A-483-11
2012 CAF 59
Al-Munzir Es-Sayyid (appelant)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (intimé)
Répertorié : Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour d’appel fédérale, juges Layden-Stevenson, Gauthier et Stratas, J.C.A.—Toronto, 16 février; Ottawa, 20 février 2012.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant une demande de sursis d’une mesure de renvoi — L’appelant, réfugié au sens de la Convention, a fait l’objet d’un avis de danger et d’une mesure de renvoi — Le juge a refusé de se récuser à la suite d’allégations de partialité et a rejeté la requête en sursis — L’appelant a allégué que le juge a inconsciemment fait preuve de partialité, qu’il a fait naître une crainte raisonnable de partialité en reproduisant les observations de l’intimé et en analysant trop en profondeur le fond de l’affaire — La Cour n’a compétence que pour entendre les deux premiers motifs d’appel — L’allégation de partialité inconsciente de la part du juge est fondée sur une preuve inadmissible et a été rejetée — L’appelant n’a pas respecté la règle 52.2 des Règles des Cours fédérales concernant l’admissibilité des preuves d’expert — Le juge n’a pas fait preuve de partialité et n’a pas fait naître de crainte raisonnable de partialité en reproduisant des observations sans en mentionner la source — Une personne raisonnable conclurait que le juge a tranché l’affaire avec ouverture d’esprit, indépendance et impartialité— Toutefois, la pratique de reproduire une partie substantielle des observations écrites d’une partie sans mention de la chose doit cesser — Appel rejeté.
Juges et Tribunaux — La Cour fédérale a rejeté une demande de sursis d’une mesure de renvoi — L’appelant a allégué notamment que le juge a inconsciemment fait preuve de partialité et qu’il a fait naître une crainte raisonnable de partialité en reproduisant les observations de l’intimé — L’allégation de partialité inconsciente de la part du juge est fondée sur une preuve inadmissible et a été rejetée — Le juge n’a pas fait preuve de partialité en reproduisant des observations sans en mentionner la source — Toutefois, la pratique de reproduire une partie substantielle des observations écrites d’une partie sans mention de la chose doit cesser — Les juges devraient rédiger leurs propres motifs — Les motifs doivent toujours être le résultat de la propre appréciation du juge des principales questions soulevées, et doivent être perçus comme tels — Reproduire une partie substantielle des observations d’une partie sans en mentionner la source cause un préjudice à la réputation de l’administration de la justice.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale rejetant une demande de sursis d’une mesure de renvoi.
L’appelant, réfugié au sens de la Convention, faisait l’objet d’un avis de danger, selon lequel il constituait un danger pour la sécurité publique. L’intimé avait l’intention de faire exécuter la mesure de renvoi prise à l’encontre de l’appelant et, en réponse à la requête en sursis, il a rappelé que l’appelant avait un casier judiciaire. L’intimé a soutenu que l’appelant n’avait plus de crainte raisonnable d’être persécuté s’il retournait dans son pays d’origine. L’appelant a allégué que le juge de la Cour fédérale faisait preuve de partialité dans les affaires de criminalité et lui a demandé de se récuser. Un rapport d’opinion à l’appui de l’allégation de partialité était en cours de rédaction, mais n’était pas terminé et n’a donc pas été déposé. Le juge a refusé de se récuser et il a rejeté la requête en sursis, concluant que l’appelant n’avait satisfait à aucun des volets du critère applicable au sursis, tel qu’énoncé dans l’arrêt Toth c. Canada (Citoyenneté et Immigration).
L’appelant, s’appuyant sur le rapport d’opinion, a allégué que le juge de la Cour fédérale aurait dû se récuser, en faisant valoir que le juge a inconsciemment fait preuve de partialité dans des affaires comme celle de l’espèce, qu’il a fait naître une crainte raisonnable de partialité en reproduisant dans ses motifs de rejet la plupart des observations écrites de l’intimé sans en mentionner la source, et qu’il a analysé trop en profondeur le fond de l’affaire.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Même si la décision faisant l’objet de l’appel était une décision interlocutoire, la Cour avait compétence pour entendre les deux premiers motifs d’appel de l’appelant. En effet, une décision interlocutoire est susceptible d’appel lorsqu’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du juge. En ce qui concerne le troisième motif d’appel, le juge a, en effet, examiné à la loupe le fond de l’affaire, approche qui devrait être évitée à l’avenir. Toutefois, il s’agissait d’une observation sur le bien-fondé du processus décisionnel du juge, qui n’est pas susceptible d’appel.
L’allégation selon laquelle le juge a fait inconsciemment preuve de partialité a été rejetée. Le rapport d’opinion de l’appelant n’était pas admissible, et aucun poids ne lui a été accordé. Cette opinion ne fait que résumer des décisions judiciaires, présenter des observations juridiques concernant ces décisions et exprimer l’avis personnel de l’auteur sur le fait qu’il existe ou non une crainte raisonnable de partialité. L’opinion ressemble à un mémoire des faits et du droit et ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt R. c. Mohan. De plus, l’appelant n’a pas respecté la règle 52.2 des Règles des Cours fédérales relative à l’admissibilité de la preuve d’expert.
Le juge n’a pas fait preuve de partialité, ni n’a fait naître de crainte raisonnable de partialité, en reproduisant les observations du ministre sans mentionner leur source. Selon une interprétation juste des motifs du juge, une personne bien renseignée et raisonnable conclurait que le juge a examiné les documents qui lui ont été présentés ainsi que les observations des parties et qu’il a tranché l’affaire avec ouverture d’esprit, indépendance et impartialité. Toutefois, la Cour d’appel fédérale a fait une mise en garde contre la pratique de reproduire une partie substantielle des observations écrites d’une partie sans mention de la chose. Les juges devraient rédiger leurs propres motifs, expliquant le fondement de leurs décisions. L’adoption ou l’intégration de parties des observations écrites aux motifs, avec mention de la source, est autorisée. En définitive, les motifs doivent toujours être le résultat de la propre appréciation du juge des principales questions soulevées, et doivent être perçus comme tels. La pratique de reproduire une partie substantielle des observations d’une partie sans en mentionner la source doit cesser. Elle discrédite ceux qui la pratiquent et cause un préjudice à la réputation de l’administration de la justice.
Enfin, une personne bien renseignée qui examinerait l’affaire de façon réaliste et pratique, et qui tiendrait compte de l’ensemble des circonstances, n’aurait pas estimé que le juge a fait preuve de partialité ou semblé faire preuve de partialité.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72(2)e), 75(2) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 2 « ordonnance », 52.2 (édicté par DORS/2010-176, art. 2), 53(1), ann. (édicté, idem, art. 13).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Janssen-Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212.
décisions examinées :
Toth c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 1988 CanLII 1420 (C.A.F.); R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259.
décisions citées :
RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] UKHL 1, [1975] A.C. 396, [1975] 1 All E.R. 504, [1977] F.S.R. 593; Subhaschandran c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 27, [2005] 3 R.C.F. 255; Zündel (Re), 2004 CAF 394; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 294, [2013] 3 R.C.F. 36; R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; National Justice Campania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co. Ltd. (« The Ikarian Reefer »), [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (Q.B. (Com. Ct.)); Tesoro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148, [2005] 4 R.C.F. 210.
appEL d’une décision de la Cour fédérale (2011 CF 1489) rejetant une demande de sursis d’une mesure de renvoi. Appel rejeté.
ONT COMPARU
Barbara Jackman et Sarah L. Boyd pour l’appelant.
Ian Hicks pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Jackman & Associates, Toronto, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] La Cour : L’appelant, un réfugié au sens de la Convention, souhaite demeurer au Canada, ce à quoi le ministre s’oppose. Le ministre a délivré un avis de danger : l’appelant constitue un danger pour la sécurité publique et ne serait pas exposé à des risques s’il retournait dans son pays d’origine puisque la situation du pays a changé. S’appuyant sur cet avis de danger, le ministre a l’intention de faire exécuter la mesure de renvoi prise à l’encontre de l’appelant.
[2] En réponse, l’appelant a déposé à la Cour fédérale une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant l’avis de danger. Il a également demandé que l’on sursoie à l’exécution de la mesure de renvoi.
[3] En ce qui a trait à la requête en sursis, les parties ont déposé des éléments de preuve et des observations écrites. Elles ont présenté leurs plaidoiries dans le cadre d’une téléconférence. La Cour fédérale (le juge Shore) a rejeté la demande de sursis (2011 CF 1489). Nous sommes saisis de l’appel de cette décision.
[4] Dans le présent appel, l’appelant sollicite l’annulation du rejet de la requête en sursis en raison de la partialité du juge. L’appelant ne prétend pas que le juge fait preuve de partialité dans toutes les affaires. De fait, l’appelant a déclaré à la Cour que le juge était consciencieux et prenait chaque affaire au sérieux. Il prétend plutôt que le juge n’a de parti pris que dans une catégorie limitée d’affaires — la présente espèce appartenant à cette catégorie — à savoir les affaires de criminalité. De plus, l’appelant soutient que la partialité du juge est « inconsciente », car elle découle d’une « fixation » sur « l’application de la loi ».
[5] Pour les motifs énoncés ci-après, nous serions d’avis de rejeter l’appel.
A. La requête en sursis devant la Cour fédérale
[6] Dans le contexte de l’immigration, l’arrêt de principe en matière de sursis est l’arrêt Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (C.A.F.). Cet arrêt n’est pas incompatible avec l’arrêt clé de la Cour suprême sur le sujet, RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S 311, même s’il le précède, car tous les deux sont fondés sur l’arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] UKHL 1.
[7] Pour accorder un sursis, la Cour doit être convaincue qu’il existe une question sérieuse à juger, que l’appelant subirait un préjudice irréparable si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi n’est pas accordé et que la prépondérance des inconvénients est favorable au sursis. Ce test est conjonctif. Il faut satisfaire aux trois volets énoncés.
[8] Commençons par un bref résumé des faits allégués à l’appui des arguments soulevés par les parties dans la requête en sursis présentée devant la Cour fédérale afin de bien cerner les questions soumises au juge.
[9] Au moment de la requête en sursis, l’appelant avait 22 ans. Il vit au Canada depuis l’âge de 7 ans.
[10] L’allégation selon laquelle il serait exposé à un danger s’il devait être renvoyé du Canada vers l’Égypte était au cœur des observations formulées par l’appelant dans le cadre de sa requête en sursis. Ce danger découle des persécutions dont ses parents auraient été victimes en Égypte, notamment de détention extrajudiciaire et de torture. Alors qu’il était à l’extérieur de l’Égypte, son père a été reconnu coupable par contumace d’avoir eu des liens avec des groupes terroristes. L’appelant et sa famille se sont finalement enfuis au Canada et ont demandé l’asile. Aujourd’hui, l’appelant déclare qu’il n’a pas de rapports avec la famille élargie de ses parents et qu’il n’a aucun souvenir d’avoir vécu en Égypte. Certains de ses proches parents sont maintenant Canadiens naturalisés.
[11] Entre autres choses, l’appelant a soutenu que, bien que le régime ait changé en Égypte, l’ancien service de sécurité était toujours en place et constituait une menace pour lui.
[12] En réponse à la requête en sursis, le ministre a rappelé que l’appelant avait un casier judiciaire au Canada. Au cours des sept dernières années, l’appelant a été reconnu coupable de vol à main armée, de vol qualifié, de complot en vue de commettre un vol qualifié, de vol, de port d’une arme dissimulée, de voies de fait, de possession d’héroïne alors qu’il était incarcéré, de profération de menaces, de possession de biens criminellement obtenus et d’entrave à un agent de police. Il ne s’agit là que d’un résumé partiel des crimes dont il a été reconnu coupable. Parmi ses victimes, certaines étaient des escortes féminines et des clients d’un club privé, et les armes en question consistaient notamment en un couteau et un fusil.
[13] Se fondant sur l’avis de danger, le ministre a soutenu devant la Cour fédérale que l’appelant n’avait plus de crainte raisonnable d’être persécuté en Égypte et qu’il n’était plus exposé à un risque de préjudice dans ce pays. Selon lui, le régime égyptien avait été renversé, des membres du groupe Al Jihad (auquel le père de l’appelant aurait déjà appartenu) avaient été libérés de prison, et aucun des cas récents d’arrestation en Égypte ne visait des membres de la famille de personnes considérées comme des anciens dissidents politiques.
[14] Comme nous l’avons mentionné, les parties ont déposé leurs documents et éléments de preuve écrits. Le juge a été saisi de la requête en sursis. Une audience par téléconférence a eu lieu.
[15] Dès le début de la téléconférence, l’appelant a allégué que le juge faisait preuve de partialité dans les affaires de criminalité. Il a demandé au juge de se récuser. À ce moment, il n’a invoqué que des statistiques établies par son avocat sur le taux de succès du ministre dans des cas comme en l’espèce.
[16] Il semble qu’un rapport d’opinion (l’opinion) sur les décisions rendues par le juge était en cours de rédaction, mais qu’il n’était pas terminé. Ce rapport n’a donc pas été déposé à l’appui de l’allégation de partialité.
[17] Après avoir entendu les observations des parties sur la question de savoir s’il devait se récuser, le juge a refusé de le faire. Il a assuré aux avocats qu’il était impartial et qu’il examinait chaque affaire avec un esprit ouvert.
[18] Après avoir entendu les observations des parties sur le fond de l’affaire, le juge a mis sa décision en délibéré pendant une courte période. Il a finalement retenu la position du ministre et rejeté la requête en sursis, concluant que l’appelant n’avait satisfait à aucun des volets du critère applicable au sursis.
[19] Devant la Cour, l’appelant interjette appel du rejet de la requête en sursis.
B. Événements antérieurs à l’audience du présent appel
[20] L’appelant a demandé à la Cour un sursis provisoire visant à empêcher son renvoi du Canada en attendant l’issue du présent appel. À l’appui de cette demande, l’appelant a déposé l’opinion qui était auparavant en cours de rédaction. La Cour a prononcé une ordonnance de sursis provisoire le 6 janvier 2012.
[21] L’appelant a versé ladite opinion au dossier d’appel. À l’audience du présent appel, la Cour a exprimé des réserves à cet égard, en ce sens que l’opinion n’aurait dû être déposée parce qu’elle ne faisait pas partie du dossier de preuve soumis à la Cour fédérale et qu’elle n’avait pas été examinée par le juge. En réponse, l’appelant a tenté de justifier l’inclusion de ce document, invoquant des contraintes de temps, le rythme rapide de l’affaire, et l’absence de préavis à propos de l’identité du juge instruisant la requête en sursis en Cour fédérale.
[22] La présence de l’opinion dans le dossier de la requête en sursis provisoire ne signifie pas qu’elle peut être versée au dossier d’appel. En règle générale, seuls les documents présentés à la Cour fédérale peuvent faire partie du dossier d’appel.
[23] L’appelant n’a pas présenté de requête formelle en vue de soumettre l’opinion au titre de nouvel élément de preuve dans le présent appel, quoique certaines observations puissent être considérées comme une demande en ce sens. Il n’est pas nécessaire de déterminer si l’opinion pourrait répondre au critère concernant les nouveaux éléments de preuve parce que, plus loin dans les présents motifs, nous concluons qu’elle n’est pas admissible et que de toute façon, en raison des lacunes qu’elle présente, elle ne nous est d’aucun secours en l’espèce.
[24] Un affidavit auquel étaient jointes les observations du ministère de la Justice dans neuf autres causes a également été déposé pour la première fois en appel. À l’instar de l’opinion, il n’aurait pas dû être versé au dossier d’appel avant que l’appelant n’ait présenté une requête en présentation d’un nouvel élément de preuve. L’affidavit n’est pas admissible.
C. Les allégations de partialité
[25] Comme nous l’avons mentionné, l’appelant allègue à nouveau devant nous la question de la partialité. Il s’appuie sur trois motifs particuliers :
1) Le juge a inconsciemment fait preuve de partialité dans des affaires comme celle de l’espèce. À l’appui de cette allégation, l’appelant présente l’opinion.
2) Le juge a fait naître une crainte raisonnable de partialité en reproduisant dans ses motifs de rejet de la requête en sursis la plupart des observations écrites du ministre, sans en mentionner la source.
3) Le juge a fait naître une crainte raisonnable de partialité en analysant trop en profondeur le fond de l’affaire, plutôt que d’effectuer l’examen superficiel habituellement prévu pour le volet de la « cause défendable » du critère relatif à l’octroi d’un sursis.
L’appelant affirme que ces trois motifs s’étayent et se renforcent mutuellement et doivent mener à la conclusion selon laquelle le juge aurait dû se récuser.
D. Considérations de compétence
[26] Les parties reconnaissent que la Cour jouit d’une compétence très restreinte pour statuer sur les affaires comme celle de l’espèce.
[27] La décision faisant l’objet de l’appel est une décision interlocutoire et, sauf dans des circonstances bien définies et très limitées, elle n’est pas susceptible d’appel. L’alinéa 72(2)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), interdit l’appel interjeté à l’encontre d’une décision interlocutoire de la Cour fédérale. L’alinéa 72(2)e) se trouve dans la section 8 [art. 72 à 75] de la Loi. Les dispositions de la section 8, comme l’alinéa 72(2)e), l’emportent sur les dispositions incompatibles de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], y compris les dispositions concernant les appels (paragraphe 75(2) [mod., idem, art. 194] de la Loi).
[28] Font partie des circonstances bien définies et très limitées les cas où le juge refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire (Subhaschandran c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 27, [2005] 3 R.C.F. 255), et les cas où il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du juge (Zündel (Re), 2004 CAF 394). Cependant, la Cour n’a pas compétence pour entendre les appels fondés sur des observations, même des observations qui semblent être très défendables, portant que des erreurs de droit ont été commises (Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 294, [2013] 3 R.C.F. 36).
[29] Compte tenu de ces décisions, nous estimons que la Cour a compétence pour statuer sur le présent appel dans la mesure où il repose sur les allégations que le juge a inconsciemment fait preuve de partialité et que sa reproduction des observations écrites du ministre sans en mentionner la source a fait naître une crainte raisonnable de partialité. Il s’agit des premier et deuxième motifs d’appel susmentionnés.
[30] La compétence de la Cour pour examiner le troisième motif invoqué par l’appelant soulève plus de difficultés. Rappelons qu’il porte sur l’analyse excessive sur le fond que le juge aurait effectuée dans le cadre du volet relatif à la cause défendable du test en matière de sursis.
[31] Il ressort des motifs du juge que celui-ci a en effet examiné à la loupe le fond de l’affaire au regard du volet relatif à la cause défendable, rédigeant 24 paragraphes détaillés sur l’évaluation du danger où il aborde chacun des arguments de l’appelant, de même que 8 autres paragraphes détaillés sur l’évaluation du risque. Sous réserve de certaines exceptions bien établies, non applicables en l’espèce, cette approche n’est pas celle prévue par le test énoncé dans l’arrêt Toth en matière de sursis.
[32] Il y aurait lieu à l’avenir d’éviter l’approche suivie par le juge. Par ailleurs, le juge saisi de la demande d’autorisation en l’espèce ne devrait pas tenir compte de l’examen détaillé sur le fond auquel a procédé le juge dans le cadre du volet relatif à la cause défendable.
[33] L’appelant soutient que l’approche du juge est un indice de partialité. À notre avis, il ne s’agit pas d’une observation sur la partialité. Cela ressemble plutôt à une observation sur le bien‑fondé du processus décisionnel du juge, qui n’est pas susceptible d’appel à la Cour.
[34] En conséquence, nous sommes saisis de deux motifs soulevés par l’appelant sur la question de la partialité, laquelle est susceptible d’appel à la Cour. Rappelons qu’il s’agit des motifs fondés sur la partialité inconsciente et sur la reproduction dans les motifs des observations du ministre sans en citer la source.
E. Analyse
[35] Les parties conviennent que le critère suivant s’applique (Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394) :
[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet […] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
1) Allégation de partialité inconsciente de la part du juge
[36] Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’opinion, rédigée par un professeur de droit, a été présentée à l’appui de ce motif.
[37] Dans cette opinion, l’auteur examine 54 décisions rendues par le juge dans ce domaine et prétend les analyser, insistant particulièrement sur les conclusions qui s’en dégagent, non sur la question de savoir si elles étaient bien fondées au regard des faits et du droit. En définitive, il conclut que [traduction] « selon toute vraisemblance, dans ce type de dossier, [le juge] entrera dans la salle d’audience sans l’ouverture d’esprit nécessaire pour assurer aux parties une audience équitable ».
[38] Comme l’a déclaré la Cour suprême, « l’allégation de crainte raisonnable de partialité met en cause non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais celle de l’administration de la justice toute entière » (R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au paragraphe 113).
[39] Il existe une forte présomption selon laquelle les juges exerceront leurs fonctions de façon appropriée et avec intégrité (S. (R.D.), précité, au paragraphe 32, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (maintenant juge en chef), et aux paragraphes 116 et 117, le juge Major; R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267, la juge Abella; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, la juge en chef McLachlin). Cette présomption ne peut être réfutée que par une démonstration « sérieuse » reposant sur une « preuve concluante » en ce sens (Wewaykum, précité, au paragraphe 76; S. (R.D.), précité, au paragraphe 32).
[40] L’opinion présentée à l’appui de cette allégation de partialité est loin de faire une telle démonstration. Ainsi, dans ces circonstances et pour les motifs énoncés ci-après, l’opinion n’est pas admissible et, quoi qu’il en soit, aucun poids ne peut lui être accordé.
[41] Premièrement, l’opinion d’expert est irrecevable. La preuve d’expert est admissible lorsqu’elle est « nécessaire au sens qu’elle fournit des renseignements “qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge” » (R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 [à la page 23], citant R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24). Essentiellement, cette opinion ne fait que résumer des décisions judiciaires, présenter des observations juridiques concernant ces décisions et exprimer l’avis personnel de l’auteur sur la question fondamentale qu’il appartient à la Cour de trancher, à savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité. En réalité, l’opinion ressemble à un mémoire des faits et du droit. Elle ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Mohan.
[42] Deuxièmement, lors de l’audience, nous avons attiré l’attention des avocats sur le fait que la règle 52.2 [édicté par DORS/2010-176, art. 2] des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], n’avait pas été suivie. Cette disposition prévoit une procédure exigeante qui doit être suivie par quiconque veut faire admettre une preuve d’expert, une procédure qui, entre autres, est conçue pour favoriser l’indépendance et l’objectivité des experts sur lesquels les cours peuvent s’appuyer (voir le paragraphe 52.2(2) des Règles et le Code de déontologie régissant les témoins experts figurant en annexe [édicté par DORS/2010-176, art. 13] des Règles).
[43] Troisièmement, en ce qui concerne le non-respect de la règle 52.2 des Règles, nous avons de sérieuses réserves quant à l’objectivité et à l’indépendance de l’opinion. Les tribunaux se sont souvent exprimés sur le fait qu’il était souhaitable que les experts soient indépendants des parties et que leurs opinions soient objectives et impartiales (voir par exemple, National Justice Campania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co. Ltd. (“The Ikarian Reefer”), [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (Q.B. (Com. Ct.)), aux pages 81 et 82). Sont joints en annexes à l’opinion certains commentaires sur les propos gratuits, excessifs et idéologiques contenus dans certaines décisions. L’auteur y désapprouve en outre certaines décisions de la Cour fédérale et de notre Cour, ce qui fausse son appréciation des décisions du juge, qui a suivi dans plusieurs cas cette jurisprudence.
[44] Quatrièmement, l’opinion est une ébauche et n’est pas signée.
[45] Indépendamment de son admissibilité, nous ne pouvons accorder de poids à cette opinion. Il s’agit d’une analyse statistique réalisée par quelqu’un qui n’a aucune expertise dans ce domaine. Elle porte sur 54 décisions rendues par le juge entre 2005 et 2010 dans des [traduction] « affaires où la criminalité était un élément important des questions de droit en matière d’immigration et de protection des réfugiés qui étaient en litige ». Les limites des statistiques sont bien connues. Même dans les domaines particuliers où leur utilité est reconnue (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), elles sont utiles dans une mesure qui dépend de la méthodologie scientifique suivie et de la rigueur intellectuelle employée pour les compiler et les analyser. En l’espèce, l’absence d’une méthodologie et d’une rigueur intellectuelle acceptables, combinée à plusieurs erreurs évidentes, réduit à néant le poids de cette opinion. Il y a plusieurs exemples, mais quelques‑uns suffiront :
• Les 54 affaires sur lesquelles porte l’analyse statistique ont été relevées par un étudiant pour le compte de l’avocate de l’appelant. Le professeur de droit n’a pas effectué sa propre recherche de la jurisprudence.
• L’opinion ne porte pas sur toutes les décisions rendues en la matière par le juge depuis sa nomination. On ne connaît pas la raison pour laquelle la période de 2005 à 2010 a été choisie ni si toutes les décisions rendues en la matière par le juge au cours de cette période ont été examinées. À l’audience, on a informé la Cour que les 54 jugements étaient tirés d’une base de données électronique. L’avocate de l’appelant a toutefois reconnu que cette base de données pouvait ne pas contenir toutes les décisions prononcées par le juge en matière de sursis.
• Parmi les 54 décisions, plusieurs se distinguent de la présente affaire, c’est‑à‑dire qu’elles ne portent pas sur la question du sursis. L’une d’elles n’a même rien à voir avec la criminalité.
• L’auteur de l’opinion ne dit pas que les 54 décisions sont erronées eu égard aux faits et au droit. Il ne s’est nullement penché sur les dossiers afin de vérifier si le juge était parvenu à une conclusion équitable et défendable.
• Cette opinion est intrinsèquement contradictoire. Nous avons relevé plusieurs contradictions, mais un seul exemple suffira. L’auteur affirme qu’il est [traduction] « impossible d’ignorer » les statistiques concernant les 54 décisions, pour plus tard indiquer que les 54 décisions ne sauraient permettre d’[traduction] « établir une partialité réelle en soi », et qu’un seul exemple de [traduction] « jugement problématique » suffit à démontrer la partialité.
• Il allègue que le juge fait preuve de partialité parce qu’il se sert du volet du critère relatif à la prépondérance des inconvénients et de l’existence d’une certaine criminalité pour [traduction] « approfondir avec zèle et de façon rhétorique l’absence de bien-fondé de la requête ». Loin d’être un exemple de partialité, voilà un exemple d’adhésion à une déclaration faite par la Cour selon laquelle la protection de la population canadienne est un facteur primordial en ce qui concerne le volet relatif à la prépondérance des inconvénients (Tesoro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148, [2005] 4 R.C.F. 210). À d’autres endroits, l’auteur ne tient pas compte du droit que le juge doit appliquer, qui ne permet l’octroi de mesures que dans des cas exceptionnels, peu importe celui qui tranche la question. À cet égard, l’auteur ne se penche pas sur les décisions prononcées par d’autres juges dans des affaires semblables à celle-ci, pas plus qu’il n’examine le taux de succès des parties devant ces autres juges.
• L’auteur affirme que le juge a favorisé le ministre dans l’application du volet relatif à la « question sérieuse » du test applicable en matière de sursis. À cet égard, il souligne que dans une affaire soumise par le ministre, le juge a utilisé l’expression « non frivole ou vexatoire » plutôt que les expressions « question sérieuse », « question défendable » et « cause défendable », expressions qu’il a employées dans des affaires soumises par des particuliers. Or, bien souvent l’emploi par un juge d’une expression particulière dans ses motifs est influencé par l’emploi par les parties de cette expression dans leurs observations. De plus, comme le savent ceux qui connaissent ce domaine du droit, ces expressions sont souvent utilisées de façon interchangeable.
• L’auteur suggère que le juge fait preuve de partialité dans le traitement des questions proposées aux fins de certification. Cette allégation grave ne repose que sur 10 affaires et rien ne permet de penser que les questions proposées dans ces affaires satisfaisaient au critère relatif à la certification. Cela dit, l’auteur conclut que le juge ne veut pas être jugé et [traduction] « ne possède pas une vision suffisamment large du droit et du monde ». Ce genre de raisonnement — preuve très mince, analyse douteuse, conclusion excessive — se retrouve à plusieurs endroits dans l’opinion.
[46] Notre rejet de l’opinion — pour plusieurs raisons — fait en sorte que l’allégation de l’appelant selon laquelle le juge a fait inconsciemment preuve de partialité n’est aucunement étayée. Par conséquent, nous rejetons cette allégation.
[47] Avant de passer à une autre question, nous aimerions faire trois dernières observations.
[48] Premièrement, nous tenons à mentionner que, parce que l’opinion indiquait que la partialité était surtout manifeste dans les cas de requête en sursis, nous avons examiné ces affaires avec un soin particulier. Nous n’y avons rien décelé qui permette à une personne bien renseignée et raisonnable qui examine la question de façon réaliste et pratique de penser que le juge a fait preuve de partialité dans ses décisions.
[49] Deuxièmement, l’avocate de l’appelant a insisté pour que nous tenions compte des statistiques concernant les décisions du juge, peu importe le poids que nous pourrions accorder à l’opinion. À notre avis, ces statistiques à elles seules n’ont aucune valeur probante quant à la question de la partialité.
[50] Enfin, la Cour suprême a déclaré que formuler une allégation de partialité était « une décision sérieuse qu’on ne doit pas prendre à la légère » (S. (R.D.), précité, au paragraphe 113). Compte tenu du préjudice causé à l’administration de la justice lorsque des allégations non fondées sont formulées et compte tenu des lacunes graves contenues dans l’opinion présentée en l’espèce, nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer notre grande déception.
2) Motifs du juge
[51] L’appelant a raison de dire que le juge a reproduit dans sa décision, presque textuellement, une grande partie des observations écrites du ministre, sans mentionner leur source. En effet, dans ses motifs, le juge a essentiellement reproduit 62 des 66 paragraphes composant les observations écrites du ministre.
[52] La reproduction des observations du ministre par le juge doit être replacée dans son contexte.
[53] Premièrement, au début de son analyse, le juge a écrit ce qui suit (aux paragraphes 20 et 21) :
La Cour, après avoir lu tous les documents présentés, entendu les deux parties dans le cadre d’une audience par téléconférence et réfléchi à l’affaire, souscrit à la position du défendeur [le ministre].
Le demandeur ne soulève pas une question défendable dans sa demande sous-jacente et il n’établit pas qu’il subirait un préjudice irréparable si le sursis, prévu pour les 19, 20 ou 21 décembre 2011, n’était pas accordé. La Cour convient avec le défendeur que, en l’espèce, la prépondérance des inconvénients fait pencher la balance en faveur de l’intérêt du public. Le demandeur est un étranger qui doit être renvoyé parce qu’on a jugé qu’il est interdit de territoire pour grande criminalité, comme il est expliqué ci‑après.
Le juge a lui-même rédigé ces paragraphes.
[54] Dans sa plaidoirie devant la Cour, l’avocate de l’appelant a reconnu que si le juge n’avait écrit que ces deux paragraphes, sans plus, les motifs auraient été suffisants et n’auraient fait naître aucune crainte de partialité.
[55] Deuxièmement, l’appelant a demandé au juge de prononcer son jugement très rapidement afin de faciliter un examen ultérieur et le juge a accédé à cette demande. Vu sous cet angle, le fait que le juge a décidé de reproduire 62 paragraphes tirés des observations écrites du ministre pourrait être perçu comme une tentative d’agir rapidement, de façon commode, quoique malavisée, pour décrire la position du ministre qu’il avait adoptée.
[56] Troisièmement, la nature de l’audience par téléconférence présidée par le juge fait partie du contexte. À l’audience du présent appel, nous avons informé les parties que nous avions obtenu le procès-verbal du greffier de la téléconférence et nous avons invité les parties à présenter des observations sur ce que nous révélait ce procès-verbal.
[57] Le procès-verbal indique que la téléconférence a duré un peu moins de 2 heures. À l’exception d’une période de 25 minutes, l’audience a porté sur le fond de la requête en sursis. Cette période de 25 minutes a porté sur la demande de récusation du juge. Tout au long de l’audience, le juge a posé plusieurs questions aux deux parties. Selon l’avocate de l’appelant, les audiences par téléconférence concernant des requêtes en sursis durent en moyenne 30 à 40 minutes et, à l’occasion, elles peuvent durer 1 heure. Si l’on accepte cette estimation pour les besoins de l’analyse, l’argumentation sur le fond a, en l’espèce, duré deux fois plus longtemps que la moyenne.
[58] L’appelant fait valoir que le juge a déjà, dans d’autres affaires, reproduit les observations d’une partie sans en mentionner la source. Il est vrai que c’est ce que le juge a fait à divers degrés dans certaines autres affaires, mais pas seulement dans les affaires auxquelles participait le ministre et pas seulement dans les affaires de criminalité. Nous ne croyons pas que cela renforce l’argument de l’appelant selon lequel le juge avait un parti pris pour le ministre en l’espèce.
[59] Selon une interprétation juste des motifs du juge, et à la lumière du contexte factuel exposé précédemment, nous sommes d’avis qu’une personne bien renseignée et raisonnable conclurait que le juge a examiné les documents qui lui ont été présentés ainsi que les observations des parties, et qu’il a tranché l’affaire dont il était saisi avec ouverture d’esprit, indépendance et impartialité.
[60] Par conséquent, nous rejetons la prétention de l’appelant que, dans la présente affaire, le juge a fait preuve de partialité ou a fait naître une crainte raisonnable de partialité en reproduisant les observations du ministre sans mentionner leur source. Nous devons cependant ajouter autre chose.
[61] La Cour a fait une mise en garde contre la pratique de reproduire une partie substantielle des observations écrites d’une partie sans mention de la chose (Janssen-Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212). Reproduire la plus grande partie des observations écrites d’une partie « peut donner l’impression que le juge ne s’est pas acquitté des fonctions qui lui incombent, soit d’examiner tous les éléments de la preuve dont il est saisi et de dégager les conclusions appropriées » (au paragraphe 77). Comme l’a souligné l’appelant, les lecteurs ultérieurs considéreront que les observations du ministre reproduites dans les motifs, sans mention de leur source, sont les motifs du juge, alors que c’est le ministre qui les a rédigés.
[62] Nous répétons, dans les termes les plus clairs possible, la mise en garde formulée dans l’arrêt Janssen‑Ortho. Les juges devraient rédiger leurs propres motifs, expliquant le fondement de leurs décisions. L’adoption ou l’intégration de parties des observations écrites aux motifs, avec mention de la source, est autorisée, mais sous réserve d’une condition importante : en définitive, les motifs doivent toujours être le résultat de la propre appréciation du juge des principales questions soulevées, et doivent être perçus comme tels. À cet égard, nous insistons sur le fait (et l’avocate en convient) que seuls un paragraphe ou deux peuvent être suffisants dans des cas comme la présente affaire. En l’espèce, les questions en litige étaient simples, le droit était bien établi et il était essentiel de faire vite.
[63] Absolument rien de bon ne peut ressortir de la pratique suivie par le juge en l’espèce, c’est‑à‑dire reproduire une partie substantielle des observations d’une partie sans en mentionner la source. Elle discrédite ceux qui la pratiquent et cause un préjudice à la réputation de l’administration de la justice. Cette pratique doit cesser.
3) Les motifs considérés dans leur ensemble
[64] Au cas où la Cour conclurait que, considérés individuellement, aucun des motifs soulevés ne permet d’établir la partialité du juge, l’appelant lui demande d’examiner l’affaire dans son ensemble. Une personne bien renseignée, qui examinerait l’affaire de façon réaliste et pratique, et qui tiendrait compte de l’ensemble des circonstances, estimerait‑elle que le juge a fait preuve ou a semblé faire preuve de partialité? Compte tenu de l’analyse qui précède, nous répondons à cette question par la négative.
F. Autres mesures demandées
[65] Nous avons mentionné précédemment que la Cour avait accordé un sursis provisoire empêchant le ministre d’exécuter la mesure de renvoi [traduction] « jusqu’à ce que [le présent] appel soit tranché par la Cour ».
[66] Dans le cas où la Cour devait rejeter l’appel, l’appelant a demandé qu’elle reporte l’entrée en vigueur de son jugement jusqu’à ce que la Cour suprême se soit prononcée sur sa demande d’autorisation de pourvoi en appel. Selon la façon dont l’appelant interprète l’ordonnance de sursis provisoire du 6 janvier 2012, cela empêcherait le ministre d’exécuter la mesure de renvoi jusqu’à ce moment. Le ministre s’y oppose.
[67] La Cour a compétence pour accorder une telle mesure dans son jugement : paragraphe 53(1) (possibilité d’assortir une « ordonnance » de modalités) et règle 2 (une « ordonnance » comprend un jugement) des Règles des Cours fédérales.
[68] Compte tenu des motifs pour lesquels le sursis provisoire a été accordé, il est logique de reporter l’entrée en vigueur de notre jugement de trois semaines, soit au 12 mars 2012. Par souci de clarté, le passage [traduction] « jusqu’à ce que [le présent] appel soit tranché par la Cour » dans l’ordonnance de sursis provisoire datée du 6 janvier 2012, doit s’entendre du 12 mars 2012. L’avocate de l’appelant pourra ainsi prendre toutes les mesures qu’elle estime nécessaires devant la Cour suprême du Canada.
[69] Par conséquent, nous rejetons l’appel. Notre jugement prend effet le 12 mars 2012, date à laquelle expire l’ordonnance de la Cour datée du 6 janvier 2012 accordant un sursis provisoire.