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[2013] 2 R.C.F. 155

A-358-11

2012 CAF 246

Air Canada (appelante)

c.

Michel Thibodeau et Lynda Thibodeau (intimés)

et

Le commissaire aux langues officielles (intervenant)

Répertorié : Thibodeau c. Air Canada

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Gauthier et Trudel, J.C.A.—Ottawa, 25 avril et 25 septembre 2012.

Langues officielles — Appel de la décision de la Cour fédérale déclarant que l’appelante a manqué aux obligations que lui imposait la partie IV de la Loi sur les langues officielles, ordonnant différentes réparations, notamment le versement de dommages‑intérêts aux intimés, et rendant des ordonnances générale et structurelle — La décision a été rendue dans le cadre du recours formé par les intimés en vertu de l’art. 77(1) de la Loi pour manquements à leurs droits linguistiques survenus lors de vols aériens internationaux — Les intimés ont saisi le commissaire aux langues officielles des incidents survenus lors de deux voyages distincts aller‑retour entre le Canada et les États‑Unis — L’appelante contestait devoir verser quoi que ce soit à titre de dommages‑intérêts pour les trois incidents en cause se fondant sur le principe d’exclusivité de recours consacré par l’art. 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (la Convention de Montréal ou la Convention) — L’art. 29 de la Convention de Montréal exclut‑il le recours en dommages‑intérêts intenté par les intimés aux termes de la partie IV de la Loi pour des incidents survenus lors de transports internationaux?; La Cour fédérale a‑t‑elle à bon droit rendu contre l’appelante une ordonnance générale de respecter la partie IV de la Loi portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation de services?; La Cour fédérale a‑t‑elle à bon droit rendu contre l’appelante une ordonnance structurelle? — Le jugement de la Cour fédérale était entaché d’une erreur de droit; la Cour ne pouvait octroyer des dommages‑intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports internationaux — La partie du jugement qui portait sur le bien‑fondé d’une ordonnance générale enjoignant à l’appelante de respecter la partie IV de la Loi était également entachée d’une erreur de droit — Une ordonnance générale de respecter la loi ne doit normalement être accordée que dans des cas exceptionnels — En l’espèce, l’ordonnance, telle que formulée, n’était pas suffisamment précise — Le libellé d’une ordonnance doit être clair et spécifique — L’ordonnance générale rendue en l’espèce était vague et manquait de spécificité — L’ordonnance structurelle n’était pas justifiée vu les éléments de preuve versés au dossier; elle ne pouvait être maintenue parce qu’elle était, notamment, imprécise et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les intimés — L’ordonnance structurelle a été accordée sans pour autant être fondée sur une appréciation prudente des faits et sur l’application des principes juridiques pertinents —
L’ordonnance constituait en soi une erreur déterminante et allait au‑delà du rôle normal de l’autorité judiciaire — Appel accueilli.

Conflit de lois — Dans le cadre de l’appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a déclaré que l’appelante a manqué à ses obligations que lui imposait la partie IV de la Loi sur les langues officielles, la Cour d’appel fédérale était appelée à déterminer si l’art. 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (la Convention de Montréal ou la Convention) excluait le recours en dommages‑intérêts intenté par les intimés aux termes de la Loi pour des incidents survenus lors de transports internationaux — La Cour fédérale a correctement interprété la Convention de Montréal, mais a conclu à tort qu’il existait un conflit de lois entre la Convention de Montréal et la Loi et que les textes législatifs en cause ne se prêtaient pas à une interprétation conciliatrice — La Convention de Montréal exclut les recours en dommages‑intérêts lorsque sont invoqués des moyens qui n’y sont pas spécifiquement prévus, et ce même s’il ne s’agit pas d’un moyen découlant d’un risque inhérent au transport aérien — Même si la Convention de Montréal ne porte pas sur tous les aspects du transport aérien international, elle constitue un code complet en ce qui a trait aux aspects du transport aérien international qu’elle règlemente expressément — L’art. 29 de la Convention de Montréal constitue l’un des facteurs dont le juge de première instance doit tenir compte dans la recherche d’une mesure réparatrice « convenable et juste » aux termes de l’art. 77(4) de la Loi — Il n’y a pas en l’occurrence conflit implicite de lois — L’art. 77(4) de la Loi est suffisamment souple pour donner lieu à une interprétation qui concilie ses objectifs avec ceux de l’art. 29 de la Convention — Le jugement de la Cour fédérale était donc entaché d’une erreur de droit; les dommages‑intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports internationaux ont été exclus.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a déclaré que l’appelante a manqué aux obligations que lui imposait la partie IV de la Loi sur les langues officielles, a ordonné différentes réparations, notamment le versement de dommages‑intérêts aux intimés, et a rendu des ordonnances générale et structurelle. La Cour fédérale a rendu sa décision relativement au recours formé par les intimés en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi pour manquements à leurs droits linguistiques survenus lors de vols aériens internationaux. Les intimés s’étaient plaints au commissaire aux langues officielles qu’à l’occasion de deux voyages distincts aller‑retour entre le Canada et les États‑Unis, l’appelante ne leur a pas offert le service en français auquel ils avaient droit à chacun des points de service de leur itinéraire. Le commissaire a conclu, en partie, au bien‑fondé de ces plaintes. Les motifs de plainte retenus par le commissaire incluaient non seulement les services à bord de l’avion pendant le transport aérien, mais aussi les services au sol. Dans son appel, l’appelante contestait devoir verser quoi que ce soit à titre de dommages-intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports aériens internationaux se fondant sur le principe d’exclusivité de recours consacré par l’article 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (la Convention de Montréal). L’appelante faisait également valoir que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit et de faits en prononçant dans son jugement les ordonnances générale et structurelle.

Il s’agissait de savoir si l’article 29 de la Convention de Montréal excluait le recours en dommages‑intérêts intenté par les intimés aux termes de la partie IV de la Loi pour des incidents survenus lors de transports internationaux, si la Cour fédérale a à bon droit rendu contre l’appelante une ordonnance générale de respecter les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation de services et si la Cour fédérale a à bon droit rendu contre l’appelante une ordonnance structurelle.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La Cour fédérale a correctement interprété la Convention de Montréal. Toutefois, la Cour fédérale a conclu qu’il existait un conflit de lois entre la Convention de Montréal et la Loi et que les deux textes législatifs ne se prêtaient pas à une interprétation conciliatrice. Or, les textes législatifs en cause se prêtent à une interprétation conciliatrice. Leur application concurrente est possible sans qu’il en résulte une issue déraisonnable ou contraire aux objectifs de l’un et de l’autre. Vu la jurisprudence canadienne et internationale citée en l’espèce portant sur l’article 29 de la Convention de Montréal, cette dernière exclut les recours en dommages‑intérêts lorsque sont invoqués des moyens qui n’y sont pas spécifiquement prévus, et ce même s’il ne s’agit pas d’un moyen découlant d’un risque inhérent en matière de transport aérien. Même si la Convention de Montréal ne porte pas sur tous les aspects du transport aérien international, elle constitue un code complet en ce qui a trait aux aspects du transport aérien international qu’elle règlemente expressément, telle la responsabilité du transporteur aérien pour des dommages‑intérêts, quelle que soit la source de cette responsabilité. L’objet de la Convention de Montréal est l’uniformité de certaines règles relatives à la responsabilité encourue lors de transports aériens internationaux. L’article 29 de la Convention de Montréal constitue l’un des facteurs dont le juge de première instance doit tenir compte dans la recherche d’une mesure réparatrice « convenable et juste » aux termes du paragraphe 77(4) de la Loi; le juge n’est donc pas censé voir dans celle‑là un empiètement sur le vaste pouvoir de réparation conféré à l’autorité judiciaire par celle‑ci. Il n’y a pas en l’occurrence conflit implicite de textes légaux. L’application cumulative de la Convention de Montréal et de la Loi aux faits vécus par les intimés ne produit pas un résultat déraisonnable ou absurde. Le paragraphe 77(4) est suffisamment souple pour donner lieu à une interprétation qui concilie ses objectifs avec ceux de l’article 29 de la Convention de Montréal. L’approche conciliatrice ne résulte en nulle manière en l’affaiblissement de l’article 82 de la Loi. Une telle approche ne prive pas les intimés de l’ensemble de leurs droits et recours dont ils disposent aux termes de la Loi, sauf qu’ils n’ont pas droit à des dommages‑intérêts ou toute autre forme de dommages pour les incidents survenus lors de transports internationaux alors que la Convention de Montréal a plein effet. Par ailleurs, l’appelante est en tout temps soumise à la partie IV de la Loi. Le jugement de la Cour fédérale était donc entaché d’une erreur de droit. La Cour fédérale ne pouvait octroyer des dommages-intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports internationaux.

La partie du jugement de la Cour fédérale qui porte sur le bien‑fondé d’une ordonnance générale enjoignant à l’appelante de respecter la partie IV de la Loi était entaché d’une erreur de droit. S’il est vrai que l’appelante ne peut s’abriter derrière le principe général d’exhaustivité des sanctions prévues par la Loi, il n’en reste pas moins qu’une ordonnance générale de respecter la loi, en tout ou en partie, ne doit normalement être accordée que dans des cas exceptionnels. En l’espèce, l’ordonnance, telle que formulée, n’était pas suffisamment précise. Le libellé d’une ordonnance doit être clair et spécifique. L’intéressé doit savoir exactement ce qu’il lui faut accomplir pour s’y conformer. Même lue dans le contexte de l’ordonnance institutionnelle qui l’accompagnait, l’ordonnance générale demeurait vague et manquait de spécificité.

L’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale n’était pas justifiée vu les éléments de preuve versés au dossier. Elle ne pouvait être maintenue parce qu’elle était, notamment, imprécise et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les intimés. L’ordonnance visant l’appelante ne répondait pas aux critères énoncés par la jurisprudence permettant de conclure si l’ordonnance structurelle était juste et convenable. En l’espèce, l’on ne pouvait qualifier les preuves d’étoffées. De plus, l’ordonnance structurelle n’était pas fondée sur une appréciation prudente des faits et sur l’application des principes juridiques pertinents, ce qui en soi constituait une erreur déterminante. L’ordonnance structurelle ne constitue pas une solution efficace, réaliste et adaptée au cas concret. L’ordonnance allait au‑delà du rôle normal de l’autorité judiciaire, qui consiste à résoudre les différends. Quant à l’objectif de dissuasion que voulait atteindre la Cour fédérale, il était bien servi par la partie de son jugement qui est demeurée inchangée. La déclaration judiciaire à volets multiples à l’encontre de l’appelante, la lettre d’excuses et les dommages pour l’incident survenu à l’intérieur de l’aéroport de Toronto constituaient une mesure de réparation juste et convenable dans les circonstances.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, [2000] JO C 364/1.

Civil Aviation (Access to Air Travel for Disabled Persons and Persons with Reduced Mobility) Regulations 2007, S.I. 2007/1895, art. 9.

Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 35.

Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26.

Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31, art. 10(2), 23(1),(2), 58, 63, 65, 77 (mod. par L.C. 2005, ch. 41, art. 2), 78, 79, 81, 82.

Règlement (CE) No 1107/2006 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 concernant les droits des personnes handicapées et des personnes à mobilité réduite lorsqu’elles font des voyages aériens, [2005] JO L 204/1, Art. 16.

Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal, le 28 mai 1999, qui constitue l’annexe VI de la Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26, art. 17, 18, 19, 29.

Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Varsovie, le 12 octobre 1929, qui constitue l’annexe I de la Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26, art. 24.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Sidhu v. British Airways, [1997] 1 All E.R. 193 (H.L.); El Al Israel Airlines, Ltd. v. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155, 119 S. Ct. 662 (2d Cir. 1999); Stott v. Thomas Cook Tour Operators Ltd. & Ors, [2012] EWCA Civ 66 (BAILII); Canada (Procureur général) c. Jodhan, 2012 CAF 161, confirmant 2010 CF 1197, [2011] 2 R.C.F. 355.

décisions différenciées :

Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Quigley c. Canada (Chambre des communes), 2002 CFPI 645, [2003] 1 C.F. 132.

décisions examinées :

Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276; Air Canada c. Thibodeau, 2011 CAF 343; Air Canada c. Thibodeau, 2012 CAF 14; KLM Royal Dutch Airlines v. Morris, [2001] EWCA Civ 790 (BAILII), [2001] 3 All E.R. 126, [2001] 3 W.L.R. 351, [2002] Q.B. 100; King v. Bristow Helicopters Ltd. (Scotland); In Re M, [2002] UKHL 7, [2002] 2 A.C. 628, [2002] All E.R. 565, [2002] 2 W.L.R. 578; Lukacs v. United Airlines Inc., et al., 2009 MBQB 29, 73 C.P.C. (6th) 385, 237 Man. R. (2d) 75; International Air Transport Association & Ors (Transport), [2006] EUECJ C-344/04 (BAILII), [2006] E.C.R. I-403, [2006] 2 C.M.L.R. 20; Ross v. Ryanair Ltd. & Anor, [2004] EWCA Civ 1751 (BAILII), [2005] 1 W.L.R. 2447; Procureur général des Territoires du Nord-Ouest c. Fédération Franco-Ténoise, 2008 NWTCA 05.

décisions citées :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (C.A.); Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773; DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194; Plourde c. Service aérien FBO inc. (Skyservice), 2007 QCCA 739, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2007] 3 R.C.S. xiii; Croteau c. Air Transat AT inc., 2007 QCCA 737, [2007] R.J.Q. 1175, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2007] 3 R.C.S. viii; Walton v. MyTravel Canada Holdings Inc., 2006 SKQB 231, 26 C.P.C. (6th) 253, 280 Sask. R. 1; Tandon v. United Air Lines, 926 F. Supp. 366 (S.D.N.Y. 1996); Abramson v. Japan Airlines, 739 F.2d 130 (3d Cir. 1984); Walker v. Eastern Air Lines Inc., 775 F. Supp. 111 (S.D.N.Y. 1991); Naval-Torres v. Northwest Airlines Inc. (1998), 159 D.L.R. (4th) 67, 21 C.P.C. (4th) 67, 60 O.T.C. 193 (Div. gén. Ont.); King v. American Airlines, 284 F.3d 352 (2e Cir. 2002); Connaught Laboratories Ltd. v. British Airways, 2002 CanLII 4642, 61 O.R. (3d) 204, 217 D.L.R. (4th) 717, 13 C.C.L.T. (3d) 288 (C.S.) conf. par 2005 CanLII 16576, 77 O.R. (3d) 34, 253 D.L.R. (4th) 601, 33 C.C.L.T. (3d) 37 (C.A.); Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28; Pharmascience inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513; Métromédia CMR inc. c. Tétreault, [1994] R.J.Q. 777 (C.S.); Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612; Picard c. Johnson & Higgins Willis Faber ltée, 1987 CanLII 891, [1988] R.J.Q. 235, 21 Q.A.C. 245 (C.A.).

DOCTRINE CITÉE

Canada. Commissariat aux langues officielles. Vérification de la prestation des services en français et en anglais aux passagers d’Air Canada : Rapport final, septembre 2011, en ligne : <http://www.ocol-clo.gc.ca/docs/f/audit_verification_092011_f.pdf>.

Canada. Comité mixte permanent des langues officielles. Air Canada : Les bonnes intentions ne suffisent pas. Ottawa : Le Comité, 2002.

Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 4e éd. Montréal : Thémis, 2009.

Emanuelli, Claude. Droit international privé québécois, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2011.

Sharpe Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2e éd. feuilles mobiles, Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1992.

APPEL de la décision (2011 CF 876, [2013] 2 R.C.F. 83) par laquelle la Cour fédérale a déclaré que l’appelante a manqué aux obligations que lui imposait la partie IV de la Loi sur les langues officielles, a ordonné différentes réparations, notamment le versement de dommages‑intérêts aux intimés, et a rendu des ordonnances générale et structurelle. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Louise-Hélène Sénécal et David Rhéault pour l’appelante.

Michel Thibodeau et Lynda Thibodeau pour leur propre compte.

Pascale Giguère et Kevin Shaar pour l’intervenant.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Centre Air Canada, Affaires juridiques, Dorval, pour l’appelante.

Commissariat aux langues officielles du Canada, Direction des affaires juridiques pour l’intervenant.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

La juge Trudel, J.C.A. :

Introduction

[1]        En l’espèce, la Cour est appelée à examiner l’exercice, par la Cour fédérale, de son pouvoir de réparation relativement au recours formé par les intimés, Michel et Lynda Thibodeau (les Thibodeau) en vertu du paragraphe 77(1) [mod. par L.C. 2005, ch. 41, art. 2] de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 31  (LLO) pour manquements à leurs droits linguistiques survenus lors de vols aériens internationaux.

[2]        Selon ce texte, toute personne ayant saisi le commissaire aux langues officielles (le commissaire) d’une plainte visant, entre autres, un droit prévu à la partie IV [art. 21 à 33] de la LLO, peut former un recours devant la Cour fédérale afin d’obtenir réparation. Le juge saisi d’un tel recours n’est pas tenu de se soumettre au rapport d’enquête du commissaire relativement à cette plainte; il doit plutôt rechercher s’il y a eu un manquement à la LLO au regard des éléments de preuve produits par les parties (Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276 (Forum des maires), au paragraphe 21) puis, le cas échéant, accorder la réparation qu’il estime « convenable et juste eu égard aux circonstances » (au paragraphe 77(4) de la LLO).

[3]        Par leur recours, les Thibodeau soutenaient que le transporteur Air Canada (ou l’appelante) avait manqué aux obligations linguistiques que lui impose la partie IV de la LLO, plus particulièrement le paragraphe 23(1), selon lequel il était tenu de veiller à ce que les voyageurs :

[…] puissent, dans l’une ou l’autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

Les Thibodeau ont donc sollicité, à titre de réparation, un jugement déclaratoire portant qu’Air Canada a manqué à ses obligations linguistiques, une lettre d’excuses, des dommages-intérêts, ainsi que des dommages exemplaires et punitifs. Ils ont aussi avancé qu’Air Canada manque à ses obligations linguistiques de manière systémique. En conséquence, ils ont demandé à la Cour fédérale de rendre une ordonnance dite structurelle (ou institutionnelle) visant à remédier à cette situation.

[4]        La trame factuelle est fort simple. Les Thibodeau se sont plaints au commissaire qu’à l’occasion de deux voyages distincts aller-retour entre le Canada et les États-Unis, Air Canada ne leur a pas offert le service en français auquel ils avaient droit à chacun des points de service de leur itinéraire. Le commissaire a conclu, en partie, au bien-fondé de ces plaintes. Les motifs de plainte retenus par le commissaire incluaient non seulement les services à bord de l’avion pendant le transport aérien, mais aussi les services au sol (absence de services en français aux comptoirs d’enregistrement et lors d’annonces à l’intention des passagers pour les changements de carrousel à bagages). Ces incidents sont plus spécifiquement exposés aux paragraphes 14 à 17 inclusivement des motifs rendus par une juge de la Cour fédérale (la juge) [2011 CF 876, [2013] 2 R.C.F. 83]. Air Canada et Jazz sont les transporteurs aériens visés.

[5]        Prenant appui sur le paragraphe 77(4) de la LLO, la juge a ainsi conclu :

JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la présente demande;

DÉCLARE qu’Air Canada a manqué aux obligations que lui impose la partie IV de la Loi sur les langues officielles. Plus précisément, Air Canada a manqué à ses obligations :

• en n’offrant pas de services en français le 23 janvier 2009 à bord du vol AC8627 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

• en omettant de traduire en français une annonce faite en anglais par le pilote qui commandait le vol AC8622 (opéré par Jazz) le 1er février 2009;

• en n’offrant pas de service en français le 12 mai 2009 à bord du vol AC7923 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

• en faisant une annonce adressée aux passagers concernant la réception des bagages en anglais seulement à l’aéroport de Toronto le 12 mai 2009.

ORDONNE à Air Canada :

• de remettre aux demandeurs une lettre d’excuse contenant le texte apparaissant à l’Annexe A de la présente ordonnance, lequel correspond au texte du projet de lettre d’excuse versé au dossier par Air Canada;

• de faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations qui lui incombent en vertu de la partie IV de la Loi sur les langues officielles;

• d’instaurer, dans les six mois suivant le présent jugement, des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d’éventuelles violations à ses obligations linguistiques, tel qu’énoncés à la partie IV de la LLO et à l’article 10 de la LPPCAC, notamment en instituant un processus permettant d’identifier et de documenter les occasions où Jazz n’affecte pas des agents de bord en mesure d’assurer des services en français à bord des vols à demande importante de services en français ;

• de verser la somme de 6 000 $ en dommages-intérêts à chacun des demandeurs;

• de verser aux demandeurs la somme totale de 6 982,19 $ à titre de dépens, incluant les déboursés.

[6]        Air Canada interjette appel de ce jugement (2011 CF 876, [2012] 2 R.C.F. 83) [précité] au motif qu’il est entaché d’erreurs de droit justifiant l’intervention de notre Cour. Pendant l’instance en appel, Air Canada a obtenu le sursis d’exécution du jugement de la Cour fédérale (ordonnance du juge en chef Blais, 2011 CAF 343). En appel, le commissaire, tout comme ce fut d’ailleurs le cas devant la Cour fédérale, s’est vu reconnaître le statut d’intervenant (ordonnance du juge en chef Blais, 2012 CAF 14).

[7]        Air Canada conteste devoir verser quoi que ce soit à titre de dommages-intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports aériens internationaux, soit l’absence de services en français sur les vols AC8627, AC8622 et AC7923, se fondant sur le principe d’exclusivité des recours consacré par l’article 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Montréal, le 28 mai 1999, incorporée au droit canadien par le truchement de la Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26, annexe VI (Convention de Montréal). À part le principe juridique invoqué, la somme en jeu est de 4 500 $ pour chacun des Thibodeau. De même, Air Canada plaide que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit et de faits en lui imposant les ordonnances générale et structurelle reproduites plus haut.

[8]        Cela dit, il ressort du dossier d’appel qu’Air Canada a accepté de remettre aux Thibodeau une lettre d’excuses concernant certains manquements spécifiques, de leur verser la somme de 3 000 $ (1 500 $ chacun) à titre de dommages pour une annonce aux passagers faite en anglais seulement quant à la réception des bagages et aux procédures de correspondance à l’aéroport de Toronto le 12 mai 2009, ainsi que la somme totale de 6 982,19 $ à titre de dépens incluant les débours (mémoire des faits et du droit de l’appelante, aux paragraphes 3 et 7; lettre d’excuses, dossier d’appel, annexe A, à la page 84).

[9]        Ainsi, il n’est pas controversé entre les parties que le présent appel porte sur les trois questions ci-dessous auxquelles je propose de répondre comme suit :

A)        L’article 29 de la Convention de Montréal exclut-il le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau aux termes de la partie IV de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux? Oui.

B)        La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance générale de respecter la partie IV de la LLO portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation des services? Non.

C)        La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance structurelle? Non.

[10]      Dans ma discussion, je me référerai aux passages pertinents du jugement frappé d’appel et à la position respective des parties en regard de chacune de ces questions.

Discussion

Observations préliminaires : l’environnement législatif

[11]      La juge a rigoureusement exposé l’environnement législatif des activités commerciales de l’appelante : la LLO, la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 35 (LPPCAC) et le Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48.

[12]      C’est avec profit que l’on lira ses très judicieuses observations figurant aux paragraphes 7 à 12 inclusivement de ses motifs :

La LLO, qui vise les institutions fédérales, concrétise le principe d’égalité des deux langues officielles au Canada qui est consacré à l’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés […] (la Charte) et le droit du public de s’adresser à l’administration centrale dans la langue officielle de son choix qui est prévu à l’article 20 de la Charte. Une jurisprudence constante enseigne que la LLO est de nature quasi constitutionnelle (Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (C.A.) (disponible sur QL); R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 (disponible sur CanLII); Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773; DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194 (DesRochers)).

Selon l’article 2 de la LLO, l’objet de celle-ci est d’assurer le respect du français et de l’anglais comme langues officielles, leur égalité de statut et l’égalité des droits et privilèges quant à leur usage dans les institutions fédérales, notamment dans le cadre des communications avec le public et de la prestation des services.

La LLO vise les institutions fédérales qui sont définies à l’article 3 […] de celle-ci.

Air Canada a initialement été constituée comme société d’État et, à ce titre, elle était assujettie à la Loi sur les langues officielles (S.R.C. 1970, ch. O-2), et par la suite, à la LLO qui l’a remplacée. En 1988, Air Canada a été privatisée et la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada […] l’a prorogée sous le régime de la Loi canadienne des sociétés par actions. L’article 10 […] de la LPPCAC a par ailleurs maintenu l’assujettissement d’Air Canada à la LLO. Les paragraphes 1 et 2 de l’article 10 de la LPPCAC se lisent comme suit :

10. (1) La Loi sur les langues officielles s’applique à la Société.

Loi sur les langues officielles

(2) Sous réserve du paragraphe (5), la Société est tenue de veiller à ce que les services aériens, y compris les services connexes, offerts par ses filiales à leurs clients le soient, et à ce que ces clients puissent communiquer avec celles-ci relativement à ces services, dans l’une ou l’autre des langues officielles dans le cas où, offrant elle-même les services, elle serait tenue, au titre de la partie IV de la Loi sur les langues officielles, à une telle obligation.

Communication avec les voyageurs

La partie IV de la LLO vise les communications avec le public et la prestation des services. Cette partie comprend notamment les dispositions suivantes :

21. Le public a, au Canada, le droit de communiquer avec les institutions fédérales et d’en recevoir les services conformément à la présente partie.

Droits en matière de communication

22. Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que le public puisse communiquer avec leur siège ou leur administration centrale, et en recevoir les services, dans l’une ou l’autre des langues officielles. Cette obligation vaut également pour leurs bureaux — auxquels sont assimilés, pour l’application de la présente partie, tous autres lieux où ces institutions offrent des services — situés soit dans la région de la capitale nationale, soit là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

Langues des communications et services

23. (1) Il est entendu qu’il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de veiller à ce que ceux-ci puissent, dans l’une ou l’autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

Voyageurs

(2) Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que, dans les bureaux visés au paragraphe (1), les services réglementaires offerts aux voyageurs par des tiers conventionnés par elles à cette fin le soient, dans les deux langues officielles, selon les modalités réglementaires.

[…]

Services conventionnés

25. Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que, tant au Canada qu’à l’étranger, les services offerts au public par des tiers pour leur compte le soient, et à ce qu’il puisse communiquer avec ceux-ci, dans l’une ou l’autre des langues officielles dans le cas où, offrant elles-mêmes les services, elles seraient tenues, au titre de la présente partie, à une telle obligation.

Fourniture dans les deux langues

Selon l’article 22 de la LLO, les institutions fédérales sont tenues de pouvoir communiquer et offrir des services dans les deux langues officielles là où il y a une demande importante de service dans la langue de la minorité et là où la vocation du bureau le justifie. Le Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48 (le Règlement) précise que l’emploi d’une langue officielle fait l’objet d’une demande importante dans un aéroport lorsque le nombre de passagers embarqués et débarqués, au cours d’une année, s’y élève à au moins un million et, pour les autres aéroports, lorsqu’au moins 5 p. 100 de la demande de services faite par le public à cet aéroport, au cours d’une année, est dans cette langue (paragraphes 7(1) et 7(3)). En ce qui a trait aux services à bord des vols, le Règlement prévoit que certains vols sont automatiquement désignés comme vols à demande importante dans la langue de la minorité, alors que d’autres le sont en fonction du volume de demande. À cet égard, le paragraphe 7(2) et l’alinéa 7(4)c) du Règlement disposent :

7. […]

(2) Pour l’application du paragraphe 23(1) de la Loi, l’emploi d’une langue officielle fait l’objet d’une demande importante à un bureau d’une institution fédérale en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs lorsque le bureau offre ces services sur un trajet et qu’au moins cinq pour cent de la demande de services faite par les voyageurs sur ce trajet, au cours d’une année, est dans cette langue.

[…]

(4) Pour l’application du paragraphe 23(1) de la Loi, l’emploi des deux langues officielles fait l’objet d’une demande importante à un bureau d’une institution fédérale en ce qui a trait aux services offerts aux voyageurs, dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes :

[…]

c) le bureau offre les services à bord d’un aéronef :

(i) soit sur un trajet dont la tête de ligne, une escale ou le terminus est un aéroport situé dans la région de la capitale nationale, dans la région métropolitaine de recensement de Montréal ou dans la ville de Moncton, ou un aéroport situé à proximité de l’une de ces régions ou ville qui la dessert principalement,

(ii) soit sur un trajet dont la tête de ligne et le terminus sont des aéroports situés dans une même province dont la population de la minorité francophone ou anglophone représente au moins cinq pour cent de l’ensemble de la population de la province,

(iii) soit sur un trajet dont la tête de ligne et le terminus sont des aéroports situés dans deux provinces dont chacune a une population de la minorité francophone ou anglophone représentant au moins cinq pour cent de l’ensemble de la population de la province; [Références omises.]

[13]      S’ajoute à ces textes législatifs la Convention de Montréal, dont les dispositions pertinentes sont reprises par la juge au paragraphe 51 de ses motifs :

Les dispositions suivantes de la Convention sont pertinentes :

CONVENTION POUR L’UNIFICATION DE CERTAINES RÈGLES RELATIVES AU TRANSPORT AÉRIEN INTERNATIONAL

RECONNAISSANT l’importante contribution de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Varsovie le 12 octobre 1929, ci-après appelée la « Convention de Varsovie » et celle d’autres instruments connexes à l’harmonisation du droit aérien international privé,

RECONNAISSANT la nécessité de moderniser et de refondre la Convention de Varsovie et les instruments connexes,

RECONNAISSANT l’importance d’assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation,

RÉAFFIRMANT l’intérêt d’assurer le développement d’une exploitation ordonnée du transport aérien international et un acheminement sans heurt des passagers, des bagages et des marchandises, conformément aux principes et aux objectifs de la Convention relative à l’aviation civile internationale faite à Chicago le 7 décembre 1944,

CONVAINCUS que l’adoption de mesures collectives par les États en vue d’harmoniser davantage et de codifier certaines règles régissant le transport aérien international est le meilleur moyen de réaliser un équilibre équitable des intérêts,

[…]

Article 1 — Champ d’application

1. La présente convention s’applique à tout transport international de personnes, bagages ou marchandises, effectué par aéronef contre rémunération. Elle s’applique également aux transports gratuits effectués par aéronef par une entreprise de transport aérien.

2. Au sens de la présente convention, l’expression transport international s’entend de tout transport dans lequel, d’après les stipulations des parties, le point de départ et le point de destination, qu’il y ait ou non interruption de transport ou transbordement, sont situés soit sur le territoire de deux États parties, soit sur le territoire d’un seul État partie si une escale est prévue sur le territoire d’un autre État, même si cet État n’est pas un État partie. Le transport sans une telle escale entre deux points du territoire d’un seul État partie n’est pas considéré comme international au sens de la présente convention.

[…]

Chapitre III

Responsabilité du transporteur et étendue de l’indemnisation du préjudice

Article 17 — Mort ou lésion subie par le passager — Dommage causé aux bagages

1. Le transporteur est responsable du préjudice survenu en cas de mort ou de lésion corporelle subie par un passager, par cela seul que l’accident qui a causé la mort ou la lésion s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toutes opérations d’embarquement ou de débarquement.

2. Le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés, par cela seul que le fait qui a causé la destruction, la perte ou l’avarie s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toute période durant laquelle le transporteur avait la garde des bagages enregistrés. Toutefois, le transporteur n’est pas responsable si et dans la mesure où le dommage résulte de la nature ou du vice propre des bagages. Dans le cas des bagages non enregistrés, notamment des effets personnels, le transporteur est responsable si le dommage résulte de sa faute ou de celle de ses préposés ou mandataires.

[…]

Article 18 — Dommage causé à la marchandise

1. Le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de la marchandise par cela seul que le fait qui a causé le dommage s’est produit pendant le transport aérien.

2. Toutefois, le transporteur n’est pas responsable s’il établit, et dans la mesure où il établit, que la destruction, la perte ou l’avarie de la marchandise résulte de l’un ou de plusieurs des faits suivants :

[…]

Article 19 — Retard

Le transporteur est responsable du dommage résultant d’un retard dans le transport aérien de passagers, de bagages ou de marchandises. Cependant, le transporteur n’est pas responsable du dommage causé par un retard s’il prouve que lui, ses préposés et mandataires ont pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement s’imposer pour éviter le dommage, ou qu’il leur était impossible de les prendre.

[…]

Article 21 — Indemnisation en cas de mort ou de lésion subie par le passager

1. Pour les dommages visés au paragraphe 1 de l’article 17 et ne dépassant pas 100 000 droits de tirage spéciaux par passager, le transporteur ne peut exclure ou limiter sa responsabilité.

2. Le transporteur n’est pas responsable des dommages visés au paragraphe 1 de l’article 17 dans la mesure où ils dépassent 100 000 droits de tirage spéciaux par passager, s’il prouve :

a) que le dommage n’est pas dû à la négligence ou à un autre acte ou omission préjudiciable du transporteur, de ses préposés ou de ses mandataires, ou

b) que ces dommages résultent uniquement de la négligence ou d’un autre acte ou omission préjudiciable d’un tiers.

[…]

Article 29 — Principe des recours

Dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises, toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause, ne peut être exercée que dans les conditions et limites de responsabilité prévues par la présente convention, sans préjudice de la détermination des personnes qui ont le droit d’agir et de leurs droits respectifs. Dans toute action de ce genre, on ne pourra pas obtenir de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ni de dommages à un titre autre que la réparation.

[14]      Air Canada reconnaît d’emblée son assujettissement à la partie IV de la LLO et ne conteste nullement les objectifs de cette loi ou sa nature quasi constitutionnelle. Il n’est pas non plus controversé entre les parties que les obligations linguistiques de l’appelante valent pour « les services réglementaires offerts aux voyageurs par des tiers conventionnés » (au paragraphe 23(2) de la LLO), en l’espèce Jazz, qui a conclu avec Air Canada une entente commerciale par laquelle Air Canada achète la quasi-totalité de la capacité du parc aérien de Jazz à des taux prédéterminés.

[15]      De même, tel qu’il ressort de sa lettre d’excuses mentionnée ci-dessus, Air Canada ne nie pas avoir manqué à ses obligations linguistiques envers les Thibodeau à trois reprises en n’offrant pas de services en français sur des vols internationaux pendant lesquels l’usage de la langue française était requis (mémoire de l’appelante, au paragraphe 3).

A)        La première question en litige : L’article 29 de la Convention de Montréal exclut-il le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau aux termes de la partie IV de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux?

[16]      En l’espèce, la Cour est d’abord appelée à rechercher si, vu l’article 29 de la Convention de Montréal, constitue une erreur de droit la condamnation d’Air Canada à verser à chacun des intimés des dommages-intérêts de 4 500 $ pour ces trois manquements linguistiques. L’interprétation de l’article 29 de la Convention de Montréal et son interaction avec les dispositions réparatrices de la LLO en matière de transport aérien international sont des questions de droit et la norme de contrôle est celle de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8.

[17]      Après une certaine hésitation quant à la portée de l’article 29 de la Convention de Montréal, la juge a entrepris de résoudre le conflit de lois que posait, selon elle, le recours engagé par les Thibodeau. Au final, elle s’est prononcée en faveur de l’application de la LLO, d’où les dommages-intérêts accordés à ceux-ci quant aux plaintes relatives aux incidents survenus lors de transports internationaux.

[18]      En effet, la juge s’est tout d’abord dite « tentée, à première vue, de retenir la thèse du commissaire », aussi celle des Thibodeau, suivant laquelle la Convention de Montréal ne limite en rien le pouvoir de réparation de la Cour fédérale sous la LLO car (motifs, au paragraphe 67) :

[…] la Convention de Montréal ne peut jouer en l’espèce puisqu’elle vise des situations, des causes d’action totalement étrangères au champ d’application de la LLO […]

[19]      Il n’est pas controversé entre les parties que les faits générateurs des plaintes des Thibodeau n’entraient pas dans les prévisions des articles 17 à 19 de la Convention de Montréal (mort ou lésion subie par le passager; dommage causé aux bagages ou à la marchandise; retard dans le transport aérien). De plus, je relève que les Thibodeau ne plaidaient pas que les incidents qui ont donné lieu à leurs plaintes constituaient des « accidents » au sens de l’article 17 de la Convention de Montréal. Il n’était pas non plus remis en question que les obligations linguistiques d’Air Canada n’ont rien en commun avec le transport aérien international, qu’elles ne découlent pas de la Convention de Montréal et ne concernent pas davantage les autres États qui y ont souscrit.

[20]      Cela dit, la juge n’a pas retenu la thèse du commissaire et des Thibodeau. Elle a plutôt conclu (motifs, au paragraphe 77) :

[…] qu’interpréter la Convention de Montréal comme permettant une indemnisation fondée sur une cause d’action qui n’est pas prévue par la convention irait à l’encontre de la jurisprudence canadienne et internationale.

[21]      Bien qu’avec « réserves », la juge a ainsi retenu l’enseignement de cette jurisprudence (motifs, au paragraphe 75) :

L’interprétation libérale qui a été donnée aux conventions de Varsovie et de Montréal m’amène à reconnaître la très large portée de la Convention de Montréal, laquelle joue dès lors qu’un incident ou une situation survient au cours d’un transport international et qui énonce de façon limitative les causes d’action qui peuvent donner lieu à une indemnisation et les préjudices indemnisables.

[22]      J’abonde dans son sens en ce qui concerne cette interprétation de la Convention de Montréal. Cependant, je m’éloigne de la position retenue par la Cour fédérale portant qu’il y avait conflit de lois et qu’il lui était impossible de concilier les deux textes législatifs, rejetant ainsi la thèse contraire d’Air Canada. La juge a fait les observations suivantes (motifs, au paragraphe 77) :

[…] je considère qu’il n’est pas possible de concilier ces deux textes. Conclure que le paragraphe 77(4) de la LLO exclut l’octroi de dommages-intérêts lorsque la violation de celle-ci se produit lors d’un vol international affaiblirait considérablement les droits garantis par la LLO.

[23]      Afin de résoudre le conflit de lois apparent, la juge a recherché lequel des deux textes devait l’emporter sur l’autre. S’appuyant sur le paragraphe 82(1) de la LLO, selon lequel les dispositions de la partie IV de la LLO « l’emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi ou de tout règlement fédéraux », la juge a conclu à la primauté de la LLO fondée, d’une part, sur la prépondérance implicite des « voies de recours qui permettent de faire sanctionner les manquements aux obligations prévues par la partie IV de la LLO » (motifs, au paragraphe 82) et, d’autre part, sur la nature quasi constitutionnelle de la LLO (Viola [Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (C.A.)], à la page 386; Lavigne [Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773], au paragraphe 21; DesRochers [DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194], au paragraphe 2).

[24]      Avec égards, mon examen du dossier et du droit applicable appelle une conclusion différente. Je suis plutôt d’avis que les textes législatifs en cause se prêtent à une interprétation conciliatrice. Leur application concurrente est possible sans qu’il en résulte une issue déraisonnable ou contraire aux objectifs de l’un et de l’autre.

A.1)     L’article 29 de la Convention de Montréal

[25]      Bien que j’aie déjà exprimé mon accord avec la conclusion de la Cour fédérale quant à l’interprétation correcte de l’article 29 de la Convention de Montréal, il me semble utile, à ce stade, de discuter brièvement la jurisprudence internationale et canadienne à laquelle la juge a fait référence dans ses motifs et que les parties ont invoquée devant notre Cour. Celles-ci ont avancé des thèses diamétralement opposées, souvent en faisant une lecture différente d’une même jurisprudence. La thèse d’Air Canada, retenue par la juge, à bon droit selon moi, sauf en ce qui concerne sa réserve, est que la Convention de Montréal constitue le recours unique du passager contre le transporteur pour toute perte, tout dommage corporel ou matériel encouru au cours ou en raison (arising out) d’un transport aérien international. À l’opposé, la thèse défendue par les Thibodeau et le commissaire est que la Convention de Montréal n’a d’effet que dans les cas où celle-ci prévoit une sanction. Selon eux, si la Convention de Montréal ne prévoit aucune mesure de réparation pour une perte subie, le demandeur est libre d’intenter un recours en dommages-intérêts en vertu du droit interne, en l’occurrence la LLO.

[26]      Par l’arrêt Sidhu v. British Airways, [1997] 1 All E.R. 193 (Sidhu), la jurisprudence-clé en cette matière, la Chambre des lords s’est exprimée sur l’objet de l’article 24 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Varsovie, le 12 octobre 1929, reproduite dans la Loi sur le transport aérien [L.R.C. (1985), ch. C-26], annexe I (Convention de Varsovie), la version antérieure de l’article 29 de la Convention de Montréal. On lit à la page 207 de cette décision les observations suivantes :

[traduction] Il semble que l’intention soit d’assurer un régime sûr, dans le cadre duquel la restriction à la liberté contractuelle du transporteur doit jouer. En contrepartie, il est accordé au passager certains avantages, mais seulement dans des cas clairement définis auxquels s’appliquent les limites de responsabilité énoncées par la Convention. Autoriser des exceptions, par lesquelles le passager pourrait agir en justice hors du cadre de la Convention pour des pertes subies au cours d’un transport aérien international dénaturerait le système dans son ensemble, même dans les cas qui n’entraînent nullement la responsabilité du transporteur selon la Convention. L’objectif est donc de s’assurer que, pour toutes les questions relatives à la responsabilité du transporteur, ce soit les dispositions de la Convention qui jouent et que le passager ne puisse invoquer quelque autre voie de recours que ce soit, reconnue notamment par le droit commun, qui est éventuellement ouverte dans le pays particulier où il choisit d’exercer son action. Le transporteur n’a pas besoin de planifier le risque d’être exposé à l’exercice de tels recours, car la matière est régie entièrement par la Convention. [Je souligne.]

[27]      Puis, par l’arrêt El Al Israel Airlines, Ltd. v. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155 (2d Cir. 1999) (Tseng), la Cour suprême des États-Unis a suivi la jurisprudence de l’arrêt Sidhu en ces termes : [traduction] « si la Convention ne prévoit aucune voie de recours concernant une lésion corporelle qui s’est produite “à bord de l’aéronef ou au cours de toutes opérations d’embarquement ou de débarquement”, nulle voie de recours n’est ouverte par ailleurs au passager » (à la page 161). Mr. Tseng avait intenté un recours contre la compagnie aérienne suivant une fouille de sécurité envahissante survenue avant l’embarquement, alléguant des voies de fait (sans blessures corporelles), arrestation et détention arbitraires.

[28]      Les arrêts KLM Royal Dutch Airlines v. Morris, [2001] EWCA Civ 790 (BAILII), [2001] 3 All E.R. 126; King v. Bristow Helicopters Ltd. (Scotland); In Re M, [2002] UKHL 7, [2002] 2 A.C. 628, enseignent que la Convention de Varsovie exclue le recours en dommages-intérêts pour préjudice psychologique non-rattaché au préjudice corporel car il ne s’agit pas d’un chef de responsabilité prévu aux articles 17 à 19 de la Convention de Montréal. Ainsi, les dommages-intérêts pour stress ou anxiété sont exclus, vu le régime exclusif de la Convention.

[29]      La jurisprudence canadienne majoritaire va dans le même sens (voir Plourde c. Service aérien FBO inc. (Skyservice), 2007 QCCA 739 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, [2007] 3 R.C.S. xiii); Croteau c. Air Transat AT inc., 2007 QCCA 737 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, [2007] 3 R.C.S viii); Walton v. MyTravel Canada Holdings Inc., 2006 SKQB 231; par exemple, dans la décision Lukacs v. United Airlines Inc. et al., 2009 MBQB 29, 73 C.P.C. (6th) 385, il est observé au paragraphe 66 que [traduction] « [l]a Convention de Montréal n’autorise pas le passager à élever une réclamation contre le transporteur sur le fondement du droit interne »).

[30]      Enfin, il faut signaler l’arrêt Stott v. Thomas Cook Tour Operators Ltd. & Ors, [2012] EWCA Civ 66 (BAILII) (Stott). Comme il fut rendu postérieurement au jugement frappé d’appel, la Cour fédérale n’a pu profiter de son enseignement. La Cour d’appel (chambre civile) du Royaume-Uni s’est alors penchée sur l’action de MM. Stott et Hook dirigée contre leur transporteur aérien respectif en dommages-intérêts vu l’absence de mesures d’adaptation pour leurs besoins à titre de personnes handicapées lors de transports internationaux. Messieurs Stott et Hook fondaient leurs actions en dommages sur le Règlement (CE) No 1107/2006 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 concernant les droits des personnes handicapées et des personnes à mobilité réduite lorsqu’elles font des voyages aériens, [2005] JO L 204/1 (Règlement CE) et sur le règlement britannique adopté en vertu de ce dernier (Civil Aviation (Access to Air Travel for Disabled Persons and Persons with Reduced Mobility) Regulations 2007, S.I. 2007/1895 (Règlement UK)). Alors que le Règlement CE précisait que les États membres devaient adopter des règles assorties par des sanctions efficaces afin de dissuader toute contravention à celui-ci (article 16), le règlement du Royaume-Uni ajoutait que l’inobservation du Règlement CE pouvait être, notamment, sanctionnée par une indemnisation financière (article 9 du Règlement UK). Après avoir reconnu qu’il lui incombait d’interpréter les règlements précités au regard de la Convention de Montréal, la Cour d’appel a débouté MM. Stott et Hook (Stott, au paragraphe 53) :

[traduction] […] lorsque l’on se trouve dans les paramètres temporels et géographiques fixés par la Convention, elle est l’instrument qui joue selon le droit international, européen et interne.

[31]      Je ne puis donc retenir la thèse des Thibodeau et du commissaire portant que la jurisprudence Sidhu va dans le sens de leur raisonnement (mémoire des faits et du droit de l’intervenant, aux paragraphes 19 à 25). Leur position n’est avalisée que par quelques décisions isolées, sans réelle pertinence en l’espèce. Par exemple, il fut jugé qu’un dispositif règlementaire visant l’indemnisation et l’assistance des passagers en cas de retard important d’un vol n’était pas incompatible avec la Convention de Montréal parce qu’il se plaçait « simplement en amont de celui qui résulte de la  convention de Montréal » (International Air Transport Association & Ors (Transport), [2006] EUECJ C-344/04 (BAILII), [2006] E.C.R. I-403, [2006] 2 C.M.L.R. 20 [au paragraphe 46]); que les incidents reprochés étaient survenus en dehors de la période d’application temporelle des articles 17 à 19 de la Convention de Montréal, soit avant ou après la période de transport tel que définie dans la Convention de Varsovie ou celle de Montréal (Ross v. Ryanair Ltd. & Anor, [2004] EWCA Civ 1751 (BAILII), [2005] 1 W.L.R. 2447). Enfin quelques autres arrêts discutaient plus particulièrement la notion d’« accident » au sens de la Convention de Varsovie (Tandon v. United Air Lines, 926 F. Supp. 366 (S.D.N.Y. 1996); Abramson v. Japan Airlines, 739 F.2d 130 (3d Cir. 1984); Walker v. Eastern Air Lines Inc., 775 F. Supp. 111 (S.D.N.Y. 1991), voir aussi Naval-Torres v. Northwest Airlines Inc.(1998), 159 D.L.R. (4th) 67 (Div. gén. Ont.)).

[32]      Or, je rappelle, encore une fois, que les trois incidents qui font l’objet du présent pourvoi se sont produits à l’occasion de transports internationaux, auxquels s’applique sans conteste la Convention de Montréal. Les Thibodeau ne plaident pas que les manquements linguistiques d’Air Canada sont des « accidents » au sens de la Convention de Montréal. Par ailleurs, Air Canada ne conteste pas l’attribution de dommages-intérêts pour l’incident survenu au comptoir à bagages de l’aéroport de Toronto et pour lequel la juge a accordé la somme de 1 500 $ à chacun des Thibodeau. Air Canada reconnaît que des dommages-intérêts peuvent être accordés relativement à des faits qui se sont produits hors les périodes de transports internationaux visées par la Convention.

[33]      Bref, vu la jurisprudence canadienne et internationale citée ci-dessus portant tant sur l’article 24 de la Convention de Varsovie que sur l’article 29 de la Convention de Montréal, je conclus que celle-ci exclut les recours en dommages-intérêts lorsque sont invoqués des moyens qui n’y sont pas spécifiquement prévus, et ce même s’il ne s’agit pas d’un moyen découlant (« arising out ») d’un risque inhérent au transport aérien (par exemple, une fouille corporelle envahissante avant l’embarquement (Tseng) ou la discrimination fondée sur la race (King v. American Airlines, 284 F.3d 352 (2d Cir. 2002)) ou sur le handicap physique (Stott)). Donc, même si la Convention de Montréal, comme celle de Varsovie, ne porte pas sur tous les aspects du transport aérien international, elle constitue un code complet en ce qui a trait aux aspects du transport aérien international qu’elle règlemente expressément, telle la responsabilité du transporteur aérien pour des dommages-intérêts, quelle que soit la source de cette responsabilité. L’objet de la Convention de Montréal, à l’instar de celle qu’il l’a précédée (la Convention de Varsovie) est l’uniformité de certaines règles relatives à la responsabilité encourue lors de transports aériens internationaux. L’enseignement des arrêts Sidhu, Tseng et Stott promeut cet objectif.

A.2)     Le conflit de lois

[34]      Comme je l’ai signalé précédemment, la juge a conclu qu’il y avait un conflit de lois en l’espèce. Vu la prépondérance de la partie IV de la LLO régissant les obligations linguistiques de l’appelante sur toute disposition incompatible d’une autre loi, les dispositions réparatrices de la LLO l’emportaient sur celles de la Convention de Montréal. Donc, les Thibodeau avaient droit aux dommages-intérêts demandés pour les trois incidents survenus pendant la période d’application de la Convention de Montréal. Pour la Cour fédérale, l’impossibilité d’accorder des dommages-intérêts pour des violations linguistiques commises lors de transports internationaux « affaiblirait considérablement les droits garantis par la LLO » (motifs, au paragraphe 77).

[35]      L’appelante soutient que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant en l’existence d’un conflit entre la LLO et la Convention de Montréal. La juge devait tout d’abord tenter de concilier les textes. L’eût-elle fait, elle aurait retenu la thèse d’Air Canada (mémoire des faits et du droit de l’appelante, aux paragraphes 23 et suivants). Le commissaire, pour sa part, soutient plutôt qu’il n’y a pas de conflit entre ces textes puisque la Convention de Montréal ne régit pas les droits linguistiques. Il n’y a donc pas lieu d’adopter une interprétation harmonieuse ou conciliatrice pour des textes visant des matières complètement distinctes, surtout si la conséquence en découlant est le non-respect de l’intention du législateur et la limitation de la portée d’une loi quasi constitutionnelle telle la LLO (mémoire des faits et du droit du commissaire, aux paragraphes 12 et suivants).

[36]      La thèse du commissaire est fondée sur un examen des textes légaux qui fait abstraction du contexte. Il ne fait pas de doute que l’examen parallèle de la LLO et de la Convention de Montréal mène à la conclusion qu’il tire. Cependant, il y a conflit de lois « lorsqu’une situation donnée est liée à deux ou à plusieurs systèmes juridiques et qu’il s’agit de dire lequel de ces systèmes régit la ou les questions qu’elle pose » (Claude Emanuelli, Droit international privé québécois, 3e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 2011, au paragraphe 378). En l’espèce, les deux régimes juridiques en cause offrent des solutions divergentes à la question en litige, c.-à.-d. les Thibodeau ont-ils droit à des dommages-intérêts pour la violation de leurs droits linguistiques? Selon la Convention de Montréal, la réponse est négative si la violation survient pendant un transport international. Selon la LLO, la réponse peut être positive, en autant que le juge saisi d’un recours sous le paragraphe 77(1) de la LLO accorde des dommages-intérêts en guise de réparation juste et convenable.

[37]      Air Canada fait utilement valoir que, avant de conclure en l’existence d’un conflit entre deux textes légaux, il y a lieu de tenter de les interpréter de manière conciliatrice, conformément au principe général de cohérence entre les lois (Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 4e éd. (Montréal : Thémis, 2009) (Côté, Interprétation des lois 2009), aux paragraphes 1150 et 1152) :

1150. […] la loi, qui manifeste la pensée du législateur rationnel, est donc réputée refléter une pensée cohérente et logique et l’interprète doit préférer le sens d’une disposition qui confirme le postulat de la rationalité du législateur plutôt que celui qui crée des incohérences, des illogismes ou des antinomies dans le droit.

[…]

1152. […] la loi s’interprète comme un tout, chacun de ses éléments devant être considéré comme s’intégrant logiquement dans le système d’ensemble que la loi forme. On supposera aussi que la cohérence règne entre les règles énoncées dans divers textes législatifs […] À cette cohérence horizontale s’ajoute également une cohérence verticale : chaque texte est censé ne pas contrarier les normes qui lui sont hiérarchiquement supérieures […] [Note en bas de page omise.]

[38]      Telle fut d’ailleurs l’approche proposée dans l’affaire Stott. Les appelants Stott et Hook plaidaient que l’interprétation libérale de la Convention de Montréal, soit l’interprétation majoritaire, avait pour effet l’affaiblissement d’un droit fondamental garanti les protégeant contre la discrimination fondée sur le handicap, une thèse semblable à celle qui est défendue par les Thibodeau relativement au respect de leurs droits linguistiques (mémoire des faits et du droit des Thibodeau, aux paragraphes 90 à 102). Dans l’arrêt Stott, la Cour d’appel (chambre civile) du Royaume-Uni a fait les observations suivantes (au paragraphe 50) :

[traduction] Il nous incombe donc d’interpréter les textes de l’UE et du droit interne de manière à éviter un conflit avec la Convention de Montréal. Dans la mesure où le règlement (CE) relatifs aux handicapés autorisait (sans l’imposer) l’exercice de recours en indemnisation selon le droit interne, et dans la mesure où le Regulation 9 of the UK Disability Regulations (article 9 du règlement sur les handicapés du Royaume-Uni) en prévoit un, il faut postuler que l’on doit les interpréter, si cela est possible, de manière conforme à la Convention de Montréal. Cela milite fortement contre la conclusion portant que, pour être « efficace, proportionnée et dissuasive », le régime de sanctions doit englober quelque chose qui aboutirait à un conflit avec la Convention de Montréal. Une telle conclusion serait erronée.

[39]      Au paragraphe 51 de sa décision, la Cour d’appel ajoutait que l’application de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne [[2000] JO C 364/1] ne changerait en rien sa conclusion.

[40]      Suivant l’enseignement de la jurisprudence Stott, l’interprétation conciliatrice du paragraphe 77(4) de la LLO et de l’article 29 de la Convention de Montréal est indiquée, tant que faire se peut (Côté, Interprétation des lois 2009, au paragraphe 1301) :

1301. […] on ne peut conclure au conflit entre deux lois simplement parce que l’une et l’autre occupent le même champ, traitent de la même matière, s’appliquent au même objet : il est en effet possible que les deux traitements soient entièrement conciliables.

[41]      Bien que les Thibodeau n’aient pas spécifiquement plaidé la question du conflit de lois, ils ont fortement insisté sur l’intention du législateur, laquelle est de soumettre Air Canada aux mêmes obligations en vertu de la LLO que celles qui sont imposées aux autres institutions fédérales, obligations qui sont sanctionnées par les dommages-intérêts. De là, leur plaidoyer en faveur de la primauté de la LLO. Les Thibodeau soutiennent que l’on peut dégager l’intention du législateur de la réponse du gouvernement au septième  rapport du Comité mixte permanent des langues officielles sur la prestation de services bilingues chez Air Canada [Air Canada : Les bonnes intentions ne suffisent pas]. Le Comité avait recommandé au gouvernement l’adoption d’un système de sanctions et contraventions en cas d’inobservance de la LLO, ce à quoi le gouvernement avait répliqué que la LLO accordait aux tribunaux « le pouvoir d’octroyer des dommages-intérêts dans les situations appropriées » (je souligne) (réponse du gouvernement au septième rapport du Comité mixte permanent des langues officielles, dossier d’appel, vol. III, à la page 578). 

[42]      Vu les mots « situations appropriées », il me semble que les dommages-intérêts en cas de manquements à la LLO ne constituent pas toujours la mesure réparatrice la plus indiquée.

[43]      À mon avis, l’article 29 de la Convention de Montréal constitue l’un des facteurs dont le juge de première instance doit tenir compte dans la recherche d’une mesure réparatrice « convenable et  juste » aux termes du paragraphe 77(4) de la LLO; il n’est donc pas censé voir dans celle-là un empiètement sur le vaste pouvoir de réparation conféré à l’autorité judiciaire par celle-ci.

[44]      Il n’y a pas en l’occurrence conflit implicite de textes légaux. L’application cumulative de la Convention de Montréal et de la LLO aux faits vécus par les Thibodeau ne produit pas un résultat déraisonnable ou absurde (Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 4e éd. Montréal : Thémis, 2009, au paragraphe 1312). Le paragraphe 77(4) est suffisamment souple pour donner lieu à une interprétation qui concilie ses objectifs avec ceux de l’article 29 de la Convention de Montréal. L’approche conciliatrice ne résulte en nulle manière en l’affaiblissement de l’article 82 de la LLO. Une telle approche ne prive pas les Thibodeau de l’ensemble de leurs droits et recours dont ils disposent aux termes de la LLO, sauf qu’ils n’ont pas droit à des dommages-intérêts ou toute autre forme de dommages pour les incidents survenus lors de transports internationaux alors que la Convention de Montréal a plein effet. Par ailleurs, l’appelante est en tout temps soumise à la partie IV de la LLO.

[45]      Il ne faut pas perdre de vue qu’il résulte du préambule de la Convention de Montréal que les États membres ont reconnu l’importance d’assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation. Il importe que ses dispositions soient comprises et interprétées de manière uniforme et cohérente par les États signataires qui ont souscrit à des mesures collectives harmonisant certaines règles régissant le transport aérien international (Connaught Laboratories Ltd. v. British Airways, 2002 CanLII 4642, 61 O.R. (3d) 204 (C.S.), confirmé en appel par 2005 CanLII 16576, 77 O.R. (3d) 34 (C.A.)). Toute « entorse » à l’article 29 de la Convention de Montréal, aussi « minime » soit-elle, heurte les objectifs de celle-ci.

[46]      Il faut aussi rappeler que les dommages-intérêts ne constituent pas le seul mode de réparation possible en cas de violation d’un droit (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, au paragraphe 21), que celui-ci soit de nature constitutionnelle ou quasi constitutionnelle. Les parties n’ayant pas présenté d’arguments quant aux autres mesures de réparation possibles en l’espèce, je m’abstiendrai de m’exprimer à ce sujet; cependant, je relève que les avocats de l’appelante ont reconnu, à l’audience, que les arguments de celle-ci auraient été d’une autre nature si la Cour fédérale avait accordé aux Thibodeau une somme globale en guise de dommages-intérêts pour l’ensemble des incidents en cause. Est aussi restée sans réponse définitive la question de savoir si la sanction aurait pu prendre la forme d’un don à un organisme défendant les droits linguistiques des minorités, un mode de réparation souvent accordé du consentement des parties ou aux termes d’une procédure pénale. Cette Cour aura peut-être, un jour, l’occasion de se pencher sur ces questions.

[47]      À l’audience, les Thibodeau ont soutenu avec force que seuls les dommages-intérêts constituent une sanction dissuasive en cas de violation des droits linguistiques par l’appelante, dans le contexte de transports internationaux; sinon, elle sera libre de bafouer les droits des francophones puisqu’elle ne s’exposera qu’à la seule obligation de remettre, quelques mois plus tard, une lettre d’excuses aux passagers lésés. Cette inquiétude est fort légitime mais les recours judiciaires et le paragraphe 77(4) de la LLO ne constituent pas la seule voie retenue par le législateur pour ramener à l’ordre tout contrevenant qui ne prend pas au sérieux les droits et obligations que consacre cette loi.

[48]      En effet, l’article 58 de la LLO accorde au commissaire le pouvoir d’instruire les plaintes reçues :

58. […]  sur un acte ou une omission  et faisant état, dans l’administration d’une institution fédérale, d’un cas précis de non-reconnaissance du statut d’une langue officielle, de manquement à une loi ou un règlement fédéraux sur le statut ou l’usage des deux langues officielles ou encore à l’esprit de la présente loi et à l’intention du législateur.

Plaintes

[49]      En l’espèce, certaines des plaintes des Thibodeau ont été écartées d’office par le commissaire (affidavit de M. Thibodeau, pièces 7, 8 et 9, dossier d’appel, vol. II, aux pages 282 à 288), tandis que d’autres ont été jugées fondées, dont celles relatives aux trois incidents qui nous concernent davantage et celle pour laquelle Air Canada a accepté de verser des dommages-intérêts (affidavit de M. Thibodeau, pièces 10 et 11, dossier d’appel, vol. II, aux pages 290 à 294). Les rapports d’enquête du commissaire révèlent que les quatre plaintes fondées ont été classées suite à l’adoption, par Air Canada, de mesures correctives suite à l’intervention de celui-ci (affidavit de M. Thibodeau, pièces 10 et 11, dossier d’appel, vol. II). Ainsi, le commissaire s’est notamment déclaré confiant que la formation offerte par Air Canada à ses employés sur l’offre active de service bilingue aiderait les employés unilingues à mieux servir le public dans les deux langues officielles (affidavit de M. Thibodeau, pièces 10 et 11, dossier d’appel, vol. II, à la page 290), et il a également noté que tout le personnel du comptoir à bagages d’Air Canada à l’aéroport d’Ottawa était bilingue, à l’exception de deux employés (affidavit de M. Thibodeau, pièces 10 et 11, dossier d’appel, vol. II, à la page 293).

[50]      Par ailleurs, parallèlement au recours judiciaire intenté par les Thibodeau, le commissaire a entamé en 2010 un processus de vérification au sein d’Air Canada lequel a donné lieu, en septembre 2011, soit après le prononcé du jugement frappé d’appel, au rapport de vérification intitulé Vérification de la prestation des services en français et en anglais aux passagers d’Air Canada : Rapport final. Les avocats d’Air Canada se sont exprimés à l’audience à ce sujet. L’annexe B de ce rapport énumère 12 recommandations permettant à Air Canada d’améliorer sa prestation de services bilingues. Il convient de noter qu’à l’annexe C du rapport, le commissaire compare ses recommandations à la lumière du plan d’action fourni par Air Canada et se déclare satisfait quant aux suites données au rapport par l’appelante, sauf quant à la 11e recommandation qui est sans incidence sur le présent différend.

[51]      En outre, en vertu de l’article 63 de la LLO, aux termes de son enquête, le commissaire transmet un rapport motivé au président du Conseil du Trésor s’il estime qu’un tel suivi est nécessaire, que des lois ou règlements devraient être reconsidérés, ou que d’autres mesures devraient être prises. De la même façon, il peut aussi transmettre son rapport et la liste de ses recommandations au gouverneur en conseil (paragraphe 65(1) de la LLO), qui peut alors prendre les mesures nécessaires pour donner suite au rapport et mettre en œuvre les recommandations qu’il contient (paragraphe 65(2) de la LLO). Enfin, le paragraphe 65(3) prévoit la possibilité pour le commissaire de déposer son rapport d’enquête au Parlement lorsqu’il n’y est pas donné suite de manière appropriée.

[52]      Il va donc sans dire que le commissaire pourra recourir au processus prévu aux articles 63 et 65 de la LLO en cas d’absence de mise en œuvre de ses recommandations par l’appelante. Le commissaire peut aussi, selon le cas, exercer lui-même le recours de l’article 77 [mod. par L.C. 2005, ch. 41, art. 2] (voir l’article 78 de la LLO).

[53]      Concluant sur cette question, je suis d’avis que le jugement rendu en première instance est entaché d’une erreur de droit. La Cour fédérale ne pouvait octroyer des dommages-intérêts pour les trois incidents survenus lors de transports internationaux.

B)        La seconde question en litige : La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance générale de respecter la partie IV de la LLO portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation des services?

[54]      Lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi visant des mesures réparatrices, notre Cour n’intervient qu’en cas d’erreur de droit (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3 (Doucet-Boudreau)). Je suis d’avis que le jugement de première instance sur cette question est entaché d’une erreur de droit. La Cour fédérale, se fondant sur le paragraphe 10(2) de la LLO (précité, au paragraphe 12 des présents motifs), qui dispose que l’appelante « est tenue de veiller » (en anglais : « has the duty to ensure ») à ce que les clients puissent communiquer avec elle dans l’une ou l’autre des langues officielles, a conclu que cette obligation requiert « de la part d’Air Canada qu’elle fasse tous les efforts nécessaires pour respecter ses obligations » (motifs, au paragraphe 144). De là, l’ordonnance générale ordonnant à Air Canada « de faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations qui lui incombent en vertu de la partie IV de la LLO » [motifs, au paragraphe 154].

[55]      La loi constitue en elle-même une injonction adressée à ceux et celles qui s’y voient imposer des obligations. S’il est vrai que l’appelante ne peut s’abriter derrière le principe général d’exhaustivité des sanctions prévues par la LLO pour « acheter le droit d’enfreindre la loi à répétition sans autre conséquence » (Pharmascience inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513, au paragraphe 55), il n’en reste pas moins qu’une ordonnance générale de respecter la loi, en tout ou en partie, ne doit normalement être accordée que dans des cas exceptionnels, par exemple si une partie annonce qu’elle entend délibérément enfreindre la loi ou l’enfreint impunément sans égard pour ses obligations et les droits d’autrui (Métromédia CMR inc. c. Tétreault, [1994] R.J.Q. 777 (C.S.), aux pages 23 et 24).

[56]      En l’espèce, l’ordonnance, telle que formulée, n’est pas suffisamment précise. Elle expose Air Canada à une condamnation pour outrage au tribunal, outre les recours prévus par la LLO (Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612, au paragraphe 24) :

Malgré sa souplesse et sa spécificité, au Canada, l’ordonnance de réparation obéit à des principes généraux. Son libellé doit être clair et spécifique. L’intéressé doit savoir exactement ce qu’il lui faut accomplir pour s’y conformer, car le tribunal n’exerce habituellement pas de contrôle ou de supervision sur son exécution. Alors que l’exigence de la spécificité est justifiée par la possibilité d’une requête pour outrage au tribunal en cas de non-exécution, la supervision judiciaire entraîne souvent de nouvelles instances et l’affectation de ressources judiciaires.

[57]      Les ordonnances rendues dans les affaires Doucet-Boudreau et Quigley c. Canada (Chambre des communes), 2002 CFPI 645, [2003] 1 C.F. 132 (Quigley), sur lesquelles le commissaire s’appuie afin de soutenir la validité du libellé de l’ordonnance maintenant en cause, me semblent plus précises et répondre davantage au principe de spécificité discuté ci-dessus. Ainsi, dans l’affaire Doucet-Boudreau, au paragraphe 7, l’ordonnance en cause se lisait comme suit :

3. À Île Madame-Arichat (Petit-de-Grat), le défendeur le Conseil scolaire acadien provincial (le  « Conseil ») devra faire de son mieux pour offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de neuvième à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation devra faire de son mieux pour (a) fournir (provisoirement) une école francophone homogène destinée aux élèves de neuvième à douzième année, d’ici septembre 2000, et (b) fournir une école francophone homogène permanente, d’ici janvier 2001.

4. À Argyle, le défendeur le Conseil devra faire de son mieux pour offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation devra faire de son mieux pour fournir une école francophone homogène destinée aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2001.

5. À Clare, le défendeur le Conseil doit offrir un programme homogène en français destiné aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2000, et le défendeur le ministère de l’Éducation doit prendre des mesures immédiates pour fournir des écoles francophones homogènes destinées aux élèves de première à douzième année, d’ici septembre 2001.

[58]      Dans la décision Quigley, au paragraphe 60, le dispositif du jugement se lisait ainsi :

LA COUR ORDONNE :

1. Une déclaration portant que la méthode qu’utilisent actuellement les défendeurs, Canada (Chambre des communes) et Canada (Bureau de régie interne), pour assurer la télédiffusion publique des débats parlementaires va à l’encontre de l’article 25 de la Loi est prononcée.

2. Les défendeurs indiqués ci-dessus doivent, dans l’année qui suit la date de la présente décision, prendre les mesures nécessaires pour se conformer à l’article 25 de la Loi.

[59]      Les défendeurs, dans ces deux affaires, étaient en mesure de savoir exactement ce que l’on attendait d’eux, tout en bénéficiant d’une certaine latitude quant au choix de la méthode afin d’atteindre le résultat ordonné. Or, en l’espèce, la situation est fondamentalement différente : la partie IV de la LLO englobe toutes les communications d’Air Canada et de ses sous-contractants avec le public, que cela soit à bord des avions, dans les aéroports et les centres d’appels, tant au Canada qu’à l’étranger. Il s’agit d’obligations continuelles, dont Air Canada s’acquitte essentiellement par le truchement de son personnel bilingue chargé d’interagir avec le public à environ 161 500 000 points de contact par année (affidavit de Chantal Dugas, chef de service générale — Affaires linguistiques chez Air Canada, dossier d’appel, vol. V, à la page 917, paragraphe 72).

[60]      L’ordonnance, telle que formulée, obligerait le juge saisi d’une requête en outrage au tribunal à l’interpréter. Dans un tel cas, elle ne saurait remplir sa fonction réparatrice (Picard c. Johnson & Higgins Willis Faber ltée, 1987 CanLII 891, [1988] R.J.Q. 235 (C.A.), à la page 239; Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 2e éd. feuilles mobiles, Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1992, au paragraphe 1.410). Il serait appelé à se pencher sur la signification des mots « efforts nécessaires » tant du point de vue qualitatif que quantitatif. Même lue dans le contexte de l’ordonnance institutionnelle qui l’accompagne, laquelle présente aussi ses défis d’interprétation que j’évoque plus loin, l’ordonnance générale demeure vague et manque de spécificité.

C)        La troisième question en litige : La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance structurelle?

[61]      La Cour fédérale a rendu une ordonnance structurelle, ayant conclu à l’existence d’un problème de nature systémique au sein d’Air Canada. Pour ce faire, elle a notamment pris appui sur le contenu de rapports annuels antérieurs du commissaire et de ses rapports d’enquête concernant des plaintes de même nature déposées par des tierces parties. Air Canada plaide que la Cour fédérale ne pouvait s’appuyer sur l’article 79 de la LLO pour recevoir ces éléments de preuve. Cette disposition se lit comme suit :

79. Sont recevables en preuve dans les recours les renseignements portant sur des plaintes de même nature concernant une même institution fédérale.

Preuve — plainte de même nature

[62]      Air Canada soutient que, vu l’historique de l’adoption de ce texte, notamment les débats parlementaires, il est manifeste que l’article 79 de la LLO « a pour seul but de permettre au commissaire lui-même de regrouper diverses plaintes en une seule procédure devant la Cour fédérale » (mémoire des faits et du droit de l’appelante, au paragraphe 87). Selon l’appelante, la juge ne pouvait permettre aux Thibodeau, à titre de parties privées, de produire ces éléments de preuve et d’ainsi plaider pour autrui sans même qu’ils n’aient à démontrer le bien-fondé des plaintes faites par des tiers. Si cette pratique était permise, l’appelante ajoute qu’une institution fédérale risquerait d’être sanctionnée plusieurs fois pour la même violation, puisque les plaignants pourraient, tour à tour et sans plus, reprendre l’ensemble des plaintes précédemment déposées à l’encontre de l’institution visée. Du même souffle, Air Canada plaide que les Thibodeau n’ont pas qualité pour agir au nom de l’intérêt public et demander une ordonnance institutionnelle. De toute manière, ajoute-t-elle, une ordonnance institutionnelle ne saurait être rendue contre une partie privée. Il s’agit d’un recours extraordinaire de droit public destiné à protéger les droits constitutionnels des citoyens contre l’Administration lorsque celle-ci refuse ou est incapable de prendre elle-même les mesures assurant le respect de ces droits (mémoire des faits et du droit de l’appelante, au paragraphe 95).

[63]      Il ne m’est pas nécessaire d’examiner ces objections préliminaires. En tenant pour acquis, aux fins du présent appel, que la juge pouvait s’inspirer de l’article 79 pour recevoir en preuve les plaintes de tiers et que les Thibodeau pouvaient invoquer l’intérêt public pour demander les sanctions déjà discutées, je suis d’avis que l’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale n’est pas justifiée vu les éléments de preuve versés au dossier. Elle ne peut être maintenue parce qu’elle est, notamment, imprécise et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les Thibodeau.

[64]      La portion de l’ordonnance institutionnelle rendue par la juge ordonne à Air Canada :

d’instaurer, dans les six mois suivant le présent jugement, des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d’éventuelles violations à ses obligations linguistiques, tel qu’énoncés à la partie IV de la LLO et au paragraphe 10 de la LPPCAC, notamment en instituant un processus permettant d’identifier et de documenter les occasions où Jazz n’affecte pas des agents de bord en mesure d’assurer des services en français à bord des vols à demande importante de services en français ;

[65]      La Cour suprême, par l’arrêt Doucet-Boudreau (aux paragraphes 52 à 58), énonce les principes directeurs permettant au juge de conclure si est juste et convenable l’ordonnance structurelle. Ces principes, repris par notre Cour dans l’arrêt Forum des maires, au paragraphe 57, sont les suivants :

i) […] la Cour doit « exercer son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur son appréciation prudente de la nature du droit et de la violation en cause, sur les faits et sur l’application des principes juridiques pertinents ». La solution retenue « doit être adaptée à l’expérience vécue par le demandeur et tenir compte des circonstances de la violation ou de la négation du droit en cause». La solution doit être efficace, réaliste, adaptée au cas d’espèce.

ii) Elle doit être respectueuse de « la séparation des fonctions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire»,

iii) [Elle doit mettre à contribution le] rôle des tribunaux qui consiste « à trancher des différends et à accorder des réparations qui règlent la question sur laquelle portent ces différends », et à ne pas se lancer « dans des types de décision ou de fonction pour lesquels [ils ne sont] manifestement pas conçu[s] ou n’[ont] pas l’expertise requise ».

iv) Elle doit être « équitable pour la partie visée par l’ordonnance » et ne « pas causer de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit ». [Références aux paragraphes de Doucet-Boudreau omises.]

[66]      L’ordonnance institutionnelle visant l’appelante ne répond pas à ces critères. Je conclus que cette partie du jugement est entachée d’une erreur de droit appelant l’intervention de notre Cour.

[67]      D’abord, je constate que les preuves sont floues quant à la nature systémique des manquements d’Air Canada à ses obligations linguistiques. À cet effet, j’estime pertinent de reproduire ici le paragraphe 153 des motifs de la juge :

Je conclus donc que, bien qu’Air Canada fasse des efforts pour satisfaire à ses obligations linguistiques, les problèmes persistent et Air Canada (et Jazz) n’a pas complètement développé le réflexe de mettre en œuvre, de façon proactive, tous les outils et les processus requis pour respecter ses obligations, pour mesurer sa performance réelle en matière de services en français et pour se fixer des objectifs d’amélioration. Ce constat, ajouté à la reconnaissance par Jazz quant aux difficultés qu’elle éprouve encore à respecter l’ensemble de ses obligations linguistiques, m’amène à conclure qu’il existe un problème de nature systémique au sein d’Air Canada. Ma conclusion ne doit toutefois pas être comprise comme étant un constat d’un problème généralisé au sein de l’organisation. Je dis bien « problème systémique », par opposition à des problèmes ponctuels ou isolés et hors du contrôle d’Air Canada. Je reconnais qu’il est impossible d’atteindre la perfection et, malgré tous les efforts, il pourra toujours y avoir des ratés. Je considère toutefois que nous sommes en présence de manquements qui ne peuvent être qualifiés d’isolés ou hors du contrôle d’Air Canada. En fait, Air Canada elle-même ne semble pas savoir à quelle fréquence elle manque à ses obligations. Comme il est observé dans la décision Fédération Franco-ténoise, au paragraphe 862,  « [d]’ailleurs il est difficile pour le GTNO de maintenir qu’il a “fait de son mieux”, dans l’absence d’un processus régulier et bien établi de vérification des services disponibles. » J’estime qu’il existe chez Air Canada, et plus particulièrement chez Jazz, des façons de faire qui favorisent les situations dans lesquelles Air Canada n’est pas en mesure de respecter l’ensemble de ses obligations en matière linguistique ni de vérifier dans quelle mesure elle manque à celles-ci. [Souligné dans l’original.]

[68]      La Cour fédérale a ainsi défini un problème de nature systémique comme en étant un qui n’est ni isolé, ni ponctuel, ni hors du contrôle de l’appelante. Dans l’arrêt Procureur général des Territoires du Nord-Ouest c. Fédération Franco-ténoise, 2008 NWTCA 05, au paragraphe 73, il a été souligné que « [l]es violations systémiques d’un droit sont répétitives et souvent donnent lieu à des centaines, voire des milliers, d’allégations de non-respect des droits sous-jacents. » Dans cette affaire, « [l]a preuve [avait] révélé des violations systémiques généralisées des droits linguistiques des minorités par une multitude de ministères et bureaux du [gouvernement des Territoires du Nord-Ouest], qui, en vertu de la LLO, étaient tenus de fournir des services en français. » La Cour était même allée jusqu’à qualifier les violations d’innombrables (voir le paragraphe 86).

[69]      Notre Cour s’est récemment penchée sur des allégations de discrimination systémique dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Jodhan, 2012 CAF 161 (Jodhan CAF) et elle a fait des observations sur la qualité des preuves requise à l’appui à ce sujet. Il a été décidé que les conclusions du juge de première instance quant à la nature systémique de la discrimination à l’endroit de madame Jodhan devaient être maintenues, car celles-ci reposaient sur une preuve bien étoffée, consistant en plusieurs rapports internes et externes confirmant l’inaccessibilité des sites web gouvernementaux aux non-voyants. Dans l’affaire Jodhan CAF, notre Cour a constaté que le juge de première instance (Jodhan c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1197, [2011] 2 R.C.F. 355 (Jodhan CF)) disposait de preuves abondantes consistant en une vérification interne menée par le Bureau de la normalisation des sites Internet établissant que 47 organismes du gouvernement fédéral ne respectaient pas les normes d’accessibilité de leurs sites Internet aux personnes non-voyantes (Jodhan CF, au paragraphe 28), deux vérifications externes menées par Coopérative AccessibilitéWeb et par l’Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada repérant de nombreuses lacunes en ce qui concerne le respect des normes d’accessibilité (Jodhan CF, au paragraphe 28), et une série de rapports sur les laissez-passer électroniques notant 254 endroits où le laissez-passer électronique n’était pas conforme aux exigences d’accessibilité (Jodhan CF, au paragraphe 29). De plus, la preuve testimoniale comprenait l’affidavit de madame Jodhan expliquant, cinq exemples concrets à l’appui, les difficultés auxquelles elle avait fait face en tentant d’accéder aux services gouvernementaux en ligne (Jodhan CF, aux paragraphes 30 à 43), de même que les témoignages du premier vice-président de l’Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada, et d’une experte en matière d’accessibilité à l’Internet. Le juge de première instance avait également reçu en preuve les affidavits de deux témoins experts et le témoignage de dix employés du gouvernement rendus relativement aux sites Web des organismes gouvernementaux (Jodhan CF, aux paragraphes 49 à 74). Ainsi, notre Cour a rejeté sans hésiter l’argument du Procureur général selon lequel « les divers rapports et vérifications présentes étaient loin d’appuyer les conclusions générales tirées par le juge » (Jodhan CAF, au paragraphe 92).

[70]      En l’espèce, l’on ne saurait qualifier les preuves d’étoffées. D’une part, les conclusions mêmes de la juge quant à la nature des problèmes systémiques chez Air Canada sont mitigées. D’un côté, elle reconnaît les efforts non négligeables d’Air Canada et Jazz, qui investissent des sommes importantes afin d’assurer le respect de leurs obligations linguistiques et d’améliorer le bilan des compétences linguistiques de leurs employés en dépit des difficultés liées aux disparités géographiques et linguistiques au Canada qui rendent l’embauche de personnel bilingue plus complexe dans certaines régions. De l’autre, elle souligne que tout n’est pas parfait, que des correctifs au système d’affectation du personnel de Jazz ont été apportés seulement suite aux plaintes des Thibodeau et que Jazz avait reconnu ne pas toujours être en mesure d’affecter du personnel bilingue à certains vols à demande importante.

[71]      Par ailleurs, en tenant toujours pour acquis que les plaintes de tiers sont recevables aux termes de l’article 79 de la LLO, je rappelle qu’elles ont été pour la plupart classées par le commissaire, ce qui en rend l’évaluation difficile eu égard à l’impossibilité pour l’appelante d’en contester la validité. Les rapports du commissaire produits en preuve consistent essentiellement en des statistiques relatives aux plaintes déposées, et ne nous informent pas réellement quant à leur teneur. Les affidavits produits par Air Canada exposent par ailleurs les défis que pose la mise en œuvre de la LLO au sein d’Air Canada et de Jazz, mais font également état d’une série de mesures correctives et d’améliorations substantielles à la capacité bilingue du personnel des compagnies.

[72]      Selon l’affidavit de Chantal Dugas, il est établi que le nombre de plaintes relatives au service en français n’équivaut qu’à 0,000033 p. 100 des situations où les employés de l’appelante peuvent se trouver en contact avec le public (dossier d’appel, vol. V, aux pages 917 et 918).

[73]      En pourcentage, 61 p. 100 des agents de bords de Jazz sont en mesure d’assurer les services en français et cette compagnie est maintenant en mesure d’assurer ces services pour tous les vols à demande importante à l’origine ou à destination du Québec, de l’Ontario et des Maritimes (affidavit de Manon Stuart, chef de services — Communications chez Jazz, dossier d’appel, vol. V, aux pages 896 et 897, paragraphes 33 et 36). Air Canada est également en mesure d’affecter des agents de bord bilingues à tous les vols à demande importante de services en français (affidavit de Chantal Dugas, dossier d’appel, vol. V, à la page 914, paragraphe 54). Enfin, Air Canada a proposé des mesures pour mettre en œuvre 11 des 12 recommandations formulées par le commissaire aux termes de son audit. Toutes les mesures correctrices adoptées depuis le dépôt de la demande et connues au moment de l’audition devant la Cour fédérale devaient être prises en compte dans la recherche de la mesure de réparation convenable et juste (DesRochers, au paragraphe 37).

[74]      Selon moi, ces preuves ne vont pas dans le sens de la conclusion de la juge portant qu’il existe des problèmes de nature systémique au sein d’Air Canada. Avec respect, je suis donc d’avis que l’ordonnance structurelle a été accordée sans pour autant être fondée sur une appréciation prudente des faits et sur l’application des principes juridiques pertinents, ce qui en soi constitue une erreur déterminante. Subsidiairement, je suis aussi d’avis qu’elle ne constitue pas une solution efficace, réaliste et adaptée au cas concret parce que, tel que je l’ai signalé précédemment, elle est imprécise et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les Thibodeau. Nous ne sommes pas en présence de violations innombrables, qui se produisent de manière quasi délibérée ou que l’appelante perpétue dans le cadre de ses activités. L’ordonnance va au-delà du rôle normal de l’autorité judiciaire, qui consiste à résoudre les différends.

[75]      En ordonnant à Air Canada « d’instaurer dans les six mois suivant le présent jugement, des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d’éventuelles violations à ses obligations linguistiques, […] notamment en instituant un processus permettant d’identifier les occasions où Jazz » (je souligne) n’affecte pas des agents de bord bilingues à bord des vols à demande importante de services en français, la Cour fédérale s’est arrogée un rôle pour lequel elle ne possède pas l’expertise nécessaire Comme le plaide l’appelante, la mise en place d’un système de surveillance peut prendre des formes très différentes selon l’organisation corporative, encore plus lorsqu’il s’agit d’un partenaire d’affaires indépendant, bien que conventionné. Lequel répondrait aux attentes de la Cour ? Par ailleurs, en quoi cela améliorera-t-il la prestation de services bilingues d’Air Canada ou de ses partenaires ? Je ne vois au dossier aucun élément de preuve solide quant à la pertinence et l’utilité d’une telle ordonnance.

[76]      Le libellé imprécis de l’ordonnance me porte, encore une fois, à prévoir que sa mise en œuvre sera problématique pour l’appelante et pour tout tribunal appelé à intervenir en cas de différend futur. Rien au dossier ne révèle ce qu’est un système de surveillance adéquat et rapide. L’usage du mot « notamment » démontre que l’affectation d’agents de bord bilingues par Jazz ne constitue qu’un des éléments qui appellent l’intervention de l’appelante. Quels sont les autres? L’ordonnance, en englobant les obligations énoncées à la partie IV de la LLO, affecte non seulement les services en vol, mais les services offerts aux différents comptoirs de vente et d’enregistrement de bagages, les centres d’appel, etc. La portée de l’ordonnance va beaucoup plus loin que ce qui est nécessaire pour remédier à la violation des droits linguistiques subie par les Thibodeau.

[77]      Par conséquent, pour l’ensemble de ces raisons, je suis également d’avis que ce troisième motif d’appel doit être retenu. Cela dit, cependant, je reconnais, tout comme l’a fait la juge au paragraphe 88 de ses motifs, que les Thibodeau prennent à cœur leurs droits linguistiques, lesquels « sont très importants pour eux ». Ils ont soutenu devant la Cour fédérale que la violation de leurs droits linguistiques leur avait causé un préjudice moral, des troubles et inconvénients et la perte de jouissance de leurs vacances. Or, l’article 29 de la Convention de Montréal n’autorise pas le dédommagement pour de tels chefs de réclamation dans le cadre de transports internationaux.

[78]      Par ailleurs, la juge avait conclu que les dommages-intérêts serviraient « à reconnaitre l’importance des droits en cause tout en servant l’objet de dissuasion » (motifs, au paragraphe 88). La conclusion que je tire se fonde sur mon interprétation de l’article 29 de la Convention de Montréal et son interaction avec les dispositions réparatrices de la LLO. Il ne s’agit nullement d’affaiblir les droits linguistiques protégés par la LLO, de remettre en question l’importance de ceux-ci ou de banaliser les violations rapportées par les Thibodeau, lesquelles Air Canada a reconnues. Quant à l’objectif de dissuasion que voulait atteindre la juge, j’estime qu’il est bien servi par la partie de son jugement qui demeure inchangée puisque non frappée d’appel. La déclaration judiciaire à volets multiples à l’encontre d’Air Canada, la lettre d’excuses et les dommages pour l’incident survenu à l’intérieur de l’aéroport de Toronto le 12 mai 2009 constituent, à mon sens, une mesure de réparation juste et convenable dans les circonstances.

Les dépens

[79]      Les intimés, invoquant l’article 81 de la LLO, demandent que leur soient accordés les frais et dépens relatifs à la présente affaire même s’ils sont déboutés de leur recours.

[80]      Le paragraphe 81(2) de la LLO se lit comme suit :

81. […]

(2) Cependant, dans les cas où il estime que l’objet du recours a soulevé un principe important et nouveau quant à la présente loi, le tribunal accorde les frais et dépens à l’auteur du recours, même s’il est débouté.

[Frais et dépens]

[81]      Ainsi que cela a été précisé précédemment, le présent pourvoi soulevait la question de l’interaction entre la LLO et la Convention de Montréal, une question d’importance et nouvelle.

[82]      À l’audition de l’appel, M. Thibodeau a déclaré que lui et son épouse avaient consacré environ 60 heures à l’affaire (50 pour M. Thibodeau et 10 pour Mme Thibodeau). Leurs débours se chiffraient à 235 $.

[83]      Ayant considéré les facteurs pertinents, je propose que leur soient octroyés, au titre des dépens, le montant de 1 500 $, incluant les débours, soit 1 250 $ pour Michel Thibodeau et 250 $ pour Lynda Thibodeau.

Conclusion

[84]      En conclusion, je propose d’accueillir l’appel et d’accorder aux intimés, au titre des dépens, 1 500 $, incluant les déboursés, soit 1 250 $ pour Michel Thibodeau et 250 $ pour Lynda Thibodeau et de casser en partie le jugement de la Cour fédérale de sorte qu’il se lise dorénavant comme suit :

JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE, EN PARTIE, la présente demande;

DÉCLARE qu’Air Canada a manqué aux obligations que lui impose la partie IV de la Loi sur les langues officielles. Plus précisément, Air Canada a manqué à ses obligations :

• en n’offrant pas de services en français le 23 janvier 2009 à bord du vol AC8627 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

• en omettant de traduire en français une annonce faite en anglais par le pilote qui commandait le vol AC8622 (opéré par Jazz) le 1er février 2009;

• en n’offrant pas de service en français le 12 mai 2009 à bord du vol AC7923 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

• en faisant une annonce adressée aux passagers concernant la réception des bagages en anglais seulement à l’aéroport de Toronto le 12 mai 2009.

ORDONNE à Air Canada :

• de remettre aux demandeurs une lettre d’excuse contenant le texte apparaissant à l’Annexe  A  de la présente ordonnance, lequel correspond au texte du projet de lettre d’excuse versé au dossier par Air Canada;

• de verser la somme de 1 500 $ en dommages-intérêts à chacun des demandeurs;

• de verser aux demandeurs la somme totale de 6 982,19 $ à titre de dépens, incluant les déboursés.

Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Gauthier, J.C.A. : Je suis d’accord.

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