A-127-04
2005 CAF 161
Stephen Simms et Marla Simms (appelants)
c.
William Isen (intimé)
Répertorié: Isen c. Simms (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Décary, Nadon et Sexton, J.C.A.--Toronto, 13 janvier; Ottawa, 6 mai 2005.
Droit maritime -- Responsabilité délictuelle -- L'intimé était propriétaire d'un bateau de 17 pieds et de moins de 300 tonneaux -- Après une excursion en bateau sur un lac de l'Ontario, alors que le bateau était chargé sur une remorque accrochée à un véhicule automobile pour être transporté au domicile de l'intimé, le câble élastique utilisé pour bien fixer la bâche du moteur a glissé des mains de l'intimé et a frappé l'appelant à l'oeil droit -- Le délit imputé est survenu sur la terre ferme -- Les appelants ont introduit une instance devant un tribunal de l'Ontario, dans laquelle ils réclamaient 2 millions de dollars en dommages-intérêts -- L'intimé voulait limiter sa responsabilité devant la Cour fédérale en application de la Loi sur la marine marchande du Canada -- La créance pour lésions corporelles est-elle une créance subordonnée aux dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada qui concernent la limitation de la responsabilité? -- Examen de la jurisprudence relative au droit maritime canadien -- Les juges majoritaires (le juge Décary, J.C.A. étant dissident) ont estimé que le fait de fixer la bâche d'un moteur faisait partie intégrante du processus consistant à enlever un bateau de l'eau, et qu'il était donc entièrement lié à la navigation au point de ressortir au droit maritime canadien -- Le lien entre les événements qui ont conduit aux lésions de l'appelant et la navigation n'était pas rompu du seul fait que les événements avaient eu lieu sur la terre ferme.
Compétence de la Cour fédérale -- L'appelant a été blessé après une excursion en bateau lorsque le câble élastique utilisé pour fixer la bâche du moteur l'a frappé à l'oeil droit -- Le délit imputé est survenu sur la terre ferme -- Les appelants ont introduit une instance devant un tribunal de l'Ontario, dans laquelle ils réclamaient 2 millions de dollars en dommages-intérêts -- L'intimé, propriétaire d'un navire de moins de 300 tonneaux, a introduit une action en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale, en vertu de l'art. 557(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada -- Celle-ci prévoit une responsabilité maximale de 1 million de dollars pour les créances fondées sur un décès ou des lésions corporelles -- L'accident présentait un lien évident avec les expéditions par eau, la navigation et la navigation de plaisance -- Les mots «survenus [. . .] en relation directe avec l'exploitation du navire», utilisés à l'art. 2, al. 1a) de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, sont assez larges pour englober les créances des appelants -- Il existait un lien direct et manifeste entre les lésions subies par l'appelant et l'exploitation du bateau de l'intimé -- Les événements qui ont donné lieu aux créances des appelants, en raison du fait qu'ils étaient entièrement liés à la navigation de plaisance, constituaient des créances ressortissant au droit maritime canadien -- Par conséquent, la Cour fédérale avait compétence pour prononcer sur les créances -- Les créances étaient sujettes aux dispositions de la Loi qui prévoient une limitation de la responsabilité.
Il s'agissait d'un appel formé contre un jugement de la Cour fédérale selon lequel un incident où était impliqué l'un des appelants s'était produit sur la terre ferme, mais était suffisamment lié au transport maritime et à la navigation pour qu'il ressortisse à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Le 1er août 1999, l'appelant, Stephen Simms, et l'intimé étaient allés faire une excursion en bateau au lac Muskoka, en Ontario. Ils avaient transporté le bateau de l'intimé, un Mercruiser Calais Bowrider de 17 pieds, jusqu'au lac, sur une remorque fixée à un véhicule automobile. Le bateau avait été lancé dans le lac à l'aide d'une rampe publique de mise à l'eau. À la fin de la journée, le bateau avait été retourné à la rampe de mise à l'eau et placé sur la remorque. Le véhicule automobile et la remorque avaient été tirés en terrain plat, et l'intimé avait entrepris de bien fixer la bâche du moteur, au moyen d'un câble élastique, pour l'empêcher de claquer au vent durant le transport sur la route. Mais le câble élastique avait glissé des mains de l'intimé et avait frappé l'appelant à l'oeil droit. Le délit imputé était donc survenu sur la terre ferme. L'appelant et son épouse ont déposé devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario une action en dommages-intérêts pour la somme de 2 millions de dollars. L'intimé, propriétaire d'un navire de moins de 300 tonneaux, a introduit devant la Cour fédérale une action en limitation de responsabilité, en invoquant notamment le paragraphe 577(1) (dans sa forme modifiée) de la Loi sur la marine marchande du Canada, une disposition qui prévoit une responsabilité maximale de 1 million de dollars pour les créances fondées sur un décès ou des lésions corporelles. Le juge de la Cour fédérale a répondu par l'affirmative à la question de savoir si les événements et circonstances qui avaient donné lieu à un incident ayant causé des lésions corporelles constituaient «des créances nées d'un même événement faisant intervenir un navire jaugeant moins de 300 tonneaux», en application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada.
Arrêt (le juge Décary, J.C.A., dissident): l'appel doit être rejeté.
Le juge Nadon, J.C.A.: Cet appel soulevait deux questions. La première était celle de savoir si les événements qui avaient donné lieu à l'action des appelants en dommages-intérêts pour lésions corporelles constituaient un fait maritime et ressortissaient par conséquent à la compétence de la Cour. La deuxième question, qui ne se posait que s'il était répondu par l'affirmative à la première question, était celle de savoir si la créance pour lésions corporelles était une créance subordonnée aux dispositions relatives à la limitation de la responsabilité qui sont insérées dans la Loi sur la marine marchande du Canada. S'agissant de la première question, l'accident était clairement rattaché aux expéditions par eau et à la navigation, et plus particulièrement à la navigation de plaisance. Dans l'arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, un cas qui intéressait la navigation commerciale, la Cour suprême du Canada avait jugé que le droit maritime canadien embrassait les quasi-délits survenant sur la terre ferme, s'ils étaient suffisamment rattachés à la navigation et aux expéditions par eau. Dans l'arrêt Whitbread c. Walley, qui concernait un bateau de plaisance, la Cour suprême avait rappelé que le droit maritime s'étendait «aux délits commis au cours d'activités qui ont lieu à terre et sont suffisamment liées à la navigation et aux expéditions par eau». Une fois qu'il est constaté qu'un délit est suffisamment rattaché à la navigation et aux expéditions par eau, toute créance qui en résultera sera soumise au droit maritime canadien. Dans l'arrêt Succession Ordon c. Grail, la Cour suprême avait rappelé encore une fois que, pour savoir si une question soumise à la Cour relevait du droit maritime, il fallait se demander si cette question était «entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale». La Cour écrivait ensuite que, pour savoir si une question est entièrement liée aux affaires maritimes, il fallait procéder à un «examen du contexte factuel de la demande». En l'espèce, le point précis qu'il fallait décider était celui de savoir si les événements qui avaient conduit aux lésions subies par M. Simms étaient suffisamment liés à la navigation pour constituer une affaire maritime relevant du droit maritime canadien. Le lancement d'un bateau de plaisance dans un lac et son retrait de l'eau après une journée de navigation constituaient des activités terrestres qui sont suffisamment rattachées à la navigation de plaisance et qui sont donc sujettes au droit maritime canadien. L'action consistant à fixer la bâche du moteur faisait partie intégrante de l'action qui consistait à enlever le bateau de l'eau et elle était donc entièrement liée à la navigation au point de ressortir au droit maritime canadien. Le lien entre les événements qui avaient conduit aux lésions de M. Simms et la navigation n'était pas rompu parce que les événements s'étaient produits sur la terre ferme. La créance des appelants relevait du droit maritime canadien et ressortissait par conséquent pleinement à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.
Les dispositions qu'il fallait appliquer pour répondre à la deuxième question étaient le paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada (dans sa forme modifiée) et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes. Selon le paragraphe 577(1) de la Loi, la limite de responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances nées d'un même événement est fixée à 1 000 000 $. L'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention prévoit que les créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens survenus à bord du navire ou «en relation directe» avec l'exploitation de celui-ci sont soumises à la limitation de la responsabilité. Il s'agissait de savoir si les lésions corporelles subies par l'appelant étaient survenues en relation directe avec l'exploitation du bateau de l'intimé. Les mots «en relation directe avec», et leur équivalent anglais «in connection with», définis dans le Oxford Compact Thesaurus, ont un sens étendu. Il y a deux raisons pour lesquelles les mots «survenus [. . .] en relation directe avec l'exploitation du navire», qu'on trouve dans l'article 2 de la Convention, sont assez larges pour englober les créances de l'appelant. D'abord, les lésions subies par M. Simms étaient survenues par suite de l'exploitation du bateau de l'intimé. L'«exploitation du navire» comprend nécessairement toutes les activités se rapportant à l'utilisation du navire en général, par exemple le lancement du bateau dans l'eau, sa navigation et son retrait de l'eau. Deuxièmement, les mots «en relation directe avec» doivent aussi recevoir une interprétation libérale. Il existait un lien manifeste et direct entre les lésions subies par M. Simms et l'exploitation du bateau de l'intimé. Les événements qui ont donné lieu aux créances des appelants, en raison du fait qu'ils étaient entièrement liés à la navigation de plaisance, constituaient des créances ressortissant au droit maritime canadien, et la Cour fédérale en était donc régulièrement saisie.
Le juge Décary, J.C.A. (dissident): Dans l'arrêt ITO-- International Terminal Operators Ltd., la Cour suprême du Canada avait jugé qu'il fallait trois conditions essentielles pour que l'on puisse conclure à la compétence de la Cour fédérale. En l'espèce, ces trois conditions se transposaient de la manière suivante: 1) la compétence doit être attribuée à la Cour fédérale par la Loi sur la marine marchande du Canada, ou par l'article 22 de la Loi sur la Cour fédérale; 2) la créance doit être une créance ressortissant au «droit maritime canadien», ainsi que cette expression est définie dans l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale et ainsi qu'elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada; 3) la Loi sur la marine marchande du Canada ou la Loi sur la Cour fédérale doit être une «loi du Canada». La troisième condition était manifestement remplie. La première condition l'était aussi, la Cour fédérale étant expressément investie par la Loi sur la marine marchande du Canada d'une compétence pour instruire une demande de déclaration de limitation de la responsabilité. La demande en cause devant la Cour fédérale ne concernait pas à proprement parler les lésions corporelles, mais la limitation de la responsabilité. La première condition--l'attribution d'une compétence--ne doit pas être confondue avec la seconde--une question ressortissant au droit maritime canadien. Le paragraphe 22(2) de la Loi sur la Cour fédérale n'est d'aucun secours pour savoir si une créance ressortit au droit maritime canadien. Même si une demande relève du paragraphe 22(2), on doit encore être en mesure d'indiquer quelle loi fédérale existante applicable fonde l'attribution de compétence. En conséquence, les demandes d'indemnisation dont il est question au paragraphe 22(2) seront interprétées étroitement, si cela est nécessaire, pour que cette disposition demeure constitutionnellement valide. Le législateur fédéral ne pouvait, sous la rubrique «Navigation and Shipping», au paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, conférer à la Cour fédérale une compétence à l'égard de questions relevant essentiellement des attributions provinciales. On peut dire la même chose de l'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui confère à la Cour fédérale une compétence en ce qui a trait aux demandes de limitation de la responsabilité. Mais, à moins que telles demandes se rapportent à des créances en matière maritime, c'est-à-dire des créances reconnues en droit maritime canadien, la deuxième condition du critère ITO n'est pas remplie.
La limitation de responsabilité qui était demandée ici se rapportait à un incident qui n'était pas, à l'évidence, «entièrement relié aux affaires maritimes», tel que ces mots ont été interprétés par les tribunaux du pays. Le fait que l'incident impliquait un bateau de plaisance n'a pas transformé cet incident à première vue terrestre en un incident maritime. Il faut se garder de confondre l'expression «marine marchande» («shipping») avec le mot «navire». Maints aspects qui intéressent les navires sont sans rapport aucun avec la marine marchande. L'accent devrait porter moins sur le fait qu'un «navire» était impliqué et davantage sur l'endroit où l'incident s'est produit et sur la nature véritable de l'incident. En l'espèce, la nature véritable de l'incident ne pouvait pas être qualifiée de maritime. Les lésions avaient été causées sur la terre ferme par une personne qui n'était ni sur le bateau ni dans l'eau. Rien ne s'est produit sur l'eau que l'on puisse directement, voire indirectement, rattacher à l'accident. Il n'y a pas de lois, de règles, de principes ou de pratiques en matière d'amirauté qui soient applicables. L'accident était sans rapport avec la navigation, ou avec les expéditions par eau. Le seul facteur pouvant constituer un lien avec le droit maritime était le fait que le bateau de plaisance venait d'être sorti de l'eau et qu'on s'affairait à l'arrimer sur la remorque lorsque l'accident est arrivé. Cela ne suffisait pas à constituer un lien intégral avec la navigation et la marine marchande ni à justifier un empiétement sur la propriété et les droits civils. La demande en cause n'était pas une demande ressortissant au droit maritime canadien et la demande de limitation de la responsabilité n'entrait pas dans le champ de la Loi sur la marine marchande du Canada.
lois et règlements cités
Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole, L.C. 1998, ch. 6, ann. VI, art. 2. |
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(10). |
Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 16. |
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2 «droit maritime canadien», 22 (mod. par L.C. 1996, ch. 31, art. 82). |
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 2 «droit maritime canadien», 22(2). |
Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 2 «Cour d'Amirauté», 574 (mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2), 575 (mod., idem), 577 (mod., idem), 578 (mod., idem), 581 (mod., idem). |
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S-9. |
Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6. |
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 22(1) (mod., idem, art. 31). |
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 220(1)c). |
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2). |
jurisprudence citée
décisions appliquées:
ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273; (1990), 77 D.L.R. (4th) 25; [1991] 2 W.W.R. 195; 52 B.C.L.R. (2d) 187; 120 N.R. 109; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; (1998), 40 O.R. (3d) 639; 166 D.L.R. (4th) 193; 232 N.R. 201; 115 O.A.C. 1; Mantini v. Smith Lyons LLP (2003), 64 O.R. (3d) 505; 228 D.L.R. (4th) 214; 34 B.L.R. (3d) 1; 174 O.A.C. 138 (C.A.).
décisions examinées:
Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; (1989), 62 D.L.R. (4th) 36; 101 N.R. 1; 26 Q.A.C. 81; Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779; (1991), 80 D.L.R. (4th) 58; 123 N.R. 1; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210; (1997), 158 Nfld. & P.E.I.R. 269; 153 D.L.R. (4th) 385; 221 N.R. 1; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907; (2001), 207 D.L.R. (4th) 577; 30 C.B.R. (4th) 6; 280 N.R. 201; 2001 CSC 90; Axa Insurance v. Dominion of Canada General Insurance Co. (2004), 73 O.R. (3d) 391; 246 D.L.R. (4th) 161; 16 C.C.L.I. (4th) 28; [2005] I.L.R. I-4346; 14 M.V.R. (5th) 16; 191 O.A.C. 378 (C.A.); Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique), [2002] 2 C.F. 219; (2001), 207 D.L.R. (4th) 82; 286 N.R. 295; 2001 CAF 317; Compania Maritima Villa Nova S.A. c. Northern Sales Co., [1992] 1 C.F. 550; (1991), 137 N.R. 20 (C.A.); H. Smith Packing Corp. c. Gainvir Transport Ltd. (sub nom. H. Smith Packing Corp. c. Hub Forwarding Co.) (1989), 61 D.L.R. (4th) 489; 99 N.R. 54 (C.A.F.); Le Groupe CSL Inc. c. Canada, [1998] 4 C.F. 140; (1998), 163 D.L.R. (4th) 307; 232 N.R. 24 (C.A.); Ruby Trading S.A. c. Parsons, [2001] 2 C.F. 174; (2000), 194 D.L.R. (4th) 303; 264 N.R. 79 (C.A.); Pakistan National Shipping Corp. c. Canada, [1997] 3 C.F. 601; (1997), 212 N.R. 304 (C.A.); Garfield Container Transport Inc. c. Uniroyal Goodrich Canada Inc. (1998), 229 N.R. 201 (C.A.F.); Matsuura Machiner Corp. c. Hapag Lloyd A.G. (1997), 211 N.R. 156 (C.A.F.); Caterpillar Overseas S.A. c. Canmar Victory (Le) (1999), 250 N.R. 192 (C.A.F.); Newterm Ltd. c. Mys Budyonnogo (Le), [1992] 3 C.F. 255; (1992), 54 F.T.R. 215 (1re inst.); Kusugak c. Northern Transportation Co. (2004), 247 D.L.R. (4th) 323; 2004 CF 1696; Dreifelds v. Burton (1998), 156 D.L.R. (4th) 662 (C.A. Ont.); Shulman (Guardian Ad Litem of) v. McCallum (1993), 105 D.L.R. (4th) 327; [1993] 7 W.W.R. 567; 28 B.C.A.C. 292; 79 B.C.L.R. (2d) 393 (C.A.).
décision citée:
Denison Mines Ltd. v. Ontario Hydro, [1981] O.J. no 807 (C. div.) (QL).
doctrine citée
Braën, André. «L'arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., ou comment écarter l'application du droit civil dans un litige maritime au Québec» (1986-87), 32 R.D. McGill 386.
Braën, André. Le droit maritime au Québec. Montréal: Wilson & Lafleur, 1992.
Canada. Rapport définitif du comité de rédaction constitu-tionnelle française chargé d'établir, à l'intention du ministre de la Justice du Canada, un projet de version française officielle de certains textes constitutionnels. Ottawa: Ministère de la Justice, 1990.
Compact Oxford English Dictionary of Current English, 2nd ed. New York: Oxford University Press, 2002, «operation».
Couture-Trudel, Pierre-Marc et Éric Labbé. «Le droit civil en matière maritime au Québec» (1997), 11 R.J.E.U.L. 3.
Glenn, H. Patrick. «Notes of Cases: Maritime Law--Federal Court Jurisdiction--Canadian Maritime Law» (1987), 66 R. du B. can. 360.
Lefebvre, Guy. «L'uniformisation du droit maritime canadien aux dépens du droit civil québécois: lorsque l'infidélité se propage de la Cour suprême à la Cour d'appel du Québec» (1997), 31 R.J.T. 577.
Lefebvre, Guy et Normand Tamaro. «La Cour suprême et le droit maritime: La mise à l'écart du droit civil québécois est-elle justifiable?» (1991), 70 R. du B. can. 121.
Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris: Dictionnaires Le Robert, 1996, «exploitation», «relation».
Oxford Compact Thesaurus, 2nd ed. New York: Oxford University Press, 2001, «in connection with».
Robert & Collins super senior: grand dictionnaire français-anglais, anglais-français, 2e éd. Paris: Dictionnaires Le Robert, 2000, «exploitation».
Tetley, William. «A Definition of Canadian Maritime Law» (1996), 30 U.B.C.L. Rev. 137.
Tetley, William. «The Buenos Aires Maru--Has the Whole Nature of Canadian Maritime Law Been Changed» (1988), 10 Sup. Ct. L. Rev. 399.
Tremblay, Guy. «L'application du droit provincial en matière maritime après l'affaire Succession Ordon» (1999), 59 R. du B. 679.
APPEL d'un jugement de la Cour fédérale ((2004), 236 D.L.R. (4th) 376; 247 F.T.R. 233; 2004 CF 227) selon lequel des lésions corporelles, subies alors qu'un câble élastique employé pour fixer la bâche du moteur d'un bateau après le chargement du bateau sur une remorque en vue de son transport avait glissé des mains de l'intimé, s'étaient produites sur la terre ferme, mais étaient suffisamment rattachées à la navigation et aux expéditions par eau pour ressortir à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Appel rejeté (motifs dissidents du juge Décary, J.C.A.).
ont comparu:
David R. Tenszen, pour les appelants.
Marc D. Isaacs, pour l'intimé.
avocats inscrits au dossier:
Thomson, Rogers, Toronto, pour les appelants.
Strathy & Associates, Toronto, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendu par
[1]Le juge Nadon, J.C.A.: Cet appel soulève deux questions. La première est celle de savoir si les événements qui ont donné lieu à l'action des appelants en dommages-intérêts pour lésions corporelles constituent un fait maritime et ressortissent par conséquent à la compétence de la Cour. La deuxième question, qui ne se pose que s'il est répondu par l'affirmative à la première question, est celle de savoir si la créance pour lésions corporelles est une créance subordonnée aux dispositions relatives à la limitation de la responsabilité qui sont insérées dans la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6 (la Loi).
[2]S'agissant de la première question, j'ai lu, à l'état d'ébauche, les motifs de mon collègue le juge Décary, J.C.A., qui le conduisent à conclure que la créance des appelants pour lésions corporelles ne relève pas du droit maritime canadien et que par conséquent la Cour fédérale n'a pas compétence pour statuer sur l'action de l'intimé en limitation de responsabilité.
[3]Pour les motifs qui suivent, j'arrive à une conclusion contraire. À mon avis, la créance des appelants relève du droit maritime canadien et ressortit par conséquent pleinement à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.
[4]Au paragraphe 98 de ses motifs, le juge Décary dit notamment que «[l]'accident est sans rapport avec la navigation, ou avec les expéditions par eau». Je ne puis souscrire à l'opinion de mon collègue. D'après moi, il adopte une vue beaucoup trop étroite de la compétence de la Cour fédérale en matière maritime. Je suis d'avis que l'accident est clairement rattaché aux expéditions par eau et à la navigation, et plus particulièrement à la navigation de plaisance.
[5]Mme la juge Snider, la juge de première instance, est arrivée à la conclusion que l'action des appelants pour lésions corporelles ressortissait à la compétence de la Cour en matière maritime. Aux paragraphes 11 et 12 de ses motifs [(2004), 236 D.L.R. (4th) 376], elle expose ainsi sa conclusion:
Les Simms prétendent que l'événement à l'origine de la présente requête concerne l'utilisation d'une corde élastique pour le transport sur terre d'une cargaison sur une remorque. Cela n'a rien à voir avec la navigation et les expéditions par eau. Je ne suis pas d'accord. Les crochets de la corde élastique ont été fixés au navire. La corde a été utilisée pour attacher une bâche moteur au bateau. L'événement résulte directement de l'utilisation du bateau sur un lac et peu avant son transport sur un autre lac. À mon avis, il s'agit d'un événement qui est survenu sur terre, mais il est suffisamment lié à la navigation et au transport maritime pour entrer dans le champ de la compétence en matière maritime de la Cour (ITO International Terminal Operators Ltd., précité).
La Cour fédérale a statué que le remplissage négligent d'un conteneur à terre pour le transport maritime est suffisamment lié au transport maritime pour entraîner la compétence de la Cour (Peter Cremer Befrechtungskontor GMBH c. Amalgamet Canada Ltd., [1989] F.C.J. no 136 (1re inst.) (QL), confirmée [1990] F.C.J. no 850 (C.A.F.) (QL)). Si le chargement sur terre pour le transport maritime est suffisamment lié à la navigation et aux expéditions par eau, je ne vois pas comment le manoeuvrage du navire lui-même ne l'est pas. Je conclus que la Cour a compétence pour l'audition de la requête dont elle est saisie. J'examinerai à présent la question des dispositions légales sur lesquelles M. Isen cherche à s'appuyer.
À mon avis, la juge Snider est arrivée à la bonne conclusion.
[6]Aux paragraphes 61 à 67 de ses motifs, le juge Décary résume les règles régissant la compétence de la Cour fédérale et en particulier sa compétence en matière maritime. Après avoir exposé les trois conditions requises pour que la Cour soit compétente, le juge Décary affirme, à juste titre, que la première condition et la troisième condition sont ici remplies, le seul point restant à décider étant celui de savoir si la deuxième condition est remplie, condition qu'il formule ainsi au paragraphe 62:
2. la créance doit être une créance relevant du «droit maritime canadien», ainsi que cette expression est définie dans l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale et ainsi qu'elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada;
[7]Avant de dire que la deuxième condition n'est pas remplie, le juge Décary examine attentivement la notion de droit maritime canadien à la lumière d'arrêts de la Cour suprême du Canada, notamment: ITO-- International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273; et Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437.
[8]Dans l'arrêt ITO, la Cour suprême du Canada avait jugé que le droit maritime canadien embrassait les quasi-délits survenant sur la terre ferme, s'ils sont suffisamment rattachés à la navigation et aux expéditions par eau. Aux pages 774 à 776 de ses motifs, le juge McIntyre, s'exprimant pour les juges majoritaires, explique ainsi la conclusion de la Cour suprême:
Je suis d'accord pour dire que la compétence historique des cours d'amirauté est importante pour déterminer si une demande particulière est une matière maritime au sens qu'en donne la définition du droit maritime canadien que l'on trouve à l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale. Je n'irais pas cependant jusqu'à limiter la définition de matière maritime et d'amirauté aux seules demandes qui cadrent avec ces limites historiques. Une méthode historique peut servir à éclairer, mais ne saurait autoriser à limiter. À mon avis, la seconde partie de la définition que donne l'art. 2 du droit maritime canadien a été adoptée afin d'assurer que le droit maritime canadien comprenne une compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté. À ce titre, elle constitue une reconnaissance légale du droit maritime canadien comme ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d'amirauté. On ne saurait considérer ces matières comme ayant été figées par la Loi d'amirauté, 1934. Au contraire, les termes «maritime» et «amirauté» doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. En réalité, l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Je n'ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, doit éviter d'empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale.
Pour en venir à la demande adressée par Miida contre ITO, on peut constater qu'elle met en cause la négligence dont aurait fait preuve un manutentionnaire acconier dans l'entreposage à court terme de marchandises à l'intérieur de la zone portuaire, en attendant leur livraison au destinataire. Dans Reference re Industrial Relations and Disputes Act, [1955] R.C.S. 529, la Cour a établi que la manutention [traduction] «est partie intégrante des transports maritimes,» (le juge Locke, à la p. 574). Dans cette affaire, le mot «manutentionnaire» était employé par le juge en chef Kerwin de manière à inclure la catégorie des «entreposeurs» dont il définit les responsabilités ainsi, à la p. 532:
[traduction] En général, les entreposeurs livrent la marchandise des hangars aux hayons des camions et aux portes des wagons de chemin de fer, ou bien, ils reçoivent la marchandise en ces lieux, la placent dans les hangars et parfois la déplacent dans les hangars. |
Le juge Locke parle lui aussi, aux pp. 570 et 571, du travail accompli par les manutentionnaires. Une partie de leurs tâches concerne l'entreposage accessoire.
[traduction] La marchandise dont on ne prend pas livraison immédiatement est placée dans les hangars de la compagnie et les destinataires en prennent subséquemment livraison par camions ou par wagons de chemin de fer. |
Il est clair, à mon sens, que cet entreposage accessoire par le transporteur lui-même, ou par un tiers lié par contrat avec le transporteur, est aussi une affaire d'intérêt maritime en vertu du «rapport étroit existant en pratique entre le transit et l'exécution du contrat de transport» (le juge Le Dain en Cour d'appel). On peut donc conclure que la manutention et l'entreposage accessoire, avant la livraison et pendant que la marchandise reste sous la garde d'un acconier dans la zone portuaire, est suffisamment liée au contrat de transport maritime pour constituer une affaire maritime qui relève du droit maritime canadien, au sens de l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale.
Au risque de me répéter, je tiens à souligner que la nature maritime de l'espèce dépend de trois facteurs importants. Le premier est le fait que les activités d'acconage se déroulent à proximité de la mer, c'est-à-dire dans la zone qui constitue le port de Montréal. Le second est le rapport qui existe entre les activités de l'acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime. Le troisième est le fait que l'entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire. À mon avis, ce sont ces facteurs qui, pris ensemble, permettent de caractériser la présente affaire comme mettant en cause du droit maritime canadien. [Non souligné dans l'original.]
[9]Arguant de la courte distance entre le hangar des manutentionnaires et le fleuve Saint-Laurent, du lien entre les activités de manutention et le contrat de transport, enfin de l'entreposage de courte durée des marchandises, le juge McIntyre a conclu que tous ces facteurs permettaient de caractériser l'affaire comme une affaire «mettant en cause le droit maritime canadien».
[10]Le point précis que nous devons décider est donc celui de savoir si les événements qui ont conduit aux lésions subies par M. Simms sont, pour reprendre les propos du juge McIntyre dans l'arrêt ITO, suffisamment liés à la navigation pour constituer une affaire maritime qui relève du droit maritime canadien. Pour répondre à cette question, il importe de garder à l'esprit que le cas dont nous sommes saisis, contrairement au cas ITO, n'intéresse pas la navigation commerciale, mais la navigation de plaisance.
[11]Dans l'arrêt Whitbread, un bateau de plaisance s'était échoué sur des rochers à proximité de la rive est de Indian Arm, une étendue d'eau reliée à Burrard Inlet, juste au nord de la ville de Vancouver. Par suite de l'échouage, M. Whitbread avait subi de graves lésions corporelles et avait poursuivi le propriétaire du bateau, lequel voulait limiter sa responsabilité en invoquant la Loi sur la marine marchande du Canada [S.R.C. 1970, ch. S-9], dans sa version d'alors.
[12]Le point que devait décider la Cour suprême était celui de savoir si la responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de bateaux de plaisance était un aspect qui ressortissait à la compétence du législateur fédéral en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Répondant par l'affirmative à cette question, la Cour a jugé que les propriétaires de bateaux de plaisance pouvaient invoquer les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada qui concernent la limitation de la responsabilité. Elle a saisi l'occasion pour rappeler que le droit maritime s'étendait «aux délits commis au cours d'activités qui ont lieu à terre et sont suffisamment liés à la navigation ou aux expéditions par eau» (aux pages 1292 et 1293).
[13]Il importe aussi de signaler que, à la page 1289 de ses motifs, dans l'arrêt Whitbread, la Cour suprême précisait que, si un délit survient dans un contexte maritime, il est «régi par un ensemble de règles de droit maritime relevant de la compétence exclusive du Parlement». Une fois qu'il est constaté qu'un délit civil est suffisamment rattaché à la navigation et aux expéditions par eau, toute créance qui en résultera sera soumise au droit maritime canadien.
[14]Dans l'arrêt Succession Ordon, la Cour suprême rappelait encore une fois, au paragraphe 71, que, pour savoir si une question soumise à la Cour relève du droit maritime, il faut se demander si cette question «est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale». Les juges Iacobucci et Major, qui s'exprimaient pour la Cour, écrivaient ensuite, au paragraphe 73, que, pour savoir si une question est entièrement rattachée aux affaires maritimes, il faut procéder à un «examen du contexte factuel de la demande».
[15]Je passe maintenant aux événements particuliers qui nous sont soumis, ainsi qu'au contexte dans lequel ils se sont déroulés, afin de savoir si l'affaire dont nous sommes saisis est une affaire maritime.
[16]Avant le 1er août 1999, l'appelant, Stephen Simms, et l'intimé, qui--c'est tout à leur honneur--sont restés amis tout au long de ces événements malheureux, avaient décidé de faire une excursion en bateau au lac Muskoka, en Ontario. Leur sortie a débuté tôt le matin du 1er août, lorsqu'ils quittèrent le chalet de l'intimé, dans la région Orillia-Coldwater, en Ontario, où le bateau de l'intimé, un Mercruiser Calais Bowrider de 17 pieds de 1998 (le bateau), était habituellement amarré à un quai, sur un lac du voisinage. Ils avaient quitté le chalet de l'intimé dans un véhicule Pontiac 1997, le bateau de l'intimé placé sur une remorque, elle-même fixée au véhicule.
[17]Après être arrivés à Gravenhurst (Ontario), ils ont lancé le bateau dans le lac Muskoka, en se servant d'une rampe publique de mise à l'eau. À la fin de la journée, le bateau est retourné à la rampe de mise à l'eau et l'intimé a reculé son véhicule et sa remorque vers le lac, après quoi le bateau fut placé sur la remorque. L'intimé a alors tiré le véhicule et la remorque en terrain plat et entrepris de bien fixer la bâche du moteur, au moyen d'un câble élastique, pour l'empêcher de claquer au vent durant le transport sur la route. Malheureusement pour M. Simms, le câble élastique a glissé des mains de l'intimé et l'a frappé à l'oeil droit.
[18]L'intimé, propriétaire d'un navire de moins de 300 tonneaux, a introduit devant la Cour fédérale une procédure de limitation de sa responsabilité, se fondant entre autres sur le paragraphe 577(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2] de la Loi, qui prévoit une responsabilité maximale de 1 million de dollars pour les créances fondées sur un décès ou des lésions corporelles.
[19]Comme dans l'affaire ITO, le délit civil présumé était donc survenu sur la terre ferme. Plus précisément, il était survenu près de la rampe de mise à l'eau de Gravenhurst, peu après que le bateau fut sorti de l'eau, au moment où le câble élastique, qui a blessé M. Simms, était appliqué par l'intimé à la bâche du moteur, pour que le bateau puisse être transporté à son lieu habituel d'amarrage près du chalet de l'intimé.
[20]À mon avis, le lancement d'un bateau de plaisance dans un lac et son retrait de l'eau après une journée de navigation constituent des activités terrestres qui sont suffisamment rattachées à la navigation de plaisance et qui sont donc sujettes au droit maritime canadien.
[21]Contrairement à un navire commercial, qui généralement ne sort pas de l'eau, sauf s'il doit être mis en cale sèche pour réparations et expertises, un bateau de plaisance sera généralement sorti de l'eau par son propriétaire pour une diversité de raisons: entreposage d'hiver, transport sur la route, entretien et réparations, etc. En l'espèce, l'intention de l'intimé était de retourner son bateau à son lieu habituel d'amarrage, près de son chalet. Il lui était donc nécessaire, eu égard aux circonstances, d'attacher la bâche du moteur. Il s'ensuit à mon avis que l'action consistant à fixer la bâche du moteur fait partie intégrante de l'action qui consiste à enlever le bateau de l'eau et qu'elle est donc entièrement liée à la navigation au point de ressortir au droit maritime canadien.
[22]Nul n'a prétendu devant nous que l'action consistant à attacher la bâche du moteur devait être effectuée sur la terre ferme. Je ne doute guère que cet exercice aurait pu être effectué alors que le bateau se trouvait encore dans l'eau. Si les lésions étaient survenues alors que le bateau se trouvait encore dans l'eau, il est improbable qu'une exception d'incompé-tence serait soulevée aujourd'hui devant nous. Si je dis cela, c'est simplement pour montrer que, à mon avis, le lien entre d'une part les événements qui ont conduit aux lésions de M. Simms et d'autre part la navigation n'est pas rompu parce que les événements se sont produits sur la terre ferme.
[23]Je dois aussi mentionner que, compte tenu des circonstances de cette affaire, je n'accorde aucune valeur au fait que la bâche du moteur était attachée afin précisément de l'empêcher de claquer au vent durant le transport du bateau sur la route. Dans l'affaire ITO, les marchandises se trouvaient dans un hangar, au port de Montréal, dans l'attente d'être chargées sur un camion pour livraison au destinataire, mais la Cour suprême n'a pas tenu compte de ce fait lorsqu'elle s'est demandé s'il existait un lien suffisant entre le quasi-délit d'une part et la navigation et les expéditions par eau d'autre part.
[24]Dans l'arrêt Succession Ordon, la Cour suprême a dit clairement que, pour savoir si une question est «entièrement liée aux affaires maritimes», il faut examiner le contexte factuel de la créance. Les événements et circonstances de la présente affaire, que j'ai exposés plus haut, m'incitent à conclure que la question est entièrement liée à la navigation de plaisance au point de constituer légitimement du droit maritime canadien relevant de la compétence législative fédérale. Je suis donc d'avis que les événements qui ont donné lieu à l'action des appelants en dommages-intérêts à l'encontre de l'intimé ressortissent clairement à la compétence de la Cour fédérale en matière maritime.
[25]Pour conclure sur ce point, je voudrais faire observer que, dans son analyse du «droit maritime canadien», le juge Décary ne s'est pas limité aux arrêts de la Cour suprême du Canada que j'ai évoqués plus haut. Il s'est aussi référé aux arrêts suivants de la Cour suprême: Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683; Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210 et Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, ainsi qu'à des décisions de la Cour d'appel fédérale et de la Cour fédérale, et finalement à des décisions de la Cour d'appel de l'Ontario et de la Cour d'appel de la Colombie- Britannique. Je ne vois pas la nécessité d'examiner ces arrêts, sauf un, car ce sont essentiellement des cas d'espèce. Qu'ils soient fondés ou non, il ne m'est pas nécessaire de m'y arrêter, compte tenu des principes exposés par la Cour suprême dans les arrêts ITO, Whitbread et Succession Ordon.
[26]Je dois cependant dire quelques mots sur l'examen que fait le juge Décary, aux paragraphes 58 à 60 de ses motifs, de l'arrêt rendu par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Axa Insurance c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2004), 73 O.R. (3d) 391. Contrairement à mon collègue, je ne crois pas que cet arrêt soit ici instructif ou pertinent.
[27]Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Ontario devait définir la portée relative de chacune de trois polices d'assurance du Dr Isen, à savoir une police d'assurance automobile standard (la police Axa), une police d'assurance bateau (la police Dominion) et une police d'assurance des propriétaires occupants (la police Cooperators). Le juge de première instance avait estimé que la police Axa et la police Dominion s'appliquaient toutes les deux et que par conséquent, les deux assureurs devaient être garants. Il avait cependant conclu que la police Dominion ne prévoyait qu'un excédent de garantie et qu'elle entrerait donc en jeu après épuisement de la garantie prévue par la police Axa. Finalement, il avait estimé que la police Cooperators ne s'appliquait pas en raison des exclusions contenues dans cette police.
[28]Il importe de faire remarquer, comme l'a fait la Cour d'appel de l'Ontario lorsqu'elle a confirmé le jugement de première instance, que la compagnie Dominion avait admis que sa police d'assurance bateau s'appliquait aux circonstances factuelles de l'accident. Au paragraphe 7 de ses motifs, le juge MacPherson, J.C.A. écrivait que [traduction] «la compagnie Dominion reconnaît que sa police s'applique au litige Simms-Isen, s'imposant ainsi des obligations de défense et d'indemnisation».
[29]En affirmant, au paragraphe 60 de ses motifs, que «l'arrêt Axa est néanmoins instructif», le juge Décary semble arguer du fait que la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que la police Axa s'appliquait et qu'elle était la police principale, tout en concluant que la police Dominion ne constituait qu'un excédent de garantie. L'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario résulte clairement du texte de chaque police et en particulier de l'insertion, dans la police Dominion, d'une clause d'«excédent de garantie». Ainsi, le Dr Isen pouvait se prévaloir à la fois de la police Axa et de la police Dominion.
[30]On ne saurait dire, à mon avis, que l'arrêt Axa est de quelque manière instructif ou utile en ce qui a trait à l'exception d'incompétence soulevée devant la Cour. Cette question n'était évidemment pas soumise à la Cour d'appel de l'Ontario et l'on ne saurait dire que sa décision appuie l'une ou l'autre des vues opposées qui nous sont soumises en ce qui a trait à l'exception d'incompétence.
[31]Je passe donc à la seconde question, à laquelle je me propose également de répondre par l'affirmative. En raison de sa conclusion sur l'exception d'incompétence, le juge Décary s'abstient finalement de répondre à cette question.
[32]Je reconnais avec le juge Décary que, contrairement aux conclusions présentées par les parties au juge de première instance, et à nous-mêmes en appel, les dispositions qu'il faut appliquer pour répondre à la deuxième question sont le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole [L.C. 1998, ch. 6], (la Convention), dispositions que, par commodité, je reproduis ici:
577. (1) La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances--autres que celles mentionnées à l'article 578--nées d'un même événement est fixée à:
a) un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles;
b) cinq cent mille dollars pour les autres créances.
[. . .]
Article 2
Créances soumises à la limitation
1. Sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité:
a) créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d'art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l'exploitation de celui-ci ou avec des opérations d'assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant; [Non souligné dans l'original.] |
[33]Je souscris entièrement aussi à l'analyse du juge Décary (voir les paragraphes 55 et 56 de ses motifs) concernant la raison pour laquelle la question énoncée par la protonotaire était imparfaite. Comme mon collègue, je suis d'avis que le mot «créances», qui apparaît au paragraphe 577(1) de la Loi, doit être lu en même temps que l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention et plus particulièrement en même temps que les mots «créances [. . .] pour lésions corporelles [. . .] survenus [. . .] en relation directe avec l'exploitation [du navire]».
[34]Il s'agit donc de savoir si les lésions corporelles subies par l'appelant, Stephen Simms, sont survenues en relation directe avec l'exploitation du bateau de l'intimé. À mon avis, la réponse à cette question ne suscite aucun doute.
[35]D'abord, j'examinerai les mots «in direct connexion with». Le Oxford Compact Thesaurus, 2001, 2e édition, Oxford University Press, à la page 161, donne le sens suivant aux mots «in connection with»:
in connection with: regarding, concerning, with reference to, with regard to, with respect to, respecting, relating to, in relation to, on [. . .] connected with, on the subject of, in the matter of, apropos, re, [. . .] in re.
[36]La version française de l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention utilise les mots «en relation directe avec». Le Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1996, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, à la page 1915, définit notamment comme il suit le mot «relation»:
II. Lien, rapport. A. 1. [. . .] rapport, connexion, corrélation [. . .] 2. Caractère de deux ou plusieurs choses entre lesquelles existe un lien. = rapport; liaison. Établir une relation entre deux phénomènes. Mettre deux événements en relation. Ce que je dis n'a pas de relation avec ce qui précède.
Cette définition s'accorde avec celle qui est donnée de l'expression «in connection with», dans le Oxford Compact Thesaurus, lequel, entre autres choses, associe ces mots aux mots «relating to» ou «in relation to».
[37]Dans l'arrêt Mantini c. Smith Lyons LLP (2003), 64 O.R. (3d) 505, la Cour d'appel de l'Ontario a eu l'occasion d'interpréter les mots «in connection with», bien que dans un contexte différent. Après s'être référée à un jugement de la Cour divisionnaire de l'Ontario, Denison Mines Ltd. c. Ontario Hydro, [1981] O.J. no 807 (C. div.) (QL), la Cour d'appel de l'Ontario n'a eu aucune hésitation à dire que ces mots avaient un [traduction] «sens très étendu» (au paragraphe 19). Je ne puis que souscrire à cette affirmation.
[38]Bien que les mots «directe» et «direct» qu'on trouve dans les versions française et anglaise de l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention restreignent quelque peu la portée des mots «in [. . .] connexion with», je demeure persuadé que ces mots ont un sens étendu.
[39]Je passe maintenant aux mots «l'exploitation [du navire]» et «the operation of the ship». Le Compact Oxford English Dictionary of Current English, 2e édition, 2002, Oxford University Press, édité par Catherine Soanes, aux pages 602 et 603, définit ainsi le mot «operation»:
1. the slide bars ensure smooth operation: functioning, working, running, performance, action. 2. the operation of the factory: management, running, governing, administration, supervision. 3. a heart bypass operation: surgical operation. 4. a military operation: action, activity, exercise, undertaking, enterprise, manoeuvre, campaign. 5. Their mining operations: business, enterprise, company, firm; informal outfit. [Non souligné dans l'original.]
[40]S'agissant du mot français «exploitation», Le Nouveau Petit Robert, à la page 865, en donne notamment la définition suivante:
1. Action d'exploitation, de faire valoir une chose en vue d'une production (cf. Mise en valeur). Exploitation du sol, d'un domaine. = 1. culture. Mise en exploitation d'une terre. Méthodes, systèmes, modes d'exploitation. = faire-valoir, fermage, métayage. «L'homme a mis en exploitation à peu près tout l'espace dont il pouvait espérer tirer partie» (Gide). Exploitation du sous-sol, d'une mine. Exploitation d'un brevet. Action de faire fonctionner en vue d'un profit. Exploitation d'une ligne aérienne, d'une ligne de chemin de fer. Exploitation concédée par l'État à une société privée. = concession. comptab. Compte d'exploitation générale: compte exposant les charges et produits tirés à l'activité courante d'une entreprise. inform. Système d'exploitation: ensemble de programmes constituant le logiciel de base d'un ordinateur et assurant la gestion des divers logiciels. = aussi superviseur. cin. Visa d'exploitation d'un film.
[41]Le Robert & Collins super senior: grand dictionnaire français-anglais, anglais-français, 2000, 2e édition, Dictionnaires Le Robert, Paris, à la page 177 (français-anglais), traduit ainsi le mot français «exploitation»:
a (= action) [de mine, sol] working, exploitation; [d'enterprise] running, operating--mettre en exploitation [domaine, ressources] to exploit, to develop--frais/méthodes d'exploitation--running or operating costs/methods-- satellite en exploitation-working satellite--copie d'exploita-tion (Ciné) release print (visa). [Non souligné dans l'original.]
[42]J'en conclus que les mots «survenus [. . .] en relation directe avec l'exploitation [du navire]», dans l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention, sont assez larges pour englober les créances des appelants. D'abord, je suis d'avis que les lésions subies par M. Simms sont survenues par suite de l'exploitation du bateau de l'intimé. D'après moi, l'«exploitation du navire» comprend nécessairement toutes les activités se rapportant à l'utilisation du navire en général, par exemple le lancement du bateau dans l'eau, sa navigation et son retrait de l'eau. Partant, les créances pour lésions corporelles ne se limiteront pas aux créances résultant de lésions causées par le navire lui-même, par exemple une collision entre deux ou plusieurs navires, le fait pour un navire de heurter un quai ou autre objet, etc.
[43]Deuxièmement, les mots «en relation directe avec» doivent aussi recevoir une interprétation libérale. À mon sens, il existe un lien manifeste entre les lésions subies par M. Simms et l'exploitation du bateau de l'intimé, et ce lien est un lien direct.
[44]Pour conclure, je suis également d'avis que les événements qui ont donné lieu aux créances des appelants, en raison du fait qu'ils sont entièrement liés à la navigation de plaisance, constituent des créances ressortissant au droit maritime canadien et que la Cour fédérale en a donc été régulièrement saisie. Je suis également d'avis que, puisque les lésions corporelles subies par M. Simms sont survenues en relation directe avec l'exploitation du bateau de l'intimé, les créances des appelants sont sujettes aux dispositions de la Loi qui prévoient une limitation de la responsabilité.
[45]Je rejetterais donc l'appel et répondrais ainsi à la question posée, que j'ai reformulée:
Q. Les événements et circonstances qui ont donné lieu à un incident ayant causé des lésions corporelles à Stephen Simms le 1er août 1999 constituent-ils des «créances [. . . ] pour lésions corporelles [. . .] surve-nues [. . .] en relation directe avec l'exploitation» du bateau de l'intimé, selon ce que prévoient le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention? |
R. Oui. |
[46]L'intimé aura droit à ses dépens.
Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[47] Le juge Décary, J.C.A. (dissident): Les appelants Simms ont déposé devant la Cour de justice de l'Ontario une action en dommages-intérêts à l'encontre de l'intimé, le Dr Isen, à la suite de lésions corporelles subies par l'un des appelants, le Dr Stephen Simms, le 1er août 1999. L'intimé a nié toute responsabilité et, en tout état de cause, il fait valoir qu'il est fondé à limiter sa responsabilité à 1 000 000 $, en application de l'article 577 de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6 [art. 2].
[48]L'intimé a donc, en application de l'article 581 [mod., idem] de la Loi, déposé devant la Section de première instance de la Cour fédérale (aujourd'hui la Cour fédérale) une action en vue d'obtenir un jugement déclaratoire fixant à 1 000 000 $ sa responsabilité maximale quant à la créance du coappelant, le Dr Simms.
[49]Devant la Cour fédérale, les parties se sont entendues, ainsi que l'autorise l'alinéa 220(1)c) des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] (aujourd'hui les Règles des Cours fédérales [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)]), pour que la Cour statue sur un point litigieux «que les parties ont expos[é] dans un mémoire spécial [. . .] en remplacement de [l'action]». La question avait été formulée ainsi par la protonotaire Tabib:
[traduction] Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 forment-ils «des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux» pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada?
[50]Mme la juge Snider a répondu par l'affirmative au point exposé dans le mémoire spécial. Selon elle, l'incident en cause relevait du droit maritime canadien et les dispositions de la Loi qui concernent la limitation de la responsabilité s'appliquaient puisqu'il s'agissait d'un incident qui impliquait un navire, selon les termes de l'article 577 de cette Loi.
[51]D'où le présent appel interjeté par les appelants, qui sont les défendeurs devant la Cour fédérale, mais les demandeurs devant la Cour de justice de l'Ontario.
[52]La législation applicable à l'époque était la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1998, ch. 6. Cette Loi était en vigueur entre le 12 mai 1998 et le 10 mai 2001, date à laquelle est entrée en vigueur la Loi sur la responsabilité en matière maritime (L.C. 2001, ch. 6). Ses dispositions pertinentes étaient ainsi formulées [art. 574 (mod. par L.C. 1998, ch. 6, art. 2), 575 (mod., idem), 578 (mod., idem)]:
Définitions
2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
[. . .]
«Cour d'amirauté» La Cour fédérale.
[. . .]
Limitation de responsabilité en matière de
créances maritimes
574. Les définitions qui suivent s'appliquent au présent article et aux articles 575 à 583.
«Convention» La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole, dont les articles 1 à 15 figurent à la partie I de l'annexe VI et l'article 18 figure à la partie II de cette annexe.
[. . .]
575. (1) Les articles 1 à 6 et 8 à 15 de la Convention ont force de loi au Canada.
(2) L'article 7 de la Convention a force de loi au Canada à la date d'entrée en vigueur de l'article 578.
(3) Les articles 576 à 583 l'emportent sur les dispositions incompatibles des articles 1 à 15 de la Convention.
[. . .]
577. (1) La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire jaugeant moins de 300 tonneaux à l'égard de créances--autres que celles mentionnées à l'article 578--nées d'un même événement est fixée à:
a) un million de dollars pour les créances pour mort ou lésions corporelles;
b) cinq cent mille dollars pour les autres créances.
[. . .]
578. (1) La limite de responsabilité du propriétaire d'un navire--pour lequel aucun certificat n'est requis au titre de la partie V--à l'égard de créances nées d'un même événement pour mort ou lésions corporelles de passagers du navire est fixée à deux millions d'unités de compte ou, s'il est supérieur, au nombre d'unités de compte que représente le produit de 175 000 unités de compte par le nombre de passagers à bord du navire.
[. . .]
581. (1) Lorsqu'une créance est formée ou appréhendée relativement à la responsabilité d'une personne, laquelle peut être limitée en application des articles 577 ou 578 ou du paragraphe 1 des articles 6 ou 7 de la Convention, la Cour d'Amirauté peut, sur demande de cette personne ou de tout autre intéressé--y compris une partie à une procédure relative à la même affaire devant tout autre tribunal ou autorité --, prendre toute mesure qu'elle juge appropriée, notamment:
a) déterminer le montant de la responsabilité et faire le nécessaire pour la constitution et la répartition du fonds de limitation y afférent conformément aux articles 11 et 12 de la Convention;
[53]La disposition applicable de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes conclue à Londres le 19 novembre 1976, dans sa version modifiée par le Protocole, (la Convention), est l'article 2, alinéa 1a):
Article 2
Créances soumises à la limitation
1. Sous réserve des articles 3 et 4, les créances suivantes, quel que soit le fondement de la responsabilité, sont soumises à la limitation de la responsabilité:
a) créances pour mort, pour lésions corporelles, pour pertes et pour dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d'art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation) survenus à bord du navire ou en relation directe avec l'exploitation de celui-ci ou avec des opérations d'assistance ou de sauvetage, ainsi que pour tout autre préjudice en résultant; |
[54]Les dispositions applicables de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] (son appellation à l'époque) sont les suivantes [art. 22 (mod. par L.C. 1996, ch. 31, art. 82)]:
2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
[. . .]
«droit maritime canadien» Droit--compte tenu des modifications y apportées par la présente loi ou par toute autre loi fédérale--dont l'application relevait de la Cour de l'Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l'Amirauté, aux termes de la Loi sur l'Amirauté, chapitre A-1 des Statuts révisés du Canada de 1970, ou de toute autre loi, ou qui en aurait relevé si ce tribunal avait eu, en cette qualité, compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté.
[. . .]
22. (1) La Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans les cas--opposant notamment des administrés--où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou d'une loi fédérale concernant la navigation ou la marine marchande, sauf attribution expresse contraire de cette compétence.
(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), la Section de première instance a compétence dans les cas suivants:
[. . .]
d) une demande d'indemnisation pour décès, dommages corporels ou matériels causés par un navire, notamment par collision;
[. . .]
g) une demande d'indemnisation pour décès ou lésions corporelles survenus dans le cadre de l'exploitation d'un navire, notamment par suite d'un vice de construction dans celui-ci ou son équipement ou par la faute ou la négligence des propriétaires ou des affréteurs du navire ou des personnes qui en disposent, ou de son capitaine ou de son équipage, ou de quiconque engageant la responsabilité d'une de ces personnes par une faute ou négligence commise dans la manoeuvre du navire, le transport et le transbordement de personnes ou de marchandises;
[. . .]
(3) Il est entendu que la compétence conférée à la Cour par le présent article s'étend:
[. . .]
c) à toutes les demandes, que les faits y donnant lieu se soient produits en haute mer ou dans les eaux canadiennes ou ailleurs et que ces eaux soient naturellement ou artificiellement navigables, et notamment, dans le cas de sauvetage, aux demandes relatives aux cargaisons ou épaves trouvées sur les rives de ces eaux;
[55]Je voudrais faire observer, dès le départ, que la présente affaire a été plaidée devant la Cour fédérale et devant la Cour d'appel fédérale à partir d'un postulat juridique erroné. Même si la question formulée en anglais par la protonotaire Tabib parlait de «claims arising on any distinct occasion involving a ship with a tonnage of less than 300 tons», soit les mots mêmes du paragraphe 577(1) de la Loi, le débat entre les parties s'est limité aux mots «involving a ship». C'était là, à mon humble avis, une erreur de droit significative qui a vicié les motifs de la décision du juge de première instance de même que les conclusions écrites et orales des avocats qui se sont exprimés devant nous.
[56]Simplement, les mots «involving a ship», qui n'ont pas d'équivalent dans la version française, ne servent qu'à décrire le navire auquel s'applique la disposition, c'est-à-dire un navire jaugeant moins de 300 tonneaux. Ces mots ne qualifient pas les «créances» et n'intègrent pas dans la Loi une exception à la règle énoncée dans l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention, selon laquelle les créances soumises à la limitation de la responsabilité sont les créances «pour [. . .] lésions corporelles [. . .] survenu[es] [. . .] en relation directe avec l'exploitation [du navire]». Lu comme il convien t--et je ne vois aucune ambiguïté dans la manière dont il est formulé--le paragraphe 577(1) se réfère simplement aux créances (au sens de la Convention) nées d'un même événement (de telle sorte que chaque événement donne au propriétaire du navire la possibilité de limiter sa responsabilité) lorsque le navire auquel se rapportent les créances jauge moins de 300 tonneaux. Les mots «involving a ship» dans la version anglaise sont redondants parce que, comme l'atteste sa nature même, le paragraphe 577(1) s'applique aux propriétaires de navires. Le paragraphe 578(1), par exemple, n'utilise pas les mots «involving a ship», même s'il est implicite que les créances concernent un navire. Comme il n'y a aucune contradiction entre le paragraphe 577(1) de la Loi et l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention en ce qui a trait à la nature des créances en cause, le paragraphe 575(3) de la Loi, selon lequel la Loi l'emporte en cas d'incompatibilité, n'entre pas en jeu. Le débat aurait donc dû porter sur le mot «créances», au paragraphe 577(1) de la Loi, et les mots «en relation directe avec l'exploitation [du navire]», à l'alinéa 1a) de l'article 2 de la Convention.
Les faits
[57]Les parties se sont entendues sur les faits. Je crois utile de reproduire leur entente dans sa totalité, à l'exception du dernier paragraphe, qui se réfère à quelques photographies annexées.
[traduction]
3. À toutes les époques pertinentes, le demandeur William Isen était le propriétaire d'un bateau de 17 pieds Mercruiser Calais Bowrider de 1998, portant le numéro d'immatriculation 25E12907, ci-après appelé le «navire».
4. Le navire avait une jauge brute de moins de 300 tonneaux.
5. Le navire était habituellement amarré à un quai, sur un lac adjacent à un chalet appartenant à William Isen, dans la région Orillia-Coldwater, en Ontario («le chalet Isen»).
6. Le navire était équipé d'un moteur en Z et d'un système de propulsion. L'accès au moteur et à l'arbre de transmission se faisait grâce à une ouverture à l'arrière même de l'intérieur du navire. L'ouverture du moteur était dissimulée par un morceau de bois, lequel était recouvert d'un vinyle matelassé et servait de siège lorsque l'accès au moteur n'était pas requis. Le couvercle du moteur pivotait à l'extrémité de la poupe et, pour accéder au moteur et à l'arbre de transmission, il fallait lever le couvercle.
7. Lorsque le navire était transporté sur une remorque, le vent avait pour effet de soulever la bâche du moteur et de la faire claquer au vent. Le demandeur se servait donc d'un câble souple, communément appelé sandow, pour assujettir la bâche et l'empêcher de claquer au vent. Le sandow avait à chacune de ses extrémités un crochet métallique. Le crochet d'une extrémité du sandow était fixé à un taquet sur le plat-bord du côté gauche du navire. Le sandow était alors tendu sur tout l'intérieur du navire, et l'autre extrémité du sandow était fixée à un taquet sur le plat-bord du côté droit du navire. Cela avait pour effet d'assujettir la bâche du moteur.
8. Le demandeur avait acheté un sandow séparément du navire. Le sandow était d'environ trois pieds de long, lorsqu'il n'était pas tendu ou étiré. Il avait un crochet métallique à chacune de ses extrémités. On ne sait pas où exactement il avait été acheté.
9. Le sandow qui était utilisé lors de l'incident du 1er août 1999 ne servait que lorsque le navire était remorqué sur la route. Lorsque le sandow n'était pas utilisé, il était rangé sur le navire.
10. Avant le 1er août 1999, le demandeur et les défendeurs, qui étaient et sont demeurés des amis personnels, avaient pris la décision de faire une excursion en bateau sur le lac Muskoka, dans la province de l'Ontario.
11. Le demandeur a transporté le navire à l'aide d'une remorque attachée à un véhicule Pontiac Transport 1997, depuis le chalet Isen, le long de la route 11, jusqu'à la localité de Gravenhurst (Ontario). À l'arrivée dans la localité de Gravenhurst, le navire a été lancé dans le lac Muskoka à l'aide d'une rampe publique de mise à l'eau.
12. Durant la journée du 1er août 1999, le navire a servi à transporter plusieurs fois d'un endroit à un autre le demandeur et les défendeurs.
13. Le matin du 1er août 1999, le demandeur a attaché la bâche du moteur du navire à l'aide du sandow. À la fin de la journée d'excursion sur le lac Muskoka, le navire a été ramené à la rampe de mise à l'eau, à Gravenhurst.
14. Après l'arrivée à la rampe de mise à l'eau, le demandeur a reculé vers les eaux du lac Muskoka le véhicule Pontiac Transport 1997, auquel était attachée la remorque, après quoi le navire a été placé sur la remorque. Le demandeur a ensuite déplacé vers un terrain plat le véhicule et la remorque, sur laquelle se trouvait le navire, après quoi il s'est de nouveau affairé autour du navire.
15. Le demandeur a retiré le sandow de son lieu de rangement sur le navire, il est allé du côté droit du navire, près de la poupe, il a attaché le crochet d'une extrémité du sandow à un taquet fixé au plat-bord du côté droit du navire, il a étiré le sandow sur toute la largeur du navire et il a attaché l'autre extrémité du sandow au taquet fixé sur le plat-bord du côté gauche.
16. Le défendeur, Stephen Simms, se tenait près du côté droit du navire. Le demandeur se tenait près du côté gauche. Le demandeur s'employait à vérifier si le sandow était bien attaché au taquet du côté gauche. Alors que le sandow était tendu, l'extrémité gauche a glissé des doigts du demandeur. L'extrémité gauche du sandow est passé par-dessus le navire et a frappé le défendeur Stephen Simms à l'oeil droit.
17. Le défendeur Stephen Simms a subi des lésions corporelles après avoir été frappé à l'oeil droit par l'extrémité métallique du sandow.
18. En même temps que l'extrémité du sandow frappait le défendeur Stephen Simms à l'oeil droit, l'autre extrémité était encore attachée au taquet du plat-bord du côté droit de la poupe.
19. Les défendeurs ont déposé devant la Cour de justice de l'Ontario, à Toronto, une action portant le numéro 00-CV-917044 CM, dans laquelle ils réclament des dommages-intérêts au demandeur en conséquence des lésions corporelles subies le 1er août 1999. Le défendeur Stephen Simms a demandé des dommages-intérêts de 2 000 000 $, plus les intérêts avant jugement. La défenderesse Marla Simms a réclamé des dommages-intérêts de 200 000 $, plus les intérêts avant jugement, en conformité avec les dispositions de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990 ch. F-3.
20. Le demandeur dans cette action a nié être responsable envers les défendeurs des lésions subies le 1er août 1999.
21. Les défendeurs ont réclamé au demandeur des dommages-intérêts dépassant 1 000 000 $ et n'ont pas accepté de limiter leur créance à la somme maximale de 1 000 000 $.
22. Le bateau de 17 pieds Mercruiser Calais Bowrider de 1998 est un «navire» au sens du paragraphe 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1997-1998, ch. 6.
23. Le demandeur est un «propriétaire de navire» au sens du paragraphe 576(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, modifiée par la Loi modifiant la Loi sur la marine marchande du Canada (responsabilité en matière maritime), L.C. 1997-1998, ch. 6.
[58]Le paragraphe 19 de l'exposé des faits doit être complété par une référence à un arrêt récent rendu par la Cour d'appel de l'Ontario le 4 novembre 2004, dans l'affaire Axa Insurance v. Dominion of Canada General Insurance Co. (2004), 73 O.R. (3d) 391. Les parties sont les compagnies d'assurances mêmes qui sont concernées par le présent litige et auprès desquelles le Dr Isen (l'intimé) est assuré. La police Axa est une police standard d'assurance automobile dont la limite est de 1 000 000 $; la police assure à la fois le véhicule automobile et la remorque du Dr Isen. La police Dominion est une police d'assurance bateau, elle aussi d'une limite de 1 000 000 $, qui assure à la fois le bateau et la remorque. La police Co-Operators est la police d'assurance des propriétaires occupants, elle aussi d'une limite de 1 000 000 $, qui assure certains bateaux lorsque le dommage ne découle pas, directement ou indirectement, de l'utilisation ou de l'exploitation d'un véhicule automobile ou d'une remorque. La Cour d'appel de l'Ontario devait, au tout début du litige Simms-Isen, décider les points se rapportant à la protection offerte par les diverses polices.
[59]Confirmant le jugement du juge Matlow, le juge MacPherson, J.C.A. a estimé que la police Axa s'appliquait et qu'elle était la police principale, notamment parce que [traduction] «la fixation d'un coussin à un bateau sur une remorque attachée à une automobile, comme mesure de précaution nécessaire pour préparer le bateau en vue de son transport sur une route, est une activité qui concerne la propriété, l'utilisation et l'exploitation de l'automobile et de la remorque» (au paragraphe 20). Le juge MacPherson a aussi considéré que la police Dominion--qui, la compagnie Dominion l'avait admis, s'appliquait aux circonstances considérées--n'était qu'un excédent de garantie, c'est-à-dire que [traduction] «elle n'entre en jeu qu'après que la limite de 1 000 000 $ inscrite dans la police Axa est épuisée» (au paragraphe 22). Le juge MacPherson a finalement estimé que la police Co-Operators excluait l'incident de sa garantie.
[60]Bien qu'il ne soit pas contraignant et qu'il ne soit pas directement pertinent, l'arrêt Axa est néanmoins instructif. Je relève que l'avocat de l'intimé n'a pas donné à entendre que l'affaire dont nous sommes saisis concerne l'assurance maritime.
Compétence de la Cour fédérale
[61]Il est bien établi en droit que trois conditions essentielles doivent être réunies avant que l'on puisse conclure à la compétence de la Cour fédérale (ITO--International Terminal Operators Ltd., à la page 766):
1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral; |
2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence; |
3. La loi invoquée dans l'affaire doit être «une loi du Canada» au sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. |
[62]En l'espèce, les trois conditions se transposent de la manière suivante:
1. la compétence doit avoir été attribuée à la Cour fédérale soit par la Loi sur la marine marchande du Canada, soit par l'article 22 de la Loi sur la Cour fédérale;
2. la créance doit être une créance relevant du «droit maritime canadien», ainsi que cette expression est définie dans l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale et ainsi qu'elle a été interprétée par la Cour suprême du Canada;
3. la Loi sur la marine marchande du Canada ou la Loi sur la Cour fédérale doit être une «loi du Canada».
[63]La troisième condition est manifestement remplie.
[64]La première condition l'est aussi, la Cour fédérale étant expressément investie par la Loi sur la marine marchande du Canada d'une compétence pour instruire une demande de déclaration de limitation de la responsabilité. Il n'est donc pas nécessaire à ce stade de dire si la demande originale est une demande d'indemnisation pour lésions corporelles «survenu[es] dans le cadre de l'exploitation d'un navire», au sens de l'alinéa 22(2)g) de la Loi sur la Cour fédérale. La demande en cause devant la Cour fédérale n'est d'ailleurs pas à proprement parler celle qui concerne les lésions corporelles, mais celle qui concerne la limitation de la responsabilité.
[65]Il est cependant important de se rappeler que la première condition--l'attribution d'une compétence--ne doit pas être confondue avec la seconde--une question ressortissant au droit maritime canadien. Dans l'arrêt ITO, le juge McIntyre avait souligné, à la page 772, que le paragraphe 22(2) de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10] n'est «d'aucun secours» pour savoir si une créance ressortit au droit maritime canadien:
Même si on pouvait démontrer qu'une demande relève du par. 22(2), les choses ne s'arrêtent pas là. Ce paragraphe n'est qu'attributif de compétence; il ne crée pas de règle de droit applicable. On doit encore être en mesure d'indiquer sur quelle loi fédérale existante applicable se fonde l'attribution de compétence.
(Voir aussi la décision Kusugak c. Northern Transportation Co. (2004), 247 D.L.R. (4th) 323 (C.F.), et la décision Newterm Ltd. c. Mys Budyonnogo (Le), [1992] 3 C.F. 255 (1re inst.).)
[66]En conséquence, les demandes d'indemnisation dont il est question au paragraphe 22(2) de la Loi sur la Cour fédérale seront interprétées étroitement, si cela est nécessaire, pour que cette disposition demeure constitutionnellement valide. Le législateur fédéral ne pouvait, sous la rubrique «Navigation and Shipping», au paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], conférer à la Cour fédérale une compétence à l'égard de questions relevant essentiellement des attributions provinciales. Je relève que l'expression «navigation and shipping» a été rendue par «la navigation et les bâtiments ou navires (shipping)» dans la traduction actuelle (encore non officielle) de l'ancienne Loi de 1867 sur l'Amérique du Nord britannique, et par «la navigation et la marine marchande» dans le Rapport définitif du comité de rédaction constitutionnelle française chargé d'établir, à l'intention du ministre de la Justice du Canada, un projet de version française officielle de certains textes constitutionnels, daté de décembre 1990. La Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], en son paragraphe 22(1) [mod., idem, art. 31], utilise elle aussi les mots «Navigation et marine marchande» [dans la note marginale], et le titre français de la Canada Shipping Act est «Loi sur la marine marchande du Canada».
[67]On peut dire la même chose, à mon avis, de l'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cet article confère à la Cour fédérale une compétence en ce qui a trait aux demandes de limitation de la responsabilité, mais il va sans dire que, à moins que telles demandes se rapportent à des créances en matière maritime, c'est-à-dire des créances reconnues en droit maritime canadien, la deuxième condition du critère ITO n'est pas remplie. Il existe bien sûr «un ensemble de règles de droit fédérales qui constitue le fondement de l'attribution légale de compétence», en ce sens que la notion de limitation de la responsabilité en matière maritime est connue et développée en droit fédéral canadien, mais cette notion ne peut s'étendre au-delà des questions maritimes. L'article 581 de la Loi sur la marine marchande du Canada, tout comme l'article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, doit être interprété étroitement, si cela est nécessaire, pour être constitutionnellement valide. Il ne peut servir à limiter la responsabilité dans une affaire non maritime.
Droit maritime canadien
[68]Dans l'arrêt ITO, la Cour suprême du Canada avait affaire à un quasi-délit survenu sur la terre ferme et se rapportant à des marchandises récemment déchargées qui avaient été volées après avoir été livrées à un entrepôt portuaire. Le juge McIntyre, s'exprimant pour les juges majoritaires, avait expliqué ainsi pourquoi, à son avis, la créance ressortissait au droit maritime canadien, aux pages 775 et 776:
Au risque de me répéter, je tiens à souligner que la nature maritime de l'espèce dépend de trois facteurs importants. Le premier est le fait que les activités d'acconage se déroulent à proximité de la mer, c'est-à-dire dans la zone qui constitue le port de Montréal. Le second est le rapport qui existe entre les activités de l'acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime. Le troisième est le fait que l'entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire. À mon avis, ce sont ces facteurs qui, pris ensemble, permettent de caractériser la présente affaire comme mettant en cause du droit maritime canadien.
Il avait auparavant défini le «droit maritime canadien» comme une expression comprenant deux catégories:
1) la première (à la page 771):
[. . .] «tout cet ensemble de règles de droit, appliquées en 1934 en Angleterre par la Haute Cour, en sa juridiction d'amirauté, qui peuvent avoir été, à l'occasion, modifiées par le Parlement fédéral et qui se sont développées jusqu'à ce jour au gré des précédents judiciaires.
2) la deuxième (à la page 774):
[. . .] une compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté. À ce titre, elle constitue une reconnaissance légale du droit maritime canadien comme ensemble de règles de droit fédérales portant sur toute demande en matière maritime et d'amirauté. On ne saurait considérer ces matières comme ayant été figées par la Loi d'amirauté, 1934. Au contraire, les termes «maritime» et «amirauté» doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. En réalité, l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Je n'ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, doit éviter d'empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale.
[69]Dans le présent appel, nous ne sommes pas concernés par la première catégorie, puisque la Haute Cour, en sa juridiction d'amirauté, n'avait pas compétence à l'égard d'incidents survenant sur la terre ferme.
[70]L'arrêt ITO a soulevé une vive controverse. Cette controverse est très éloquemment évoquée dans un article publié dans University of British Columbia Law Review, «A Definition of Canadian Maritime Law» (1996), 30 U.B.C.L. Rev. 137, par le professeur William Tetley, c.r., un éminent spécialiste et praticien du droit maritime. Réitérant d'une manière plus marquée l'opinion qu'il avait d'abord exprimée en 1988 («The Buenos Aires Maru--Has the Whole Nature of Canadian Maritime Law Been Changed» (1988), 10 Sup. Ct. L. Rev. 399), il faisait les observations suivantes, que je reproduis ici pour illustrer la tâche délicate que doivent accomplir les tribunaux depuis l'arrêt ITO pour savoir si un incident donné ressortit au «droit maritime canadien» [aux pages 137, 139, 140, 162 à 164]:
[traduction]
Au cours des vingt dernières années, le sens de l'expression «droit maritime canadien» a subi des modifications considérables qui l'ont rendue méconnaissable. La transformation s'est répercutée sur la vie et la pratique des avocats, juges et législateurs spécialisés en droit maritime, qui ont vu soudainement s'accroître le pouvoir du Parlement fédéral sur «la navigation et les bâtiments ou navires». Simultanément, la compétence des provinces sur les «droits civils» s'est considérablement réduite. La perturbation a soufflé sur la classe politique, où le changement est considéré comme une nouvelle incursion inutile d'«Ottawa» dans les attributions provinciales.
[. . .]
En résumé, le concept élargi de «droit maritime canadien» a introduit confusion et incertitude dans la pratique du droit maritime et du commerce maritime. Il a aussi entraîné une foule de litiges sur des questions de compétence. Il y a également des lacunes dans le droit maritime du Canada, mais il n'y a pas eu de retombées appréciables pour l'industrie maritime ou pour la société canadienne en général.
[. . .]
L'élargissement inattendu de la compétence de la Cour fédérale, de même que la définition élargie de l'expression «droit maritime canadien», est un récit intéressant, bien que triste, que l'on trouvera dans quelques arrêts de la Cour suprême du Canada.
[. . .]
Dans l'arrêt Quebec North Shore Paper, la Cour suprême du Canada disait que, à l'exclusion du droit provincial, une loi fédérale «existante et applicable» doit constituer le fondement de l'attribution, par le Parlement fédéral, de la compétence des tribunaux de l'art. 101. S'agissant des questions maritimes, ce principe a modifié la compétence de la Cour fédérale du Canada, ainsi que celle des cours supérieures des provinces. Il en a résulté une confusion parmi les tribunaux, les avocats et le public. Il a contribué aussi à la notion étendue de «droit maritime canadien», notion qui a conduit à un arrêt très important, l'arrêt Buenos Aires Maru.
[. . .]
Cinquièmement, la portée considérable que le juge McIntyre a donnée à la deuxième catégorie du droit maritime canadien--la «compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté»--complique davantage le problème. Les tribunaux doivent maintenant se demander si un litige donné est «entièrement» rattaché au commerce et à la navigation d'aujourd'hui au point de justifier l'application de ce corpus grandissant de droit maritime. Le critère du lien complet, nécessairement subjectif, a conduit à l'examen de nombreuses solutions. La Cour fédérale en est venue à exercer un rôle dans des affaires qui avant 1986 auraient presque certainement été jugées par les tribunaux provinciaux appliquant des règles provinciales. Comme le juge McIntyre l'a lui-même reconnu dans l'affaire du Buenos Aires Maru, la deuxième branche du droit maritime canadien menace constamment de contrarier et d'éroder des domaines légitimes de compétence provinciale-- surtout celui de la propriété et des droits civils.
Il est douteux que tous ces bouleversements aient été bénéfiques pour la Confédération canadienne de provinces. À l'évidence, dans un État fédératif comme le Canada, l'uniformité du droit maritime est souhaitable. Cependant, si l'uniformité requiert un empiétement sur des domaines tels que l'assurance, le mandat, le dommage à une cargaison sur la terre ferme, la vente, le dépôt et la passation de marchés, la faute et la faute de la victime entraînant partage de la responsabilité, enfin les conflits de lois, le prix à payer pour atteindre à une telle uniformité risque d'être trop élevé pour le fédéralisme jeune et encore fragile du Canada. Il y a seulement quelques années, les juges et avocats spécialisés en droit maritime s'accordaient en général à reconnaître que les domaines susmentionnés relevaient exclusivement du domaine provincial. L'approche expansionniste adoptée en ce qui concerne le droit maritime canadien et la compétence de la Cour fédérale en matière maritime--au nom de l'«uniformité» du droit et de la pratique en matière de «navigation ou marine marchande», d'un océan à l'autre--obscurcit les eaux du droit maritime et perturbe le délicat équilibre constitutionnel entre les compétences fédérales et les compétences provinciales. Par ailleurs, cette approche renforce les craintes ressenties au Québec, même parmi les non-séparatistes, à l'égard du pouvoir croissant d'«Ottawa». Le spectre d'un pouvoir fédéral par trop envahissant est vu comme une menace à la pureté et à l'intégrité de la tradition civiliste et aux compétences légitimes de la magistrature du Québec.
Le temps est peut-être venu d'écouter l'appel du doyen André Braën. Dans le paragraphe final de son ouvrage intitulé, Le droit maritime au Québec, il dit:
À moins que la Cour suprême ne nuance, sinon n'écarte carrément son approche, nous croyons que le Parlement canadien doit intervenir pour rétablir l'intégrité de la tradition civiliste au Québec dans les affaires maritimes qui relèvent de sa compétence. Il assurerait ainsi la pérennité du bijuridisme au Canada. [Notes omises.] |
[71]D'autres ont exprimé des vues semblables: H. Patrick Glenn, «Notes of Cases: Maritime Law--Federal Court Jurisdiction--Canadian Maritime Law» (1987), 66 R. du B. can. 360; André Braën, Le droit maritime au Québec (Montréal: Wilson & Lafleur, 1992) et «L'arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., ou comment écarter l'application du droit civil dans un litige maritime au Québec» (1986-87), 32 R. D. McGill 386; Pierre-Marc Couture-Trudel et Éric Labbé, «Le droit civil en matière maritime au Québec» (1997), 11 R.J.E.U.L. 3; Guy Lefebvre et Normand Tamaro, «La Cour suprême et le droit maritime: La mise à l'écart du droit civil québécois est-elle justifiable?» (1991), 70 R. du B. can. 121; Guy Lefebvre, «L'uniformisation du droit maritime canadien aux dépens du droit civil québécois: lorsque l'infidélité se propage de la Cour suprême à la Cour d'appel du Québec» (1997), 31 R.J.T. 577; Guy Tremblay, «L'application du droit provincial en matière maritime après l'affaire Succession Ordon» (1999), 59 R. du B. 679.
L'après-ITO: La jurisprudence de la Cour suprême du Canada
[72]La Cour suprême du Canada a eu de nombreuses occasions, depuis l'arrêt ITO, d'appliquer la notion de «droit maritime canadien».
[73]Dans l'arrêt Q.N.S. Paper Co. c. Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, la Cour a jugé qu'un contrat de services d'acconage conclu par un mandataire au Québec constituait une demande ressortissant au droit maritime canadien. Le juge La Forest s'était exprimé ainsi, à la page 695:
En l'espèce, il ne fait pas de doute qu'il est question de droit maritime. L'alinéa 22(2)m) de la Loi sur la Cour fédérale [. . .] porte expressément que les services d'acconage font partie du droit maritime canadien.
[74]Dans la mesure où il semble confondre l'attribution d'une compétence (paragraphe 22(2)) avec le contenu du droit maritime canadien (article 2), l'arrêt Chartwell Shipping contredit probablement l'arrêt ITO. Comme l'écrivait le juge McIntyre dans l'arrêt ITO, l'article 2 définit le contenu du «droit maritime canadien» et, en ce sens, il constitue une règle de fond, mais il n'en va pas de même pour l'article 22. Quoi qu'il en soit, la question n'a pas été pleinement étudiée dans l'arrêt Chartwell Shipping, la Cour suprême se demandant plutôt si les principes du droit civil étaient applicables aux questions relevant du droit maritime canadien. Peut-être l'«acconage» est-il une notion associée à ce point au droit maritime que la Cour ne s'est jamais véritablement demandé si la question ressortissait bel et bien au droit maritime canadien.
[75]Dans l'arrêt Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, la Cour suprême a jugé qu'une réclamation en dommages-intérêts pour lésions corporelles subies après qu'un bateau de plaisance eut heurté des rochers dans les eaux à marée situées au nord de Vancouver constituait une demande en droit maritime canadien. Le juge La Forest., s'exprimant pour la Cour, avait rappelé, à la page 1290, que «l'attribution d'une compétence à la Cour fédérale [. . .] ne sera valide et ne produira des effets que s'il existe "une législation fédérale applicable" nécessaire à son exercice», propos qui, à mon avis, nous ramènent à l'affirmation du juge McIntyre, dans l'arrêt ITO, selon laquelle l'article 22 de la Loi sur la Cour fédérale confère une compétence, mais ne crée pas une règle de fond. S'exprimant sur la question du «droit maritime canadien», le juge La Forest [à la page 1291] relève que «le droit maritime d'Angleterre n'était pas limité aux délits commis en haute mer ou dans les eaux britanniques, mais qu'il s'étendait aux délits commis à l'intérieur de l'aire de flux et de reflux». Il ajoutait, aux pages 1294, 1295 et 1296, 1297:
Mise à part la jurisprudence, la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau, du moins telles qu'elles sont exercées ici, fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique [. . .]
J'estime qu'il est évident que cette nécessité d'une uniformité juridique est particulièrement pressante dans le domaine de la responsabilité délictuelle pour abordages et autres accidents de navigation. Comme il ressort clairement même d'un examen rapide des textes de base sur les expéditions par eau ou le droit maritime, l'existence et l'étendue d'une telle responsabilité doivent être déterminées selon «les règles d'une bonne navigation», lesquelles, à leur tour, sont jugées par renvoi aux «règles de barre et de route» pour la navigation qui sont codifiées depuis longtemps dans le règlement sur les abordages [. . .] Il me semble évident que le palier de gouvernement habilité à édicter et à modifier ces «règles de barre et de route» pour la navigation doit aussi être compétent à l'égard de la responsabilité délictuelle à laquelle ces règles sont si intimement liées.
Et je pense qu'il est évident que le Parlement doit, par nécessité pratique, être compétent en matière de responsabilité délictuelle à l'égard des bateaux de plaisance comme des navires commerciaux [. . .] Ce que j'ai dit précédemment au sujet du lien entre la responsabilité délictuelle fondée sur la conduite négligente des navires et les règles de barre et de route de la navigation qui font partie des règles sur les abordages serait tout aussi applicable à un abordage entre un bateau de plaisance et un navire commercial qu'à un abordage entre deux navires commerciaux.
[76]Dans l'arrêt Monk Corp. c. Island Fertilizers Ltd., [1991] 1 R.C.S. 779, les parties avaient conclu un contrat pour la fourniture de produits devant être importés à bord d'un navire. La Cour suprême (la juge L'Heureux-Dubé était dissidente) a jugé que la demande du courtier pour le paiement des surestaries, la livraison de la cargaison excédentaire et le coût de location des grues de quai était une demande qui ressortissait au droit maritime canadien.
[77]Dans l'arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, il s'agissait d'un incendie qui s'était déclaré sur une plate-forme de forage et qui avait causé d'importants dommages. La Cour a jugé que le droit maritime canadien était applicable, aux paragraphes 85 et 88:
Il s'agit en l'espèce de responsabilité délictuelle dans un contexte maritime [. . .] La plate-forme n'était pas seulement une plate-forme flottante, mais un bâtiment navigable [. . .] Subsidiairement, même si la plate-forme n'est pas un bâtiment navigable, la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle qui a été exercée à la suite de l'incendie n'en serait pas moins une question maritime puisque l'objet principal de la plate-forme Bow Drill III était une activité se déroulant dans des eaux navigables [. . .]
[. . .]
Des considérations de principe viennent étayer la conclusion selon laquelle le droit maritime régit la réclamation fondée sur la responsabilité délictuelle exercée par les demanderesses. L'application des lois provinciales aux délits maritimes nuirait à l'uniformité du droit maritime.
[78]Dans l'arrêt Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, les juges Iacobucci et Major ont réexaminé le critère de l'arrêt ITO, au paragraphe 71:
1. L'expression «droit maritime canadien» définie à l'art. 2 de la Loi sur la Cour fédérale désigne un vaste ensemble de règles de droit fédérales régissant toutes les demandes concernant des questions maritimes et d'amirauté. Le droit maritime canadien ne se restreint pas au droit anglais applicable en matière d'amirauté au moment où celui-ci a été adopté en droit canadien en 1934. Au contraire, le terme «maritime» doit être interprété dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau; on doit considérer que l'étendue du droit maritime canadien n'est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Le critère permettant d'établir si la question examinée relève du droit maritime exige de conclure que cette question est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale: ITO, précité, à la p. 774; Monk Corp., précité, à la p. 795.
Les circonstances qui avaient conduit à l'arrêt Succession Ordon se résumaient à deux accidents de navigation qui s'étaient produits sur des eaux navigables en Ontario. Dans le premier accident, un passager s'était noyé après qu'un bateau de plaisance eut coulé. Dans le deuxième accident, une collision avait entraîné des décès et de graves lésions. La Cour a jugé que les réclamations des personnes à charge pour les accidents mortels ressortissaient au droit maritime.
[79]La Cour suprême examinait la validité constitutionnelle de certaines lois provinciales, mais les observations suivantes sont néanmoins utiles ici, aux paragraphes 73 et 84:
Le premier volet vise à déterminer si la question précise en litige dans une action relève de la compétence législative fédérale exclusive sur la navigation et les expéditions par eau en vertu du par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. S'agit-il véritablement d'une question relevant des règles relatives à la négligence du droit maritime canadien? Comme le juge McIntyre l'a dit dans l'arrêt ITO, précité, à la p. 774, et comme le juge Iacobucci l'a répété dans l'arrêt Monk Corp., précité, à la p. 795, il faut déterminer si les faits d'une affaire donnée soulève une question maritime ou d'amirauté, ou plutôt une question qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d'une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l'art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. À cette fin, le critère applicable est de se demander si la question examinée dans une instance donnée est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. Ainsi qu'il ressort clairement de la jurisprudence récente de notre Cour sur ce point, la réponse à cette question passe par l'examen du contexte factuel de la demande.
[. . .]
Cette règle plus générale de l'inapplicabilité constitution-nelle des lois provinciales est essentielle pour répondre aux questions constitutionnelles en cause dans les présents pourvois. Les règles relatives à la négligence du droit maritime sont un élément du contenu essentiel de la compétence du Parlement sur le droit maritime. L'établissement de la norme applicable, des éléments et des conditions en matière de responsabilité pour négligence des navires ou des personnes qui en répondent est depuis longtemps un aspect essentiel du droit maritime, et l'attribution au fédéral de la compétence exclusive sur la navigation et les expéditions par eau visait sans aucun doute à exclure la compétence provinciale sur les règles relatives à la négligence, entre autres matières maritimes. Comme nous le verrons plus loin, de solides raisons militent en faveur de l'uniformité des règles relatives à la négligence en droit maritime canadien. De plus, les règles et principes spéciaux applicables en matière d'amirauté régissent la question de la négligence sur les eaux d'une façon particulière, s'attachant à la «bonne navigation» et à d'autres questions proprement maritimes. Les règles relatives à la négligence du droit maritime peuvent être considérées comme une partie intégrante de ce qui constitue la «spécificité fédérale» du droit maritime, pour reprendre l'expression employée par le juge Beetz dans Bell Canada, précité, à la p. 762. [Non souligné dans l'original.]
[80]Finalement, dans l'arrêt Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, la Cour suprême a jugé que la Cour fédérale exerçait validement sa compétence en matière maritime lorsqu'elle avait rejeté la requête de syndics de faillite en suspension des procédures se rapportant à la vente d'un navire jusqu'à ce que la Cour supérieure du Québec siégeant en matière de faillite statue à titre définitif.
L'après-ITO: La Cour d'appel fédérale, la Cour fédérale et autres tribunaux
[81]La Cour d'appel fédérale, la Cour fédérale et d'autres tribunaux canadiens se sont montrés conscients au fil des ans du fait que la notion de «droit maritime canadien» ne devrait pas empiéter sur ce qui essentiellement constitue un champ de compétence provinciale.
[82]Dans une affaire portant sur un échange de permis de pêche délivrés pour des bateaux de pêche, la Cour d'appel fédérale a récemment jugé que la compétence de la Cour fédérale en matière maritime ne doit pas s'étendre à des questions essentiellement non maritimes sous le prétexte du «contexte moderne du commerce et des expéditions par eau». Dans l'arrêt Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique), [2002] 2 C.F. 219 (C.A.), j'exprimais, au nom de la Cour, les vues suivantes, aux paragraphes 53 et 60:
Je ne vois dans les arrêts ITO et Monk rien qui donne à penser que les tribunaux devraient d'emblée élargir la notion de «droit maritime canadien». Bien au contraire, la Cour a pris soin de s'assurer que «le fondement ou la source» de la revendication soit «entièrement lié aux affaires maritimes», de manière à ne pas empiéter sur ce qui constituait, de par son caractère véritable, une matière relevant de la compétence provinciale. Ce n'est pas là une tâche facile à accomplir, comme en témoigne la longue analyse à laquelle se sont livrés le juge McIntyre dans l'arrêt ITO et le juge Iacobucci dans l'arrêt Monk avant de conclure que la Cour avait compétence, et comme en témoignent également les avis dissidents des juges Beetz, Chouinard et Lamer dans l'arrêt ITO, et du juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Monk. Dans la mesure où tout accroissement de la notion de «droit maritime canadien» se fait généralement aux dépens de la compétence provinciale en matière de «propriété et droits civils dans la province», il est facile de comprendre l'hésitation des juges de droit civil à inclure dans le droit maritime fédéral des matières qui ne sont pas traditionnellement rattachées au contexte du commerce et de la navigation. C'est en effet une chose d'adapter, comme nous y invite la Cour suprême, la compétence de la Cour fédérale en matière maritime au «contexte moderne du commerce et des expéditions par eau», c'en est une autre de l'élargir, sous prétexte de la moderniser, aux revendications dont le fondement ou la source était, et est encore, essentiellement une matière non maritime.
[. . .]
Aucun de ces précédents ne vient en aide à l'appelante. Bien au contraire, ils tendent à montrer que la Cour n'affirmera pas sa compétence en matière maritime sur des revendications résultant d'un contrat de mandat, à moins que le contrat invoqué ne soit véritablement un contrat maritime. Tel n'est pas le cas ici, où le seul facteur qui pourrait être rattaché au droit maritime est le fait que le permis à l'égard duquel a été conclu le contrat de mandat se trouve à avoir été délivré pour une activité devant se dérouler en mer. Il n'y a pas de contrat de transport de marchandises par mer. Il n'y a pas d'assurance maritime. Il n'y a pas de marchandises en jeu. Rien n'est arrivé en mer. La navigabilité des navires n'est pas en cause. Les navires ne sont pas parties à l'action. Il n'y a pas de procédure in rem. Il n'y a pas de courtiers maritimes. Il n'y a pas de lois, de principes ou de pratiques maritimes qui soient applicables. Au mieux, et accessoirement, on pourrait dire que la demande se rapporte à la capacité d'un navire d'effectuer certaines activités de pêche en conformité avec des exigences qui n'ont rien à voir avec la navigation et la marine marchande, et tout à voir avec les pêches.
[83]Dans une affaire qui concernait l'exécution d'une sentence arbitrale étrangère rendue à la suite de la violation d'une charte-partie, l'arrêt Compania Maritima Villa Nova S.A. c. Northern Sales Co., [1992] 1 C.F. 550 (C.A.), le juge Stone, J.C.A. écrivait, à la page 567:
À mon avis, la création d'une cause d'action visant la reconnaissance et l'exécution de la sentence arbitrale étrangère en litige, découlant comme elle le fait de la violation de la charte-partie relativement au paiement des droits de surestarie, est une matière maritime ou si étroitement liée aux affaires maritimes qu'elle constitue légitimement du droit maritime canadien. La sentence découle indirectement de la charte-partie et se résume, en réalité, à une conclusion reconnaissant la validité et le montant approprié de la demande de droits de surestarie.
[84]Dans une affaire qui concernait de prétendues fausses déclarations de courtiers maritimes, l'arrêt H. Smith Packing Corp. c. Gainvir Transport Ltd. (1989), 61 D.L.R. (4th) 489 (C.A.F.), la juge Desjardins, J.C.A., écrivait, à la page 494:
La question centrale en l'espèce est donc celle de savoir si les règles du mandat et le contrat existant entre un expéditeur et son agent maritime, dans le cas de présentation inexacte des conditions auxquelles le transporteur devait transporter la cargaison à bord d'un navire et de l'étendue de l'assurance que possédaient le propriétaire et l'administrateur du navire, sont intimement liés au contrat même de transport par mer au point de relever de la catégorie «expéditions par eau», au sens où ce terme est employé au par. 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, [Note: Agence Maritime c. Canada Labour Relations Board, [1969] R.C.S. 851] ou d'une matière accessoire à cette catégorie. En pareil cas, le droit du mandat revêtirait un double aspect. Sous son aspect fédéral, le mandat relèverait de la compétence fédérale.
En l'espèce, c'est l'existence du contrat de transport par mer qui a donné lieu aux déclarations de l'agent maritime, tant à l'égard des conditions de transport de la cargaison qu'à l'égard de la couverture de celle-ci par une assurance. N'eût été de ce contrat, ces déclarations n'auraient jamais été faites. Il serait difficile de nier que ces déclarations étaient intimement liées au contrat de transport par mer et à l'opération d'expédition elle-même. Dans ces circonstances, le droit du mandat devient une «loi du Canada» au sens de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[85]Dans l'arrêt Le Groupe CSL Inc. c. Canada, [1998] 4 C.F. 140 (C.A.F.), plusieurs compagnies de navigation avaient poursuivi la Couronne pour être remboursées d'un manque à gagner qui avait résulté de restrictions imposées par l'Administration de la voie maritime du Saint-Laurent et rendues nécessaires par le fait que les équipages de la Garde côtière étaient en grève. Le juge Marceau, J.C.A. écrivait, au paragraphe 11:
Il est vrai que l'on peut douter sérieusement de l'approche du juge qui semble tenir pour acquis que le litige en est un de droit maritime. La faute reprochée, il me semble, n'a rien à voir avec le droit maritime et les dommages réclamés formés uniquement de pertes de profit ne concernent aucunement les navires des appelantes ou leurs cargaisons puisqu'il s'agit de dommages essentiellement économiques. On ne retrouve pas le lien, même indirect, avec les opérations de transport de marchandises par eau que la Cour suprême, dans l'arrêt ITO--International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 774, déclarait suffisant mais essentiel pour faire entrer une situation sous la bannière du droit maritime parce que «entièrement liée aux affaires maritimes».
[86]Dans l'arrêt Ruby Trading S.A. c. Parsons, [2001] 2 C.F. 174 (C.A.), le juge Sexton, J.C.A. estimait que la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur une action engagée par un armateur étranger contre quatre de ses membres d'équipage étrangers et contre un syndicat canadien, à qui il imputait la rupture du contrat conclu entre l'armateur et les membres d'équipage, et contre le représentant du syndicat et les mêmes membres d'équipage, qu'il accusait d'avoir comploté pour causer un préjudice économique. Le juge Sexton s'est exprimé ainsi, au paragraphe 28:
Compte tenu des principes énoncés dans les affaires susmentionnées, j'estime que les demandes présentées par l'intimée dans l'action principale sont suffisamment reliées aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale. L'intimée soutient que les membres d'équipage appelants travaillaient dans un contexte maritime, soit l'exploitation d'un navire. L'appelant Parsons, représentant la FIT (organisme qui représente exclusivement des marins marchands), est monté à bord du navire et a invité les membres de l'équipage à rompre leurs contrats. Les membres d'équipage appelants ont violé leurs contrats en refusant de travailler à bord du navire. Cette décision a eu pour effet d'entraver l'exploitation du navire; son chargement n'a pu être embarqué et son départ a été retardé, ce qui a causé un préjudice à l'intimée.
[87]Dans l'arrêt Pakistan National Shipping Corp. c. Canada, [1997] 3 C.F. 601 (C.A.), des pertes avaient été essuyées à la suite de l'affaissement d'une cargaison durant son transport par mer. Le juge Stone, J.C.A. s'est exprimé ainsi, au paragraphe 23:
Il semble donc que le fondement des réclamations de l'action principale pour les pertes subies du fait de l'affaissement des fûts de plastique arrimés dans la cale pendant le voyage au Pakistan était la capacité des fûts de supporter les conditions auxquelles serait soumis le navire. Il convient de noter que la demande en garantie se fonde sur les déclarations inexactes faites avec négligence par l'intimée selon lesquelles les fûts de plastique qu'elle avait fabriqués étaient suffisamment robustes pour supporter un voyage en mer. Elle ne se fonde pas sur la simple fourniture de fûts défectueux par le tiers aux fournisseurs des marchandises qui ont par la suite été transportées dans ces fûts à bord du navire. À mon avis, la demande en garantie est entièrement liée à la compétence de la Cour en matière maritime et d'amirauté.
[88]Cette décision a fait l'objet d'une distinction dans l'arrêt Garfield Container Transport Inc. c. Uniroyal Goodrich Canada Inc. (1998), 229 N.R. 201 (C.A.F.) qui concernait des frais impayés réclamés par une société de camionnage pour le transport routier de marchandises. Au paragraphe 4 de cet arrêt, le juge Denault, J.C.A. s'était exprimé ainsi:
[. . .] l'action de l'appelante dans la présente affaire n'est pas entièrement liée à une affaire maritime, étant donné qu'elle se rapporte uniquement à des frais impayés réclamés par une entreprise de camionnage pour le transport par route de marchandises.
[89]Dans l'arrêt Matsuura Machiner Corp. c. Hapag Lloyd A.G. (1997), 211 N.R. 156 (C.A.F.), le juge Pratte, J.C.A. a considéré que le chargeur et le receveur d'une cargaison dont on avait constaté la détérioration au moment de sa livraison pouvaient assigner devant la Cour fédérale le transporteur maritime, mais non le transporteur routier qui avait transporté le conteneur de Port Elizabeth à Mississauga, puis à Oakville.
[90]Dans l'arrêt Caterpillar Overseas S.A. c. Canmar Victory (Le) (1999), 250 N.R. 192 (C.A.F.), où il s'agissait d'une entreprise qui s'était engagée à placer des marchandises dans un conteneur qui devait être transporté par mer, le juge Létourneau, J.C.A. s'était exprimé ainsi, aux paragraphes 2 et 3:
Il ressort des preuves et témoignages produits que la tierce partie Industrial Crating Inc. s'était chargée d'emballer des marchandises dans un conteneur maritime, sachant qu'il serait embarqué à bord d'un navire à Montréal pour un transport transatlantique. En effet, il est allégué que la tierce partie se disait spécialiste du chargement et de l'arrimage de marchandises dans les conteneurs maritimes (Affidavit d'Anne Norsk, Dossier d'appel, languette 8, page 2, paragraphe 7). Pareille entreprise est une entreprise de nature maritime (McGregor Cory Cargo Services B.V. c. Peter Cremer Befrachtungskontor GMBH et al., [1990] A.C.F. no 850, C.A.F. no A-279-89, 11 septembre 1990). Elle fait partie intégrante des choses maritimes et est intimement liée au transport de marchandises par mer.
La même conclusion s'applique aux réclamations puisque le contrat entre la tierce partie et Dan Transport Corporation portait, ainsi que le fait valoir l'avis de mise en cause, sur le chargement, le blocage et le calage de marchandises dans un conteneur maritime.
[91]Dans l'affaire Newterm, un navire était peint au pistolet par son équipage alors qu'il était amarré au quai, et des dommages avaient été causés par les nuages de peinture à 400 voitures entreposées à proximité. La juge Reed a considéré que «l'activité qui aurait donné lieu au dommage fait partie intégrante des transports maritimes et a un rapport étroit avec la conduite du navire et le transport maritime» (à la page 267). Elle avait auparavant proposé le critère suivant, à la page 266:
Quoi qu'il en soit, il me semble que l'avocat de la demanderesse et celui de la seconde défenderesse ont raison de préconiser l'adoption d'un critère fonctionnel afin de décider si des dommages ont été, aux fins du droit maritime, «causés par un navire». Lorsqu'un navire est sur l'eau et que le dommage résulte du fait de l'équipage agissant sur les instructions du capitaine, lesquels agissements sont entièrement liés au fonctionnement du navire, le dommage doit alors être considéré comme ayant été «causé [. . .] par un navire». Voilà une formulation intéressante de la distinction qu'il convient d'établir.
[92]Dans l'affaire Kusugak, une action en dommages-intérêts avait été engagée contre notamment le commissaire du Nunavut après qu'eut sombré un navire chargé d'une cargaison de propane et de matériaux de construction. On avait fait valoir que l'Organisation des mesures d'urgence établie par le Nunavut n'avait pas informé de la situation les autorités compétentes, dont la Garde côtière canadienne, afin de permettre une opération rapide de recherche et de sauvetage. Le Nunavut a déposé une requête en radiation de la procédure introduite contre lui, en alléguant l'incompétence de la Cour fédérale. La juge Heneghan a accueilli la requête et radié la procédure. Elle s'est exprimée ainsi, aux paragraphes 35, 36, 37 et 41:
La jurisprudence prédominante exige la présence d'un lien étroit entre les allégations figurant dans la déclaration et le droit maritime canadien. Je cite à nouveau l'arrêt Radil, précité, dans lequel la Cour d'appel fédérale a déclaré ce qui suit à la page 242: [. . .]
Ces principes trouvent application en l'espèce. La demande présentée par les demandeurs contre les défendeurs du Nunavut n'a rien à voir avec le domaine de la navigation et de la marine marchande. Ces défendeurs n'ont aucun lien avec le navire «Avataq». Ils ne participaient pas à l'exploitation de ce navire dans une des capacités mentionnées à l'alinéa 22(2)g) de la Loi. La demande présentée contre eux est uniquement fondée sur les principes de common law en matière de faute, indépendamment des principes du droit maritime canadien, et ne relève donc pas de la compétence de la Cour.
Je ne peux retenir l'argument des demandeurs selon lequel les activités terrestres des défendeurs du Nunavut, c'est-à-dire la fourniture d'une aide d'urgence, constituent un lien essentiel avec les activités maritimes et le droit maritime canadien. Les défendeurs du Nunavut ont pour rôle principal d'exercer leurs fonctions respectives dans la gouvernance du Nunavut. La participation des défendeurs du Nunavut aux affaires maritimes, à la marine marchande et à la navigation est simplement accessoire. Ce lien accessoire ne permet pas de conclure que la demande des demandeurs découle du droit maritime canadien.
[. . .]
À mon avis, l'aspect maritime de la demande présentée par les demandeurs contre les défendeurs du Nunavut est le fait que l'accident à l'origine de la demande concernait l'exploitation d'un navire. Cela n'est pas suffisant pour conclure que ce fait donne naissance à une demande fondée sur le droit maritime canadien en l'absence d'allégations indiquant que les défendeurs du Nunavut étaient reliés d'une manière ou d'une autre à l'exploitation, au contrôle ou à la possession du navire, ou qu'ils en étaient responsables.
[93]Dans l'arrêt Dreifelds v. Burton (1998), 156 D.L.R. (4th) 662 (C.A. Ont.), il s'agissait d'une personne qui avait succombé à la suite d'une embolie alors qu'elle se livrait à la plongée sous-marine à partir d'un bateau. La faute alléguée reposait sur les préparatifs et la conduite des opérations de plongée, et non sur l'exploitation du bateau sous affrètement. La Cour d'appel de l'Ontario a estimé que les opérations de plongée n'étaient pas entièrement rattachées à la navigation et à la marine marchande, le juge Goudge, J.C.A., à la page 669:
[traduction] À mon avis, la jurisprudence que j'ai mentionnée permet de conclure que les activités dommageables exercées dans les cours d'eau du Canada ne relèvent pas toutes du droit maritime canadien. L'activité mise en cause dans la procédure ne relèvera du droit maritime canadien que si elle est suffisamment rattachée à la navigation ou à la marine marchande pour répondre au critère exposé par le juge McIntyre dans l'arrêt I.T.O., que j'ai cité plus haut.
Ainsi que le révèlent les actes de procédure, les points à décider dans la présente affaire portent presque uniquement sur la prétendue faute commise dans les préparatifs et la conduite des opérations de plongée au cours desquelles Peter Dreifelds a perdu la vie. Aucune faute n'est alléguée dans l'exploitation du bateau affrété. D'ailleurs, au moment de l'accident, M. Dreifelds n'était en aucune façon rattaché au bateau. L'utilisation du bateau comme moyen de transport jusqu'à l'emplacement des opérations de plongée est sans aucun rapport avec les actes fautifs allégués. Nul n'affirme non plus que les actes fautifs allégués ont entravé de quelque façon la navigation ou réduit la navigabilité d'un cours d'eau.
Je suis donc d'avis que l'objet de la présente affaire n'est pas entièrement rattaché aux affaires maritimes et que par conséquent il ne relève pas du droit maritime canadien. Il s'agit d'un accident de plongée sous-marine, une activité qui, à mon avis, n'est pas suffisamment rattachée à la navigation et à la marine marchande pour que le droit maritime s'y applique. L'«essence» de cette action est plutôt une affaire de nature locale, qui requiert donc d'être résolue d'une manière conforme à la législation provinciale applicable, à savoir la Loi sur le droit de la famille.
[94]Dans l'arrêt Shulman (Guardian Ad Litem of) v. McCallum (1993), 105 D.L.R. (4th) 327, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a jugé que le droit maritime canadien était applicable à une affaire où des décès étaient survenus par suite d'une collision entre un bateau à moteur et un barrage de rondins qui se trouvait dans les eaux du lac Comox.
[95]Venant à la défense de la juge de la Cour fédérale, je m'empresse de noter, avec une certaine stupéfaction, que la plupart des décisions mentionnées dans les paragraphes 73 à 80 des présents motifs lui ont été signalées, mais aucune des décisions mentionnées dans les paragraphes 81 à 94. Elles ne nous ont pas été signalées non plus.
[96]La limitation de responsabilité qui est revendiquée ici se rapporte à un incident qui, à mon humble avis, n'est pas, à l'évidence, «entièrement relié aux affaires maritime», tels que ces mots ont été interprétés par les tribunaux de ce pays. Le fait que l'incident impliquait un bateau de plaisance (arrêt Whitbread) ne transforme pas cet incident à première vue terrestre en un incident maritime. Il faut se garder de confondre l'expression «marine marchande» (shipping) avec le mot «navire». Maints aspects qui intéressent les navires sont sans rapport aucun avec la marine marchande. L'arrêt Whitbread concernait un bateau de plaisance qui avait heurté des rochers dans des eaux à marée. Le juge La Forest s'était référé à la responsabilité délictuelle «dont il est question dans un contexte maritime» (à la page 1289) et qui est «fondée sur l'utilisation des voies d'eau navigables» (à la page 1293). Le juge La Forest parle aussi de «la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau. . . [qui] fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique» (à la page 1294). Dans l'arrêt Succession Ordon, la Cour suprême évoquait «les règles et principes spéciaux applicables en matière d'amirauté [qui] régissent la question de la négligence sur les eaux d'une façon particulière, s'attachant à la "bonne navigation" et à d'autres questions proprement maritimes» (au paragraphe 84).
[97]L'accent devrait porter moins sur le fait qu'un «navire» était impliqué (naturellement, les bateaux de plaisance sont moins susceptibles, sur terre, qu'ils soient entreposés, en cours de réparation ou transportés sur la route, de déclencher l'application des principes de droit maritime) et davantage sur l'endroit où l'incident s'est produit (naturellement, plus on est éloigné des eaux navigables, plus est ténu le lien possible avec les affaires maritimes) et sur la nature véritable de l'incident.
[98]Comme dans l'affaire Radil Bros. Fishing, il m'est difficile ici de voir comment la nature véritable de l'incident pourrait être qualifiée de maritime. Il s'est produit sur la terre ferme. Les lésions ont été causées sur la terre ferme par une personne qui n'était ni sur le bateau ni dans l'eau. Il n'y a aucun contrat de transport de marchandises par mer. Il n'y a pas de cargaison en cause. Rien ne s'est produit sur l'eau dont on pourrait dire qu'il est directement, voire indirectement, rattaché à l'accident. La navigabilité du navire n'est pas en cause, la question étant au mieux celle de savoir si un bateau préparé sur la terre ferme pour un transport par route était apte à un tel transport. Il n'y a aucune procédure in rem. Il n'y a aucun débat portant sur la bonne navigation. Il n'y a pas de lois, de règles, de principes ou de pratiques en matière d'amirauté qui soient applicables. L'accident est sans rapport avec la navigation, ou avec les expéditions par eau. Il n'y a aucune nécessité pratique d'une loi fédérale uniforme fixant la manière d'empêcher la bâche d'un moteur de claquer au vent lorsqu'un bateau de plaisance est transporté sur la terre ferme dans une remorque. Le seul facteur pouvant établir un lien avec le droit maritime est le fait que le bateau de plaisance venait d'être sorti de l'eau et qu'on s'affairait à l'arrimer sur la remorque lorsque l'accident est arrivé. Cela ne suffit pas manifestement à constituer un lien intégral avec la navigation et la marine marchande et à justifier un empiétement sur la propriété et les droits civils.
[99]Finalement, j'arrive à la conclusion que la demande en cause n'est pas une demande ressortissant au droit maritime canadien et que la demande de limitation de la responsabilité n'entre pas dans le champ de la Loi sur la marine marchande du Canada.
[100]J'accueillerais l'appel, j'annulerais le jugement de la Cour fédérale et je répondrais ainsi à la question posée:
Q. Les faits et les circonstances qui ont donné lieu à un événement ayant causé une lésion corporelle à Stephen Simms le 1er août 1999 forment-ils des créances nées d'un même événement impliquant un navire jaugeant moins de 300 tonneaux pour l'application du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada? |
R. Non, puisque les faits et les circonstances ne forment pas une question maritime entrant dans le domaine du droit maritime canadien. |
Les appelants ont droit aux dépens devant la Cour d'appel fédérale et devant la Cour fédérale.