T-1168-01
2005 CF 121
Apotex Inc. (demanderesse)
c.
Syntex Pharmaceuticals International Limited et Hoffman-LaRoche Limited (défenderesses)
et
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le procureur général du Canada (mise en cause)
Répertorié: Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (C.F.)
Cour fédérale, protonotaire Aronovitch--Ottawa, 24 juin 2004 et 27 janvier 2005.
Couronne -- Responsabilité délictuelle -- Dans l'action principale, des sociétés pharmaceutiques sont poursuivies par un fabriquant de médicaments génériques en raison du retard dans l'obtention d'un avis de conformité (AC) causé par une demande d'interdiction -- Les défenderesses ont mis le ministre en cause parce que celui-ci a brièvement tardé à délivrer un AC après que leur brevet eut été déclaré invalide -- Le ministre veut faire radier les réclamations présentées contre lui en qualité de tierce partie -- La Couronne a prétendu qu'il n'existe aucune cause d'action puisqu'elle n'est pas une «première personne» (art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)) -- Les réclamations contre le ministre pouvaient-elles être accueillies suivant la Loi sur le partage de la responsabilité de l'Ontario? -- Étaient-elles fondées sur la négligence? -- L'art. 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité s'applique-t-il seulement entre coauteurs d'un délit? -- Question non réglée en droit -- Effet de l'arrêt R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool rendu par la C.S.C. -- La requête a été rejetée parce que, même si les plaidoyers étaient déficients ils pouvaient peut-être être suffisants pour soutenir une action en violation d'une loi par négligence.
Pratique -- Parties -- Procédure de mise en cause -- Requête du ministre de la Santé visant à faire radier les réclamations présentées contre lui dans le cadre d'une action en dommages-intérêts intentée par un fabriquant de médicaments génériques contre des sociétés pharmaceutiques qui avaient demandé qu'il soit interdit au ministre de délivrer un avis de conformité (AC) -- Bref retard dans la délivrance d'un AC après que le brevet eut été déclaré invalide -- Existait-il une cause d'action contre la Couronne en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) ou de la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario)? -- L'art. 5 de cette Loi permet la mise en cause d'une partie lorsque des dommages ont été causés par la faute ou la négligence de deux ou de plusieurs personnes -- Examen de la jurisprudence sur la question de savoir si la demanderesse devait intenter une action en responsabilité délictuelle -- Les plaidoyers étaient déficients, mais n'ont pas été radiés parce qu'ils pouvaient soutenir une action en violation d'une loi par négligence.
Pratique -- Actes de procédure -- Requête en radiation -- Réclamations présentées contre une tierce partie par les défenderesses dans le cadre d'une action en dommages- intérêts intentée par un fabriquant de médicaments à cause du retard à obtenir un avis de conformité (AC) -- La prétention des défenderesses selon laquelle les questions litigieuses concernant l'interprétation d'un règlement ne doivent pas être tranchées dans le cadre d'une requête en radiation a été rejetée parce qu'il n'y a pas de question complexe ne pouvant être réglée que par un procès -- Les plaidoyers étaient déficients, mais n'ont pas été radiés parce qu'ils pouvaient soutenir une action en violation d'une loi par négligence.
Brevets -- Pratique -- Action en dommages-intérêts intentée par un fabriquant de médicaments génériques contre deux sociétés pharmaceutiques qui avaient demandé l'interdiction de délivrer un avis de conformité (AC) -- Les défenderesses ont mis le ministre de la Santé en cause -- Le ministre a voulu faire radier les réclamations présentées contre lui en qualité de tierce partie -- L'AC a été délivré deux semaines après que le brevet eut été déclaré invalide -- La demanderesse a obtenu l'AC après un délai de quatre ans -- Il n'existait aucune cause d'action contre le ministre fondée sur l'art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), mais il n'est pas clair et évident que les réclamations fondées sur la Loi sur le partage de la responsabilité (Ontario) étaient futiles -- Requête rejetée.
Il s'agit d'une requête visant à faire radier les réclamations présentées par les défenderesses contre une tierce partie. Dans l'action principale, la demanderesse, Apotex, réclame des dommages-intérêts à Hoffman-LaRoche et à Syntex Pharmaceuticals en vertu du paragraphe 8(2) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), parce que l'entrée sur le marché de sa version générique des comprimés de naproxen à libération lente a été retardée pendant quatre ans en raison de la demande présentée par les défenderesses afin qu'il soit interdit au ministre de lui délivrer un AC. Les défenderesses ont introduit des réclamations contre une tierce partie--le ministre de la Santé--pour une partie des dommages-intérêts qu'elles pourraient être tenues de payer à Apotex. Leur brevet ayant été déclaré invalide le 19 avril 1999 et un AC ayant été délivré à Apotex le 4 mai suivant, les réclamations présentées contre le ministre par les défenderesses ne visent qu'une période de deux semaines sur les quatre années qui sont en cause dans l'action principale. La Couronne a soutenu que l'article 8 du Règlement établit un régime d'indemnisation qui traite des réclamations d'une «seconde personne» contre une «première personne» (le titulaire du brevet) et qu'elle n'est pas une «première personne». Les défenderesses ont répondu que l'interprétation de l'article 8 du Règlement n'est pas une question qui devrait être tranchée dans le cadre d'une requête en radiation. Elles ont en outre soutenu que, même si l'article 8 du Règlement ne peut servir de fondement à une réclamation contre le ministre, il n'est pas clair et évident que leurs réclamations contre celui-ci ne peuvaient pas être accueillies dans la mesure où elles demandaient une contribution et une indemnité à la Couronne en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité de l'Ontario.
Jugement: la requête en radiation est rejetée.
Il est clair et évident qu'aucune cause d'action ne découlait de l'article 8 du Règlement; il n'y avait pas de question complexe d'interprétation qui ne pouvait être réglée de manière satisfaisante que par un procès. Une telle conclusion ne causerait aucun préjudice aux défenderesses. Si la Cour considérait que la conduite du ministre a contribué au retard, il serait loisible aux défenderesses de demander un jugement déclarant que les dommages-intérêts qu'elles pourraient être condamnées à payer soient réduits d'un montant approprié. En outre, elles pourraient se prévaloir du droit de procéder à l'interrogatoire, du ministre, qui n'est pas une partie à l'instance (règles 233 et 238).
Il n'est pas clair et évident, cependant, que les défenderesses ne pourraient pas obtenir réparation en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité. L'article 1 de cette loi prévoit, que si deux ou plusieurs personnes ont causé des dommages «par leur faute ou par leur négligence», elles peuvent être tenues solidairement responsables, et l'article 5 permet qu'une personne qui n'est pas partie à l'action soit mise en cause.
La personne visée par la demande de contribution prévue à l'article 1 peut devoir être redevable envers la demanderesse. Avant de décider si les plaidoyers démontrent qu'il existe une cause d'action pour négligence par Apotex contre le ministre, il faut décider si la demanderesse doit intenter une action en responsabilité délictuelle contre les défenderesses Syntex et Hoffman-LaRoche pour obtenir une contribution et une indemnité en vertu de l'article 1 de la Loi. Même si le juge en chef Laskin a écrit de manière incidente dans un arrêt de 1978, qu'il était difficile de voir comment on pouvait considérer que la responsabilité contractuelle était comprise dans un article de loi «intimement lié à d'autres articles visant principalement les auteurs de délits», la question n'est pas réglée, certaines décisions récentes indiquant que l'article 1 ne s'applique pas seulement dans les cas de négligence.
Selon l'arrêt R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool rendu par la Cour suprême du Canada, toutes les conséquences civiles de la violation d'une loi sont incluses dans le droit relatif à la responsabilité pour négligence. La preuve de la violation d'une loi qui cause des dommages peut constituer une preuve de négligence en common law. En outre, l'obligation formulée dans un texte de loi constitue une norme de conduite raisonnable utile.
Même si les réclamations contre le ministre n'allèguaient pas la négligence ou une autre conduite délictueuse précise de la part de celui-ci, elles ne doivent pas être radiées. Si on leur donne une interprétation généreuse, elles pouvaient être suffisantes pour soutenir une action en violation d'une loi par négligence. Il n'y avait aucune raison d'ordonner que la prétendue conduite négligente du ministre soit précisée puisque les défenderesses ne connaissaient probablement pas les faits.
lois et règlements cités
Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36).
Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, ch. N.1, art. 1, 2, 3, 5. |
Loi sur les grains du Canada, S.C. 1970-71-72, ch. 7, art. 86c). |
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.08.004(1)a) (mod. par DORS/95-411, art. 6). |
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 2 «première personne», «seconde personne» (mod. par DORS/99-379, art. 1), 6 (mod. par DORS/98-166, art. 5; 99-379, art. 3), 8 (mod. par DORS/98-166, art. 8). |
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 193, 233, 238. |
jurisprudence citée
décision appliquée:
Canada Colors & Chemicals Ltd. v. Tenneco Canada Inc. (1995), 21 O.R. (3d) 438; 121 D.L.R. (4th) 556; 37 C.P.C. (3d) 154; 77 O.A.C. 344 (C.A.).
décisions examinées:
Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263; (2003), 233 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (4th) 45; 19 C.C.L.T. (3d) 163; 312 N.R. 305; 180 O.A.C. 201; 2003 CSC 69; R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; (1983), 153 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 CCLT 121; 45 N.R. 425; Giffels Associates Ltd. c. Eastern Construction Co. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 1346; (1978), 84 D.L.R. (3d) 344; 4 C.C.L.T. 143; 5 C.P.C. 223; 19 N.R. 298; Walker Estate v. York-Finch General Hospital (1995), 26 O.R. (3d) 280; 43 C.P.C. (3d) 337 (Div. gén.).
décisions citées:
Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 13 C.P.R. (4th) 78; 2001 CFPI 636; conf. par 2002 CAF 389; [2002] A.C.F. no 1833 (QL); Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CFPI 166; [2002] A.C.F. no 236 (QL); conf. par 2002 CAF 390; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., T-1686-01, le protonotaire Lafrenière, ordonnance en date du 30-4-02 (C.F. 1re inst); conf. par le juge Campbell, ordonnance en date du 8-7-02 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 15 C.P.R. (4th) 129; 212 F.T.R. 300; 2001 CFPI 1144; conf. par (2002), 22 C.P.R. (4th) 19; 2002 CAF 411; Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (2001), 16 C.P.R. (4th) 473; 2001 CFPI 1375; conf. par (2002), 224 F.T.R. 160; 2002 CAF 222; Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co., 2004 CAF 358; [2004] A.C.F. no 1794 (QL); Pet Valu Inc. c. Thomas, [2004] O.J. no 497 (C.S.J.) (QL); Ecolab Ltd. c. Greenspace Services Ltd., [1996] O.J. no 3528 (Div. gén.) (QL).
REQUÊTE en radiation de réclamations contre une tierce partie. Requête rejetée.
ont comparu:
F. B. Woyiwada pour la mise en cause.
Nancy P. Pei pour les défenderesses.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour la mise en cause.
Smart & Biggar, Toronto, pour les défenderesses.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
La protonotaire Aronovitch:
Contexte
[1]Pour mieux comprendre la requête présentée par le ministre dans le but de faire radier les réclamations présentées contre lui, une tierce partie, par les défenderesses, il faut donner quelques explications du régime spécial créé par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement).
[2]Lorsqu'une société pharmaceutique se propose de commercialiser un médicament qui peut contrefaire le brevet d'une société pharmaceutique concurrente, elle doit en aviser le titulaire du brevet. La société pharmaceutique qui détient le brevet peut alors décider d'intenter la procédure prévue à l'article 6 [mod. par DORS/98-166, art. 5; 99-379, art. 3] du Règlement afin qu'il soit interdit au ministre de délivrer un avis de conformité (AC) pour le médicament avant l'expiration du brevet.
[3]La procédure d'interdiction a essentiellement l'effet d'une injonction puisqu'un nouveau médicament ne peut pas être commercialisé sans AC et qu'un AC ne peut être délivré pendant la procédure d'interdiction. L'article 8 [mod. par DORS/98-166, art. 8] du Règle-ment vient faire contrepoids à ce droit et à ce qui, dans les faits, équivaut à une injonction légale. Cette disposition permet qu'une action en dommages-intérêts soit intentée relativement au retard si l'interdiction n'a pas été accordée ou, si elle l'a été, est ensuite annulée en appel.
L'action principale et les réclamations contre une tierce partie
[4]C'est dans ce contexte qu'Apotex Inc. (Apotex), la demanderesse dans l'action principale, réclame des dommages-intérêts à Hoffman-LaRoche Limited (Roche) et Syntex Pharmaceuticals International Limited (Syntex) en vertu du paragraphe 8(2) du Règlement, parce que l'entrée sur le marché de sa version générique des comprimés de naproxen à libération lente a été retardée pendant environ quatre ans, soit de juillet 1995 à mai 1999, en raison de la demande présentée par les défenderesses afin qu'il soit interdit au ministre de lui délivrer un AC.
[5]Les défenderesses, Syntex et Roche, ont, pour leur part, introduit des réclamations identiques contre une tierce partie--le ministre de la Santé (le ministre)--pour une partie des dommages-intérêts qu'elles pourraient être tenues de payer à Apotex.
[6]Leur brevet ayant été déclaré invalide dans une décision rendue le 19 avril 1999 et un AC ayant été délivré à Apotex le 4 mai 1999, les défenderesses allèguent dans leurs poursuites contre le ministre que celui-ci avait une obligation envers Apotex et qu'il a manqué à cette obligation en refusant, [traduction] «sans raison valable», de lui délivrer un AC immédiatement après la décision relative à l'invalidité. Roche et Syntex soutiennent que, si elles sont tenues responsables envers Apotex, le ministre, de son côté, est responsable envers elles pour la période allant du 19 avril au 4 mai 1999, soit une période d'environ deux semaines sur les quatre années qui sont en cause dans l'action principale.
Les causes d'action prévues à l'article 8 du Règlement
[7]La Couronne soutient qu'aucune cause d'action contre le ministre ne découle de l'article 8 du Règlement car cette disposition établit un régime d'indemnisation qui traite exclusivement des réclamations d'une «seconde personne» [mod. par DORS/99-379, art. 1] contre une «première personne», ces deux expressions étant définies dans le Règlement [article 2]. La première personne est le titulaire du brevet et la seconde personne, celle qui souhaite obtenir un AC en vue de commercialiser son médicament.
[8]La Couronne soutient qu'elle n'est pas une première personne. Or, l'article 8 du Règlement ne prévoit un droit de recouvrer des dommages-intérêts que contre une première personne. En outre, cette disposition ne confère un droit d'action qu'à une seconde personne, et les défenderesses Syntex et Roche ne sont pas des secondes personnes. La Couronne fait valoir en conséquence que l'article 8 ne permet pas à la Cour de rendre l'ordonnance demandée par les défenderesses contre elle.
[9]La réponse des défenderesses à la requête comporte deux volets. Premièrement, elles se fondent sur la jurisprudence abondante de la Cour selon laquelle les questions litigieuses exigeant l'interprétation de l'article 8 du Règlement ne doivent pas être tranchées dans le cadre d'une requête en radiation ou d'une procédure sommaire, mais par une décision rendue au terme d'une instruction complète (Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 13 C.P.R. (4th) 78 (C.F. 1re inst.); conf. par 2002 CAF 389; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CFPI 166; conf. par 2002 CAF 390; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., ordonnance rendue en date du 30 avril 2002 dans T-1686-01, le protonotaire Lafrenière (C.F. 1re inst.); conf. par une ordonnance datée du 8 juillet 2002, le juge Campbell (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 15 C.P.R. (4th) 129 (C.F. 1re inst.); conf. par (2002), 22 C.P.R. (4th) 19 (C.A.F.); Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Inc. (2001), 16 C.P.R. (4th) 473 (C.F. 1re inst.); conf. par (2002), 224 F.T.R. 160 (C.A.F.)).
[10]Deuxièmement, Roche et Syntex soutiennent que, même si l'article 8 du Règlement ne peut servir de fondement à une réclamation contre le ministre, il n'est pas clair et évident que leurs réclamations contre le ministre ne peuvent pas être accueillies dans la mesure où elles demandent une contribution et une indemnité à la Couronne en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité de l'Ontario [L.R.O. 1990, ch. N.1].
[11]Les arguments de la Couronne me convainquent qu'aucune cause d'action contre le ministre ne découle de l'article 8 du Règlement. En fait, les défenderesses se contentent d'invoquer la jurisprudence indiquée précédemment, sans exposer de motifs défendables pour lesquels la Couronne pourrait être tenue responsable en vertu de l'article 8.
[12]Roche et Syntex n'ont pas fourni à la Cour un énoncé de la question complexe concernant l'interprétation de l'article 8 qui «ne [peut] être réglée de manière satisfaisante que par un procès» sur la foi d'une plaidoirie et d'un dossier de preuve complets (Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co., 2004 CAF 358).
[13]En conséquence, la jurisprudence sur laquelle les défenderesses se fondent n'empêche pas, à mon avis, que l'on conclut à l'absence de cause d'action dans les circonstances de l'espèce. En fait, ayant admis les faits qui ont été prouvés et ayant interprété les réclamations de la manière la plus large et la plus généreuse possible, j'estime qu'il est clair et évident que, dans la mesure où elles reposent sur la responsabilité de la Couronne prévue à l'article 8 du Règlement, les réclamations présentées contre le ministre ne peuvent être accueillies.
[14]Je suis également d'accord avec la Couronne lorsqu'elle dit que les défenderesses ne subiraient aucun préjudice en conséquence. Dans la mesure où la Cour peut considérer, aux fins de l'évaluation des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 8(5) du Règlement, que la conduite du ministre a contribué au retard, il serait loisible aux défenderesses d'exposer les faits dans leur défense et de demander un jugement déclarant que les dommages-intérêts qu'elles pourraient être condamnées à payer sont réduits de ce montant. En outre, elles pourraient, dans les circonstances, se prévaloir du droit de demander la production de documents en la possession du ministre, qui n'est pas une partie à l'instance, et l'autorisation de procéder à son interrogatoire préalable en vertu des règles 233 et 238 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]. Il est bien établi qu'il n'est pas nécessaire d'attribuer la qualité de partie à une personne simplement parce qu'elle peut être en possession d'éléments de preuve devant être produits devant le tribunal ou parce que l'autorisation de procéder à son interrogatoire préalable est demandée.
[15]Cela étant dit, les réclamations ne seront pas radiées pour ce motif. Bien que je sois d'accord avec la Couronne au sujet du fait que l'action ne peut être fondée sur l'article 8, je ne suis pas disposée à conclure qu'il est clair et évident que les réclamations des défenderesses sont futiles et vouées à l'échec en ce qui concerne l'indemnité et la contribution qu'elles demandent en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité.
Les arguments des défenderesses concernant leur cause d'action fondée sur la Loi sur le partage de la responsabilité
[16]Ce qui suit est le raisonnement des défenderesses au regard de la question de savoir comment les réclamations présentées contre le ministre, une tierce partie, dans le but d'obtenir une indemnité et une contribution trouvent leur fondement dans la Loi sur le partage de la responsabilité, laquelle leur donne une cause d'action raisonnable contre la Couronne.
[17]En premier lieu, disent Syntex et Roche, l'article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif [L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21)], qui rendent les préposés de l'État responsables des délits civils qu'ils commettent, fait en sorte que l'État fédéral est responsable en vertu du droit provincial des actes délictueux commis par ses préposés, comme si la Couronne était un particulier dans la province.
[18]La Loi sur le partage de la responsabilité de l'Ontario, L.R.O. 1990, ch. N.1 (la Loi)1, prévoit, à l'article 1, que si deux ou plusieurs personnes ont causé des dommages «par leur faute ou par leur négligence», la Cour peut les tenir solidairement responsables envers la personne qui a subi la perte. L'article 5 de la Loi permet ensuite qu'une personne qui n'est pas déjà partie à l'action et qui pourrait être redevable des dommages-intérêts demandés soit mise en cause conformément aux règles applicables de la Cour--en l'espèce, la règle 193 des Règles des Cours fédérales.
[19]Nous nous rappelons que les réclamations visant le ministre allèguent que celui-ci a manqué à son obligation envers Apotex. Aucune obligation du ministre envers les défenderesses n'est alléguée. Celles-ci disent que cela ne pose pas problème et, se fondant sur Canada Colors & Chemicals Ltd. v. Tenneco Canada Inc. (1995), 21 O.R. (3d) 438 (C.A.), à la page 447 (Canada Colors), elles prétendent que, aux fins de l'application de l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité, la personne à laquelle une contribution est demandée--le ministre en l'espèce--doit être redevable envers la demanderesse--Apotex en l'espèce.
[20]Les défenderesses font observer que, selon l'alinéa C.08.004(1)a) [mod. par DORS/95-411, art. 6] du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, le ministre a clairement l'obligation de délivrer un AC si aucun brevet n'est contrefait. Dans ces conditions, disent elles, la question de savoir si une cause d'action pour négligence existe entre Apotex et le ministre est déterminée au moyen du critère relatif à la négligence énoncé dans Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263 (Succession Odhavji), lequel est décrit de la manière suivante par les défenderesses: «le demandeur doit être en mesure d'établir trois éléments: (i) le défendeur était tenu à une obligation de diligence à son endroit; (ii) le défendeur a manqué à cette obligation de diligence; et (iii) il en est résulté des dommages».
[21]En somme, les défenderesses disent qu'elles ont établi l'obligation du ministre, son manquement et les dommages qui en ont résulté pour Apotex pour lesquels elles sont poursuivies. Elles ont donc le droit de réclamer une contribution et une indemnité à la Couronne en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité.
[22]En réponse à cet argument, la Couronne fait essentiellement valoir que les défenderesses ne font, à l'égard du refus du ministre de délivrer l'AC, qu'invoquer qu'il y a eu manquement à une obligation légale et que, pour cette raison, leurs réclamations devraient être radiées parce qu'il n'y a aucun délit indépendant concernant la violation d'une loi qui donne naissance à un droit de recouvrement (R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205 (Saskatchewan Wheat Pool)).
[23]Le ministre fait valoir que les réclamations présentées contre lui ne sont pas fondées sur la négligence. En fait, ces réclamations ne font état d'aucune négligence, ne renvoient pas à la Loi sur le partage de la responsabilité et n'allèguent aucun acte négligent ou conduite négligente de sa part. Le ministre ajoute que la cause d'action de la demanderesse Apotex est entièrement créée et définie par le Règlement. Le seul droit d'action qu'a Apotex en vertu du Règlement est contre une première personne et non contre le ministre.
Analyse et conclusion
[24]Les défenderesses citent à juste titre la décision Canada Colors pour démontrer que la personne visée par la demande de contribution prévue à l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité peut devoir être redevable envers la demanderesse. Dans cette affaire, le tribunal, se fondant sur l'arrêt Giffels Associates Ltd. c. Eastern Construction Co. Ltd., [1978] 2 R.C.S. 1346 (Giffels), rendu par la Cour suprême, a conclu que, pour déterminer si l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité s'applique à une tierce partie, il faut se demander si la demanderesse a ou avait une cause d'action contre la tierce partie par suite de la faute ou de la négligence de celle-ci.
[25]Avant de décider si, dans ces circonstances, le fait qu'Apotex peut avoir une cause d'action pour négligence contre le ministre a été démontré, je traiterai d'une question abordée par le juge en chef Laskin dans les remarques incidentes qu'il a formulées dans l'arrêt Giffels: dans l'hypothèse où la demanderesse peut avoir une cause d'action pour négligence contre la tierce partie, doit-elle intenter une action en responsabilité délictuelle contre les défenderesses Syntex et Roche pour obtenir une contribution et une indemnité en vertu de l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité? En d'autres termes, l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité s'applique-t-il seulement entre coauteurs d'un délit? Cette question est importante en l'espèce. Les réclamations présentent une certaine nouveauté parce que l'action sous-jacente intentée par la demanderesse contre les défenderesses qui réclament contribution et indemnité à la Couronne vise à obtenir des dommages-intérêts prévus par la loi.
[26]Dans Giffels, le juge en chef Laskin n'a pas jugé nécessaire d'établir si la disposition qui équivalait à l'article 1 de la Loi sur le partage de la responsabilité à l'époque était suffisamment large pour comprendre la responsabilité contractuelle alors que les autres dispositions de la Loi ne l'étaient pas. Il a indiqué cependant qu'il était difficile de voir comment on pouvait considérer que la responsabilité contractuelle était comprise dans un article de loi «intimement lié à d'autres articles visant principalement les auteurs de délits» (Giffels, à la page 1354).
[27]Plus récemment, le juge Feldman a souligné ce qui suit dans Walker Estate c. York-Finch General Hospital (1995), 26 O.R. (3d) 280 (Div. gén.) [à la page 285]:
[traduction] Sous le régime de la Loi sur le partage de la responsabilité, il est bien établi en droit que, pour que l'auteur d'un délit puisse réclamer une contribution et une indemnité à un autre auteur d'un délit, il faut que les deux soient susceptibles d'être tenus responsables d'un délit envers le demandeur: Canada Colors & Chemicals Ltd. c. Tenneco Canada Inc. (1995), 21 O.R. (3d) 438, 121 D.L.R. (4th) 556 (C. div.).
[28]Malgré ce qui précède, la question n'est pas réglée en droit: selon des décisions récentes, l'article 1 de la Loi ne s'applique pas seulement dans les cas de négligence, mais il peut s'appliquer aussi de manière plus large à d'autres causes d'action fondées sur la «faute» (Pet Valu Inc. c. Thomas, [2004] O.J. No. 497 (C.S.J.) (QL), au paragraphe 18; Ecolab Ltd. v. Greenspace Services Ltd., [1996] O.J. No. 3528 (Div. gén.) (QL), au paragraphe 4).
Violation d'une loi
[29]J'examinerai maintenant la prétention de la Couronne selon laquelle, dans leurs réclamations contre le ministre, les défenderesses ne font qu'alléguer la violation d'une loi, ce qui n'est pas en soi un délit et ne donne pas lieu à un recours civil en dommages-intérêts. Dans l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool, sur lequel la Couronne se fonde à cet égard, une action en dommages-intérêts avait été intentée à la suite de la livraison de grains infestés en violation de l'alinéa 86c) de la Loi sur les grains du Canada [S.C. 1970-71-72, ch. 7]. Le juge Dickson, tel était alors son titre, a conclu que la violation d'une loi ne donne pas en soi lieu à une action indépendante en responsabilité délictuelle (à la page 225):
Pour tous ces motifs, je serais opposé à ce qu'on reconnaisse au Canada l'existence d'un délit civil spécial de manquement à une obligation légale. La violation d'une loi, lorsqu'elle a une incidence sur la responsabilité civile, doit être considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité pour négligence. La notion de négligence et celle d'obligation de diligence qui s'y rattache en common law sont assez fortes pour servir aux fins invoquées à l'appui de l'existence de l'action fondée sur l'infraction à une loi.
[30]Selon cet arrêt, toutes les conséquences civiles de la violation d'une loi sont incluses dans le droit relatif à la responsabilité pour négligence. Même si la preuve de la violation d'une loi ne donne pas en elle-même droit à des dommages-intérêts, la Cour a décidé que la preuve de la violation d'une loi qui cause des dommages peut constituer une preuve de négligence en common law. En outre, il est reconnu que l'obligation formulée dans un texte de loi constitue une norme de conduite raisonnable utile dans les circonstances.
[31]Quant aux arguments et aux faits qui doivent être prouvés dans les circonstances, le juge Dickson a relevé, aux pages 226 et 227 de l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool, les faiblesses suivantes dans la thèse de l'appelante qui a été rejetée par la Cour:
Elle allègue qu'il y a eu non pas négligence mais violation de la loi. Le manquement à une obligation légale constitue d'ailleurs l'unique fondement des arguments invoqués en l'espèce. La Commission n'a pas prouvé l'existence de ce que lord Atkin a appelé la négligence légale, c.-à-d. une omission intentionnelle ou négligente de remplir une obligation légale. En première instance, on n'a apporté aucune preuve de négligence ou de manque de diligence de la part du Pool.
[32]En l'espèce, les réclamations contre le ministre allèguent seulement l'existence d'une obligation légale à laquelle ce dernier aurait manqué [traduction] «sans raison valable». La négligence n'est pas alléguée, ni aucune autre conduite délictueuse précise de la part du ministre.
[33]Quoique les plaidoyers soient déficients à cet égard, je refuse d'en ordonner la radiation. Si on leur donne une interprétation généreuse, ces plaidoyers peuvent être suffisants pour soutenir une action en violation d'une loi par négligence. En fait, je ne vois aucune raison d'ordonner des modifications aux réclamations afin que la prétendue conduite négligente du ministre soit précisée puisque les défenderesses ne connaissent probablement pas les faits pertinents. Il ne convient pas non plus d'ordonner que les réclamations soient modifiées afin que la négligence y soit alléguée puisque aucun préjudice n'est causé à la Couronne et qu'elle a la possibilité de répondre aux arguments invoqués contre elle.
1 Les dispositions pertinentes de la Loi sur le partage de la responsabilité sont reproduites en annexe.
ANNEXE A
1. Si deux ou plusieurs personnes ont, par leur faute ou par leur négligence, causé des dommages ou contribué à en causer, le tribunal détermine leurs parts respectives de responsabilité. Les personnes dont le tribunal a constaté la faute ou la négligence sont solidairement responsables envers la personne qui a subi la perte ou le dommage; en ce qui concerne leur responsabilité mutuelle, à défaut de contrat entre elles, même implicite, chaque personne est tenue de verser une contribution aux autres et de les indemniser selon la part de responsabilité que le tribunal lui a attribuée.
Recouvrement entre coauteurs
2. L'auteur d'un délit civil peut recouvrer une contribution ou une indemnité d'un coauteur du délit, si ce dernier est responsable des dommages subis par la victime du délit, ou l'aurait été en cas de poursuite, de la façon suivante: il transige avec la victime et, ensuite, intente une action contre son coauteur ou poursuit l'action déjà engagée. Dans ce cas, le coauteur qui a effectué la transaction doit convaincre le tribunal que le montant de la transaction était raisonnable. Si le tribunal constate que le montant était excessif, il peut fixer le montant auquel la transaction aurait dû s'élever.
Demandeur également coupable de négligence
3. Dans une action en dommages-intérêts qui se fonde sur la faute ou la négligence du défendeur, si le tribunal constate qu'il y a eu, de la part du demandeur, faute ou négligence qui a contribué aux dommages, le tribunal répartit les dommages-intérêts selon la part respective de responsabilité de chaque partie.
[. . .]
Jonction de parties
5. S'il appert qu'une personne qui n'est pas déjà partie à l'action pourrait être redevable, en tout ou en partie, des dommages-intérêts demandés, la personne peut être jointe à l'action comme défendeur, à des conditions qui sont estimées justes. Elle peut également être mise en cause conformément aux règles de pratique en matière de mise en cause.