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DES-4-01

2005 CF 399

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat en vertu de l'article 40.1 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, maintenant réputé délivré en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du Canada;

ET Mahmoud Jaballah

Répertorié: Jaballah (Re) (C.F.)

Cour fédérale, juge suppléant MacKay--Toronto, 16 août 2004; Halifax, 22 mars 2005.

Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et renvoi -- Personnes interdites de territoire -- Contrôle judiciaire de la légalité de la décision du représentant du ministre qui a rejeté la demande de protection déposée en vertu de l'art. 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés au motif que M. Jaballah représente un danger exceptionnel pour la sécurité au Canada -- Le dossier dont disposait le représentant comprenait un Rapport sur les renseignements de sécurité préparé par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), des résumés publics, le témoignage public de l'agent du SCRS, mais aucun des documents de référence et annexes mentionnés dans les notes en bas de page du rapport et des résumés -- Sans ces documents et annexes, le représentant ne pouvait faire une évaluation indépendante et adéquate du danger que M. Jaballah représentait pour la sécurité du Canada -- Le représentant ne devait pas appuyer sa position sur la décision antérieure de la Cour déterminant que le certificat des ministres était raisonnable puisque cette décision a été invalidée par la C.A.F. -- Le représentant n'a pas correctement défini ni expliqué la menace pour le Canada conformément à l'art. 113d)(ii) -- Lors de son évaluation des circonstances exceptionnelles justifiant l'expulsion malgré un risque de torture; le représentant n'a pas fait mention des circonstances qui menaceraient le Canada en tant que nation qui justifieraient de déroger à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés -- Absence de pondération des droits fondamentaux ou d'examen des éléments de preuve qui justifieraient une exception à l'art. premier de la Charte -- L'omission de tenir compte de certains facteurs pertinents pour décider que M. Jaballah représente un danger constitue une erreur de droit -- La décision ne tient pas suffisamment compte des intérêts supérieurs des enfants de M. Jaballah, comme l'exige l'art. 25 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés -- Demande accueillie.

Cette demande de contrôle judiciaire vise à déterminer la légalité de la décision prise par le représentant du ministre qui rejetait la demande de protection déposée par M. Jaballah en vertu de l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. M. Jaballah est un étranger qui a fait l'objet d'un certificat délivré par les ministres demandeurs selon lequel il était à leur avis inadmissible au Canada pour des motifs se rapportant à la sécurité. Cette affaire a été renvoyée à la Cour fédérale pour qu'elle décide du caractère raisonnable du certificat et l'instance a été suspendue pour permettre au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration de statuer sur la demande de protection de M. Jaballah. Le représentant du ministre a rejeté sa demande, jugeant que celui-ci représentait une menace exceptionnelle pour la sécurité du Canada qui l'emportait sur le risque de torture ou de mort et sur la possibilité de subir des traitements cruels et inusités auxquels il serait exposé s'il était renvoyé en Égypte. La Cour devait examiner la légalité de l'évaluation faite par le représentant du ministre, en vertu de l'alinéa 113d)(ii) de la Loi, afin de justifier le refus de la demande de protection en raison de la menace que M. Jaballah constitue pour la sécurité au Canada.

Jugement: la demande doit être accueillie.

Le dossier dont disposait le représentant du ministre contenait le Rapport sur les renseignements de sécurité (RRS) du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), des résumés publics fondés sur ce document et le témoignage public d'un agent du SCRS. Les documents de référence, les annexes mentionnées en note de bas de page du rapport et des résumés n'ont pas été fournis au représentant. Dans l'affaire Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour a souligné que, pour conclure en un «danger [. . .] pour la sécurité du Canada», il faut la preuve d'une grave menace pour la sécurité nationale et que, sans les annexes confidentielles auxquelles renvoie le rapport secret où figurent les renseignements détaillés sur lesquels le SCRS s'est fondé, le représentant ne pouvait apprécier de manière valable et indépendante la mesure dans laquelle la personne constitue un danger pour la sécurité du Canada. Bien que, dans cette affaire, la Cour examinait une décision rendue en vertu du paragraphe 115(2) de la Loi qui s'applique aux réfugiés au sens de la Convention (qui sont déjà reconnues comme des personnes ayant besoin de protection), tandis que, en l'espèce, la Cour examinait une décision rendue en vertu de l'alinéa 113d)(ii), s'agissant de l'examen d'une demande de protection déposée par un ressortissant étranger, l'essence des deux décisions est la même. Comme dans la décision Mahjoub, la procédure en l'espèce a été jugée insuffisante pour garantir l'indépendance de l'évaluation faite par le représentant du ministre, en ce qui concerne le danger que représentait M. Jaballah pour la sécurité du Canada. Même s'il existe des éléments de preuve justifiant la décision du représentant, la Cour usurperait le pouvoir décisionnaire que la Loi confère au représentant du ministre en prenant pour acquis que ce dernier parviendrait inévitablement à la même conclusion, advenant un nouvel examen de la demande de protection.

La décision du représentant était en partie fondée sur la décision antérieure de la Cour quant au caractère raisonnable du certificat du ministre. Comme cette décision a été invalidée par la Cour d'appel, elle ne peut servir de fondement à la décision du représentant du ministre. En outre, toute décision reconnaissant le caractère raisonnable du certificat des ministres ne constitue pas, en soi, une conclusion que M. Jaballah représente une menace pour la sécurité du Canada.

Le représentant n'a pas correctement évalué la menace que M. Jaballah représente pour la sécurité du Canada. La détermination du caractère raisonnable du certificat du ministre et l'examen des facteurs sur lesquels était fondé le certificat (tel que son appartenance à l'organisation terroriste «Al Jihad») attestant que M. Jaballah devait être interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité (notamment les alinéas 34(1)b), c) et f) de la Loi), ne définissent pas et n'expliquent pas clairement la menace que le défendeur représente pour le Canada comme le requiert le sous-alinéa 113d)(ii).

Dans son évaluation des «circonstances exceptionnelles» qui justifieraient l'expulsion de M. Jaballah vers un pays où il risque la torture, le représentant du ministre n'a fait aucune mention des circonstances qui menaceraient la sécurité du Canada ou sa sécurité, hormis la conclusion que la seule présence de M. Jaballah sur le territoire canadien constitue un danger pour le Canada et sa sécurité. Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour suprême mentionne les «circonstances exceptionnelles» que l'on doit prouver pour justifier l'expulsion malgré un risque de torture à savoir «les désastres naturels, le déclenchement d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite», renvoyant à de ses arrêts où les circonstances exceptionnelles semblaient constituer une menace pour le Canada en tant que nation. En l'espèce, le représentant du ministre n'a fait aucune mention de telles circonstances qui justifieraient de déroger à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, soit dans la pondération des droits fondamentaux, soit dans l'examen des éléments de preuve qui justifieraient une exception à l'article premier de la Charte. Le représentant n'a pas tenu compte des conditions susceptibles de restreindre la liberté de M. Jaballah en territoire canadien lorsqu'il a évalué le danger que ce dernier représente pour la sécurité au Canada. De ce fait, le représentant a erré en droit.

Le représentant devait, conformément à la décision Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) et à l'article 25 de la Loi, tenir compte des motifs d'ordre humanitaires à l'égard de la famille de M. Jaballah. Toutefois, le représentant n'a fait aucune mention directe des incidences pour la famille de M. Jaballah d'une éventuelle expulsion de ce dernier vers un pays où il risquerait la torture ou la mort. Ce faisant, la décision du représentant ne tenait pas compte des intérêts supérieurs des enfants de M. Jaballah comme l'exige l'article 25.

Pour les motifs exposés plus haut, la décision du représentant du ministre de refuser la demande de protection n'a pas été prise légalement et elle a été invalidée. Il n'a pas été statué sur le caractère raisonnable du certificat des ministres dans l'attente de la décision du ministre ou de son représentant après nouvel examen de la demande de protection.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B,     Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7.

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, art. 1.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(4) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)f), 25, 34(1)b),c),f), 77 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 78, 79 (mod., idem), 80, 112, 113d)(ii), 115(2).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47.

Règlement établissant une liste d'entités, DORS/2002- 284.

Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 172.

jurisprudence citée

décisions appliquées:

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; 2002 CSC 1; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334; 2005 CF 156; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 355; [2005] A.C.F. no 437 (QL).

décisions examinées:

Jaballah (Re), [2005] 1 R.C.F. 560; (2004), 242 D.L.R. (4th) 490; 38 Imm. L.R. (3d) 157; 325 N.R. 90; 2004 CAF 257; Jaballah (Re), [2003] 4 C.F. 345; (2003), 28 Imm. L.R. (3d) 216; 2003 CFPI 640; Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 517; (2004), 254 F.T.R. 129; 2004 CF 853; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; (1999), 216 N.B.R. (2d) 25; 177 D.L.R. (4th) 124; 26 C.R. (5th) 203; 244 N.R. 276; 50 R.F.L. (4th) 63.

décisions citées:

Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; (1994), 115 Nfld. & P.E.I.R. 334; 111 D.L.R. (4th) 1; 21 Admin. L.R. (2d) 248; 163 N.R. 27; Vézina c. Canada (Ministre du Revenu national -- M.R.N.), 2003 CAF 67; [2003] A.C.F. no 201 (C.A.); Cartier c. Canada (Procureur général), [2003] 2 C.F. 317; (2002), 2 Admin. L.R. (4th) 247; 300 N.R. 362; 2002 CAF 384.

DEMANDE de contrôle judiciaire visant à déterminer la légalité de la décision prise par le représentant du ministre qui rejetait la demande de protection déposée par M. Jaballah en vertu de l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ont comparu:

Donald A. MacIntosh et Negar Hashemi pour les ministres demandeurs.

Barbara L. Jackman et John R. Norris pour Mahmoud Jaballah.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour les ministres demandeurs.

Barbara L. Jackman et Ruby & Edwardh, Toronto, pour Mahmoud Jaballah.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge suppléant MacKay: La Cour a repris l'instance, en application du paragraphe 79(2) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] et de l'article 80 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à la suite de la décision de la Cour d'appel fédérale dans le dossier A-287-03, en date du 13 juillet 2004 ([2005] 1 R.C.F. 560).

[2]Cette décision, relative à un appel incident interjeté par M. Jaballah, annule une décision antérieure de la Cour ([2003] 4 C.F. 345 (1re inst.), en date du 23 mai 2003), dans laquelle j'avais jugé raisonnable un certificat délivré conjointement par les ministres demandeurs le 13 août 2001, attestant que M. Jaballah est à leur avis inadmissible au Canada pour des motifs se rapportant à la sécurité nationale.

[3]La Cour d'appel a ordonné le renvoi de l'affaire à la Cour fédérale pour un nouvel examen par un juge désigné, conformément à la Loi, de même que pour déterminer la légalité de la décision prise au nom du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le MCI), le 30 décembre 2003, à l'égard de la demande de protection déposée par M. Jaballah en vertu de l'article 112 de la Loi. La décision en cause, rendue en vertu du sous-alinéa 113d)(ii), rejetait la demande de protection de M. Jaballah au motif que le danger exceptionnel que ce dernier représente, pour la sécurité du Canada, exige qu'il ne soit pas autorisé à demeurer au pays et qu'il soit expulsé du Canada, et ce, même s'il risque vraisemblablement de mourir ou d'être torturé s'il retourne en Égypte, son pays d'origine. Aucun autre pays, hormis l'Égypte, n'a été proposé comme destination possible, dans l'éventualité où M. Jaballah est expulsé du Canada.

[4]J'ai été saisi de cette affaire à titre de juge désigné, tel que prévu dans la Loi. La Cour a ordonné, comme le proposait la Cour d'appel, l'ajournement de l'audition de la demande de contrôle judiciaire (dossier no IMM-184-04) déposée par M. Jaballah à l'encontre de la décision rejetant sa demande de protection. Avec la coopération des avocats, y compris le nouvel avocat de M. Jaballah, les arguments relatifs à la légalité de cette décision ont été entendus à Toronto le 16 août 2004, conformément à l'article 80 de la Loi. À cette occasion, un certain nombre de questions ont été formulées au nom de M. Jaballah; plus tard, en février 2005, une autre question a été soulevée au nom de ce dernier, concernant le dossier dont disposait le représentant du ministre et les conclusions auxquelles ce dernier est parvenu en se fondant sur ce dossier; cette question a été examinée sur présentation des observations écrites des parties.

[5]Voici les motifs sur lesquels je m'appuie pour conclure à l'illégalité de la décision prise au nom du ministre sur la demande de protection déposée par M. Jaballah, et pour rendre une ordonnance, aujourd'hui déposée, annulant cette décision et suspendant l'instance, conformément au paragraphe 80(2) de la Loi, pour permettre au ministre de statuer à nouveau sur la demande de protection.

Contexte

[6]La présente instance a suivi un parcours pour le moins inhabituel. Ce parcours est résumé dans les motifs du juge Rothstein dans la décision précitée de la Cour d'appel, en particulier aux paragraphes 5, 33, 36 et 37. Des renseignements plus détaillés se trouvent en outre dans la décision prononcée par la Cour en 2003. Il est donc inutile de rappeler le contexte de manière détaillée dans ces pages.

[7]Je souligne par ailleurs que dans son jugement, la Cour d'appel a également rejeté l'appel interjeté par les ministres intimés à l'encontre de la décision de la Cour de considérer comme une décision du MCI la décision prise par un agent d'examen des risques avant renvoi, en août 2002, établissant qu'il existe des motifs raisonnables de croire que M. Jaballah risque la mort ou la torture s'il retourne en Égypte, son pays de citoyenneté. Cette évaluation des risques a été acceptée, avec quelques réticences, par le représentant du ministre qui a estimé, le 30 décembre 2003, que la demande de protection de M. Jaballah devait être rejetée.

[8]Cette dernière décision a été communiquée à M. Jaballah au début de l'année 2004; elle a été communiquée directement à la Cour au début de la présente instance, en août 2004, bien que la Cour ait reçu un avis de refus, mais non la décision elle-même, au début de 2004. Je note qu'une copie de la décision était jointe au dossier de la demande déposé au nom de M. Jaballah dans l'affaire no IMM-184-04, dans lequel il demande le contrôle judiciaire de cette décision.

[9]En ce qui concerne les arguments entendus le 16 août 2004 quant à la légalité du refus, les deux parties ont convenu que les risques de mort ou de torture auxquels serait exposé M. Jaballah advenant un retour en Égypte ne sont plus contestés. Le débat a donc porté uniquement sur la légalité de la décision refusant la demande de protection.

[10]En examinant le certificat des ministres demandeurs et la décision prise au nom du MCI de refuser la demande de protection déposée par M. Jaballah, la Cour applique la décision de la Cour d'appel, et les dispositions de la Loi. L'article 77 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] autorise le ministre à déposer à la Cour fédérale un certificat attestant qu'un étranger, tel que M. Jaballah, est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour que la Cour décide de son caractère raisonnable, tel que prévu à l'article 80. La procédure que doit suivre le juge désigné pour entendre l'affaire est définie aux articles 78 à 80 de la Loi. Conformément à ces dispositions, j'ai suspendu la présente instance pour permettre au MCI de statuer sur la demande de protection de M. Jaballah. Ma décision subséquente de reprendre l'instance, même si elle n'a pas été directement annulée par la Cour d'appel, a été suspendue dans les faits, en attendant que le MCI statue sur la demande de protection et jusqu'à ce que la Cour d'appel se prononce.

[11]Conformément à l'ordonnance de la Cour d'appel, la légalité du refus du ministre doit maintenant être examinée conformément au paragraphe 79(2) et à l'article 80 de la Loi. Ces dispositions portent:

79. [. . .]

(2) Le ministre notifie sa décision sur la demande de protection au résident permanent ou à l'étranger et au juge, lequel reprend l'affaire et contrôle la légalité de la décision, compte tenu des motifs visés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

80. (1) Le juge décide du caractère raisonnable du certificat et, le cas échéant, de la légalité de la décision du ministre, compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose.

(2) Il annule le certificat dont il ne peut conclure qu'il est raisonnable; si l'annulation ne vise que la décision du ministre il suspend l'affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle-ci.

(3) La décision du juge est définitive et n'est pas susceptible d'appel ou de contrôle judiciaire.

[12]S'exprimant au nom de la Cour d'appel dans cette affaire, le juge Rothstein formule entre autres les observations suivantes concernant la procédure prévue aux articles 79 et 80 [aux paragraphes 28 et 29]:

Selon moi, les dispositions pertinentes empêchent toute reprise de l'instance relative au certificat de sécurité si le juge n'a pas été notifié de la décision en matière de protection. En vertu du paragraphe 79(2), la procédure doit comprendre tant l'examen du certificat que celui de la décision sur la protection. Selon le paragraphe 80(1), le juge doit décider: 1) du caractère raisonnable du certificat; 2) de la légalité de la décision du ministre en matière de protection.

[. . .] cette interprétation des paragraphes 79(2) et 80(1) est appuyée par la procédure visée au paragraphe 80(2). En vertu du paragraphe 80(2), si le juge décide que la décision relative à la protection n'est pas légale, il suspend l'instance relative au certificat de sécurité jusqu'à ce que le MCI prenne une nouvelle décision concernant la demande de protection. Autrement dit, quand une demande de protection a été déposée, le juge désigné ne peut décider du caractère raisonnable du certificat de sécurité avant la décision du MCI sur la demande.

[13]Conformément à la procédure établie par la Loi, ma première tâche consiste à examiner la légalité de la décision prise au nom du MCI sur la demande de protection déposée par M. Jaballah, selon les critères mentionnés au paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], à savoir les motifs dont la Cour doit prendre en considération pour examiner une demande de contrôle judiciaire.

[14]En examinant la décision refusant la demande de protection, la Cour convient que M. Jaballah est exposé à un risque de torture, au sens de l'article premier de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants [10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36], que sa vie pourrait être menacée ou qu'il pourrait subir un traitement cruel et inusité. En l'espèce, la question que la Cour est appelée à trancher porte sur l'évaluation du représentant du ministre, en vertu du sous-alinéa 113d)(ii) de la Loi, à l'égard:

113 (d) [. . .]

(ii) du fait que la demande devrait être rejetée en raison [. . .] du danger qu'il [le demandeur] constitue pour la sécurité du Canada.

[15]La procédure que doit suivre la Cour en pareil cas est définie à l'article 172 du Règlement sur l'immigra-tion et la protection des réfugiés [DORS/2002-227]:

172. (1) Avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre tient compte des évaluations visées au paragraphe (2) et de toute réplique écrite du demandeur à l'égard de ces évaluations, reçue dans les quinze jours suivant la réception de celles-ci.

(2) Les évaluations suivantes sont fournies au demandeur:

a) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l'article 97 de la Loi;

b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.

[16]La première évaluation exigée à l'article 172 concerne le risque auquel le demandeur pourrait être exposé, s'il est renvoyé dans son pays, question qui n'est pas contestée en l'espèce. La deuxième évaluation, dans le cas qui nous occupe, exige une décision portant que le demandeur représente un danger pour la sécurité du Canada, un danger tel qu'il l'emporte sur le risque de torture auquel il serait exposé s'il retournait dans son pays.

[17]Dans la présente instance, les évaluations relatives au risque encouru par M. Jaballah et au danger qu'il représente pour la sécurité du Canada ont été envoyées à son avocat le 19 septembre 2003. M. Jaballah n'a formulé aucune observation en réponse à ces analyses, bien que son avocat ait déposé des observations en son nom dans sa première demande de protection. En l'absence de nouvelles observations faites en vertu du paragraphe 172(1) du Règlement, le représentant du ministre a rendu sa décision le 30 décembre 2003, jetant la demande de protection.

La décision en cause

[18]À cette étape des procédures, le représentant du ministre, après avoir examiné le dossier, y compris l'évaluation du risque auquel serait exposé M. Jaballah advenant son retour en Égypte, a jugé, à l'instar de l'agent d'examen des risques avant renvoi, que M. Jaballah représentait une menace exceptionnelle pour la sécurité du Canada, qui l'emportait sur le risque auquel il serait lui-même exposé, et que sa demande de protection devait être rejetée. Le représentant affirme qu'il a pris cette décision en se fondant sur l'information dont il disposait, à savoir les renseignements communiqués à M. Jaballah et les renseignements classifiés qui ne lui ont pas été communiqués, de même que la décision de la Cour en date du 23 mai 2003, confirmant le caractère raisonnable du certificat du ministre attestant que M. Jaballah est interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité, comme le prévoient les alinéas 34(1)b), c) et f) de la Loi. Selon le ministre, pour ces raisons de sécurité, M. Jaballah doit être interdit de territoire car il est soupçonné:

34. (1) [. . .]

b) être l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

[. . .]

f) être membre d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

[19]Le représentant du ministre a conclu que l'information au dossier démontrait clairement l'apparte-nance de M. Jaballah à une organisation terroriste et que ce dernier continuait à entretenir des liens et des rapports étroits avec les membres dirigeants du groupe égyptien «Al Jihad» et à s'associer à cette organisation. Al Jihad est considérée depuis un certain temps comme une organisation terroriste et a effectivement été déclarée telle par le gouvernement canadien, en juillet 2002 (DORS/2002-284). Le groupe Al Jihad serait lié à Al-Qaida et continuerait à prôner le terrorisme et la violence.

[20]Le représentant du ministre a ensuite tenté [traduction] «de déterminer si le danger que représente M. Jaballah pour la sécurité du Canada l'emporte sur les risques auxquels il pourrait être exposé à son retour en Égypte». Dans sa décision, il précise ce qui suit:

[traduction] J'ai examiné tous les renseignements fournis à M. Jaballah de même que ses arguments, ainsi que les renseignements classifiés qui ne pouvaient lui être communiqués. J'estime que les renseignements classifiés sont très convaincants et je leur ai accordé une grande valeur probante dans ma décision.

Cette observation reprend une remarque déjà formulée plus tôt dans la décision en ce qui concerne l'évaluation du danger que représente M. Jaballah:

[traduction] J'ai également examiné les documents classifiés versés au dossier et j'en ai tenu compte dans ma décision.

[21]Dans les motifs de sa décision, le représentant du ministre réitère sa conclusion à l'égard de la menace qui pèserait sur le Canada:

[traduction] J'ai déjà exposé ma conclusion voulant que M. Jaballah représente une menace grave et réelle pour la sécurité du Canada. Il a participé activement à une organisation qui reconnaît que sa raison d'être est de recourir à la violence à l'encontre de l'Égypte, des États-Unis et d'autres pays. Les actes de violence des membres de l'organisation ont visé des cibles militaires, gouvernementales, diplomatiques et civiles. J'en conclus que la présence de M. Jaballah au Canada augmente le risque que le Canada et son voisin deviennent les cibles de nouvelles attaques. Même s'il ne participe pas directement à de telles attaques, il pourra contribuer, en étant présent au pays, à la coordination et aux communications dans le cadre de telles attaques, de même qu'au recrutement de nouveaux membres pour cette organisation terroriste.

[22]Le représentant mentionne ensuite l'arrêt de la Cour suprême Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, dont il cite les passages suivants [aux paragraphes 76 à 78]:

[. . .] sauf circonstances extraordinaires, une expulsion impliquant un risque de torture violera généralement les principes de justice fondamentale protégés par l'art. 7 de la Charte. Pour reprendre les propos de lord Hoffmann dans Rehman, précité, par. 54, les États doivent trouver un autre moyen d'assurer la sécurité nationale.

La ministre a l'obligation d'exercer conformément à la Constitution le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi sur l'immigration. À cette fin, elle doit mettre en balance les facteurs pertinents de l'affaire dont elle est saisie. Comme l'a dit lord Hoffmann dans Rehman, précité, par. 56:

[traduction] On ne peut répondre à la question de savoir si le risque pour la sécurité nationale est suffisant pour justifier l'expulsion de l'appelant en examinant une à une les diverses allégations et en décidant si elles ont été prouvées selon une norme de preuve donnée. Il s'agit plutôt d'une question d'évaluation et de jugement requérant la prise en compte non seulement du degré de probabilité du préjudice à la sécurité nationale, mais également l'importance de la considération de sécurité en jeu et les conséquences sérieuses de l'expulsion pour la personne visée.

[Une référence aux observations de lord Slynn of Hadley, dans la décision de la Cour suprême, a été omise.]

Au Canada, le résultat de la mise en balance des diverses considérations par la ministre doit être conforme aux principes de justice fondamentale garantis à l'art. 7 de la Charte. Il s'ensuit que, dans la mesure où la Loi sur l'immigration n'écarte pas la possibilité d'expulser une personne vers un pays où elle risque la torture, la ministre doit généralement refuser d'expulser le réfugié lorsque la preuve révèle l'existence d'un risque sérieux de torture.

Nous n'excluons pas la possibilité que, dans des circonstances exceptionnelles, une expulsion impliquant un risque de torture puisse être justifiée, soit au terme du processus de pondération requis par l'art. 7 de la Charte soit au regard de l'article premier de celle-ci. Nous n'excluons pas la possibilité que, dans des circonstances exceptionnelles, une expulsion impliquant un risque de torture puisse être justifiée, soit au terme du processus de pondération requis par l'art. 7 de la Charte soit au regard de l'article premier de celle-ci. (Une violation de l'art. 7 est justifiée au regard de l'article premier «seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenche-ment d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite»: voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, p. 518, et Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 99.).

[23]Pour les besoins de la cause, je soulignerai deux aspects dans les extraits de l'arrêt Suresh de la Cour suprême cités par le représentant du ministre. Premièrement, sans doute en raison d'une erreur de transcription, le texte présente une phrase dans un paragraphe distinct non numéroté, avant le paragraphe 78; or, il s'agit justement de la première phrase du paragraphe 78. Cette anomalie a pour effet de mettre une emphase excessive sur la reconnaissance, par la Cour suprême, du fait que toute possibilité d'expulsion impliquant un risque de torture n'est pas totalement exclue dans certaines circonstances exceptionnelles. Par ailleurs, en commençant l'extrait de l'arrêt de la Cour suprême vers la fin du paragraphe 76, le représentant du ministre omet les mots qui, à mon avis, permettent de remettre le passage cité dans son contexte. Les mots omis par le représentant du ministre sont les suivants:

Le fait que le Canada rejette le recours à la torture ressort des conventions internationales auxquelles il est partie. Les contextes canadien et international inspirent chacun nos normes constitutionnelles. Le rejet de la prise par l'État de mesures générales susceptibles d'aboutir à la torture--et en particulier de mesures d'expulsion susceptibles d'avoir cet effet--est virtuellement catégorique. De fait, l'examen de la jurisprudence, tant nationale qu'internationale, tend à indiquer que la torture est une pratique si répugnante qu'elle supplantera dans pratiquement tous les cas les autres considérations qui sont mises en balance, même les considérations de sécurité. Cette constatation suggère que [. . .] [la suite du paragraphe figure dans l'extrait des paragraphes 76, 77 et 78 cité par le représentant du ministre].

[24]La conclusion tirée par la Cour suprême est reprise au paragraphe 129 de sa décision, comme suit:

Nous concluons que, règle générale, lorsqu'il existe des motifs de croire que l'expulsion d'un réfugié lui fera courir un risque sérieux de torture, son expulsion est inconstitutionnelle parce qu'elle porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du réfugié que lui garantit l'art. 7 de la Charte. Cela dit, nous n'écartons pas la possibilité que, dans un cas exceptionnel, son expulsion puisse se justifier soit dans le cadre de la pondération effectuée en application de l'art. 7, soit au regard de l'article premier de la Charte.

Bien que ces termes concernent l'expulsion d'un réfugié, ils peuvent également s'appliquer, selon moi, à l'expulsion d'un ressortissant étranger puisqu'au Canada, chacun est protégé par la garantie enchâssée à l'article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[25]Après avoir cité ces extraits de l'arrêt Suresh de la Cour suprême, le représentant du ministre affirme ce qui suit, alors qu'il s'attache à évaluer le risque encouru par M. Jaballah dans l'éventualité où il est expulsé, et la menace pour la sécurité du Canada s'il demeure au pays:

[traduction] Je pense que les circonstances exceptionnelles dont parle la Cour suprême s'appliquent clairement, en l'espèce. À mon sens, le danger que représente M. Jaballah l'emporte sur le risque qu'il encourt.

M. Jaballah représente une menace directe et exceptionnelle pour le Canada. Après examen du dossier, je suis convaincu que M. Jaballah est un membre actif de l'organisation Al Jihad qui, dans la réalisation de ses objectifs, a délibérément provoqué de nombreuses pertes de vie humaine. Je crois qu'Al Jihad possède des liens importants avec Al-Qaida. Al Jihad a participé, notamment, à des attentats terroristes au Pakistan, au Kenya, en Tanzanie et au Yémen; ces attentats visaient des citoyens égyptiens et américains mais ils ont également tué et blessé, sans distinction de nationalité, de nombreuses autres personnes. Des centaines de personnes ont trouvé la mort et des milliers d'autres ont été blessées dans ces attaques terroristes. Je suis convaincu que M. Jaballah a personnel-lement joué un rôle clé dans les attentats à la bombe en Afrique de l'Est. Il est lié à des agissements bien précis de cette organisation et il a entretenu des liens constants avec ses plus hauts membres, avant et après son arrivée au Canada. On a constaté que M. Mahjoub, qui fait l'objet d'un certificat de sécurité ayant déjà été jugé raisonnable, avait le numéro de téléphone de M. Jaballah sur lui, au moment de son arrestation. Depuis son arrivée en sol canadien, M. Jaballah a continué à participer activement aux activités de cette organisation, en particulier sur le plan des communications et du recrutement de nouveaux membres. Il a entretenu des liens avec d'autres personnes partageant les mêmes idées que lui, au Canada. Al Jihad et Al-Qaida continuent de s'en prendre à des cibles militaires, diplomatiques et civiles partout dans le monde. Le Canada et ses alliés sont sous l'emprise d'une menace réelle. La plupart des pays avec lesquels travaille le Canada, aux Nations Unies et dans d'autres forums multinationaux, s'opposent à ces organisations, à leurs objectifs, à leurs méthodes et à leurs actes. La présence permanente de M. Jaballah au Canada constitue une menace pour la vie des Canadiens et de leurs alliés.

Le danger exceptionnel que représente M. Jaballah pour la sécurité du Canada exige qu'il ne soit pas autorisé à demeurer au Canada, et ce, malgré le risque qu'il encourt s'il retourne en Égypte.

[26]Après cette conclusion, le représentant du ministre examine les «quelques observations» formulées au nom de M. Jaballah dans sa demande de protection concernant la séparation éventuelle de sa famille s'il est expulsé en Égypte, y compris le renvoi à l'arrêt Baker (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817) et à l'article 25 de la Loi, par son avocat de l'époque. Cette disposition prévoit que le ministre doit, sur demande d'un étranger interdit de territoire, étudier le cas de cet étranger et lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s'il estime que des circonstances d'ordre humanitaire, compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché, le justifient.

[27]La décision souligne que M. Jaballah et son épouse ont six enfants, dont deux nés au Canada, un au Pakistan et trois en Égypte, mais ne fait aucune mention du statut de réfugié accordé à l'épouse et aux quatre enfants nés à l'étranger. Le représentant du ministre conclut ainsi:

[traduction] Il est vrai que les enfants nés au Canada peuvent demeurer au pays de plein droit mais ils sont également libres d'accompagner leurs parents et leurs frères et soeurs dans l'éventualité où ces derniers quittent le pays. Je ne peux donc pas conclure que l'expulsion de M. Jaballah entraînerait nécessairement la séparation de la famille. M. Jaballah est détenu loin de ses enfants depuis un bon moment déjà. Ainsi, rien ne permet de conclure que l'expulsion de M. Jaballah priverait davantage ses enfants de son soutien affectif et financier que sa situation de détention actuelle. Je ne vois aucune raison de modifier ma conclusion que M. Jaballah ne doit pas être autorisé à demeurer sur le territoire canadien en raison de la menace qu'il représente pour la sécurité des Canadiens.

[28]Dans sa conclusion, le représentant du ministre affirme ensuite que [traduction] «conformément à l'alinéa 113d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la demande de protection doit être jetée au motif que le demandeur représente une menace pour la sécurité du Canada».

Questions en litige

[29]Dans ses observations écrites et orales cherchant à faire annuler la décision rejetant sa demande de protection, M. Jaballah soulève les questions suivantes concernant les conclusions du représentant du ministre:

i) le représentant du ministre a commis une erreur en jugeant que les circonstances relatives à M. Jaballah sont exceptionnelles au point de justifier son expulsion même s'il risque la torture, au motif que cette expulsion, bien qu'elle contrevienne aux droits de M. Jaballah au titre de l'article 7 de la Charte, serait justifiée en vertu de l'article premier; cette conclusion contrevient aux obligations du Canada en vertu du droit international et du droit canadien qui, soutient-on, interdisent toute expulsion impliquant un risque de torture, quelles que soient les circonstances;

ii) les circonstances examinées par le représentant du ministre ne justifient pas la conclusion selon laquelle le danger pour la sécurité nationale l'emporte sur le risque de torture auquel serait exposé M. Jaballah en cas d'expulsion, et la décision ne tient pas compte de certains facteurs pertinents;

iii) le représentant du ministre a tiré une conclusion déraisonnable en affirmant que l'expulsion de M. Jaballah n'affecterait pas les intérêts de ses enfants davantage que sa situation de détention actuelle, et il n'a pas tenu compte de certains facteurs en parvenant à cette conclusion;

iv) enfin, la quatrième question soulevée en janvier 2005, avant que ma décision ne soit rendue, concerne l'argument présenté au nom de M. Jaballah voulant que la conclusion du représentant du ministre quant à la menace, à savoir qu'il représente une menace pour la sécurité nationale du Canada l'emportant sur le risque de torture auquel il serait exposé advenant son retour en Égypte, n'est pas légale car le représentant s'est appuyé sur des renseignements classifiés, soit un rapport secret préparé par le Service canadien du renseignements de sécurité (SCRS) qu'il a reçu sans les documents ayant servi à l'établir; M. Jaballah n'a pas obtenu ce rapport, pas plus que les documents afférents.

[30]Après avoir examiné attentivement les questions soulevées, je refuse de me prononcer sur les questions constitutionnelles importantes soulevées dans le premier argument puisque cette étape des procédures peut être tranchée, suivant le paragraphe 80(2) de la Loi, sur d'autres fondements. J'examine brièvement ci-après la norme de contrôle judiciaire applicable et j'analyse le quatrième argument soulevé à titre d'objection préliminaire, concernant le dossier dont disposait le représentant du ministre et la manière dont il s'en est servi. J'examine ensuite les deuxième et troisième arguments mentionnés plus haut. Mon analyse de ces trois arguments forme les motifs sur lesquels je fonde ma décision. Je me permets toutefois de souligner, sous forme évidente d'obiter dicta, les facteurs qu'il serait opportun de prendre en considération au moment du nouvel examen de la demande de protection de M. Jaballah.

La norme de contrôle judiciaire

[31]L'avocat des ministres soutient que la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision portant qu'une personne représente une menace pour la sécurité du Canada est celle de la décision manifestement déraisonnable, ainsi qu'il ressort de l'arrêt Suresh de la Cour suprême, aux paragraphes 29 et 32 à 34. Je reconnais que cette norme s'applique lorsque la décision en cause porte, essentiellement, sur une question de faits, appuyés par les éléments de preuve soumis au décideur. Dans Mahjoub c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 334 (C.F.), Mme la juge Dawson observe ce qui suit [au paragraphe 42]:

Tant la décision quant à savoir si M. Mahjoub constitue un danger pour la sécurité du Canada, que celle quant à savoir si M. Mahjoub est exposé à un risque important de torture en cas de renvoi vers l'Égypte dépendent en grande partie des faits. La Cour doit faire preuve de retenue, face à ces questions et intervenir pour annuler la décision de la représentante uniquement si elle est manifestement déraisonnable. Cela veut dire que, pour intervenir, la Cour doit être convaincue que la décision a été rendue arbitrairement ou de mauvaise foi, sans tenir compte de facteurs pertinents ou sans qu'elle soit étayée par la preuve. La Cour ne doit pas soupeser de nouveau les différents facteurs ni intervenir uniquement parce qu'elle en serait arrivée à une autre conclusion. Voir: Suresh, aux paragraphes 29 et 39.

[32]En l'espèce, toutefois, la plupart des arguments du demandeur portent sur des erreurs de droit que le représentant aurait commis en parvenant à ses conclusions, erreurs de même nature que celles dont parle Mme la juge Dawson pour justifier l'intervention du tribunal. Dans la mesure où ces erreurs sont importantes, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. La norme applicable dépend de la question en litige, comme le prévoit le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, qui s'applique en l'espèce.

Le dossier soumis au représentant et la valeur accordée à ce document

[33]Alors que l'instruction était déjà très avancée, en février 2005, la Cour a reçu les observations présentées au nom de M. Jaballah et des ministres demandeurs concernant le dossier, à savoir, les renseignements dont disposait le représentant du ministre et la manière dont ils ont été pris en compte. Les circonstances en l'espèce ont été jugées semblables à celles dont était saisie Mme la juge Dawson dans l'affaire Mahjoub. Dans ses motifs, elle souligne ce qui suit [aux paragraphes 48 et 49]:

Le premier motif de ma conclusion, c'est qu'il découle clairement de Suresh que, pour conclure en un «danger [. . .] pour la sécurité du Canada», il faut la preuve d'une grave menace pour la sécurité nationale. Bien que la représentante ait fait état du rapport secret en matière de sécurité et des «éléments de preuve qu'on y présente», elle n'était saisie que de l'énoncé circonstancié établi par le SCRS. Elle ne disposait pas des annexes confidentielles auquel renvoie le rapport secret et où figurent les renseignements détaillés sur lesquels le SCRS s'est fondé. Sans ces renseignements, la représentante ne pouvait apprécier de manière valable et indépendante la mesure dans laquelle M. Mahjoub constitue un danger pour la sécurité du Canada.

Il faut souligner, comme deuxième motif, que la représentante s'est fondée sur les opinions ou conclusions du SCRS et du juge Nadon. Or, ni le rapport secret en matière de sécurité établi par le SCRS ni la décision du juge Nadon n'avaient pour objet premier d'apprécier la nature ou le degré du risque pour la sécurité nationale occasionné par M. Mahjoub. Ni le rapport ni la décision ne visaient non plus à évaluer la gravité du danger pour la sécurité du Canada que pourrait constituer M. Mahjoub.

[34]Dans le cas qui nous occupe, il est devenu évident que le dossier dont disposait le représentant du ministre contenait le Rapport sur les renseignements de sécurité (RRS), à savoir un rapport circonstancié du SCRS faisant état des motifs portant à croire que M. Jaballah doit être interdit de territoire, sans les documents de référence et les annexes à l'appui mentionnés dans les notes en bas de page du rapport. Le rapport contient les résumés publics du 14 août 2001 et du 5 février 2002, fondés sur le RRS et le témoignage public de l'agent du SCRS, résumés qui ont été remis à M. Jaballah à titre de documents publics sur ordonnance de la Cour lors d'une instance précédente relative au caractère raisonnable du certificat du ministre. Je souligne qu'apparemment aucun des documents et annexes de référence mentionnés dans les notes en bas de page de ces résumés n'ont été remis au représentant du ministre, bien qu'une copie de ces documents ait été communiquée à l'avocat de M. Jaballah le 14 août 2001.

[35]La décision Mahjoub a depuis été appliquée par le juge Blanchard à l'égard de la même question de preuve dans Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 262 F.T.R. 7 (C.F.) (voir les paragraphes 14 et 86).

[36]Je remarque que dans les décisions Mahjoub et Almrei la Cour examinait une décision rendue en vertu du paragraphe 115(2) de la Loi, qui s'applique aux réfugiés au sens de la Convention, puisque MM. Mahjoub et Almrei étaient tous deux des réfugiés et qu'à ce titre ils étaient déjà reconnus comme des personnes ayant besoin de la protection prévue dans la Loi. Dans la présente instance, la décision en cause a été rendue en vertu du sous-alinéa 113d)(ii) de la Loi, s'agissant de l'examen d'une demande de protection déposée par un ressortissant étranger, le statut que possède M. Jaballah. Bien que les deux dispositions visent des personnes possédant un statut différent, l'essence même des deux décisions mentionnées est la même, à mon avis. Les irrégularités de procédure à l'égard d'une décision prise en vertu du paragraphe 115(2) revêtent la même importance que pour la procédure en vertu du sous-alinéa 113d)(ii). Je suis d'accord avec l'argument de M. Jaballah lorsqu'il soutient que dans Mahjoub et Almrei, la procédure a été jugée insuffisante pour garantir l'indépendance de l'évaluation faite par le représentant du ministre, en ce qui concerne le danger que représentait la personne en cause pour la sécurité du Canada. Dans le cas qui nous occupe, la procédure serait donc insuffisante pour garantir une évaluation indépen-dante.

[37]Les ministres demandeurs soutiennent, comme ils semblent l'avoir fait dans Almrei (au paragraphe 89), qu'en l'espèce le dossier dont disposait le représentant du ministre contenait des éléments de preuve accablants justifiant pleinement la conclusion à laquelle est parvenu le représentant, à savoir que M. Jaballah représente un danger pour la sécurité du Canada. Les ministres font valoir que dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle est dotée dans le cadre du présent contrôle judiciaire, la Cour peut ne pas tenir compte d'un erreur si on peut établir que même après avoir reçu des directives appropriées, le représentant parviendrait inévitablement à la même conclusion dans l'éventualité où l'affaire serait renvoyée pour nouvel examen. La décision suivante, notamment, a été citée à l'appui de cet argument: Mobile Oil Canada Ltd. c. Office Canada- Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, à la page 228, et certaines décisions plus récentes de la Cour d'appel: Vézina c. Canada (Ministre du Revenu national--M.R.N.), 2003 CAF 67, au paragraphe 7; et Cartier c. Canada (Procureur général), [2003] 2 C.F. 317 (C.A.), aux paragraphes 30 à 36.

[38]Je ne suis pas convaincu que les circonstances en l'espèce permettent de prédire que l'on obtiendra un résultat comparable si l'affaire est renvoyée pour nouvel examen. Même s'il existe des éléments de preuve justifiant la décision du représentant, la Cour usurperait le pouvoir décisionnaire que la Loi confère au représentant du ministre en prenant pour acquis que ce dernier parviendrait inévitablement à la même conclusion, advenant un nouvel examen de la demande de protection. Dans le cas qui nous occupe, les questions à trancher portent essentiellement sur les faits et c'est au ministre ou à son représentant qu'il revient d'en juger.

[39]Les circonstances de l'espèce, en ce qui concerne le dossier et les conclusions qu'en a tirées le représentant du ministre, ne sont pas vraiment différentes de celles dont il était question dans Mahjoub et Almrei. Par souci de cohérence et de déférence à l'égard des décisions de la Cour, j'appliquerai les principes énoncés dans ces décisions sur ce point.

La valeur probante indéterminée accordée à certains facteurs qui n'ont pas été correctement examinés

[40]Cette conclusion est justifiée par ma difficulté à évaluer la valeur et l'importance de deux facteurs dont le représentant a tenu compte dans sa décision. Il s'agit de la décision antérieure de la Cour quant au caractère raisonnable du certificat des ministres et des conclusions tirées du RRS, en l'absence des documents et des annexes de référence sur lesquels il est fondé. Quelle que soit la valeur accordée à ces facteurs, il semble aujourd'hui qu'elle n'était pas justifiée.

[41]Pour évaluer le danger que représente M. Jaballah pour la sécurité du Canada, le représentant s'appuie, notamment, à titre de preuve concluante que M. Jaballah doit être exclu de territoire pour des raisons de sécurité, sur une décision antérieure de la Cour déterminant que le certificat du ministre est raisonnable. À l'époque, cet énoncé était approprié mais il ne l'est plus aujourd'hui. Même s'il est toujours possible que la même décision soit rendue, ma décision de l'époque a été invalidée par la Cour d'appel. Il est vrai que la décision de la Cour d'appel a été rendue après la décision du représentant du ministre dont est maintenant saisie la Cour mais le fait que ma décision ait été invalidée signifie qu'elle ne peut servir de fondement à la décision du représentant du ministre. En outre, comme il est clairement précisé dans Mahjoub et Almrei, toute décision reconnaissant le caractère raisonnable du certificat des ministres ne constitue pas, en soi, une conclusion que M. Jaballah représente une menace pour la sécurité du Canada.

[42]Le deuxième facteur concerne la valeur accordée aux renseignements classifiés examinés par le représentant et que ce dernier qualifie de «très convaincants»; il accorde une très grande valeur probante à cet élément de preuve, en particulier lorsqu'il évalue le risque encouru par M. Jaballah par rapport à la menace que représente sa présence ici, au Canada, pour la sécurité nationale. Comme je l'ai mentionné plus haut, ces renseignements classifiés comprennent le RRS, un résumé de l'information dont disposent le SCRS et les ministres, mais seule la partie principale du rapport a été remise au représentant, les documents et les annexes de référence ayant été omis. Soulignons qu'en l'espèce, lors de procédures antérieures portant sur le certificat, M. Jaballah n'a présenté aucune preuve pour tenter de contredire la preuve figurant dans le dossier public dont il avait copie, relativement à de nouveaux événements et à de nouvelles circonstances préoccupant les ministres depuis l'invalidation de leur premier certificat. La preuve de nouvelles circonstances est fournie dans le résumé public et les documents de référence communiqués le 14 août 2001, le témoignage public d'un agent du SCRS et les résumés des renseignements complémentaires déposés sur ordonnance de la Cour le 5 février 2002. Le représentant du ministre s'est peut-être appuyé sur les documents publics dans cette affaire mais sa décision indique le contraire. En examinant la décision en cause, il est aujourd'hui possible ou souhaitable, pour la Cour, de ne pas tenir compte de la valeur que le représentant reconnaît avoir accordée à des renseignements qui ne figuraient pas dans le dossier public, renseignements qui ne provenaient pas des sources documentaires originales.

[43]Aux termes du sous-alinéa 13d)(ii), qui s'applique au cas de M. Jaballah, le refus doit se justifier «en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada». Le représentant s'est contenté d'évaluer ce dernier élément seulement et il a omis d'examiner la nature et la gravité des actes de M. Jaballah. Selon moi, le représentant n'a pas correctement évalué la menace que M. Jaballah représente pour la sécurité du Canada. Pour reprendre les termes de Mme la juge Simpson, dans Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 517 (1re inst.), au paragraphe 20, où il était question d'une évaluation semblable, «[i]l se peut très bien que ces conclusions soient exactes, mais, dans Suresh, la Cour suprême du Canada a clairement dit que, avant de décider de retourner un réfugié dans un pays où il risque d'être torturé, il doit exister une grave menace à la sécurité nationale [. . .] la décision d'expulsion ne définit pas la menace et n'explique pas adéquatement en quoi elle consiste». De la même manière dans la présente instance, la détermination du caractère raisonnable du certificat du ministre et l'examen des facteurs sur lesquels était fondé le certificat attestant que M. Jaballah devait être interdit de territoire au Canada, ne définissent pas et n'expliquent pas clairement la menace que le défendeur représente pour le Canada.

Circonstances pertinentes dont le représentant n'a pas tenu compte

[44]Pour évaluer les «circonstances exceptionnelles» qui justifieraient l'expulsion de M. Jaballah vers un pays où il risque la torture, le représentant du ministre se fonde sur les activités terroristes du groupe Al Jihad et sur ses liens avec Al-Qaïda, sur la participation de M. Jaballah à certaines activités d'Al Jihad et ses rapports avec certains dirigeants de cette organisation; il en conclut que sa présence au Canada constitue une très grave menace pour la sécurité du pays. Il ne fait aucune mention des circonstances qui menaceraient le Canada ou sa sécurité, hormis la conclusion que la seule présence de M. Jaballah sur le territoire canadien constitue un danger pour le Canada et sa sécurité.

[45]Dans Suresh, au paragraphe 78, la Cour suprême mentionne les circonstances exceptionnelles que l'on doit prouver pour justifier l'expulsion malgré un risque de torture à savoir «les désastres naturels, le déclenchement d'hostilités, les épidémies et ainsi de suite», renvoyant à ses arrêts Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la page 518, et dans Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, au paragraphe 90. Le premier traite des circonstances exceptionnelles justifiant des mesures pénales, alors que la Cour évaluait le pouvoir législatif du gouvernement fédéral en ce qui concerne la distribution du courant entre les provinces et le gouvernement fédéral. Le second traite des circonstances exceptionnelles justifiant, en vertu de l'article premier de la Charte, des mesures qui seraient autrement contraires à l'article 7. Dans les deux cas, les circonstances exceptionnelles dont il est fait mention ne sont pas celles qui se rapportent directement à l'individu concerné; il s'agit plutôt des circonstances qui semblent constituer une menace pour le Canada en tant que nation. En l'espèce, le représentant du ministre ne fait aucune mention de telles circonstances, hormis le fait que M. Jaballah représenterait un danger permanent pour la sécurité nationale, comme on peut le déduire à la lecture de la décision. Je reconnais que l'on ne doit pas interpréter Suresh de manière à limiter les conditions exceptionnelles à celles qui sont mentionnées à titre d'exemple. Dans sa décision, le représentant n'évalue pas les conditions auxquelles serait confronté le Canada en tant que nation et qui justifieraient de déroger à l'article 7, soit dans la pondération des droits fondamentaux, soit dans l'examen des éléments de preuve qui justifieraient une exception à l'article premier de la Charte.

[46]La conclusion voulant que M. Jaballah constitue une menace pour le Canada semble fondée sur la présomption que sa présence permanente au pays ne serait assortie d'aucune surveillance ou contrainte. En fait, depuis 1999, il a passé plus de quatre ans en détention, dont une bonne partie sinon la totalité, en isolement cellulaire. Au cours de cette période, on peut présumer qu'il n'a eu aucune relation avec Al Jihad ni avec quiconque, hormis les personnes autorisées par ses gardiens. Lors des courtes périodes où il a bénéficié de sa liberté de mouvements, il a été observé ou interrogé par les autorités canadiennes. Le représentant n'a pas tenu compte de ces circonstances ni d'aucune autre condition susceptible de restreindre la liberté de M. Jaballah dans ce pays, lorsqu'il a évalué le danger que ce dernier représente pour la sécurité du Canada.

[47]À mon avis, le représentant du ministre a commis une erreur de droit en omettant de tenir compte de certains facteurs pertinents pour décider que M. Jaballah représente un danger, à savoir une menace potentiellement grave pour la sécurité du Canada (voir Suresh, aux paragraphes 88 à 91).

La famille de M. Jaballah

[48]L'avocat de M. Jaballah a demandé à la Cour de tenir compte des motifs d'ordre humanitaire à l'égard de sa famille, quoiqu'il ait présenté fort peu d'arguments à cet égard. Il a tout de même formulé cette demande en prenant appui sur la décision Baker, et sur l'article 25 de la Loi. Il a tenu pour acquis que les considérations d'ordre humanitaire liées à la situation de la famille de M. Jaballah étaient pertinentes en l'espèce. Toutefois, il n'a fait aucune mention directe des incidences pour sa famille d'une éventuelle expulsion de M. Jaballah vers un pays où il risque la torture ou la mort. Il n'a pas dit un mot sur le statut de l'épouse de M. Jaballah et de leurs quatre enfants nés à l'étranger, en tant que revendicateurs du statut de réfugié au Canada, information que le ministre ou son représentant pouvait obtenir en consultant les dossiers d'immigration. Il n'a pas été tenu compte du fait que l'un des enfants, né au Pakistan, pourrait n'avoir aucun statut en Égypte.

[49]Selon moi, l'analyse effectuée par le représentant du ministre n'est pas celle exigée à l'article 25, c'est-à-dire qu'il n'a pas tenu compte «de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché». Quel que soit leur statut au Canada, le simple fait de conclure, comme le fait le représentant dans sa décision, que l'expulsion de M. Jaballah ne priverait pas «davantage ses enfants de son soutien affectif et financier que sa situation de détention actuelle» signifie implicitement que le représentant a omis de prendre en compte le risque de mort ou de torture auquel serait exposé M. Jaballah advenant son expulsion en Égypte, et les effets qu'une telle situation pourrait avoir sur les membres de sa famille, y compris ses enfants nés au Canada ou au Pakistan. Ces questions n'ont pas été examinées ou mentionnées dans la décision en cause.

[50]Autrement dit, la décision ne tient pas suffisamment compte, à mon avis, des intérêts supérieurs des enfants de M. Jaballah, lesquels seraient directement affectés par une décision établissant qu'il est, ou n'est pas, une personne ayant besoin d'être protégée à l'heure actuelle.

Conclusion

[51]J'estime que le représentant du ministre a commis une erreur de droit en s'appuyant indûment sur certains éléments, à savoir ma décision antérieure voulant que l'opinion attestée du ministre soit raisonnable, décision subséquemment invalidée par la Cour d'appel, et la valeur probante accordée au résumé d'un rapport détaillé secret (qui n'a jamais été communiqué à M. Jaballah), sans avoir eu accès aux documents de référence sur lequel le rapport était fondé. De plus, en omettant de décrire le danger que M. Jaballah est censé représenter pour la sécurité du Canada, en s'abstenant de tenir compte du fait que M. Jaballah est constamment surveillé, sous une forme ou sous une autre, pendant son séjour au Canada, et en omettant de prendre en compte, d'une manière appropriée, les intérêts supérieurs de ses enfants, le représentant du ministre a commis une erreur.

[52]Je conclus que le représentant a rendu une décision entachée d'une erreur de droit, au sens du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales; autrement dit, la décision finale de refuser la demande de protection est manifestement déraisonnable car elle est fondée sur des conclusions de faits auxquelles le représentant est parvenu sans tenir compte de l'ensemble des éléments de preuve et des circonstances de l'affaire.

[53]Je reconnais que le ministre et son représentant n'ont pas une tâche facile. Pour que la décision relative à la demande de protection soit légale au sens du paragraphe 79(2), elle doit être rendue en conformité de la loi et les motifs au soutien de cette décision doivent être précisés, tant en ce qui concerne l'évaluation de la menace que représente la présence de M. Jaballah pour la sécurité du Canada qu'en ce qui concerne l'exercice de pondération entre la menace ainsi définie et le risque de torture auquel serait exposé M. Jaballah advenant son expulsion.

[54]Dans mes motifs, je n'ai pas examiné les arguments des parties sur les incidences des obligations du Canada en vertu de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (la Convention), eu égard à l'adoption de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Un exposé général sur la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47], et sur la possible reconnaissance que l'interdiction d'expulser une personne risquant la torture constitue une norme internationale impérative, se trouve dans l'arrêt de la Cour suprême Suresh, aux paragraphes 59 à 75. Ces questions ont été examinées de manière relativement détaillée dans cette affaire et plus brièvement par mes collègues, les juges Dawson, dans Mahjoub, aux paragraphes 64 et 65, et Blanchard, dans Almrei, aux paragraphes 97 à 102, dans le cadre de remarques nettement incidentes.

[55]Bien que les arguments de M. Jaballah ne soient pas sans fondement, je ne suis pas convaincu que la question ait été pleinement débattue devant la Cour, particulièrement en ce qui concerne la chronologie des décisions, celle de la Cour suprême dans Suresh (portant sur l'ancienne Loi sur l'immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], l'adoption par le législateur et l'entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et toutes les incidences de l'inclusion de l'alinéa 3(3)f) de la Loi du passage suivant: «L'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet [. . .] f) de se conformer aux instruments interna-tionaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire».

[56]À mon avis, pour les motifs exposés plus haut, la décision du représentant des ministres de refuser la demande de protection n'a pas été prise légalement et elle est aujourd'hui invalidée par voie d'ordonnance distincte. Je ne statue pas sur le caractère raisonnable du certificat des ministres pour le moment. Conformément au paragraphe 80(2) de la Loi, je suspends l'examen de la présente affaire, en attendant que le ministre ou son représentant se prononce après nouvel examen de la demande de protection.

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