[2013] 2 R.C.F. 31
IMM-6544-10
2011 CF 835
Farajollah Firouz-Abadi (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Firouz-Abadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Barnes—Toronto, 22 juin; Ottawa, 7 juillet 2011.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent du demandeur pour des motifs sanitaires conformément à l’art. 38(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’agente des visas a conclu que les deux enfants à charge du demandeur étaient interdits de territoire parce que leur état de santé risquerait d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé du Canada — Les deux fils du demandeur sont atteints de mucopolysaccharidose — Une lettre d’équité a été envoyée au demandeur — Le médecin agréé n’a pas demandé d’évaluation psychologique détaillée pour les enfants — L’agente des visas a accepté les conclusions médicales du médecin agréé et conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment de ressources pour payer les coûts prévus des services sociaux pour les deux enfants — Y a-t-il eu déni de l’équité procédurale dans le traitement de la demande de visa du demandeur? — Examinées ensemble, l’approche suivie par l’agente des visas et celle du médecin agréé équivalait à un déni d’équité — Pour justifier une exclusion, l’évaluation médicale doit être individualisée — En l’espèce, le degré de dépendance des enfants n’a été décrit qu’en des termes très généraux — C’est précisément le type de situation où des évaluations détaillées de spécialistes étaient nécessaires, laquelle exigence est mentionnée en toutes lettres dans le « Manuel du médecin désigné » du défendeur — Ces aspects précis mentionnés dans le Manuel n’ont pas été pleinement commentés dans les dossiers médicaux des enfants que le médecin agréé avait en main — La lettre d’équité de l’agente des visas comportait également de graves lacunes, notamment en raison de l’omission de la part de l’agente d’informer clairement les demandeurs des mesures qu’ils devaient prendre pour répondre aux préoccupations exprimées — Il était inéquitable de présumer que la famille était interdite de territoire parce qu’elle n’avait pas présenté de plan clair, réaliste et concret, alors qu’aucun plan de cette nature n’avait été demandé — Le contenu de la lettre d’équité était bien inférieur à la norme établie — L’agente des visas n’a pas non plus apprécié de façon satisfaisante les ressources financières des demandeurs — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision dans laquelle une agente des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent du demandeur conformément au paragraphe 38(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’agente des visas a conclu que les deux enfants à charge du demandeur étaient interdits de territoire, parce que leur état de santé risquerait d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé du Canada. Le demandeur, un Iranien, a deux fils âgés de 29 ans et de 25 ans. Il a présenté une demande d’adhésion au programme des candidats du Manitoba pour les gens d’affaires et sa demande a été approuvée par les autorités provinciales. Il a ensuite demandé un visa de résident permanent et a inclus son épouse et ses deux fils dans sa demande. La divulgation des antécédents médicaux de ses deux fils a permis de confirmer que tous les deux étaient atteints de mucopolysaccharidose, ce qui a soulevé une question concernant l’admissibilité de la famille. L’agente des visas a envoyé une lettre d’équité au demandeur pour lui demander des renseignements supplémentaires. En réponse à la lettre d’équité, des rapports médicaux supplémentaires ont été fournis, indiquant que le diagnostic médical était erroné. Le médecin traitant des enfants en Iran a souligné qu’aucun des deux enfants n’était atteint de la maladie de Hurler (une forme grave de la mucopolysaccharidose) et qu’aucun des deux enfants ne nécessitait de services médicaux spéciaux. Les rapports médicaux ont été envoyés au médecin agréé, qui a convenu que le diagnostic initial de maladie de Hurler était inexact, mais qui a souligné que le profil médical d’« arriération mentale » et le besoin correspondant d’accès à des services sociaux demeuraient. Selon le dossier, le médecin agréé n’avait pas demandé d’évaluation psychologique détaillée pour les enfants parce qu’il croyait qu’il n’y avait pas lieu de le faire. L’agente des visas a accepté les conclusions médicales du médecin agréé et conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment de ressources pour payer les coûts prévus des services sociaux pour les deux enfants.
La question à trancher était de savoir s’il y a eu déni de l’équité procédurale dans le traitement de la demande de visa du demandeur.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Examinées ensemble, l’approche suivie par l’agente des visas et celle du médecin agréé équivalait à un déni d’équité. Pour justifier une exclusion, l’évaluation médicale doit être individualisée. Les seuls renseignements que le médecin agréé possédait pour étayer ses conclusions relatives aux services sociaux étaient le diagnostic de mucopolysaccharidose qui se manifeste par la déficience mentale et par un degré de dépendance peu défini. Malgré la pénurie de renseignements concernant la situation précise des deux enfants en ce qui a trait aux soins médicaux et personnels, le médecin agréé croyait que l’information qu’il avait en main lui permettait de conclure que les demandeurs auraient besoin d’une formation professionnelle et de services de soins de relève. Il n’y avait aucune incohérence importante entre la description fournie par le demandeur et celles des médecins iraniens, malgré la déclaration d’incohérence faite par le médecin agréé en l’espèce. Bien que personne n’ait nié que les enfants étaient des personnes à charge, le degré de leur dépendance n’a été décrit qu’en des termes très généraux. C’est précisément le type de situation où des évaluations détaillées de spécialistes étaient nécessaires, laquelle exigence est mentionnée en toutes lettres à la question 16 du « Manuel du médecin désigné » du défendeur. Cette disposition prévoit, notamment, que la personne souffrant d’arriération mentale devrait faire l’objet d’une évaluation précise en ce qui concerne ses capacités d’adaptation, le soutien et la formation professionnelle nécessaires pour elle et ses besoins en matière de supervision — soit précisément les aspects qui n’ont pas été pleinement commentés dans les dossiers médicaux que le médecin agréé avait en main et dont l’évaluation était essentielle.
La lettre d’équité de l’agente des visas comportait également de graves lacunes, notamment en raison de l’omission de la part de l’agente d’informer clairement les demandeurs des mesures qu’ils devaient prendre pour répondre aux préoccupations exprimées. Dans la lettre d’équité utilisée en l’espèce, l’agente des visas a simplement demandé des renseignements supplémentaires concernant l’affection ou le diagnostic médical et invitait les demandeurs à fournir tout renseignement pertinent concernant la question du fardeau excessif, si elle s’appliquait au cas des enfants. De plus, il était inéquitable de présumer que la famille était interdite de territoire parce qu’elle n’avait pas présenté de plan clair, réaliste et concret, alors qu’aucun plan de cette nature n’avait été demandé. Le contenu de la lettre d’équité était bien inférieur à la norme selon laquelle une communication de cette nature doit expliquer clairement toutes les préoccupations pertinentes pour que le demandeur sache ce qu’il a à démontrer et qu’il ait une véritable possibilité d’y répondre utilement.
Enfin, l’agente des visas n’a pas apprécié de façon satisfaisante les ressources financières des demandeurs. Afin de comprendre la mesure dans laquelle le demandeur principal et son épouse pourraient répondre aux besoins financiers ultérieurs liés aux soins à donner à leurs deux enfants, l’agente aurait dû examiner les perspectives financières qu’ils avaient au Manitoba.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 38.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706; Sapru c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35, [2012] 4 R.C.F. 3.
décisions citées :
Rashid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 157; Gao c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 114 (1re inst.) (QL); Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Abdul, 2009 CF 967.
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Bulletin opérationnel 063 « Évaluation de fardeau excessif pour les services sociaux », le 24 septembre 2008, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/bulletins/2008/bo063.asp>.
Citoyenneté et Immigration Canada. Bulletin opérationnel 063B « Évaluation de fardeau excessif pour les services sociaux », le 29 juillet 2009, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/bulletins/2009/bo063b.asp>.
DEMANDE de contrôle judiciaire visant une décision dans laquelle une agente des visas a rejeté la demande de visa de résident permanent du demandeur au motif que ses deux enfants à charge étaient interdits de territoire pour motifs sanitaires, conformément au paragraphe 38(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Mario D. Bellissimo pour le demandeur.
Michael Butterfield pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Bellissimo Law Group, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Barnes : Dans la présente demande de contrôle judiciaire, Farajollah Firouz-Abadi conteste la décision par laquelle la première secrétaire (l’agente des visas) de la Section des visas de l’ambassade du Canada à Damas, en Syrie, a rejeté sa demande de visa de résident permanent. La décision attaquée a été rendue le 7 septembre 2010 et reposait sur une conclusion fondée sur le paragraphe 38(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), selon laquelle les deux enfants à charge de M. Firouz‑Abadi étaient interdits de territoire parce que leur état de santé risquerait d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé du Canada.
Le contexte
[2] M. Firouz-Abadi est un citoyen de l’Iran. Il est marié à Farahnaz Gholamazad et tous deux ont eu ensemble deux fils, Nima (âgé de 29 ans) et Reza (âgé de 25 ans) (appelés séparément demandeur ou, collectivement, demandeurs).
[3] En 2007, M. Firouz-Abadi a présenté une demande d’adhésion au programme des candidats du Manitoba pour les gens d’affaires et sa demande a été approuvée par les autorités provinciales. Comme il devait le faire, il a ensuite demandé un visa de résident permanent et a inclus son épouse et ses deux fils dans sa demande. Afin d’obtenir des visas, tous les membres de la famille devaient divulguer leurs antécédents médicaux. Dans le cas de Nima et Reza, l’examen de ces renseignements a permis de confirmer que tous les deux étaient atteints de mucopolysaccharidose. Il s’agit d’une maladie génétique qui se manifeste habituellement par des anomalies squelettiques et neurologiques de différents degrés de gravité. Bien entendu, ces diagnostics ont soulevé une question concernant l’admissibilité de la famille. L’agente des visas a écrit à M. Firouz‑Abadi pour lui faire part de ses préoccupations et pour lui demander des renseignements supplémentaires.
[traduction] Un des membres de votre famille, FIROUZ-ABADI, NIMA, est visé par l’affection ou le diagnostic médical suivant :
Âgé de 28 ans, ce demandeur souffre d’arriération mentale et d’épilepsie depuis la petite enfance, en raison de complications découlant d’une forme grave de mucopolysaccharidose (maladie de Hurler). Il souffre d’épilepsie depuis qu’il est âgé de 18 mois et prend actuellement des médicaments antiépileptiques. Cette maladie, qui est imputable à une carence d’enzymes, entraîne des malformations squelettiques et un retard du développement moteur et mental, le grossissement des traits du visage, comme la macrocéphalie (crâne anormalement large) et l’hirsutisme. Son frère cadet présente un phénotype similaire. Le médecin qui a examiné Nima a mentionné que celui-ci souffrait d’une opacité de la cornée, qui représente l’une des nombreuses complications de cette maladie. Le généticien clinique a mentionné, dans son rapport de décembre 2009, que Nima était handicapé mentalement et physiquement. Il a conclu ceci : [traduction] « Il n’est pas capable de travailler seul et ne peut aspirer à l’autonomie financière. Il devrait demeurer sous la surveillance de ses parents et continuer à recevoir leur soutien ». La déficience cognitive de Nima est telle qu’il est probable qu’elle persistera toute sa vie. La philosophie sociale canadienne comprend un engagement envers l’égalité, la pleine participation et l’intégration sociale maximale de toutes les personnes souffrant de dépendance associée à l’arriération mentale. Cette philosophie favorise la vie communautaire dans le cadre d’un système élargi de soutien social communautaire visant à maximiser le potentiel d’autonomie de l’individu. À l’heure actuelle, Nima bénéficierait d’une formation professionnelle spéciale qui le préparerait vraisemblablement à travailler dans un atelier protégé. Il pourrait également bénéficier des services offerts par des centres de jour pour adultes, comme l’accès à des services communautaires, le soutien comportemental et les activités de loisir. En qualité de résident permanent, il aurait accès à des programmes d’aide à la vie autonome qui lui permettraient de maximiser son potentiel d’autonomie au sein de la collectivité. De plus, les membres de sa famille ou les personnes qui prennent soin de lui seraient admissibles à des services de soins de relève, qui sont à la fois très coûteux et très demandés, afin d’avoir un peu de répit à l’occasion, eu égard aux exigences très élevées inhérentes aux soins à donner aux personnes atteintes d’une déficience cognitive. Jusqu’à maintenant, bon nombre des services sociaux susmentionnés sont incapables de répondre en temps opportun aux besoins des Canadiens et de leurs familles; des listes d’attente existent pour ces services et les organismes accordent la priorité aux personnes qui en ont le plus besoin. Après avoir pris connaissance des résultats de l’examen médical et des rapports que j’ai reçus concernant l’état de santé du demandeur, je conclus qu’il souffre d’un problème de santé qui risquerait d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux. Plus précisément, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que son état de santé nécessite des services dont le coût dépasserait probablement la moyenne, par habitant au Canada, des dépenses pour les services de santé sur une période de cinq années. La prestation de ces services rallongerait les listes d’attente actuelles et ralentirait ou empêcherait la fourniture de services similaires aux personnes qui sont déjà au Canada et qui en ont besoin ou qui y ont droit. En conséquence, le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 38(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Voici la liste détaillée des services sociaux nécessaires et des incidences sur les coûts : pour ce qui est de la formation professionnelle et des activités de loisir (programmes de centres de jour pour adultes), dans la plupart des provinces canadiennes, le coût moyen de ces services s’établit à environ 10 000 $ par année. Dans le cas des services de soins de relève, le coût estimatif s’élève à environ 150 $ par semaine à raison de 15 $ l’heure et de 10 heures par semaine. Le coût moyen est évalué à une somme variant de 3 000 $ à 4 000 $ par année.
Avant que je rende une décision définitive, vous avez la possibilité de présenter des renseignements supplémentaires concernant cette affection ou ce diagnostic médical. Vous pouvez également fournir tout renseignement pertinent concernant la question du fardeau excessif, si elle s’applique à votre cas.
Vous avez jusqu’au 15 octobre 2010 pour me faire parvenir ces renseignements supplémentaires. Veuillez vous assurer que le numéro de dossier indiqué en haut de la présente lettre est cité dans tous les renseignements que vous envoyez.
Les honoraires du médecin ou de tout autre professionnel que vous consulterez pour pouvoir fournir des renseignements supplémentaires sont à votre charge [1]. [Souligné dans l’original.]
[4] En réponse à la lettre d’équité de l’agente des visas, la famille a fourni des rapports médicaux supplémentaires indiquant que le diagnostic médical mentionné était erroné. Le médecin traitant des enfants en Iran, le Dr Yousef Shafeghati, a souligné qu’aucun des deux enfants n’était atteint de la maladie de Hurler, qui est une forme particulièrement grave de la mucopolysaccharidose. Il a ajouté qu’aucun des deux enfants ne nécessitait de services médicaux spéciaux. Il a terminé son rapport en invitant les personnes concernées à poser d’autres questions [2].
[5] L’agente des visas a fait parvenir ces rapports médicaux au médecin agréé, le Dr Rejean Paradis, en vue d’une évaluation supplémentaire. Le Dr Paradis a convenu que le diagnostic initial de maladie de Hurler était inexact, mais il a souligné que le profil médical d’« arriération mentale » et le besoin correspondant d’accès à des services sociaux demeuraient inchangés.
[6] Dans son affidavit à l’appui de son témoignage, le Dr Paradis a confirmé qu’il n’avait pas demandé d’évaluation psychologique détaillée pour les enfants. Il a plutôt présumé que, compte tenu du diagnostic convenu d’« arriération mentale », un niveau minimum de services sociaux serait nécessaire, notamment de la formation professionnelle et des services de soins de relève, à un coût d’environ 13 000 $ par année pour chaque enfant. Il a ajouté qu’aucune évaluation individuelle n’était justifiée et que ce type d’évaluation ne ferait qu’imposer d’autres coûts aux demandeurs et retarder le traitement du dossier.
[7] L’agente des visas a accepté les conclusions médicales du Dr Paradis et conclu que les demandeurs n’avaient pas suffisamment de ressources pour payer les coûts prévus des services sociaux pour les deux enfants. Dans ses notes consignées au dossier, l’agente des visas a commenté l’aspect financier comme suit :
[traduction] Le demandeur principal a mentionné qu’il possédait des économies équivalant à une somme de 42 000 $CAN (relevé bancaire fourni), en plus de la valeur de sa maison, qui sera mise en vente. Il y a au dossier une déclaration selon laquelle le demandeur principal a adhéré à des programmes de soins de longue durée pour subvenir aux besoins de ses enfants, qu’il est en mesure de payer les frais relatifs aux services sociaux supplémentaires et qu’il est prêt à le faire. Dans la plupart des provinces canadiennes, le coût moyen de la formation professionnelle et des activités de loisir est évalué à environ 10 000 $CAN par année. Le coût estimatif moyen des services de soins de relève s’établit à un montant oscillant entre 3 000 $ et 4 000 $CAN par année. Le demandeur n’a fourni aucun détail concernant les programmes de soins de longue durée qui lui permettront de subvenir aux besoins de Reza et Nima. Il possède certaines liquidités selon un montant équivalant à 42 000 $CAN. Bien que le demandeur ait déclaré qu’il était prêt à payer les frais supplémentaires au titre des services sociaux, il n’a présenté aucun plan clair et concret concernant la façon dont il paiera ces coûts ni n’a fourni de renseignements suffisamment détaillés montrant que son plan est réaliste et raisonnable. Le demandeur ne m’a pas convaincue qu’il avait la capacité et l’intention d’atténuer le coût des services sociaux nécessaires. [Non souligné dans l’original.]
[8] En conséquence, l’agente des visas a fait savoir aux demandeurs qu’ils étaient interdits de territoire au Canada aux termes de l’article 38 de la LIPR, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.
La question en litige
[9] Y a-t-il eu déni de l’équité procédurale dans le traitement de la demande de visa du demandeur?
Analyse
[10] La norme de contrôle relative à l’appréciation des conclusions de fait d’un médecin agréé ainsi que des conclusions subséquentes de l’agent des visas quant à l’interdiction de territoire pour des raisons médicales est la décision raisonnable : voir Rashid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 157, au paragraphe 13; Gao c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 114 (1re inst.) (QL), aux pages 317 et 318. Cependant, les aspects de ces décisions qui concernent l’équité procédurale doivent être contrôlés selon la norme de la décision correcte : voir Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706, au paragraphe 71.
[11] L’approche qu’ont suivie l’agente des visas et le médecin agréé comporte un certain nombre de problèmes qui, examinés ensemble, équivalent à un déni d’équité exigeant une nouvelle décision sur le fond de la présente affaire.
[12] Le point de départ en ce qui concerne le contrôle judiciaire d’une décision fondée sur l’article 38 de la LIPR est l’arrêt Hilewitz, susmentionné, dans lequel la Cour suprême du Canada a affirmé que, pour justifier une exclusion, l’évaluation médicale doit être individualisée. La nécessité d’éviter une approche générique, qui mènerait inévitablement à l’exclusion de toute personne atteinte d’une déficience intellectuelle, ressort du passage suivant du jugement (aux paragraphes 56 et 57) :
Cela exige, me semble-t-il, des appréciations individualisées. Il est impossible, par exemple, de déterminer la « nature », la « gravité » ou la « durée probable » d’une maladie sans le faire à l’égard d’une personne donnée. Si le médecin agréé s’interroge sur les services susceptibles d’être requis en se fondant uniquement sur la classification de la maladie ou de l’invalidité, et non sur la façon précise dont elle se manifeste, l’appréciation devient générique plutôt qu’individuelle. L’évaluation des coûts est alors faite en fonction de la déficience plutôt qu’en fonction de l’individu. Toutes les personnes atteintes d’une déficience donnée sont alors automatiquement exclues, même celles dont l’admission n’entraînerait pas, ou ne risquerait pas d’entraîner, un fardeau excessif pour les fonds publics.
La question n’est pas de savoir si le Canada peut élaborer une politique d’immigration propre à réduire le risque que des candidats à l’immigration lui occasionnent un fardeau excessif. Il est clair qu’il peut le faire. Mais, dans les présentes affaires, la Loi est interprétée d’une manière qui fait obstacle à l’admission de toutes les personnes ayant une déficience intellectuelle, sans égard au soutien ou à l’aide de la famille et à la question de savoir si leur admission crée une probabilité raisonnable de fardeau excessif pour les services sociaux canadiens. Une telle interprétation, qui ne tient pas compte de la situation financière concrète de la famille, substitue à l’objet de la mesure législative une méthode d’évaluation à la chaîne. Il est peut‑être plus efficient d’interpréter la mesure législative de cette manière, mais un argument fondé sur l’efficience ne saurait valablement justifier le non-respect des exigences de cette mesure. La Loi requiert des appréciations individuelles. Cela signifie que l’interprétation doit être centrée sur la personne, et non sur la commodité administrative. [Souligné dans l’original.]
[13] Il me semble que la méthode suivie dans la présente affaire s’approche dangereusement de la ligne de démarcation que la Cour suprême du Canada a tirée dans l’arrêt Hilewitz, précité. Les seuls renseignements que le médecin agréé possédait pour étayer ses conclusions relatives aux services sociaux étaient le diagnostic de mucopolysaccharidose qui se manifeste par la déficience mentale et par un degré de dépendance peu défini. Le médecin traitant avait mentionné que les deux garçons étaient capables de répondre à la plupart de leurs besoins quotidiens, mais qu’ils dépendaient du soutien et de la surveillance continus de leurs parents. Selon les renseignements médicaux généraux qui figurent dans le dossier et sur lesquels le Dr Paradis s’est fondé (voir le paragraphe 16 de son affidavit), la mucopolysaccharidose se manifeste à [traduction] « différents degrés de gravité » allant de l’intelligence normale à un retard majeur.
[14] Malgré la pénurie de renseignements concernant la situation précise des deux enfants en ce qui a trait aux soins médicaux et personnels, le médecin agréé croyait que l’information qu’il avait en main lui permettait de conclure que les demandeurs auraient besoin d’une formation professionnelle et de services de soins de relève. Dans son affidavit, le Dr Paradis a également contesté l’affirmation de M. Firouz‑Abadi selon laquelle les enfants nécessitaient une aide et une surveillance minimes. De l’avis du Dr Paradis, cette affirmation n’allait pas de pair avec les rapports médicaux des médecins traitants iraniens.
[15] Je ne puis déceler aucune incohérence importante entre la description fournie par M. Firouz‑Abadi et celles des médecins iraniens. Personne n’a nié que les enfants étaient des personnes à charge, mais le degré de leur dépendance n’a été décrit qu’en des termes très généraux. C’est précisément le type de situation où des évaluations détaillées de spécialistes étaient nécessaires, laquelle exigence est d’ailleurs mentionnée en toutes lettres à la question 16 du « Manuel du médecin désigné » du défendeur. Cette disposition prévoit, notamment, que la personne souffrant d’arriération mentale devrait faire l’objet d’une évaluation précise en ce qui concerne ses capacités d’adaptation, le soutien et la formation professionnelle nécessaires pour elle et ses besoins actuels et futurs en matière de supervision — soit précisément les aspects qui n’ont pas été pleinement commentés dans les dossiers médicaux que le médecin agréé avait en main et dont l’évaluation est essentielle, d’après l’arrêt Hilewitz, précité. De plus, aucune partie du Manuel ne permet d’affirmer, comme l’a fait le Dr Paradis, que ces évaluations ne sont nécessaires que pour les enfants ou adolescents mineurs. J’ajouterais que le Dr Paradis s’est montré plutôt paternaliste lorsqu’il a cherché à justifier sa position au sujet des exigences administratives par sa volonté d’éviter des dépenses supplémentaires pour les demandeurs. Ce choix appartenait à la famille, et non au Dr Paradis. La préoccupation que celui-ci a exprimée au sujet de l’efficacité administrative est également mal fondée. L’obligation d’équité n’est pas déplacée par le désir de classer un dossier ou par des motifs de commodité administrative; voir Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, aux pages 218 et 219, et l’arrêt Hilewitz, précité, au paragraphe 57.
[16] Ce qui est particulièrement troublant au sujet de l’approche suivie en l’espèce, c’est le fait qu’elle empêche à toutes fins utiles des familles dont les moyens sont plutôt modestes d’émigrer au Canada lorsqu’elles comptent parmi leurs membres un enfant à charge souffrant d’une déficience intellectuelle, même dans des circonstances où les parents ont affirmé leur volonté et leur capacité de subvenir aux besoins de l’enfant. Selon le régime législatif, l’agent des visas n’a pas le droit d’ignorer les intentions déclarées et les assurances données par les parents, surtout lorsque les services sociaux mentionnés sont facultatifs, comme c’est le cas en l’espèce, et que les parents ont continué à fournir le soutien dont leurs enfants avaient besoin bien après que ceux-ci eurent atteint l’âge adulte.
[17] La lettre d’équité de l’agente des visas comporte également de graves lacunes, surtout l’omission de la part de l’agente d’informer clairement les demandeurs des mesures qu’ils devaient prendre pour répondre aux préoccupations exprimées. Les Bulletins opérationnels 063 [Évaluation de fardeau excessif pour les services sociaux, 24 septembre 2008] et 063B [Évaluation de fardeau excessif pour les services sociaux, 29 juillet 2009] de Citoyenneté et Immigration comprennent un modèle de lettre d’équité à utiliser dans les cas où une possibilité d’interdiction de territoire pour des raisons médicales est en cause. Selon cette lettre, les agents doivent demander « [un] plan personnalisé visant à garantir qu’aucun fardeau excessif ne sera imposé sur les services sociaux canadiens pendant toute la période précisée ci-dessus, ainsi [qu’une] Déclaration de capacité et d’intention dûment signée ». Les agents des visas doivent également expliquer aux demandeurs, dans cette lettre d’équité, qu’ils sont tenus de présenter un plan détaillé sur la manière dont les services sociaux prévus seront fournis ou sur les mesures de rechange qu’ils prendront. Lorsque la réponse reçue du demandeur est jugée insuffisante, l’agent des visas peut envoyer une demande de suivi.
[18] Selon une des premières notes consignées au dossier du défendeur, il était reconnu que l’un des enfants avait fait des études, mais qu’il était nécessaire d’obtenir des renseignements plus détaillés pour évaluer le degré de dépendance de chacun d’eux. Néanmoins, dans la lettre d’équité utilisée en l’espèce, l’agente des visas a simplement demandé des renseignements supplémentaires concernant l’affectation ou le diagnostic médical et invitait les demandeurs à fournir [traduction] « tout renseignement pertinent concernant la question du fardeau excessif, si elle s’applique à votre cas ».
[19] Je souligne également que l’agente des visas n’a pas fait parvenir de déclaration de capacité et d’intention aux demandeurs afin qu’ils la signent et la retournent. L’utilisation de ce document était également prévue dans le Bulletin opérationnel du défendeur. Si l’agente avait envoyé ce document aux demandeurs, elle aurait indéniablement attiré leur attention sur la nécessité de présenter un plan détaillé des mesures qu’ils comptaient prendre afin d’éviter d’imposer un fardeau excessif pour les services sociaux du Canada. Dans ces circonstances, il était inéquitable de présumer que la famille était interdite de territoire parce qu’elle n’avait pas présenté de plan clair, réaliste et concret, alors qu’aucun plan de cette nature n’avait été demandé.
[20] À mon avis, le contenu de cette lettre d’équité était bien inférieur à la norme commentée dans l’arrêt Sapru c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35, [2012] 4 R.C.F. 3, au paragraphe 31, où il a été décidé qu’une communication de cette nature doit expliquer clairement toutes les préoccupations pertinentes pour que le demandeur sache ce qu’il a à démontrer et qu’il ait une véritable possibilité d’y répondre utilement. La lettre d’équité examinée dans l’arrêt Sapru était le modèle de lettre prévu dans le Bulletin opérationnel pertinent du défendeur et elle a été jugée suffisante. Dans la présente affaire, la lettre employée n’est pas conforme à ce modèle et est inadéquate en ce qui a trait au problème même qui a finalement donné lieu à la conclusion d’interdiction de territoire à l’endroit de la famille. Elle s’apparentait également au modèle que le juge Michael Kelen a jugé inadéquat dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Abdul, 2009 CF 967, au paragraphe 26.
[21] Même si je conviens que les bulletins opérationnels du défendeur ne sont pas des règles de droit, les personnes appelées à prendre des décisions administratives s’exposent à des risques lorsqu’elles en font abstraction, parce que ces bulletins peuvent créer des attentes et être perçus comme l’expression de l’opinion du défendeur quant aux mesures à prendre pour atteindre un résultat équitable.
[22] J’ajouterais également que l’agente des visas n’a pas apprécié de façon satisfaisante les ressources financières du demandeur principal. Les demandeurs ont souligné qu’ils avaient accès à un montant de 42 000 $CAN et qu’ils avaient l’intention de vendre leur maison pour augmenter leurs liquidités. De plus, ils demandaient des visas dans la catégorie des gens d’affaires et avaient déclaré une valeur nette de 621 130 $. Ils s’étaient aussi engagés à investir une somme d’au moins 200 000 $ dans un commerce au Manitoba. D’après ma lecture de la décision de l’agente des visas, les seuls renseignements financiers dont celle-ci a tenu compte se limitaient à la somme d’argent déposée dans un compte de la famille. Afin de comprendre la mesure dans laquelle le demandeur principal et son épouse pourraient répondre aux besoins financiers ultérieurs liés aux soins à donner à leurs deux enfants, l’agente aurait dû examiner les perspectives financières qu’ils avaient au Manitoba.
[23] Pour les motifs exposés ci-dessus, la présente demande sera accueillie. Aucune partie n’a proposé de question en vue de la certification, et le dossier ne soulève aucune question grave de portée générale.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle décision sur le fond par un agent des visas et un médecin agréé différents.