[2013] 4 R.C.F. 319
A-456-10
2012 CAF 94
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Ronald Robertson et Roger Saunders (intimés)
Répertorié : Robertson c. Canada
Cour d’appel fédérale, juges Evans, Pelletier et Layden-Stevenson, J.C.A.—Winnipeg, 16 novembre 2011; Ottawa, 20 mars 2012.
Peuples autochtones — Taxation — Pêche commerciale — Appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) accueillant les appels interjetés par les intimés à l’encontre des cotisations établies à l’égard de leur obligation fiscale au motif que leur revenu est situé sur une réserve et qu’il est donc exempté de taxation en vertu de l’art. 87 de la Loi sur les Indiens — Les intimés, membres de la Première Nation crie de Norway House, sont des pêcheurs commerciaux à leur compte qui mènent leurs activités à l’extérieur de la réserve de Norway House — La Norway House Fishermen’s Co-operative fixe des quotas et vend du poisson à une société d’État — Elle joue un rôle actif dans tous les aspects de la pêche commerciale — La C.C.I. a conclu que les activités commerciales menées hors réserve n’atténuaient pas le lien entre la réserve et le revenu des intimés — Il s’agissait de savoir si le revenu des intimés était « situé sur une réserve » au sens de l’art. 87(1)b) de la Loi sur les Indiens — Comme la pêche commerciale est exercée depuis longtemps et continue à revêtir de l’importance, elle renforce le lien entre la réserve et le revenu d’entreprise de pêche des intimés — Les liens que les intimés ont avec les marchés hors réserve n’affaiblissent pas le lien entre le revenu en découlant et la réserve — Les activités commerciales des intimés sont liées à la réserve en raison du rôle important que joue la coopérative — La coopérative est une institution importante pour la vie économique de la réserve — Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concourants) : L’application de l’art. 87 nécessite que l’on rattache le revenu en question à une réserve — L’application de l’art. 87 ne peut être dissociée de la réalité de la vie dans une réserve indienne — L’analyse exigée par l’art. 87 doit être axée sur les occasions d’affaires qui s’offrent aux intimés — Appel rejeté.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt (C.C.I.) d’accueillir les appels interjetés par les intimés à l’encontre des cotisations établies à l’égard de leur obligation fiscale au motif que leur revenu était situé sur une réserve et était donc exempté de taxation en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens.
Les intimés, membres de la Première Nation crie de Norway House, étaient des pêcheurs commerciaux à leur compte au cours des années d’imposition en question. Ils recevaient des quotas de pêche de la Norway House Fishermen’s Co-operative (la coopérative des pêcheurs de Norway House, ci-après la coopérative) et pêchaient dans des lacs situés hors réserve. L’un des intimés habite à l’extérieur de la réserve, mais les deux partaient de la réserve de Norway House pour se rendre à leurs zones de pêche et entreposaient et entretenaient leurs bateaux sur la réserve. La coopérative est un mandataire de l’Office de commercialisation du poisson d'eau douce (l’Office), une société d'État, et joue un rôle actif dans tous les aspects de la pratique de la pêche par les membres de la Première Nation, qu’il s’agisse de vendre de l’essence et des engins de pêche ou de rémunérer les pêcheurs. L’Office achète, par l’entremise de ses mandataires, tout le poisson pêché légalement qui lui est offert par les pêcheurs dans ses secteurs d’exploitation.
La C.C.I. a conclu que le fait que plusieurs des activités de pêche étaient exercées hors réserve, le fait que le client des pêcheurs (l’Office) était une entreprise hors réserve et le fait que les entreprises des intimés faisaient partie du commerce général n’atténuaient pas le lien entre la réserve et les activités de pêche des intimés à tel point que leur revenu d’entreprise en découlant n’était pas situé sur la réserve au sens de l’article 87. En tous les cas, la C.C.I. a jugé que la relation des appelants avec la coopérative, ainsi que le lien historique, culturel et économique entre leurs activités et la réserve créaient un lien convaincant avec la réserve.
La question en litige était de savoir si le revenu des intimés était « situé sur une réserve » au sens de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
Le juge Evans, J.C.A. (la juge Layden-Stevenson, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le fait que la pêche commerciale est exercée depuis longtemps dans les lacs situés près de la réserve par les membres de la Première Nation crie de Norway House et leurs ancêtres, et qu’elle continue à revêtir de l’importance pour les tissus économique, social et culturel de la réserve, est pertinent pour décider s’il existe un lien suffisamment étroit entre la réserve et la source du revenu des intimés. Ces considérations renforcent le lien entre la réserve et le revenu d’entreprise de pêche des intimés, et tendent donc à situer le revenu sur la réserve. Les activités qui composent l’entreprise des intimés peuvent être divisées en deux catégories : celles qui se rapportent principalement à la prise du poisson, et celles qui se rapportent principalement à la vente de celui-ci. Le fait que l’entreprise de pêche des intimés puisse avoir des liens avec les marchés hors réserve n’affaiblit pas le lien entre le revenu en découlant et la réserve. Ainsi, même si les intimés ne prennent pas leur poisson sur la réserve, plusieurs des activités entourant la prise du poisson s’exercent sur la réserve. Bien que les activités commerciales des intimés avec la coopérative ne se trouvent pas physiquement dans la réserve, elles sont liées à la réserve en raison du rôle important que joue la coopérative en tant que propriétaire et exploitante des postes d’emballage. Le rôle de l’Office n’est pas aussi important dans la détermination de l’emplacement des activités commerciales des intimés, et donc de leur revenu en découlant. Le fait de qualifier la coopérative de simple mandataire de l’Office aux fins de l’achat dénature considérablement son importance pour la vie économique générale de la réserve. La coopérative est une institution d’une importance capitale pour la vie économique de la réserve, et toutes les opérations commerciales des intimés se faisaient avec elle.
Le juge Pelletier, J.C.A. (motifs concourants) : L’article 87 de la Loi sur les Indiens est destiné à protéger ou à favoriser l’intérêt économique des Indiens dans leur réserve. Étant donné que le revenu est un bien immatériel, l’application de l’article 87 nécessite que l’on rattache le revenu en question à une réserve. En l’espèce, le litige porte sur la taxation du revenu généré par l’une des rares activités commerciales que peuvent exercer les résidants d’une réserve du Nord, soit la pêche commerciale. L’application de l’article 87 ne peut être dissociée de la réalité de la vie dans une réserve indienne. L’analyse exigée par l’article 87 doit être axée sur les occasions d’affaires qui s’offrent aux intimés, dans le lieu où ils vivent, en fonction des habiletés qu’ils ont acquises.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 9(1).
Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, L.R.C. (1985), ch. F‑13, art. 7, 22(2).
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 2(1) “Indien”, 87 (mod. par L.C. 2005, ch. 9, art. 150), 89 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 17, art. 12), 90.
Traités et autres instruments cités
Traité no 5 (1875).
JURISPRUDENCE CITÉE
Décisions appliquées :
Bastien (Succession) c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710; Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764.
Décision examinée :
Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877.
Décisions citées :
Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300 (C.A.F.); Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269 (C.A.); R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456.
Appel d’un jugement de la Cour canadienne de l’impôt (2010 CCI 552) accueillant les appels interjetés par les intimés à l’encontre des cotisations établies à l’égard de leur obligation fiscale. Appel rejeté.
ONT COMPARU
Bonnie F. Moon et Melissa Danish pour l’appelante.
J. R. Norman Boudreau pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante.
Booth Dennehy LLP, Winnipeg, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] Il s’agit d’une autre affaire où la Cour doit décider si des revenus sont exemptés de taxation parce qu’ils constituent des « biens meubles d’un Indien […] situés sur une réserve ». Encore une fois, la question en litige est de savoir si le revenu en question est « situé sur une réserve » au sens de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5 (la Loi).
[2] C’est la première fois que la Cour est appelée à se pencher sur cette question depuis que la Cour suprême du Canada a fait le point sur le droit applicable dans les arrêts Bastien (Succession) c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710 (Bastien) et Dubé c. Canada, 2011 CSC 39, [2011] 2 R.C.S. 764 (Dubé), qu’elle a rendus simultanément. Dans les présents motifs, je citerai surtout des paragraphes de l’arrêt Bastien parce qu’il s’agit de l’arrêt de principe.
[3] La présente affaire est un appel interjeté par la Couronne à l’encontre d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt [Robertson c. La Reine, 2010 CCI 552] dans laquelle le juge Hershfield (le juge) a accueilli les appels interjetés par Ronald Robertson et Roger Saunders [les appelants] à l’encontre des cotisations établies à l’égard de leur obligation fiscale pour les années d’imposition 1999, 2000, 2001 et 2002 (M. Robertson), et 2002 et 2003 (M. Saunders). Il a conclu que le ministre du Revenu national (le ministre) avait inclus à tort dans leur revenu le revenu d’entreprise qu’ils avaient tirés pendant ces années de la pêche commerciale, ainsi que les prestations d’assurance‑emploi qu’ils avaient reçues.
[4] Le juge a conclu que le revenu des appelants était situé sur la réserve de Norway House (la réserve) et était donc exempté de taxation en vertu de l’article 87 [mod. par L.C. 2005, ch. 9, art. 150] de la Loi. Il n’a pas pu bénéficier des arrêts Bastien et Dubé, et son analyse est sans doute incompatible avec cette jurisprudence à un ou deux égards, particulièrement quant au poids qu’il a accordé au fait que la pêche commerciale faisait depuis longtemps partie intégrante de la vie sur la réserve.
[5] Il n’en demeure pas moins, à mon avis, que le juge est arrivé au bon résultat. Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel de la Couronne.
B. CONTEXTE FACTUEL
[6] Les faits énoncés dans les présents motifs sont tirés de l’exposé conjoint partiel des faits des parties préparé aux fins de leurs appels interjetés devant la Cour de l’impôt, et des autres conclusions de fait tirées par le juge. Voici un résumé introductif des faits.
i) Les appelants
[7] M. Robertson et M. Saunders sont tous les deux des « Indiens » au sens de la définition figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, et des membres de la Première Nation crie de Norway House (la Première Nation), qui a adhéré au Traité no 5, signé en 1875.
[8] M. Robertson a toujours vécu dans la réserve, qui est située près du poste de Norway House, sur la rive sud du lac Little Playgreen qui se jette dans le lac Winnipeg. Au cours des années en question, M. Saunders vivait hors réserve sur la route West Island, dans le poste de Norway House, non loin de la réserve.
[9] Au cours des années d’imposition en question, les appelants étaient tous deux pêcheurs commerciaux à leur compte. Ils détenaient des licences de pêche et recevaient des quotas de pêche de la Norway House Fishermen’s Co-operative (la coopérative des pêcheurs de Norway House, ci-après la coopérative), la propriétaire des quotas. M. Robertson a démarré son entreprise de pêche en 1992, et M. Saunders en 1973. Ils pêchent en été et en automne au lac Playgreen et au lac Winnipeg et, dans le cas de M. Saunders, au lac Grassy également. Ils se rendent généralement aux lacs en bateau à partir de la réserve, quoique les lacs eux‑mêmes soient situés à l’extérieur de la réserve.
[10] Les appelants passent la nuit dans des camps de pêche situés à l’extérieur de la réserve environ la moitié du temps; le reste du temps, ils peuvent retourner à la maison à la fin de leur journée de pêche. Ils apprêtent le poisson dans les camps ou dans leurs bateaux. Tous les jours, si les conditions météorologiques le permettent, ils apportent leurs prises aux postes d’emballage exploités par la coopérative, qui est décrite plus en détail ci‑dessous. Les postes d’emballage sont situés à l’extérieur de la réserve, mais non loin des camps de pêche ou de la réserve. Le juge a décrit (au paragraphe 107) les camps et les postes d’emballage comme étant « situés à brève distance [seulement] des quais des deux appelants, lesquels sont situés dans la réserve ».
[11] Aux postes d’emballage, le poisson est classé, trié par taille et par espèce, pesé et mis sur glace. Un reçu officiel indiquant le poisson livré par les pêcheurs, et le prix à payer, est préparé au poste d’emballage où ils livrent leurs prises.
[12] En plus de partir de la réserve pour se rendre dans leurs zones de pêche, les appelants entreposent et entretiennent leurs bateaux sur la réserve. M. Robertson conserve et entretient également ses filets et d’autres engins de pêche sur la réserve. Étant donné qu’il vit hors réserve, M. Saunders conserve parfois ses engins de pêche à sa résidence. Les appelants emploient des assistants de la réserve, où ils vont les chercher pour aller pêcher. Avant de partir, les appelants font le plein avec de l’essence de la coopérative sur la réserve.
[13] Les appelants conservent leurs livres, registres et autres documents ayant trait à leur entreprise de pêche à leur résidence. Pour M. Robertson, cela signifie sur la réserve, et pour M. Saunders, hors réserve.
ii) La coopérative
[14] Comme les autres pêcheurs de la réserve, les appelants sont membres de la coopérative. Au cours des années d’imposition en question, la coopérative comptait environ 52 membres, dont quatre seulement ne vivaient pas dans la réserve. Elle employait en outre quelque 160 membres de la bande, qui vivaient tous dans la réserve. Cependant, les membres de la coopérative ne sont pas tous des membres de la Première Nation; certains d’entre eux ne sont pas des Indiens inscrits.
[15] La coopérative achète le poisson de ses membres à titre de mandataire de l’Office de commercialisation du poisson d’eau douce (l’Office), qui est décrit plus en détail ci‑dessous. La coopérative paie les pêcheurs hebdomadairement, sur la base des reçus qui lui sont envoyés par les postes d’emballage. La coopérative effectue les paiements à partir de fonds fournis par l’Office, qui dépose l’argent dans le compte bancaire de la coopérative en fiducie à cette fin. Les pêcheurs obtiennent le paiement de leurs prises de la semaine au bureau administratif de la coopérative dans la réserve.
[16] En plus d’agir comme mandataire de l’Office aux fins de l’achat, la coopérative aide ses membres dans leurs entreprises de pêche de plusieurs façons. Par exemple, elle reçoit et divise les quotas de pêche administrés par le gouvernement provincial, elle accorde des prêts pour l’achat de bateaux, elle vend de l’essence, de l’huile, des filets et d’autres engins de pêche et elle paie les assistants des pêcheurs en déduisant leurs salaires des chèques des pêcheurs. La coopérative date d’avant l’Office.
[17] En fait, la coopérative joue un rôle actif dans tous les aspects de la pratique de la pêche commerciale par les membres de la Première Nation, qu’il s’agisse d’aider les pêcheurs à lancer leur entreprise ou d’agir en leur nom dans leurs rapports avec l’Office.
iii) L’Office
[18] L’Office, une société d’État fédérale, a été constitué en 1969 par la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, L.R.C. (1985), ch. F‑13, pour réglementer le commerce interprovincial et l’exportation du poisson d’eau douce. Il a pour mission l’achat et la commercialisation du poisson ainsi que de ses produits et sous‑produits, au Canada ou à l’étranger (article 7). Il exerce ses activités au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta, dans les Territoires du Nord‑Ouest et dans une partie du Nord‑Ouest de l’Ontario. L’Office est tenu d’acheter tout le poisson pêché légalement qui lui est offert par les pêcheurs dans ses secteurs d’exploitation (paragraphe 22(2)). Toutefois, l’Office n’a pas le monopole de l’achat : les pêcheurs sont libres de le contourner et de vendre leur poisson directement sur le marché.
[19] L’Office achète le poisson par l’intermédiaire de mandataires, dont la coopérative. La relation entre l’Office et la coopérative est régie par un accord qui prévoit notamment que la coopérative achètera du poisson de ses membres à titre de mandataire de l’Office aux points de livraison actuels de la mandataire à Whiskey Jack et Playgreen Point, qui sont situés à l’extérieur de la réserve. Selon l’accord, la coopérative facture à l’Office des frais pour l’achat du poisson, qui couvrent une partie du coût des services qu’elle fournit à ses membres.
[20] Au début de chaque exercice, l’Office fixe le prix auquel il achètera les différentes espèces de poisson sur la base de leur valeur marchande prévue, moins ses frais d’exploitation prévus. Lorsque les pêcheurs livrent leurs prises, l’Office verse à la coopérative en fiducie pour les pêcheurs 85 p. 100 de la valeur marchande prévue du poisson pêché. À la fin de l’exercice, l’Office poste directement aux pêcheurs des chèques correspondant à la différence, le cas échéant, entre la somme qui leur a été versée par la coopérative et la valeur marchande réelle du poisson vendu. Au cours des années d’imposition en question, l’Office a bel et bien effectué des paiements finaux. Au cours d’autres années, par contre, il n’y a eu aucune différence à payer parce que 85 p. 100 de la valeur marchande prévue équivalait au prix auquel l’Office avait réellement vendu le poisson ou dépassait celui-ci.
[21] Le poisson est ramassé par une entreprise de camionnage à la coopérative dans la réserve et au poste d’emballage de Whiskey Jack. De là, ils sont transportés au siège social de l’Office à Winnipeg. L’Office découpe le poisson en filets, le congèle en entier ou le transforme en farine. Il vend 80 p. 100 du poisson sur les marchés internationaux, surtout aux États-Unis.
[22] En se fondant sur le témoignage du président de la coopérative, le juge a résumé ainsi (au paragraphe 58) le rôle que joue la coopérative dans la communauté, et dans l’entreprise de pêche de ses membres en particulier :
[Le témoin] a déclaré que la coop agissait comme représentante des pêcheurs de la bande et assurait à la réserve une place dans l’industrie. La coop représente les pêcheurs, en veillant à ce que ceux‑ci soient traités honnêtement et équitablement […] La coop a sans aucun doute un rôle allant bien au‑delà de celui de mandataire ou d’intermédiaire entre les pêcheurs et l’Office. De fait, son rôle principal consistait à représenter les pêcheurs de la communauté […] Sur ce point, le témoignage de M. Saunders était clair; la coop a été créée afin d’aider les pêcheurs.
C. DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT
[23] Le juge a entendu une preuve abondante de la part des témoins experts des parties sur les pratiques traditionnelles de pêche des ancêtres des appelants. Plus particulièrement, il a conclu qu’avant la signature du Traité no 5 en 1875, les Cris des hautes terres, les ancêtres de la Première Nation actuelle, pratiquaient depuis longtemps la pêche aux fins de vente ou de troc avec la Compagnie de la Baie d’Hudson. La pêche commerciale faisait partie intégrante de leur gagne‑pain depuis très longtemps et revêt, encore aujourd’hui, une grande importance pour la vie sociale, culturelle et économique de la Première Nation et de la réserve.
[24] Le juge a également constaté qu’à la suite de l’inondation des terres traditionnelles des Autochtones de Norway House aux fins d’un projet hydroélectrique, la Première Nation avait demandé et reçu une indemnité, et insisté pour obtenir le règlement de ses revendications territoriales. De nouvelles terres de réserve ont donc été promises et la zone de gestion des ressources de Norway House (la zone de gestion des ressources) a été reconnue.
[25] La zone de gestion des ressources se compose de terres désignées comme telles par une loi du Manitoba à la suite de la conclusion d’un accord sur le règlement d’une revendication territoriale entre la Première Nation, les gouvernements fédéral et provincial et la Régie de l’hydro‑électricité du Manitoba. La Première Nation est liée depuis longtemps aux terres qui composent la zone de gestion des ressources. La réserve elle‑même se trouve à l’intérieur des limites de la zone de gestion des ressources, mais le reste des terres qui composent la zone de gestion des ressources ne fait pas, et n’a jamais fait, partie de la réserve. Le juge a conclu que, si les activités de pêche des appelants étaient exercées à l’intérieur de la zone de gestion des ressources, elles ne l’étaient pas sur la réserve.
[26] Après avoir examiné la preuve relative à l’histoire de la pratique de la pêche commerciale par les Cris de Norway House et leurs ancêtres, le juge a abordé la principale question de droit en litige : le revenu que les appelants ont tiré de leur entreprise de pêche était‑il situé sur une réserve? Pour répondre à cette question, le juge a adopté (au paragraphe 98) la liste de facteurs dressée dans l’arrêt Southwind c. Canada, 1998 CanLII 7300 (C.A.F.) pour déterminer si les liens entre le revenu d’entreprise d’un Indien et une réserve étaient suffisants pour que ce revenu soit situé sur la réserve.
[27] Le juge a affirmé (au paragraphe 99) qu’il allait se concentrer principalement sur les facteurs qui, selon la Couronne, indiquaient que le revenu n’était pas situé sur une réserve : le fait que plusieurs des activités de pêche étaient exercées hors réserve, le fait que le client des pêcheurs (l’Office) était une entreprise hors réserve et le fait que les entreprises des appelants faisaient partie du commerce général.
[28] Il a conclu que ces facteurs n’atténuaient pas le lien entre la réserve et les activités de pêche des appelants à tel point que leur revenu d’entreprise en découlant n’était pas situé sur la réserve au sens de l’article 87. Quoi qu’il en soit, il a affirmé (au paragraphe 101) que la relation des appelants avec la coopérative, ainsi que « le lien historique, culturel et économique entre [leurs] activités et la réserve […] créent un lien convaincant avec la réserve ».
[29] Le juge a rejeté (au paragraphe 119) la stricte dichotomie entre le revenu tiré d’une activité faisant partie du « commerce général » (et qui n’est donc pas situé sur une réserve) et le revenu tiré d’une activité faisant partie intégrante de la vie dans une réserve et que l’Indien possède en sa qualité d’Indien (et qui est donc situé sur une réserve). Certes, les appelants vendaient leur poisson à l’Office, qui le vendait à son tour sur les marchés nationaux et internationaux, mais, compte tenu de tous les autres liens qui existent entre les activités de pêche commerciales des appelants et la réserve, le juge a conclu que le rôle de l’Office dans l’achat et la vente du poisson ne permettait pas de conclure qu’ils avaient choisi « de participer au commerce général » (au paragraphe 129).
D. CADRE LÉGISLATIF
[30] L’article 87 de la Loi sur les Indiens est la seule disposition législative directement pertinente en l’espèce :
87. (1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83 et de l’article 5 de la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations, les biens suivants sont exemptés de taxation : a) le droit d’un Indien ou d’une bande sur une réserve ou des terres cédées; b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve. Idem (2) Nul Indien ou bande n’est assujetti à une taxation concernant la propriété, l’occupation, la possession ou l’usage d’un bien mentionné aux alinéas (1)a) ou b) ni autrement soumis à une taxation quant à l’un de ces biens. Idem (3) Aucun impôt sur les successions, taxe d’héritage ou droit de succession n’est exigible à la mort d’un Indien en ce qui concerne un bien de cette nature ou la succession visant un tel bien, si ce dernier est transmis à un Indien, et il ne sera tenu compte d’aucun bien de cette nature en déterminant le droit payable, en vertu de la Loi fédérale sur les droits successoraux, chapitre 89 des Statuts revisés du Canada de 1952, ou l’impôt payable, en vertu de la Loi de l’impôt sur les biens transmis par décès, chapitre E-9 des Statuts revisés du Canada de 1970, sur d’autres biens transmis à un Indien ou à l’égard de ces autres biens. [Non souligné dans l’original.] |
Biens exempts de taxation |
[31] Deux autres dispositions de la Loi sur les Indiens fournissent un contexte à l’article 87. D’abord, le paragraphe 89(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 17, art. 12] protège « les biens d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve » [non souligné dans l’original] contre, notamment, les hypothèques, les saisies et les exécutions. Les mots soulignés doivent se voir attribuer le même sens qu’à l’alinéa 87(1)b), c’est‑à‑dire « à l’intérieur des limites de [la réserve] » : arrêt Bastien, aux paragraphes 4 et 14 :
89. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, les biens d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve ne peuvent pas faire l’objet d’un privilège, d’un nantissement, d’une hypothèque, d’une opposition, d’une réquisition, d’une saisie ou d’une exécution en faveur ou à la demande d’une personne autre qu’un Indien ou une bande. |
Inaliénabilité des biens situés sur une réserve |
[32] Ensuite, le paragraphe 90(1) prévoit que, pour l’application des articles 87 et 89 [mod., idem], les biens meubles sont toujours réputés situés sur une réserve s’ils ont été achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement, ou donnés à un Indien ou à une bande par Sa Majesté en vertu d’un traité ou d’un accord :
90. (1) Pour l’application des articles 87 et 89, les biens meubles qui ont été : a) soit achetés par Sa Majesté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage et au profit d’Indiens ou de bandes; b) soit donnés aux Indiens ou à une bande en vertu d’un traité ou accord entre une bande et Sa Majesté, sont toujours réputés situés sur une réserve. |
Biens considérés comme situés sur une réserve |
E. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
i) Les questions préliminaires
a) la norme de contrôle
[33] Tout en retenant l’essentiel de la méthode des facteurs de rattachement établie dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877 (Williams), la Cour suprême, dans les arrêts Bastien et Dubé, a redéfini le cadre analytique antérieur à plusieurs égards importants. Plus précisément, la Cour a souligné que l’article 87 protège seulement les biens qui sont situés à l’intérieur des limites de la réserve. Elle a également rejeté l’utilisation du principe du « marché ordinaire » pour déterminer si le bien était situé sur une réserve et la notion selon laquelle les activités génératrices du bien doivent être liées au mode de vie traditionnel des Indiens.
[34] Comme les arrêts Bastien et Dubé ont été rendus après la décision du juge en l’espèce et qu’ils ont, à certains égards, modifié le droit antérieur, il convient d’examiner la façon dont le juge a défini et soupesé les facteurs de rattachement selon la norme de la décision correcte. Les conclusions de fait sur lesquelles ses conclusions sont fondées, cependant, ne peuvent être modifiées en appel que s’il est établi qu’elles sont viciées par une erreur manifeste et dominante.
b) l’article 35
[35] Il ne s’agit pas de savoir, dans le présent appel, si l’un des appelants a un droit ancestral ou issu d’un traité lui permettant de pratiquer la pêche commerciale sans être assujetti à l’impôt, ni de savoir si l’imposition d’une taxe sur leur revenu d’entreprise tiré de la pêche porterait atteinte à ce droit contrairement à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Les appelants ont invoqué l’article 35 devant la Cour de l’impôt, mais le juge, après avoir tranché en leur faveur sur la base de l’article 87, n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur la question constitutionnelle. Les appelants n’ont pas invoqué l’article 35 devant notre Cour.
c) le revenu en tant que bien
[36] La notion de « revenu » trouve davantage sa source dans la Loi de l’impôt sur le revenu [L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1] que dans le droit des biens. Les parties conviennent néanmoins que l’arrêt Bastien confirme (au paragraphe 1) que le revenu est un « bien » au sens de l’article 87, qu’il soit tiré d’un emploi, d’une assurance‑emploi, d’un placement, d’une entreprise ou d’un bien.
[37] Tenter de situer le revenu, un bien immatériel, dans un emplacement physique par la prise en compte de facteurs le rattachant à une réserve a toutefois représenté un défi de taille pour les tribunaux. La notion de « bien » contenue dans l’article 87 a été élargie de manière à viser non seulement les moyens physiques de générer un revenu, mais aussi le revenu tiré de leur utilisation.
d) la zone de gestion des ressources
[38] Bien que la réserve se trouve techniquement à l’intérieur des limites de la zone de gestion des ressources, j’ai déjà souligné que la zone de gestion des ressources ne fait pas, et n’a jamais fait, partie en totalité de la réserve. Cela est important parce que dans l’arrêt Bastien (au paragraphe 15), la Cour suprême a clairement indiqué que l’article 87 n’exempte de taxation les biens meubles d’un Indien que s’ils sont situés sur une réserve, c’est-à-dire à l’intérieur des limites d’une réserve.
[39] Cette interprétation de l’article 87 est indirectement étayée par la différence dans la rédaction du paragraphe 90(1), selon lequel certaines catégories de biens, dont aucune n’est en cause en l’espèce, sont toujours réputées situées sur une réserve pour l’application de l’article 87.
[40] Par conséquent, le fait qu’au moins un des facteurs permette de rattacher le revenu des appelants à une partie de la zone de gestion des ressources autre que la réserve ne suffit pas en soi à donner ouverture à la protection prévue à l’article 87.
e) l’absence de manipulation
[41] La Couronne n’a pas prétendu que les appelants avaient tenté de manipuler d’une manière artificielle les facteurs de rattachement pour faire en sorte que leur revenu de pêche soit visé par l’exemption fiscale prévue à l’article 87. Les différents liens qui existent entre la réserve et le revenu de pêche des appelants sont sans contredit véritables et ne visent aucunement à échapper à l’impôt. C’était également le cas dans l’affaire Bastien (voir le paragraphe 62).
[42] Cependant, pour éviter toute manipulation abusive ou artificielle des facteurs de rattachement dans les autres affaires, il faut faire preuve d’une certaine souplesse dans le choix et l’appréciation de ces facteurs, et dans l’importance que l’on accorde à ceux d’entre eux qui permettent de situer le bien sur la réserve.
ii) Cadre analytique
[43] Les affaires Bastien et Dubé concernaient l’emplacement d’un revenu de placements pour l’application de l’article 87, tandis que la présente affaire porte sur un revenu d’entreprise. Le cadre analytique énoncé dans ces affaires n’en reste pas moins applicable pour déterminer l’emplacement du revenu d’entreprise de pêche des appelants, sous réserve d’un certain ajustement des facteurs de rattachement pertinents et du poids relatif qu’il convient de leur accorder.
[44] Pour déterminer si le revenu des appelants était situé sur la réserve, j’ai examiné et apprécié le poids qui devait être accordé aux facteurs pertinents à la lumière de l’objectif sous‑jacent de l’article 87, tel que l’a formulé la Cour suprême du Canada.
a) l’objet de l’article 87
[45] Il est plus facile de dire ce que l’objet de l’article 87 n’est pas, que d’affirmer positivement ce qu’il est. Ainsi, il est bien établi qu’il ne vise pas à « conférer un avantage économique aux Indiens » : arrêt Williams, à la page 885, cité avec approbation dans l’arrêt Bastien, au paragraphe 23. Il ne se limite pas non plus à « la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens » : arrêt Bastien, au paragraphe 28.
[46] Plus positivement, dans l’arrêt Williams (à la page 887), le juge Gonthier a repris une déclaration que le juge La Forest a faite dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, à la page 131, selon laquelle l’article 87 a pour objet de déterminer si l’Indien détient les biens en question « en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve »; dans ce contexte, le bien est protégé contre toute érosion par voie de taxation ou de saisie. Les facteurs de rattachement du bien à une réserve doivent être choisis et soupesés, a-t-il déclaré, en tenant compte de cet objet.
[47] Cette formulation de l’objet de l’article 87 semble avoir été approuvée par les juges majoritaires dans l’arrêt Bastien (aux paragraphes 21 à 23), sous réserve de deux mises en garde.
[48] D’abord, la portée relativement limitée des mots clés de l’article 87, à savoir « biens meubles d’un Indien […] situés sur une réserve » [non souligné dans l’original], ne peut être augmentée par renvoi à un objectif sous‑jacent plus général : arrêt Bastien, au paragraphe 25. Ensuite, l’article 87 ne devrait pas être interprété comme limitant les biens protégés à ceux qui font « partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens » : arrêt Bastien, au paragraphe 28.
[49] Cependant, il est difficile de déterminer si le revenu d’entreprise des appelants est situé sur une réserve en se demandant s’il s’agit d’un bien détenu par un Indien « en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve ».
[50] La mention de la protection contre l’érosion par voie de taxation « des droits [qu’un Indien] possède à titre d’Indien » me semblerait plus appropriée dans le contexte du paragraphe 90(1) (biens meubles achetés par la Couronne pour les Indiens, ou donnés aux Indiens par la Couronne en vertu d’un traité). Comparer avec l’arrêt Bastien (au paragraphe 53), où la Cour a affirmé que l’expression « marché commercial » visait à aider à déterminer si un bien était réputé situé sur une réserve par application de l’article 90.
[51] Sans une idée plus précise de l’objectif législatif, le fait de jongler avec de multiples facteurs de rattachement peut donner lieu à des résultats arbitraires. Notre travail n’en consiste pas moins à faire de notre mieux pour appliquer le droit établi aux faits dont nous sommes saisis.
[52] Les motifs concordants que les juges Deschamps et Rothstein ont rédigés dans l’arrêt Bastien nous sont utiles en l’espèce en ce qu’ils indiquent (au paragraphe 72) que le fondement de l’article 87 réside dans l’« obligation [de la Couronne] de respecter [la] capacité [des Autochtones] de voir au développement économique des réserves », ce qui ne signifie pas, cependant, qu’il faut accorder de l’importance au fait que le contribuable qui vit dans une réserve risque d’y dépenser au moins une partie de son revenu, et donc de favoriser le développement économique de la réserve : arrêt Dubé, au paragraphe 31; il y a là contraste avec l’opinion concordante minoritaire exprimée dans l’arrêt Bastien, au paragraphe 88.
b) le type de bien
[53] En l’espèce, le bien est un revenu que les appelants ont tiré de leur entreprise de pêche au cours des années d’imposition en question. Étant donné que le revenu est un bien immatériel qui n’a pas d’emplacement physique, la question de savoir où il est situé dépend en grande partie du lieu où sont situées les activités dont il découle.
[54] L’entreprise de pêche des appelants comporte en gros deux types d’activités : d’abord, se préparer pour la pêche, prendre du poisson et l’apprêter pour la vente et le transport; ensuite, les aspects « commerciaux » de l’entreprise, notamment la vente et le paiement du poisson. La localisation de ces activités permettra dans une large mesure de déterminer si le revenu en découlant est situé sur une réserve.
c) la nature de la taxation
[55] L’article 87 mis à part, le revenu que les appelants ont tiré de leur entreprise de pêche était leur profit tiré de cette entreprise et serait inclus dans leur revenu imposable pour cette année en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1.
[56] La taxe est imposée par rapport à la source du revenu du contribuable, qui, en l’espèce, est l’entreprise de pêche des appelants, ce qui indique également que l’emplacement de l’entreprise de pêche déterminera en grande partie l’emplacement du revenu tiré de celle‑ci.
d) la résidence des contribuables
[57] La question de savoir si un contribuable vit dans une réserve n’est pas nécessairement un facteur d’une grande importance dans le rattachement du revenu du contribuable à une réserve. L’applicabilité de l’article 87 dépend de la question de savoir si le bien en question, et non son propriétaire, est situé sur une réserve. Toutefois, le fait que la personne qui cherche à se prévaloir de cet article vive effectivement dans une réserve n’est pas totalement dépourvu de pertinence non plus. Tout dépend des faits de chaque espèce : arrêt Bastien, aux paragraphes 20 et 21.
[58] À mon avis, le fait que M. Robertson vit dans la réserve est pertinent comme facteur de rattachement parce que plusieurs des activités et opérations associées à son entreprise de pêche — la source du bien en question — étaient exercées sur la réserve.
[59] Cependant, le fait que M. Saunders vit hors réserve ne l’empêche pas d’établir que son revenu d’entreprise est situé sur la réserve : arrêt Dubé, aux paragraphes 15 et 16. Son lieu de résidence ne devrait pas non plus, selon les faits de l’espèce, être considéré comme indiquant clairement que son revenu est situé hors de la réserve : il vit près de la réserve et y exerce plusieurs de ses activités de pêche commerciales, et y maintient de solides liens familiaux.
e) le mode de vie traditionnel
[60] Dans l’arrêt Bastien (au paragraphe 28), la Cour a clairement indiqué que la protection offerte par l’article 87 ne se limite pas au revenu généré dans le cadre d’activités pouvant être considérées comme faisant partie intégrante du mode de vie traditionnel d’une Première Nation. L’application de l’article 87 ne devrait pas être interprétée de manière à limiter les activités dont les Indiens peuvent tirer un revenu exempté d’impôt à celles du passé. En même temps, la Cour n’a pas catégoriquement écarté la prise en compte de ce facteur : voir le paragraphe 28.
[61] À mon avis, le fait que la pêche commerciale est exercée depuis longtemps dans les lacs situés près de la réserve par les membres de la Première Nation et leurs ancêtres, et qu’elle continue à revêtir de l’importance pour les tissus économique, social et culturel de la réserve, est pertinent pour décider s’il existe un lien suffisamment étroit entre la réserve et la source du revenu des appelants. Selon moi, ces considérations renforcent le lien entre la réserve et le revenu d’entreprise de pêche des appelants, et tendent donc à situer le revenu sur la réserve.
[62] Le fait que l’entreprise de pêche des appelants puisse avoir des liens avec les marchés hors réserve n’affaiblit pas le lien entre le revenu en découlant et la réserve. Dans l’arrêt Bastien (aux paragraphes 52 à 56), la Cour a fermement rejeté la « [mise] en contraste, à tort » du revenu tiré d’activités du « marché ordinaire » et de celui tiré d’une activité « fai[sant] partie intégrante de la vie [sur] la réserve » [au paragraphe 30], une distinction sur laquelle se fondaient certaines décisions antérieures. Étant donné que la nature commerciale d’une activité génératrice de revenus ne l’empêche pas d’être située sur une réserve, la Cour a indiqué que le bien peut à la fois être généré sur le marché ordinaire et lié à une réserve (voire même en faire partie intégrante).
f) le lieu où sont situées les activités commerciales
[63] Comme je l’ai indiqué précédemment, l’emplacement de la source du revenu des appelants constitue, à mon avis, un indice très important pour savoir si leur revenu est situé sur une réserve : comparer avec l’arrêt Williams, à la page 896 (l’emplacement du revenu d’emploi est important pour situer les prestations d’assurance‑emploi), l’arrêt Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269 (C.A), au paragraphe 27 (les emplacements antérieur et projeté de l’emploi sont des facteurs importants pour situer le revenu d’emploi) et l’arrêt Bastien, au paragraphe 47 (l’emplacement de la source du capital est pertinent pour situer le revenu tiré du placement de celui‑ci).
[64] Les activités qui composent l’entreprise des appelants peuvent être divisées en deux grandes catégories : celles qui se rapportent principalement à la prise du poisson, et celles qui se rapportent principalement à la vente de celui‑ci.
1. La prise du poisson
[65] Les activités de pêche des appelants s’exercent en partie sur la réserve, et en partie hors réserve. La plupart des activités de préparation nécessaires à un voyage de pêche ont lieu sur la réserve : les deux appelants partent de la réserve, y emploient des assistants, y gardent leurs bateaux et y font le plein d’essence. M. Robertson y conserve et entretient également ses engins de pêche, tandis que M. Saunders conserve et entretient parfois les siens à sa résidence située hors réserve. Les appelants peuvent également obtenir des prêts de la coopérative pour acheter de l’équipement de pêche sur la réserve.
[66] Par contre, ils prennent leur poisson dans des lacs qui ne font pas partie de la réserve, mais qui sont situés près de la réserve et constituent des destinations de pêche traditionnelles pour les gens de la réserve; il n’y a pas de lacs dans les réserves. Les appelants apprêtent le poisson dans des camps de pêche ou dans leurs bateaux. Les camps ne sont pas sur la réserve, mais pas très loin. Environ la moitié du temps, ils passent la nuit dans un camp. Sinon, ils retournent à la maison à la fin de la journée : M. Robertson sur la réserve, et M. Saunders à sa résidence située hors réserve.
[67] Il ne m’apparaît pas très utile de se demander où les appelants prennent la décision « commerciale » ayant trait au lieu où ils iront pêcher. La preuve révèle qu’ils prennent parfois cette décision avant de quitter la réserve, et parfois pendant qu’ils pêchent.
[68] Ainsi, même si les appelants ne prennent pas leur poisson sur la réserve, plusieurs des activités entourant la prise du poisson s’exercent sur la réserve. Prises dans leur ensemble, ces considérations, à mon avis, ne constituent rien de plus qu’un faible indice que le revenu de pêche des appelants est situé sur une réserve.
2. La vente du poisson
[69] Les appelants apportent leur poisson à un poste d’emballage, non loin de la réserve, où des employés de la coopérative enregistrent le contenu et le poids de leur prise et leur donnent un reçu pour celle‑ci. Les employés de la coopérative emballent également le poisson en vue de son transport. Les postes d’emballage ne sont pas situés sur la réserve, mais sont exploités et dotés en personnel par la coopérative, une institution située sur la réserve. Une entreprise de camionnage ramasse le poisson au poste d’emballage et à la coopérative dans la réserve et le transporte aux installations de l’Office à Winnipeg. La livraison du poisson par les appelants à la coopérative se fait donc hors réserve, mais à des postes d’emballage appartenant à la coopérative et tenus par des employés de celle‑ci.
[70] Bien que ces aspects des activités commerciales des appelants ne se trouvent pas physiquement dans la réserve, ils sont liés à la réserve en raison du rôle important que joue la coopérative en tant que propriétaire et exploitante des postes d’emballage.
[71] Quant aux appelants, le processus de vente du poisson prend fin lorsqu’ils sont payés pour leur prise. Le paiement s’effectue au bureau administratif de la coopérative, qui est situé sur la réserve. Cette partie de l’opération est cependant assez mécanique : le prix est déterminé à l’avance par l’Office; les pêcheurs sont payés à partir de fonds fournis à la coopérative par l’Office; et la somme réelle payée aux pêcheurs individuellement est fondée sur les reçus qui leur sont remis par les employés de la coopérative aux postes d’emballage situés hors réserve.
[72] Je signale enfin que les appelants conservaient leurs registres commerciaux à leur résidence. Pour M. Robertson, cela signifiait sur la réserve, et pour M. Saunders, hors réserve. Ils effectuent également leurs opérations bancaires commerciales sur la réserve.
[73] La Couronne affirme que, malgré les nombreux liens qui existent entre l’entreprise de pêche des appelants et la réserve, l’identification et la localisation des acheteurs du poisson — les clients de l’entreprise — est un facteur important lorsqu’il s’agit de déterminer l’emplacement de l’entreprise, et donc du revenu tiré de celle‑ci. Je suis d’accord.
[74] La Couronne ajoute que l’Office achète du poisson des appelants par l’intermédiaire de sa mandataire, la coopérative. L’Office fixe le prix payé aux appelants pour leur poisson, fournit les fonds à partir desquels la coopérative les paie, et fait le nécessaire pour que le poisson acheté lui soit livré à Winnipeg. L’Office n’est pas situé sur la réserve. En outre, les clients ultimes sont ceux qui achètent le poisson de l’Office sur les marchés nationaux et internationaux. Ils ne sont évidemment pas situés sur la réserve non plus.
[75] Sur le plan du droit privé du mandat et de la vente, je conviens que les appelants passent un contrat pour vendre le poisson à l’Office par l’entremise de la coopérative. J’estime cependant que le rôle de l’Office est moins important que ne le prétend la Couronne dans la détermination de l’emplacement des activités commerciales des appelants, et donc de leur revenu en découlant.
[76] Premièrement, il importe peu que les clients ultimes, c’est‑à‑dire ceux qui achètent de l’Office, n’aient aucun lien avec la réserve. Ce que l’Office fait avec le poisson après en avoir pris livraison a relativement peu d’incidence directe sur la somme payée aux appelants.
[77] Il en est ainsi parce que le prix du poisson est fixé par l’Office avant que la saison de pêche commence et qu’il est fondé sur sa prévision des prix du marché de différentes espèces de poisson pour l’année à venir. Le prix d’achat reçu par les pêcheurs équivalait à 85 p. 100 de ce chiffre; les fluctuations sur le marché du prix reçu par l’Office et la quantité de poisson qu’il a réussi à vendre ne pouvaient donc avoir qu’une incidence directe minime sur le revenu reçu par les pêcheurs cette année‑là.
[78] Bien entendu, le prix payé aux pêcheurs est indirectement lié aux prix prévus du poisson sur les marchés nationaux et internationaux : le prix du marché réel de l’année précédente constitue généralement un facteur important dans la prévision du prix pour la saison à venir.
[79] À cet égard, les faits de la présente affaire ressemblent à ceux de l’affaire Bastien, où le revenu de placements des Indiens était déterminé directement par les conditions du dépôt auprès de l’institution financière située sur la réserve, et indirectement seulement par les taux de rendement que l’institution pouvait obtenir en plaçant ses fonds sur les marchés financiers. La Cour a donc affirmé (aux paragraphes 60 et 61) que le fait que l’institution plaçait ses fonds sur le marché était moins important pour déterminer l’emplacement du revenu de placements de M. Bastien que le fait qu’il avait un contrat avec l’institution financière située sur la réserve, parce que son revenu de placements découlait directement des conditions de ce contrat.
[80] C’est pourquoi le juge Cromwell a affirmé, dans l’arrêt Bastien (au paragraphe 61), qu’il « ne fallait pas accorder d’importance aux autres activités commerciales de [l’institution financière] », ce qui s’applique également aux activités commerciales de l’Office en l’espèce.
[81] Deuxièmement, qualifier la coopérative de simple mandataire de l’Office aux fins de l’achat dénature considérablement son importance pour la vie économique générale de la réserve (à laquelle elle contribue le plus après le gouvernement fédéral) et pour la pratique de la pêche commerciale, en particulier, par des membres de la Première Nation, y compris les appelants.
[82] Par exemple, la coopérative contrôle les quotas (et donc le revenu des pêcheurs), apporte un soutien financier au moyen de prêts pour l’achat de bateaux et d’autres articles nécessaires à la pêche, exploite les postes d’emballage et émet les reçus pour le poisson livré par les pêcheurs, gère les fonds fournis par l’Office et paie les pêcheurs pour leur prise, aide les pêcheurs à engager des assistants sur la réserve en s’occupant du paiement de ceux‑ci et en débitant les comptes des pêcheurs des sommes payées, et surtout, représente les intérêts des pêcheurs dans leurs rapports avec l’Office.
[83] La coopérative est donc une institution d’une importance capitale pour la vie économique de la réserve qui date d’avant l’Office. Ses activités imprègnent tous les aspects de la pratique de la pêche commerciale par ses membres, de l’octroi de prêts sans intérêt pour l’achat de bateaux et d’autres articles de pêche à la représentation des intérêts des pêcheurs dans les négociations avec l’Office.
[84] Il ressort clairement de la preuve que, même si les appelants savaient que le poisson qu’ils pêchaient serait éventuellement pris par l’Office et vendu à des clients hors réserve, toutes leurs opérations commerciales se faisaient avec la coopérative. Du point de vue des pêcheurs, la coopérative achetait leur poisson et les payait pour leur prise. Comme le juge l’a affirmé (au paragraphe 68) au sujet du témoignage de M. Robertson :
Le lien que M. Robertson avait avec la coop dans la réserve, selon sa perspective, faisait partie intégrante de l’activité dans laquelle il était engagé. De fait, c’était le début et la fin du monde commercial de M. Robertson. [Non souligné dans l’original.]
Comme la Cour suprême l’a affirmé dans d’autres contextes liés aux droits ancestraux, la perspective autochtone est toujours importante : voir, par exemple, R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, aux paragraphes 49 et 50; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, aux paragraphes 81 et 82; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 19.
[85] Compte tenu de ces faits, je suis convaincu que les activités commerciales liées à l’entreprise de pêche des appelants sont situées sur la réserve.
F. CONCLUSIONS
[86] Après avoir tenu compte de l’ensemble des facteurs susmentionnés, je suis arrivé à la conclusion que le revenu d’entreprise que les appelants ont tiré de la pêche commerciale est situé sur la réserve et n’est donc pas assujetti à l’impôt sur le revenu en vertu de l’article 87. Le rôle que joue la coopérative, une institution située sur la réserve, dans l’entreprise de pêche de ses membres, dont la plupart vivent dans la réserve, fixe solidement, à mon sens, les activités commerciales des appelants à la réserve.
[87] Le fait que les appelants prennent et livrent leur poisson à l’extérieur de la réserve n’aide peut‑être pas à situer leur entreprise sur la réserve, mais j’estime qu’il n’a pas pour effet de la situer à l’extérieur de la réserve. Les membres de la Première Nation pratiquent depuis longtemps la pêche commerciale dans les lacs contigus ou situés près de la réserve; ils ne peuvent pas pêcher sur la réserve elle‑même; les postes d’emballage sont exploités par la coopérative; ils conservent leurs bateaux sur la réserve, et partent de là pour aller pêcher.
[88] Enfin, le revenu des appelants découlant des prestations d’assurance‑emploi qu’ils ont reçues était également situé sur la réserve pour les années en question, en grande partie parce qu’il s’agissait du situs de leurs activités admissibles : arrêt Williams, aux pages 896 et 897.
[89] Pour tous ces motifs, je rejetterais les appels avec dépens.
La juge Layden-Stevenson, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[90] Le juge Pelletier, J.C.A. : J’ai lu les motifs soigneusement rédigés de mon collègue. Il a analysé, comme la Cour suprême nous a dit que nous devions le faire, la question du situs du revenu d’entreprise des appelants à la lumière des facteurs de rattachement qui ont été énoncés à plusieurs reprises dans la jurisprudence. Je souscris à la conclusion qu’il a tirée à la suite de son analyse.
[91] À mon avis, il existe un chemin beaucoup plus court pour arriver à la même conclusion, et le voici. S’il est vrai que l’objet de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, est loin d’être clair, on peut affirmer qu’il doit avoir été destiné à protéger ou favoriser l’intérêt économique des Indiens dans leur réserve. Étant donné que le revenu est un bien immatériel, l’application de l’article 87 nécessite que l’on rattache le revenu en question à une réserve. En l’espèce, le litige porte sur la taxation du revenu d’entreprise de résidants d’une réserve du nord, revenu généré par la pêche commerciale, une des rares activités commerciales que peuvent exercer les résidants de cette réserve.
[92] À mon avis, le lien avec la réserve exigé par l’article 87 et la jurisprudence qu’il a engendrée se trouve dans la relation qui existe entre l’activité commerciale et l’emplacement et les attributs de la réserve. En l’espèce, les appelants se livrent à une activité commerciale qui est propre à leur réserve éloignée du nord. L’application de l’article 87 ne peut être dissociée de la réalité de la vie dans une réserve indienne. L’analyse exigée par l’article 87 doit être axée sur les occasions d’affaires qui s’offrent aux appelants, dans le lieu où ils vivent, en fonction des habiletés qu’ils ont acquises. Si l’article 87 vise à protéger d’une quelconque façon le patrimoine économique des Indiens relatif à leurs réserves, je ne puis imaginer de circonstances dans lesquelles son application serait plus appropriée qu’elle ne l’est en l’espèce.