IMM-6880-04
2005 CF 156
Mohamed Zeki Mahjoub (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et le solliciteur général du Canada (défendeurs)
Répertorié: Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Dawson--Toronto, 17 décembre 2004; Ottawa, 31 janvier 2005.
Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et renvoi -- Renvoi de réfugiés -- Contrôle judiciaire de la décision d'une représentante du ministre de refouler le demandeur vers l'Égypte -- L'attestation de sécurité a été jugée raisonnable -- Le demandeur était membre présumé d'un groupe terroriste, le Vanguard of Conquest, qui vise le renversement par la force du gouvernement de l'Égypte -- Il s'agissait de savoir si la représentante a commis une erreur en concluant en l'existence de «circonstances exceptionnelles» justifiant le refoulement impliquant un risque de torture -- Le demandeur a invoqué la Charte et le droit international -- La demande a été accueillie et l'affaire renvoyée pour nouvelle décision -- On a pris en compte le principe énoncé par la C.S.C. dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) -- La représentante s'est fondée sur la décision du juge de la C.F. à l'audience relative au caractère raisonnable de l'attestation et sur le résumé public du rapport secret en matière de sécurité -- L'emploi du demandeur auprès d'Oussama ben Laden a suscité des doutes chez la représentante -- Celle-ci a conclu que le demandeur constituait un danger sérieux pour la sécurité du Canada -- Elle a aussi conclu qu'il pourrait être victime de violations des droits de la personne s'il était refoulé -- Elle doutait qu'on puisse se fier aux assurances données par le gouvernement de l'Égypte dans des notes diplomatiques -- Elle n'a pas retenu comme option le maintien de la détention du demandeur -- La décision de la représentante dépendait des faits et ne pouvait être annulée que si elle était manifestement déraisonnable -- La représentante n'étant saisie que de l'énoncé circonstancié du SCRS, elle n'a pas pu apprécier de manière indépendante le danger pour la sécurité -- La question en litige différait de celle devant être tranchée par le juge de la C.F. à l'audience relative au caractère raisonnable, lors de laquelle la véracité des faits n'était pas mise en question -- La représentante n'a pas suivi le principe énoncé par la C.S.C. dans Suresh -- Elle devait formuler des motifs pour rejeter d'importants éléments de preuve -- Elle devait examiner si on a empêché l'intéressé de s'adonner à des activités clandestines à l'avenir -- Elle devait considérer des solutions de remplacement au refoulement -- La demande de nomination d'un amicus curiae a été rejetée -- On n'a pas traité des questions constitutionnelles en l'absence d'une preuve valable.
Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision d'une représentante du ministre de renvoyer un réfugié au sens de la Convention vers l'Égypte, bien qu'il risque fortement d'y être victime de mauvais traitements et de violations des droits de la personne. Le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (les ministres) ont chacun signé une attestation de sécurité disant que le demandeur appartenait à une catégorie non admissible. Ils avaient la conviction que le demandeur inciterait au renversement par la force du gouvernement de l'Égypte et qu'il est membre de Vanguard of Conquest (VOC), une aile du Al Jihad (AJ) qui commet des actes de terrorisme. Le juge Nadon a conclu que l'attestation était raisonnable. La représentante a fait observer que, dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour suprême du Canada avait «avalisé» un processus consistant à mettre en balance le danger que constitue l'intéressé et le risque auquel l'expose son expulsion. La représentante a pris en compte la décision du juge Nadon et le résumé public du rapport secret en matière de sécurité, qui laisse entendre que le demandeur est un membre haut placé du VOC, une organisation terroriste islamiste. La représentante a estimé le rapport convaincant. Elle a également signalé que, contrairement à la prétention du demandeur selon laquelle il n'avait jamais été inculpé d'une infraction où que ce soit dans le monde, ce dernier, selon Amnistie Internationale, avait été accusé, en Égypte, d'être membre d'un groupe armé et condamné in absentia. Le SCRS a en outre rapporté que le demandeur avait été mis en accusation par le plus haut tribunal militaire égyptien, puis déclaré coupable et condamné, in absentia, à 15 années d'emprisonnement pour avoir établi à l'étranger des camps d'entraînement pour terroristes. La représentante s'est penchée sur la prétention du demandeur selon laquelle il avait été victime de fausses accusations en raison de ses croyances religieuses, mais elle a conclu qu'il n'y avait aucun motif d'en arriver à une conclusion différente de celle du juge Nadon. Elle a souligné que le demandeur avait admis avoir travaillé pour Oussama ben Laden, tout en niant avoir eu connaissance de ses visées terroristes. Elle était convaincue en bout de ligne que le demandeur constituait un danger sérieux pour la sécurité du Canada, puisqu'il était membre de premier rang d'une organisation impliquée dans des attaques visant des cibles militaires, diplomatiques et civiles à travers le monde. Elle a signalé, finalement, qu'Oussama ben Laden avait désigné le Canada comme cible d'Al-Qaida.
Vers l'autre pôle de la mise en balance, la représentante a examiné s'il y avait des «motifs substantiels» étayant la prétention du demandeur selon laquelle il courrait un risque si on devait le renvoyer en Égypte. Elle a jugé dignes de foi des rapports portant que des membres des forces de sécurité de l'Égypte recouraient parfois à la torture dans des centres de détention égyptiens, bien que le gouvernement n'approuve pas cela officiellement. En Égypte, selon un bulletin d'Amnistie Internationale, les personnes soupçonnées de faire partie de groupes islamiques armés sont fréquemment victimes de torture. La représentante a conclu qu'en cas de refoulement, le demandeur serait placé sous garde pour subir un procès et pourrait être victime de violations des droits de la personne peu après sa mise en détention. Elle a mis en doute la volonté du gouvernement de l'Égypte d'honorer les assurances données sous la forme de notes diplomatiques et portant qu'en cas de renvoi, les droits constitutionnels et les droits de la personne que la loi garantit au demandeur seraient respectés. Cela étant dit, la représentante a conclu que le demandeur constituait un danger exceptionnel pour le Canada et qu'il était donc visé par l'alinéa 115(2)b) de la Loi. En raison des commentaires formulés par la Cour d'appel fédérale dans Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) sur la détention d'une durée indéterminée, la représentante n'a pas retenu comme option le maintien de la détention.
Les ministres ont demandé, en application de l'article 87 de la Loi, une ordonnance interdisant de divulguer au demandeur et à ses avocats, pour des motifs de sécurité nationale, les renseignements examinés par la représentante du ministre. Un affidavit confidentiel a été produit à l'appui de la demande et, après interrogatoire de l'auteur de l'affidavit par la Cour, on a appris que ces renseignements confidentiels n'étaient qu'en partie ceux figurant dans le rapport secret en matière de sécurité présenté à l'origine pour obtenir la délivrance de l'attestation de sécurité. Il s'agissait uniquement de convictions et de conclusions du SCRS concernant le demandeur. Les documents confidentiels auxquels des notes renvoyaient n'ont pas été soumis à la Cour. La demande présentée par les ministres en application de l'article 87 a cependant été accueillie.
Le demandeur a soutenu que la représentante du ministre avait commis une erreur en concluant que des «circonstances exceptionnelles» justifiaient le refoulement vers un lieu où il subirait un traitement cruel ou inusité, ce qui irait à l'encontre de l'article 12 de la Charte. Il a également fait valoir le droit à l'égalité prévu à l'article 15, son renvoi reposant sur le fait qu'il n'était pas citoyen canadien. Il a soutenu, en outre, que le droit international interdit le renvoi impliquant un risque de torture.
Jugement: la demande doit être accueillie et l'affaire renvoyée à un autre représentant pour qu'il rende une nouvelle décision.
Comme cette affaire dépendait des faits d'espèce, la Cour devait faire preuve de retenue, ne devant intervenir que si la décision était manifestement déraisonnable parce qu'elle a été prise arbitrairement ou de mauvaise foi, sans tenir compte de facteurs pertinents ou sans être étayée par la preuve. Quoique, dans Suresh, la Cour suprême ait déclaré que c'était dans une décision ultérieure que serait définie «[l]'étendue du pouvoir discrétionnaire exceptionnel d'expulser une personne risquant la torture dans le pays de destination», elle n'en a pas moins énoncé certains principes. Si on applique en l'espèce les principes établis dans Suresh, la question déterminante était la conclusion de la représentante portant que le danger que constitue le demandeur satisfaisait au critère des circonstances exceptionnelles. Il y avait alors lieu pour la Cour de se demander, s'il existait une preuve étayant la conclusion de la représentante quant au danger pour la sécurité du Canada. La conclusion de la représentante n'était pas étayée par la preuve, de sorte que sa décision dans son ensemble devait être annulée. En l'absence d'un fondement valable de sa conclusion quant au danger que constitue le demandeur, la représentante ne pouvait pondérer de façon appropriée les intérêts antagonistes. Elle ne disposait que de l'exposé circonstancié du SCRS; elle ne pouvait donc apprécier de manière indépendante le danger que constituait le demandeur. En outre, ni les conclusions du SCRS ni celles du juge Nadon sur lesquelles la représentante s'est fondée n'avaient pour objet premier l'appréciation du risque pour la sécurité nationale pouvant être occasionné par le demandeur. Lors de l'examen du caractère raisonnable d'une attestation de sécurité, il s'agit de décider s'«il y a raisonnablement lieu de croire» certains faits, et non si ceux-ci sont véridiques. La représentante s'est écartée du principe énoncé par la Cour suprême dans Suresh en assimilant la conclusion selon laquelle le demandeur était une personne visée à l'article 19 de l'ancienne Loi à une autre conclusion selon laquelle celui-ci constituait un danger pour la sécurité du Canada. Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 115(2) de la Loi ne peut être exercé en l'absence d'éléments de preuve permettant de conclure que l'intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada. On ne peut pas se fier sur le fait que l'intéressé est une personne visée au paragraphe 34(1) de la Loi actuelle. Cela ne veut pas dire qu'il faut examiner l'ensemble des renseignements contenus dans le rapport secret original, mais que le représentant doit prendre en compte et apprécier tous les éléments de preuve dont il dispose et décider s'ils sont fiables. Il convient d'indiquer les motifs du rejet d'éléments d'importance. Il faut énoncer la nature du danger avant de mettre en balance les intérêts antagonistes. Il y aurait lieu de considérer les solutions de refoulement, comme le renvoi vers un pays tiers ou le maintien de la détention.
La requête du demandeur visant la nomination d'un amicus curiae pour qu'il soit présent lorsque lui-même et ses avocats ne le seraient pas a été rejetée pour les motifs précisés par la Cour fédérale dans Harkat (Re). Une telle nomination n'était pas nécessaire et ne serait pas conforme à l'intention du législateur.
La Cour n'a pas traité des questions constitutionnelles soulevées par le demandeur. Bien que la Cour suprême du Canada ait laissé ouverte la question de savoir s'il peut exister des circonstances quelconques justifiant l'expulsion impliquant un risque de torture, d'importants indices laissent croire que cela est fondamentalement inacceptable et choque la conscience des Canadiens. En cas de renvoi pour nouvelle décision, il pourrait en découler une décision favorable au demandeur. En cas de résultat défavorable, une preuve valable existera pour étayer une décision sur des questions constitutionnelles. Il importe particulièrement qu'une preuve sous-tende l'appréciation des circonstances exceptionnelles et du danger auquel ferait face notre société.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 12, 15.
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)e) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), f) (mod., idem). |
Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1), 78, 87, 115. |
jurisprudence citée
décisions appliquées:
Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; 2002 CSC 1; Harkat (Re), [2005] 2 R.C.F. 416; 2004 CF 1717.
décisions examinées:
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Mahjoub, [2001] 4 C.F. 644; (2001), 212 F.T.R. 42; 2001 CFPI 1095; Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 24 Admin. L.R. (3d) 171; 77 C.R.R. (2d) 144; 7 Imm. L.R. (3d) 1; 261 N.R. 40 (C.A.F.).
décisions citées:
Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; (1995), 124 D.L.R. (4th) 129; 31 Admin. L.R. (2d) 261; 39 C.R. (4th) 141; 180 N.R. 1; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; (1999), 244 A.R. 201; 180 D.L.R. (4th) 1; [2000] 2 W.W.R. 180; 75 Alta. L.R. (3d) 1; 139 C.C.C. (3d) 321; 28 C.R. (5th) 207; 69 C.R.R. (2d) 1; 248 N.R. 101.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision d'une représentante du ministre de refouler vers l'Égypte un réfugié au sens de la Convention, même s'il risquait fortement d'y être soumis à la torture. Demande accueillie; affaire renvoyée pour nouvelle décision.
ont comparu:
John R. Norris et Barbara L. Jackman pour le demandeur.
Mielka Visnic et Donald A. MacIntosh pour les défendeurs.
avocats inscrits au dossier:
Ruby & Edwardh, Toronto et Jackman & Associates, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
[1]La juge Dawson: M. Mohamed Zeki Mahjoub est un ressortissant égyptien arrivé au Canada en décembre 1995. En octobre 1996, on l'a reconnu être un réfugié au sens de la Convention.
[2]Au printemps 2000, le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (les ministres) ont chacun signé une attestation de sécurité faisant état de leur opinion selon laquelle M. Mahjoub appartient à l'une des catégories non admissibles visées au sous-alinéa 19(1)e)(ii) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11], aux divisions 19(1)e)(iv)(B) [mod., idem] et 19(1)e)(iv)(C) [mod., idem], à l'alinéa 19(1)f)(ii) [mod., idem] et à la division 19(1)f)(iii)(B) [mod., idem] de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (l'ancienne Loi). Les ministres ont attesté que cette opinion se fondait sur un rapport secret en matière de sécurité qu'ils avaient reçu et examiné. Ce rapport, quant à lui, faisait état de la conviction du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS ou le Service) quant au fait que M. Mahjoub appartenait aux catégories non admissibles mentionnées ci-dessus et énonçait les motifs sur lesquels le SCRS s'était fondé pour croire que M. Mahjoub:
a) pendant son séjour au Canada, travaillera ou incitera au renversement par la force du gouvernement égyptien;
b) est membre de Vanguard of Conquest (VOC), une aile du Al Jihad ou Jihad islamique (AJ). Le VOC est une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle travaillera ou incitera au renversement par la force du gouvernement égyptien et qu'elle commettra des actes de terrorisme;
c) est et était membre du VOC, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle commet ou a commis des actes de terrorisme;
d) a commis des actes de terrorisme.
[3]À l'annexe A des présents motifs figurent les sous-alinéas et divisions susmentionnés de l'ancienne Loi.
[4]Le juge Nadon, alors membre de notre Cour, a jugé raisonnable la délivrance par les ministres de l'attestation de sécurité. Voir: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Mahjoub, [2001] 4 C.F. 644 (1re inst.).
[5]Le 22 juillet 2004, une représentante du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) a rendu la décision portant qu'en application de l'alinéa 115(2)b) de la Loi sur l'immigration et le statut de réfugié, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), M. Mahjoub devait être renvoyé vers l'Égypte, quoiqu'il [traduction] «pourrait être si grandement exposé au risque de mauvais traitements et de violations des droits de la personne que son renvoi puisse être interdit en vertu du paragraphe 115(1) de la Loi».
[6]M. Mahjoub introduit la présente demande de contrôle judiciaire de cette décision.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[7]L'objet général du paragraphe 115(1) de la Loi est d'interdire au gouvernement de renvoyer (refouler) une personne protégée, notamment un réfugié au sens de la Convention, vers un pays où elle risque la persécution, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Certaines exceptions à ce principe général sont énoncées au paragraphe 115(2) de la Loi. L'objet du présent litige, c'est la disposition qui rend la disposition de protection générale inapplicable à l'interdit de territoire pour raison de sécurité si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison du danger qu'il constitue pour la sécurité du pays.
[8]Voici l'article 115 de la Loi:
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à l'interdit de territoire:
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada.
(3) Une personne ne peut, après prononcé d'irrecevabilité au titre de l'alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d'où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d'asile a été rejetée dans le pays d'où elle est arrivée au Canada.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[9]M. Mahjoub énonce de la manière qui suit les questions à trancher dans le cadre de la présente demande.
1. La représentante du ministre a-t-elle commis une erreur de droit en faisant abstraction d'éléments de preuve ou en les interprétant mal?
2. La représentante du ministre a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que des «circonstances exceptionnelles» justifiaient le «refoulement» de M. Mahjoub vers l'Égypte? M. Mahjoub fait valoir particulièrement les éléments suivants:
i) les «circonstances exceptionnelles» équivalent à des «conditions exceptionnelles», lesquelles en common law, en contexte de partage de pouvoirs, ont été restreintes aux seules «crises extraordinaires» --or, ce seuil n'a pas été atteint en l'espèce; |
ii) un renvoi impliquant un risque de torture ou de toute autre forme de traitement ou peine cruel violerait les principes de justice fondamentale protégés par l'article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], et le Canada ne se trouve pas dans des circonstances où l'État serait justifié d'enfreindre cet article; |
iii) renvoyer M. Mahjoub vers l'Égypte l'exposerait à un risque de traitement cruel ou inusité, en contravention des droits garantis par l'article 12 de la Charte; |
iv) le renvoi impliquant un risque de torture de M. Mahjoub violerait son droit à l'égalité prévu à l'article 15 de la Charte, ce renvoi reposant sur le fait qu'il n'est pas citoyen canadien; |
v) le droit international interdit tant la torture que le renvoi impliquant un risque de torture, et il ne prévoit aucune circonstance exceptionnelle permettant de déroger au principe fondamental d'interdiction de la torture. |
LA DÉCISION DE LA REPRÉSENTANTE DU MINISTRE
[10]À mon avis, la présente demande est fonction des faits d'espèce et, plus particulièrement, des motifs de la décision de la représentante ainsi que de la nature de la preuve dont elle était saisie. Je vais, par conséquent, examiner de manière assez détaillée les motifs énoncés par la représentante dans sa décision.
[11]Dans sa longue décision écrite, la représentante du ministre a commencé par examiner les circonstances entourant l'arrivée de M. Mahjoub au Canada, la décision portant qu'il était un réfugié au sens de la Convention, la délivrance de l'attestation de sécurité, la conclusion de notre Cour selon laquelle l'attestation était raisonnable, le prononcé d'une ordonnance d'expulsion à l'encontre de M. Mahjoub et l'avis donné à ce dernier quant au fait que le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration entendait demander au ministre s'il estimait que, parce qu'il constitue un danger pour la sécurité du Canada, M. Mahjoub ne devrait pas y demeurer.
[12]Après avoir exposé l'article 115 de la Loi, la représentante du ministre a fait observer que, dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada avait «avalisé» un processus de prise de décision en vertu de ce qui est maintenant le paragraphe 115(2) de la Loi. Le ministre devait, en vertu de cette procédure, mettre en balance le danger que constitue la personne désignée dans l'attestation de sécurité et le risque auquel cette personne serait exposée en cas de renvoi du Canada. La représentante a ensuite procédé à un tel exercice de mise en balance.
1. Le danger pour la sécurité du Canada |
[13]La représentante du ministre a commencé par déclarer: [traduction] «J'ai examiné de façon approfondie la preuve qu'on m'a présentée dans l'affaire de M. Mahjoub, en vue de décider si celui-ci constitue ou non un danger pour le Canada aux termes du paragraphe 115(2) de la Loi.» Elle s'est ensuite penchée sur la nature du VOC et de l'AJ.
i) Le VOC et l'AJ
[14]La représentante a examiné la décision du juge Nadon [au paragraphe 48] quant au caractère raisonnable de l'attestation, soulignant à cet égard la déclaration suivante: «Je suis convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire que l'AJ et le VOC se sont livrés à des actes de terrorisme et que le défendeur était et est membre de l'une ou de plusieurs de ces organisations.» La représentante a également passé en revue le résumé public du rapport secret en matière de sécurité, où étaient décrites diverses activités et attaques terroristes auxquelles l'AJ et le VOC ont été liés depuis 1987. La représentante a fait remarquer que M. Mahjoub n'avait pas présenté d'éléments de preuve ou d'observations visant à établir que l'AJ ou le VOC n'étaient pas des organisations qui commettent ou qui ont commis des actes de terrorisme.
[15]La représentante a conclu, sur ce fondement, qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que l'AJ et le VOC étaient des organisations qui ont commis et qui continueront de commettre des actes de terrorisme.
ii) Les liens de M. Mahjoub avec le VOC et l'AJ
[16]La représentante a relevé le fait que, pendant l'audience relative à son attestation de sécurité en 2000, M. Mahjoub avait nié, à plusieurs reprises, tout lien avec le VOC et l'AJ. La représentante a fait remarquer que M. Mahjoub n'avait produit aucun élément de preuve additionnel au soutien de cette prétention.
[17]La représentante a cité le résumé public, de la Cour fédérale, du rapport secret en matière de sécurité, où l'on déclare ce qui suit au paragraphe 43:
[traduction] Le Service a conclu que Mohamed Zeki MAHJOUB est un membre haut placé de l'organisation islamiste terroriste VOC, une aile de l'AJ, et qu'il a commis des actes de terrorisme. Le Service conclut en outre que M. MAHJOUB a des liens beaucoup plus étroits avec l'AJ et le VOC et qu'il en est un membre beaucoup plus important qu'il ne l'a admis aux autorités canadiennes. En tant que membre du Conseil Shura, M. MAHJOUB prend couramment part au processus décisionnel du VOC, et il lui incombe donc, comme à tous les autres membres du Conseil, d'autoriser ou non l'ensemble des opérations terroristes menées par le VOC.
[18]La représentante a déclaré qu'après examen du rapport secret en matière de sécurité [traduction] «et de tous les éléments de preuve qui y sont présentés pour étayer la conclusion portant que M. Mahjoub est un membre haut placé du VOC», elle estimait ce rapport convaincant.
[19]La représentante a signalé que M. Mahjoub avait prétendu n'avoir jamais été inculpé ou déclaré coupable de la moindre infraction où que ce soit à travers le monde. Elle avait toutefois pu examiner des renseignements d'Amnistie Internationale mentionnant que M. Mahjoub avait été accusé, en Égypte, d'être membre d'un groupe armé et condamné in absentia en avril 1999. Elle a ajouté que, selon le Service, M. Mahjoub avait également été mis en accusation par le plus haut tribunal militaire égyptien, puis déclaré coupable et condamné, in absentia, à 15 années d'emprisonnement pour avoir incité la réalisation d'opérations violentes en Égypte et l'établissement de camps d'entraînement dans des États étrangers en vue de la réalisation d'opérations terroristes. La représentante a conclu, sur la foi de ces renseignements, que M. Mahjoub avait été inculpé en Égypte d'une infraction, liée plus particulièrement à des activités terroristes.
[20]La représentante s'est penchée sur la prétention de M. Mahjoub selon laquelle il avait été victime de fausses accusations et de persécution en raison de ses croyances religieuses. Elle a toutefois estimé qu'il n'y avait aucun motif raisonnable d'en arriver à une conclusion différente de celle du juge Nadon portant qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Mahjoub est membre d'une organisation terroriste et qu'il constitue un danger pour la sécurité du Canada.
iii) Liens avec des terroristes et des organisations terroristes
[21]La représentante a ensuite déclaré avoir examiné des renseignements qui établissaient encore plus de liens entre M. Mahjoub et des terroristes et des organisations terroristes, tout particulièrement avec Oussama ben Laden, Mubarak Al-Duri, Al-Zawaheri ainsi que la famille Khadr. La représentante a cité à cet égard l'extrait suivant du paragraphe 43 du résumé public du rapport secret en matière de sécurité:
[traduction] D'après les renseignements recueillis par le Service, M. MAHJOUB est essentiellement en rapport avec des personnes associées au milieu international du terrorisme islamiste, particulièrement des personnes liées à l'AJ et au VOC. Le Service estime également que le degré de dévouement de M. MAHJOUB à la cause et son soutien au plan d'action terroriste de l'AJ et du VOC sont si importants que celui-ci recourrait à la violence ou inciterait d'autres personnes à la violence si le lui ordonnaient des chefs tels que Oussama ben Laden, le dirigeant de l'AJ--Tharwat Salah Shihatah--ou le dirigeant du VOC--Ahmad Hassan Agiza.
[22]La représentante a fait remarquer que M. Mahjoub avait lui-même confirmé par ses déclarations ses liens avec Oussama ben Laden et la famille Khadr. Dans son affidavit déposé à la Cour fédérale, M. Mahjoub a déclaré qu'il avait travaillé pour Oussama ben Laden et qu'il l'avait rencontré plusieurs fois, et que Mubarak Al-Duri était son superviseur. M. Mahjoub a expliqué dans son affidavit qu'il était un simple employé d'Oussama ben Laden et qu'il n'avait pas connaissance de ses visées terroristes. La représentante a toutefois relevé le fait que, d'après ses dires, M. Mahjoub n'avait alors acquis aucune expérience et, malgré cela, ben Laden l'aurait embauché pour superviser un projet visant un territoire d'un million d'acres et faisant appel à 4 000 employés sous ses ordres, moyennant un salaire de 1 500 $US par mois, soit 10 fois plus que le salaire mensuel moyen au Soudan. Cela laissait croire, la représentante a-t-elle souligné, que la relation entre ben Laden et M. Mahjoub était plus étroite que celui-ci ne l'avait déclaré. De même, alors qu'au départ il avait nié connaître M. Ahmed Saeed Khadr, M. Mahjoub a en fait habité chez des parents par alliance de ce dernier lorsqu'il est arrivé au Canada; il a d'ailleurs ensuite admis connaître M. Khadr.
[23]La représentante a déclaré en être arrivée à une conclusion similaire à celle du juge Nadon, soit que n'étaient pas exactes les explications données par M. Mahjoub au sujet de ses relations avec Oussama ben Laden et Mubarak Al-Duri. Selon la représentante, il n'y avait aucun motif pour qu'elle s'écarte de la conclusion du juge Nadon selon laquelle M. Mahjoub avait tenté, par ses explications, de dissimuler tout lien qu'il pouvait avoir avec des personnes ou des organisations qui se sont livrées ou qui se livreront à des actes de terrorisme.
iv) La conclusion quant au danger pour la sécurité du Canada
[24]La représentante a déclaré «qu'après avoir examiné l'ensemble de la preuve», elle estimait que M. Mahjoub constitue un danger sérieux pour la sécurité du Canada. Elle a ajouté que M. Mahjoub «est un membre de premier rang de l'AJ et du VOC», lesquels préconisent explicitement le recours à la violence comme moyen d'établir un État islamique et ont été impliqués dans des attaques visant des cibles militaires, diplomatiques et civiles à travers le monde. La représentante a également fait remarquer que l'AJ et le VOC ont des liens directs avec Oussama ben Laden et Al-Qaida. Selon des documents publics, Oussama ben Laden a désigné le Canada comme cible légitime d'Al-Qaida. Le SCRS a conclu après enquête que les activités de l'AJ et du VOC au Canada visent à favoriser l'objectif de ces organisations, soit la création par la force d'un État islamique.
2. Le risque auquel M. Mahjoub est exposé en cas de renvoi vers l'Égypte
[25]La représentante s'est ensuite tournée vers l'autre pôle de la mise en balance. Elle a déclaré avoir pris en compte des éléments semblables à ceux mentionnés par la Cour suprême du Canada dans le passage suivant de l'arrêt Suresh [au paragraphe 39]:
En l'espèce, la réponse à cette question dépend en grande partie des faits. Elle exige la prise en considération des antécédents du pays d'origine en matière de respect des droits de la personne, des risques personnels courus par le demandeur, de toute assurance que l'intéressé ne sera pas torturé et de la valeur de telles assurances--et, à cet égard, de la capacité du pays d'origine de contrôler ses propres forces de l'ordre--, ainsi que de bien d'autres considérations. Il peut également comporter la réévaluation de la demande initiale du réfugié et l'examen de la question de savoir si un pays tiers est disposé à l'accueillir.
[26]Eu égard à la prétention de M. Mahjoub selon laquelle il sera victime de torture en cas de renvoi vers l'Égypte, la représentante a souligné la nécessité de «motifs substantiels» pour qu'on considère s'il y a risque. Elle a ensuite pris en compte les facteurs qui suivent.
i) Antécédents de l'Égypte en matière de droits de la personne
[27]Selon le département d'État américain, Amnistie Internationale et Human Rights Watch, certains membres des forces de sécurité de l'Égypte continuent, bien que le gouvernement n'approuve pas cela officiellement, de commettre des violations des droits de la personne, sous la forme par exemple de torture pratiquée dans les divers centres de détention du pays. La représentante a jugé ces rapports dignes de foi pour ce qui est de la situation générale en Égypte en matière de violation des droits de la personne. Elle a également jugé digne de foi le compte rendu de mesures législatives présenté par Amnistie Internationale et un spécialiste du droit islamique, compte rendu qui atteste de violations des droits de la personne visant de présumés membres de groupes islamiques armés.
ii) Risque personnel auquel M. Mahjoub est exposé
[28]M. Mahjoub a soutenu qu'il serait torturé et tué si on le renvoyait vers l'Égypte. La représentante a pris en compte le Formulaire de renseignements personnels de M. Mahjoub, où ce dernier déclarait avoir déjà été torturé en Égypte parce qu'on le soupçonnait d'être un membre des Frères musulmans. M. Mahjoub avait en outre déclaré précédemment que d'autres membres présumés de groupes islamiques armés avaient été torturés et condamnés à mort lorsqu'on les avait renvoyés vers l'Égypte, de sorte qu'il serait lui aussi torturé et tué dans un tel cas.
[29]La représentante a aussi pris en compte le bulletin d'Amnistie Internationale ayant trait à M. Mahjoub, lequel précisait que les personnes soupçonnées de faire partie de groupes islamiques armés d'opposition sont fréquemment victimes de torture. Le bulletin faisait état de personnes condamnées in absentia par le plus haut tribunal militaire parce qu'elles étaient membres d'un groupe islamique armé, et du fait que deux membres de ce groupe renvoyés de Suède vers l'Égypte avaient été détenus pendant plus d'un mois, sans contact avec l'extérieur.
[30]La représentante a conclu comme suit au sujet du risque auquel M. Mahjoub serait exposé:
[traduction] J'estime véridique qu'on a accusé M. Mahjoub d'être membre d'un groupe islamique armé et que le plus haut tribunal militaire l'a condamné in absentia en avril 1999, tel qu'Amnistie Internationale l'a rapporté et tel qu'on l'a déjà mentionné. En déclarant M. Mahjoub ainsi coupable, les autorités égyptiennes ont clairement démontré qu'elles l'estimaient être membre d'une organisation terroriste qui expose la sécurité de leur pays à un grave danger. Je suis d'avis que M. Mahjoub sera placé sous garde, s'il est renvoyé vers l'Égypte, pour y subir un procès à l'égard de faits dont il est accusé quant à une menace pour la sécurité de l'Égypte. Sur la foi des rapports relatifs aux violations des droits de la personne subies en Égypte par les membres du VOC et de l'AJ, je conclus, selon la règle de la prépondérance de la preuve, que M. Mahjoub pourrait être victime de mauvais traitements et de violations des droits de la personne peu après sa mise en détention.
iii) Assurances obtenues de la République arabe d'Égype
[31]La représentante a mentionné que le gouvernement canadien s'était vu donner par le gouvernement égyptien l'assurance que les droits constitutionnels de M. Mahjoub seraient respectés si celui-ci était renvoyé vers l'Égypte. Ces assurances ont pris la forme de notes diplomatiques reçues en trois occasions distinctes par le gouvernement canadien. Les représentants du gouvernement de l'Égypte y confirmaient qu'en cas de renvoi de M. Mahjoub vers leur pays, la totalité des droits constitutionnels et des droits de la personne que la loi lui garantit seraient respectés.
[32]M. Mahjoub a soutenu que ces assurances ne seraient pas respectées, faisant valoir à cet égard des rapports de nature générale sur les violations des droits de la personne en Égypte ainsi que des rapports d'Amnistie Internationale, de Human Rights Watch et d'un spécialiste du droit musulman. Ces rapports faisaient état de la situation d'autres Égyptiens accusés d'activités terroristes similaires, qui ont été retournés en Égypte et qui, malgré les assurances données, auraient été victimes de violations des droits de la personne et de mauvais traitements et auraient été détenus sans contact avec l'extérieur.
[33]La représentante a passé ces rapports en revue, puis a conclu qu'ils constituaient un fondement crédible pour mettre en doute la volonté du gouvernement égyptien d'honorer les assurances données.
iv) Conclusion quant au risque auquel M. Mahjoub serait exposé
[34]La représentante a conclu qu'à son avis, M. Mahjoub serait placé sous garde en cas de renvoi vers l'Égypte et qu'il y subirait un procès pour des actes dont il est accusé quant à une menace pour la sécurité de l'Égypte. Elle a conclu selon la règle de la prépondérance de la preuve que, compte tenu de la preuve relative aux violations de droits de la personne en Égypte et puisque M. Mahjoub est estimé être un membre de l'AJ et qu'on l'a accusé d'avoir perpétré des actes de terrorisme en Égypte, celui-ci pourrait être victime de mauvais traitements et de violations des droits de la personne peu après sa mise en détention.
3. Mise en balance du risque couru par M. Mahjoub et du danger pour le Canada |
[35]La représentante du ministre a conclu qu'il se pouvait que M. Mahjoub coure un risque si important de mauvais traitements et de violations de droits de la personne que son renvoi soit interdit par le paragraphe 115(1) de la Loi. Elle estimait, toutefois, que M. Mahjoub ne devrait pas être présent au Canada en raison du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada, les dispositions de l'alinéa 115(2)b) de la Loi recevant de la sorte application. Cela découlait de sa conclusion selon laquelle M. Mahjoub constitue un danger exceptionnel pour le Canada puisqu'il est un membre haut placé de l'AJ et du VOC et qu'à ce titre, il prendrait part couramment à des décisions en vue d'autoriser des opérations terroristes. La représentante n'a pas retenu comme option le maintien de la détention, en raison des commentaires formulés par la Cour d'appel fédérale dans Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 24 Admin. L.R. (3d) 171 (paragraphe 14 [[2000] A.C.F. no 1114]) et selon lesquels la «détention ne peut être d'une durée indéterminée, du moins en l'absence d'une bonne raison». La représentante ne s'est pas demandée à cet égard si le fait d'éviter la torture pouvait constituer une bonne raison. Toute forme de mise en liberté était considérée comme un risque «que M. Mahjoub puisse constituer une menace en termes d'éventuels actes terroristes».
[36]Avant d'en finir avec la décision de la représentante, je ferai remarquer par souci d'exhaustivité que celle-ci n'était pas saisie des motifs énoncés par la Cour dans le cadre du contrôle de la détention de M. Mahjoub et qu'elle n'a pas examiné ces motifs. La représentante a fait allusion, par ailleurs, à l'intérêt supérieur des enfants canadiens de M. Mahjoub. Cela est sans pertinence eu égard à mes conclusions en l'espèce et, par conséquent, je ne préciserai pas les motifs de la représentante à cet égard.
LE DOSSIER DU TRIBUNAL ET LA DEMANDE DES MINISTRES PRÉSENTÉE EN VERTU DE L'ARTICLE 87
[37]La directrice de l'examen sécuritaire de Citoyenneté et Immigration Canada a produit à la Cour des copies certifiées du dossier du tribunal, qui renfermait tous les documents de source non secrète examinés par la représentante du ministre. Les ministres ont ensuite demandé, en application de l'article 87 de la Loi, une ordonnance interdisant de divulguer à M. Mahjoub et à ses avocats les renseignements examinés par la représentante et dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui (renseignements confidentiels). Les articles 87 ainsi que 78 (auquel renvoie l'article 87) de la Loi figurent à l'annexe B des présents motifs.
[38]Un affidavit public et un affidavit confidentiel ont été produits à l'appui de la demande des ministres présentée en vertu de l'article 87. L'auteur de l'affidavit confidentiel y expliquait pourquoi selon lui la divulgation des renseignements confidentiels porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. Chacune des parties a déposé un dossier de requête public où figuraient ses observations écrites relativement à la demande présentée en vertu de l'article 87.
[39]Le 26 novembre 2004, la Cour a entendu les exposés des avocats des parties puis, en l'absence de M. Mahjoub et de ses avocats, elle a entendu les exposés des avocats des ministres se fondant sur le dossier confidentiel.
[40]Plus tard, soit le 2 décembre 2004, la Cour a interrogé l'auteur de l'affidavit confidentiel, toujours en l'absence de M. Mahjoub et de ses avocats. L'interrogatoire visait à confirmer la teneur des renseignements confidentiels présentés à la représentante du ministre et à examiner la preuve confidentielle servant à démontrer que la divulgation des renseignements confidentiels porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. On a appris au cours de l'interrogatoire de l'auteur de l'affidavit par la Cour, que ne constituaient pas des renseignements confidentiels tous ceux figurant dans le rapport secret en matière de sécurité présenté à l'origine pour obtenir la délivrance de l'attestation de sécurité. La représentante n'a plutôt été saisie que de l'énoncé circonstancié figurant au rapport et précisant les convictions et conclusions du Service au sujet de M. Mahjoub, accompagné de nombreuses notes de bas de page renvoyant à d'autres documents confidentiels. Ces derniers documents, figurant dans des annexes confidentielles du rapport secret, n'ont pas été soumis à la représentante--et non plus à la Cour, par conséquent, dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Ces documents renferment les renseignements détaillés sur lesquels le Service s'est fondé pour en arriver à ses convictions et conclusions.
[41]Ce fait a été communiqué aux avocats des parties au moyen de l'ordonnance du 3 décembre 2004 de la Cour. La Cour confirmait également par l'ordonnance que des éléments de preuve dignes de foi l'avaient convaincue que la divulgation d'une partie quelconque des renseignements confidentiels non encore résumés et communiqués à M. Mahjoub porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. La demande présentée par les ministres en application de l'article 87 a par conséquent été accueillie.
ANALYSE
i) Norme de contrôle judiciaire
[42]Tant la décision quant à savoir si M. Mahjoub constitue un danger pour la sécurité du Canada, que celle quant à savoir si M. Mahjoub est exposé à un risque important de torture en cas de renvoi vers l'Égypte dépendent en grande partie des faits. La Cour doit faire preuve de retenue face à ces questions et intervenir pour annuler la décision de la représentante uniquement si elle est manifestement déraisonnable. Cela veut dire que, pour intervenir, la Cour doit être convaincue que la décision a été rendue arbitrairement ou de mauvaise foi, sans tenir compte de facteurs pertinents ou sans qu'elle soit étayée par la preuve. La Cour ne doit pas soupeser de nouveau les différents facteurs ni intervenir uniquement parce qu'elle en serait arrivée à une autre conclusion. Voir: Suresh, aux paragraphes 29 et 39.
ii) Principes régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire
[43]La Cour devant décider si la représentante du ministre a exercé ou non son pouvoir décisionnel dans les limites imposées par la Loi et la Constitution, il sera utile de passer en revue les principes énoncés par la Cour suprême dans Suresh. Quoiqu'au paragraphe 78 de ses motifs, la Cour suprême ait déclaré que c'était dans des décisions ultérieures que serait définie «[l]'étendue du pouvoir discrétionnaire exceptionnel d'expulser une personne risquant la torture dans le pays de destination», elle n'en a pas moins énoncé les principes suivants:
- la jurisprudence canadienne ne dit pas que le Canada ne peut jamais expulser une personne vers un pays où elle risque un traitement qui serait inconstitutionnel s'il était infligé directement par le Canada, en sol canadien. La démarche appropriée consiste à pondérer des intérêts antagonistes. La possibilité réelle d'un effet préjudiciable pour le Canada si l'intéressé y demeure présent doit être mise en balance avec l'injustice qu'il pourrait subir s'il était expulsé;
- l'interprétation qui s'impose est que le droit international rejette les expulsions impliquant un risque de torture, même lorsque des considérations de sécurité nationale sont en jeu;
- la jurisprudence, tant nationale qu'internationale, tend à indiquer que la torture est une pratique si répugnante qu'elle supplantera dans pratiquement tous les cas les autres considérations qui sont mises en balance, même les considérations de sécurité. Cela laisse entendre que, sauf circonstances extraordinaires, une expulsion impliquant un risque de torture violera généralement les principes de justice fondamentale protégés par l'article 7 de la Charte;
- l'un des facteurs que le décisionnaire doit apprécie est le degré de probabilité d'une atteinte à la sécurité nationale;
- il ne faut pas assimiler l'appartenance à un mouvement terroriste mentionnée à l'article 19 de l'ancienne Loi au fait de constituer un «danger pour la sécurité du Canada». Cette dernière expression ne s'entend pas uniquement d'une personne visée à l'article 19 de l'ancienne Loi;
- cette réserve exprimée [au paragraphe 85], «dans le contexte des dispositions régissant l'expulsion, il faut interpréter l'expression "danger pour la sécurité du Canada" d'une manière large et équitable, et en conformité avec les normes internationales». Décider ce qui constitue un «danger pour la sécurité du Canada» dépend en grande partie des faits et ressortit à la politique, au sens large. Si [au paragraphe 85] le «ministre peut produire une preuve étayant raisonnablement la conclusion que l'intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada», les tribunaux ne doivent pas intervenir et modifier sa décision;
- on ne peut refouler un réfugié vers un pays où il risque la torture que s'il est établi que la sécurité nationale est gravement menacée. La menace doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve.
iii) Application de ces principes à la présente demande
[44]Comme la représentante a prêté foi à la prétention de M. Mahjoub selon laquelle il serait placé en détention s'il retournait en Égypte et compte tenu de sa conclusion portant que, peu après, M. Mahjoub pourrait être victime de mauvais traitements et de violations des droits de la personne, la question déterminante est la conclusion additionnelle de la représentante selon laquelle le danger que constitue M. Mahjoub pour le Canada est tel que cela satisfait au critère des circonstances exceptionnelles mentionné par la Cour suprême dans Suresh.
[45]Si l'on présume, sans trancher la question, qu'il existe un certain pouvoir discrétionnaire exceptionnel qui permet l'expulsion impliquant un risque de torture, il y a alors lieu pour la Cour de se demander s'il existe une preuve étayant raisonnablement la conclusion de la représentante quant au danger pour la sécurité du Canada.
[46]À cet égard, la conclusion de la représentante relativement au danger que constitue M. Mahjoub se fondait sur les éléments suivants:
- Le juge Nadon a conclu qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que l'AJ et le VOC ont commis des actes de terrorisme, et que M. Mahjoub est et était membre de ces organisations.
- Le SCRS a conclu que l'AJ et le VOC ont commis des actes de terrorisme.
- Le SCRS a conclu que M. Mahjoub est un membre haut placé du VOC, une aile de l'AJ.
- La représentante a jugé persuasif le rapport secret en matière de sécurité [traduction] «ainsi que les éléments de preuve qu'on y présente» à l'appui de la conclusion du SCRS portant que M. Mahjoub est un membre haut placé du VOC.
- M. Mahjoub a été inculpé en Égypte d'une infraction relative à des activités terroristes.
- Le SCRS a conclu que M. Mahjoub avait des liens importants avec des terroristes et des organisations terroristes et qu'il a confirmé l'existence de certains liens avec Oussama ben Laden et la famille Khadr. La représentante était d'avis que ces relations étaient plus étroites que M. Mahjoub ne l'admettait.
- Le juge Nadon a conclu, et la représentante était également d'avis, que M. Mahjoub avait tenté de dissimuler ses liens avec des personnes ou des organisations qui se sont livrées ou qui se livreront à des actes de terrorisme.
[47]Pour les motifs qui vont suivre, je conclus que la conclusion de la représentante quant au danger que constitue M. Mahjoub, qui se fondait sur les facteurs susmentionnés, n'était pas étayée par la preuve dont elle était saisie. Cette conclusion était donc manifestement déraisonnable. Il s'ensuit que la décision dans son ensemble doit être annulée puisqu'en l'absence d'un fondement valable de la conclusion quant au danger que M. Mahjoub constituerait, la représentante n'a pu pondérer de façon appropriée les intérêts antagonistes.
[48]Le premier motif de ma conclusion, c'est qu'il découle clairement de Suresh que, pour conclure en un «danger [. . .] pour la sécurité du Canada», il faut la preuve d'une grave menace pour la sécurité nationale. Bien que la représentante ait fait état du rapport secret en matière de sécurité et des «éléments de preuve qu'on y présente», elle n'était saisie que de l'énoncé circonstancié établi par le SCRS. Elle ne disposait pas des annexes confidentielles auquel renvoie le rapport secret et où figurent les renseignements détaillés sur lesquels le SCRS s'est fondé. Sans ces renseignements, la représentante ne pouvait apprécier de manière valable et indépendante la mesure dans laquelle M. Mahjoub constitue un danger pour la sécurité du Canada.
[49]Il faut souligner, comme deuxième motif, que la représentante s'est fondée sur les opinions ou conclusions du SCRS et du juge Nadon. Or, ni le rapport secret en matière de sécurité établi par le SCRS ni la décision du juge Nadon n'avaient pour objet premier d'apprécier la nature ou le degré du risque pour la sécurité nationale occasionné par M. Mahjoub. Ni le rapport ni la décision ne visaient non plus à évaluer la gravité du danger pour la sécurité du Canada que pourrait constituer M. Mahjoub.
[50]Le rapport secret en matière de sécurité consiste, on l'a déjà dit, en un exposé circonstancié des motifs faisant croire au Service que M. Mahjoub était membre de l'une des catégories non admissibles de personnes visées aux sous-alinéas et divisions du paragraphe 19(1) de l'ancienne Loi mentionnés au paragraphe 2 ci-dessus. Les ministres ont attesté qu'ils croyaient sur la foi du rapport secret en son entier, y compris les documents auxquels il renvoie, que M. Mahjoub est une personne visée aux sous-alinéas et divisions concernés de l'ancienne Loi. On a ensuite saisi la Cour de cette attestation de sécurité pour qu'elle se prononce sur son caractère raisonnable. C'est dans ce contexte que le juge Nadon a tiré ses conclusions et a statué que l'attestation de sécurité était raisonnable.
[51]En ce qui concerne les conclusions du juge Nadon, lors de l'examen du caractère raisonnable d'une attestation, il s'agit de trancher s'«il y a raisonnablement lieu de croire» certains faits, et non si ceux-ci sont véridiques. Le juge Nadon a ainsi émis les commentaires suivants (aux paragraphes 18 et 19 de sa décision) sur le caractère raisonnable de l'attestation de sécurité:
Dans l'arrêt Procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.), le juge Thurlow (alors juge de la Cour d'appel fédérale), explique aux pages 225 et 226 le fardeau qui incombe au ministre en ce qui a trait à l'expression «il y a raisonnablement lieu de croire»:
Toutefois, lorsque la preuve a pour but d'établir s'il y a raisonnablement lieu de croire que le fait existe et non d'établir l'existence du fait lui-même, il me semble qu'exiger la preuve du fait lui-même et en arriver à déterminer s'il a été établi, revient à demander la preuve d'un fait différent de celui qu'il faut établir. Il me semble aussi que l'emploi dans la loi de l'expression «il y a raisonnablement lieu de croire» implique que le fait lui-même n'a pas besoin d'être établi et que la preuve qui ne parvient pas à établir le caractère subversif de l'organisation sera suffisante si elle démontre qu'il y a raisonnablement lieu de croire que cette organisation préconise le renversement par la force, etc. Dans une affaire dont la solution est incertaine, l'omission de faire cette distinction et de trancher la question précise dictée par le libellé de la loi peut expliquer la différence dans les résultats d'une enquête ou d'un appel. |
Le juge Thurlow poursuit ensuite en ces termes aux pages 228 et 229:
Le paragraphe 5l) ne prévoit pas un type de preuve mais un critère à appliquer pour déterminer l'admissibilité d'un étranger au Canada, et la question à trancher consistait à déterminer s'il y avait raisonnablement lieu de croire qu'on préconisait le renversement par la force, etc., et non pas si on le préconisait effectivement, etc. Indubitable-ment, apporter la preuve de l'inexistence d'un fait constitue une façon de démontrer qu'il n'y a pas raisonna-blement lieu de croire en l'existence de ce fait. Mais, même lorsque l'intimé avait fourni un commencement de preuve déniant l'existence du fait lui même, il n'en résultait pas qu'il incombait au Ministre de démontrer autre chose que l'existence de motifs raisonnables de croire à l'existence du fait. En résumé, à la lumière de cette affaire, il me semble que, même après le commencement de preuve déniant le fait lui-même, le Ministre était simplement tenu d'apporter des preuves démontrant l'existence de motifs raisonnables de croire le fait et il ne lui était pas nécessaire d'aller plus avant et d'établir l'existence réelle du caractère subversif de l'organisation. Selon moi, dans les circonstances de l'affaire, cela rend invalide la décision de la Commission. |
Je suis d'avis que, pour décider si la ministre et le solliciteur général ont prouvé qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'une personne est une personne appartenant à une catégorie décrite au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), à l'alinéa 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii), la norme qui s'applique est celle de la prépondérance des probabilités. Dans l'affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Singh (1998), 151 F.T.R. 101 (C.F. 1re inst.), le juge Rothstein (alors juge de la Section de première instance de la Cour fédérale) formule les remarques suivantes auxquelles je souscris pleinement, aux paragraphes 2 et 3:
Dans les procédures fondées sur l'article 40.1, les décisions se rapportant aux alinéas 19(1)e) et f) exigent la preuve de l'existence de «motifs raisonnables de croire» certains faits par opposition à l'existence des faits eux-mêmes. Lorsqu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'une personne est membre d'une organisation, il doit également exister des motifs raisonnables de croire que l'organisation commet des actes de subversion ou de terrorisme. Voir Farahi-Mahdavieh (1993), 63 F.T.R. 120, aux paragraphes 11 et 12. Pour que l'existence de pareils motifs soit établie, les motifs doivent avoir un fondement objectif. Voir R. c. Zeolkowski, [1989] 1 R.C.S. 1378, à la page 1385. |
La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités. Voir Farahi-Mahdavieh, supra, et Al Yamani v. Canada (1995), 103 F.T.R. 105, aux paragraphes 64 et 65. [Non souligné dans l'original.] |
[52]Par la suite, le juge Nadon a examiné si la conviction du ministre reposait sur l'existence de motifs raisonnables, et il ne s'est pas prononcé sur la nature ou l'importance du risque que M. Mahjoub constitue pour la sécurité du Canada.
[53]La représentante n'a disposé d'aucun des renseignements détaillés sous-tendant le rapport et qui auraient pu lui permettre d'évaluer le danger que M. Mahjoub pourrait constituer pour la sécurité nationale. Elle s'est plutôt fondée (i) sur les motifs avancés par le SCRS dans le rapport secret en matière de sécurité pour étayer son opinion selon laquelle M. Mahjoub était une personne visée au paragraphe 19(1) de l'ancienne Loi, et (ii) sur la conclusion du juge Nadon portant que l'attestation de sécurité était raisonnable. En agissant de la sorte, la représentante du ministre a assimilé une conclusion selon laquelle M. Mahjoub était une personne visée à l'article 19 de l'ancienne Loi à une autre selon laquelle celui-ci constituait un danger pour la sécurité du Canada. Cela va à l'encontre de la déclaration explicite de la Cour suprême du Canada dans Suresh selon laquelle l'expression «danger pour la sécurité du Canada» ne s'entend pas uniquement d'une personne visée au paragraphe 19(1) de l'ancienne Loi.
[54]Compte tenu des principes énoncés par la Cour suprême dans Suresh, je conclus que quiconque exerce le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 115(2) de la Loi doit disposer d'éléments de preuve lui permettant de conclure que l'intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada. Le décisionnaire ne peut simplement se fier sur le fait que l'intéressé est une personne visée au paragraphe 34(1) de la Loi actuelle. Il doit analyser avec soin tous les éléments de preuve pertinents dont il est saisi. Je ne veux pas laisser entendre qu'il faut examiner l'ensemble des renseignements dans le rapport secret original. Le représentant doit prendre en compte tous les éléments de preuve dont il ou elle dispose au sujet du danger que l'intéressé constitue pour la sécurité du Canada, et apprécier les facteurs ayant trait à la fiabilité de ces renseignements. Il doit se demander par exemple si la source de la preuve a un intérêt personnel quelconque dans l'issue de l'affaire, si les autres renseignements fournis, le cas échéant, par cette source étaient fiables et si le renseignement transmis est corroboré.
[55]Il convient d'apprécier les éléments de preuve contradictoires relatifs au danger et d'indiquer les motifs du rejet d'éléments d'importance. Le passage du temps et les conséquences de l'arrestation et de la détention de l'intéressé devraient être pris en compte de manière à ce que puissent être appréciés non seulement ses actes passés mais aussi ses comportements futurs. Il se peut ainsi que le fait d'arrêter l'intéressé et de divulguer ses liens ou ses activités vienne l'empêcher pour l'avenir de s'adonner à des activités clandestines. Après l'examen de ces facteurs et d'autres encore qui sont pertinents, il faudrait énoncer en bout de ligne quelle est la nature du danger que constitue l'intéressé. Lorsqu'il énonce cette nature, le décisionnaire peut, à l'étape finale de l'analyse, mettre en balance de façon appropriée les intérêts antagonistes. Le décideur pourrait, par exemple, compte tenu de la nature du danger, considérer des solutions de remplacement au refoulement, comme le renvoi vers un pays tiers ou, tel que M. Mahjoub l'a suggéré, le maintien de la détention.
[56]En bref, le décisionnaire doit disposer d'éléments de preuve convaincants lui permettant d'apprécier puis d'énoncer le danger que l'intéressé constitue pour la sécurité du Canada. Une fois le danger établi, celui-ci doit être apprécié et mis en balance avec l'injustice que pourrait subir l'intéressé en cas d'expulsion.
[57]Cela ne veut pas dire que le décisionnaire doit répéter ou copier l'exercice auquel s'est adonné le juge désigné qui s'est prononcé sur le caractère raisonnable de l'attestation de sécurité. Il s'agit là de décisions différentes. La personne qui exerce un pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 115(2) de la Loi doit prendre en compte les éléments de preuve pertinents dont elle dispose, puis appliquer à cette preuve les critères énoncés par la Cour suprême dans Suresh.
[58]Avant d'en finir avec cette question, je relève que la représentante s'est également fondée sur le fait qu'on avait inculpé M. Mahjoub d'une infraction en Égypte, qu'elle ne croyait pas l'explication de M. Mahjoub au sujet de ses relations avec Oussama ben Laden et la famille Khadr et qu'elle avait conclu que M. Mahjoub avait tenté de dissimuler ses liens avec des terroristes. Ces éléments seuls n'étayent pas la conclusion de la représentante quant à la nature de la menace que constitue M. Mahjoub pour la sécurité du Canada.
iv) La demande de nomination d'un amicus curiae
[59]Dans ses observations écrites relatives à la demande visée à l'article 87 et produites en son nom à l'audience qui s'y rapporte, M. Mahjoub a demandé la nomination d'un amicus curiae qui soit présent lorsque lui-même et ses avocats ne le seraient pas. Aucune requête en bonne et due forme n'a été présentée non plus qu'aucun élément de preuve à l'appui de la demande. Ce qu'on a fait valoir c'est que [traduction] «la loi n'empêche pas la présence d'un conseiller indépendant pour assurer la protection des intérêts de la personne concernée. En l'absence d'interdiction visant la participation d'un conseiller indépendant, ou d'un amicus curiae, un tel conseiller ou intervenant devrait être présent pour assurer la protection des intérêts de M. Mahjoub pendant le déroulement de la procédure secrète».
[60]Ce qui avait déclenché cette demande, selon les avocats de M. Mahjoub, c'était la récente demande présentée par M. Harkat dans une autre affaire, en vue de la nomination d'un amicus curiae dans le cadre de la procédure portant sur le caractère raisonnable de l'attestation de sécurité délivrée à son égard.
[61]Pour des motifs qui seront prononcés à une date ultérieure, la demande de M. Mahjoub en vue de la nomination d'un amicus curiae a été rejetée par une ordonnance de la Cour du 3 décembre 2004.
[62]Quant aux motifs du rejet d'une telle demande, j'ai énoncé des motifs détaillés pour le rejet de la demande de M. Harkat dans Harkat (Re), [2005] 2 R.C.F. 416 (C.F.). Tel qu'il est précisé dans cette décision, la demande de M. Harkat a été rejetée parce que:
i) une telle nomination n'était pas nécessaire ou requise pour que la Cour soit en mesure d'exercer la compétence qui lui est conférée par la Loi;
ii) une telle nomination n'était pas nécessaire pour que la Cour puisse tenir une audience qui s'accorde avec les principes de justice fondamentale;
iii) une telle nomination ne serait pas conforme à l'intention du législateur, telle qu'elle apparaît dans le texte législatif;
iv) la demande a été présentée tardivement durant l'instance et conduirait à un délai additionnel;
v) la procédure exposée dans la Loi donne au juge désigné le pouvoir et la faculté d'apprécier valablement tant la demande visée à l'article 87 que les renseignements confidentiels examinés par la représentante du ministre.
v) Conclusion et certification d'une question
[63]Pour les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l'affaire sera renvoyée à un autre représentant du ministre pour qu'il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs. Comme j'en suis arrivée à cette conclusion, je n'ai pas estimé indiqué de traiter des questions constitutionnelle soulevées par M. Mahjoub.
[64]Je reconnais qu'a été soulevée une question importante que je m'abstiendrai de trancher: se pourrait-il que des circonstances quelconques justifient l'expulsion impliquant un risque de torture? La Cour suprême du Canada a laissé la question ouverte en n'excluant pas la possibilité qu'une telle expulsion puisse se justifier dans des circonstances exceptionnelles, par suite de la mise en balance d'intérêts en application de l'article 7 de la Charte, ou par le biais de l'analyse fondée sur son article premier. D'importants indices laissent croire, toutefois, que l'expulsion impliquant un risque de torture est fondamentalement inacceptable. Cela choque la conscience des Canadiens et contrevient par conséquent à la justice fondamentale d'une manière ne pouvant se justifier en vertu de l'article premier de la Charte. La Cour suprême a recensé ces indices dans Suresh. Parmi ceux-ci, il y a le fait que le droit interne canadien interdit la torture; que l'article 12 de la Charte interdit les traitements ou peines cruels et inusités (ce qui fait ressortir que la torture répugne tellement aux Canadiens qu'elle ne peut jamais constituer une peine appropriée); que l'expulsion impliquant un risque de torture a été jugé incompatible avec la justice fondamentale; qu'on peut soutenir avec force que le droit international interdit l'expulsion impliquant un risque de torture, même lorsque des considérations de sécurité nationale sont en jeu.
[65]La Cour suprême a toutefois souligné que les questions liées à la Charte ne devraient pas être tranchées lorsque cela n'est pas nécessaire, et qu'elles doivent être tranchées au moyen d'une preuve appropriée. Se reporter, par exemple, à Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, aux paragraphes 6 à 12, où l'on a statué qu'il n'y a pas lieu de trancher des questions de droit (particulièrement des questions constitution-nelles) lorsque cela n'est pas nécessaire. Se reporter également à R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, au paragraphe 38, qui a souligné l'importance d'un fondement factuel valable pour étayer les décisions sur la constitutionnalité de mesures législatives. Si l'affaire était renvoyée pour que soit rendue une nouvelle décision, il pourrait en découler une décision favorable à M. Mahjoub. En cas de résultat défavorable, une preuve valable existera pour étayer une décision sur des questions constitutionnelles. Il importe particulièrement, selon moi, qu'une preuve sous-tende l'appréciation des circonstances exceptionnelles et du danger auquel fait face notre société, tel que l'a prévu la Cour suprême dans Suresh.
[66]Les avocats ont demandé d'avoir l'occasion d'examiner les présents motifs avant de présenter des observations sur la certification d'une question grave de portée générale. Les avocats des ministres pourront, par conséquent, signifier et produire, dans les sept jours de la réception des présents motifs, la correspondance dans laquelle ils proposent la certification d'une question. Les avocats de M. Mahjoub pourront ensuite, dans les cinq jours de la réception de la correspondance des ministres, signifier et produire leurs propres observations en guise de réplique. Dans les trois jours de la réception de ces observations, les avocats des ministres pourront signifier et produire à leur tour leurs observations en guise de réplique.
[67]Par suite de l'examen de ces observations, une ordonnance sera rendue ayant pour effet d'accueillir la demande de contrôle judiciaire, de renvoyer l'affaire à un autre représentant du ministre pour qu'il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs, et de traiter de la certification d'une question.
ANNEXE A
Sous-alinéa 19(1)e)(iii), divisions 19(1)e)(iv)(B) et 19(1)e)(iv)(C), alinéa 19(1)f)(ii) et division 19(1)f)(iii)(B) de l'ancienne Loi:
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible:
a) celles qui souffrent d'une maladie ou d'une invalidité dont la nature, la gravité ou la durée probable sont telles qu'un médecin agréé, dont l'avis est confirmé par au moins un autre médecin agréé, conclut:
[. . .]
e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles:
(i) soit commettront des actes d'espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s'entend au Canada,
(ii) soit, pendant leur séjour au Canada, travailleront ou inciteront au renversement d'un gouvernement par la force,
(iii) soit commettront des actes de terrorisme,
(iv) soit sont membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle:
(A) soit commettra des actes d'espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s'entend au Canada, |
(B) soit travaillera ou incitera au renversement d'un gouvernement par la force, |
(C) soit commettra des actes de terrorisme; |
f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elles:
(i) soit se sont livrées à des actes d'espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s'entend au Canada,
(ii) soit se sont livrées à des actes de terrorisme,
(iii) soit sont ou ont été membres d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée:
(A) soit à des actes d'espionnage ou de subversion contre des institutions démocratiques, au sens où cette expression s'entend au Canada, |
(B) soit à des actes de terrorisme, |
le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l'intérêt national.
ANNEXE B
Articles 78 et 87 de la Loi:
78. Les règles suivantes s'appliquent à l'affaire:
a) le juge entend l'affaire;
b) le juge est tenu de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve qui pourraient lui être communiqués et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
c) il procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d'équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive;
d) il examine, dans les sept jours suivant le dépôt du certificat et à huis clos, les renseignements et autres éléments de preuve;
e) à chaque demande d'un ministre, il examine, en l'absence du résident permanent ou de l'étranger et de son conseil, tout ou partie des renseignements ou autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
f) ces renseignements ou éléments de preuve doivent être remis aux ministres et ne peuvent servir de fondement à l'affaire soit si le juge décide qu'ils ne sont pas pertinents ou, l'étant, devraient faire partie du résumé, soit en cas de retrait de la demande;
g) si le juge décide qu'ils sont pertinents, mais que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle d'autrui, ils ne peuvent faire partie du résumé, mais peuvent servir de fondement à l'affaire;
h) le juge fournit au résident permanent ou à l'étranger, afin de lui permettre d'être suffisamment informé des circonstances ayant donné lieu au certificat, un résumé de la preuve ne comportant aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui;
i) il donne au résident permanent ou à l'étranger la possibilité d'être entendu sur l'interdiction de territoire le visant;
j) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément qu'il estime utile--même inadmissible en justice--et peut fonder sa décision sur celui-ci.
[. . .]
87. (1) Le ministre peut, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, demander au juge d'interdire la divulgation de tout renseignement protégé au titre du paragraphe 86(1) ou pris en compte dans le cadre des articles 11, 112 ou 115
(2) L'article 78 s'applique à l'examen de la demande, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l'obligation de fournir un résumé et au délai.