] Devant la Cour, Teva a soutenu qu’il s’agit d’un cas inhabituel et exceptionnel. Dans la présente affaire, le ministre a autorisé des milliers de fois l’utilisation de l’Eloxatine en vertu du Programme d’accès spécial. Il a reçu des rapports concernant les réactions indésirables et, en 2007, il disposait de suffisamment de données pour évaluer l’innocuité et l’efficacité de l’Eloxatine. En fait, Teva laisse entendre que le ministre disposait d’une quantité considérable d’information. La situation s’apparente à un vaste essai clinique ayant généré une quantité d’information plus grande que ce que l’on trouve dans nombre de présentations de drogue nouvelle. Teva souligne que, sur la foi de ces informations, le ministre a continué d’accorder des autorisations pour l’utilisation de l’Eloxatine, ce qui, ajoute‑t‑elle, signifie sûrement que, dans les circonstances inhabituelles et exceptionnelles de la présente affaire, l’ingrédient médicinal de l’Eloxatine a été « approuvé », au sens où on l’entend dans la définition du terme « drogue innovante » énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement.
[30] L’argument de Teva crée de l’ambiguïté et de l’incertitude, ce que le Règlement tente d’éliminer.
[31] La question de savoir si un médicament est approuvé et autorisé en vue de sa commercialisation et de sa vente au Canada est une question qui revêt beaucoup d’importance pour le fabricant, ses concurrents, les professionnels de la santé, les pharmaciens et les patients. La clarté et la certitude à cet égard sont essentielles. Pour cette raison, le Règlement a été soigneusement rédigé avec le souci d’apporter certitude et clarté quant au moment où un médicament est approuvé. En vertu du Règlement, le moment magique que constitue l’approbation correspond à la délivrance d’un avis de conformité et à l’attribution d’une identification numérique.
[32] Retenir l’interprétation de Teva mènerait à un examen factuel complexe et soulèverait des questions difficiles, ce qui va à l’encontre des exigences de clarté et de certitude en matière d’approbations accordées en vertu du Règlement. Combien d’autorisations en vertu du Programme d’accès spécial seraient nécessaires pour qu’un médicament soit considéré comme « approuvé » en vertu du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement? Les motifs sous‑jacents à chaque autorisation devraient‑ils être examinés? Faudrait‑il examiner quels renseignements exactement le ministre a reçus en réponse aux autorisations? Quand l’inaction du ministre à la suite de la réception des renseignements signifie‑t‑elle que le médicament a été « approuvé »?
3) Le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement est une disposition dont l’objet est limité et particulier
[33] Plusieurs des arguments présentés par Teva s’appuient sur la thèse voulant que le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement vise l’atteinte d’un compromis entre l’établissement d’un monopole pendant une certaine période en faveur du fabricant d’une drogue innovante et la permission accordée aux fabricants de médicaments génériques d’avoir accès au marché en temps utile.
[34] Or, tel n’est pas le cas. Le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement est une disposition dont l’objet est limité et particulier. Il est conçu pour permettre la mise en œuvre de certaines obligations que le Canada a contractées par traité : paragraphe C.08.004.1(2) [édicté par DORS/2006-241, art. 1] du Règlement. Ces obligations sont prévues dans les trois dispositions suivantes : les paragraphes 5 et 6 de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, précité, et le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, précité.
[35] D’une manière générale, ces dispositions visent à protéger un innovateur qui soumet des données non encore divulguées à l’appui d’une demande d’approbation de vente d’une drogue renfermant une nouvelle substance chimique. Cet objectif est réalisé en empêchant d’autres fabricants d’utiliser les données de l’innovateur à l’appui de leurs propres demandes d’approbation de médicaments, ce qui favorise le développement de drogues nouvelles : Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618, au paragraphe 117.
[36] Comme il a été mentionné précédemment, au paragraphe 16, Teva souligne que les dispositions pertinentes des traités exigent que l’on se demande si le médicament renferme une nouvelle substance chimique, si la présentation de drogue nouvelle comporte des données non divulguées nécessaires pour établir l’innocuité et l’efficacité et si l’établissement de ces données a demandé un effort considérable. Il se peut que ce soit le cas, mais cela n’aide pas à comprendre ce qu’on entend par « déjà approuvé » au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement.
[37] À cet égard, le fait que les dispositions des traités renvoient à plusieurs reprises à la notion d’approbation de la commercialisation ou, comme Teva le dit, à l’« autorisation de vente » est plus révélateur. En vertu des paragraphes 5 et 6 de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, le Canada a l’obligation de protéger les données nécessaires à l’appui d’une demande d’« approbation de la commercialisation » de produits pharmaceutiques pendant une période d’au moins cinq années à partir du moment où le Canada a donné « son autorisation à la personne ayant produit les données destinées à faire approuver la commercialisation de son produit ». De la même manière, le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce renvoie aux données auxquelles les pays membres « subordonnent l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ». Au Canada, l’approbation de la commercialisation sous le régime du Règlement se traduit par la délivrance d’un avis de conformité et l’attribution d’une identification numérique de drogue.
[38] Compte tenu du fait que la définition du terme « drogue innovante » énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement a pour objet de mettre en œuvre les dispositions susmentionnées, les mots « déjà approuvé » au paragraphe C.08.004.1(1) doivent se rapporter à une approbation antérieure de commercialisation, à savoir la délivrance d’un avis de conformité et l’attribution d’une identification numérique de drogue. Si une personne a déjà reçu un avis de conformité et une identification numérique pour une drogue particulière, assurer la protection des données de cette personne excéderait les exigences des dispositions susmentionnées. Par conséquent, la définition de « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) ne vise pas une drogue qui comprend un ingrédient médicinal « déjà approuvé ».
[39] En acceptant l’interprétation de Teva, à savoir que le terme « déjà approuvé » figurant au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement vise notamment les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial, on contrecarrerait l’effet des dispositions pertinentes des traités. En voici un exemple. Supposons qu’une entreprise soumet des données non encore divulguées au ministre en vue d’obtenir pour la première fois l’approbation d’un médicament contenant une nouvelle substance chimique, et qu’immédiatement après le ministre commence à accorder des autorisations d’utilisation urgente du médicament en vertu du Programme d’accès spécial. Selon l’interprétation de Teva, une fois accordées un certain nombre d’autorisations, le médicament serait considéré comme « déjà approuvé », ce qui aurait pour effet de le dépouiller de son statut de « drogue innovante » et de permettre aux autres fabricants de s’appuyer sur les données soumises pour étayer leurs propres demandes d’approbation de médicament. Suivant ce scénario, si l’interprétation de Teva est exacte, les protections offertes par les traités seraient presque immédiatement contrecarrées.
[40] Selon un autre exemple, le ministre pourrait commencer à accorder des autorisations d’utilisation urgente du médicament en vertu du Programme d’accès spécial avant que le fabricant ne présente de demande. Dans ce cas, si l’interprétation de Teva est exacte, les protections prévues par les traités pourraient ne jamais s’appliquer.
[41] Ces exemples démontrent que l’interprétation de Teva ne peut être correcte. L’article C.08.004.1 du Règlement vise à mettre en œuvre les dispositions des traités, et non à les contrecarrer.
[42] Par conséquent, je conclus que les médicaments antérieurement approuvés en vertu du Programme d’accès spécial ne comprennent pas un ingrédient médicinal « déjà approuvé » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Bien que plusieurs autorisations aient été accordées pour l’Eloxatine en vertu du Programme d’accès spécial, ce médicament n’a auparavant fait l’objet d’aucun avis de conformité et d’aucune identification numérique. Il s’ensuit que, eu égard aux circonstances, c’est à bon droit que le ministre a décidé que l’Eloxatine était une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement et que ce médicament devait demeurer inscrit au registre des drogues innovantes suivant le paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement.
C. Appel incident : objections préliminaires de Sanofi‑Aventis
[43] Comme il a été mentionné au début des présents motifs, Sanofi‑Aventis a présenté des objections préliminaires à l’encontre de la demande de contrôle judiciaire que Teva a présentée devant la Cour fédérale. Sanofi‑Aventis a soutenu que Teva n’avait pas qualité pour agir pour présenter la demande de contrôle judiciaire. Elle a également soutenu que le ministre n’avait pas pris une nouvelle décision, mais simplement confirmé sa décision initiale, prise il y a environ trois ans, d’inscrire l’Eloxatine au registre des drogues innovantes. La Cour fédérale a rejeté ces objections.
[44] Devant notre Cour, Sanofi‑Aventis fait valoir les mêmes objections. Elle a choisi de le faire sous forme d’appel incident.
[45] Toutefois, l’appel incident est irrecevable en l’espèce. La décision rendue par la Cour fédérale ne cause aucun préjudice à Sanofi‑Aventis. Cette décision lui accorde exactement ce qu’elle voulait — le rejet de la demande de contrôle judiciaire présentée par Teva, avec dépens. Voir de façon générale l’arrêt Kligman c. M.R.N., 2004 CAF 152, [2004] 4 R.C.F. 477.
[46] En réalité, l’appel incident de Sanofi‑Aventis vise les motifs invoqués par la Cour fédérale pour rejeter les objections préliminaires. Un appel incident est formé à l’encontre d’un jugement ou d’une ordonnance, et non à l’encontre des motifs : Froom c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 352, [2005] 2 R.C.F. 195, Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], alinéa 341(1)b).
[47] Bien que Sanofi‑Aventis n’ait pas choisi le bon mécanisme pour faire valoir ses objections préliminaires devant notre Cour et bien que je sois d’avis de rejeter l’appel de Teva sur le fond, je vais néanmoins examiner ces objections préliminaires. Nous avons eu l’avantage de prendre connaissance d’observations complètes et utiles les concernant et des objections préliminaires de cette nature pourraient être avancées dans des affaires semblables.
[48] Comme première objection préliminaire, Sanofi‑Aventis soutient que Teva n’est pas « directement touché[e] par l’objet de la demande » en vertu du paragraphe 18.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)].
[49] Pour trancher cette question, il faut examiner la façon dont s’applique le Règlement. L’inscription de l’Eloxatine au registre des drogues innovantes a eu deux principaux effets. Premièrement, Sanofi‑Aventis, en tant que fabricant du médicament, a obtenu un monopole de huit ans. Deuxièmement, pendant les six premières années de l’existence du monopole, il était interdit à Teva et à tous les autres fabricants de médicaments génériques de déposer une présentation abrégée de drogue nouvelle visant l’Eloxatine, ce qui les a empêchés de demander l’autorisation de commercialiser leur version générique de l’Eloxatine. (Voir de façon générale les paragraphes C.08.004.1(3) [édicté par DORS/2006-241, art. 1] et (4) [édicté, idem] du Règlement.)
[50] Tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, Sanofi‑Aventis a reconnu que Teva serait « directement touché[e] » par le refus du ministre de retirer l’Eloxatine du registre si Teva avait déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle pour son médicament générique. C’est à juste titre qu’elle fait cette concession. Ceux qui déposent une présentation abrégée de drogue nouvelle et essuient un refus du fait qu’un médicament est inscrit au registre des drogues innovantes sont directement touchés par son inscription. L’inscription a des incidences sur leurs droits et ils en subissent les contrecoups sur le plan pratique. Ils ont donc l’intérêt direct pour agir en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312, au paragraphe 58; La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le ministre du Revenu national (No 1), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.).
[51] Cependant, Sanofi‑Aventis maintient son objection concernant la qualité directe pour agir de Teva pour deux raisons.
[52] Premièrement, Sanofi‑Aventis soutient que rien n’indique que Teva ait déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle pour son médicament générique. Sur ce point, Sanofi‑Aventis a tort. Des éléments de preuve en ce sens ont été produits devant la Cour fédérale : voir les pages 180 et 181 du dossier d’appel. En tenant compte de cette preuve, la Cour fédérale a constaté au paragraphe 18 de ses motifs que Teva avait effectivement tenté d’accéder au marché en déposant une présentation abrégée de drogue nouvelle.
[53] Deuxièmement, Sanofi‑Aventis soutient que Teva devait avoir la qualité directe pour agir au moment où elle a présenté sa demande de contrôle judiciaire. Or, au moment où elle a présenté sa demande, elle n’avait pas qualité pour agir car, à ce moment‑là, elle n’avait pas tenté de déposer une présentation abrégée de drogue nouvelle.
[54] La Cour fédérale a rejeté ce motif d’objection et je le rejette également. L’exigence relative à la qualité directe pour agir est énoncée au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales et, comme toutes les autres dispositions légales, il faut l’interpréter suivant le sens ordinaire des mots qui s’harmonise avec les autres dispositions de la loi et avec l’objet de la disposition et de la loi : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559.
[55] En l’espèce, les objets de la Loi sur les Cours fédérales revêtent une importance considérable. Cette loi poursuit notamment des objectifs de justice, d’équité, d’utilité, d’ordre, d’efficacité et de réduction au minimum des frais, des retards et du gaspillage dans les matières qu’elle régit. Elle réalise ses objets en imposant des exigences diverses, notamment celle de la qualité directe pour agir. Ces exigences doivent être interprétées et appliquées de manière à favoriser la réalisation des objets, et non de manière à constituer un piège dans lequel il est facile de tomber ou une arme pour les personnes malveillantes.
[56] Je fais mienne la conclusion de la Cour fédérale au paragraphe 18 de ses motifs selon laquelle accepter l’argument de Sanofi‑Aventis « ne permettrait pas de mieux rendre justice » et ne servirait aucune « raison légitime ». Devant un refus, Teva devrait simplement présenter à nouveau la demande, cette fois‑ci en ayant qualité directe pour agir. Le cas échéant, elle demanderait une prorogation de délai, qu’elle obtiendrait sans doute. Par la suite, les parties déposeraient la même preuve et, peut‑être des années plus tard, présenteraient les mêmes arguments. Tout cela ne ferait que donner lieu à des frais et des retards inutiles et du gaspillage.
[57] Sanofi‑Aventis soulève une dernière objection préliminaire. Elle souligne qu’en 2007, le ministre avait ajouté l’Eloxatine au registre des drogues innovantes. En 2010, lorsqu’il a rejeté la demande de Teva de retirer ce médicament du registre, le ministre a simplement rendu la même décision. Sanofi‑Aventis affirme que le ministre n’a donc pas rendu une nouvelle « décision » au sens du paragraphe 18.1(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales.
[58] Je ne suis pas d’accord. Selon le paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement, le ministre « tient » un registre des drogues innovantes. À cette fin, il a le pouvoir d’ajouter et de supprimer des données au besoin : voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1997] 3 C.F. 752 (1re inst.), décision rendue à l’égard du registre visé au paragraphe 3(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133. La décision du ministre de rejeter la demande de Teva concernait la tenue du registre et nécessitait qu’il exerce à nouveau son pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, la décision du ministre était une « décision » susceptible de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. La présence ou l’absence d’inscriptions au registre peut également constituer un « objet » susceptible de contrôle en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 606, au paragraphe 24. Toutefois, il n’y a pas lieu en l’espèce d’examiner davantage cette question.
D. Décision proposée
[59] Pour les motifs exposés ci‑dessus, je rejetterais l’appel avec dépens. Je rejetterais l’appel incident avec dépens en faveur de l’appelante et du ministre intimé. Je remercie tous les avocats pour leurs excellentes et fort utiles observations.
Le juge en chef Blais : Je suis d’accord.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.