[2013] 3 R.C.F. 372
T-735-07
2012 CF 1128
Bodum USA, Inc. et PI Design AG. (demanderesses/défenderesses reconventionnelles)
c.
Trudeau Corporation (1889) Inc. (défenderesse/demanderesse reconventionnelle)
Répertorié : Bodum USA, Inc. c. Trudeau Corporation (1889) Inc.
Cour fédérale, juge Boivin—Montréal, 22, 23, 24 et 29 mai; Ottawa, 26 septembre 2012.
Dessins industriels — Contrefaçon — Invalidité — Enregistrement — Action demandant réparation en application de la Loi sur les dessins industriels au motif, notamment, de la contrefaçon de deux dessins industriels canadiens portant les numéros d’enregistrement 107736 et 114070, correspondant à des verres Bodum à double paroi, commercialisés par Bodum USA, Inc. (Bodum) — La défenderesse niait avoir commis une violation ou causé de la confusion entre ses marchandises et celles de Bodum; se portant demanderesse reconventionnelle, elle a sollicité une déclaration selon laquelle les dessins industriels en cause sont invalides — La demanderesse PI Design AG. détient la propriété intellectuelle de la compagnie Bodum USA, Inc., incluant les dessins industriels en litige; la défenderesse se consacre à la conception et à la fabrication de produits de cuisine sous les marques de commerce « Trudeau » et « Home Presence by Trudeau » — Bodum a lancé ses verres à double paroi sur le marché canadien en 2003-2004; la défenderesse a lancé les siens sur le marché canadien en 2006 — Il s’agissait de déterminer s’il y a eu contrefaçon des dessins industriels 107736 et 114070 et si l’enregistrement de ces dessins était invalide — Dans son analyse de la contrefaçon, la Cour fédérale a fait abstraction de la fonction utilitaire des verres à double paroi — En ce qui concerne l’art antérieur, la preuve a révélé que les verres à double paroi existaient déjà lorsque Bodum a lancé les siens sur le marché canadien — Les parties étaient en désaccord sur le test juridique applicable à l’analyse comparative que la Cour fédérale devait effectuer pour déterminer s’il y a eu contrefaçon en l’espèce — Les demanderesses prétendaient que le test à trois volets développé en Angleterre (doctrine de l’« imperfect recollection » (souvenir imparfait)) était applicable, alors que la défenderesse soutenait que ce test n’était plus applicable, depuis que la Loi a été modifiée en 1993 — Bien que la Cour ne se soit pas prononcée sur cette question, la pertinence du test à trois volets, depuis la modification qui y a été apportée en 1993, peut être remise en question — Une discussion a eu lieu concernant l’utilisation des expressions « consommateur averti » et « consommateur informé » et l’existence d’une différence entre elles — La question de l’emploi des expressions « consommateur averti » et « consommateur informé » est un faux débat; le produit prétendument contrefacteur doit être analysé du point de vue de l’œil du consommateur averti (« informed consumer ») — Compte tenu de la preuve soumise, les verres de la défenderesse ne comportent pas les caractéristiques que lui imputaient les demanderesses et ne sont pas des contrefaçons des produits Bodum — L’art antérieur a démontré que les lignes du dessin industriel 107736 existaient déjà en 1897; en comparant les proportions des dessins industriels en litige à celles des verres de la défenderesse, on a constaté que ces proportions diffèrent — Quant à l’invalidité, la comparaison de l’art antérieur avec les dessins industriels en cause a démontré que les dessins ne varient pas de façon significative — Ainsi, les dessins industriels en cause ne satisfaisaient pas à l’exigence du caractère original substantiel; en conséquence, ils devaient être radiés du registre — Action rejetée; demande reconventionnelle accueillie.
Il s’agissait d’une action intentée par les demanderesses contre la défenderesse, demandant réparation en application de la Loi sur les dessins industriels, au motif de la contrefaçon de deux dessins industriels canadiens portant les numéros d’enregistrement 107736 et 114070, qui correspondent à des verres à double paroi de Bodum USA, Inc. (Bodum), commercialisés par Bodum. La défenderesse a nié avoir commis une violation ou causé de la confusion entre ses marchandises et celles de Bodum. Se portant demanderesse reconventionnelle, elle a demandé une déclaration selon laquelle les dessins industriels en cause sont et ont toujours été invalides.
La demanderesse PI Design AG., société étrangère, détient la propriété intellectuelle de la compagnie Bodum USA, Inc., incluant les dessins industriels en cause. PI Design AG. a accordé à Bodum USA une licence pour la distribution des produits de marque « Bodum », et plus particulièrement, en Amérique du Nord. La défenderesse, société canadienne, se consacre à la conception, à la fabrication et à l’importation des produits de cuisine de marques « Trudeau » et « Home Presence by Trudeau » au Canada et partout dans le monde. Bodum a lancé ses verres à double paroi sur le marché canadien à la fin de 2003, ou au début de 2004, et a déposé les dessins industriels en cause en juillet 2004. Elle a enregistré ces dessins industriels auprès du Bureau du commissaire aux brevets de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada en février 2006. La date de priorité pour ces dessins industriels est le 18 février 2004. Le dessin industriel protège les caractéristiques visuelles d’un objet, et non sa fonctionnalité; en l’occurrence, il s’agit de l’espace situé entre les parois intérieure et extérieure des verres à double paroi.
Les verres à double paroi de la défenderesse ont été lancés sur le marché canadien à l’automne 2006, et à l’époque, la défenderesse était au courant de l’existence des verres à double paroi commercialisés par Bodum. Les demanderesses ont intenté une action contre la défenderesse en mai 2007.
Les questions en litige étaient de savoir s’il y avait eu contrefaçon des dessins industriels 107736 et 114070 des demanderesses et si l’enregistrement de ces dessins industriels était invalide.
Jugement : l’action doit être rejetée, et la demande reconventionnelle doit être accueillie.
L’élément fonctionnel des verres à double paroi de Bodum est l’espace situé entre les parois intérieure et extérieure des verres à double paroi. La configuration des verres à double paroi était particulièrement pertinente en l’espèce. Les verres à double paroi de la défenderesse devaient être qualifiés d’à peu près identiques aux dessins industriels en cause pour qu’il y ait contrefaçon et, dans l’analyse de la Cour fédérale, la fonction utilitaire des verres à double paroi n’a pas été prise en compte. En ce qui concerne l’art antérieur, la preuve a révélé que les verres à double paroi existaient déjà lorsque Bodum a lancé les siens sur le marché canadien, en 2003-2004.
Les parties étaient en désaccord sur le test juridique applicable à l’analyse comparative que la Cour devait effectuer pour déterminer s’il y avait eu contrefaçon en l’espèce, au sens de l’article 11 de la Loi. Les demanderesses prétendaient qu’il fallait appliquer le test à trois volets développé en Angleterre qui fait référence à la doctrine d’« imperfect recollection » (souvenir imparfait), alors que la défenderesse soutenait que ce test n’est plus applicable depuis que la Loi a été modifiée, en 1993, et qu’il devrait se faire du point de vue de l’œil du consommateur averti. Une comparaison de l’article 11 de la Loi avant la modification de 1993 et après la modification de 1993 a démontré effectivement que la version antérieure à 1993 contenait un élément d’« imitation frauduleuse », alors que cet élément a été supprimé par la modification apportée en 1993, et remplacé par la notion de « dessin ne différant pas de façon importante ». Sans se prononcer sur la question, la Cour a remarqué, en effet, que l’application du test à trois volets peut soulever un certain nombre de questions relativement à sa pertinence, compte tenu de la modification apportée à l’article 11 de la Loi en 1993.
Une discussion a eu lieu concernant l’utilisation des expressions « consommateur averti » et « consommateur informé » et l’existence d’une différence entre elles. Il a été démontré qu’en français, les mots « averti » et « informé » ont le même sens et qu’ils peuvent être considérés comme des synonymes de l’expression anglaise « informed consumer ». Par conséquent, la question de l’emploi des expressions « consommateur averti » ou « consommateur informé » est un faux débat, et le produit prétendument contrefacteur devait être analysé du point de vue de l’œil du consommateur averti.
Compte tenu de la preuve soumise, il a été conclu que les verres de la défenderesse ne comportaient pas les caractéristiques que lui imputaient les demanderesses, et n’étaient pas des produits contrefacteurs. D’une part, l’art antérieur a démontré que les lignes du dessin industriel 107736 existaient déjà en 1897. D’autre part, en comparant les proportions des dessins industriels en cause avec les verres de la défenderesse, on a constaté que les proportions diffèrent, notamment par les courbes extérieures et les ouvertures. À la lumière de la preuve, les verres de la défenderesse sont beaucoup plus semblables à certains verres antérieurs à 2003 qu’aux dessins industriels en cause dans la présente affaire. Même si la Cour fédérale faisait fi de l’art antérieur, les verres de la défenderesse ne comportent à peu près aucune des caractéristiques de la configuration des dessins industriels en cause.
L’argument de la défenderesse qui reposait dans sa demande reconventionnelle sur l’invalidité des dessins industriels en cause a été examiné. Pour être enregistrable, un dessin industriel doit se démarquer substantiellement de l’art antérieur. Une simple variation ne suffira pas; les dessins en question doivent faire preuve d’originalité. En comparant l’art antérieur produit en preuve et les dessins industriels en cause, en s’attardant aux lignes et en faisant fi des procédés de fabrication, des matériaux utilisés et des couleurs, la Cour en est arrivée à la conclusion que les dessins ne variaient pas de façon significative. Pour ces raisons, les dessins industriels en question ne répondaient pas aux critères définis par la jurisprudence donnant droit à un enregistrement. En conséquence, les dessins industriels en cause ne satisfaisaient pas à l’exigence du caractère original substantiel, ils n’avaient pas droit à la protection prévue par la Loi, et devaient être radiés du registre.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9, art. 2 « dessin » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 20), « fonction utilitaire » (mod., idem), « variants » (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 161), 5.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 21), 6(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 162), 7(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 15), (3) (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 143, ann. VI, no 16), 9, 10 (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 163), 11 (mod., idem, art. 164), 17 (mod., idem, art. 168).
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 7a),b).
JURISPRUDNCE CITÉE
décisions appliquées :
Sommer Allibert (U.K.) Limited and Another v. Flair Plastics Limited, [1987] 25 R.P.C. 599 (Ch.D.); Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc., [1985] A.C.F. no 239 (1re inst.) (QL); Rothbury International Inc. c. Canada (Ministre de l’Industrie), 2004 CF 578, [2005] 1 R.C.F. 130; Clatworthy & Son Ltd. v. Dale Display Fixtures Ltd., [1929] R.C.S. 429.
décisions examinées :
Valor Heating Co. Ltd. v. Main Gas Appliances Ltd., [1972] F.S.R. 497, [1973] R.P.C. 871 (Ch.D.); Industries Lumio (Canada) inc. c. Dusablon, 2007 QCCS 1204, [2007] R.J.Q. 1216.
décisions citées :
Bodum USA Inc. v. Trudeau Corporation (1889) Inc., 2012 FC 240, 101 C.P.R. (4th) 455; Jones & Attwood Ltd. v. National Radiator Company Ltd. (1928), 45 R.P.C. 71 (Ch.D.); Algonquin Mercantile Corporation c. Dart Industries Canada Ltd., [1984] A.C.F. no 500 (C.A.) (QL); Le May v. Welch (1884), 28 Ch.D. 24 (C.A.).
DOCTRINE CITÉE
Dictionnaire Larousse Français-Anglais/Anglais-Français. Paris : Larousse, 1994, « averti », « informed ».
Halsbury’s Laws of England, 4e éd., vol. 48. Londres : Butterworths, 1984.
Le Petit Robert de la langue française, 2006. Paris : Le Robert, 2006, « averti », « informé ».
McKeown, John S. Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd. Toronto : Thomson/Carswell, 2000.
McKeown, John S. Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd. feuilles mobiles. Toronto : Thomson/Carswell, 2003.
ACTION intentée par les demanderesses, demandant réparation en application de la Loi sur les dessins industriels, au motif de la contrefaçon de deux dessins industriels canadiens et DEMANDE RECONVENTIONNELLE de la défenderesse, sollicitant une déclaration d’invalidité. Action rejetée et demande reconventionnelle accueillie.
ONT COMPARU
Christopher Atchison pour les demanderesses.
François Guay et Ekaterina K. Tsimberis pour la défenderesse.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Cabinet d’avocats Atchison, Montréal, pour les demanderesses.
Smart & Biggar, Montréal, pour la défenderesse.
Voici les motifs publics du jugement rendus en français par
Le juge Boivin :
I. Aperçu
[1] Bodum USA, Inc. (Bodum) et PI Design AG. (ensemble les demanderesses) intentent une action contre la compagnie Trudeau Corporation (1889) Inc. (Trudeau ou la défenderesse) et demandent réparation en application de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9 (Loi) en invoquant la contrefaçon de deux dessins industriels canadiens portant les numéros d’enregistrement 107736 et 114070 (les dessins industriels), lesquels dessins correspondent à des verres Bodum à double paroi commercialisés par Bodum.
[2] Dans le cadre de leur action, les demanderesses prétendent également que Trudeau a enfreint l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, et soulèvent des allégations de concurrence déloyale (délit de confusion). Les demanderesses réclament une injonction permanente à l’encontre de Trudeau ainsi que les profits en lien avec les activités de cette dernière.
[3] Trudeau conteste avoir agi en violation des dessins industriels en cause. Trudeau nie aussi avoir attiré l’attention du public sur ses marchandises de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion entre ses marchandises et celles de Bodum. De plus, se portant demanderesse reconventionnelle, Trudeau demande une déclaration selon laquelle les dessins industriels en cause sont et ont toujours été invalides.
[4] Pour les motifs qui suivent, la Cour conclut qu’il y a lieu de rejeter l’action des demanderesses et d’accorder la demande reconventionnelle introduite par Trudeau.
II. Le contexte factuel
Les parties
[5] La demanderesse PI Design AG. est une société organisée conformément aux lois suisses et ayant son établissement à Lucerne, en Suisse. Elle détient la propriété intellectuelle de la compagnie Bodum USA, Inc., incluant les dessins industriels 107736 et 114070.
[6] La société Bodum a été fondée au Danemark en 1944 et commercialise des articles de cuisine. La demanderesse Bodum USA, Inc. est une société organisée conformément aux lois américaines et ayant son établissement à New York aux États-Unis.
[7] PI Design AG. a accordé une licence à Bodum USA, Inc. pour la distribution des produits de marque « Bodum » aux États-Unis, au Canada, au Mexique et en Amérique du Sud. Bodum USA, Inc. n’a pas d’établissement situé au Canada. Les détaillants canadiens sont approvisionnés à partir des États-Unis.
[8] La défenderesse Trudeau est une société organisée selon les lois du Canada et a son établissement à Boucherville au Québec. Fondée en 1889, Trudeau se consacre à la recherche et au développement, la conception, la fabrication, l’importation et la commercialisation, au Canada et à travers le monde, de produits de cuisine sous la marque de commerce « Trudeau » et « Home Presence by Trudeau ».
Les dessins industriels et les verres en litige
[9] Le dessin industriel 107736 (TX-1)[1] comporte la description suivante :
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
[traduction] Le dessin consiste en les caractéristiques visuelles de l’ensemble du verre à boire illustré sur les esquisses. Des esquisses du dessin sont incluses, dans lesquelles : la Figure 1 représente la vue perspective oblique du dessin; la Figure 2 représente la vue avant du dessin; [la Figure 3 représente la vue arrière du dessin; la Figure 4 représente la vue latérale droite du dessin; la Figure 5 représente la vue latérale gauche du dessin]; la Figure 6 représente la vue en plan du dessin; [la Figure 7 représente la vue de dessous du dessin].
[10] Le dessin industriel 114070 (TX-214)[2] comporte la description suivante :
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
[traduction] Le dessin consiste en les caractéristiques visuelles de l’ensemble du verre à boire illustré sur les esquisses. Des esquisses du dessin sont incluses, dans lesquelles : la Figure 1 représente la vue perspective du dessin; la Figure 2 représente la vue avant du dessin; [la Figure 3 représente la vue arrière du dessin; la Figure 4 représente la vue latérale droite du dessin; la Figure 5 représente la vue latérale gauche du dessin]; la Figure 6 représente la vue en plan du dessin; [la Figure 7 représente la vue de dessous du dessin].
[11] Les modèles de verres TX-186 et TX-47 vendus par Trudeau qui sont l’objet du présent litige sont les suivants :
Verre Trudeau |
Verre Trudeau |
(Pièce TX-186) |
(Pièce TX-47) |
Numéro de produit : 4,601,063 |
Numéro de produit : 4,601,064 |
Genèse de l’instance
[12] Bodum a présenté ses verres à double paroi pour la première fois en août 2003 lors de la foire commerciale Ambiente à Francfort en Allemagne.
[13] Par la suite, les verres à double paroi de Bodum ont été introduits sur le marché canadien vers la fin de l’année 2003 ou vers le début de l’année 2004 (T86 – 22 mai).
[14] La date de dépôt des dessins industriels 107736 et 114070 est le 27 juillet 2004. Les dessins industriels ont été enregistrés au Bureau du commissaire aux brevets de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada le 1er février 2006. La date de priorité des dessins industriels en cause est le 18 février 2004. Ces dessins industriels ne comportent pas de variantes enregistrées.
[15] La Cour note que les dessins industriels en cause ne sont pas identifiés par une lettre « D », entourée d’un cercle avec le nom du propriétaire du dessin ou son abréviation usuelle suivant l’article 17 [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 168] de la Loi.
[16] Quant aux verres à double paroi de Trudeau, ils ont été introduits sur le marché canadien à l’automne 2006. À l’époque, Trudeau était au courant de l’existence des verres à double paroi commercialisés par Bodum.
[17] Le 31 janvier 2007, les demanderesses ont envoyé une lettre de mise en demeure à Trudeau. Le 1er mai 2007, les demanderesses ont introduit la présente action en Cour fédérale à l’encontre de Trudeau.
[18] Le 9 novembre 2009, le protonotaire Morneau a rendu une ordonnance de confidentialité. Cette ordonnance a été reconduite par le soussigné le 16 mai 2012.
[19] Le 13 avril 2011, avant le début du procès, les avocats de Trudeau ont signifié aux avocats des demanderesses une offre écrite de règlement.
[20] Le 30 janvier 2012, le protonotaire Morneau a rendu une décision fixant un cautionnement pour les frais de Trudeau au montant de 55 000 $. Cette décision a été portée en appel. Le 21 février 2012, le juge de Montigny a annulé la décision du protonotaire Morneau [2012 FC 240] en partie et a augmenté le montant du cautionnement pour les frais de Trudeau à 75 000 $.
III. Les questions en litige
[21] Les questions en litige soulevées par la présente affaire sont les suivantes :
1) Y a-t-il eu contrefaçon des dessins industriels 107736 et 114070?
2) L’enregistrement des dessins industriels 107736 et 114070 est-il invalide?
3) La commercialisation des verres à double paroi par Trudeau constitue-t-elle de la concurrence déloyale (délit de confusion)?
IV. Les témoins de faits
[22] Un seul témoin de faits a été entendu pour le compte des demanderesses : Thomas Perez.
Thomas Perez
[23] M. Perez est président de Bodum USA, Inc. Il a témoigné qu’il travaille chez Bodum depuis le mois de juin 2000 et qu’il occupe le poste de président de Bodum USA, Inc. depuis le mois de septembre 2007. M. Perez a relaté l’histoire de la compagnie Bodum et ses liens avec PI Design AG. En outre, M. Perez a témoigné sur la présence des produits Bodum sur le marché canadien depuis les années 1970. M. Perez a présenté les différents produits vendus par Bodum au Canada ainsi que les chiffres d’affaires de la compagnie Bodum au Canada. Plus précisément, M. Perez a témoigné sur les pourcentages de ventes de la compagnie ainsi que leur répartition entre notamment les cafetières à pression, les verres à double paroi et les ventes qui correspondent aux produits de thé et enfin, les appareils électriques et autres cafetières.
[24] En ce qui concerne les verres à double paroi, M. Perez a indiqué que la conception des verres à double paroi a été inspirée d’un bol sake japonais de petite taille remarqué par M. Jørgen Bodum (T93 – 22 mai). M. Perez a également situé l’introduction des verres à double paroi sur le marché canadien et leur commercialisation. En contre-interrogatoire, le procureur de Trudeau a soulevé des questions concernant le montant des ventes de la compagnie Bodum au Canada, et aussi des questions relatives aux dessins industriels en cause. De plus, le procureur de Trudeau a guidé M. Perez à travers une comparaison entre une variété de verres et de dessins industriels.
[25] Pour sa part, la défenderesse Trudeau a présenté deux témoins de faits : Robert Trudeau et Charles Harari.
Robert Trudeau
[26] M. Trudeau a fait part de l’historique de la société Trudeau et de son évolution.
[27] M. Trudeau est le président du conseil de Trudeau et il œuvre au sein de la société Trudeau depuis 1967. Il a indiqué que la société a commencé à développer des produits pour la cuisine dans les années 1980. C’est en 1995 que la société a créé la marque « Trudeau » et la marque « Home Presence by Trudeau ». M. Trudeau a témoigné sur le pourcentage des produits Trudeau qui sont conçus et fabriqués par la compagnie elle-même, puis sur le pourcentage restant représentant les produits de la marque Walt Disney et les produits de la marque Bormioli distribués par la société au Canada.
[28] En outre, M. Trudeau a également témoigné au sujet de la diversité des produits vendus par Trudeau sur le marché canadien ainsi que les types de magasins où les produits sont disponibles. En contre-interrogatoire, M. Trudeau a confirmé qu’un verre à double paroi pour enfants avait été créé par Trudeau pour Walt Disney dans les années 1990 (T202 – 22 mai). Ce verre a ultérieurement été déposé et produit sous la pièce P‑1.
Charles Harari
[29] M. Harari est vice-président de développement de Trudeau. Il a témoigné qu’il travaille pour la société depuis 1994 et qu’il y est présentement le responsable des questions relatives à la propriété intellectuelle, la sélection des usines, le contrôle de la qualité du bureau de la Chine, et le développement des produits.
[30] M. Harari a témoigné relativement à la recherche et au développement des produits de la société Trudeau. Il a aussi indiqué que la société Trudeau détient un portefeuille de brevets et des dessins industriels. M. Harari a également témoigné sur le marquage, l’étiquetage et l’emballage des produits Trudeau, ainsi que sur la présentation des produits aux points de vente. De plus, M. Harari a abordé la publicité des produits de la société.
[31] Quant à la vente des verres à double paroi par la société Trudeau, le témoignage de M. Harari a notamment porté sur l’entente initiale de la société avec la compagnie américaine « Formation » (T57 – 23 mai) de même que sa visite à l’usine chinoise en 2006 (T60-62 – 23 mai) où les verres à double paroi sont fabriqués et ses questions initiales concernant la propriété intellectuelle des verres à double paroi. Il a également donné un aperçu des différents verres à double paroi qui sont vendus sur le marché canadien. Finalement, M. Harari a précisé que certains magasins au Canada offrent les produits de marque « Trudeau » alors que d’autres offrent les produits de marque « Home Presence by Trudeau ». Il n’y a pas eu de questions en contre-interrogatoire.
V. Le témoin expert
[32] M. Michel Morand est le seul témoin expert qui a comparu devant la Cour pendant le procès. Il a été appelé par Trudeau. Ses qualifications à titre de témoin expert en design industriel ainsi que le contenu de son rapport n’ont pas fait l’objet d’objections de la part des demanderesses.
Michel Morand
[33] M. Morand a obtenu un baccalauréat en design industriel de l’Université de Montréal en 1979. Il a fondé son propre bureau de consultation en design industriel en 1979, Enta Design.
[34] M. Morand a donné un aperçu du travail d’un designer industriel et a aussi expliqué les différents produits qu'il a conçus au cours de sa carrière. M. Morand a admis qu’il n'avait jamais conçu un verre, mais il a expliqué que la même méthodologie et le même processus s’appliquent à ce domaine. M. Morand a énoncé que la forme des dessins industriels existe depuis longtemps. Par ailleurs, M. Morand a offert une comparaison entre les dessins industriels et les verres antérieurs à 2003 et il a déterminé que les différences entre les verres d’antériorité et les dessins industriels sont très minimes. M. Morand a témoigné qu’on ne trouvait pas, à son avis, le « spark of inspiration » (l’étincelle d’inspiration) dans la forme du verre à double paroi de Bodum. En comparant les dessins industriels en cause et les verres à double paroi de Trudeau et en analysant plus particulièrement les lignes extérieures et les lignes intérieures, il en a conclu que les lignes intérieures et extérieures des dessins industriels en cause et des verres Trudeau étaient différentes.
[35] En contre-interrogatoire, M. Morand a admis qu’il n’est pas un designer en matière de verrerie. M. Morand a également admis que certains verres inclus dans son rapport (MM-9, MM-12, MM-10, MM-13, MM-18) n’étaient sans doute pas des verres à double paroi. Aussi, M. Morand a indiqué qu’il n’avait pas d’exemple physique de plusieurs verres d’antériorité inclus dans son rapport. M. Morand a finalement confirmé que le verre bleu Bodum (TX-194) était un verre à double paroi et qu’il n’existait pas de différences pertinentes en l’espèce entre ce verre et les verres Trudeau.
VI. Dispositions législatives applicables
[36] La législation pertinente est reproduite à l’annexe A. La Cour rappelle ici quelques dispositions pertinentes pour les fins du présent litige.
[37] Tout d’abord, la Loi définit un « dessin » à l’article 2 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 20] comme étant les « [c]aractéristiques ou combinaison de caractéristiques visuelles d’un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs ».
[38] Il est également important de noter que le dessin industriel protège les caractéristiques visuelles d’un objet et non sa fonctionnalité. Ce principe est codifié à l’article 5.1 [édicté, idem, art. 21] de la Loi :
5.1 Les caractéristiques résultant uniquement de la fonction utilitaire d’un objet utilitaire ni les méthodes ou principes de réalisation d’un objet ne peuvent bénéficier de la protection prévue par la présente loi. |
Limites et protection |
[39] Enfin, l’enregistrement en matière de dessins industriels se fait conformément au paragraphe 6(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 162] de la Loi :
6. (1) Si le ministre trouve que le dessin n’est pas identique à un autre dessin déjà enregistré ou qu’il n’y ressemble pas au point qu’il puisse y avoir confusion, il l’enregistre et remet au propriétaire une esquisse ou une photographie ainsi qu’une description en même temps que le certificat prescrit par la présente partie. |
Enregistrement du dessin |
VII. Analyse
1. La contrefaçon
Remarques liminaires
[40] Avant de débuter l’analyse portant sur la question de la contrefaçon, il est opportun de rappeler les dessins industriels des verres Bodum et les verres Trudeau côte à côte :
Dessins Industriels Invoqués |
Verres à Double Paroi TRUDEAU |
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
(Pièce TX-186) et (Pièce TX-47) |
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
(Pièce TX-186) et (Pièce TX-47) |
[41] Les dessins industriels représentent des verres à double paroi. Il est également ressorti lors des audiences que les verres à double paroi de Bodum comportent une fonction utilitaire et cette fonction utilitaire est admise par les demanderesses (plan d’argumentation des demanderesses/défenderesses reconventionnelles, à la page 6).
[42] La Cour rappelle également que la description que fait Bodum de la série Pavina — qui inclut le verre Bodum TX-198 à double paroi — mentionne que la fonction utilitaire de ces verres est de conserver les boissons chaudes ou froides. La description ci-dessous indique que ces verres sont multifonctionnels :
[traduction] Les propriétés isolantes des verres à double paroi font en sorte que ceux-ci conservent plus longtemps la température des boissons chaudes comme celle des boissons froides. Une autre propriété utile de ces verres est qu’il ne se forme pas d’eau de condensation lorsque vous servez des boissons froides; votre table reste exempte de cernes. Et, en passant, ils sont aussi excellents pour la crème glacée. Les verres à double paroi sont vraiment multifonctionnels. Ils sont faits de verre borosilicaté et peuvent aller au lave-vaisselle.
[43] La fonction utilitaire des verres à double paroi Bodum a été confirmée par M. Perez, le président de Bodum USA, Inc., lors de son interrogatoire, à savoir qu’elle permet de garder le liquide chaud ou froid (T89 – 22 mai).
[44] Cela étant, quel est plus spécifiquement l’élément fonctionnel des verres à double paroi Bodum? Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de l’espace situé entre les parois intérieure et extérieure des verres à double paroi.
[45] Tel que précisé précédemment, et les parties s’entendent sur ce point, les dessins industriels protègent les caractéristiques visuelles mais ne protègent pas la fonction utilitaire, c’est-à-dire, dans ce cas-ci, l’espace entre les doubles parois (John S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd., feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2003), à la page 31-9).
[46] La protection offerte par le dessin industriel ne doit d’ailleurs pas être confondue avec la protection obtenue pour un produit ou un procédé par l’entremise d’un brevet. Comme l’admettent les demanderesses, les dessins industriels ne lui confèrent pas de monopole sur les verres à double paroi au Canada (plan of argumentation of plaintiffs/defendants by counterclaim, à la page 6). Ainsi, tel que l’enseigne l’affaire Sommer Allibert (U.K.) Limited and Another v. Flair Plastics Limited, [1987] 25 R.P.C. 599 (Ch.D.) (Sommer Allibert), à la page 625, les similitudes qui découlent de la fonction utilitaire ne sont pas prises en compte par la Cour dans son analyse de la contrefaçon :
The court has to decide only whether the alleged infringement has the same shape or pattern, and must eliminate the question of the identity of function, as another design may have parts fulfilling the same functions without being an infringement. Similarly, in judging the question of infringement the court will ignore similarities or even identities between the registered design and the alleged infringement which arise from functional matters included within the design. [La Cour souligne.]
(Cahier conjoint des lois et règlements, onglet 39, citant Halsbury’s Laws of England, 4e éd., vol. 48, au paragraphe 407.)
[47] En l’espèce, c’est la configuration des verres à double paroi qui est plus particulièrement pertinente. La Cour rappelle qu’il y a deux dessins industriels en cause dans la présente affaire : le dessin 107736 (pièce TX-1) et le dessin 114070 (pièce TX-214).
[48] Le dessin industriel 107736 (pièce TX-1) est configuré de la façon suivante :
Configuration |
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
|
(i) |
Proportion Hauteur : Largeur [ratio] |
9 : 10 [90%] |
(ii) |
Courbure de la paroi extérieure (bas ⇒ haut) |
Convexe (très arrondi) |
(iii) |
Courbure de la paroi intérieure (bas ⇒ haut) |
Convexe (très arrondi) |
(iv) |
Proportion Ouverture : Base [ratio] |
2 : 1 [200%] |
[49] Le dessin industriel 114070 (pièce TX-214) est configuré de la façon suivante :
Configuration |
Fig. 1 Fig.2 Fig.6 Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
|
(i) |
Proportion Hauteur : Largeur [ratio] |
6 : 5 [120%] |
(ii) |
Courbure de la paroi extérieure (bas ⇒ haut) |
Concave ⇒ Légèrement convexe |
(iii) |
Courbure de la paroi intérieure (bas ⇒ haut) |
Concave ⇒ Convexe |
(iv) |
Proportion Ouverture : Base [ratio] |
4 : 3 [135%] |
[50] Il importe aussi de souligner que les dessins industriels revendiquent le dessin dans son ensemble par opposition à une partie de ceux-ci. Les dessins industriels 107736 (pièce TX-1) et 114070 (pièce TX-214) mentionnent ce qui suit : [traduction] « Le dessin consiste en les caractéristiques visuelles de l’ensemble du verre à boire illustré sur les esquisses ». Dans ce cas, lorsque l’emphase est mise sur l’ensemble du dessin, pour conclure à la contrefaçon, l’objet en cause se devra d’être quasi identique :
[traduction] Afin d’établir la contrefaçon lorsque la forme ou la configuration de l’ensemble d’un article de ce genre est l’essence même du dessin, je suis d’avis qu’on doit montrer qu’il existe quelque chose qui est raisonnablement presque identique […]
(Sommer Allibert, précitée, à la page 626, citant Jones & Attwood Ltd. v. National Radiator Company Ltd. (1928), 45 R.P.C. 71 (Ch. D.), à la page 84.)
[51] Il s’en suit que les verres à double paroi Trudeau doivent être qualifiés d’à peu près identiques pour qu’il y ait contrefaçon et, dans son analyse, la Cour fera abstraction de la fonction utilitaire des verres à double paroi, c’est-à-dire l’espace entre les parois.
[52] L’analyse de la question de la contrefaçon commence par l’art antérieur.
L’art antérieur
[53] Au sujet de l’art antérieur, les demanderesses prétendent que l’art antérieur se distingue des dessins industriels alors que la défenderesse est au contraire d’avis que l’art antérieur est très semblable pour ne pas dire identique.
La date pertinente
[54] La date pertinente pour déterminer l’art antérieur n’est pas un enjeu dans la présente cause si bien qu’il suffit de noter que la date de priorité pertinente pour les dessins industriels 107736 et 114070 est le 18 février 2004.
Paramètres de la comparaison
[55] Dans l’affaire Bata Industries Ltd. c. Warrington Inc., [1985] A.C.F. no 239 (1re inst.) (QL) (Bata), le juge Reed a expliqué que la comparaison des dessins industriels et de l’art antérieur doit se faire en ignorant les procédés de fabrication, la couleur et les matériaux :
Les éléments de preuve pertinents doivent être étudiés pour comparer les dessins qui existaient déjà avec les dessins enregistrés, sans tenir compte des différences de composition, de matériel (cuir-toile; caoutchouc-plastique) et de couleur (en l’espèce, la couleur n’est pas un éléments du dessin enregistré). La comparaison doit se faire entre la décoration, le modèle, le dessin, la forme et la configuration apparaissant dans les croquis et la description du dessin enregistré, et ceux des dessins antérieurs de chaussures.
[56] Dans le cadre de la présente affaire, la Cour garde ces paramètres à l’esprit et se penche maintenant sur la question de l’art antérieur en l’espèce.
Les verres à double paroi
[57] Le procès a donné lieu à des discussions concernant l’existence de verres à double paroi précédant la date de priorité. M. Morand, le témoin expert, a expliqué que les verres à double paroi existaient depuis un certain nombre d’années, bien avant 2003, et qu’une quantité de brevets et de dessins industriels faisaient le descriptif des verres à double paroi. Il a notamment donné les exemples suivants :
MM-14 (23 décembre 1952) |
MM-15 (30 août 1966) |
MM-16 (28 avril 1987) |
MM-17 (31 décembre 1991) |
(Rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 23.)
[58] À titre d’exemple, M. Morand a fait référence au brevet américain 3,269,144 datant de 1966 s’intitulant « Double Wall Tumbler Having Cooling Means Therein » (T39-40 – 24 mai et pièce MM-15) et au brevet américain 289,484 datant de 1987 et intitulé « Double Wall Insulated Tumbler » (T40 – 24 mai et pièce MM-16). M. Morand est donc d’avis que les verres « à double paroi existaient déjà depuis longtemps » (T40 – 24 mai).
[59] De plus, la preuve a révélé que Bodum a commercialisé un verre bleu en plastique à double paroi en 1991 (pièce D-1, onglets 6 à 9; pièce TX-194). À la lumière de la preuve, la Cour estime qu’il est fondé de conclure que les verres à double paroi existaient lorsque Bodum a introduit ses verres à double paroi sur le marché canadien en 2003/2004.
Les antériorités pertinentes et les lignes du dessin industriel 107,736 et les verres Trudeau TX-186 et TX-47
[60] M. Morand, le témoin expert, a indiqué que des recherches sur Internet et une base de données américaines de brevets appelée USPTO [United States Patent and Trademark Office] (T7 – 24 mai) permettaient de démontrer qu’il existe des antériorités pertinentes au dessin industriel 107736 (pièce TX-1). M. Morand a expliqué à la Cour que les différences entre ce qui peut être trouvé dans l’antériorité et le dessin industriel 107736 sont minimes (T33 – 24 mai). Le tableau illustre les antériorités pertinentes au dessin industriel 107736 :
Dessin Industriel Bodum |
Antériorités |
|
Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) (2003) |
(Pièce TX-97) (1897) |
(Pièce TX-106) (2000) |
(Pièce TX-105) (2001) |
Double-walled salt dish (Pièce TX-168) (circa 1750-1800) |
[61] Plus particulièrement, M. Morand a fait état des ressemblances entre la forme des dessins de l’art antérieur et celle du dessin industriel 107736. En contre-interrogatoire, M. Morand n’a pu confirmer si les dessins de l’art antérieur comportaient une double paroi. Toutefois, cet élément n’est pas déterminant en l’espèce, car bien que les deux dessins industriels en cause démontrent une ligne extérieure et une ligne intérieure contenant un espace entre les deux, rien n’indique que cet espace contienne de l’air, du liquide ou du verre. La description des dessins industriels en cause est également muette sur ce point. Il en est de même pour certaines pièces d’antériorité dont le dessin de 1897 (pièce TX-97).
Les lignes du dessin industriel 107736 et du verre Trudeau TX-186
[62] Tel qu’illustré ci-dessous, la ligne intérieure et la ligne extérieure du dessin industriel 107736 sont complètement convexes, du bas jusqu’en haut du verre (Michel Morand, T19-20 – 24 mai). Par contre, la ligne intérieure du verre Trudeau TX-186 est d’abord convexe, pour ensuite devenir concave. La paroi extérieure du verre Trudeau est complètement convexe, comme celle du dessin industriel 107736 (rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 25) :
Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
Verre Trudeau (Pièce TX-186) |
[63] M. Morand, le témoin expert, a émis l’opinion que les proportions du dessin industriel 107736 et celles du verre Trudeau TX-186 ne sont pas les mêmes :
Et même si j’essayais de diminuer les verres de Trudeau, j’arriverais jamais à la forme d’en haut, parce que j’aurais pas les mêmes proportions, j’aurais pas le même – même look. Mais faut quand même voir que les courbes dans le dessin industriel d’en haut justement, une courbe très accentuée comparée aux autres qui a des – dans les verres de Trudeau, j’ai définitivement deux courbes à l’intérieur avec un point de tangence, c’est très important de le dire. (T24 – 24 mai)
Les lignes du dessin industriel 107736 et du verre Trudeau TX-47
[64] En ce qui a trait au dessin industriel 107736 et au verre Trudeau TX-47, M. Morand a rappelé que les parois intérieures du dessin industriel 107736 sont complètement convexes, alors que la paroi intérieure du verre Trudeau TX-47 est d’abord convexe, pour ensuite devenir concave dans le haut du verre. La paroi extérieure du verre Trudeau TX-47 est complètement convexe, mais beaucoup moins arrondie que la paroi extérieure du dessin industriel 107736, tel qu’illustré ci-dessous (rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 25) :
Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
Verre Trudeau (Pièce TX-47) |
Les antériorités pertinentes et les lignes du dessin industriel 114070 et des verres Trudeau TX-186 et TX-4
[65] Les antériorités relativement au dessin industriel 114070 (TX-214) déposées en preuve sont les suivantes :
Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) (2003) |
(Pièce TX-97) (1897) |
(Pièce TX-13) (1915) |
(Pièce TX-21) (31 décembre 1991) |
Verre Coca-Cola (Pièce TX-108) (circa 1919) |
Histoire du Verre (Le XIXe siècle) (Pièce TX-166) (1834) |
Assam no. 4553‑16 (Pièce TX-219) (avant 2003) |
[66] M. Morand a également affirmé que les différences entre ce qui peut être trouvé dans l’antériorité et le dessin industriel 114070 (pièce TX-214) sont minimes (Michel Morand, T33 – 24 mai). Il a également émis l’opinion que le dessin industriel 114070 se différencie des verres Trudeau TX-186 et TX-47 (T24-25 – 24 mai).
Les lignes du dessin industriel 114070 et du verre Trudeau TX-186
[67] En ce qui a trait au dessin industriel 114070 et au verre Trudeau TX-186, M. Morand a expliqué que les lignes diffèrent également (rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 26).
[68] À cet égard, M. Morand a expliqué que la ligne extérieure du dessin industriel 114070 commence concave pour ensuite devenir légèrement convexe vers le haut alors qu’il est clair que la ligne extérieure du verre Trudeau (TX-186) est convexe. Quant aux lignes intérieures du verre Trudeau, elles sont d’abord convexes pour ensuite devenir concaves, ce qui est le contraire du dessin industriel 114070, le tout tel qu’illustré ci-dessous :
Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
Verre Trudeau (Pièce TX-186) |
Les lignes du dessin industriel 114070 et du verre Trudeau TX-47
[69] Finalement, en ce qui concerne le dessin industriel 114070 et le verre Trudeau TX-47, M. Morand a expliqué que la paroi extérieure et la paroi intérieure du dessin industriel 114070 sont concaves au bas du verre et deviennent légèrement convexes en haut du verre. Par contre, la paroi intérieure du verre Trudeau TX-47 a une courbure complètement opposée, soit convexe dans le bas, devenant concave dans le haut. Aussi, la paroi extérieure du verre Trudeau TX-47 est complètement convexe, ce qui n’est pas le cas du dessin industriel 114070 (rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 26), le tout tel qu’illustré ci-dessous :
Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
Verre Trudeau (Pièce TX-47) |
Le test juridique de la comparaison
[70] Ayant exposé l’art antérieur, la Cour se penche maintenant sur le test juridique applicable à l’analyse comparative. L’article 11 [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 164] de la Loi définit la contrefaçon d’un dessin industriel comme suit :
11. (1) Pendant l’existence du droit exclusif, il est interdit, sans l’autorisation du propriétaire du dessin : a) de fabriquer, d’importer à des fins commerciales, ou de vendre, de louer ou d’offrir ou d’exposer en vue de la vente ou la location un objet pour lequel un dessin a été enregistré et auquel est appliqué le dessin ou un dessin ne différant pas de façon importante de celui-ci; […] |
Usage sans autorisation |
(2) Pour l’application du paragraphe (1), il peut être tenu compte, pour déterminer si les différences sont importantes, de la mesure dans laquelle le dessin enregistré est différent de dessins publiés auparavant. [La Cour souligne.] |
Différences importantes |
[71] En l’espèce, il y aura donc contrefaçon si les verres Trudeau ne diffèrent pas de façon importante des dessins industriels en cause comme le précise l’extrait suivant tiré de la doctrine en la matière :
As previously set out, designs are registered in association with specifically identified articles. Infringement will occur when the design or a design not differing substantially therefrom has been applied to the article(s) for which the design was registered.
(John S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd. (Toronto : Thomson/Carswell, 2000), aux pages 837 et 838).
[72] Or, les parties ne s’entendent pas sur le test juridique que devrait appliquer la Cour pour effectuer la comparaison entre les dessins industriels en cause et les verres Trudeau et ainsi décider si il y a contrefaçon.
[73] Les demanderesses prétendent que la Cour doit décider de la question en analysant du point de vue de l’œil du consommateur et appliquer le test à trois volets développé en Angleterre et énoncé dans l’affaire Valor Heating Co. Ltd. v. Main Gas Appliances Ltd., [1972] F.S.R. 497 (Ch.D.), qui fait référence à la doctrine de « imperfect recollection » (souvenir imparfait). Les demanderesses s’appuient également sur le jugement de la Cour supérieure du Québec dans la décision Industries Lumio (Canada) inc. c. Dusablon, 2007 QCCS 1204, [2007] R.J.Q. 1216 (Lumio). Le test à trois volets évoqué par les demanderesses et repris dans la décision Lumio, au paragraphe 182 s’évoque comme ainsi :
a) Les dessins faisant l’objet de comparaison ne doivent pas être examinéscôte à côte, mais séparément, pour que le souvenir imparfait puisse guider la perception visuelle de l’objet fini (« imperfect recollection »);
b) L’on doit regarder l’ensemble, et non les composantes individuelles du dessin;
c) Tout changement par rapport à l’art antérieur doit être substantiel.
[74] Pour sa part, la défenderesse a fait valoir à la Cour que le test devrait se faire du point de vue de l’œil du consommateur averti. La défenderesse a également soutenu que le test à trois volets, développé en Angleterre et qui était appliqué avant l’amendement de la Loi en 1993, n’est plus applicable.
[75] Comme l’a fait remarquer la défenderesse, une comparaison de l’article 11 de la Loi avant l’amendement de 1993 et après l’amendement de 1993 démontre effectivement que la version pré-1993 contenait un élément d’« imitation frauduleuse » alors que cet élément a été évacué avec l’amendement de 1993 et remplacé par la notion de « dessin ne différant pas de façon importante » :
Avant l’amendement de 1993
11. Pendant l’existence du droit exclusif, qu’il s’agisse de l’usage entier ou partiel du dessin, personne, sans la permission par écrit du propriétaire enregistré, ou, en cas de cession, de son cessionnaire, ne peut appliquer, pour des fins de vente, ce dessin, ou une imitation frauduleuse de ce dessin, à l’ornementation d’un article fabriqué ou autre sur lequel peut être appliqué, ou auquel peut être attaché, un dessin industriel; et personne ne peut publier, ni vendre ni exposer en vente, ni employer l’article ci-dessus mentionné, sur lequel ce dessin ou cette imitation frauduleuse a été appliqué. S.R., ch. I-8, art. 11. [La Cour souligne.] |
Se servir d’un dessin sans autorisation |
Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9, article 11 (avant l’amendement de L.C. 1993, ch. 44, art. 164) (cahier d’autorités supplémentaires de la défenderesse).
Après l’amendement de 1993
11. (1) Pendant l’existence du droit exclusif, il est interdit, sans l’autorisation du propriétaire du dessin : a) de fabriquer, d’importer à des fins commerciales, ou de vendre, de louer ou d’offrir ou d’exposer en vue de la vente ou la location un objet pour lequel un dessin a été enregistré et auquel est appliqué le dessin ou un dessin ne différant pas de façon importante de celui-ci; b) d’effectuer l’une quelconque des opérations visées à l’alinéa a) dans la mesure où elle constituerait une violation si elle portait sur l’objet résultant de l’assemblage d’un prêt-à-monter. |
Usage sans autorisation |
(2) Pour l’application du paragraphe (1), il peut être tenu compte, pour déterminer si les différences sont importantes, de la mesure dans laquelle le dessin enregistré est différent de dessins publiés auparavant. |
Différences importantes |
Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9, article 11 (après l’amendement de L.C. 1993, ch. 44, art. 164) (cahier conjoint des lois, règlements, onglet 42).
[76] De plus, bien que la doctrine semble également appuyer la proposition que le test pour décider s’il y a contrefaçon ou non soit différent depuis l’amendement (John S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd. (Toronto : Thomson/Carswell, 2000), à la page 838), sans se prononcer sur la question, la Cour remarque en effet que l’application du test à trois volets peut soulever un certain nombre de questions relativement à sa pertinence, compte tenu de l’amendement de l’article 11 de la Loi en 1993.
[77] Lors de l’audience, une discussion a eu lieu concernant l’utilisation de l’expression « consommateur averti » et « consommateur informé ». La Cour note que les versions françaises de certaines décisions de la Cour fédérale en matière de dessins industriels, notamment les décisions Bata, précitée, et Rothbury International Inc. c. Canada (Ministre de l’Industrie), 2004 CF 578, [2005] 1 R.C.F. 130 (Rothbury), au paragraphe 31, utilisent l’expression « consommateur averti » pour traduire l’expression en anglais de « informed consumer ».
[78] La question qui se pose dès lors est la suivante : y a-t-il une différence entre les expressions « consommateur averti » et « consommateur informé » pour les fins de la présente cause? Le Petit Robert de la langue française, 2006, définit le terme « averti » comme suit : « Qui connaît bien, qui est au courant. = avisé, expérimenté, instruit ». Il définit le terme « informé » comme suit : « Qui sait ce qu’il faut savoir. = averti, avisé, documenté ». Pour ce qui est du Dictionnaire Larousse Français-Anglais/Anglais-Français [Paris : Larousse, 1994] , il définit « averti » comme « Informed, [mature], experienced » et « informed » comme « [informé], Au courant, renseigné ».
[79] Les définitions reprises ci-dessus permettent de constater que les mots « averti » et « informé » ont en fait le même sens et la Cour est d’avis qu’ils peuvent être considérés comme synonyme de l’expression anglaise « informed consumer ».
[80] En somme, la question de l’emploi des expressions « consommateur averti » ou « consommateur informé » est un faux débat. La Cour est d’opinion que le produit prétendument contrefacteur doit être analysé par la Cour du point de vue de l’œil du consommateur averti (informed consumer) tel que précisé par ma collègue la juge Tremblay-Lamer en 2004 dans l’affaire Rothbury, précité, au paragraphe 31; voir aussi Algonquin Mercantile Corporation c. Dart Industries Canada Ltd., [1984] A.C.F. no 500 (C.A.) (QL); Sommer Allibert, précité, aux pages 624 et 625.
Application en l’espèce
[81] Ainsi, après avoir soupesé le témoignage du témoin expert, M. Morand, et les arguments des parties, la Cour en arrive à la conclusion que les verres Trudeau ne comportent pas les caractéristiques que lui imputent les demanderesses et que les verres Trudeau ne sont pas des produits contrefacteurs.
[82] D’une part, l’art antérieur démontre clairement que les lignes du dessin industriel 107736 existaient. Plus particulièrement, et la Cour est en accord avec M. Morand, le dessin datant de 1897 comporte des lignes intérieures et extérieures très semblables au dessin industriel 107736. Ce dessin datant de 1897 comporte une ligne intérieure et donc une double paroi. Cette double paroi peut contenir une chambre à air, du verre ou du liquide. La pièce TX-168 (double-walled salt dish) est également très semblable si on fait abstraction de la base qui pourrait être qualifiée de variante.
[83] De plus, en comparant les proportions du dessin industriel 107736 et les verres Trudeau TX-186 et TX-47, les proportions diffèrent notamment par les courbes extérieures et les ouvertures. Pareillement, en comparant le dessin industriel 114070 et les verres Trudeau TX-186 et TX-47, force est de constater que les proportions diffèrent une fois de plus, le dessin industriel 114070 étant dessiné selon une courbe extérieure concave qui devient convexe. Or, la ligne extérieure des verres Trudeau est totalement convexe. Qui plus est, la preuve au dossier démontre que la forme du dessin industriel 114070 existait dans un modèle Bodum Assam antérieur (pièce TX-219, Assam No. 4553-16) à la différence près qu’il avait une poignée (pièce D-1, « Defendant’s Discovery Read-Ins of Jörgen Bodum », onglet 10, aux pages 30 et 32).
Le verre bleu Bodum à double paroi TX-194
[84] En marge de ce qui précède, le verre bleu Bodum à double paroi TX-194 fabriqué en 1991 s’est retrouvé au centre des discussions pendant le procès.
[85] Le verre bleu Bodum à double paroi TX-194 démontre sans conteste que Bodum fabriquait des verres à double paroi avant 2003/2004. Les demanderesses admettent d’une part que la couleur n’est pas protégée par le dessin industriel, mais allèguent d’autre part qu’il existe des différences entre le verre bleu Bodum à double paroi et les verres Trudeau en cause. Les arguments des demanderesses peuvent être résumés comme suit :
- Les verres Trudeau sont translucides, mais le verre bleu Bodum à double paroi l’est moins;
- Le verre bleu Bodum à double paroi n’apparaît pas comme un verre à double paroi;
- Le verre bleu Bodum à double paroi contient deux (2) anneaux prononcés en haut du verre;
- Le dessous du verre n’a pas la même forme que les verres Trudeau.
(Plan of argumentation of plaintiffs/defendants by counterclaim, à la page 8.)
[86] Pour sa part, la défenderesse nie ces différences et leur pertinence, le cas échéant.
[87] À la lumière de la preuve, la Cour est d’avis que les verres Trudeau sont beaucoup plus semblables à certains verres antérieurs à 2003 qu’aux dessins industriels en cause dans la présente affaire. Le verre bleu Bodum à double paroi TX-194 en est un exemple. Plus particulièrement, comme l’a expliqué le témoin expert, M. Morand, et la Cour est en accord avec ce dernier à l’effet que les verres Trudeau ont la même configuration que le verre bleu Bodum à double paroi TX-194. Lorsque comparés, les verres Trudeau et le verre bleu Bodum à double paroi TX-194 ont une ligne extérieure convexe et une ligne intérieure qui devient convexe vers le haut et ces lignes diffèrent des dessins industriels, tel qu’illustré ci-dessous :
Verre Trudeau (Pièce TX-186) |
Verre Trudeau (Pièce TX-47) |
(Pièce TX-194) |
|
Dessin industriel no. 107,736 (Pièce TX-1) |
Dessin industriel no. 114,070 (Pièce TX-214) |
[88] La Cour rappelle qu’il est bien établi par la jurisprudence que la couleur doit être ignorée lors de l’évaluation de l’art antérieur. En ce qui concerne les anneaux et le dessous du verre bleu Bodum à double paroi TX-194, ils ne sont pas « évidents » et la Cour est plutôt d’avis qu’ils n’ont pas d’impact sur l’aspect visuel du verre (M. Morand, contre-interrogatoire, T53-55 – 24 mai).
[89] En conséquence, l’argument des demanderesses voulant que ce soit la double paroi translucide des verres Trudeau qui les rend si semblables aux verres à double paroi Bodum (opening statement of plaintiffs/defendants by counterclaim, au paragraphe 5) doit être rejeté.
[90] Il s’ensuit que, même si la Cour faisait fi de l’art antérieur, les verres Trudeau ne comportent à peu près aucune des caractéristiques de la configuration des dessins industriels en cause.
2. L’invalidité
[91] La Cour rappelle que la défenderesse en demande reconventionnelle plaide l’invalidité des dessins industriels en cause alors que les demanderesses soutiennent que l’enregistrement de ces dessins est valide.
[92] En premier lieu, il convient de rappeler que les dessins industriels enregistrés par le Bureau du commissaire aux brevets de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada sont protégés pour 10 ans (article 10 [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 163] de la Loi) et jouissent d’une présomption de validité prima facie. Le paragraphe 7(3) [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 143, ann. VI, no 16] de la Loi s’énonce comme suit :
7. […] |
|
(3) En l’absence de preuve contraire, le certificat est une attestation suffisante du dessin, de son originalité, du nom du propriétaire, du fait que la personne dite propriétaire est propriétaire, de la date et de l’expiration de l’enregistrement, et de l’observation de la présente loi. |
Le certificat fait foi de son contenu |
[93] Cette présomption n’est toutefois pas irréfragable et peut être réfutée.
[94] Tel que mentionné au paragraphe 12, la première divulgation publique des verres Bodum a eu lieu en août 2003 (pièce D-1, defendant’s discovery read-ins of Jörgen Bodum, onglet 5, à la page 24, ligne 5).
[95] Tel qu’indiqué aux paragraphes 57 à 59, l’art antérieur démontre que les verres à double paroi existaient avant 2003. En effet, la preuve démontre que l’existence des verres à double paroi remonte aussi loin que le 19e siècle (rapport d’expertise de Michel Morand, au paragraphe 22). La preuve a également démontré que des verres antérieurs à 2003 — dont un remonte à 1897 — avaient des configurations et des proportions très similaires aux dessins industriels en cause.
[96] La jurisprudence enseigne que pour être enregistrable, un dessin industriel doit se démarquer substantiellement de l’art antérieur. Une simple variation ne suffira pas. La Cour suprême du Canada a énoncé ce principe dès 1929 — principe qui a toujours cours aujourd’hui — dans l’arrêt Clatworthy & Son Ltd. v .Dale Display Fixtures Ltd., [1929] R.C.S. 429, à la page 433. La Cour suprême du Canada a observé qu’ouvrir la porte à une simple variation aurait pour conséquence de paralyser le marché :
[traduction] Il faut toutefois se rappeler qu’un dessin n’est original que s’il existe des différences substantielles entre le nouveau dessin et ceux qui existaient déjà. Un léger changement de forme ou de configuration, ou une modification mineure, ne justifient pas l’auteur d’en demander l’enregistrement. Si tel était le cas, les avantages que la Loi avait pour but de protéger seraient en grande partie perdus, et le marché serait compromis, voire paralysé […]
[97] En 1985, dans l’affaire Bata, précitée, à la page 347, le juge Reed a souligné que pour être enregistrable les dessins en question doivent faire preuve d’originalité, c’est-à-dire, qu’il doit y avoir une étincelle d’originalité. La Cour fait siens les propos du juge Reed :
Cet arrêt exige un degré d’originalité plus grand que celui qui est requis en matière de droit d’auteur. Il semble à tout le moins exiger une étincelle d’inspiration de la part de l’auteur, soit par la création d’un dessin entièrement nouveau ou par la découverte d’un nouvel usage pour un dessin qui existait déjà.
[98] En comparant l’art antérieur produit en preuve et les dessins industriels en cause, en s’attardant aux lignes et en faisant fi des procédés de fabrication, des matériaux utilisés et des couleurs (Bata, précitée, à la page 345), la Cour en arrive à la conclusion que les dessins ne varient pas de façon significative. Bien que M. Perez, le président de Bodum USA Inc., ait témoigné que l’inspiration pour le dessin industriel 107736 (TX-1 et verre pièce TX-198) soit venue d’un bol pour le sake (sake bowl) que M. Bodum aurait vu au Japon — M. Jørgen Bodum n’ayant pas témoigné au procès — la preuve démontre néanmoins que le domaine de la verrerie, comme les domaines des collets de chemises et des chaussures, sont des domaines qui existent depuis longtemps. Il s’agit d’articles utilisés quotidiennement et, partant, la différence doit être bien marquée et substantielle (Le May v. Welch (1884), 28 Ch.D. 24 (C.A.), aux pages 34 et 35, cité dans la décision Bata, précitée, à la page 348). À cet effet, le témoin expert, M. Morand, a témoigné que les « verres en fait existent depuis des milliers d’années et que toutes formes ont déjà, pour la plupart, été explorées de la même façon d’autres antériorités qui montrent » (interrogatoire, Michel Morand, T29 – 24 mai).
[99] Pour ces raisons, la Cour est d’avis que les dessins industriels en cause ne rencontrent pas les critères définis par la jurisprudence donnant droit à un enregistrement. En conséquence, les dessins industriels en cause ne satisfont pas à l’exigence du caractère original substantiel et, en conséquence, ils n’ont pas droit à la protection prévue par la Loi et doivent être radiés du registre.
3. Concurrence déloyale
[100] En ce qui concerne les allégations soulevées par les demanderesses concernant la concurrence déloyale, elles ont été formulées lors des écritures et faisaient toujours parties des allégations des demanderesses lors des présentations d’ouverture. Ces allégations ont toutefois été retirées au stade de la plaidoirie (plan of argumentation of plaintiffs/defendants by counterclaim, à la page 11; T142-143 – 29 mai). La Cour ne se prononcera donc pas sur cette question.
VIII. Conclusion
[101] En conclusion, la Cour rejette l’action en contrefaçon intentée par les demanderesses et accueille la demande reconventionnelle de Trudeau en invalidation. Par conséquent, les dessins industriels en question doivent être radiés du registre.
[102] En ce qui a trait aux dépens, les parties se verront accorder un délai pour tenter de résoudre elles-mêmes cette question. Le protonotaire Morneau a informé la Cour qu’il demeure disponible à cet égard.
[103] Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles pourront signifier et déposer des observations écrites sur les dépens au plus tard le 24 octobre 2012. Ces observations ne devraient pas dépasser 10 pages. Des réponses ne dépassant pas 5 pages pourront être signifiées et déposées au plus tard le 31 octobre 2012.
[104] Finalement, la Cour remercie à nouveau les avocats des parties pour leur professionnalisme, leur attitude respectueuse et leur courtoisie les uns envers les autres ainsi qu’envers la Cour.
POST-SCRIPTUM
[105] Les présents motifs publics du jugement sont une version non caviardée des motifs confidentiels du jugement rendus le 26 septembre 2012, conformément à la directive portant la même date.
[106] La Cour a demandé aux avocats des parties de lui faire part de leurs réserves quant à la publication des motifs du jugement sous une forme non caviardée. Le 3 octobre 2012, l’avocat des demanderesses et les avocats de la défenderesse ont informé la Cour qu’il n’y avait aucun passage des motifs confidentiels du jugement qu’il y avait lieu de caviarder, mais ils ont demandé que certaines modifications soient apportées. La Cour accepte les modifications demandées par l’avocat des demanderesses et les avocats de la défenderesse. Ces modifications ont été incorporées aux présents motifs publics du jugement.
ANNEXE
Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch I-9 [art. 2 « fonction utilitaire » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 20), « variantes » (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 161), 7(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 15)]
DÉFINITIONS |
|
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi. |
Définitions |
« dessin » Caractéristiques ou combinaison de caractéristiques visuelles d’un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs. […] |
« dessin » “design” or “ industrial design” |
« fonction utilitaire » Fonction d’un objet autre que celle de support d’un produit artistique ou littéraire. […] |
« fonction utilitaire » “utilitarian function” |
« variantes » Dessins s’appliquant au même objet ou ensemble et ne différant pas de façon importante les uns des autres. PARTIE I DESSINS INDUSTRIELS Enregistrement […] |
« variantes » “variants” |
5.1 Les caractéristiques résultant uniquement de la fonction utilitaire d’un objet utilitaire ni les méthodes ou principes de réalisation d’un objet ne peuvent bénéficier de la protection prévue par la présente loi. |
Limites et protection |
6. (1) Si le ministre trouve que le dessin n’est pas identique à un autre dessin déjà enregistré ou qu’il n’y ressemble pas au point qu’il puisse y avoir confusion, il l’enregistre et remet au propriétaire une esquisse ou une photographie ainsi qu’une description en même temps que le certificat prescrit par la présente partie. […] |
Enregistrement du dessin |
7. (1) Le certificat, qui atteste que le dessin a été enregistré conformément à la présente loi, peut être signé par le ministre, le commissaire aux brevets ou tout membre du personnel du bureau de ce dernier. […] |
Certificat d’enregistrement |
(3) En l’absence de preuve contraire, le certificat est une attestation suffisante du dessin, de son originalité, du nom du propriétaire, du fait que la personne dite propriétaire est propriétaire, de la date et de l’expiration de l’enregistrement, et de l’observation de la présente loi. […] Droit exclusif |
Le certificat fait foi de son contenu |
9. Le droit exclusif à la propriété d’un dessin industriel peut être acquis par l’enregistrement de ce dessin conformément à la présente partie. |
Droit exclusif |
10. (1) Sous réserve du paragraphe (3), la durée du droit exclusif à la propriété d’un dessin industriel est limitée à dix ans à compter de la date de l’enregistrement du dessin. […] |
Durée du droit |
11. (1) Pendant l’existence du droit exclusif, il est interdit, sans l’autorisation du propriétaire du dessin : a) de fabriquer, d’importer à des fins commerciales, ou de vendre, de louer ou d’offrir ou d’exposer en vue de la vente ou la location un objet pour lequel un dessin a été enregistré et auquel est appliqué le dessin ou un dessin ne différant pas de façon importante de celui-ci; b) d’effectuer l’une quelconque des opérations visées à l’alinéa a) dans la mesure où elle constituerait une violation si elle portait sur l’objet résultant de l’assemblage d’un prêt-à-monter. |
Usage sans autorisation |
(2) Pour l’application du paragraphe (1), il peut être tenu compte, pour déterminer si les différences sont importantes, de la mesure dans laquelle le dessin enregistré est différent de dessins publiés auparavant. […] Actions pour violation d’un droit exclusif […] |
Différences importantes |
17. (1) Dans le cadre des procédures visées à l’article 15, le tribunal ne peut procéder que par voie d’injonction si le défendeur démontre que, lors de la survenance des faits reprochés, il ignorait — ou ne pouvait raisonnablement savoir — que le dessin avait été enregistré. |
Action irrecevable |
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas si le plaignant démontre que la lettre « D », entourée d’un cercle, et le nom du propriétaire du dessin, ou son abréviation usuelle, figuraient lors de la survenance des faits reprochés : a) soit sur la totalité ou la quasi-totalité des objets qui étaient distribués au Canada par le propriétaire ou avec son consentement; b) soit sur les étiquettes ou les emballages de ces objets. |
Exception |
(3) Pour l’application du paragraphe (2), le propriétaire du dessin est celui qui en est le propriétaire lors du marquage des objets, des étiquettes ou des emballages. |
Propriétaire |
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13
CONCURRENCE DÉLOYALE ET MARQUES INTERDITES |
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7. Nul ne peut : a) faire une déclaration fausse ou trompeuse tendant à discréditer l’entreprise, les marchandises ou les services d’un concurrent; b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre; |
Interdictions |