T-2172-99
2013 CF 6
Harry Daniels, Gabriel Daniels, Leah Gardner, Terry Joudrey et le Congrès des peuples autochtones (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le procureur général du Canada (défendeurs)
Répertorié : Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien)
Cour fédérale, juge Phelan—Ottawa, 2, 3, 4, 5, 6, 9, 10, 11, 12, 16, 17, 18, 19, 20, 24, 25, 26, 27, 30 et 31 mai, 1er, 2, 6, 7, 8, 9, 10, 27, 28, 29 et 30 juin 2011; 8 janvier 2013.
Peuples autochtones — Métis et Indiens non inscrits — Action visant à obtenir un jugement déclarant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867; qu’il y a une obligation de fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, puisqu’ils sont Autochtones; qu’ils ont le droit d’être présents aux négociations et d’être consultés par le gouvernement fédéral — Il s’agissait principalement de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour faire des lois à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits en vertu de l’art. 91(24) — Les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) — D’après des éléments de preuve, des circonstances et des événements clés datant de la période précédant la Confédération, la politique fédérale était d’accepter les Métis en tant qu’« Indiens » — Sur le plan administratif, la démarcation entre les Indiens et les Métis était floue et vague — La « quiddité indienne » est le facteur qui distingue les Métis et les Indiens non inscrits — Les mesures prises par le gouvernement fédéral à l’égard des « Indiens » révèlent l’objectif et la portée de l’art. 91(24) — Les objectifs prévus à l’art. 91(24) sont bien plus larges que le pouvoir de protéger les Indiens et leurs terres — Le terme « Indiens », tel qu’employé à l’art. 91(24), a une portée plus large qu’au sens de la Loi sur les Indiens — Dans le renvoi Reference whether “Indians” includes “Eskimo”, la Cour suprême du Canada a établi que l’objectif de l’art. 91(24) était d’inclure un large éventail de personnes d’ascendance autochtone — L’un des objectifs de la compétence sur les Indiens était l’intention d’avoir le contrôle sur tous les gens d’ascendance autochtone — La reconnaissance que les Métis et les Indiens non inscrits sont visés par l’art. 91(24) fait disparaître toute incertitude constitutionnelle — La demande de jugement déclaratoire quant à l’obligation de fiduciaire est rejetée — Bien qu’il existe une relation fiduciaire qui est une conséquence juridique du jugement déclaratoire portant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des Indiens au sens de l’art. 91(24), la demande de jugement déclaratoire n’allèguait pas de faits précis pour déterminer l’obligation qui aurait été l’objet d’un manquement — En l’absence de détails plus précis sur ce qui doit faire l’objet de consultations ou de négociations, la Cour ne peut donner aucune directive —Action accueillie en partie.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — Les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867— La « quiddité indienne » est le facteur qui distingue les Métis et les Indiens non inscrits — D’après des éléments de preuve, des circonstances et des événements clés datant de la période précédant la Confédération, la politique fédérale était d’accepter les Métis en tant qu’« Indiens » — Les mesures prises par le gouvernement fédéral à l’égard des « Indiens » révèlent l’objectif et la portée de l’art. 91(24) — L’un des objectifs de la compétence sur les Indiens était l’intention d’avoir le contrôle sur tous les gens d’ascendance autochtone.
Droit constitutionnel — Droits ancestraux ou issus de traités — Il s’agissait de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle 1867 — L’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’est guère utile pour interpréter l’art. 91(24) — L’affirmation de l’appartenance à l’un des groupes autochtones prévus à l’article 35 ne fait pas obstacle à l’inclusion dans la portée de l’art. 91(24) — La maxime « expressio unius est exclusio alterius » n’est pas entièrement applicable à l’art. 91(24).
Couronne — Prérogatives — Il s’agissait de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Il est injustifié de prétendre que les traités avec les Autochtones ne sont pas visés par l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — L’art. 91(24) confère à la Couronne fédérale l’autorité en matière de conclusion de traités — Toute prérogative en matière de traités est incluse à l’art. 91(24).
Interprétation des lois — Il s’agissait de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Une approche téléologique a été appliquée en l’espèce — Dans les cas de compétence constitutionnelle ayant une connotation raciale, l’histoire ne fixe pas l’objectif pour toujours — Le stéréotypage racial n’est pas un fondement valable d’une interprétation constitutionnelle — Une mise en garde judiciaire dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi a été formulée contre le fait de se fonder de manière indue sur les débats ou sur la correspondance pour conclure à la portée de la compétence — En l’espèce, la Cour s’est davantage fondée sur les mesures prises par le gouvernement fédéral à l’égard des « Indiens » pour dégager l’objectif et la portée de l’art. 91(24) — Les objectifs prévus à l’art. 91(24) sont bien plus larges que le pouvoir de protéger les Indiens et leurs terres — Le terme « Indiens », tel qu’employé à l’art. 91(24), a une portée plus large qu’au sens de la Loi sur les Indiens — L’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’est guère utile pour interpréter l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — L’affirmation de l’appartenance à l’un des groupes autochtones prévus à l’article 35 ne fait pas obstacle à l’inclusion dans la portée de l’art. 91(24) — La maxime « expressio unius est exclusio alterius » n’est pas entièrement applicable à l’art. 91(24).
Il s’agissait d’une action visant à faire déclarer que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens », au sens de l’expression « Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens » sous le chef de compétence du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867; que la Reine du chef du Canada a une obligation de fiduciaire envers les Autochtones; et que ceux-ci ont le droit d’être présents aux négociations et d’être consultés par le gouvernement fédéral.
Les fondements sur lesquels reposent les revendications des demandeurs sont que : a) les Métis de la Terre de Rupert et des Territoires-du-Nord-Ouest faisaient partie des peuples désignés par le nom « aborigènes », et la compétence à l’égard de ces derniers avait été transférée au gouvernement fédéral; par la suite, les Métis étaient généralement considérés comme des « Indiens » et étaient, autant dans les faits que dans la législation, considérés comme étant des Indiens; b) les Indiens non inscrits sont des Indiens auxquels la Loi sur les Indiens ne s’appliquait pas par moments, mais qui avaient des ancêtres maternels ou paternels qui étaient Indiens, ou toute personne qui s’identifie comme Indien et qui est acceptée par une collectivité indienne, ou par une division ou un conseil d’une association ou d’une organisation indienne, et que cette acceptation est réciproque; et c) les Métis et les Indiens non inscrits ont fait l’objet de privations et de discrimination en raison du refus du gouvernement fédéral de les reconnaître comme Indiens, au sens du paragraphe 91(24). L’élément central de la cause des demandeurs est que la preuve historique établit que l’objectif et l’intention du paragraphe 91(24) était que les Métis et les Indiens non inscrits soient des « Indiens » et que, dans les années suivant la Confédération et au moins jusqu’aux années 1930, le gouvernement fédéral a souvent traité de nombreux groupes métis comme s’ils étaient des « Indiens » visés par la compétence fédérale, dans la législation, la réglementation, les pratiques et les politiques du gouvernement fédéral.
Les défendeurs se sont opposés aux revendications des demandeurs aux motifs qu’il n’y avait pas suffisamment de faits et de fondements pour que soit délivré un jugement déclaratoire; que les Métis n’ont jamais été considérés comme des « Indiens », autant d’un point de vue factuel que d’un point de vue juridique; et que le groupe des « Indiens non inscrits » n’existe pas en droit. Par ailleurs, les défendeurs ont rejeté les allégations de privations et de discrimination, et ont conclu que les Métis et les Indiens non inscrits ne peuvent se prévaloir du droit d’être consultés ou du droit de négocier, ou que les obligations à cet égard ont été respectées. Selon la thèse adoptée par les défendeurs, la preuve historique et les arrêts de la Cour suprême du Canada établissent que le terme « Indiens » au paragraphe 91(24) n’avait pas pour objet d’inclure les collectivités et les peuples distincts connus comme étant des Métis et que, en ce qui concerne la question des Indiens non inscrits, la législation adoptée en vertu du paragraphe 91(24) doit tracer une ligne de démarcation entre les gens considérés comme « Indiens » et ceux qui ne le sont pas.
La principale question en litige était de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour faire des lois à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, du fait que ces derniers sont des « Indiens ».
Jugement : l’action doit être accueillie en partie.
La demande présentée par les demandeurs, par laquelle ils visent l’obtention d’un jugement déclarant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, a été accueillie.
La décision s’est concentrée sur les circonstances et les événements clés qui sont pertinents quant à la question de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24). La preuve relative à la période précédant la Confédération portait sur la signification du terme « Indiens » à cette époque, lorsqu’il fut inséré dans le libellé des pouvoirs, à l’article 91. L’expérience des traités acquise par le Canada auprès des Autochtones pendant cette période donne à penser que celui-ci devait, notamment, établir et maintenir des relations pacifiques avec tous les Autochtones, verser des sommes forfaitaires en contrepartie de la cession de droits que les Autochtones détenaient sur les terres, et reconnaître, pacifier et contrôler les Métis, qui étaient perçus comme étant distincts des « Indiens » à certains égards, ainsi que régler les questions relatives aux droits que ces derniers détenaient sur les terres. Le pouvoir prévu au paragraphe 91(24) devait donc être suffisamment large, de manière à permettre au gouvernement fédéral de répondre à un large éventail de situations concernant une population autochtone de composition diversifiée, et ce, par un tout aussi large éventail de moyens. Les lois adoptées dans les premières années de la Confédération donnent certaines indications au sujet de l’objet du pouvoir et de la portée du paragraphe 91(24). La preuve provenant de l’époque suivant 1867 est que les Métis étaient considérés comme étant un sous-ensemble d’un plus grand groupe d’Autochtones nommé « Indiens », et que le Canada était disposé à exercer sa compétence à l’égard des Métis, à utiliser des méthodes similaires à celles qu’il employait dans le contexte de sa compétence à l’égard des Indiens et à invoquer le paragraphe 91(24) pour justifier l’exercice de cette compétence. Les exemples de l’exercice de la compétence du gouvernement fédéral à l’égard des Métis incluent l’Adhésion au Traité no 3 (1873), où le gouvernement leur avait donné une réserve en contrepartie de la cession de leur revendication au titre indien, et la politique en matière d’alcool du gouvernement. Il s’est produit de nombreux autres cas où les Métis ont été traités comme des Indiens ou ont été visés par des mesures prises dans le cadre de la compétence à l’égard des Indiens. L’accumulation de ces cas mène à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’anomalies, mais qu’ils reflétaient plutôt le courant de pensée principal et l’opinion générale. Il existait, sur le plan administratif, une démarcation très floue et vague entre les Indiens et les Métis. Les Métis s’étaient à la fois vu conférer et retirer la reconnaissance du statut d’Indien, suivant les modifications aux politiques gouvernementales. Le gouvernement fédéral avait adopté ces politiques souples parce qu’il le pouvait et qu’il était présumé, implicite et reconnu que le gouvernement fédéral avait la compétence de le faire, car les Métis étaient des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
Selon la preuve en l’espèce, les Métis et les Indiens non inscrits sont apparentés à la catégorie raciale des « Indiens » par la voie du mariage, de la filiation et du mariage entre Indiens et non-Indiens. La principale caractéristique distinctive des Métis et des Indiens non inscrits est leur « quiddité indienne », et non leur langue, leur religion ou leur lien avec leur patrimoine européen. L’approche téléologique, ou la doctrine de « l’arbre vivant », était le principe d’interprétation constitutionnelle applicable. L’histoire est utile pour comprendre les perspectives quant à l’objectif, mais cet objectif n’est pas nécessairement fixe pour toujours, particulièrement en ce qui concerne une compétence constitutionnelle qui a une connotation raciale et qui intéresse des gens perçus d’une manière qui serait, de nos jours, considérée comme choquante. Le stéréotypage racial n’est pas un fondement valable d’une interprétation constitutionnelle. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, la Cour suprême du Canada avait formulé une mise en garde contre le fait de se fonder de manière indue sur les débats ou sur la correspondance pour tirer des conclusions quant à l’étendue exacte de la compétence législative. Cette mise en garde judiciaire s’applique davantage à une analyse de la compétence constitutionnelle relative à une loi en particulier qu’à une interprétation de la portée du chef de compétence même, mais elle en dit long sur la fiabilité de ce type de preuve en tant que fondement d’une conclusion quant à la portée de la compétence. La Cour s’est davantage fondée sur les mesures prises par le gouvernement fédéral à l’égard des « Indiens » dans les premières années de la Confédération que sur les déclarations tirées du milieu politique pour dégager l’objectif et la portée du paragraphe 91(24). L’argument selon lequel le paragraphe 91(24) avait pour but de conférer au gouvernement fédéral le pouvoir de protéger les Indiens et leurs terres, parce que les Indiens étaient considérés comme un peuple enfantin non civilisé, fait abstraction des objectifs bien plus larges et plus acceptables de la compétence prévue au paragraphe 91(24), y compris l’acceptation des responsabilités de la Couronne à l’égard des Autochtones qui découlaient de la Proclamation royale (1763), la nécessité d’adopter une approche concertée à l’égard des Autochtones, en opposition au morcellement qui prévalait dans les régimes coloniaux, et la nécessité de composer avec l’expansion rapide et forcée vers l’Ouest. Dans le renvoi Reference whether “Indians” includes “Eskimo” (Renvoi sur les Esquimaux), la Cour suprême du Canada a établi que le terme « Indiens » a une portée beaucoup plus large au paragraphe 91(24) que dans la Loi sur les Indiens, et a conclu que le terme « Indiens » incluait tous les aborigènes de l’Amérique du Nord britannique. Bien que la Cour suprême du Canada n’ait pas appliqué l’approche téléologique moderne d’interprétation constitutionnelle, elle était sensibilisée à l’importance de la compétence relative aux Indiens et à l’objectif d’inclure dans cette compétence un large éventail de personnes d’ascendance autochtone. En appliquant l’approche téléologique, et compte tenu de la conclusion du Renvoi sur les Esquimaux, la Cour a établi que l’un des objectifs de la compétence sur les Indiens était l’intention d’avoir le contrôle sur tous les gens d’ascendance autochtone dans les nouveaux territoires du Canada. La reconnaissance que les Métis et les Indiens non inscrits sont des Indiens aux termes du paragraphe 91(24) devrait entraîner un degré supplémentaire de respect et de réconciliation et faire disparaître toute incertitude constitutionnelle quant à ces groupes.
L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’est guère utile pour interpréter le paragraphe 91(24) : ces deux dispositions servent chacune des objectifs différents et reflètent des époques différentes. Une solution uniforme, où tous les Autochtones seraient couverts par les deux dispositions, n’est ni un but qu’il faut atteindre, ni un résultat auquel il faut s’opposer. L’arrêt Keewatin v. Minister of Natural Resources n’appuie pas l’argument des demandeurs, selon lequel les principes d’« identité et d’exclusivité des compétences » soutiennent la nécessité d’attribuer la compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits au gouvernement fédéral pour protéger les droits ancestraux et les droits issus de traités au titre de l’article 35, alors que la prétention des défendeurs, selon laquelle les traités sont conclus dans le cadre de l’exercice de la prérogative royale et qu’ils ne sont pas donc pas visés par le paragraphe 91(24), est injustifiée. Selon la Constitution, il existe la prérogative royale de la Couronne du chef du Canada ainsi que celle de la Couronne du chef d’une province. C’est le paragraphe 91(24) qui confère à la Couronne fédérale, plutôt qu’à la Couronne provinciale, l’autorité en matière de conclusion de traités. Toute prérogative en matière de traités est incluse au paragraphe 91(24). Alors que l’article 35 a pour conséquence que l’identification à l’un des trois groupes autochtones entraîne l’exclusion des deux autres groupes, en ce qui a trait à l’identité, à la culture et à l’autonomie gouvernementale, l’affirmation de l’appartenance à l’un des groupes prévus à l’article 35 ne fait pas obstacle à l’inclusion dans la portée du paragraphe 91(24). En ce qui concerne le paragraphe 91(24), contrairement à l’article 35, la maxime juridique latine expressio unius est exclusion alterius n’est pas entièrement applicable.
Enfin, les demandes visant l’obtention d’un jugement déclarant que la Couronne fédérale a une obligation de fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, et que ceux-ci ont le droit d’être présents aux négociations et d’être consultés, ont été rejetées. Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, la Cour suprême du Canada a établi que la relation fiduciaire est une conséquence juridique du jugement déclaratoire portant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24). Cependant, les demandeurs n’ont pas allégué, dans leur demande de jugement déclaratoire, de fait précis pour déterminer quelle obligation aurait été l’objet d’un manquement. En l’absence de détails plus précis sur ce qui doit faire l’objet de consultations ou de négociations, la Cour n’a pu donner aucune directive.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Act of Indians, R.S.N.S. 1859, ch. 58.
Acte à l’effet d’amender et refondre les divers actes concernant les Terres publiques fédérales, S.C. 1879, ch. 31.
Acte à l’effet d’amender « l’Acte des Sauvages, 1876 », S.C. 1879, ch. 34.
Acte concernant la civilisation et l’émancipation des Sauvages, S.C.C. 1859 (22 Vict.), ch. 9.
Acte concernant le gouvernement provisoire de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest après que ces territoires auront été unis au Canada, S.C. 1869, ch. 3 [L.R.C. (1985), appendice II, no 7].
Acte concernant les Sauvages et les terres des Sauvages, S.R.B.C. 1860, ch. 14, art. 10, 11.
Acte constitutionnel de 1791, 30 Geo. III, ch. 31 [L.R.C. (1985), appendice II, no 3].
Acte contenant de nouvelles modifications à l’Acte des Sauvages, S.C. 1894, ch. 32, art. 2.
Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, appendice II, no 5], art. 145, 146, 147.
Acte de Québec de 1774, 14 Geo. III, ch. 83 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 2].
Acte des Sauvages, 1876 (l’), S.C. 1876, ch. 18, art. 1.
Acte d’Union, 1840, 3 & 4 Vict., ch. 35 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 4].
Acte pour abroger en partie et amender un acte intitulé: Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S. Prov. C. 1851 (14 & 15 Vict.), ch. 59, art. II.
Acte pour amender et continuer l’acte trente-deux et trente-trois Victoria, chapitre trois, et pour établir et constituer le gouvernement de la province de Manitoba, S.C. 1870, ch. 3, art. 31.
Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857 (20 Vict.), ch. 26, préambule.
Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S. Prov. C. 1850 (13 & 14 Vict.), ch. 42, art. V.
Acte pour protéger les sauvages dans le Haut-Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiétement et dommages, S. Prov. C. 1850, ch. 74.
Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, ch. 6.
Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, ch. 42.
British Columbia Act, 1866 (The) (R.-U.), 29 & 30 Vict., ch. 67.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15.
Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, L.R.C. (1985), appendice II, no 10, art. 11.
Conditions de l’adhésion de l’Île-du-Prince-Édouard, L.R.C. (1985), appendice II, no 12.
Convention sur le transfert des ressources naturelles (Manitoba) (confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26], annexe (1.), par. 13.
Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, appendice III.
Décret en conseil portant adhésion à l’Union de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest, datée du 23 juin 1870, en ligne : <http://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/sjc-csj/constitution/loireg-lawreg/p1t31.html>.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(24).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35 (mod. par la Proclamation de 1983 modifiant la Constitution, TR/84-102, annexe, art. 2), 35.1 (édicté, idem, art. 3), 37.1 (édicté, idem, art. 4).
Loi de 1870 sur le Manitoba, 33 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 2) [L.R.C. (1985), appendice II, no 8], art. 31, 32.
Loi des ressources naturelles de l’Alberta, S.C. 1930, ch. 3.
Loi des ressources naturelles de la Saskatchewan, S.C. 1930, ch. 41.
Loi des ressources naturelles du Manitoba, S.C. 1930, ch. 29.
Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27.
Loi des Indiens, S.R.C. 1927, ch. 98, art. 126.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 6(1),(2).
Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29.
Metis Settlements Act, R.S.A. 2000, ch. M-14.
Proclamation royale (1763), L.R.C. (1985), appendice II, no 1.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Traité de l’île Manitoulin de 1862.
Traité Robinson-Huron (1850).
Traité Robinson-Supérieur (1850).
Traité no 1 (1871).
Traité no 2 (1871).
Traité no 3 (1873).
Traité no 4 (1874).
Traité no 5 (1875).
Traité no 6 (1876).
Traité no 7 (1877).
Traité no 8 (1899).
Traité no 9 (1905–1906).
Traité no 10 (1906).
Traité no 11 (1921).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Reference whether “Indians” includes “Eskimo”, [1939] R.C.S. 104, [1939] 2 D.L.R. 417; R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245.
décisions différenciées :
R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236; Keewatin v. Minister of Natural Resources, 2011 ONSC 4801 (CanLII), [2012] 1 C.N.L.R. 13.
décisions examinées :
Daniels c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 823; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Manitoba Metis Federation Inc. v. Canada (Attorney General), 2007 MBQB 293 (CanLII), [2008] 4 W.W.R. 402, 223 Man. R. (2d) 42, [2008] 2 C.N.L.R. 52, conf. par 2010 MBCA 71 (CanLII), [2010] 12 W.W.R. 599, 255 Man. R. (2d) 167, [2010] C.N.L.R. 233, conf. en partie par 2013 CSC 14; Procureur général du Canada et al. c. Canard, [1976] 1 R.C.S. 170; Labrador Metis Nation v. Newfoundland and Labrador (Minister of Transportation and Works), 2006 NLTD 119 (CanLII), 258 Nfld. & P.E.I.R. 257, [2006] 4 C.N.L.R. 94; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669; Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 68, [2008] 3 R.C.S. 511.
décisions citées :
Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2011 CF 230; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Bande de Montana c. Canada, 2006 CF 261; Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Canadian Pioneer Management Ltd. et autres c. Conseil des relations du travail de la Saskatchewan et autres, [1980] 1 R.C.S. 433; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511.
DOCTRINE CITÉE
Commission to Inquire into the Matters of Membership in the Indian Bands in Lesser Slave Lake Agency, 7 août 1944, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/pco-bcp/commissions-ef/macdonald1947-eng/macdonald1947-eng.pdf>.
Ministère de l’Expansion économique régionale. L’entente spéciale ARDA et l’orientation future du développement socio-économique des autochtones. Ottawa: Ministère de l’Expansion économique régionale, 1977.
Débats de la Chambre des Communes du Canada, 5e lég., 3e sess., 48-49 Vict. (6 juillet 1885), p. 3209.
Flanagan, Thomas. « The Case Against Métis Aboriginal Rights » (1983), 9 Anal. de pol. 314.
Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada. 5e éd. Toronto : Thomson/Carswell, 2007.
Lambton, John George, Earl of Durham et al. Report on The Affairs of British North America. Toronto : Robert Stanton, 1839.
Morris, Alexander. The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories Including the Negotiations on Which They Were Based, and Other Information Relating Thereto. Toronto : Belfords, Clarke & Co., Publishers, 1880.
ACTION en jugement déclaratoire portant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, que le Canada a une obligation de fiduciaire envers eux et qu’ils ont le droit d’être présents aux négociations et d’être consultés par le gouvernement fédéral. Action accueillie en partie.
ONT COMPARU
Andrew K. Lokan, Joseph E. Magnet et Lindsay Scott pour les demandeurs.
Brian McLaughlin, Donna Tomljanovic, Kim McCarthy, Amy Martin-Leblanc et E. James Kindrake pour les défendeurs.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP, Toronto, et Joseph E. Magnet, Ottawa, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Table des matières
Paragraphe
I. Aperçu ............................................................................................................................ |
|
II. Résumé de la Cour ..................................................................................................... |
19 |
III. Les parties ................................................................................................................... |
29 |
A. Gabriel Daniels ...................................................................................................... |
30 |
B. Leah Gardner ......................................................................................................... |
34 |
C. Terry Joudrey .......................................................................................................... |
37 |
D. Le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien ............................... |
38 |
E. Le procureur général du Canada ....................................................................... |
39 |
F. Le Congrès des peuples autochtones ............................................................... |
40 |
IV. Le pouvoir discrétionnaire de statuer sur l’affaire ............................................... |
48 |
V. La nature du problème .............................................................................................. |
84 |
VI. Le problème de définition ........................................................................................ |
111 |
A. Les Indiens non inscrits ....................................................................................... |
116 |
B. Les Métis ................................................................................................................. |
124 |
VII. Les témoins ............................................................................................................... |
131 |
A. Ian Cowie (témoin des demandeurs) ................................................................. |
132 |
B. John Leslie (témoin des demandeurs) .............................................................. |
137 |
VIII. Les témoins experts en histoire ............................................................................ |
147 |
A. William Wicken (témoin des demandeurs) ........................................................ |
147 |
B. Stephen Patterson (témoin des défendeurs) .................................................... |
152 |
C. Gwynneth Jones (témoin des demandeurs) .................................................... |
161 |
D. Sébastien Grammond (témoin des demandeurs) ............................................ |
170 |
E. Alexander von Gernet (témoin des défendeurs) .............................................. |
175 |
IX. La preuve historique.................................................................................................. |
183 |
A. L’époque précédant la Confédération................................................................ |
183 |
1) Le Canada atlantique ....................................................................................... |
184 |
a) La Nouvelle-Écosse ..................................................................................... |
211 |
b) Le Nouveau-Brunswick ............................................................................... |
225 |
c) L’Île-du-Prince-Édouard .............................................................................. |
227 |
d) Terre-Neuve-et-Labrador ............................................................................. |
229 |
2) Le Québec et l’Ontario (Bas-Canada et Haut-Canada) .............................. |
233 |
a) Kahnawake ................................................................................................... |
256 |
b) Les Six Nations de la rivière Grand ........................................................... |
259 |
c) Les répercussion de ces problèmes .......................................................... |
261 |
3) Les lois antérieures à la Confédération ........................................................ |
268 |
4) Les rapports sur les Indiens datant de la prériode précédant la Confédération ........................................................................................................ |
288 |
5) Les traités conclus avant la Confédération .................................................. |
302 |
6) Sommaire : la compétence à l’égard des Indiens lors de l’époque précédant la Confédération ................................................................................. |
319 |
B. La Confédération ................................................................................................... |
324 |
1) La genèse ........................................................................................................... |
324 |
2) Les objectifs de la Confédération ................................................................... |
339 |
C. L’époque suivant la Confédération .................................................................... |
355 |
1) La Terre de Rupert ............................................................................................ |
355 |
2) Les lois adoptées après la Confédération (1867-1870) .............................. |
360 |
3) La population autochtone du Nord-Ouest .................................................... |
369 |
4) La Loi de 1870 sur le Manitoba/le régime des certificats ............................ |
385 |
D. Les métis et le paragraphe 91(24) — Autres exemples .................................. |
423 |
1) L’adhésion au Traité no 3 ................................................................................. |
424 |
2) La réserve et l’école industrielle de Saint-Paul-des-Métis ......................... |
437 |
3) La politique en matière d’alcool ...................................................................... |
445 |
4) Les « métis » dont les ancêtres avaient accepté un certificat ................... |
453 |
5) D’autres exemples d’exercice de la compétence à l’égard des Indiens non inscrits ............................................................................................................. |
459 |
E. L’époque moderne ................................................................................................ |
469 |
1) Avant le rapatriement de la Constitution ....................................................... |
469 |
2) Après le rapatriement de la Constitution ....................................................... |
485 |
F. Les traités et les métis ........................................................................................... |
513 |
X. Analyse juridique et conclusions ............................................................................ |
526 |
A. Le paragraphe 91(24) — les Métis et les Indiens non inscrits ....................... |
526 |
1) Introduction ........................................................................................................ |
526 |
2) Les principes d’interprétation .......................................................................... |
534 |
3) Les directives judiciaires .................................................................................. |
545 |
B. L’obligation de fiduciaire ...................................................................................... |
602 |
C. L’obligation de négocier ....................................................................................... |
610 |
XI. Les dépens ................................................................................................................. |
618 |
XII. Conclusion ................................................................................................................ |
619 |
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Phelan :
I. INTRODUCTION
[1] La question cruciale posée dans la présente instance est simple : les Indiens non inscrits et les Métis (les MINI) sont-ils des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5] (la Loi constitutionnelle de 1867 [ou l’AANB])? Cette disposition est libellée ainsi :
91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci-haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir : […] 24. Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens. |
Autorité législative du parlement du Canada |
[2] La toile de fond ayant servi aux parties pour répondre à cette question englobe l’ensemble de l’histoire canadienne, pratiquement depuis l’arrivée de Samuel de Champlain dans la baie de Passamaquoddy, en 1603 jusqu’à l’époque actuelle. La portée temporelle et spatiale de la présente affaire la rend difficile, et fait en sorte qu’elle ne se prête pas à une organisation et une analyse identiques à celles employées dans les différends relatifs à des ententes ou à des traités spécifiques concernant les Autochtones. Cependant, par souci d’organisation, les présents motifs suivent, en règle générale, un cadre chronologique.
[3] Les demandeurs invitent la Cour à prononcer les jugements déclaratoires suivants :
a) que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’expression « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867;
b) que la Reine (du chef du Canada) a une obligation de fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, puisque ceux-ci sont des Autochtones;
c) que les Métis et les Indiens non inscrits du Canada ont le droit d’être présents aux négociations et d’être consultés de bonne foi par le gouvernement fédéral sur une base collective, et avec la représentation de leur choix, en ce qui concerne leurs droits, leurs intérêts et leurs besoins en tant qu’Autochtones.
[4] Voici un résumé sommaire et non exhaustif des fondements sur lesquels repose la revendication des demandeurs :
a) les Métis de la Terre de Rupert et des Territoires du Nord-Ouest faisaient partie des peuples désignés par le nom « aborigènes », et la compétence à l’égard de ces derniers avait été transférée au gouvernement fédéral. Par la suite, les Métis étaient généralement considérés comme des « Indiens », même s’ils étaient souvent distingués de ceux-ci, et étaient, autant dans les faits que dans la législation, considérés comme étant des Indiens;
b) les Indiens non inscrits sont des Indiens auxquels la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, ne s’appliquait pas par moments, mais qui avaient des ancêtres maternels ou paternels qui étaient Indiens; ou toute personne qui s’identifie comme Indien et qui est acceptée par une collectivité indienne, ou par une division ou un conseil d’une association ou d’une organisation indienne, et que cette acceptation est réciproque;
c) en raison du refus du gouvernement fédéral de reconnaître que les Métis et les Indiens non inscrits sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24), ceux-ci font l’objet de privation et de discrimination, qui prennent les formes suivantes : ils n’ont pas accès aux avantages en matière de soins de santé, d’éducation ainsi qu’aux autres avantages dont jouissent les Indiens inscrits; ils n’ont pas accès aux avantages matériels et culturels; ils font l’objet de poursuites criminelles pour avoir exercé leurs droits ancestraux de chasser, de piéger, de pêcher et de se rassembler sur les terres publiques; ils sont privés du droit de négocier avec le gouvernement fédéral en ce qui concerne les questions relatives aux droits ancestraux ou à la conclusion d’ententes.
[5] Les défendeurs s’opposent aux revendications des demandeurs pour plusieurs motifs. Les principaux motifs qu’ils invoquent sont qu’aucun jugement déclaratoire ne peut ou ne devrait être délivré, parce qu’il n’y a pas suffisamment de faits et de fondements pour ce faire; que les Métis ne sont pas et n’ont jamais été considérés comme des « Indiens », et ce, autant d’un point de vue factuel que d’un point de vue juridique; que le groupe des « Indiens non inscrits » n’existe pas en droit; parce que les allégations de privation et de discrimination ont été rejetées, et que les Métis et les Indiens non inscrits ne peuvent se prévaloir des formes de redressement qu’ils sollicitent en ce qui concerne le droit d’être consultés et le droit de négocier, ou que, dans tous les cas, la Couronne s’est acquittée de l’ensemble de ses obligations juridiques.
[6] La présente affaire a été soumise à la Cour par voie d’une action en jugement déclaratoire présentée par les trois personnes (M. Harry Daniels est décédé avant que l’affaire ne soit entendue) ainsi que par l’organisation qui ont été désignées comme demandeurs. La manière par laquelle la présente affaire avait été introduite a fait l’objet de débats entre les parties, et ce, malgré le fait que le litige ait été financé par le même gouvernement qui s’oppose aussi à la manière de procéder.
[7] L’emploi de termes comme « Indien » ou « Aborigène », dans un cas où le litige vise à fournir une certaine définition de ces termes, qui sont utilisés dans diverses dispositions et divers contextes de la Constitution, mène à un terrain miné. L’emploi des termes « Autochtone » ou « peuple autochtone » constitue un effort pour parvenir à trouver un terme plus neutre pour désigner les membres des Premières Nations et leurs descendants. Dans la même veine, la Cour a employé le terme « Canadien d’origine européenne » pour désigner le groupe à prédominance caucasienne de personnes non autochtones, tout en reconnaissant pleinement que même cette expression, qui a pour but d’éviter le terme familier « Blanc », n’est pas tout à fait exacte.
[8] Les parties ont dressé un portrait historique relativement cohérent des premières relations entre, d’abord, le Régime français et les peuples autochtones, puis, entre ces derniers et le Régime britannique, surtout dans l’Est du Canada. Les points de vue respectifs des parties commencent toutefois à s’éloigner en ce qui concerne les années précédant la Confédération, ainsi que par la suite. Bien que la plus grande partie de ce qui s’est vraiment passé ne soit pas contesté, les avis diffèrent fortement quant au sens et à l’importance de ces faits à l’égard de la question clé dans la présente affaire.
[9] Les demandeurs ont commencé leur thèse par un examen des faits antérieurs et postérieurs au rapatriement de la Constitution qui concernaient les peuples autochtones. La preuve semblait être conçue pour exposer la nature du problème de cette question non résolue, les répercussions de ce problème sur les personnes qui ont été les plus directement touchées, soit les MINI et, dans une certaine mesure, les actions prétendument empreintes de fourberie du Canada, du fait de la reconnaissance au sein du gouvernement que le Canada avait effectivement compétence sur les MINI.
[10] La cause des demandeurs a été rendue plus difficile par le refus des défendeurs d’admettre en preuve de nombreux documents provenant de leurs propres archives et ministères, qui avaient été introduits en preuve pour indiquer la manière avec laquelle le gouvernement percevait ces deux groupes et comment ceux-ci étaient traités.
[11] Un élément central de la cause des demandeurs est que la preuve historique établit que l’objectif et l’intention du paragraphe 91(24) étaient que les Indiens non inscrits (qui sont, par description, des Indiens) et les Métis soient des « Indiens », et que, dans les années suivant la Confédération et au moins jusqu’aux années 1930, le gouvernement fédéral avait souvent traité de nombreux groupes Métis comme s’ils étaient des Indiens visés par la compétence fédérale. Les demandeurs prétendent que cela s’est fait au moyen de la législation, de la réglementation, des pratiques et des politiques du gouvernement fédéral.
[12] Les défendeurs ont adopté une organisation plus traditionnelle de leur preuve, soit sous forme chronologique. Leur thèse était la suivante :
a) la preuve historique et les arrêts de la Cour suprême du Canada établissent que le terme « Indiens » au paragraphe 91(24) n’avait pas pour objet d’inclure les collectivités et les peuples distincts connus comme étant les Métis;
b) en ce qui concerne la question des Indiens non inscrits, les défendeurs affirment que la législation adoptée en vertu du paragraphe 91(24) doit tracer une ligne de démarcation entre les gens considérés comme « Indiens » et ceux qui ne le sont pas. Les demandeurs prétendent qu’essayer de déterminer les limites intrinsèques de la compétence du Parlement (en l’absence de lois existantes ou de projets de loi) constitue une tâche impossible.
[13] Dans les présents motifs, la Cour a abordé la thèse des défendeurs suivant laquelle il s’agit d’une affaire trop difficile à trancher et que la difficulté de définir qui est inclus dans la portée du terme « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) devrait écarter toute possibilité d’accorder une réparation. La Cour est d’avis qu’il existe une question en litige relevant de la compétence des tribunaux, question à l’égard de laquelle les difficultés, qu’elles soient réelles ou autres, ne peuvent être un motif pour priver des personnes d’un redressement lorsque celui-ci est approprié. De manière générale, les personnes ont le droit de savoir quel palier de gouvernement a compétence à leur égard, et l’adage « là où il y a un droit, il y a un recours » s’applique.
[14] Le fait que la Cour ne devrait pas trancher la présente affaire, parce que, en bref, il s’agit d’une affaire théorique qui ne réglera rien, constitue un thème central de la thèse des défendeurs. Ces derniers exhortent aussi la Cour à ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de prononcer un ou plusieurs des jugements déclaratoires sollicités.
[15] Les défendeurs sont d’avis qu’aucun des jugements déclaratoires sollicités n’accomplira quoi que ce soit, sauf conduire à d’autres litiges. Ils soutiennent que l’objet du présent litige entre les parties est la discrimination alléguée à l’endroit des MINI par rapport aux Indiens inscrits, une question qui devrait plutôt être tranchée au moyen d’une instance fondée sur la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] ou en matière de droits de la personne.
[16] Les questions préliminaires sont examinées à fond aux paragraphes 48 à 83 [des présents motifs].
[17] Les demandeurs ont accordé une grande importance à la doctrine de « l’arbre vivant », qui prévoit l’application progressive d’une approche téléologique en ce qui a trait à l’interprétation du paragraphe 91(24). Ils rejettent l’approche historique qui est censée prévaloir, selon des arrêts comme Reference whether “Indians” includes “Eskimo”, [1939] R.C.S. 104 (Renvoi sur les Esquimaux).
[18] Les principes d’interprétation que la Cour doit appliquer aux faits historiques en l’espèce sont plus nuancés que ne le concèdent les demandeurs, d’après les commentaires formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236 (Blais), au paragraphe 40, suivant lesquels il existe une limite à la doctrine de « l’arbre vivant » et un besoin de rester à l’intérieur du contexte historique, et selon lesquels il faut éviter la « largesse a posteriori » :
Notre Cour a toujours souscrit au principe de l’arbre vivant, un précepte fondamental d’interprétation constitutionnelle. Les dispositions constitutionnelles visent à fournir « un cadre permanent à l’exercice légitime de l’autorité gouvernementale » : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), p. 155. Toutefois, notre Cour n’a pas pour autant carte blanche pour inventer de nouvelles obligations sans rapport avec l’objectif original de la disposition en litige. L’analyse doit être ancrée dans le contexte historique de la disposition. Comme nous l’avons précisé plus tôt, il ne faut jamais oublier la mise en garde faite par le juge Dickson : « il importe de ne pas aller au delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, […] elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : Big M Drug Mart, précité, p. 344; voir Côté, op. cit., p. 335. Le juge Dickson faisait référence à la Charte, mais ses propos valent également pour l’interprétation de la Convention. De même, le juge Binnie a souligné la nécessité de porter attention au contexte lorsqu’il a indiqué, dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 14, qu’« [i]l ne faut pas confondre les règles “généreuses” d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori. » Cet énoncé, formulé dans l’interprétation d’un traité, s’applique également en l’espèce.
II. RÉSUMÉ DE LA COUR
[19] Par leur demande de jugement déclaratoire, les demandeurs visent à ce que la Cour statue que le terme « Indiens », au sens du chef de compétence prévu au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, englobe les Métis et les Indiens non inscrits. Il ne s’agit pas d’une affaire portant sur l’article 35 [mod. par la Proclamation de 1983 modifiant la Constitution, TR/84-102, annexe, art. 2] de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], ni sur l’interprétation ou l’application de droits précis conférés par la Constitution ou par des accords précis; elle ne concerne pas non plus les droits ancestraux.
[20] Il s’agit d’un cas qui se prête à un jugement déclaratoire et les demandeurs ont la qualité suffisante pour que la Cour puisse rendre un tel jugement. La demande de jugement déclaratoire relative au paragraphe 91(24) sera accueillie; les deux autres demandes de jugement déclaratoire, de nature incidente, seront rejetées.
[21] La présente affaire couvre une période allant des premières interactions entre le gouvernement colonial français et les Autochtones, jusqu’à un passé très récent.
[22] Lors de l’époque coloniale, et surtout lors de l’époque coloniale britannique, les personnes d’ascendance mixte européenne et autochtone étaient largement considérées comme étant des Indiens. Cette pratique s’est concrétisée lorsque le gouvernement colonial a tenté d’accorder le statut d’Indiens aux Autochtones; il s’agissait là des premières notions en matière d’inclusion et d’exclusion, exprimées dans les dispositions concernant « l’inclusion et l’exclusion par mariage ». Les Métis, ainsi que les autres personnes d’ascendance mixte vivant sur les terres administrées par la Compagnie de la Baie d’Hudson (la CBH), étaient aussi généralement qualifiés d’Autochtones ou d’Indiens, et étaient souvent décrits par le terme « half-breeds » (métis).
[23] Avec la Confédération, et le fait que le nouvel État allait hériter de la responsabilité à l’égard des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson et des personnes qui vivaient sur ces terres, il était important d’avoir un pouvoir étendu à l’égard des personnes ne faisant pas partie de la société canadienne d’origine européenne, et ce, dans le but de favoriser l’expansion et le développement du nouveau pays. La Cour suprême du Canada prescrit une approche fondée sur l’objet en matière d’interprétation constitutionnelle.
[24] Vu l’absence de consignation des débats ou des discussions portant sur la compétence à l’égard des Indiens, la Cour a dû se fonder sur les actions posées juste avant la Confédération, ainsi que pendant un certain temps après sa création, afin de mettre en lumière le contexte et le sens des termes employés au paragraphe 91(24).
[25] La preuve concernant les Indiens non inscrits établit que ceux-ci étaient considérés comme étant inclus dans la vaste catégorie des « Indiens ». La situation était plus complexe en ce qui a trait aux Métis, et, dans de nombreuses régions, y compris dans la région de la rivière Rouge, les dirigeants des Métis avaient refusé que leur peuple soit inclus dans le groupe des Indiens. Néanmoins, dans la plus grande partie du territoire, les Métis en général étaient souvent traités comme des Indiens, étaient assujettis aux mêmes restrictions imposées par le gouvernement fédéral, ou à des restrictions similaires, et subissaient les mêmes contraintes et étaient victimes de la même discrimination que les Indiens. Ils étaient cependant traités comme un groupe séparé au sein de la vaste catégorie des « Indiens ».
[26] Le gouvernement fédéral a, plus récemment, reconnu l’existence de ces problèmes :
[traduction] Les Métis et les Indiens non inscrits, qui n’ont même pas la protection du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, sont beaucoup plus exposés à la discrimination et aux autres troubles sociaux. Il est exact d’affirmer que l’absence d’une initiative fédérale dans ce domaine fait en sorte qu’ils sont les plus désavantagés de tous les citoyens canadiens.
[27] Dans la même veine, le gouvernement fédéral a largement accepté la compétence constitutionnelle à l’égard des Indiens non inscrits et des Métis, et ce, jusqu’au milieu des années 1980, alors que des questions d’ordre politique et financier l’ont fait revenir sur cette acceptation.
[28] L’interprétation plus inclusive du terme « Indiens » préconisée dans les arrêts antérieurs de la Cour suprême du Canada s’applique isolément : elle ne doit pas être minée ou étayée par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Une interprétation plus inclusive est cohérente avec la preuve en l’espèce et favorise la réconciliation avec le vaste groupe des peuples autochtones et de leurs descendants.
III. Les parties
[29] Les demandeurs comprennent trois personnes et une organisation. Outre les jugements déclaratoires demandés, qui s’appliqueraient à tous les MINI, les demandeurs ne sollicitent aucun redressement précis pour eux-mêmes.
A. Gabriel Daniels
[30] Gabriel Daniels est le fils de feu Harry Daniels, un demandeur original dans la présente action et un défenseur reconnu des droits des Métis. Bien qu’il ait été élevé à Edmonton par sa mère, il est déménagé à Ottawa en 1997 pour être avec son père, lorsque ce dernier était président de l’organisation maintenant connue sous le nom de Congrès des peuples autochtones (le CPA).
[31] Gabriel Daniels, à l’instar de son père, de sa mère ainsi que de ses grand-mères paternelle et maternelle, s’identifie comme Métis. Il a témoigné de ses racines culturelles métisses et de sa participation aux rassemblements Métis. Il est membre de la Fédération des Métis du Manitoba (la FMM) et est un ancien membre de la Nation métis de l’Alberta (la NMA) et de l’Association des Métis et des Autochtones de l’Ontario (l’AMAO). La FMM et la NMA sont affiliées au Ralliement national des Métis (le RNM) (qui s’est dissocié du CPA), alors que l’AMAO est affiliée au CPA.
[32] Bien qu’il s’identifie comme Métis, Gabriel Daniels a parlé de sa participation de longue date aux activités des premières nations, notamment aux pow-wows, aux sueries et aux danses en cercle.
[33] La mère de Gabriel Daniels, en plus de s’identifier comme Métis, a aussi présenté une demande pour obtenir le statut d’Indienne inscrite au titre de la Loi sur les Indiens. Le fait que cette demande ait été rejetée par Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) [maintenant Affaires autochtones et Développement du Nord Canada] illustre bien la complexité de la question de déterminer qui est un Indien et de celle de savoir si les Métis sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24), ainsi que du problème historique que constitue la catégorisation de telles personnes.
B. Leah Gardner
[34] Leah Gardner est une Indienne non inscrite originaire de l’Ontario. Ses enfants sont des Indiens inscrits, tout comme l’était son défunt époux. Son père avait acquis le statut d’Indien inscrit par l’effet des modifications apportées au paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, modifications connues sous le nom de projet de loi C-31 (Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27), car un des parents de ce dernier avait le droit d’être inscrit en vertu du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens.
[35] Bien que l’époux de Leah Gardner, qu’elle avait épousé en 1972, soit un Indien inscrit en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, elle s’est vue refuser le droit d’être inscrite, car, comme elle l’a expliqué, [traduction] « le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens ne prévoit pas l’inscription des épouses non inscrites d’Indiens dont les mariages ont été célébrés avant le 17 avril 1985. Seules les épouses d’Indiens qui sont inscrits, ou qui ont le droit de l’être en vertu de l’alinéa 6(1)a) de la Loi, peuvent être inscrites ».
[36] Leah Gardner s’identifie comme une Métis non inscrite, mais préfère le titre [traduction] « d’Anishinabe non inscrite » — « Anishinabe » étant le mot ojibwa signifiant « le premier peuple » ou « le peuple de la terre ». Elle est active au sein de l’AMAO et des autres organisations autochtones et participe aux événements culturels métis et anishinabe.
C. Terry Joudrey
[37] Terry Joudrey est un Indien mi’kmaq non inscrit originaire de la Nouvelle-Écosse. Il vit sur l’ancienne réserve de New Germany. Sa mère et sa grand-mère étaient des Indiennes inscrites, mais son père n’en était pas un. Il est membre du Conseil des Autochtones de la Nouvelle-Écosse et il utilise sa carte de membre, en vertu des droits ancestraux et des droits issus de traités, comme s’il s’agissait d’un permis lui donnant droit de chasser et de pêcher, des activités qu’il estime liées aux traditions autochtones.
D. Le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien
[38] Le défendeur ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien possède les pouvoirs et fonctions s’étendant, d’une façon générale, à tous les domaines de compétence du Parlement non attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux liés aux affaires indiennes.
E. Le procureur général du Canada
[39] Le procureur général du Canada est chargé des intérêts de la Couronne et des ministères dans tout litige où ils sont parties et portant sur des matières de compétence fédérale.
F. Le Congrès des peuples autochtones
[40] Le CPA est une personne morale qui représente les MINI partout au Canada. Ses objectifs sont, notamment, de « [f]aire avancer en toute occasion les […] intérêts des Autochtones du Canada et coordonner leurs efforts afin de promouvoir leurs intérêts communs grâce à une action collective ».
[41] Le CPA participe à la présente instance depuis environ 12 ans. L’organisme affirme avoir dépensé plus de deux millions de dollars pour que cette affaire soit instruite.
[42] Comme il est mentionné dans la section intitulée « Le pouvoir discrétionnaire de statuer sur l’affaire » [ci-dessous, au paragraphe 48], une caractéristique quelque peu unique du présent litige est qu’il a principalement été financé par le gouvernement fédéral, malgré que ce dernier ait déployé de nombreux efforts pour le faire dérailler.
[43] Cependant, l’apport financier fourni par le gouvernement fédéral ne doit pas être perçu comme un élément minimisant le rôle essentiel joué par le CPA pour faire progresser la présente action, un rôle que peu de personnes, voire aucune, parmi celles faisant partie du groupe des MINI, auraient pu occuper.
[44] Le CPA a occupé un rôle clé dans les discussions contemporaines entre les groupes autochtones et le gouvernement fédéral, mais il ne s’agit pas du seul groupe s’exprimant au nom des Métis.
[45] Le CPA (qui était antérieurement connu sous le nom de Conseil national des Autochtones du Canada, ou le CNAC, et dont l’acronyme de la dénomination anglaise (NCC) prêtait parfois à confusion avec l’acronyme anglais de la Commission de la capitale nationale) a été aux prises avec un grand conflit interne relativement aux questions liées aux Métis et à la représentation de ces derniers.
[46] En mars 1983, les Métis des Prairies avaient quitté ou avaient été expulsés du CNAC et avaient formé leur propre organisation, le Ralliement national des Métis (le RNM). Par la suite, lors des diverses discussions constitutionnelles concernant les questions liées aux Autochtones, le RNM était présent aux côtés du CNAC/CPA.
[47] Bien que le RNM n’ait pas participé au présent litige, la Cour tient compte du fait que le CPA n’est pas la seule voie reconnue des Métis.
IV. LE POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DE STATUER SUR L’AFFAIRE
[48] Le fait que la Cour ne devrait pas trancher la présente affaire, parce que, en bref, il s’agit d’une affaire théorique qui ne réglera rien, constitue un thème central de la thèse des défendeurs. Ces derniers exhortent la Cour à ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de prononcer un ou plusieurs des jugements déclaratoires sollicités.
[49] Les défendeurs sont d’avis qu’aucun des jugements déclaratoires sollicités n’accomplira quoi que ce soit, sauf conduire à d’autres litiges. Ils soutiennent que l’objet du présent litige entre les parties est la discrimination alléguée à l’endroit des MINI par rapport aux Indiens inscrits.
[50] Ce n’était pas la première fois que les défendeurs soulevaient la question de savoir si des jugements déclaratoires étaient appropriés. Au cours des nombreuses années depuis que l’appareil judiciaire est saisi de la présente affaire (depuis 1999), les défendeurs ont présenté, sans succès, divers actes de procédure visant à mettre fin à l’action.
[51] Les défendeurs, n’ayant pas réussi à empêcher la présente action de suivre son cours, demandent maintenant à la Cour de ne pas se prononcer sur le fond, d’un côté ou de l’autre, et de simplement refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire.
[52] Une caractéristique quelque peu unique de la présente action est que, jusqu’au prononcé de l’ordonnance de provisions pour frais, celle-ci était financée au moyen du Programme de financement des causes types (le PFCT), qui est géré par le gouvernement fédéral. Le PFCT avait été créé pour financer les importants cas types qui étaient susceptibles de créer des précédents jurisprudentiels sur les questions liées aux Autochtones.
[53] Le premier argument des défendeurs à ce sujet est que le premier jugement déclaratoire ne réglera pas le litige réel entre les parties, parce que, dans le meilleur des cas, ce jugement ne ferait qu’entraîner d’autres litiges, ou, dans le pire des cas, créerait de la confusion. On affirme que ces autres litiges prendraient la forme d’allégations de discrimination à l’endroit des MINI par rapport aux Indiens inscrits, allégations qui seraient fondées soit sur l’article 15 de la Charte, soit sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[54] La principale question en litige dans la présente action est de savoir si le gouvernement fédéral a compétence pour faire des lois à l’égard des MINI en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, du fait que ces derniers sont des « Indiens ». Les deux autres jugements déclaratoires découlent de la réponse à la première question en litige.
[55] Le dossier dans la présente affaire regorge de références au différend concernant la compétence sur les MINI et aux motifs pour lesquels le gouvernement fédéral a parfois maintenu qu’il ne possède pas une telle compétence en vertu du paragraphe 91(24). Il faut souligner à cet égard que, à d’autres occasions, les fonctionnaires fédéraux reconnaissaient que le gouvernement fédéral avait une telle compétence, même dans les cas où ce dernier ne souhaitait pas l’exercer.
[56] Dès 1905, l’Ontario et le Canada avaient échangé des lettres concernant la question de savoir quel palier de gouvernement était responsable de répondre aux revendications des métis relativement au Traité no 9 (1905–1906). Un échange similaire avait eu lieu en 1930 entre l’Alberta et le Canada au sujet de la responsabilité à l’égard des métis démunis, alors que la Saskatchewan appelait le gouvernement fédéral à répondre aux besoins de ceux-ci, car ils faisaient [traduction] « partie intégrante du problème indien ».
[57] Il existe un véritable litige quant à la compétence, que la Commission royale sur les peuples autochtones (la CRPA) a reconnu, lorsqu’elle avait appelé le gouvernement fédéral à faire un renvoi à cet égard, surtout au sujet des Métis, pour trancher la question de savoir si le paragraphe 91(24) s’applique aux Métis.
[58] Dans les documents gouvernementaux qui étaient destinés au Cabinet et dans lesquels on se penchait sur les recommandations de la CRPA, on avait conclu qu’il serait trop tôt pour adhérer à la recommandation de la CRPA d’amorcer des négociations au sujet des revendications des Métis, en l’absence d’une décision judiciaire concernant, notamment, le partage de la responsabilité entre le fédéral et les provinces.
[59] En l’absence d’un tel renvoi, ou d’une autre instance, les demandeurs ont sollicité un jugement déclaratoire allant dans le même sens que la recommandation de la CRPA.
[60] Le juge Hugessen a résumé les trois conditions de base nécessaires à l’obtention d’un jugement déclaratoire et a conclu que celles-ci avaient été remplies. Comme l’a affirmé le juge Hugessen à l’égard de l’une des requêtes en rejet de la présente action présentées par les défendeurs (Daniels c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 823 (Daniels), aux paragraphes 6 à 8) :
[traduction] Le fait que le gouvernement ait le pouvoir de soulever les mêmes questions que celles qui se posent dans la présente affaire, et de le faire au moyen d’un renvoi, ne signifie pas que ces questions ne puissent être soumises à la Cour par un autre moyen. Selon moi, la présente action constitue précisément un tel autre moyen, et est légitime.
Les trois conditions classiques pour obtenir un jugement déclaratoire devant la Cour, et, je crois, devant tout autre tribunal, sont les suivantes :
1. Le demandeur possède un intérêt.
2. Il existe un adversaire valable pour s’opposer à la demande.
3. La question soulevée à l’égard de laquelle le jugement déclaratoire est demandé est réelle et importante, et non hypothétique ou théorique. (Bande de Montana c. Canada, [1991] 2 C.F. 30 (C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée (1991), 136 N.R. 421).
Je suis d’avis qu’il n’est certainement pas indiscutable que ces conditions n’aient pas été remplies dans la présente affaire. En fait, je crois qu’elles ont toutes été remplies et satisfaites.
[61] Le résumé du juge Hugessen est conforme au passage suivant, tiré de l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, aux pages 830 et 831 :
Le jugement déclaratoire est un recours qui n’est pas restreint par la forme ni limité par le fond et qui appartient à des personnes ayant un lien juridique dont découle une «véritable question» à trancher concernant leurs intérêts respectifs.
Les principes qui guident le tribunal dans l’exercice de sa compétence en matière de jugement déclaratoire ont été maintes fois exposés. Dans une affaire ancienne Russian Commercial and Industrial Bank v. British Bank for Foreign Trade Ltd. ([1921] 2 A.C. 438), où les parties à un contrat ont demandé une aide pour l’interpréter, la Cour a affirmé qu’un jugement déclaratoire peut être accordé lorsque des questions réelles, et non fictives ou théoriques, sont soulevées. Lord Dunedin a formulé le critère suivant (à la p. 448) :
[traduction] La question doit être réelle et non théorique, celui qui la soulève doit avoir un intérêt réel à le faire et il doit pouvoir présenter un adversaire valable, c’est-à-dire quelqu’un ayant un intérêt véritable à s’opposer à la déclaration sollicitée.
Dans Pyx Granite Co. Ltd. v. Ministry of Housing and Local Government ([1958] 1 Q.B. 554), (inf. [1960] A.C. 260, pour d’autres motifs), lord Denning décrit la nature du jugement déclaratoire en ces termes (p. 571) :
[traduction] […] s’il existe une question de fond que quelqu’un a un intérêt réel à soulever, et quelqu’un d’autre à s’y opposer, alors le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de la résoudre par voie de jugement déclaratoire, ce qu’il fera si c’est justifié.
[62] La déclaration modifiée figurant au dossier d’instruction soulève la question de la discrimination au titre de l’article 15 de la Charte et de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais dans le contexte de déni de compétence et celui de refus ou d’omission de consulter de bonne foi.
[63] La demande de jugement déclaratoire des demandeurs ne fait pas mention de la discrimination, ou des motifs pour obtenir les redressements usuels dans une affaire de discrimination.
[64] Les défendeurs ont tenté de présenter la cause des demandeurs comme une affaire en matière de discrimination, visée par une instance au titre de l’article 15 ou une question concernant le pouvoir fédéral de dépenser pour élargir la portée de ses programmes et services. Cependant, les demandeurs peuvent définir leur cause comme ils l’entendent, et ils ont choisi de ne pas la définir de la manière souhaitée par les défendeurs.
[65] Le premier jugement déclaratoire réglera le litige immédiat concernant la compétence. La question de savoir si un tel règlement entraînera d’autres litiges ou de possibles pressions politiques ne constitue pas un motif pour refuser d’entendre la présente affaire. Les demandeurs ne revendiquent pas le droit de bénéficier d’une disposition légale précise, ni celui d’avoir accès à des programmes en particulier.
[66] Il est reconnu en droit qu’un demandeur peut formuler l’action comme il l’entend (sous réserve de diverses règles de procédure). Il n’appartient pas aux défendeurs de dire aux demandeurs quelle est leur cause ou quelle devrait être leur cause.
[67] Les défendeurs prétendent aussi que les présentes demandes de jugement déclaratoire sont présentées dans une situation de vide factuel. Les défendeurs ont raison d’affirmer qu’il doit exister un fondement factuel sur lequel peut reposer une décision relative à des droits (voir Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713).
[68] Bien que les personnes en elles-mêmes, contrairement aux objets des compétences, ne soient pas incluses ou exclues du partage des compétences, les demandeurs affirment que les MINI ont le droit d’être considérés comme des Indiens au sens du paragraphe 91(24) et d’être assujettis à la compétence exclusive du gouvernement fédéral de faire des lois à leur égard. Le paragraphe 91(24) a pour effet de conférer une compétence à l’égard d’un groupe précis de personnes. À cet égard, cette compétence est différente de la plupart des autres compétences que la Constitution confère au gouvernement fédéral ou aux gouvernements provinciaux.
[69] Les défendeurs ne peuvent se contenter d’affirmer qu’une affaire comme celle en l’espèce ne peut être soumise à la Cour, en raison du fait qu’il n’existe pas de législation fédérale à l’égard de laquelle une action peut être engagée. Une telle législation n’existe pas, parce que le gouvernement fédéral nie avoir compétence à l’égard des MINI. Il s’agit du cas classique de la situation sans issue. La demande de jugement déclaratoire convient bien pour résoudre cette situation.
[70] Il est difficile de soutenir une prétention selon laquelle il existe un vide factuel dans une affaire, lorsqu’il a fallu six semaines pour instruire la preuve, dont une grande partie consistait en des témoignages d’experts et était de nature grandement historique, qui englobait environ 800 pièces (peu, voir aucune, de ces pièces ne comptaient qu’une seule page), lesquelles étaient tirées de plus de 15 000 documents. Le champ de la preuve historique s’étendait du premier contact avec les Autochtones d’Amérique du Nord, jusqu’aux actuelles négociations entre les Autochtones et le gouvernement fédéral.
[71] À bon nombre d’égards, le type de preuve dans la présente action est similaire, voire même parfois identique, à celle produite dans l’affaire Manitoba Métis Federation Inc. v. Canada (Attorney General), 2010 MBCA 71 (CanLII), [2010] 12 W.W.R. 599, tant en première instance qu’au stade de l’appel. Sur de nombreux aspects, ce type de preuve est aussi similaire à celle de l’affaire Blais, précitée.
[72] Les défendeurs prétendent que la présente action ne peut entraîner un devoir de légiférer, et ce, même si les personnes visées sont incluses dans la portée du paragraphe 91(24) (voir Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.) [1991] 2 R.C.S. 525). Les demandeurs n’ont pas demandé le prononcé d’une ordonnance donnant à penser qu’il existe un devoir de légiférer, ou leur donnant accès à des programmes précis; ils cherchent à savoir s’ils sont inclus dans cette catégorie de personnes à l’égard desquelles le Canada a la compétence exclusive de faire des lois.
[73] Toute incertitude à propos de lois provinciales, comme la Metis Settlements Act [R.S.A. 2000, ch. M-14] de l’Alberta, ne peut être levée que par une décision quant à la question soulevée, soit de savoir si les Métis sont des Indiens pour les besoins du paragraphe 91(24). Le fait que la loi de l’Alberta soit valide n’empêche pas nécessairement le gouvernement fédéral d’exercer sa compétence d’adopter des lois à l’égard des Métis.
[74] Il ne fait pas de doute que la présente action soulève quelques difficultés de définition, mais la preuve démontre que celles-ci peuvent être résolues. De plus, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207 (Powley), qui traitait de l’identité des Métis, a statué qu’il ne fallait pas exagérer la difficulté d’identifier les membres de la communauté métisse pour justifier de leur refuser les droits que leur garantit la Constitution. Ce principe est particulièrement judicieux dans le contexte de la présente action. Si les difficultés d’une affaire constituaient un motif pour refuser de la trancher, et la présente affaire renferme plus que son lot de difficultés, les tribunaux ne s’acquitteraient pas de leurs obligations constitutionnelles de trancher les différends juridiques réels.
[75] La Cour a examiné le point de savoir si l’article 15 de la Charte constitue une manière plus efficace et appropriée de procéder. Compte tenu des arrêts Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950 (Lovelace), et Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670 (Cunningham), il pourrait y avoir des doutes considérables quant à la disponibilité de ce recours.
[76] Les défendeurs prétendent aussi que la présente action équivaut à un renvoi d’initiative privée, ce qui n’est pas autorisé. Le juge Hugessen a répondu de façon complète à cet argument dans la décision Daniels, précitée, au paragraphe 6 de sa décision.
[77] En plus des motifs, exposés précédemment, pour rejeter les prétentions du défendeur selon lesquelles la Cour ne devrait pas rendre de décision, il existe des facteurs supplémentaires pouvant aider à régler le présent litige. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit aussi avoir tenu compte des aspects pratiques et du préjudice pouvant être occasionné par le refus de trancher l’affaire.
[78] Il s’est écoulé plus de 12 ans depuis que l’action a été introduite. Elle a été financée en grande partie par le PFCT, un programme dont la continuation relève de la politique du gouvernement. Les demandeurs bénéficient déjà d’une ordonnance de provision pour frais, dans le but de garantir que l’instruction de la présente action puisse se poursuivre après que le plafond de financement du PFCT aura été atteint, ce qui a d’ailleurs été le cas. Il n’est pas assuré qu’une action de rechange, dans laquelle les demandeurs pourraient aborder les questions qu’ils ont présentées à la Cour, pourrait être soutenue financièrement.
[79] De plus, le public a déjà avancé environ 2 millions de dollars aux demandeurs, sans compter que les honoraires de leurs avocats sont substantiellement en deçà des taux usuels. Le gouvernement du Canada a aussi dû rémunérer les avocats du ministère de la Justice ainsi que leurs experts. La Cour a tenu compte de l’investissement financier public global, avec une estimation très approximative de 5 à 6 millions de dollars, dans son ordonnance de provision pour frais (Daniels v. Canada (Indian Affairs and Northern Development), 2011 FC 230).
[80] Un temps considérable et des millions de dollars de fonds publics ont été investis dans la présente action. Tout cela serait gaspillé si la Cour devait refuser de trancher la présente affaire. En plus de tous les autres motifs mentionnés ci-dessus, il ne serait pas dans l’intérêt public que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas trancher l’affaire.
[81] Revenons aux principes fondamentaux sous-jacents au droit de demander à un tribunal de prononcer un jugement déclaratoire. La Cour suprême du Canada a récemment confirmé, une fois de plus, les principes fondamentaux applicables à de telles situations. Elle a mentionné ce qui suit dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 46 :
En l’espèce, les incertitudes au chapitre de la preuve, les limites de la compétence institutionnelle de la Cour et la nécessité de respecter les prérogatives de l’exécutif nous amènent à conclure que la réparation appropriée est de nature déclaratoire. Le jugement déclaratoire d’inconstitutionnalité est un redressement discrétionnaire : Operation Dismantle, p. 481, citant Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821. Notre Cour a reconnu qu’il s’agit d’une « forme efficace et souple de règlement des véritables litiges » : R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, p. 649. Un tribunal peut, à juste titre, prononcer un jugement déclaratoire dans la mesure où il a compétence sur l’objet du litige, où la question dont il est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique, et où la personne qui la soulève a véritablement intérêt à la soulever. C’est le cas en l’espèce.
[82] La Cour a compétence sur la présente affaire, la question dont la Cour est saisie est une question réelle et les personnes qui soulèvent la question ont véritablement intérêt à la soulever.
[83] Par conséquent, la Cour ne peut faire droit à l’invitation des défendeurs de refuser de trancher la présente affaire.
V. LA NATURE DU PROBLÈME
[84] Les circonstances qui, selon les demandeurs, avaient donné naissance au présent litige étaient bien décrites dans un mémoire au Cabinet présenté par le secrétaire d’État, en date du 6 juillet 1972 :
[traduction] Les Métis et les Indiens non inscrits, qui n’ont même pas la protection du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, sont beaucoup plus exposés à la discrimination et aux autres troubles sociaux. Il est exact d’affirmer que l’absence d’une initiative fédérale dans ce domaine fait en sorte qu’ils sont les plus désavantagés de tous les citoyens canadiens.
[85] Les Métis et les Indiens non inscrits ont été décrits de manière similaire dans divers autres documents présentés en preuve dans la présente affaire.
[86] Selon le point de vue des Métis, les gouvernements provinciaux se servent d’eux comme de [traduction] « ballons politiques ». Le gouvernement fédéral nie avoir une responsabilité à l’égard des Métis; les provinces adoptent la position contraire et perçoivent l’affaire comme une question de financement à l’égard duquel le gouvernement fédéral est principalement, sinon exclusivement, responsable.
[87] L’élément essentiel de ce point de vue — l’évitement de compétence — a été confirmé par Ian Cowie (M. Cowie), un haut fonctionnaire du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (tel était le nom de ce ministère à l’époque) qui avait une expérience importante en ce qui concerne les affaires autochtones et qui avait une connaissance approfondie de l’historique des politiques du Ministère. Cet évitement de compétence a eu pour résultat que, pendant que les gouvernements se disputaient au sujet de la compétence, une dispute portant principalement sur la question de savoir qui devait payer, les services aux MINI n’étaient tout simplement pas fournis.
[88] Dans le rapport intérimaire du Groupe consultatif sur le développement socio-économique des MIF (Métis et Indiens de fait) de 1979 (un rapport du gouvernement fédéral qui avait été élaboré pour exposer les grandes lignes des stratégies qui allaient être adoptées lors des consultations avec les associations provinciales des MINI et le Conseil national des Autochtones du Canada), les fonctionnaires fédéraux avaient souligné :
a) les répercussions entraînées par le changement des conditions pour être inscrit en tant qu’Indien (une question qui est au cœur du problème des Indiens non inscrits);
b) la limitation, par le gouvernement fédéral, de ses pouvoirs spéciaux et de ses obligations (au titre de la Constitution) à l’égard des Indiens inscrits et des terres réservées pour les Indiens, tandis que les provinces n’avaient pas reconnu avoir d’obligations spéciales à l’égard des Autochtones, à l’exception de celles imposées par traité ou, dans le cas des provinces des Prairies, des lois concernant le transfert des ressources naturelles (1930) [Loi des ressources naturelles de l’Alberta, S.C. 1930, ch. 3; Loi des ressources naturelles du Manitoba, S.C. 1930, ch. 29; Loi des ressources naturelles de la Saskatchewan, S.C. 1930, ch. 41]. Aucun palier de gouvernement ne reconnaît d’obligation spéciale à l’égard des personnes d’ascendance indienne, outre envers les Indiens inscrits;
c) le fait que, malgré que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ne reconnaissent aucune obligation spéciale à l’égard des MINI, il existe certains programmes fédéraux-provinciaux, lesquels semblent être le seul type d’aide à l’horizon.
[89] En plus de la discussion concernant les positions du fédéral et des provinces à l’égard des MINI, le document dresse un sommaire utile de certains des facteurs historiques touchant les MINI; aucun de ces facteurs ne diverge grandement des opinions d’experts qui ont été présentées à la Cour.
[90] Le processus de consignation de l’histoire des Autochtones au Canada est une activité qui se poursuivra pendant encore de nombreuses années. Bien que la simplification à l’extrême d’un sujet aussi vaste soit un exercice périlleux, une brève explication de certains éléments est nécessaire, en guise de contexte, pour comprendre l’actuel état des faits au sujet du statut juridique, de l’emplacement géographique et de la situation des Autochtones.
[91] Le document du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC) d’août 1978 intitulé « Historique de la Loi sur les Indiens » indique que l’une des premières dispositions législatives à effectuer une distinction entre les Indiens « inscrits » et « non inscrits » était une modification apportée en 1851 (Acte pour abroger en partie et amender un acte intitulé : Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S. Prov. C. 1851 (14 & 15 Vict.), ch. 59) à la loi de 1850 du Haut-Canada portant protection des Indiens (Acte pour protéger les sauvages dans le Haut-Canada, contre la fraude, et les propriétés qu’ils occupent ou dont ils ont jouissance, contre tous empiètements et dommages, S. Prov. C. 1850, ch. 74). Le but de cette modification était de clarifier la définition d’« Indien » relativement à l’objectif législatif de protéger les terres indiennes contre l’empiétement des « Blancs ». Par l’entremise de la définition du terme « Indien », la modification de 1851 empêchait indirectement les « Blancs » de vivre parmi les Indiens, et aux hommes non indiens mariés à des femmes indiennes d’avoir le statut juridique d’« Indien ». D’autre part, la définition du terme « Indien » comprenait [article II] :
II. […]
Troisièmement. Toutes femmes maintenant légalement mariées, ou qui le seront ci-après à aucune des personnes comprises dans les diverses classes ci-dessus désignées; les enfants issus de tels mariages, et leurs descendants.
C’est ainsi que commença l’une des pratiques discriminatoires fondées sur le sexe, qui était destinée à être maintenue tout au long de l’évolution de la Loi sur les Indiens, jusqu’à aujourd’hui. Ces pratiques avaient évidemment eu une influence majeure sur la composition du groupe de Canadiens appelés « Indiens non inscrits ».
[92] Quelques années plus tard, le 10 juin 1857, l’Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857 (20 Vict.), ch. 26, contenait un préambule mentionnant que le gouvernement favorisait l’intégration des Indiens, plutôt que la création d’autres exceptions législatives. Le préambule se lisait ainsi :
Préambule.
Considérant qu’il est désirable d’encourager le progrès de la civilisation parmi les tribus sauvages en cette province, et de faire disparaître graduellement toutes distinctions légales qui existent entre eux et les autres sujets canadiens de Sa Majesté, et de donner aux membres individuels de ces tribus qui désireraient rencontrer un pareil encouragement et qui l’auraient mérité […]
Cette loi de 1857 avait lancé le processus d’émancipation des « Indiens méritants » — une autre pratique qui était destinée à se poursuivre tout au long de l’évolution de la Loi sur les Indiens et qui contribuerait à gonfler de manière substantielle le nombre d’Indiens non inscrits.
[93] Alors que ces mesures gouvernementales prises dans les deux Canada allaient tracer la voie législative pour la division qui allait s’ensuivre entre les Indiens inscrits et les autres peuples d’origine autochtone, division qui s’était par la suite étendue à l’ensemble des provinces, les événements qui s’étaient produits dans le vaste territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson avaient entraîné le développement d’une autre catégorie de futurs Canadiens, soit les « Métis ». Le terme, qui, initialement, renvoyait seulement aux enfants nés de parents Français et Indiens, puis ensuite aux enfants de parents Écossais et Indiens, qui vivaient surtout à l’ouest du Sud de l’Ontario, s’était graduellement élargi dans l’usage commun, de manière à inclure toutes les personnes d’ascendance mixte indienne et autre, qui ne sont pas des Indiens inscrits, mais qui prétendent être distinctes d’un point de vue culturel. Cependant, parmi les Autochtones, ce terme a toujours une connotation quelque peu différente de celle du terme Indien non inscrit, et se rapporte principalement aux personnes d’ascendance mixte remontant à l’époque de la traite des fourrures qui n’avaient pas été inscrits à titre d’Indiens au cours des processus de conclusion des traités et d’inscription.
[94] Au fil du temps, les effets cumulatifs de ces réalités généalogiques, législatives et administratives avaient produit, par évolution, une catégorie de Canadiens nommée « Métis et Indiens non inscrits ». En raison de leur communauté d’intérêts en tant que peuple d’ascendance indienne, de leurs doléances à l’endroit du gouvernement ainsi que de leur mauvaise situation socio-économique, le groupe avait été capable de préserver son identité et de former des associations nationales, provinciales et régionales, qui prétendent compter un nombre d’adhérents pouvant possiblement se chiffrer à un million de personnes.
[95] La répartition géographique actuelle de ces peuples reflète fortement leurs origines historiques et leur évolution sociale. Au Centre et à l’Est du Canada, où les interrelations et les forces d’intégration entre les Indiens et les Canadiens d’origine européenne avaient fait leur œuvre pendant une période comparativement longue, les personnes ayant une certaine ascendance indienne, hormis les Indiens inscrits vivant dans les réserves, sont généralement réparties dans l’ensemble de la population. Il existe certaines collectivités, souvent près des réserves, où des groupes de familles étroitement liées d’origine indienne constituent une partie intégrante de la collectivité. Par contre, dans l’ensemble des Maritimes ainsi que dans les parties méridionales de l’Ontario et du Québec, il y a peu de collectivités qui sont considérées comme étant principalement métisses ou qui sont principalement composées d’Indiens non inscrits.
[96] En revanche, dans l’ensemble du Moyen-Nord canadien, et particulièrement dans les vastes étendues de l’ancien territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui s’étendait de l’Ouest du Québec jusqu’aux Rocheuses, les MINI constituent une grande proportion de la population d’un bon nombre de collectivités. La plupart de ces collectivités avaient vu le jour sous la forme de postes de traite de la fourrure, et sont maintenant généralement composées d’un mélange d’Indiens inscrits vivant dans les terres de réserve, de Métis vivant sur des terres de la Couronne adjacentes et d’une petite enclave de fonctionnaires et de commerçants « blancs ». Dans les provinces des Prairies, les collectivités métisses ont tendance à être concentrées en bordure des terres agricoles et forestières, là aussi fréquemment à proximité des réserves indiennes. Dans une large mesure, cette concentration constitue le reflet de l’administration des terres lors de la période de la colonisation dans les Prairies. Ces influences historiques sur la répartition des Autochtones dans l’ensemble du Canada ont été atténuées, plus récemment, par l’augmentation de la migration vers les villes.
[97] L’emplacement actuel des Autochtones, en comparaison avec celui de la population du Canada en général, et la concentration principale de l’activité économique ont d’importantes conséquences sur la situation et les possibilités de perfectionnement des Autochtones à notre époque. Dans la publication du ministère de l’Expansion économique régionale datée du 10 février 1977, intitulée L’entente spéciale ARDA et l’orientation future du développement socio-économique des autochtones, le Canada était divisé entre quatre régimes « socio-économiques » dans le but de décrire la diversité des conditions vécues par les Autochtones et des possibilités qui s’offraient à eux, à cette époque-là. Les divisions choisies étaient les suivantes : les centres métropolitains, les régions rurales développées, le Moyen-Nord et les régions côtières, ainsi que la région de l’Arctique. Les écarts existant, sur le plan socio-économique, entre ces « régions » étaient essentiels pour l’élaboration des politiques et des programmes d’aide au perfectionnement.
[98] La population autochtone du Canada est jeune. Au cours des dernières années, un certain nombre de facteurs ont contribué à faire en sorte que la population autochtone compte une proportion d’enfants et d’adolescents beaucoup plus élevée que la population canadienne dans son ensemble. On estime que 56 p. 100 de l’actuelle population autochtone a moins de 20 ans. En comparaison, ce pourcentage est de 36 p. 100 dans la population totale. En Saskatchewan, où on estime que la population autochtone représente 12 p. 100 de la population totale, on considère que plus de 20 p. 100 de la population d’âge scolaire est Autochtone. Cette répartition des âges a de grandes incidences sur le système d’éducation, sur la composition des futurs membres de la population active et, bien entendu, sur l’élaboration des politiques et des programmes d’aide au perfectionnement. (Tous les pourcentages sont approximatifs.)
[99] Le document de 1980 du MAINC, intitulé « Natives and the Constitution—Background and Discussion Paper », faisait partie des documents du Cabinet et avait été analysé pour les hautes sphères du gouvernement, qui l’avaient ensuite considéré. Les opinions qui y étaient exprimées constituaient les opinions dominantes au sein des échelons les plus élevés de la bureaucratie et de la structure politique. La position du gouvernement fédéral avait été, et est toujours, décrite ainsi :
[traduction] Le gouvernement fédéral a choisi d’exercer de façon très étroite la compétence qui lui était dévolue au titre de l’AANB (par sa définition du terme « Indien » dans la Loi sur les Indiens et par sa politique de n’offrir qu’une quantité limitée de services directs aux Indiens vivant hors réserve). Ce choix a créé un point de désaccord considérable.
[100] La position des provinces était décrite ainsi :
[traduction] La plupart des provinces soutiennent la thèse selon laquelle le paragraphe 91(24) de l’AANB impose au gouvernement fédéral la totalité de la responsabilité (financière) à l’égard des Autochtones — une responsabilité à l’égard de laquelle, selon les provinces, le gouvernement fédéral se soustrait de plus en plus, surtout en ce qui a trait au contexte hors réserve. De nombreuses provinces sont d’avis que le gouvernement fédéral doit se remettre à assumer la « totalité » de la responsabilité que lui impose la Constitution à cet égard, et, ultérieurement, les rembourser des frais qu’elles ont dépensés pour fournir des services à l’ensemble des Indiens inscrits.
[101] Bien que ce document ait été rédigé dans le processus ayant mené au rapatriement de la Constitution, les positions respectives des gouvernements ont à peine changé, et ce, jusqu’au milieu des années 1980, comme nous allons le décrire plus loin.
[102] On a relevé que la position des provinces au sujet du statut qui sera accordé aux Métis et aux Indiens non inscrits, ainsi qu’à la responsabilité à l’égard de ces derniers, était moins claire.
[103] La division de la communauté autochtone ne faisait toutefois aucun doute. Les Indiens inscrits n’étaient généralement pas en faveur de l’élargissement de la définition énoncée dans la Loi sur les Indiens, et, dans les faits, souhaitaient peut-être le rétrécissement de celle-ci. Cependant, les Métis et les Indiens non inscrits maintenaient qu’ils étaient des « Indiens » au sens de l’AANB. On s’attendait à ce que, lors des négociations avec les Autochtones au sujet du rapatriement, les MINI allaient prétendre que le gouvernement fédéral devait assumer une plus grande part de responsabilité en ce qui a trait à la prestation des services qui leur étaient destinés. C’est effectivement ce qui s’est produit, et l’inaction du gouvernement fédéral constitue une partie du problème sur lequel porte le présent litige.
[104] Un autre problème qui était souligné dans le document du MAINC de 1980 et qui constitue un thème central du présent litige est que le paragraphe 91(24) peut englober les Indiens non inscrits et un bon nombre de Métis, ainsi que d’autres peuples :
[traduction] À l’heure actuelle, il ne fait aucun doute que l’interprétation du terme « Indien » au sens de l’AANB est assez large pour englober, en plus des « Indiens inscrits », les Inuits, les Indiens non inscrits ainsi qu’un bon nombre de Métis. Les apparentes anomalies, incohérences et dispositions discriminatoires découlent davantage des difficultés liées à la définition du terme « Indien » prévue dans l’actuelle loi habilitante (la Loi sur les Indiens).
[105] L’une des caractéristiques importantes de ce document est qu’il cernait des thèmes abordés dans la section « L’époque moderne » du présent litige. Le document était précurseur des questions en litige, et peut être décrit par la maxime « plus ça change, plus c’est la même chose ».
[106] À cet égard, les provinces ont adopté la position selon laquelle le gouvernement fédéral était responsable des dépenses engagées pour les MINI, tout comme il l’était pour celles engagées pour les Indiens inscrits. Seule l’Alberta, dans le Metis Settlements Act, a fait un pas vers la reconnaissance de la compétence des provinces à l’égard des Métis. La Cour suprême du Canada a récemment confirmé la validité de cette loi dans l’arrêt Cunningham, précité.
[107] L’une des conséquences des positions adoptées par le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces, ainsi que des jeux de « ballons politiques » et de « renvoi de balle », était que les MINI avaient été privés d’une quantité importante d’aide financière pour leurs problèmes. En 1982–1983, parmi les dépenses engagées pour les Autochtones, 79 p. 100 des deniers fédéraux et 88 p. 100 des deniers provinciaux avaient été consacrés aux Indiens inscrits, et ce, en dépit du fait que la population des MINI (malgré les problèmes de définition) excédait celle des Indiens inscrits; en 1995, il y avait 238 500 Indiens inscrits, 404 200 Indiens non inscrits et 191 800 Métis. Ces chiffres varient selon l’époque et la définition, mais donnent un aperçu utile des personnes concernées par les problèmes qui subsistent entre les collectivités autochtones/métisses et le gouvernement fédéral.
[108] Comme le révèlent les documents des défendeurs, et comme nous l’aborderons plus en profondeur dans la partie « L’époque moderne » des présents motifs, les querelles politiques et de principes entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont causé des dommages collatéraux à un grand nombre de MINI. Ces derniers sont privés de programmes, de services et d’avantages non tangibles que tous les gouvernements reconnaissent comme étant nécessaires. Les défenseurs des MINI prétendent que leur identité et leur sentiment d’appartenance envers leur collectivité sont mis à rude épreuve; que, en tant que peuples, les MINI sont sous-développés, et qu’ils ne peuvent atteindre leur plein potentiel dans la société canadienne.
[109] Les documents des défendeurs démontrent qu’on s’attend à ce que les lacunes dans les services aux MINI perdurent avec la croissance de leur population. Les répercussions sur les collectivités MINI à l’échelle du Canada continueraient aussi de s’accroître.
[110] Le règlement de la question de la responsabilité constitutionnelle est aussi susceptible de clarifier les responsabilités des différents paliers de gouvernement.
VI. LE PROBLÈME DE DÉFINITION
[111] L’une des questions les plus difficiles dans la présente affaire est de savoir ce que l’on entend par Indiens non inscrits et Métis pour les besoins de l’interprétation du paragraphe 91(24). Il existe, au sein de la communauté métisse, une nette divergence d’opinions quant à la composition et la base géographique. Le terme « Indien non inscrit » doit signifier autre chose que toute personne n’ayant pas de statut selon la Loi sur les Indiens, car cela engloberait presque tous les habitants du Canada, qu’ils aient ou non des ancêtres Autochtones.
[112] Les défendeurs semblent laisser entendre dans leur mémoire du droit que le gouvernement fédéral peut définir, au moyen d’une loi, qui est un « Indien » au sens de la Constitution. Cette proposition permettrait au gouvernement fédéral d’étendre ou de restreindre sa compétence constitutionnelle à l’égard des Indiens, et ce, de manière unilatérale.
[113] Le fait qu’aucun palier de gouvernement ne peut étendre sa compétence constitutionnelle par des mesures ou par une loi est un principe constitutionnel bien établi : Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837. Le gouvernement fédéral peut souhaiter limiter le nombre d’Indiens qu’il reconnaîtra au titre de la Loi sur les Indiens ou d’une autre loi, mais cela n’aurait pas nécessairement pour effet d’empêcher les autres Indiens d’être des Indiens au sens de la Constitution.
[114] La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Pigeon, a statué dans l’arrêt Procureur général du Canada et al. c. Canard, [1976] 1 R.C.S. 170 (Canard), que l’objet du paragraphe 91(24) est d’habiliter le Parlement à faire des lois qui ne s’appliquent qu’aux Indiens comme tel. Cependant, le juge Beetz, à la page 207, a développé ce point, en reconnaissant que la disposition crée une catégorie raciale et vise un groupe racial :
En employant le mot «Indien» dans l’art. 91(24), l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, sous l’empire duquel la Déclaration canadienne des droits a été adoptée, crée une catégorie raciale et il vise un groupe racial pour lequel il envisage la possibilité d’un traitement particulier. Il ne définit pas le terme «Indien», ce que le Parlement peut faire dans les limites de la Constitution en décrétant les normes appropriées. Parmi ces normes, il n’apparaîtrait pas déraisonnable d’inclure le mariage et la filiation et, inévitablement, les mariages entre Indiens et non-Indiens, à la lumière soit des coutumes et des valeurs indiennes dont apparemment on n’a pas fait la preuve dans Lavell, soit de l’historique de la législation dont la cour pouvait prendre connaissance et dont elle a effectivement pris connaissance.
[115] Les problèmes de consignation des noms au cours du processus des traités, ainsi que la crainte du processus en soi, étaient certaines des situations ayant créé la réalité des Indiens non inscrits. Cela avait eu pour résultat que des noms n’avaient pas été consignés. Un autre facteur important était que de nombreux Indiens (surtout des femmes) avaient perdu leur statut ou l’avaient tout simplement abandonné. Les dispositions prévoyant la perte du statut d’Indienne, par lesquelles une femme autochtone perdait son statut si elle épousait un non-Indien, avaient commencé à être introduites de manière officielle vers 1851.
A. Les Indiens non inscrits
[116] Par définition, les Indiens non inscrits doivent avoir collectivement deux attributs essentiels : ne pas avoir de statut sous le régime de la Loi sur les Indiens et être des Indiens. Le nom même du groupe laisse entrevoir la résolution de ce problème dans le présent litige.
[117] Au cours de l’ère moderne, la difficulté de définition a été réglée en partie. Comme il a été indiqué précédemment, le gouvernement avait défini, en 1980, le groupe de base des MINI comme étant un groupe d’Autochtones ayant maintenu une forte affinité avec leur patrimoine indien, sans toutefois être des Indiens inscrits. Leur « quiddité indienne » reposait sur l’auto-identification et la reconnaissance par le groupe. On avait estimé que ce groupe comptait entre 300 000 et 450 000 personnes.
[118] En 1995, le gouvernement avait été capable d’estimer le nombre d’Indiens non inscrits à 404 200 personnes (ceux vivant au sud du 60e parallèle).
[119] Il est clair que la description du groupe des Indiens non inscrits repose sur des liens importants, tant sur le plan subjectif que sur le plan objectif, à l’égard de leur ascendance indienne. Comme il se doit dans un contexte moderne, les degrés de « pureté du sang » ont généralement disparu en tant que critère. Au Canada, les lois de pureté de la race ou de pureté du sang rappellent plutôt ce qui s’est produit ailleurs, à d’autres époques, alors que de tels critères de pureté du sang avaient mené à d’horribles événements (à titre d’exemples, l’Allemagne, entre 1933 et 1945, et l’apartheid en Afrique du Sud). Il ne s’agit que de deux exemples démontrant pourquoi le droit canadien ne met pas l’accent sur ce concept de pureté du sang ou de la race.
[120] Au cours de la préparation du projet de loi C-31, le gouvernement fédéral avait de plus été capable de déterminer le nombre d’Indiens non inscrits touchés par la nouvelle législation.
[121] Dans l’arrêt Powley, précité, la Cour suprême du Canada n’a pas élaboré de critère rigide pour déterminer qui est un « Métis » et ne s’est pas prononcée sur la portée de la définition, mais elle a exposé une méthode pour trancher la question sur une base individuelle. La présente Cour ne tentera pas, dans sa définition des Indiens non inscrits, d’en faire plus que ce qu’a fait la Cour suprême à l’égard des Métis.
[122] Le groupe des Indiens non inscrits est composé d’Indiens qui pourraient obtenir un statut en vertu d’une législation fédérale. Les membres de ce groupe sont ceux possédant des liens ancestraux, qui ne sont pas nécessairement génétiques, avec ceux considérés comme des « Indiens » au vu du droit ou des faits, ou toute personne qui s’identifie comme Indien et qui est acceptée comme tel par la communauté indienne, ou par une division, un chapitre ou un conseil local d’une association ou d’une organisation Métis avec laquelle elle désire être associée.
[123] La question de l’appartenance au groupe susmentionné peut nécessiter un examen au cas par cas pour chaque personne; toutefois, cette description générale détermine, de manière suffisante, un groupe de personnes pour lesquelles les questions en litige dans la présente affaire ont un sens.
B. Les Métis
[124] Le mot « Métis » (le terme « half-breed » (métis) est employé à l’occasion en anglais, de manière péjorative) a fait l’objet de discussions au sein de la communauté métisse ainsi qu’en d’autres cercles. Certains, comme la Fédération des Métis du Manitoba, restreindraient la portée de la définition à ceux vivant dans la colonie de la Rivière-rouge ou dans les environs et à leurs descendants qui sont d’ascendance européenne et indienne ayant adopté des coutumes et des modes de vie distincts.
[125] Dans l’affaire Manitoba Métis Federation Inc. v. Canada (Attorney General), 2007 MBQB 293 (CanLII), confirmée par 2010 MBCA 71 (CanLII), [2010] 12 W.W.R. 599, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada accordée, 2011 CanLII 6306 [décision maintenant disponible à 2013 CSC 14] (Manitoba Métis Federation), qui portait sur l’article 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba [33 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 2) [L.R.C. (1985), appendice II, no 8]] et sur l’octroi de 1,4 million d’acres de terre aux enfants des Métis, le litige concernait principalement les Métis de la colonie de la Rivière-rouge.
[126] Cependant, dans l’arrêt Powley, précité, l’examen de la Cour suprême du Canada portait sur un Métis de Sault Ste. Marie. Dans la présente affaire, la portée géographique de la question de savoir si les Métis sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24) s’étend à tout le pays. La preuve démontre que le terme « Métis » était, et est toujours, employé bien au-delà de la région de l’Ouest canadien. Les affaires concernant des accords ou des lois provinciales ne sont pas nécessairement déterminantes pour trancher la question.
[127] Dans l’arrêt Powley, précité, la Cour suprême du Canada n’a pas tenté d’établir la portée de la définition de « Métis », mais elle a toutefois fourni une méthode pour déterminer qui est un Métis pour les besoins de l’article 35. Outre la condition indispensable de l’ascendance mixte (autochtone et non autochtone), un Métis est une personne qui :
a) possède certains liens ancestraux familiaux (pas nécessairement génétiques);
b) s’identifie comme Métis;
c) est acceptée par la communauté métisse, ou par une division, un chapitre ou un conseil local d’une association ou d’une organisation Métis avec laquelle cette personne désire être associée.
[128] Puisque l’arrêt Powley, précité, portait sur la question d’un droit de chasse collectif, le dernier élément était particulièrement important. Cependant, il pourrait y avoir des cas où une telle association, une telle organisation ou un tel conseil n’existe pas, mais où la personne participe aux activités et aux événements culturels métis, ce qui démontrerait, de manière objective, en quoi cette personne s’identifie subjectivement en tant que Métis.
[129] Comme d’autres éléments de preuve historique le démontreront, il n’y avait pas « d’approche uniforme » concernant l’examen de la situation des Métis à l’échelle nationale.
[130] Cependant, pour les besoins du jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs, les Métis sont les personnes décrites au paragraphe 117 [des présents motifs].
VII. LES TÉMOINS
[131] En plus des témoignages des demandeurs, une grande partie de la preuve présentée au procès a été fournie par des experts. Je formulerai plus tard davantage de commentaires au sujet de cette preuve d’expert, mais il est utile de donner une certaine idée générale du type de preuve qui a été présenté.
A. Ian Cowie (témoin des demandeurs)
[132] M. Cowie, qui est actuellement consultant et qui est un avocat de formation, avait occupé des postes de haut fonctionnaire du gouvernement fédéral au sein du MAINC lors de la période visée par la preuve moderne dans la présente affaire. De 1977 à 1981, il avait été conseiller principal en politiques et, par la suite, directeur, Affaires intergouvernementales. Il était plus tard devenu directeur général, Politiques ministérielles, puis sous-ministre adjoint, Politiques ministérielles. Il avait terminé sa carrière dans la fonction publique comme sous-ministre des Affaires indiennes et autochtones de la Province de la Saskatchewan.
[133] La Division des politiques ministérielles était le forum d’élaboration des politiques ainsi que le centre d’échanges en matière de politiques du MAINC. La plupart des travaux relatifs au droit constitutionnel autochtone avaient été réalisés au sein du MAINC.
[134] Le témoignage de M. Cowie était important, car il donnait le point de vue d’un initié sur l’élaboration des politiques modernes relatives aux droits des Autochtones. Il a pu parler en toute connaissance de cause à propos d’un bon nombre de documents du gouvernement qui ont été admis en preuve, y compris de quel niveau de « l’arbre décisionnel » émanait chacun de ces documents et de la mesure dans laquelle certains des documents clés reflétaient les politiques et les positions juridiques concrètes du gouvernement fédéral
[135] Bien que M. Cowie ait été contre-interrogé, les défendeurs n’ont pas convoqué de témoins dans le but de contester son témoignage. On fera référence à ce témoignage plus loin dans les présents motifs. Il suffit de dire que la Cour a conclu qu’il était très bien renseigné, très juste et tout à fait crédible.
[136] Parmi les nombreux documents dont il a traité, l’un des plus importants était un document du MAINC daté d’août 1980 et intitulé « Natives and The Constitution—Background and Discussion Paper ». Les demandeurs se fondent sur ce document à titre de preuve d’une reconnaissance de compétence par le gouvernement fédéral. Cet argument repose, en partie, sur des citations tirées de ce document qui abondent dans ce sens, comme celles-ci :
[traduction] De façon générale, le gouvernement fédéral, au titre du paragraphe 91(24), possède bel et bien, en théorie, le pouvoir d’adopter des lois dans tous les domaines concernant les Métis et les Indiens non inscrits.
Les Métis visés par un traité sont actuellement dans la même situation juridique que les autres Indiens ayant signé des traités de cession de terres. Ces Métis, qui avaient reçu des certificats ou des terres, sont exclus de l’application des dispositions de la Loi sur les Indiens, mais sont tout de même des « Indiens » au sens de l’AANB. Les Métis n’ayant pas reçu de certificat ou de terre et ne bénéficiant pas d’avantages issus d’un traité ont vraisemblablement préservé le droit de se prévaloir de revendications autochtones.
Si une personne possède des caractéristiques raciales et sociales « suffisantes » pour être considérée comme « Autochtone », celle-ci sera réputée être « Indien » au sens de l’AANB. Cette personne est donc visée par la compétence législative du gouvernement fédéral, sans égard au fait qu’elle puisse être exclue de la portée de la Loi sur les Indiens.
et enfin,
[traduction] À l’heure actuelle, il ne fait aucun doute que l’interprétation du terme « Indien » au sens de l’AANB est assez large pour englober, en plus des « Indiens inscrits », les Inuits, les Indiens non inscrits ainsi qu’un bon nombre de Métis. Les apparentes anomalies, incohérences et dispositions discriminatoires découlent davantage des difficultés liées à la définition du terme « Indien » prévue dans l’actuelle loi habilitante (la Loi sur les Indiens).
Note : Dans ce contexte, le terme « certificat » désigne une forme de certificat sous forme papier, qui était échangeable, au choix du détenteur, contre une terre de 160 ou de 240 acres, ou contre 160 ou 240 $, selon l’âge et le statut du détenteur.
La prémisse de base du certificat était d’éteindre le titre indien que les Métis détenaient, comme l’avaient fait les traités à l’égard des Premières nations, et ce, sur une base individuelle, plutôt que sur une base collective, comme cela avait été le cas avec les Premières nations.
B. John Leslie (témoin des demandeurs)
[137] Les demandeurs ont dû appeler M. Leslie à témoigner, parce que les défendeurs ne voulaient pas admettre qu’un nombre important de documents du gouvernement étaient effectivement des documents du gouvernement. La position des défendeurs était totalement insoutenable et ne constituait qu’un autre exemple des gestes que les défendeurs étaient prêts à poser pour compromettre la présente instance.
[138] M. Leslie détient un B.A., une M.A. ainsi qu’un Ph.D. en histoire. Il a passé 33 ans au sein de l’appareil gouvernemental fédéral, principalement au MAINC. À sa retraite, il était directeur de la Direction générale des revendications particulières du Centre de recherche historique et de recherche sur les revendications. Sa familiarité avec le système de contrôle des documents du MAINC lui a permis de confirmer que les documents étaient des documents du gouvernement, malgré le fait qu’il n’avait pas personnellement connaissance du contenu des 150 documents et plus qui ont été admis en preuve par son entremise. Son rôle équivalait à celui d’une personne faisant l’inventaire de documents opérationnels — un processus qui n’aurait pas dû être nécessaire. Cependant, M. Leslie a pu ajouter du contexte à un certain nombre de pièces.
[139] Les documents introduits en preuve par M. Leslie ont donné un aperçu du raisonnement du gouvernement et de l’élaboration des politiques. Parmi les nombreux documents intéressants (auxquels on fera référence plus loin dans les présents motifs), on relève la pièce P139, qui est un document interne intitulé « A Review of the Data and Information Situation with Recommendations for Improvements » et daté du 15 août 1980.
[140] Ce document, qui se voulait précurseur de la question de la définition des groupes concernés par le présent litige, contenait les passages suivants :
[traduction] Les MINI sont donc définis comme étant un groupe central d’Autochtones qui maintiennent une forte affinité avec leur patrimoine indien, sans toutefois être des Indiens inscrits.
En bref, il est utile de relever que, malgré les difficultés relatives à la définition de l’appartenance à la collectivité des MINI, il existe cependant un consensus au sujet de l’estimation du « noyau identifiable » de la population des MINI, population qui se situerait entre 300 000 et 450 000 personnes. Par conséquent, le « noyau » de la population des MINI est plus élevé que le nombre reconnu dans le Registre des Indiens en date de 1980, soit approximativement 300 000 personnes.
Le recensement de 1981 donne donc aux MINI un outil pratique qui démontre, de façon claire, leur existence continue; le recensement de 1981 constituera un élément essentiel de la partie statistique de la base de données relative aux MINI et servira d’assise pour la conception des programmes dont ils feront l’objet.
[141] Un thème récurrent dans un grand nombre des documents présentés par M. Leslie est la taille du noyau de la collectivité des MINI et la possible augmentation des coûts des programmes qu’occasionnerait l’inclusion des MINI dans la portée du terme « Indiens ».
[142] Les documents introduits en preuve par M. Leslie permettent de retracer l’évolution des politiques du gouvernement fédéral et les différentes orientations adoptées par l’un et l’autre des partis politiques au gouvernement. Malgré les changements de gouvernement, certaines positions sont restées les mêmes. Dans une lettre adressée à l’Institut de recherche en politiques publiques, datée de décembre 1985, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, M. David Crombie, a conclu ainsi :
[traduction] J’aimerais aussi clarifier ce qui semble être un malentendu au sujet de la reconnaissance constitutionnelle des Indiens non inscrits. Il existe une distinction entre « Indien » selon la définition de la Loi sur les Indiens et « Indiens » selon le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. La définition de la Loi sur les Indiens renvoie aux personnes inscrites ou admissibles à être inscrites en vertu de la Loi sur les Indiens. Les personnes non inscrites, par définition, ne sont pas incluses dans ce groupe. Cependant, il est généralement reconnu que, outre les Indiens inscrits, certains Autochtones, y compris ceux généralement désignés comme étant des Indiens non inscrits, sont inclus dans la portée du terme « Indiens » au sens du paragraphe 91(24). [Non souligné dans l’original.]
[143] Il est facile de déceler que les enjeux de politique soulevés par le projet de loi C-31 comprenaient notamment la préoccupation du fait que l’éventuel élargissement du projet de loi, dans le but d’éliminer davantage de discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens, aurait occasionné une augmentation du nombre de nouveaux « Indiens inscrits » qui aurait été inacceptable pour les collectivités indiennes existantes.
[144] Les documents introduits en preuve par l’entremise de M. Leslie faisaient aussi ressortir les problèmes de définir qui est un Métis et qui est un Indien non inscrit. Par exemple, en 1989, dans un document interne du MAINC (pièce P135), des fonctionnaires avaient pu établir que la population des Métis en 1986 s’élevait à 117 400 personnes et qu’on prévoyait que ce nombre allait passer à 129 000 en 1990, et que la population des Indiens non inscrits en 1986 était de 161 772 personnes, mais que celle-ci allait descendre à 110 390 personnes en 1990, par suite de l’adoption du projet de loi C‑31.
[145] Le témoignage de M. Leslie n’a pas été sérieusement contesté en contre-interrogatoire et les défendeurs n’ont effectivement pas appelé de témoins pour contester ce témoignage. La Cour accepte son témoignage, surtout en ce qui a trait au contexte et à l’importance de certains documents, et considère que ces documents disent ce qu’ils veulent dire et signifient ce qu’ils disent.
[146] Avant de passer des témoignages des anciens employés du gouvernement aux témoignages des experts en histoire, la Cour reconnaît que M. Keith Johnson, qui avait travaillé aux Archives publiques du Canada à compter de 1961 et qui était familiarisé avec les documents de sir John A. Macdonald (M. Macdonald), a témoigné au sujet de l’écriture de ce premier ministre — un volet intéressant de l’ensemble de la preuve.
VIII. LES TÉMOINS EXPERTS EN HISTOIRE
A. William Wicken (témoin des demandeurs)
[147] M. Wicken détient une M.A. et un Ph.D. en histoire de l’Université McGill. Il est professeur agrégé en histoire à l’Université York. Il a été reconnu comme expert dans 14 procès.
[148] Dans la présente affaire, M. Wicken a été reconnu comme témoin expert dans le domaine d’expertise des politiques gouvernementales à l’égard des peuples autochtones du Canada, sur la foi des dossiers historiques, avec un accent particulier sur l’Est et le Centre du Canada (Ontario/Québec).
[149] Alors que M. Wicken possédait une connaissance approfondie des affaires autochtones sur le territoire du Canada atlantique, il avait des bases suffisantes en ce qui concerne les affaires autochtones dans la région du Centre du Canada pour que son témoignage soit utile à l’égard d’un plus grand territoire géographique que ne l’a été celui de son homologue du côté des défendeurs, M. Stephen Patterson.
[150] J’ai conclu que M. Wicken était bien préparé, cohérent et clair dans son témoignage, et crédible. Ses sources historiques étaient généralement des sources primaires et pertinentes. Il était un témoin crédible, et j’ai, règle générale, accepté son témoignage (lorsque celui-ci allait à l’encontre de celui de M. Patterson) parce qu’il était plus pertinent quant à la question d’interprétation dont était saisie la Cour.
[151] Voici les éléments clés de son témoignage :
a) M. Wicken a abordé la question des buts des Artisans de la Confédération (le terme « Artisans » est employé, dans ce contexte, à titre de synonyme sans distinction de sexe pour le terme « Pères de la Confédération », qui était employé autrefois), lorsque ceux-ci avaient accordé la responsabilité sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » au gouvernement fédéral :
i) exercer, au besoin, un contrôle sur les peuples et les collectivités autochtones, pour faciliter la croissance économique et le développement du Dominion;
ii) honorer les obligations que le Dominion avait héritées de la Grande‑Bretagne (et, par l’entremise de cette dernière, de la Compagnie de la Baie d’Hudson), tout en éteignant les intérêts qui peuvent aller à l’encontre du développement;
iii) civiliser et assimiler les peuples et les collectivités autochtones.
b) M. Wicken était d’avis que, au moment de la Confédération, il existait une diversité importante au sein des populations et des collectivités autochtones, et que cette diversité allait s’accentuer avec l’annexion de l’Ouest du Canada. L’administration coloniale du fait indien était, elle aussi, diversifiée. Par conséquent, un large pouvoir de contrôle ainsi qu’une uniformité étaient nécessaires pour répondre aux besoins d’un Dominion en développement.
c) Lors de la période suivant la Confédération, le gouvernement fédéral avait exercé son pouvoir sur les « Indiens » de manière large, dans le but de répondre aux objectifs exposés ci-dessus.
B. Stephen Patterson (témoin des défendeurs)
[152] M. Patterson est un professeur émérite à l’Université du Nouveau-Brunswick (l’UNB), un historien et un expert-conseil en histoire. Il détient un B.A. de l’UNB ainsi qu’une M.A. et un Ph.D. de l’Université du Wisconsin.
[153] À une exception près, il a agi à titre d’expert-conseil pour le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Il a été reconnu comme expert dans 23 affaires, toujours pour le compte de la Couronne. Ce fait ne justifie pas de remettre en question l’intégrité ou l’objectivité de M. Patterson.
[154] Il était évident que M. Patterson possédait une connaissance approfondie de l’histoire des Autochtones dans la région des Maritimes. Il a été reconnu comme historien expert, capable de donner un témoignage historique au sujet des peuples autochtones de l’est de l’Amérique du Nord après le contact de ces derniers avec les Européens; de l’histoire générale de l’Amérique du Nord; de l’histoire de la colonisation française et britannique et de ses répercussions sur les Amérindiens, particulièrement sur les Mi’kmaq, les Malécites et les Passamaquoddy; et de l’histoire des politiques gouvernementales (coloniales, provinciales, impériales et fédérales) relatives aux Autochtones, en ce qui a trait aux Autochtones de l’Est du Canada, avec une attention particulière sur les Autochtones du Canada atlantique.
[155] M. Patterson était manifestement bien qualifié pour livrer son témoignage d’opinion concernant l’histoire des Autochtones dans la région du Canada atlantique. Il était un témoin crédible, coopératif et bien préparé. Toutefois, l’optique de son rapport était étroite, autant en ce qui a trait à la période visée (rien au sujet de l’histoire de la période suivant la Confédération) qu’à l’espace géographique (limité au Canada atlantique). Le témoignage de M. Patterson est moins utile que celui de M. Wicken en ces domaines.
[156] L’élément central du témoignage de M. Patterson est que, avant la période précédant la Confédération, dans la région du Canada atlantique, les Européens définissaient les « Indiens » comme étant les membres des collectivités ou des groupes indigènes qui se distinguaient par des langues et des coutumes communes, des gouvernements internes qui étaient suffisants pour leurs besoins et des territoires précis qui déterminaient leurs modes de subsistance et leur relation avec la terre et ses ressources.
[157] Il était d’avis que cette manière d’identifier les « Indiens » en tant que collectivités avait influencé les délégués des Maritimes lors du processus d’adoption de l’AANB et avait influé sur leur acceptation de l’autorité fédérale à l’égard des « Indiens et les terres réservées pour les Indiens ».
[158] M. Patterson a relevé qu’aucune collectivité métisse définie historiquement n’était née dans la période précédant l’affirmation effective du contrôle européen. De plus, le Régime français et le Régime britannique n’avaient pas reconnu de telles collectivités comme étant distinctes des sociétés indiennes, ou des sociétés de colons.
[159] M. Patterson était d’avis que l’adoption de la première Loi sur les Indiens (dont le nom français officiel était Acte des Sauvages) traduisait les lois et les politiques du Canada atlantique en matière de gestion des affaires indiennes, en particulier pour ce qui était de s’en remettre aux Autochtones pour définir leur identité, l’endroit où ils vivaient et leur nombre, ainsi que pour la conclusion de traités et l’allocation de réserves d’une manière reflétant leurs collectivités.
[160] Dans la mesure où cette expérience du Canada atlantique avait eu une influence sur les délégués de cette région, sa pertinence à l’égard des questions dont la Cour est saisie est limitée. Comme l’ont démontré d’autres témoins, la majorité des délégués du Canada atlantique étaient davantage intéressés par les aspects de la Confédération qui concernaient le libre échange avec le Centre du Canada qu’ils ne l’étaient envers la construction de la nation envisagée par M. Macdonald.
C. Gwynneth Jones (témoin des demandeurs)
[161] Mme Jones est une experte-conseil indépendante quant aux questions relatives aux Autochtones. Elle détient un B.A. et une M.A.P. de l’Université Queen’s, ainsi qu’une M.A. en histoire de l’Université York. Mme Jones a travaillé pendant 11 ans pour la Direction des Affaires autochtones du gouvernement de l’Ontario et elle possède une expertise particulière sur les questions liées aux Métis et aux Indiens hors réserve.
[162] Mme Jones est une experte-conseil autonome depuis 1995. Ses services de consultation sont répartis également entre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et les Autochtones (premières nations, Métis et Indiens hors réserve). L’équilibre au sein de la clientèle de ses services de consultation a renforcé l’impression de la Cour selon laquelle elle était un témoin averti et qu’elle était équilibrée, juste et objective, qui était imperméable aux pressions, aussi subtiles soient‑elles, d’être identifiée à un client ou à un type de client.
[163] Mme Jones a livré un témoignage d’expert dans de nombreuses affaires, y compris dans l’arrêt hautement pertinent Powley, précité, ainsi que devant la Cour, dans l’affaire Bande de Montana c. Canada, 2006 CF 261. Dans la présente instance, elle a été reconnue comme une historienne ayant une expertise au sujet des peuples autochtones du Canada, sur foi du dossier historique, avec un accent particulier sur l’Ontario et l’Ouest du Canada.
[164] Le témoignage de Mme Jones était particulièrement utile, car elle y analysait la conduite du gouvernement fédéral à l’égard des Autochtones, et surtout à l’égard des Métis, de même que l’évolution des politiques et les répercussions de celles-ci. Elle a analysé la manière dont le gouvernement fédéral avait utilisé son pouvoir sur les « Indiens », soit l’administration des peuples autochtones par le Canada, à partir de la période qui précédait immédiatement la Confédération jusqu’aux années 1930 environ, en mettant l’accent sur la période suivant la Confédération. Sa période d’analyse et la portée géographique de son témoignage concordaient bien avec le témoignage de M. Wicken.
[165] La Cour a été impressionnée par la qualité du témoignage de Mme Jones et s’appuie de manière considérable sur celui-ci. Elle était manifestement un témoin hautement crédible, et son témoignage a été particulièrement utile pour déterminer les gestes réellement posés par le gouvernement fédéral, particulièrement en ce qui a trait au traitement des Métis, ou des « half‑breeds » (métis) (tel était le nom souvent donné en anglais, généralement de manière irrespectueuse, aux personnes d’ascendance mixte indienne et européenne).
[166] Son opinion de la justification de l’octroi des pouvoirs prévus au paragraphe 91(24) au gouvernement national abonde dans le sens de celle de M. Wicken. Il s’agissait d’un moyen de favoriser l’atteinte des objectifs de la Confédération, lesquels étaient d’acquérir, de développer et de coloniser les territoires de l’Ontario et du Québec ainsi que de créer, en Amérique du Nord britannique, une entité stable, viable et capable de résister à une annexion aux États-Unis. Le contrôle sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » permettait au gouvernement central d’éteindre les titres aborigènes (souvent appelés « titres indiens ») de manière pacifique, de protéger les intérêts des Autochtones et, par conséquent, de garantir l’environnement pacifique nécessaire à l’installation des nouveaux arrivants et à l’expansion vers l’ouest.
[167] Mme Jones relève que, entre la période précédant la Confédération jusqu’à la fin des années 1930, les politiques fédérales avaient évolué de manière à établir une distinction juridique entre les « Indiens » et les « métis ». Cette distinction était le résultat, premièrement, du statut que les Autochtones avaient eux-mêmes choisi d’assumer au moment du traité/de l’accord (soit des avantages fiscaux, soit des certificats de propriété) et, deuxièmement, du processus constant d’ajustement des catégories juridiques administrées par le Canada et de réaffectation des Autochtones au sein de ces catégories.
[168] Mme Jones a rappelé que les listes de bande (souvent employées en tant que preuve historique du statut « d’Indien ») ne devraient pas être interprétées comme étant des listes exhaustives ou exclusives des personnes liées ou associées, ou comme étant des recensements de résidence. Les listes de bande (et, plus tard, les registres des Indiens) découlent des listes des bénéficiaires, et non le contraire. Les listes des bénéficiaires étaient le produit d’une tenue de dossiers à caractère ponctuel, des interprétations changeantes de la Loi sur les Indiens et des changements constants aux politiques, et ce, depuis l’époque précédant la Confédération.
[169] Le rapport de Mme Jones couvrait les trois domaines connexes suivants :
1) le contexte historique dans lequel le Parlement s’est vu attribuer la compétence sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens »;
2) les politiques et pratiques historiques du Canada en ce qui concerne sa désignation des Autochtones en tant qu’Indiens de 1850 à 1930;
3) l’élaboration des listes des bénéficiaires et l’identification des « Indiens ».
Elle a conclu que, autant dans les faits qu’en principe, on avait recours à la compétence à l’égard des Indiens prévue au paragraphe 91(24) pour traiter avec les Indiens non inscrits et les Métis.
D. Sébastien Grammond (témoin des demandeurs)
[170] Me Grammond est professeur de droit et doyen de la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa. Il a étudié dans le domaine du droit et de l’identité des peuples autochtones. Il a déclaré posséder une expertise dans les aspects interdisciplinaires du droit touchant la sociologie et l’anthropologie.
[171] Les compétences de Me Grammond en droit, surtout en droit international, ne font aucun doute. Les aspects interdisciplinaires sont plus difficiles à quantifier et à qualifier. Son rapport, ou du moins de grandes parties de celui-ci, a été contesté, partiellement parce qu’il était constitué d’énoncés de droit et/ou d’observations.
[172] La Cour a jugé que certaines parties du rapport de Me Grammond devaient être expurgées, mais que ce dernier était qualifié pour donner un témoignage d’opinion à titre de juriste universitaire interdisciplinaire ayant une expertise dans l’histoire juridique des politiques gouvernementales à l’égard des Autochtones du Canada, sur la foi de sources sociologiques et anthropologiques, avec un accent sur la période de l’après-guerre et sur l’influence des normes juridiques.
[173] Le témoignage de Me Grammond avait pour objet l’élaboration et l’influence des normes constitutionnelles et internationales sur l’exercice du pouvoir du gouvernement fédéral en vertu du paragraphe 91(24) et sur la reconnaissance d’un nombre croissant de personnes incluses dans le terme « Indiens » au sens de ce paragraphe. Il prédit que, en réponse aux pressions nationales et internationales, le Parlement étendra l’exercice de son pouvoir prévu au paragraphe 91(24) à un grand nombre de gens.
[174] La thèse et la prédiction formulées par Me Grammond dans son témoignage, aussi intéressantes soient-elles, portent sur ce que les politiques canadiennes peuvent être et devraient être. La Cour ne tranche pas les questions de politiques (cela relève du domaine du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif), mais tente plutôt d’interpréter la Constitution. La preuve relative aux politiques peut être utile pour déterminer le sens historique des mots et des concepts, ainsi que pour ajouter du contexte au litige. Les enjeux futurs en matière de politiques, aussi intéressants et importants puissent-ils être, doivent être abordés ailleurs.
E. Alexander von Gernet (témoin des défendeurs)
[175] M. von Gernet est un professeur auxiliaire en anthropologie à l’Université de Toronto. Il détient un B.A., une M.A. et un Ph.D. en anthropologie. Son Ph.D. était spécialisé en ethnohistoire et en archéologie des peuples autochtones en Amérique du Nord.
[176] Il a été reconnu comme expert dans 25 affaires devant les cours provinciales, les cours des États et les cours supérieures, ainsi que devant la Cour fédérale, toujours pour le compte de la Couronne. Il a été reconnu comme expert qualifié pour donner un témoignage d’opinion à titre d’anthropologue et d’ethnohistorien spécialisé dans l’usage de la preuve archéologique, des documents écrits et des traditions orales pour reconstituer les anciennes cultures des peuples autochtones, ainsi que l’évolution des relations entre les peuples autochtones et les nouveaux arrivants, y compris la relation entre les politiques gouvernementales et les peuples autochtones, et ce, à l’échelle du Canada et dans certaines parties des États-Unis.
[177] Le rapport de M. von Gernet avait une portée considérable et s’aventurait dans certains domaines, comme celui des politiques fédérales suivant la Confédération, qui débordaient nettement de son domaine d’expertise. Son rapport contenait trois thèmes :
1) Les Métis n’auraient pas été perçus comme étant compris dans la portée du terme « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
2) La Loi de 1870 sur le Manitoba n’étaie pas la thèse selon laquelle les sept Artisans de la Constitution considéraient que le terme « Indiens » incluait les Métis.
3) Les problèmes d’administration des traités, surtout dans les cas où des métis étaient concernés, expliquaient pourquoi le pouvoir exclusif dévolu au Parlement par le paragraphe 91(24) ne pouvait être exercé de manière efficace sans adopter l’Acte des Sauvages (tel était le nom français officiel de l’Indian Act à l’époque), qui définissait qui était un Indien.
[178] M. von Gernet s’est acquitté de sa tâche de faire son rapport de manière inhabituelle. Il ne voulait rien entendre des instructions et ne travaillait pas avec l’avocat; il était là pour exprimer ses opinions. Malheureusement, cela s’est évidemment traduit par une faible compréhension de l’affaire et des questions soumises à la Cour; par conséquent, il ne pouvait pas être aussi utile que ce que l’on aurait pu espérer.
[179] Un certain nombre d’autres problèmes plombaient aussi le témoignage de M. von Gernet. Il s’est fondé sur une base de données documentaire fournie par les défendeurs, qui n’était pas courante ou mise à jour. Il s’est appuyé abondamment sur des sources secondaires, un fait qui est devenu évident lorsqu’il ne pouvait comprendre le contexte dans lequel une grande partie de ces pièces avaient été tirées. Ses conclusions reposaient souvent sur des erreurs de compréhension; à titre d’exemple, les lacunes du Recensement de 1871 en tant qu’indicateur fiable de la population « indienne/métisse ».
[180] En général, les recherches et les conclusions de M. von Gernet n’étaient pas originales et elles reflétaient souvent, ou reprenaient pratiquement mot à mot, l’œuvre d’autres personnes, comme l’article de M. Thomas Flanagan intitulé « The Case Against Métis Aboriginal Rights » (1983), 9 Anal. de pol. 314.
[181] Malheureusement, M. von Gernet a fait preuve d’une compréhension superficielle à l’égard de nombreux documents sur lesquels il se fondait ou a été inexplicablement sélectif dans son usage de la preuve. Par conséquent, son témoignage contrastait fortement avec celui d’un bon nombre des autres témoins des deux côtés en ce qui a trait à la connaissance, à la fiabilité et à la crédibilité.
[182] Bien que la Cour n’écarte pas l’ensemble du témoignage de M. von Gernet, elle lui accorde un poids considérablement moindre dans les cas où son témoignage contredit celui des autres experts. Son rapport n’a pas bien résisté à l’examen en contre-interrogatoire et a fourni beaucoup moins d’éclaircissements à la Cour à l’égard des questions en litige soulevées dans la présente affaire.
IX. LA PREUVE HISTORIQUE
A. L’époque précédant la Confédération
[183] Compte tenu de la nature du présent litige, plus de quatre siècles d’histoire, soit depuis le premier contact entre les colons européens et la population autochtone sur le territoire qui allait devenir le Canada, ont été présentés à la Cour. Le présent jugement ne se veut pas un cours d’introduction à l’histoire canadienne, mais se concentre plutôt sur les circonstances et les événements clés qui sont pertinents quant à la question de savoir si les MINI sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24). La preuve relative à la période précédant la Confédération portait sur la signification du terme « Indiens » à cette époque et, par conséquent, sur ce que les Artisans de la Confédération avaient en tête lorsqu’il fut inséré dans le libellé des pouvoirs conférés au gouvernement fédéral, à l’article 91.
1) Le Canada atlantique
[184] Les experts des deux parties (surtout ceux des demandeurs) ont eu recours à la preuve historique exposée ci-après pour tirer des conclusions au sujet de ce que les délégués du Canada atlantique comprenaient de la [traduction] « situation indienne ». Les demandeurs se sont particulièrement fondés sur ces faits (ainsi que sur d’autres) pour tirer une proposition au sujet de ce que les Artisans de la Confédération provenant du Canada atlantique entendaient par le terme « Indiens » et, par extension, sur ce que les autres Artisans de la Confédération avaient probablement en tête.
[185] En l’absence d’un écrit historique précis en ce sens, établir ce que peut avoir compris un Artisan de la Confédération en particulier, ou l’intention de celui-ci, nécessiterait une part appréciable de conjectures et ne serait pas particulièrement fiable.
[186] Cependant, la preuve concernant la situation qui avait cours dans chaque colonie et dans chaque territoire fournit du contexte pour déterminer le sens et la portée du paragraphe 91(24). La compétence à l’égard des Indiens constituait un amalgame du pouvoir colonial ainsi que du pouvoir et de la responsabilité du gouvernement britannique relativement aux Autochtones. Cela aide à comprendre qui, ou quel type de personnes, était visé par le terme « Indiens », que ce soit avant la Confédération, dans le processus ayant mené à la Confédération, ou après la Confédération.
[187] Il y a eu 300 ans de relations entre les Européens et les Indiens dans le Canada atlantique avant la Confédération. Au moment du premier contact, les Mi’kmaq étaient installés le long des côtes de ce qui est maintenant la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. De plus, les Malécites et les Passamaquoddy faisaient partie d’un plus grand regroupement, qui était connu sous le nom d’Etchemins, dont le territoire s’étendait de la rivière Kennebec, maintenant située dans l’État du Maine, jusqu’à la rivière Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick.
[188] Les Autochtones du Canada atlantique étaient généralement organisés en petites collectivités autonomes, liées par leurs affinités culturelles plutôt que par une direction centralisée. À titre d’exemple, les Mi’kmaq étaient organisés en au moins 12 collectivités, qui comptaient chacune de 40 à 200 personnes. Chaque collectivité avait son propre territoire, dont elle se servait comme base de ressources.
[189] Les Français et les Britanniques avaient tendance à accepter la manière dont les Autochtones définissaient leurs collectivités, comme ceux‑ci s’autodéfinissaient. Les deux puissances européennes avaient aussi reconnu l’existence de petites structures de gouvernance, qui étaient adéquates pour les besoins du groupe autochtone en question.
[190] M. Patterson et M. Wicken ont tous les deux concentré leur attention sur le Canada atlantique dans leurs rapports, en examinant la manière dont la politique fédérale sur les Indiens avait façonné le mode de vie des « Indiens » dans cette région.
[191] Alors que M. Wicken a mis l’accent sur la preuve relative à ce qu’avaient vécu les Indiens au cours de la période précédant la Confédération, M. Patterson s’est concentré sur les observations et les rapports des fonctionnaires du gouvernement au cours de la période suivant la Confédération. Il n’est pas étonnant de constater que les deux experts en sont arrivés à des conclusions différentes à l’égard de ce que la situation du Canada atlantique révélait à propos de la compréhension générale du terme « Indiens » qu’avaient les Artisans de la Confédération.
[192] M. Patterson était d’avis que l’identité des Mi’kmaq, des Malécites et des autres groupes autochtones de la région était liée aux collectivités dans lesquelles ils vivaient. À cet égard, les Britanniques avaient signé des traités avec des collectivités distinctes au cours du 18e siècle. Au 19e siècle, les gouvernements locaux coloniaux des Maritimes avaient poursuivi la tradition de traiter les Autochtones comme étant des collectivités distinctes et avaient essayé de respecter le caractère collectif de ces collectivités. M. Patterson a mis l’accent sur l’aspect communautaire, ou tribal, pour définir le terme « Indiens ».
[193] Pour les motifs déjà exposés, la Cour a généralement préféré le témoignage de M. Wicken à celui de M. Patterson lorsqu’il y avait divergence d’opinions. Les approches retenues par les deux experts sont raisonnables — l’un voit les choses du point de vue des collectivités autochtones; l’autre les voit du point de vue des fonctionnaires. Cependant, pour comprendre quelle était la situation avant 1867 et quels étaient les problèmes sur lesquels les Artisans de la Confédération devaient se pencher, l’approche de M. Wicken était plus utile, car elle décelait les comportements qui étaient pertinents.
[194] M. Wicken était d’avis que la situation des Mi’kmaq et des autres groupes autochtones était plus complexe et qu’elle constituait le reflet d’une longue évolution des relations. Selon lui, les gouvernements coloniaux traitaient avec les Autochtones sans égard à l’endroit où ces derniers vivaient — dans la réserve ou hors réserve; au sein de collectivités ou dans de plus petits ménages. Peu importe leur lieu de résidence, leur mode de vie et la teinte de leur peau, les gouvernements locaux les traitaient comme des « Indiens » relevant de leur compétence. Lorsque le gouvernement fédéral avait assumé la responsabilité à l’égard des « Indiens » en 1867, il avait continué de faire ce que les gouvernements locaux faisaient auparavant.
[195] M. Patterson a examiné les observations formulées par les fonctionnaires locaux et fédéraux qui avaient été consignées dans les rapports faits à la fin du 19e siècle et au 20e siècle pour conclure que ces rapports témoignaient d’une continuité remarquable, ainsi que d’une confirmation, de la vie communautaire de l’époque précédant la Confédération. Ces rapports discutaient de la manière avec laquelle, alors qu’ils relevaient de la compétence fédérale, les Mi’kmaq et les autres collectivités autochtones s’étaient livrés à un large éventail d’activités économiques, autant dans la réserve que hors réserve (ce qui constituait une rupture par rapport au fait de seulement pratiquer l’agriculture dans les réserves, une recette qui était, depuis longtemps, un gage de succès pour les groupes autochtones).
[196] L’argument de M. Patterson, en faisant ce commentaire, était que, peu importe les répercussions qu’avaient eues les politiques gouvernementales sur la vie des Autochtones du Canada atlantique, ces derniers avaient préservé, à leur façon, les aspects de leur culture et de leur identité qu’ils chérissaient. Cette « continuité de la vie communautaire » révèle que la politique fédérale consistait à protéger des sociétés et des cultures profondément enracinées.
[197] En revanche, M. Wicken a examiné les activités et les déplacements des Mi’kmaq et des Malécites pour faire la lumière sur la manière dont la politique sur les Indiens était appliquée au niveau local. Il a fait ressortir les éléments de preuve qui démontrent que ces peuples autochtones avaient été poussés à l’intérieur des terres, souvent dans des réserves trop petites ou dont la qualité des terres était si mauvaise que les familles étaient incapables d’assurer leur subsistance au moyen de l’agriculture.
[198] Les Britanniques et les Français avaient établi des relations avec les Autochtones et avaient élaboré des politiques relativement aux Indiens, mais de manière bien différente.
[199] La relation entre les Français et les Autochtones en était surtout une d’alliance militaire ainsi que d’amitié et de cohabitation respectueuse entre les collectivités respectives. Cette relation avec les Autochtones n’avait pas été officialisée ou consignée par écrit. Elle prenait davantage la forme de visites non officielles par les chefs, d’octroi d’honneurs militaires aux chefs ainsi que de cadeaux, sous forme de fusils, de munitions, de vêtements et d’aliments.
[200] Malgré le fait que les Autochtones étaient devenus dépendants des marchandises des Français (à savoir, des contenants en métal et des fusils), les peuples mi’kmaq, malécites et passamaquoddy avaient préservé une grande partie de leur autonomie et de leur liberté d’action.
[201] Puisqu’ils dépendaient du commerce pour se procurer des marchandises européennes, les Autochtones de la région devaient entretenir des relations avec une puissance européenne.
[202] Contrairement aux Français, les Britanniques avaient établi des liens officiels avec les Mi’kmaq, les Malécites et les Passamaquoddy, au moyen de traités avec les chefs des tribus et par l’entremise des politiques des gouverneurs coloniaux, lesquels agissaient sous les directives générales de la Grande-Bretagne. Toutefois, la méthode employée et la mise en œuvre de cette méthode étaient laissées à la discrétion de la colonie. L’exigence fondamentale était que toute législation coloniale relative aux Indiens devait être conforme aux lois de la Grande-Bretagne.
[203] De 1725 à 1779, les gouverneurs des colonies avaient fait des traités avec les Mi’kmaq, les Malécites et les Passamaquoddy. Ces traités avaient été conclus entre les chefs des diverses tribus indiennes, notamment des chefs d’ascendance mixte, et les gouverneurs.
[204] Les promesses réciproques faites en 1725 et en 1726 s’inscrivaient dans un projet visant à encadrer les relations entre les Autochtones, les soldats et les colons, et, surtout, à assujettir les Autochtones au droit britannique.
[205] Les traités britanniques de paix et d’amitié avaient été conclus en vue de la colonisation et de l’expansion à venir ainsi que pour briser les forts liens que les tribus avaient tissés avec les Français.
[206] Après la guerre de Sept Ans, la Couronne britannique avait émis la Proclamation royale (1763) [L.R.C. (1985), appendice II, no 1] (la Proclamation de 1763). Il s’agissait d’un document fondamental pour l’ensemble de l’Amérique du Nord britannique, y compris pour les indigènes du continent.
[207] En plus d’établir de nouvelles colonies et d’aborder la question des assemblées générales coloniales, la Proclamation [de 1763] exposait le plan de la Grande-Bretagne à l’égard des terres non organisées et inoccupées, en imposant une restriction à l’égard des déplacements à l’ouest des Appalaches vers l’intérieur de l’Amérique du Nord, là où il y avait de nombreux Autochtones et où une guerre ou un conflit entre ces derniers et les colons aurait été inévitable.
[208] La Proclamation de 1763 avait confirmé le contrôle et l’autorité britannique quant à la manière par laquelle les terres indiennes seraient achetées ou cédées. Il était nécessaire de s’attaquer aux actes frauduleux et aux autres méfaits commis à l’endroit des Autochtones. La Grande-Bretagne reconnaissait qu’il lui incombait de protéger les Indiens et les terres indiennes :
Attendu qu’il est juste, raisonnable et essentiel pour Notre Intérêt et la sécurité de Nos colonies de prendre des mesures pour assurer aux nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection, la possession entière et paisible des parties de Nos possessions et territoires qui ont été ni concédées ni achetées et ont été réservées pour ces tribus ou quelques-unes d’entre elles comme territoires de chasse, Nous déclarons par conséquent de l’avis de Notre Conseil privé, que c’est Notre volonté et Notre plaisir et nous enjoignons à tout gouverneur et à tout commandant en chef de Nos colonies de Québec, de la Floride Orientale et de la Floride Occidentale, de n’accorder sous aucun prétexte des permis d’arpentage ni aucun titre de propriété sur les terres situées au-delà des limites de leur gouvernement respectif, conformément à la délimitation contenue dans leur commission. Nous enjoignons pour la même raison à tout gouverneur et à tout commandant en chef de toutes Nos autres colonies ou de Nos autres plantations en Amérique, de n’accorder présentement et jusqu’à ce que Nous ayons fait connaître Nos intentions futures, aucun permis d’arpentage ni aucun titre de propriété sur les terres situées au-delà de la tête ou source de toutes les rivières qui vont de l’ouest et du nord-ouest se jeter dans l’océan Atlantique ni sur celles qui ont été ni cédées ni achetées par Nous, tel que susmentionné, et ont été réservées pour les tribus sauvages susdites ou quelques-unes d’entre elles.
Nous déclarons de plus que c’est Notre plaisir royal ainsi que Notre volonté de réserver pour le présent, sous Notre souveraineté, Notre protection et Notre autorité, pour l’usage desdits sauvages, toutes les terres et tous les territoires non compris dans les limites de Nos trois gouvernements ni dans les limites du territoire concédé à la Compagnie de la baie d’Hudson, ainsi que toutes les terres et tous les territoires situés à l’ouest des sources des rivières qui de l’ouest et du nord-ouest vont se jeter dans la mer.
[…]
Attendu qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers, et afin d’empêcher qu’il ne se commette de telles irrégularités à l’avenir et de convaincre les sauvages de Notre esprit de justice et de Notre résolution bien arrêtée de faire disparaître tout sujet de mécontentement, Nous déclarons de l’avis de Notre Conseil privé, qu’il est strictement défendu à qui que ce soit d’acheter aux sauvages des terres qui leur sont réservées dans les parties de Nos colonies, où Nous avons cru à propos de permettre des établissements; cependant si quelques-uns des sauvages, un jour ou l’autre, devenaient enclins à se départir desdites terres, elles ne pourront être achetées que pour Nous, en Notre nom, à une réunion publique ou à une assemblée des sauvages, qui devra être convoquée à cette fin par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie, dans laquelle elles se trouvent situées; […]
[209] En ce qui concerne la Nouvelle-Écosse, la Grande-Bretagne avait donné instruction au gouverneur de permettre l’établissement des Blancs, dans la mesure où les besoins des Indiens étaient pris en compte. De grands lotissements de terre avaient été donnés aux colons, dans la mesure où ces lotissements n’étaient pas possédés ou revendiqués par des Autochtones.
[210] Les premières réserves de la Nouvelle-Écosse avaient été créées au cours des années 1760. Cela était généralement fait au moyen d’un permis d’occupation, lequel assurait une forme de relation fiduciaire entre les Autochtones et le gouvernement; cette caractéristique a perduré sous divers aspects jusqu’à aujourd’hui.
a) La Nouvelle-Écosse
[211] La situation en Nouvelle-Écosse, et en particulier celle des Mi’kmaq, a été utilisée en preuve pour représenter la situation dans le Canada atlantique et celle des différents peuples autochtones dans chaque colonie.
[212] Les Mi’kmaq étaient à l’origine un peuple de pêcheurs. Ils s’étaient éloignés de la côte au cours des années 1780. Il existe un débat quant à la question de savoir s’ils avaient été repoussés vers l’intérieur des terres par les colons blancs ou si leur déplacement s’expliquait par des motifs économiques, en l’occurrence, être en meilleure position pour commercer avec les colons européens.
[213] Dans les endroits où les terres étaient fertiles, les colons non autochtones avaient empiété sur leurs terres, et les gouvernements s’étaient rangés du côté des colons canadiens d’origine européenne (ou principalement canadiens d’origine européenne) au détriment des Autochtones quant à la question de l’empiétement. Cela s’était, en fin de compte, soldé par la marginalisation de la participation des Mi’kmaq à la vie économique de la Nouvelle-Écosse, ce qui avait entraîné les familles à vivre hors réserve, ou à vivre en alternance dans une réserve et hors réserve, ainsi qu’à se disperser aux quatre coins de la province.
[214] En 1864, il y avait environ 28 réserves mises de côté pour les Mi’kmaq, mais beaucoup d’entre elles n’étaient pas occupées. Un certain nombre de Mi’kmaq avaient quitté leur réserve et avaient érigé des campements à divers endroits situés dans ce qu’ils considéraient être leur propre territoire, pour pratiquer la pêche et le piégeage (en hiver) ainsi que pour cueillir du bois allant servir à la confection de biens de menuiserie, qu’ils vendaient aux commerçants et aux agriculteurs.
[215] Un grand nombre de Mi’kmaq s’étaient retrouvés à Halifax, à Sydney ou à Yarmouth, ce qui avait occasionné des problèmes avec la population canadienne d’origine européenne qui vivaient dans ces villes.
[216] Fait important pour les besoins de la présente affaire, en 1864, la majeure partie de la population mi’kmaq était, à des degrés variables, métissée.
[217] Au cours de cette période, les agents des Indiens avaient compilé les données de recensement concernant les Autochtones vivant dans une réserve et hors réserve, mais ne faisaient pas toujours de distinction quant aux personnes qui avaient conclu des mariages mixtes. Ces personnes étaient parfois désignées comme étant des « métis »; les métis étaient parfois considérés comme des « Indiens », mais pas toujours. Même lorsqu’un métis s’identifiait comme étant un « Indien », celui-ci n’était pas nécessairement inscrit en tant qu’Indien dans le recensement.
[218] Il ressort de la preuve que le terme « Indiens » s’entendait d’une variété de personnes et de divers degrés de lien avec l’identité autochtone.
[219] La Cour accepte l’idée du témoignage de M. Wicken, selon laquelle les Mi’kmaq étaient traités comme des « Indiens » à cette époque-là, en dépit de l’élément de métissage, et que la propension des Mi’kmaq à « vagabonder » (comme on la décrivait à l’époque) avait eu une incidence sur la création de la compétence fédérale sur les Indiens.
[220] Au cours des années 1840, après que la compétence à l’égard des Indiens avait été transférée du gouverneur à l’Assemblée législative, la politique était d’aider les Mi’kmaq à devenir autosuffisants et à ne plus compter sur le gouvernement pour obtenir de la nourriture et des provisions.
[221] Les Mi’kmaq ayant migré dans les villes ne pouvaient subvenir à leurs besoins et ils devaient recevoir de l’aide gouvernementale. Au cours des années 1850, un grand nombre de Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse vivaient dans la pauvreté, ce qui avait contraint la législature à leur allouer des fonds supplémentaires pour leur permettre d’acheter des provisions.
[222] Les fonds alloués aux Mi’kmaq pour leur permettre de subvenir à leurs besoins constituaient un grave problème politique qui faisait l’objet de querelles constantes au sein de la législature. Tenter de « civiliser » les Mi’kmaq (pour faire en sorte qu’ils soient plus européens en ce qui a trait à leur apparence, à leurs valeurs et à leur éducation) entraînait des coûts potentiels importants. M. Wicken était d’avis que la Nouvelle-Écosse n’avait pas les moyens de recourir à ce processus. La colonie n’avait pas de pouvoir de taxation et pouvait seulement recueillir les fonds au moyen de l’imposition de tarifs douaniers et de la vente de terres de réserve excédentaires.
[223] L’élimination de ce fardeau était l’un des avantages ayant découlé de la création de la compétence fédérale sur les Indiens.
[224] Avant le processus ayant mené à la Confédération, la Nouvelle‑Écosse avait compétence sur les Indiens (les Mi’kmaq) et leurs réserves. Les Mi’kmaq comprenaient les gens d’ascendance mixte, lesquels étaient considérés comme des Indiens. Le fardeau financier et administratif que représentait la population indienne s’alourdissait, alors que l’assiette de revenus de la colonie était sur le point de diminuer (en raison de la nouvelle politique commerciale britannique).
[225] La situation dans la colonie du Nouveau‑Brunswick ressemblait beaucoup à celle de la Nouvelle‑Écosse, quoique les groupes autochtones habitant ce territoire étaient les Malécites et les Passamaquoddy. Le Nouveau‑Brunswick a fait partie de la Nouvelle‑Écosse jusqu’en 1784.
[226] Au moment de la création du Nouveau‑Brunswick, le gouvernement de cette colonie avait adopté les mêmes politiques et la même approche que la Nouvelle‑Écosse à l’égard des Indiens; ce gouvernement était, d’un point de vue économique, sensiblement dans la même situation que celui de la Nouvelle‑Écosse.
[227] Peu de choses sont connues à propos des Mi’kmaq de l’Île-du-Prince-Édouard (du moins, selon les experts ayant témoigné), mais ils y étaient présents au moment de la Confédération.
[228] Trois réserves avaient été créées sur l’Île-du-Prince‑Édouard par mesure de nature privée — le gouvernement n’en avait créé aucune. Ces réserves privées avaient ultimement été prises en charge par le gouvernement fédéral. La compétence de la colonie sur les Indiens avait été transférée au gouvernement fédéral aux termes des Conditions de l’adhésion de l’Île-du-Prince-Édouard [L.R.C. (1985), appendice II, no 12] en 1873.
d) Terre-Neuve-et-Labrador
[229] Bien que la province de Terre-Neuve-et-Labrador se soit jointe au Canada seulement en 1949, les expériences vécues dans cette colonie sont devenues pertinentes pour les discussions qui ont plus tard eu lieu sur la portée du terme « Métis » et de l’usage de la compétence prévue au paragraphe 91(24).
[230] Le peuple indigène de l’île de Terre-Neuve, les Béothuks, s’était éteint avant que le régime colonial britannique eût pu établir des relations avec eux. Bien que d’autres groupes autochtones, comme les Mi’kmaq, les Montagnais et les Montagnais-Naskapi, aient habité l’île après la fin des années 1700, ils n’étaient, pour les Britanniques, que des partenaires commerciaux.
[231] En ce qui concerne le Labrador, comme l’a conclu le juge Fowler dans la décision Labrador Metis Nation v. Newfoundland and Labrador (Minister of Transportation and Works), 2006 NLTD 119 (CanLII), 258 Nfld. & P.E.I.R. 257 (Labrador Metis Nation), il y avait eu mélange d’Européens et d’Inuits le long de la côte, ce qui avait engendré ceux connus aujourd’hui comme les Métis du Labrador.
[232] Les Métis du Labrador ne vivaient pas au sein de collectivités fixes, parce qu’ils embrassaient un mode de vie nomade, qui était dicté par la présence saisonnière des animaux, des poissons et de la flore. En raison du fait que leur mode de vie était aussi orienté en fonction de la pêche, ces Métis avaient une perception régionale de l’établissement très similaire à celle des Métis du secteur supérieur des Grands Lacs (voir Powley, précité, au paragraphe 25).
2) Le Québec et l’Ontario (Bas-Canada et Haut-Canada)
[233] Dans leur mémoire des faits et du droit, les deux parties se sont fondées sur le témoignage de M. Wicken en ce qui avait trait aux faits généraux, dont la plupart sont bien connus de l’histoire canadienne, qui se sont produits dans cette région au cours de la période allant, approximativement, de la Proclamation [de 1763] jusqu’à la Confédération.
[234] La Proclamation [de 1763] prévoyait notamment un gouvernement au Québec. L’Acte de Québec de 1774, 14 Geo. III, ch. 83 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 2], une loi du Parlement britannique, avait créé la colonie de Québec, qui englobait une grande partie de l’actuel territoire du Sud de l’Ontario ainsi que du Sud du Québec.
[235] En 1774, ainsi que durant les années menant à la fin de ce siècle, la colonie de Québec était dotée d’un régime colonial, mais n’avait pas d’assemblée élue. L’Acte constitutionnel de 1791, 31 Geo. III, ch. 31 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 3], avait séparé la colonie, généralement le long de la rivière des Outaouais, en deux provinces, qui étaient devenues le Haut-Canada et le Bas-Canada. Cet acte prévoyait que le Haut‑Canada et le Bas‑Canada seraient tous deux dotés d’une assemblée élue, d’un gouverneur général et d’un conseil exécutif, mais non d’un gouvernement responsable.
[236] Au cours de cette période, les assemblées élues des deux colonies étaient constamment en conflit avec leurs conseils exécutifs. Cela avait conduit à la rébellion armée de 1837, laquelle avait mené au rapport de lord Durham [Report on the Affairs of British North America, Toronto : Robert Stanton, 1839], qui recommandait l’union du Haut-Canada et du Bas‑Canada en une seule colonie, la Province unie du Canada, dotée d’une seule assemblée, mais de deux conseils législatifs distincts. L’Acte d’union, 1840 (Acte pour Réunir les Provinces du Haut et du Bas Canada, et pour le Gouvernement du Canada, 3 & 4 Vict., ch. 35 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 4]) avait eu pour effet d’instaurer ce régime dès 1841, avec une assemblée élue au sein de laquelle le Haut-Canada et le Bas-Canada comptaient le même nombre de représentants.
[237] Il y avait deux colonies sur le territoire de l’actuelle Colombie‑Britannique : à savoir l’Île de Vancouver, constituée par loi impériale en 1849, et la Nouvelle‑Calédonie, constituée par loi impériale en 1858. Ces deux colonies avaient ensuite été regroupées en 1866 [The British Columbia Act, 1866 (R.-U.), 29 & 30 Vict., ch. 67].
[238] En date de 1867, il y avait, en Amérique du Nord britannique, des colonies indépendantes en Colombie‑Britannique, dans le Haut-Canada et le Bas-Canada (la Province unie), au Nouveau‑Brunswick, en Nouvelle‑Écosse, à l’Île-du-Prince‑Édouard et à Terre-Neuve; ces colonies ayant chacune leur propre expérience à l’égard des Autochtones.
[239] Chaque colonie avait au moins un texte législatif qui portait sur les Autochtones.¸
[240] Au milieu des 1860, il y avait eu une longue période de colonisation et d’interaction entre les Autochtones et les colons européens dans ce qui est maintenant connu comme le corridor Québec-Windsor. Il s’en était suivi que plusieurs réserves avaient été constituées dans cette région et qu’il y avait eu beaucoup de mariages mixtes entre les Autochtones et les non-Autochtones. Ces mariages étaient si nombreux qu’il ne restait que peu d’Autochtones « de sang pur ».
[241] Un bon nombre d’Autochtones pratiquaient l’agriculture sur les terres de réserve. Ils étaient propriétaires, ou avaient le droit d’être propriétaires, de lots de terre dont la superficie était souvent de 25 à 30 acres.
[242] Ces Autochtones étaient intégrés dans l’économie de travail rémunéré de leur environnement, et souvent au-delà de leur région locale. Ils pouvaient quitter la réserve à certains moments de l’année pour pêcher et chasser, mais ils revenaient toujours dans les réserves.
[243] Selon l’opinion d’experts, les Artisans de la Confédération qui provenaient de la Province unie, surtout sir John A. Macdonald, auraient eu une connaissance approfondie des Autochtones vivant dans le corridor Québec‑Windsor, connaissance découlant du long historique de relations depuis l’époque précédant la Proclamation de 1763 ainsi qu’en raison de l’interaction considérable du gouvernement avec les Autochtones après 1763. Ces Artisans de la Confédération avaient accès à des documents relativement détaillés, y compris six rapports de commission concernant les affaires autochtones produits par divers organismes gouvernementaux entre 1828 et 1859, auxquels la Cour fera référence plus loin.
[244] En ce qui a trait au territoire situé à l’extérieur du corridor Québec‑Windsor, les Anishinabe étaient le principal peuple autochtone dans la région allant du lac Simcoe jusqu’à Sault Ste. Marie. L’agriculture étant une activité moins viable au fur et à mesure qu’on se dirige vers le nord dans le Bouclier canadien, les Anishinabe passaient une partie de l’année dans les réserves et une autre hors réserve, pour chasser et pêcher.
[245] Les réserves situées dans cette région avaient été établies entre 1830 et 1850, en conséquence de la Proclamation [de 1763] et des cessions découlant des traités.
[246] Les traités Robinson‑Huron et Robinson‑Supérieur, signés en 1850, couvraient le territoire situé au nord de cette région, jusqu’à la rive nord du lac Supérieur.
[247] Une fois de plus, les Anishinabe étaient le peuple principal, et, à l’exception de ceux installés sur l’île Manitoulin, ne vivaient pas dans des réserves.
[248] Encore plus au nord, les territoires constituant de nos jours le Nord de l’Ontario et le Nord du Québec n’avaient pas été cédés et allaient être transférés après la Confédération.
[249] Dans cette région plus nordique, les gens avaient tendance à vivre dans de petits habitats groupés le long des rivières ou des lacs pendant les mois d’été, et à migrer en petits groupes de chasseurs vers l’intérieur des terres pendant les mois d’hiver. Ces groupes autochtones pouvaient être composés d’une à cinq familles et se déplaçaient sur un territoire précis.
[250] Un fait particulièrement pertinent quant à la présente affaire est qu’on retrouvait, parmi les peuples habitant cette région, des personnes d’ascendance mixte, qui descendaient habituellement de femmes autochtones et de commerçants de fourrures français ou anglais. Ces « métis » vivaient parfois au sein des collectivités autochtones. La plupart de ces métis « vagabondaient », à l’instar d’autres Autochtones.
[251] Les Artisans de la Confédération (y compris ceux qui étaient présents à la Conférence de Charlottetown de 1864) auraient eu une connaissance limitée de ces populations et des habitudes de celles-ci. Il existait toutefois une certaine prise de conscience à leur égard, en raison des expéditions de Palliser et de Hind, ainsi que d’autres rapports qui traitent des territoires non colonisés situés à l’ouest et au nord du Haut‑Canada et du Bas‑Canada.
[252] Il semble peu contesté, selon la preuve, que les Artisans de la Confédération s’attendaient à ce que ces territoires soient cédés par la Couronne britannique après la Confédération et qu’ils soient ouverts à la colonisation, au développement et à l’expansion, ce qui entraînerait une réforme sociale, et, conformément aux mœurs de l’époque, « civiliserait » les Autochtones.
[253] M. Wicken était d’avis que :
[traduction] Pour accomplir toutes ces choses, comme je l’ai mentionné auparavant, ils (les Artisans de la Confédération) avaient besoin […], comme en Nouvelle‑Écosse et dans d’autres endroits du nouveau Dominion, avaient besoin d’un vaste pouvoir pour prendre des mesures à l’égard de ces gens.
[254] Par conséquent, la situation des Autochtones dans le Haut‑Canada et dans le Bas‑Canada avant la Confédération était multidimensionnelle et complexe. Elle se caractérisait par un éventail d’activités, de modes de vie et de compositions des peuples autochtones, allant des collectivités quasi urbaines comme Kahnawake (située en face de Montréal), jusqu’à celles des grands espaces du Nord du Québec et de l’Ontario; des établissements stables où l’on pratiquait l’agriculture dans les réserves, qui étaient dotées de résidences et d’institutions religieuses, lesquelles reflétaient, d’une certaine manière, le mode de vie des non-Autochtones, jusqu’à la situation des semi-nomades vivant dans les régions éloignées. Les régions dans lesquelles la population était plus fixe avaient leurs propres problèmes, qui mettaient en relief la nécessité de protéger l’intégrité des réserves ainsi que de pouvoir définir qui pouvait vivre dans les réserves et qui ne pouvait pas y vivre. Dans ces régions, l’empiètement par les Canadiens d’origine européenne (nombreux d’entre eux étaient des escrocs et des bandits) et les mauvais traitements qu’ils infligeaient aux Autochtones constituaient un important problème.
[255] Deux collectivités, celle de Kahnawake et celle des Six Nations de la rivière Grand, ont été décrites comme étant représentatives des problèmes qui existaient dans le Haut‑Canada et dans le Bas‑Canada.
a) Kahnawake
[256] Cette réserve située de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, en face de l’extrémité ouest de Montréal, avait été concédée par les Pères Jésuites en 1667. Bien avant la Conférence de Québec de 1864, des canadiens d’origine européenne vivaient dans la réserve et se mariaient avec les femmes mohawks.
[257] À la fin des années 1840 et au début des années 1850, le contrôle des Autochtones sur les terres de réserve était mis en danger par les mariages entre les hommes blancs et les femmes autochtones. Lorsque les « hommes blancs » épousaient une personne de la collectivité autochtone, ils demandaient d’avoir accès à la terre et aux conseils politiques dans la réserve.
[258] Le gouvernement avait répondu à cette situation en modifiant la législation, de manière à exclure les hommes blancs de la réserve, en les définissant d’une manière qui garantissait qu’ils n’auraient pas accès à ces terres et qui, par conséquent, ne leur permettrait pas d’être admis au sein des conseils de la réserve de Kahnawake.
b) Les Six Nations de la rivière Grand
[259] Le problème dans ce cas-là n’était pas les gens qui épousaient des membres de la collectivité, mais plutôt celui des squatters blancs vivant dans la réserve des Six Nations, surtout dans le canton de Tuscarora.
[260] De Conseil des Six Nations se plaignait continuellement auprès du gouvernement, lequel avait ultimement ordonné aux squatters de quitter le territoire. La violence avait éclaté dans la réserve à la fin des années 1840, lorsque le gouvernement avait tenté d’expulser les squatters.
c) Les répercussions de ces problèmes
[261] Les demandeurs étaient d’avis que ces questions, ainsi que les autres plaintes et problèmes de même nature, auraient donné l’impression aux Artisans de la Confédération qui provenaient du Haut‑Canada et du Bas-Canada qu’il était nécessaire de protéger les réserves au moyen d’une loi, et qu’ils avaient besoin d’être habilités à adopter une telle loi, afin de pouvoir définir qui pouvait vivre dans une réserve et qui ne pouvait y vivre.
[262] M. Wicken était d’avis que ceux qui cherchaient à obtenir la compétence à l’égard des « Indiens » auraient eu en tête que celle‑ci comprendrait le pouvoir en matière de réinstallation, de colonisation, d’assistance publique, d’éducation, de réforme sociale et économique et de « civilisation ».
[263] M. Wicken a aussi fait référence à d’autres documents, tels les écrits du père Marcoux, un missionnaire parmi les Mohawks de Kahnawake, qui avait écrit ce qui suit à l’égard des métis et des « Indiens » :
[…] “aucune différence; l’éducation, qui est la même, leur donne absolument les mêmes idées, les mêmes préjugés, et le même caractère, parce qu’ils ne parlent que la même langue.”
Le père Marcoux avait ajouté que les métis et les « Indiens » étaient traités de la même manière aux yeux de la loi et qu’ils jouissaient des mêmes droits.
[264] Les métis et les « Indiens » avaient en commun l’usage de la langue mohawk et la tradition de la maison longue, des liens de parenté en raison des mariages entre Blancs et Autochtones ainsi que des liens culturels, par l’entremise, entre autres, de la chasse et de la religion (le catholicisme).
[265] M. Wicken était d’avis que, avant la Confédération, il était entendu, du moins par les Artisans de la Confédération, que le terme « Indiens » incluait les métis. Pour arriver à cette conclusion, M. Wicken s’est fondé, en plus des questions auxquelles renvoyaient les paragraphes précédents, sur les lois sur les Indiens ou les lois concernant les Indiens qui dataient de l’époque précédant la Confédération, parce que [traduction] « en ce sens, le droit constitue le reflet de la réalité sociale, ou aborde ce que les législatures estiment être des problèmes existants au sein de la société ».
[266] Selon M. von Gernet, en raison du caractère diversifié de la population d’ascendance mixte, les Artisans de la Confédération avaient peu d’intérêt envers les métis ayant le mode de vie des « Blancs ». En résumé, il était d’avis que, alors que les « Indiens » incluaient les gens d’ascendance mixte, ces derniers n’étaient pas tous perçus comme étant des « Indiens ».
[267] M. Wicken a répliqué à cette thèse en affirmant que les personnes métissées étaient reconnaissables par leurs traits, tels qu’une chevelure ou un teint plus foncé. Un autre problème était que, malgré le fait que de nombreux métis ne voulaient pas être identifiés comme étant des « Indiens », ceux-ci ne pouvaient pas surmonter les stéréotypes qui existaient au sein des « Blancs », particulièrement chez les Blancs en position d’autorité. Ils étaient étiquetés comme des « Indiens », peu importe leur mode de vie, en raison du fait qu’ils étaient apparentés aux Autochtones et en raison de leur ascendance.
3) Les lois antérieures à la Confédération
[268] Entre 1842 et 1867, les colonies de l’Amérique du Nord britannique avaient adopté diverses lois concernant les Indiens. La Colombie‑Britannique en avait adoptées six; le Bas‑Canada, trois; le Haut‑Canada, six; la Nouvelle‑Écosse, neuf; le Nouveau-Brunswick, deux; l’Île‑du‑Prince‑Édouard, une; la Province du Canada, dix-sept.
[269] Un bon nombre de ces lois ne contenaient pas de définition du terme « Indien »; beaucoup d’entre elles étaient hautement circonstancielles. Cependant, des extraits de ces lois démontrent que les législateurs tentaient de s’occuper des questions liées aux Autochtones de sang pur et aux personnes métissées, de la problématique des mariages conclus entre un Indien et un non Indien, et des situations qui avaient cours dans une réserve ainsi que hors réserve. Dans cette mesure, ces problèmes existent toujours aujourd’hui.
[270] À l’égard de la loi de 1850 intitulée Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S. Prov. C. 1850 (13 & 14 Vict.), ch. 42, on a demandé à M. Wicken (en tant qu’historien) si, au titre de cette loi, une personne devait être de sang pur pour être définie comme étant un Indien. Selon son interprétation, ce n’était pas le cas, et il affirme que cette conclusion [traduction] « correspond à ce que nous avons vu dans d’autres documents historiques antérieurs à cette époque‑là ».
[271] L’article V de cette loi prévoyait que le terme « Indiens » [« Sauvages » dans la Loi] comprend toutes les personnes s’étant mariées avec des Indiens et vivant avec ceux-ci, ainsi que leur descendance. Plus précisément, la loi énonçait que :
V. […]
Troisièmement. Toutes personnes résidant parmi les sauvages, dont les parents des deux côtés étaient ou sont des sauvages de telle tribu ou peuplade, ou ont droit d’être considérés comme tels […]
seraient des « Indiens ».
[272] Selon M. Wicken, cette loi, d’autres lois ainsi que d’autres écrits et documents de cette époque établissent que les métis étaient inclus dans la portée du terme « Indiens », et qu’il n’était pas nécessaire qu’un métis vive dans une réserve ou dans une collectivité indienne pour être un « Indien ».
[273] M. Wicken, en se fondant sur cette interprétation, a conclu que les Artisans de la Confédération auraient eu pour intention que le terme « Indiens » au sens de la Constitution, ainsi que la compétence à l’égard de ceux-ci qui y était rattachée, soient interprétés largement, pour que l’État fédéral soit capable de composer avec le caractère diversifié et complexe de la population autochtone, sans égard à leur degré de métissage, à leur système économique, à leur lieu de résidence ou à leur culture.
[274] M. von Gernet et M. Patterson contestent cette interprétation et cette conclusion, et ils affirment que les Artisans de la Confédération n’auraient pas eu d’intérêt à s’occuper des métis qui n’étaient pas reconnus comme des membres d’une bande ou qui avaient adopté le mode de vie des Blancs. M. von Gernet a affirmé que ces métis-là n’auraient pas été considérés comme des personnes admissibles aux avantages accordés aux Indiens défavorisés.
[275] Mme Jones était d’avis que la législation des années 1850 relative aux Indiens semblait prévoir une marge de manœuvre maximale, qui permettait une souplesse administrative dans les cas où le terme « Indiens » devait comprendre des personnes ayant conclu des mariages mixtes ou des personnes d’ascendance mixte, lesquelles vivaient comme des membres d’une tribu ou d’une bande, dans la réserve de cette tribu ou de cette bande. Cependant, en raison du fait qu’une grande partie des relations avec les « Indiens » était axée sur des considérations de politique, les Artisans de la Confédération voulaient, et avaient besoin, d’un large pouvoir pour assurer la plus grande souplesse possible.
[276] Dans la loi du Bas-Canada intitulée Acte pour abroger en partie et amender un acte intitulé : Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, S. Prov. C. 1851 (14 & 15 Vict.), ch. 59 (30 août 1851), le gouvernement colonial avait abordé le problème (qui s’est perpétué jusqu’à l’époque actuelle) des mariages conclus entre Indiens et non Indiens. Le problème en cause était celui des hommes blancs qui épousaient des femmes mohawks et qui pouvaient avoir accès aux terres et aux conseils politiques (ce problème a été abordé au paragraphe 257 [des présents motifs], relativement à Kahnawake).
[277] Conformément à cette modification législative, les femmes non autochtones qui épousaient des Autochtones d’une réserve étaient des Indiennes, mais les hommes non autochtones faisant de même n’étaient pas des Indiens. De plus, les enfants des femmes non autochtones qui s’étaient mariées avec des Autochtones, ainsi que leurs descendants, étaient des Indiens. Par conséquent, ces métis étaient qualifiés d’Indiens. Il n’était pas nécessaire pour ces derniers, ainsi que pour leurs descendants, de vivre dans une réserve pour continuer d’être définis comme des Indiens.
[278] Les experts ont généralement reconnu qu’au cours de cette période des années 1850, la politique gouvernementale évoluait aussi vers l’assimilation, la « civilisation » et l’émancipation. Il s’agissait d’une réalité de la politique à l’égard des Indiens à cette époque, et ce n’est qu’alors que le 20e siècle était bien entamé que le gouvernement s’est éloigné de cette politique d’inclusion (selon les termes de la société européenne) pour y préférer une politique d’exclusion (parfois pour promouvoir le mode de vie unique de la population autochtone); parfois, les mesures prises par le gouvernement variaient entre les deux extrémités de ce spectre.
[279] La loi promulguée par M. Macdonald le 10 juin 1857, intitulée Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857 (20 Vict.), ch. 26, qu’il avait lui-même rédigée, constitue un bon exemple de cette politique d’inclusion. Cette loi s’appliquait à ce qui s’appelait alors le Canada‑Est et le Canada‑Ouest.
[280] L’objectif de cette loi était de mettre en œuvre la politique du département des Affaires indiennes de la Province unie du Canada visant la réforme des Autochtones, de manière à ce que ces derniers s’intéressent à la propriété privée, adoptent des comportements moraux appropriés, apprennent à pratiquer l’agriculture de manière adéquate et participent par ailleurs au commerce.
[281] L’importance de cette loi, ainsi que la politique qui la sous-tendait, s’explique par le fait qu’elle conférait un pouvoir sur des éléments comme la réinstallation, la colonisation, l’assistance publique, l’éducation ainsi que la réforme sociale et économique. M. Macdonald et les autres Artisans de la Confédération avaient probablement en tête la portée de ces pouvoirs lors de la création de la compétence fédérale sur les Indiens.
[282] Dans cette loi, un métis pouvait avoir le statut d’Indien et pouvait vivre hors réserve ou parmi une collectivité indienne sans perdre son statut.
[283] En 1859, le gouvernement avait édicté une loi refondue intitulée Acte concernant la civilisation et l’émancipation des Sauvages, S.C.C. 1859 (22 Vict.), ch. 9. Cette loi prévoyait que les personnes métisses pouvaient être des « Sauvages » et que celles-ci n’avaient pas l’obligation de vivre dans une réserve ou au sein d’une collectivité indienne.
[284] Les six lois relatives aux Indiens adoptées par la Province du Canada entre 1850 et 1861 étaient hautement circonstancielles et, dans certains cas, reflétaient les différences de l’époque entre le Haut‑Canada et le Bas‑Canada. Ces lois concernaient une multitude de sujets, comme la réception des rentes, les parts dans les terres de réserve, la protection contre le recouvrement de créances, la vente d’alcool et la prohibition de l’alcool.
[285] Toute définition du terme « Indien » était établie d’une manière qui correspondait à l’objectif de la loi. À titre d’exemple, l’exigence de vivre dans une réserve était importante pour les besoins de l’Acte concernant les Sauvages et les terres des Sauvages, S.R.B.C. 1860, ch. 14, articles 10 et 11, qui avait pour but de protéger les propriétés indiennes situées dans la réserve contre les saisies effectuées par les marchands blancs à titre de recouvrement de créances. D’autres lois ne contenaient pas une telle exigence de résidence.
[286] Sous le régime de la loi de la Nouvelle‑Écosse, intitulée Act of Indians, R.S.N.S. 1859, ch. 58, des articles tels que des vêtements ou des couvertures pouvaient être distribués aux « Indiens », sans égard aux questions de savoir s’ils étaient d’ascendance mixte, s’ils vivaient dans la réserve ou hors réserve, ou s’ils étaient intégrés dans les collectivités indiennes.
[287] Voici le portrait global en ce qui concerne les lois relatives aux Indiens au moment où se sont amorcés les débats sur la Confédération, en 1864 : les personnes d’ascendance mixte étaient reconnues comme étant des « Indiens »; celles dont l’ascendance mixte était plus directe (les métis) étaient aussi, dans la plupart des cas, considérés comme des « Indiens », et le fait de résider dans une réserve n’était pas nécessairement une exigence pour être reconnu comme un « Indien ». Les éléments objectifs et subjectifs de l’identification, qui ont été élaborés de façon plus approfondie dans la jurisprudence récente, étaient implicites dans la manière dont le législateur et la société abordaient la question de savoir qui était un « Indien ».
4) Les rapports sur les Indiens datant de la période précédant la Confédération
[288] Au moment des discussions concernant la Confédération, les Artisans de la Confédération avaient à leur disposition un certain nombre de rapports portant sur la situation des Indiens dans ce qui allait devenir le Canada. Il y avait, à tout le moins, certains Artisans de la Confédération ayant une connaissance de la situation des Indiens, dont M. Macdonald, qui était chargé des Affaires indiennes dans le Haut‑Canada.
[289] Les premiers rapports, comme le rapport de 1827–1828 du major-général Darling, avaient identifié les tribus du Haut-Canada et du Bas-Canada. En 1829, les Affaires indiennes de la colonie étaient passées d’une administration militaire à une administration civile, au sein de laquelle un surintendant en chef devait veiller sur les intérêts de l’ensemble des tribus indiennes.
[290] En 1845, l’attention avait commencé à être axée sur la composition de ces tribus. La Commission Bagot avait été mise sur pied dans la Province du Canada en 1842, pour faire enquête sur l’administration des indemnités annuelles. Les surintendants résidents (les fonctionnaires affectés aux Affaires indiennes) avaient fourni des réponses à une variété de questions. L’un des aspects couverts par ce rapport était l’étendue des mariages mixtes, et, par conséquent, la proportion de personnes d’ascendance mixte au sein des tribus. La plupart des tribus étaient composées d’une quantité considérable de personnes d’ascendance mixte.
[291] À la question libellée « Parmi les Sauvages qui sont sous votre surintendance, quelle est la proportion des métis », le père Marcoux, qui était missionnaire à Kahnawake (à l’époque nommée Caughnawaga), avait donné la réponse suivante, qui était fort représentative :
Si l’on entend par métis ceux qui ont la moitié ou moins de sang Sauvage, ils sont très nombreux. Au Sault St. Louis, on ne trouverait pas peut être dix Sauvages, pur sang. On a, il y a peu d’années, bien injustement retranché les équipemens annuels à quelques uns de ces métis, tandis qu’on les donne à d’autres qui sont moins Sauvages, et que dans les autres villages on ne fait aucune distinction […]
[292] En 1856, la Commission Pennefather avait été mise sur pied pour se pencher sur la meilleure façon d’assurer le progrès et la civilisation des tribus, ainsi que d’administrer les biens des Indiens pour leur compte, sans nuire à la colonisation du pays. Les conclusions du rapport Pennefather de 1858 étaient similaires à celles du rapport Darling en ce qui a trait aux personnes métisses vivant au sein des tribus indiennes. M. Pennefather avait relevé que, dans le Bas‑Canada, les Indiens étaient d’ascendance mixte (canadienne d’origine européenne et Autochtone) et qu’ils avaient continué de travailler comme canotiers et voyageurs pour la CBH, ou comme draveurs et pilotes sur le fleuve Saint-Laurent. Le métissage était si répandu que M. Pennefather avait fait remarquer [traduction] « qu’il [était] rare de compter une seule personne de sang pur parmi eux ».
[293] M. Palliser avait été envoyé pour cueillir des renseignements au sujet de l’environnement, de la valeur des terres et des ressources et de la possibilité de construire un chemin de fer reliant le Canada et le Nord-Ouest. Il avait conclu qu’il n’y avait pas d’obstacles à la construction d’un chemin de fer entre la rivière Rouge et la base orientale des Rocheuses.
[294] Dans le rapport Palliser, les habitants du Nord-Ouest étaient répartis en catégories, à savoir les Indiens, les Esquimaux, les Blancs et les métis. Les Blancs étaient décrits comme étant principalement des colons orcadiens et écossais, ainsi que leurs descendants, vivant dans la colonie de la Rivière-rouge; les métis quant à eux étaient décrits comme étant les enfants de Blancs et d’Autochtones, ainsi que leurs descendants.
[295] Le rapport Palliser ainsi qu’un autre rapport datant de la même époque, le rapport Hind, lequel portait aussi sur la question de la construction d’un chemin de fer, démontraient que les habitants du Nord‑Ouest étaient de diverses origines et que les personnes d’ascendance indienne n’étaient pas un groupe homogène.
[296] Dans les années 1850, il était de notoriété publique que le bail consenti à la CBH sur ce vaste territoire du Nord-Ouest et du Nord (qui constitue la majeure partie du Canada actuel) était sur le point d’expirer et qu’il ne serait pas renouvelé. Le Parlement britannique avait mis sur pied un comité spécial pour présenter un rapport sur la CBH à la Chambre.
[297] Le rapport du comité spécial a déjà joué un rôle significatif dans l’élaboration du droit constitutionnel canadien. Ce rapport était l’un des principaux documents auxquels la Cour suprême du Canada a fait référence dans le Renvoi sur les Esquimaux, précité (qui sera abordé plus en détail plus tard). M. Wicken et M. von Gernet avaient chacun leur propre avis au sujet de ce que la Cour suprême du Canada avait fait ou n’avait pas fait. Il revient plutôt aux tribunaux de trancher cette question. La Cour suprême du Canada était d’avis que les Esquimaux (ou, pour employer un terme plus approprié, les Inuits) était des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[298] Les données de recensement contenues dans le rapport du comité spécial auxquelles avait fait référence la Cour suprême du Canada dans son arrêt [à la page 123] contenait le commentaire suivant :
[traduction] Les estimations auxquelles nous faisons référence se retrouvent sous l’en-tête « Établissements de la Compagnie de la Baie d’Hudson, en 1856, et le nombre de Sauvages les fréquentant ». Après une longue liste de noms de postes et de localités, ainsi que du nombre de sauvages fréquentant chaque poste, l’annexe suivante apparaît :
Ajouter les Blancs et les métis du territoire de la baie d’Hudson, non inclus …….. 6 000
Ajouter les Esquimaux non énumérés ………………………………………………... 4 000
Total ………………………………………………………………………………………. 158 960
__________________
Les tribus sauvages énumérées en détail dans le dénombrement précédent peuvent être classifiées comme suit :
Sauvages de la Forêt à l’Est des Montagnes Rocheuses ………………………….. 35 000
Sauvages de la Prairie (Pieds noirs, etc.) ……………………………………………. 25 000
Les Esquimaux …………………………………………………………………………... 4 000
Sauvages fixés dans le Canada ……………………………………………………….. 3 000
Sauvages de l’Orégon britannique et de la Côte Nord‑Ouest …………………….. 80 000
_______
Total Sauvages ………………………………………………………………………….. 147 000
Blancs et Métis des territoires de la Baie d’Hudson …………………………….. 11 000
_______
Grand total ……………………………………………………………………………. 158 000
[299] Ces données de recensement ont conduit à l’argument portant que les métis n’étaient pas considérés comme étant des Indiens, car ils ne faisaient pas partie de la rubrique « tribus sauvages ».
[300] En plus des données de recensement, le rapport contenait aussi une description des problèmes concernant les métis dans la colonie de la Rivière-rouge — des problèmes auxquels le nouvel État canadien allait être confronté dans son expansion vers l’ouest :
[traduction] Métis. Difficile de gouverner les métis à la colonie de la rivière Rouge, Ross 129-131 — Réticence des métis anglais à s’établir, Rae 655-659 — On doute qu’il y ait des difficultés à gouverner les métis anglais, ib. 660, 661 — La population métisse augmente considérablement à certains endroits, ib. 662.
Il y a environ 4 000 métis à la rivière Rouge, Sir G. Simpson 1681, 1682 — L’instruction accrue des métis n’a pas fait en sorte qu’ils soient davantage en faveur de la libéralisation du commerce des fourrures, ib. 1686-1694.
Mécontentement parmi certains métis de la rivière Rouge en raison du monopole du commerce de la fourrure, Sir J. Richardson 2942, 3128 — Mécontentement des métis de la rivière Rouge, car ils ne sont pas autorisés à produire de l’alcool à partir de leur propre maïs et à se livrer au commerce des fourrures, Crofton 3232-3246.
Développement social et intellectuel progressif des métis à la rivière Rouge, Très Rév. Anderson 4383. 4421‑4429 — On dépend des métis pour peupler les établissements, ib. 4384, 4416, 4425.
Explication au sujet d’une revendication des métis auprès de la Compagnie de la Baie d’Hudson, par suite du fait que les Américains leur ont interdit de chasser le bison au sud du 49e parallèle, McLaughlin 4903-4907 — Les métis de la rivière Rouge ne sont pas inférieurs aux blancs, que ce soit physiquement ou intellectuellement, ib. 4992-4996 — Les métis américains ont de l’importance à St. Peter’s, ib. 4997-4999.
Grande proportion de métis dans la colonie de la rivière Rouge, Caldwell 5363 — Conduite troublante des métis lors de l’arrivée du témoin à la rivière Rouge, il y a de cela quelques années; ils ont besoin d’un mode de gouvernement rigoureux, ib. 5364, 5372 — Moyens de subsistance des métis, Caldwell 5365-5368 — Certains métis occupent une bonne position sociale, ib. 5573, 5574.
5) Les traités conclus avant la Confédération
[302] La conclusion des traités et les responsabilités découlant de ces traités comptaient parmi les pouvoirs et les obligations pour lesquels le nouvel État fédéral allait prendre la relève de la Couronne britannique. Il existait, avant la Confédération, des antécédents considérables en ce qui a trait aux rapports entretenus avec les Autochtones au titre de traités. Les traités n’étaient pas uniformes; ils avaient des objectifs différents selon les époques, et chaque traité avait donc une portée, des dispositions et des caractéristiques qui lui étaient propres.
[303] Les traités conclus en Nouvelle‑Écosse entre 1725 et 1779 avaient pour signataires le gouvernement britannique, les Mi’kmaq et les Malécites. Ces traités de « paix et [d’]amitié » étaient très différents des traités numérotés conclus plus tard dans l’Ouest du Canada. Plus précisément, ces traités de paix et d’amitié n’étaient pas des traités de cession et ne prévoyaient pas le versement de rentes ni de dons. De plus, ils ne contenaient pas l’élément de tutelle que l’on retrouvait dans les traités postérieurs. Ces traités consistaient en un ensemble d’obligations réciproques, lesquelles étaient fondées sur l’acceptation du droit et de la souveraineté britannique, et avaient pour objet d’encadrer les rapports avec les colons.
[304] Une des caractéristiques importantes de la négociation relatives à ces traités pour les besoins de la présente affaire était que les Autochtones d’ascendance mixte n’en étaient pas exclus; en fait, certains avaient même joué un rôle de premier plan dans l’application des traités. Comme certains des experts de chaque côté l’ont reconnu, des dirigeants, comme Paul Laurent ainsi que plusieurs des chefs ayant signé les traités Robinson, étaient d’ascendance mixte. Le chef Simon Kerr, des Six Nations, était un « quart de sang ».
[305] Au début du 19e siècle, la Grande-Bretagne et les Autochtones du Haut-Canada avaient signé divers traités de cession, aux termes desquels le groupe autochtone cédait des terres et la Grande‑Bretagne payait une somme forfaitaire. Ces traités ne prévoyaient pas le versement de rentes, ni la tutelle.
[306] En 1850, William Robinson (M. Robinson) avait négocié deux traités visant le secteur supérieur des Grands Lacs; le traité Robinson-Huron et le traité Robinson-Supérieur. En plus de l’importance particulière qu’ils revêtaient pour les régions qu’ils visaient et pour les habitants de celles-ci, ces traités étaient importants, car ils se sont avérés être les modèles à partir desquels les traités numérotés signés après la Confédération avaient été élaborés. Comme l’a souligné Mme Jones dans son témoignage, des dispositions prévoyant le versement de rentes à perpétuité, la reconnaissance d’une relation perpétuelle continue entre la Couronne et les signataires du traité ainsi que l’inclusion de droits de pêche et de chasse figuraient dans ces traités.
[307] L’étincelle ayant conduit aux traités Robinson fut le conflit de la baie Mica de 1849, au cours duquel métis et Autochtones de « sang pur » s’en étaient pris à une entreprise minière qu’ils considéraient comme une menace pour leurs terres. On estimait qu’il était nécessaire d’avoir sous contrôle le groupe des Autochtones de « sang pur » et des métis, puisqu’ils pouvaient agir collectivement.
[308] Je souscris à la conclusion de M. Wicken selon laquelle l’incident de la baie Mica aurait fait en sorte que les Artisans de la Confédération qui en avaient connaissance auraient voulu la compétence constitutionnelle de contrôler les circonstances qui pourraient conduire à ce type de conflit. Plus spécialement, comme l’a conclu M. Wicken, il existait de forts liens culturels, linguistiques et sociaux entre ceux que l’on appelait métis et les « sangs purs » dans la région du lac Huron et du lac Supérieur.
[309] En raison de ces liens, il existait un débat quant à la mesure dans laquelle les métis avaient quelque revendication à une partie de l’indemnité versée au titre d’un traité. Dans le rapport des arpenteurs Vidal et Anderson, qui avaient été envoyés pour dénombrer la population autochtone, ils avaient décrit le problème comme étant de [traduction] « déterminer la mesure dans laquelle les métis doivent être considérés comme ayant le droit de revendiquer une partie de l’indemnité accordée aux Indiens, puisqu’ils ne peuvent guère en être complètement exclus sans que cela n’entraîne une injustice pour certains d’entre eux ». Dans la même veine, John Sivansten, directeur du poste de la CBH à Michipicoten (et lui-même métis) prétendait que certains métis étaient plus en droit de revendiquer les droits issus des traités que certains des Autochtones.
[310] Comme Mme Jones l’a souligné dans son témoignage, M. Robinson avait connaissance de ces revendications. Il parlait l’ojibwa et connaissait la région. En 1850, lorsque certains chefs exerçaient des pressions sur lui pour que les métis soient inclus dans les traités, il avait laissé cette question entre les mains des chefs :
[traduction] Puisque les métis de Sault Ste. Marie, ainsi que ceux des autres endroits, pourraient demander à être reconnus par le gouvernement dans le cadre des futurs versements, il pourrait s’avérer une bonne chose que j’énonce dans la présente la réponse que j’ai donnée quant à leurs demandes en l’espèce. Je leur ai dit que j’étais venu ici pour m’entretenir avec les chefs qui étaient présents, que c’était à eux que les sommes seraient versées — et qu’une quittance de leur part me suffirait — et que, lorsque ces sommes seraient en leur possession, ils pourraient, comme ils l’entendent, donner le montant qu’ils veulent à cette catégorie de revendicateurs.
[311] M. Robinson avait recensé le nombre de métis faisant partie de la population visée par les traités, afin de faire le calcul des rentes globales devant être versées. Lorsque, à une date ultérieure, les rentes globales avaient été converties en rentes individuelles, les métis avaient continué à être payés et avaient été recensés séparément à cette fin.
[312] Les métis des Grands Lacs comprenaient les Métis de Sault Ste. Marie, sur lesquels la Cour suprême du Canada s’était penchée dans l’arrêt Powley, précité.
[313] Selon la preuve présentée dans cette affaire, ces Métis, malgré le fait qu’ils avaient une identité distincte, avaient maintenu des liens étroits avec les « Indiens » de la rive Nord. Certains Métis « [s’étaient prévalus] des avantages prévus par un traité » et vivaient dans les réserves de Batchewana et de Garden River. Dans cette dernière, les Métis occupaient une partie séparée de la réserve connue sous le nom de « Frenchtown », ce qui indiquait qu’ils avaient maintenu leur identité distincte après l’adhésion au traité.
[314] D’autres Métis n’avaient pas adhéré à un traité et faisaient partie de la communauté métisse historique au sujet de laquelle on a conclu, dans l’arrêt Powley, précité, qu’elle bénéficiait des droits garantis par l’article 35.
[315] Il n’existait pas de preuve démontrant que les personnes ayant adhéré au traité avaient l’obligation de démontrer qu’elles vivaient avec les « Indiens », qu’elles étaient membres de tribus « indiennes » ou qu’elles avaient adopté un mode de vie « indien ».
[316] Le choix des Métis d’adhérer ou non à un traité est devenu une caractéristique très importante de la période suivant la Confédération dans la nouvelle province du Manitoba et du régime des « certificats ». Comme nous l’avons décrit précédemment, on avait eu recours au régime de certificats pour acheter ou éteindre tout « titre indien ou droit » détenu par un Métis. Ce régime avait été utilisé pour la première fois au Manitoba en 1870, puis dans le Nord‑Ouest au cours des années 1880 ainsi que dans les régions visées par les Traités nos 8 [1899] et 10 [1906]. On y a eu recours jusque dans les années 1920. La question de savoir si les Métis possédaient un « titre indien », surtout à l’égard du territoire de la colonie de la Rivière-rouge et des zones avoisinantes, était et est toujours chaudement débattue, comme la Cour en discutera plus tard dans les présents motifs.
[317] J’accepte la preuve et l’argument des demandeurs selon lequel cette expérience des traités, acquise avant l’époque précédant la Confédération, donnerait à penser que, lorsque le Canada allait prendre en charge le pouvoir britannique sur les Affaires indiennes, il devait, au moins, être capable et avoir l’intention de s’atteler aux tâches suivantes :
• l’établissement et le maintien de relations pacifiques avec les divers peuples autochtones;
• le versement de sommes forfaitaires, en contrepartie de la cession de droits que les Autochtones détenaient sur les terres;
• le versement des rentes courantes;
• la création de réserves et l’acceptation des cessions de terres de réserve;
• la reconnaissance, la pacification et le contrôle des Métis, lesquels étaient perçus comme étant distincts des « Indiens » à certains égards, ne vivaient pas avec les Indiens, n’étaient pas nécessairement membres de tribus indiennes et n’avaient pas nécessairement adopté un mode de vie « indien », ainsi que le règlement des questions relatives aux droits que ces derniers détenaient sur les terres.
[318] Cette expérience et ces besoins reconnus témoignent de la nécessité, ainsi que de la compréhension, que le pouvoir prévu au paragraphe 91(24) devait être suffisamment large, de manière à permettre au gouvernement fédéral de répondre à un large éventail de situations concernant une population autochtone de composition diversifiée, et ce, par un tout aussi large éventail de moyens.
6) Sommaire : la compétence à l’égard des Indiens lors de l’époque précédant la Confédération
[319] Il existe un désaccord fondamental entre M. Wicken et M. von Gernet quant à l’interprétation donnée au terme « Indien » en général, mais surtout par les personnes ayant participé au processus ayant conduit à la Confédération :
• M. Wicken conclut que la grande variété de personnes métissées et les divers modes de vie adoptés par l’ensemble des personnes ayant du sang indien amènent à comprendre que le terme « Indien » avait un sens large et qu’il devait, pour les besoins de la Constitution, avoir un sens large.
• M. von Gernet estime que cette variété est justement la raison pour laquelle cela ne pouvait être interprété ainsi et que le fait de considérer les métis, surtout ceux qui avaient un mode de vie similaire aux « Canadiens d’origine européenne », comme des « Indiens », n’intéressait pas les gouvernements. M. von Gernet a lié la « quiddité indienne » au fait de vivre au sein d’une tribu et de faire partie de celle‑ci.
[320] Mme Jones a la même opinion générale que M. Wicken, partiellement en raison du fait que des personnes ayant du sang autochtone étaient visées par les traités et par les éléments distribués en application de ceux‑ci. Elle était d’avis qu’il existait un consensus selon lequel le terme « Indiens » incluait les personnes ayant du sang indien et celles mariées avec des Autochtones.
[321] Les experts des demandeurs semblent convenir que le terme « Indien » devait aussi être compris sur le plan des politiques. La définition précise prévue par les lois pouvait être modifiée de temps à autre, en fonction des objectifs politiques de la législation.
[322] Ces mêmes experts acceptent aussi que les Artisans de la Confédération allaient créer un pouvoir constitutionnel, qui serait différent d’un pouvoir légal, puisque le pouvoir de faire des lois à l’égard des « Indiens » est plus large que la définition législative du terme « Indien ».
[323] Compte tenu des faits historiques exposés ci-dessus et des motifs mentionnés précédemment pour préférer, de manière générale, les experts des demandeurs, l’opinion de M. Wicken quant à la compréhension de ce que devait être la compétence à l’égard des Indiens est acceptée. Le dernier aspect, qui concerne la question de savoir si un pouvoir constitutionnel est intrinsèquement plus large qu’une définition législative, est une question de droit devant être tranchée par les tribunaux, mais, en l’espèce, il s’agit d’un postulat reflétant l’état du droit.
B. La Confédération
[324] L’histoire générale de la Confédération est tellement bien connue au Canada que les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office de la plupart des faits historiques. De plus, la description des événements exposée ci-après est appuyée par le témoignage de tous les experts dans la présente affaire. L’importance devant être accordée aux événements, aux déclarations et aux documents est l’élément sur lequel les experts ne s’entendaient pas.
[325] Vers la fin des années 1850 et le début des années 1860, les colonies du Canada, de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick avaient accumulé une dette considérable en raison de la construction de chemins de fer, et on croyait que la mise en commun de leur dette pouvait permettre un certain allègement du fardeau.
[326] La Grande-Bretagne se détachait de ses engagements envers les colonies, tentait de réduire ses dépenses coloniales et préservait ses avantages commerciaux en matière de commerce avec les colonies, tout en augmentant ses échanges commerciaux avec l’Europe, notamment en se procurant des matières premières auprès des pays baltes.
[327] La Province du Canada, et surtout le Haut-Canada, était devenue une législature dysfonctionnelle d’un point de vue politique. L’élargissement de ses constituantes politiques était perçu, du moins, certainement par M. Macdonald, comme étant une façon de se sortir de cette fâcheuse situation politique.
[328] En 1864, les États-Unis avaient la plus grande armée permanente au monde et venaient tout juste de sortir d’une guerre civile. Certains éléments de ce pays, en plus d’avoir l’intention de coloniser plus en profondeur les territoires de l’Ouest, estimaient aussi que l’expansion vers les parties occidentales de l’Amérique du Nord britannique ou l’annexion de celles-ci étaient un objectif viable d’un point de vue politique et économique.
[329] La région des Maritimes était motivée par ses inquiétudes à l’égard de la diminution de l’avantage conféré, sur le plan des tarifs douaniers, aux colonies pour l’exportation des biens vers la Grande‑Bretagne, du fait que le Traité de réciprocité [de 1854] avec les États-Unis allait prendre fin et du dépeuplement de la région. Des représentants de la Nouvelle‑Écosse, du Nouveau‑Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard avaient prévu se rencontrer à Charlottetown en septembre 1864 pour discuter d’une union des Maritimes (la Conférence de Charlottetown).
[330] En raison des troubles politiques dans la Province du Canada, des représentants du Canada avaient demandé la possibilité de se joindre à la Conférence. Terre‑Neuve ne pouvait pas envoyer de délégués.
[331] Parmi les 24 délégués présents à la Conférence de Charlottetown, plusieurs sont devenus des visages importants de la Confédération, MM. Tilley, Pope, Macdonald, Cartier, Galt, Langevin et Tupper. La décision de créer une union fédérale plutôt qu’une union législative fut le principal résultat de la Conférence.
[332] Il n’y a pas de preuve documentaire selon laquelle la question des Indiens et des terres et territoires indiens avait été mentionnée lors de la Conférence de Charlottetown, et ce, malgré l’élaboration d’une liste exhaustive des compétences devant être réparties entre la « législature fédérale » et la « législature locale ». Il est intéressant de souligner que la naturalisation allait relever de la législature fédérale, mais que l’immigration allait relever de la législature locale.
[333] En octobre 1864, soit un mois plus tard, 33 délégués (provenant de la Province du Canada, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard) s’étaient réunis à Québec (la Conférence de Québec de 1864), pour faire avancer le processus de confédération. On avait élaboré 72 résolutions (les 72 Résolutions) lors de la Conférence de Québec; ces résolutions sont ensuite devenues l’AANB — qui constitue l’actuelle Loi constitutionnelle de 1867.
[334] Une fois de plus, malgré que, selon les renseignements dont nous disposons, il ne semble pas y avoir eu de discussion à ce sujet, la compétence à l’égard des « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » a été incluse dans les pouvoirs à l’égard desquels le « Parlement général » était habileté à faire des lois.
[335] Lors de la Conférence de Londres qui avait eu lieu en 1866, les 16 délégués représentant le Haut‑Canada et le Bas‑Canada, la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau-Brunswick s’étaient réunis avec des fonctionnaires britanniques pour rédiger une ébauche de l’AANB, qui avait pour fondement les 72 Résolutions.
[336] Un aspect étonnant en ce qui concerne la compétence à l’égard des Indiens est qu’il n’y avait pas eu de discussions au sujet de cette compétence, de la nécessité de contrôler les Indiens ou de la portée du terme « Indiens ». Lors de la période comprise entre 1858 et 1867, lorsqu’il existe des comptes-rendus des discussions entre les délégués présents lors des conférences portant sur la Confédération, où l’on mentionne qu’un éventail de sujets, comme l’impasse politique, l’éducation, la religion, l’autonomie locale, la crainte de l’annexion par les États-Unis et l’expansion vers le nord‑ouest (du Nord de l’Ontario jusqu’à l’Alberta) avaient été abordés, on ne fait aucunement mention des « Indiens », ou de la question de savoir quel palier de gouvernement devrait être responsable à l’égard des « Indiens » ou quelles personnes sont visées par cette compétence.
[337] Contrairement à ce qui s’est produit dans de nombreux cas en matière de relations fédérales‑provinciales, les gouvernements ne s’étaient pas battus pour obtenir la compétence à l’égard des Indiens, et cette compétence n’avait pas fait l’objet de négociations. C’était le cas en 1864 et c’est encore le cas aujourd’hui.
[338] Ce fait a mené à la conclusion selon laquelle la compétence à l’égard des Indiens n’était pas une compétence qui était importante et cruciale pour les besoins de la Confédération. Cette conclusion est contredite par la thèse portant que la compétence à l’égard des Indiens était si manifestement essentielle pour le gouvernement fédéral, compte tenu des objectifs de la Confédération, qu’il n’était même pas nécessaire d’en discuter. Étant donné l’histoire de la Confédération et les événements subséquents, cette deuxième conclusion est la plus raisonnable, surtout compte tenu de l’exigence juridique selon laquelle il faut analyser les objectifs d’une loi pour en interpréter les dispositions.
2) Les objectifs de la Confédération
[339] La Cour suprême du Canada a conclu que l’une des intentions dominantes (et non « l’intention dominante ») ayant conduit à l’élaboration de l’AANB était d’établir une nouvelle identité politique et, à titre de contrepartie à l’unité nationale, de créer une économie nationale (Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, aux pages 608 et 609) :
L’une des intentions dominantes des rédacteurs de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867) était d’établir [traduction] « une nouvelle identité politique » et de créer à titre de contrepartie à l’unité nationale, une économie nationale : D. Creighton, British North America Act at Confederation: A Study Prepared for the Royal Commission on Dominion-Provincial Relations (1939), à la p. 40. La réalisation d’une intégration économique occupait une place de premier plan dans le programme. [traduction] «Il s’agissait d’une initiative adoptée consciemment et mise en œuvre volontairement.» : Creighton, précité; voir également l’arrêt Lawson v. Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] R.C.S. 357, à la p. 373. La création d’un gouvernement central, le pouvoir en matière d’échanges et de commerce, l’art. 121 et la construction d’un chemin de fer transcontinental devaient permettre de réaliser cette union économique. L’idée d’un Canada formant un seul pays comportant ce que l’on appellerait aujourd’hui un marché commun était fondamentale aux arrangements de la Confédération et les rédacteurs de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ont tenté de supprimer les barrières internes existantes qui limitaient les déplacements à l’intérieur du pays.
[340] M. Wicken a confirmé que, d’un point de vue historique, les objectifs de la Confédération étaient l’expansion, la colonisation, la construction d’un chemin de fer et le développement d’une économie nationale, ce qui concorde avec la conclusion de la Cour suprême du Canada. Il est possible de pressentir ces objets à la lecture même du texte de l’AANB.
[341] M. Wicken est d’avis, avis auquel je souscris, que les objectifs de la Confédération qui sont pertinents dans le contexte de la présente affaire sont les suivants :
• l’expansion de l’Amérique du Nord britannique dans le Nord-Ouest [le territoire actuel du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta, des Territoires-du‑Nord‑Ouest, du Yukon et de certaines parties du Nord de l’Ontario] et vers la Colombie‑Britannique, en réponse à la crise économique et politique qui sévissait lors de la période précédant la Confédération;
• la future absorption du Nord-Ouest et de la Colombie‑Britannique dans la Confédération;
• l’intégration des colonies de l’Atlantique (Nouvelle‑Écosse, Nouveau‑Brunswick, Île‑du‑Prince‑Édouard et Terre‑Neuve) avec le Centre du Canada. L’article 146 de l’AANB témoigne de l’intention d’absorber Terre‑Neuve, l’Île‑du‑Prince‑Édouard et la Colombie‑Britannique, ainsi que la Terre de Rupert et les Territoires‑du‑Nord‑Ouest [auparavant Territoire du Nord-Ouest]. L’article 147 expose des plans élaborés concernant l’inclusion de Terre‑Neuve et de l’Île‑du‑Prince‑Édouard au sein de l’Union;
• la colonisation du Nord-Ouest au moyen de l’implantation de fermes, qui deviendront un nouveau marché pour les entreprises manufacturières du Centre du Canada;
• le maintien de la population existante dans la région de l’Est et la prévention de l’exode de cette population;
• la colonisation de la Colombie‑Britannique, notamment l’île de Vancouver et les basses-terres continentales;
• la construction d’un chemin de fer transcontinental, qui était essentiel à la création d’une économie nationale et à la colonisation des territoires non colonisés, surtout ceux du Nord‑Ouest.
[342] Selon M. Wicken, le chemin de fer intercontinental était un élément central et intégrant des intentions des Artisans de la Confédération au moment de la Confédération. À cet égard :
• Joseph Howe voyait l’importance du chemin de fer, mais surtout dans le but de permettre à la Nouvelle‑Écosse de tirer profit du marché du Centre du Canada;
• M. Palliser s’était prononcé sur la possibilité de construire un chemin de fer reliant la rivière Rouge à la base orientale des montagnes Rocheuses;
• l’article 145 de l’AANB imposait au gouvernement fédéral l’obligation de construire un chemin de fer reliant la Province du Canada à la Nouvelle‑Écosse;
• l’article 11 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique [L.R.C. (1985), appendice II, no 10] prévoyait que le gouvernement du Dominion s’engagerait à construire un chemin de fer partant du Pacifique et traversant les Rocheuses, pour relier la Colombie‑Britannique et le Centre du Canada;
• les Conditions de l’adhésion de l’Île‑du‑Prince‑Édouard exigeaient du gouvernement fédéral qu’il maintienne un service de bateaux à vapeur reliant l’Île‑du‑Prince‑Édouard au chemin de fer intercontinental;
• les Artisans de la Confédération voulaient développer l’économie par, notamment, l’expansion de la colonisation à l’échelle du pays;
• le développement de l’économie serait le résultat de l’union entre l’Est et l’Ouest, au moyen d’un chemin de fer, en étendant la colonisation agricole et en stimulant l’industrie manufacturière dans les régions urbaines, ce qui aurait pour effet de diminuer la dépendance envers les produits américains.
[343] Cette vision expansionniste de la Confédération avait été attribuée à M. Macdonald. Il avait, à cet égard, l’appui d’autres personnes, dont MM. Cartier, Brown, Galt et McGee.
[344] M. Patterson critique M. Wicken ainsi que la perspective, exposée ci-dessus, que ce dernier a formulée à l’égard de la Confédération, en invoquant le fait que plusieurs dirigeants du Canada atlantique ne partageaient pas ce point de vue.
[345] Je conclus que la perspective étroite et locale de M. Patterson ne concorde pas avec la meilleure preuve, qui appuie la vision expansionniste de la Confédération et le rôle crucial qu’avait joué M. Macdonald dans la formulation, dans l’élaboration et dans la mise en œuvre de cette vision. Fait plus important, cette meilleure optique est étayée par les dispositions de l’AANB et par le contexte historique de la construction d’une nation, y compris l’absorption de la Terre de Rupert et les obligations en découlant, à l’égard des Autochtones.
[346] Les défendeurs reconnaissent que, au moment de la Confédération, les Artisans de la Confédération avaient eu auparavant des relations avec les « Indiens » et que les colonies adoptaient depuis longtemps des lois et des politiques dans ce domaine. À cette époque, M. Macdonald était le procureur général du Canada-Ouest; George-Étienne Cartier (M. Cartier) occupait le même poste au Canada-Est. Un autre Artisan de la Confédération, William MacDougall (M. MacDougall), avait été commissaire des Terres de la Couronne et surintendant en chef des affaires indiennes du Canada-Ouest, et avait négocié le Traité de l’île Manitoulin de 1862. M. Langevin avait été solliciteur général de la Province du Canada, puis secrétaire d’État et surintendant général des Affaires indiennes.
[347] Les défendeurs reconnaissent aussi que les Artisans de la Confédération savaient qu’il y avait des populations indiennes dans la Province du Canada, que ces populations comprenaient des non-Indiens ayant épousé des Indiens et que ces non-Indiens étaient acceptés en tant que membres de la bande.
[348] Les Artisans de la Confédération n’avaient toutefois pas reconnu explicitement qu’il y avait des personnes métissées ainsi que leurs descendants, mais compte tenu de la preuve, ce fait peut difficilement être nié.
[349] Ils savaient aussi qu’il y avait des « Indiens » dans les territoires ne faisant pas partie du Dominion et que la Terre de Rupert et les Territoires du Nord‑Ouest allaient bientôt se joindre au Dominion.
[350] Les défendeurs conviennent que l’attribution au gouvernement fédéral de la compétence sur les Indiens et les terres réservées pour les Indiens serait perçue comme étant un moyen de faciliter la gestion des affaires indiennes dans les nouveaux territoires et favoriserait l’uniformité dans l’administration des affaires indiennes à l’échelle du Canada.
[351] Toutefois, bien que les défendeurs la rejettent, la Cour accepte la preuve d’expert selon laquelle :
• une importante population autochtone nomade, surtout dans la région du Nord‑Ouest, faisait obstacle à l’expansion, à la colonisation et à la construction du chemin de fer;
• le lien entre les objectifs visés par la Confédération en matière de colonisation et d’expansion et les Autochtones était essentiel au succès de la Confédération;
• l’idée de construire un chemin de fer et la responsabilité fédérale à l’égard des « Indiens » étaient interreliées;
• les Artisans de la Confédération devaient être capables de convaincre les Autochtones d’accepter la construction du chemin de fer et les autres mesures que le gouvernement fédéral devrait prendre;
• le maintien des relations pacifiques avec les « Indiens » protégerait le chemin de fer contre les attaques;
• il fallait faire accepter l’idée de la colonisation vers l’ouest aux Autochtones, en vue d’assurer un plus grand développement de la nation;
• les terres occupées par les Autochtones allaient devoir faire l’objet d’une cession, d’une manière ou d’une autre.
[352] Cela nous amène à l’objet du paragraphe 91(24), du moins, d’un point de vue historique. Les défendeurs n’ont pas présenté de preuve d’opinion quant à l’objectif de cette disposition, car cela ne faisait pas partie du mandat de leurs experts.
[353] Les deux principaux experts des demandeurs ont présenté des résumés quelque peu différents, mais complémentaires, à l’égard de l’objet de la disposition.
a) M. Wicken a conclu que l’objet de la disposition était de :
• exercer, au besoin, un contrôle sur les peuples et les collectivités autochtones, pour faciliter le développement du Dominion;
• honorer les obligations à l’égard des Autochtones que le Dominion avait héritées de la Grande-Bretagne, tout en éteignant les intérêts constituant un obstacle aux objectifs visés par la Confédération;
• ultérieurement, civiliser et assimiler les Autochtones.
b) Mme Jones, qui a, elle aussi, reconnu que le but du gouvernement était de « civiliser et assimiler », a résumé ainsi l’objet du paragraphe 91(24) :
[traduction] Ce pouvoir fait partie intégrante du plan du gouvernement central de développer et de coloniser les terres des Territoires‑du‑Nord‑Ouest. Au moment de la Confédération, le gouvernement du Canada avait hérité des principes et des pratiques qui s’étaient dégagés des relations entre la Couronne et les Autochtones et qui, en 1857, étaient enracinés depuis bien au-delà d’un siècle en Amérique du Nord britannique. Ces principes et pratiques comprenaient la reconnaissance du titre aborigène dans les « territoires indiens » et des protocoles reconnaissant la relation entre les nations autochtones et la Couronne. Le Canada avait aussi hérité de la politique britannique de « civilisation » des Indiens, qui existait depuis les années 1830.
[354] J’accepte ces opinions d’expert à l’égard de l’objet du paragraphe 91(24), du point de vue de ceux ayant créé ce pouvoir. Cette opinion est conforme à la preuve relative aux faits qui se sont produits avant et après 1867. Les faits qui se sont produits lors de l’époque suivant la Confédération ainsi que la manière avec laquelle les Autochtones et le gouvernement fédéral avaient interagi fournissent des indications quant au sens et quant à la portée de la compétence. Soulignons qu’il n’existe aucun document datant de la période où la Confédération a été créée (1867) qui relatent les discussions à cet égard.
C. L’époque suivant la Confédération
1) La Terre de Rupert
[355] Au moment de la Confédération, il était de notoriété publique que le nouveau Dominion allait prendre possession de la Terre de Rupert. Lors d’une adresse conjointe de la Chambre des communes et du Sénat formulée à la Reine les 16 et 17 décembre 1867, dans laquelle ils demandaient la délivrance d’un décret en conseil autorisant le transfert de la Terre de Rupert au Canada, on y fit la mention suivante au sujet des « Indiens » :
De plus, lors du transfert des territoires en question au gouvernement du Canada, il sera procédé, selon les principes d’équité qui ont toujours guidé la couronne britannique dans ses rapports avec les autochtones, à l’examen et au règlement des demandes d’indemnisation présentées par les tribus indiennes au sujet des terres nécessaires à la colonisation.
[356] Le 22 mars 1869, le gouvernement fédéral nouvellement constitué avait conclu un accord avec la CBH quant aux modalités du transfert de la Terre de Rupert. L’accord comprenait, entre autres, la clause suivante :
8. Il est entendu que le gouvernement du Canada, en concertation avec le gouvernement impérial, procède au règlement des demandes d’indemnisation présentées par les Indiens au sujet des terres nécessaires à la colonisation, la compagnie étant dégagée de toute responsabilité à cet égard.
[357] Les modalités du transfert avaient été incorporées dans le Décret en conseil sur la terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest, daté du 23 juin 1870 [Décret en conseil portant adhésion à l’Union de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest], et les terres visées par le décret avaient été transférées au Canada le 15 juillet 1870.
[358] Le Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest fait partie de la Constitution du Canada. L’article 8 de l’accord, auquel on réfère au paragraphe 356 des présents motifs, constitue l’article 14 du Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le Territoire du Nord‑Ouest. L’adresse conjointe de décembre 1867 citée au paragraphe 355 est une annexe de ce décret [Annexe A].
[359] J’accepte l’explication de Mme Jones quant au contexte historique dans lequel ces engagements s’inscrivaient : il était essentiel, pour le nouveau Canada, de créer un environnement sécuritaire pour les colons. L’une des tâches liées à la création de cet environnement était l’extinction des revendications indiennes. Le Canada avait besoin de posséder ces terres pour la construction du chemin de fer transcontinental, mais aussi pour la colonisation et le développement national de l’Ouest en général.
2) Les lois adoptées après la Confédération (1867–1870)
[360] En l’absence de preuve des débats ayant mené à la Confédération, quant à la portée du pouvoir à l’égard des Indiens, les lois adoptées dans les premières années de la Confédération donnent certaines indications au sujet de l’objet de ce pouvoir et de sa portée.
[361] La première loi fédérale portant sur les « Indiens » après la Confédération était l’Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, ch. 42 (l’Acte sur le Secrétaire d’État), par lequel on avait procédé à une réorganisation des Affaires indiennes, qui avaient alors été placées sous la responsabilité du secrétaire d’État.
[362] Cette loi contenait une définition du terme « Sauvages », à l’article 15 :
Quelles personnes seulement seront considérées être des Sauvages.
15. Dans le but de déterminer quelles personnes ont droit de posséder, occuper ou exploiter les terres et autres propriétés immobilières, appartenant ou affectées aux diverses nations, tribus ou peuplades de Sauvages en Canada, les personnes et classes de personnes suivantes, et nulles autres, seront considérées comme Sauvages appartenant aux nations, tribus ou peuplades de Sauvages intéressées dans les terres ou propriétés immobilières en question : —
Premièrement. — Tout Sauvage pur sang, réputé appartenir à la nation, tribu ou peuplade particulière de Sauvages intéressés dans ces terres ou propriétés immobilières, et ses descendants;
Secondement. — Toutes personnes résidant parmi ces Sauvages, dont les père et mère étaient ou sont descendus, ou dont l’un ou l’autre était ou est descendu, de l’un ou de l’autre côté, de Sauvages ou d’un Sauvage réputé appartenir à la nation, tribu ou peuplade particulière de sauvages intéressés dans ces terres ou propriétés immobilièrs, ainsi que leurs descendants; et
Troisièmement. — Toutes femmes légitimement mariées à aucune des personnes comprises dans les diverses classes ci-dessus désignées, les enfants issus de ces mariages, et leurs descendants.
[363] M. Wicken a témoigné que, d’une perspective historique, la définition de « Sauvages » contenue dans la loi incluait à la fois les métis et les « Sauvages » vivant hors réserve.
[364] Malgré que la signification réelle de la loi soit une question de droit, je souscris à l’opinion de M. Wicken quant à cet aspect de la définition.
[365] L’Acte sur le Secrétaire d’État avait été suivi en 1869 par une loi lourdement intitulée Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, ch. 6.
[366] Cette loi contenait un certain nombre d’éléments fondamentaux :
a) Elle introduisait, pour la première fois dans une loi, la règle d’« exclusion par mariage », par laquelle une femme indienne qui épousait un non-Indien perdait son statut, et les enfants issus de ce mariage ne seront pas considérés comme Indiens. Il semblerait que cette règle visait à répondre au problème des squatters non indiens.
b) En ce qui concerne le droit aux rentes, les personnes ayant moins d’un quart de sang indien et nées après 1869 pouvaient perdre le droit à ces rentes après qu’un certificat à cet effet ait été donné par le chef et approuvé par le surintendant.
c) Les dispositions relatives à « l’émancipation » des Indiens avaient été élargies, de sorte qu’un Indien émancipé (en bref, une personne ressemblant davantage aux membres de la société canadienne d’origine européenne — comme, par exemple, les Autochtones qui sont devenus avocats ou ministres du culte) n’était plus réputé être un Indien, sauf en ce qui se rattachait aux rentes ou autres deniers de la nation, tribu ou peuplade à laquelle il appartenait. (Il s’agissait d’une forme limitée de droit de retrait.)
d) La loi ne contenait pas de définition du terme « Sauvage », mais prévoyait qu’elle devait être lue conjointement avec l’Acte sur le Secrétaire d’État.
[367] En résumé, il n’existait pas de loi complète relative aux Indiens en 1869, mais il y avait toutefois une définition large en vigueur sous le régime de l’Acte sur le Secrétaire d’État et la règle d’« exclusion par mariage » avait été officialisée, mais avec une réserve, en ce sens que les Indiennes ayant perdu leur statut suivant le mariage, et leurs descendants, pouvaient toujours être des « Indiens » en ce qui avait trait à la réception des rentes.
[368] Ces mesures législatives n’avaient pas été étendues au Manitoba avant 1874.
3) La population autochtone du Nord-Ouest
[369] Alors que la situation qui avait cours dans l’Est du Canada à l’égard des Autochtones et du degré élevé de métissage rend complexe l’analyse des questions en litige dans la présente affaire, la situation dans le « Nord-Ouest » (le territoire actuel du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta, des Territoires-du‑Nord‑Ouest, du Yukon et de certaines parties du Nord-Ouest de l’Ontario) la complexifie davantage. La variété des peuples autochtones qui y vivaient était considérable et il n’existait que peu, voire pas du tout, de distinctions nettes.
[370] Les diverses circonstances dans le Nord-Ouest et les événements s’y étant produits constituaient une partie significative de la preuve des demandeurs dans la présente affaire. Cela est instructif pour comprendre, sur le plan historique, qui était un « Indien » à l’époque de la Confédération et au cours des années subséquentes, puisque la situation dans le Nord-Ouest était en évolution.
[371] Mme Jones a exposé en termes clairs la nature de la variété au sein de la population autochtone ainsi que leur statut — les Métis de la colonie de la Rivière-rouge n’étaient pas un groupe homogène. Certains avaient de petites fermes qu’ils entretenaient pendant toute l’année et qui étaient aménagées en bandes à partir de la rive de la rivière, de la même manière qu’elles l’étaient au Québec le long du fleuve Saint-Laurent. Certains partaient quatre à huit mois par année pour chasser le bison, alors que d’autres pratiquaient la chasse en forêt et le piégeage de petits animaux pour leur fourrure.
[372] Comme l’a mentionné Mme Jones, les Métis de la colonie de la Rivière-rouge exerçaient un grand éventail d’activités; certains d’entre eux avaient un mode de vie qui n’était pas bien différent de celui adopté par ceux que le gouvernement nommait « Indiens ». L’éventail des activités exercées par ces derniers était d’ailleurs similaire à celui des Métis — par exemple, à la mission St. Peter’s, située au Manitoba, la plupart des habitants, fussent-ils « Indiens » ou « métis », étaient des agriculteurs. (Cette situation n’était pas sans rappeler celle de la réserve des Six Nations dans le Sud de l’Ontario, où de nombreux habitants de la réserve étaient relativement instruits et où la plupart d’entre eux pratiquaient l’agriculture pour assurer leur subsistance.)
[373] Dans l’ouvrage The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories (hon. Alexander Morris, C.P., Toronto : Belfords, Clarke & Co., Publishers, 1880), sur lequel Mme Jones s’est fondée et qu’elle considère comme étant fiable d’un point de vue historique, Alexander Morris (M. Morris) décrivait trois catégories de métis vivant dans cette région en 1876 : ceux ayant des fermes et des maisons, ceux vivant avec les Indiens et s’identifiant comme tel, et ceux n’ayant pas de fermes, mais qui avaient un mode de vie similaire aux Indiens et qui chassaient le bison.
[374] Cette description des métis correspondait à celle figurant dans le rapport annuel de 1876 du ministère de l’Intérieur, qui décrivait quatre catégories de métis : ceux suivant les us et coutumes des Indiens; ceux ne suivant pas complètement les us et coutumes des Indiens; ceux suivant davantage les coutumes des Canadiens d’origine européenne que celles des Indiens et ceux suivant les coutumes des Canadiens d’origine européenne et n’ayant jamais été reconnus autrement que comme des métis.
[375] Mme Jones a bien résumé le problème de définition auquel fait face le gouvernement :
[traduction] Le gouvernement, dans une attitude typique du 19e siècle, aimerait […] être capable de séparer les métis en catégories bien définies, mais les remarques de nombreux observateurs présents sur le terrain indiquent que cela n’est pas une tâche simple.
[376] L’une des difficultés posées par l’appréciation d’éléments de preuve provenant de l’époque suivant immédiatement la Confédération est que, en termes contemporains, les valeurs canadiennes du 19e siècle étaient racistes. Les gens devaient être catégorisés de manière bien définie selon leur race (ou leur religion, ou leur langue). En ce qui avait trait aux peuples autochtones, la preuve démontre incontestablement qu’il y avait les « blancs », et qu’il y avait les « autres », lesquels étaient nommés Indiens, Autochtones, métis, voir même d’autres termes plus péjoratifs. Il n’y avait aucune nuance.
[377] Mme Jones a décrit les efforts apparents de certains Métis de la rivière Rouge pour se distinguer des « Indiens non civilisés » comme étant une tentative de passer inaperçus dans une ville pionnière de 10 000 personnes, qui était surtout motivée par le sentiment que [traduction] « plus quelqu’un était près d’être considéré comme étant blanc, plus il avait une position sociale élevée ».
[378] Cette typologie raciale, qui se traduisait par l’emploi de termes tels « Indiens de sang pur » et « métis » (voire même « Indiens rouges », Sauvages, etc.), est caractéristique des concepts d’identité raciale et de lignées, qui ont non seulement été discrédités, mais dont l’histoire nous a enseigné leur caractère répugnant, à travers les lois de Nuremberg et l’apartheid. Il est cependant nécessaire de saisir cette perspective afin non seulement de comprendre la preuve, mais aussi de déterminer quel pouvoir constitutionnel était exercé lorsque les divers gouvernements édictaient des lois, prenaient une certaine mesure en particulier ou établissaient diverses politiques. Comme l’a reconnu M. Patterson, ce phénomène n’était pas limité à la région du Nord-Ouest : les Mi’kmaq et les autres peuples autochtones de l’Est du Canada aussi étaient visés par ce type d’attitude et de terminologie raciste.
[379] Les stéréotypes raciaux ainsi que les pratiques et politiques gouvernementales, qui étaient quelque peu similaires à ce qui s’était produit aux États-Unis à l’égard des Noirs, avaient pour effet que de nombreuses personnes tentaient de s’éloigner de la stigmatisation occasionnée par le fait d’être identifié comme étant un « Indien ».
[380] La dichotomie entre Indien/métis et Blancs, entre civilisé et non-civilisé/sauvage, devenait encore plus complexe en raison des degrés variables de comportements ou de modes de vie « civilisés » adoptés par les Indiens et par les métis. Même M. von Gernet a admis la présence d’une telle variation et l’a reconnue dans un certain nombre d’exemples précis :
a) Le rapport Pennefather contenait des descriptions des Iroquois de St-Louis. Ceux‑ci pratiquaient l’agriculture, disposaient de maisons en pierre, d’une église et d’une école, et observaient un « mode de vie civilisé », selon l’évêque Taché. Ils s’accrochaient néanmoins, à l’instar de certains Métis de la colonie de la Rivière-rouge, à leurs habitudes nomades.
b) Ce même rapport contenait aussi une description des Iroquois de St-Régis. Ceux-ci étaient tous catholiques, comptaient un certain nombre de personnes d’ascendance mixte et avaient construit une quantité importante de maisons ainsi qu’une église et une école. Ils travaillaient comme draveurs ou pilotes pour la CBH. Ils jouissaient des bienfaits de la civilisation et n’étaient pas complètement différents des Métis de la rivière Rouge.
c) Le rapport Pennefather contenait aussi une description des Abénaquis de St‑François. Ceux-ci étaient catholiques, pratiquaient l’agriculture, travaillaient au Canada et aux États-Unis, et disposaient de maisons de pierre et d’une école. Ils avaient certaines caractéristiques de la « civilisation » du 19e siècle.
d) Le rapport Pennefather s’était aussi penché sur les Hurons de La Jeune-Lorette. Ceux-ci étaient décrits comme étant tous métis et catholiques, avaient deux écoles, des jardins cultivés et des maisons de pierres. Ils étaient décrits comme étant l’une des civilisations les plus avancées de tout le pays.
e) Simcoe Kerr était avocat et grand chef des Six Nations, mais était clairement considéré comme étant un Indien.
f) Dans un commentaire typique du 19e siècle, Alexander Ross avait dit que certains Métis avaient des habitudes respectables, alors que d’autres étaient aussi [traduction] « imprévoyants que les Sauvages mêmes ».
g) Le procès-verbal d’une assemblée du gouverneur et du conseil d’Assiniboia, tenue en 1869, indiquait que Louis Riel (M. Riel) avait dit que les Métis « étaient illettrés et à demi civilisés, et sentaient qu’avec la venue d’une forte immigration, ils seraient probablement chassés d’un pays qu’ils réclamaient comme leur propriété; qu’ils savaient qu’ils étaient, sous un certain rapport, pauvres et peu nombreux, et que c’était justement la raison pour laquelle ils craignaient tant d’être traités comme s’ils étaient encore moins importants qu’ils ne l’étaient en réalité ».
h) En résumé, il existait une grande diversité chez les collectivités « métisses », tout comme chez les autres Autochtones, en ce qui avait trait au degré de prétendue « civilisation ». À cet égard, M. von Gernet souscrivait aux propos exprimés par M. Wicken en ce qui a trait à la diversité de la population autochtone.
[381] La preuve établissait que la population autochtone était métissée, variée et apparentée. Il était impossible de tracer une ligne nette entre les Métis et les Indiens.
[382] Il existait des parallèles entre les Autochtones du Nord-Ouest et ceux de l’Est du Canada en ce qui avait trait au métissage et à la variété de leur population. Ceux-ci vivaient dans diverses conditions, qui allaient de conditions ressemblant à celles dans lesquelles la société canadienne d’origine européenne vivait à des conditions comparables à celles de leur mode de vie traditionnel.
[383] Une certaine, voire même importante, stigmatisation sociale était rattachée au fait d’être « Indien », mais la société canadienne d’origine européenne acceptait rarement que ceux-ci, même les plus civilisés, fassent partie de la population générale. Le fait du lien autochtone restait une importante séparation entre les Canadiens d’origine européenne et les Autochtones de tout type, métissage ou combinaison.
[384] Il s’agit, du moins en partie, de la toile de fond et du contexte social dans lequel le sens et la portée de la compétence à l’égard des Indiens prévue au paragraphe 91(24) doivent être déterminés. La question à laquelle il faut répondre peut, du moins en partie, être formulée comme suit : « Cette compétence fédérale s’étend-elle à l’ensemble de ces personnes, quels que soient leurs conditions et leurs degrés de métissage? »
4) La Loi de 1870 sur le Manitoba/le régime des certificats
[385] Les questions entourant la Loi de 1870 sur le Manitoba, sa disposition concernant les conditions d’établissement du titre indien et sa relation à l’égard des Métis a fait l’objet d’un litige au Manitoba (voir Manitoba Métis Federation, précité). Bien que certains domaines soient communs dans ces deux affaires, la Cour ne vise aucunement, par la présente décision, à s’immiscer dans le litige mettant en cause le Manitoba. Cependant, la Cour est saisie d’éléments de preuve dont ne disposaient pas les tribunaux du Manitoba et qui couvraient les territoires s’étendant au-delà du Manitoba, dans l’Ouest du pays.
[386] À la suite de la Confédération, et comme il était prévu dans l’AANB, le Canada avait acquis les Territoires du Nord-Ouest, qui étaient jusque-là administrés par la CBH. La nouvelle loi, intitulée Acte concernant le gouvernement provisoire de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord‑Ouest après que ces territoires auront été unis au Canada, S.C. 1869, ch. 3 [L.R.C. (1985), appendice II, no 7], prévoyait la nomination d’un lieutenant‑gouverneur pour ce territoire maintenant nommé Territoires du Nord-Ouest.
[387] Lorsque M. MacDougall, le premier lieutenant-gouverneur, s’était rendu dans ce territoire, les Métis de la rivière Rouge, menés par M. Riel, lui avaient bloqué l’entrée à Fort Garry et l’avaient empêché de procéder à l’affirmation de la souveraineté canadienne. M. Riel avait établi un gouvernement provisoire. Le comportement étrange de M. MacDougall — dont certains détails étaient à la fois intéressants et tragi-comiques — qui serait passé des États-Unis au Canada au cours de la nuit pour y planter le drapeau et serait retourné par la suite aux États‑Unis, attisant ainsi la colère des Métis, n’est d’aucune pertinence dans la présente affaire. Cela démontre cependant, une fois de plus, que l’histoire du Canada et les personnages y ayant contribué n’étaient pas ennuyeux.
[388] M. Macdonald avait été informé que la « rébellion » se limitait presque exclusivement aux Métis francophones catholiques établis autour de Saint-Boniface. Ce groupe de Métis avait formulé les demandes suivantes :
a) que le titre indien pour l’ensemble du territoire soit payé immédiatement;
b) que, compte tenu du lien avec les Indiens, une certaine partie de ce montant leur soit versé;
c) que l’on reconnaisse immédiatement toutes les revendications territoriales des Métis.
[389] Le 1er décembre 1869, les représentants des Métis français et des Métis anglais avaient adopté la Liste des droits. En plus d’y exiger leur propre législature, de rejeter l’application du droit canadien jusqu’à ce que celui-ci soit adopté par cette législature et de demander une pleine représentation au Parlement canadien, les Métis demandaient :
Que des traités soient conclus et ratifiés entre le gouvernement de la Puissance et les diverses tribus de Sauvages dans le territoire, afin d’assurer la paix sur la frontière.
[390] Cette demande concordait avec la proposition conjointe de la Chambre des communes et du Sénat canadien présentée au gouvernement du Royaume-Uni à la fin de 1867, qui se lisait ainsi :
De plus, lors du transfert des territoires en question au gouvernement du Canada, il sera procédé, selon les principes d’équité qui ont toujours guidé la couronne britannique dans ses rapports avec les autochtones, à l’examen et au règlement des demandes d’indemnisation présentées par les tribus indiennes au sujet des terres nécessaires à la colonisation.
[391] En raison des gestes posés par le gouvernement provisoire de M. Riel, le gouvernement du Canada avait amorcé, en 1870, des négociations avec ce gouvernement provisoire, qui avaient mené à la création de la Province du Manitoba — dont le territoire était à l’époque beaucoup plus petit que son territoire actuel et qui serait connue, du moins par les historiens, comme la province « timbre‑poste », en raison de sa configuration.
[392] La thèse des défendeurs était que les négociations avaient démontré que les Métis considéraient qu’ils étaient des métis (half-breeds), et non des Indiens. Au début de l’an 1870, l’un des chefs métis, James Ross, avait résumé ainsi la position des Métis :
En fait, nous devons nous ranger d’un côté ou de l’autre. Nous devons soit être Indiens et réclamer les privilèges des Indiens — certaines réserves et un dédommagement annuel sous forme de couvertures, de poudre et de tabac [Rires] — soit adopter l’attitude des hommes civilisés et revendiquer des droits en conséquence […] En tenant compte des progrès que nous avons accomplis et de la situation que nous occupons, nous devons revendiquer les droits et les privilèges auxquels prétendent les hommes civilisés des autres pays.
[393] La déclaration sur laquelle se fondent les défendeurs concorde avec les autres témoignages d’experts, selon lesquels il y avait une stigmatisation rattachée au fait d’être qualifié d’« Indien » et que les Métis de la rivière Rouge tentaient de se distancer de ceux-ci. Ils visaient à grimper dans « l’échelle de civilisation », pour se rapprocher de la position sociale de la société blanche.
[394] La déclaration démontre aussi que les Métis n’avaient pas encore établi leur objectif d’être considérés comme « civilisés ». Il s’agit d’éléments de preuve qui démontrent, du moins selon la perspective du gouvernement et l’exercice du pouvoir gouvernemental, que ces Métis n’étaient pas considérés comme étant distincts de la catégorie générale et diversifiée des « Indiens ».
[395] Le 25 avril 1870, les délégués métis qui avaient été envoyés à Ottawa pour négocier l’entrée dans la Confédération du territoire qui allait devenir la Province du Manitoba avaient rencontré MM. Macdonald et Cartier pour discuter des indemnisations relatives aux revendications territoriales. L’un des délégués métis, le révérend Noël-Joseph Ritchot (le rév. Ritchot), avait consigné les réponses données par les délégués aux positions adoptées par MM. Macdonald et Cartier, selon lesquelles les Métis de la rivière Rouge ne pouvaient prétendre aux droits d’hommes « civilisés » dont jouissaient les colons du Nord‑Ouest, et aussi revendiquer les privilèges accordés aux Indiens.
[396] Dans un passage du journal du rév. Ritchot qui a souvent été cité pour invoquer que les Métis n’étaient pas des Indiens, le rév. Ritchot y consigne la position adoptée par les Métis dans le cadre de ces négociations :
[traduction] Ils ne les réclament pas (les privilèges accordés aux Indiens). Ils veulent être traités comme les habitants des autres provinces, et c’est raisonnable. En fait, bien que les Métis souhaitent être traités comme les habitants des autres provinces et qu’ils n’aient pas réclamé les privilèges accordés aux Indiens, ils voulaient néanmoins, en tant que descendants des Indiens, obtenir certains droits fonciers.
[397] L’impression qui découlait de cette déclaration, selon laquelle les Métis avaient un pied dans chaque camp, persiste encore de nos jours. Encore plus pertinent pour les besoins du présent litige, il s’agissait d’un thème récurrent chez les dirigeants métis au cours de la période suivant immédiatement la Confédération.
[398] Il est important de reconnaître, dans l’appréciation de la valeur probante de cet élément de preuve, que ces commentaires reflètent la situation des Métis de la rivière Rouge, et non celle des autres Métis du Nord-Ouest. Les Métis de la rivière Rouge étaient des « Pères de la Confédération », comme en témoigne la présence de négociateurs, et, s’ils n’étaient pas traités de manière égale aux Blancs, il est raisonnable de conclure que ceux-ci avaient un statut similaire à celui d’un Indien émancipé. Un Indien émancipé était considéré comme « civilisé » et n’était pas assujetti aux restrictions prévues à la Loi sur les Indiens, mais était néanmoins un Indien au sens de la constitution. On ne peut en dire autant pour l’ensemble des Métis, que ce soit dans ce qui constituait alors le Manitoba, ou, plus généralement, dans les autres régions de l’Ouest du Canada, ou dans l’ensemble du pays.
[399] Le résultat final fut l’adoption de l’Acte pour amender et continuer l’acte trente‑deux et trente‑trois Victoria, chapitre trois, et pour établir et constituer le gouvernement de la province de Manitoba , S.C. 1870, ch. 3 (la Loi de 1870 sur le Manitoba), qui prévoyait ce qui suit [à l’article 31] :
31. Et Considérant qu’il importe, dans le but d’éteindre les titres des Sauvages aux terres de la province, d’affecter une partie de ces terres non-concédées, jusqu’à concurrence de 1,400,000 acres, au bénéfice des familles des Métis résidents, il est par le présent décrété que le lieutenant-gouverneur, en vertu de règlements établis de temps à autre par le gouverneur-général en conseil, choisira des lots ou étendues de terre dans les parties de la province qu’il jugera à propos, jusqu’à concurrence du nombre d’acres ci-dessus exprimé, et en fera le partage entre les enfants des chefs de famille métis domiciliés dans la province à l’époque à laquelle le transfert sera fait au Canada, et ces lots seront concédés aux dits enfants respectivement, d’après le mode et aux conditions d’établissement et autres conditions que le gouverneur-général en conseil pourra de temps à autre fixer. [Non souligné dans l’original.] |
Quant aux titres des Sauvages. Concessions en faveur des Métis. |
[400] L’expression « dans le but d’éteindre les titres des Sauvages » [ou « l’extinction du titre indien »] a fait l’objet d’un autre litige. La Cour n’est pas en position de trancher la question de savoir si les Métis [half-breeds] possédaient un titre indien susceptible d’extinction, ou quelle était la signification d’un titre indien à l’époque. Il n’est toutefois pas nécessaire de répondre à ces questions pour résoudre le présent litige. L’affaire dont la Cour est saisie ne porte pas sur les droits ancestraux et le titre aborigène.
[401] L’importance de cette disposition provient du fait qu’elle renvoie aux Métis et aux Indiens, ainsi qu’au lien direct entre les deux. Il ne s’agit que d’un élément d’un ensemble complexe de faits, où les Métis et les Indiens étaient liés dans le contexte de l’exercice de la compétence fédérale et de l’utilisation des outils associés à l’exercice du pouvoir à l’égard des Indiens, par exemple, les dispositions des traités, les pensionnats, les réserves et les comportements prohibés.
[402] Il existe des divergences considérables entre les témoignages des experts, et surtout entre celui de Mme Jones et celui de M. von Gernet, en ce qui a trait au contexte dans lequel s’inscrivait cette disposition, à l’importance de cette dernière et aux événements entourant sa création et sa mise en œuvre.
[403] M. von Gernet a accordé un poids considérable au journal du rév. Ritchot et à la position initiale des Métis, selon laquelle ils ne devaient pas revendiquer les privilèges accordés aux Indiens, mais plutôt être considérés comme des colons. C’était l’intervention du rév. Ritchot, portant que les Métis, en tant que descendants des Indiens, souhaitaient obtenir certains droits fonciers, qui avait embrouillé la position des Métis. Cette prétendue « nuance de Ritchot » avait conduit M. Macdonald à répondre à cette position par l’extinction des revendications indiennes. En raison de cette confusion dans la position des Métis, M. Macdonald avait répété, à la Chambre, son explication au sujet de l’extinction du titre et de son analogie, aussi erronée fut-elle, avec les Loyalistes de l’Empire‑Uni.
[404] Mme Jones met moins l’accent sur la nuance du rév. Ritchot et attribue la position de M. Macdonald à la nécessité, pour le gouvernement fédéral, de contrôler les terres publiques pendant qu’il concluait des ententes avec les Indiens afin de gérer les responsabilités dont le Canada avait hérité lors de l’achat de la Terre de Rupert, y compris le « titre indien » détenu, comme l’avait affirmé M. Macdonald, par [traduction] « les représentants des tribus d’origine […] les métis ». Mme Jones était d’avis que M. Macdonald avait conclu que la meilleure option en ce qui avait trait aux métis était de leur donner, pour eux et pour leurs enfants, de petits lots de terre sur des réserves créées pour eux. Il s’agissait d’un moyen administratif de distribuer des terres communes, détenues en fiducie à titre de réserves indiennes, qui avait aussi été employé dans le contexte des traités Robinson. Cela avait permis à M. Macdonald d’accorder aux Métis ce que ces derniers recherchaient, soit une garantie de protection à l’égard de leurs terres, sans être assujettis aux mécanismes prévus à la Loi sur les Indiens, notamment la tutelle.
[405] Mme Jones était d’avis que les Métis en voulaient davantage que les droits accordés aux colons — ils prétendaient qu’ils bénéficiaient de droits, car ils étaient liés aux Indiens; qu’ils avaient des droits en tant que peuple indigène du territoire. Par conséquent, la terre réservée pour les Métis n’était pas une méconnaissance occasionnée par le rév. Ritchot, ni une revendication erronée d’un titre indien, mais plutôt une politique du gouvernement pour régler la situation causée par quelque titre ou intérêt, sans avoir recours à la Loi sur les Indiens, une loi qui entraînait, chez les personnes ayant le statut d’Indien, la perte des droits de voter, d’acheter de l’alcool et de posséder des terres à titre individuel. Il s’agissait d’une reconnaissance que les Métis, en raison de leur ascendance mixte, avaient certains droits sur les terres indiennes.
[406] Le régime des certificats permettait aux métis du Manitoba d’accepter un certificat (un document qui leur donnait un titre sur un lot de terre non spécifié d’une superficie de 160 acres, ou 160 $), lequel était aliénable. Par la suite, et dans d’autres parties du Nord-Ouest, la superficie des lots de terre et le montant offert étaient passés à 240 acres ou 240 $. Dans de nombreux cas, des spéculateurs fonciers avaient acheté le certificat, et le métis qui le détenait, après avoir dépensé le montant reçu en contrepartie, était laissé dans l’indigence.
[407] Bien qu’il ait régné une certaine confusion parmi les députés siégeant dans l’opposition à l’égard du régime des certificats, M. Macdonald avait mentionné deux fois, lors des débats tenus le 2 mai 1870, que l’allocation de terres aux métis était « afin d’abolir le droit de propriété des Indiens ».
[408] Bien que l’on ait prévu la mise de côté de 1,4 million d’acres de terre, les terres ne pouvaient être transférées sur-le-champ, car, comme l’avait affirmé M. Macdonald, le Dominion avait besoin de contrôler le territoire [traduction] « afin que le Chemin de fer du Pacifique puisse être construit ».
[409] Quant à l’identité des personnes ayant le droit de présenter une revendication, M. Cartier, qui avait agi comme représentant lors de la négociation des Conditions de l’accord sur la Terre de Rupert, avait déclaré que « tout habitant de la Rivière Rouge, qui a du sang indien dans les veines, passe pour un Indien ».
[410] Cette déclaration, hormis la possible hyperbole qu’elle contient, concorde avec l’ensemble des éléments de preuve crédibles dans la présente affaire en ce qui concerne l’opinion générale quant à la question de savoir qui était considéré, du moins selon la perspective des Canadiens d’origine européenne, comme étant « Indien ». L’opinion selon laquelle le terme « Indien » ne signifiait pas nécessairement « sang pur » était reconnue dans un avis juridique du Bureau du procureur général du Haut‑Canada, qui datait de l’époque à laquelle M. Macdonald occupait ce poste, selon lequel :
[traduction] […] il est impossible de prétendre que le terme « Indien », tel qu’employé dans la loi de 1850, est limité aux Indiens de sang pur et que [le procureur général] n’a pas connaissance de décisions juridiques dans lesquelles il est interprété de cette manière.
[411] Que la question de l’extinction soit bien ou mal fondée, les deux experts ont reconnu que le fait de traiter les métis comme s’ils étaient des Indiens et comme s’ils avaient un titre indien avait perduré pendant des décennies. Comme l’a relevé Mme Jones, le régime des certificats avait été en vigueur de 1870 à 1930 et attestait le fait que le gouvernement fédéral avait accepté que les Indiens détiennent un titre ou un intérêt, et qu’il devait répondre à cette situation d’une manière ou d’une autre. Jusqu’au milieu des années 1920, les certificats étaient décrits, dans une bonne partie de la documentation et de la législation, comme constituant « l’extinction du titre indien », et ce concept avait été transposé dans l’ensemble de la législation relative aux certificats.
[412] La question de savoir si les Métis [half-breeds] détenaient, en droit, un titre indien est moins importante que le fait que, immédiatement après la Confédération, les métis étaient considérés comme étant étroitement liés aux Indiens et comme étant une partie du problème à régler pour permettre l’expansion, la colonisation et la construction du chemin de fer, qui étaient toutes prévues dans l’AANB.
[413] Les défendeurs accordent une importance considérable à une déclaration prononcée par M. Macdonald lors des débats de la Chambre des communes du 6 juillet 1885 [Débats de la Chambre des communes du Canada, 5e lég., 3e sess., 48-49 Vict.], dans laquelle il était revenu sur sa description selon laquelle les terres réservées pour les Métis visaient « l’extinction du titre Indien ». Voici les propos de M. Macdonald, tels que rapportés [à la page 3209] :
Il ne s’agissait pas tant de savoir s’ils avaient ou non droit à ces terres, que de faire un arrangement avec les habitants de cette province, afin de constituer une province de fait, dans le but d’y faire pénétrer la loi et l’ordre et d’affirmer la souveraineté de la Confédération […] 1 400 000 acres de terre suffisaient amplement à compenser ce qu’on appelait l’extinction du titre sauvage.
Cette expression était incorrecte, parce que les Métis ne voulaient pas être des sauvages. S’ils sont sauvages, ils iront avec les tribus; s’ils sont Métis, ce sont des blancs, et à l’égard de la Compagnie de la Baie‑d’Hudson et du Canada, ils occupent exactement la même position que s’ils étaient tout à fait blancs. C’est en vertu de ce principe que l’arrangement a été conclu et la province constituée. [Non souligné dans l’original.]
[414] Abstraction faite de la prudence dont les cours doivent faire preuve lorsqu’elles fondent des conclusions de droit sur des passages du Hansard, Mme Jones souligne d’autres raisons, notamment le contexte dans lequel s’inscrivait cette déclaration et le fait qu’on avait continué d’avoir recours aux certificats pour éteindre le titre indien, qui ont pour effet de diminuer le poids qu’on doit accorder à la thèse selon laquelle cette déclaration reflétait l’interprétation du terme « Indiens » pour les besoins de la compétence constitutionnelle.
[415] La notion selon laquelle les certificats étaient donnés pour éteindre le titre indien avait été réitérée pendant plus de 65 ans. Plus important encore, elle avait été réitérée entre 1870 et la déclaration prononcée par M. Macdonald en 1885, autant par le gouvernement Macdonald que par le gouvernement libéral qui lui avait succédé :
• En 1876, lors de l’adoption de l’Acte des Sauvages, 1876 [S.C. 1876, ch. 18] (tel était le titre officiel français de la Loi sur les Indiens à cette époque) par le gouvernement libéral d’Alexander Mackenzie, le ministre avait expliqué que [traduction] « les terres avaient été concédées aux métis dans le but d’éteindre leur titre ».
• L’expression « éteindre les titres des Sauvages. », en ce qui concerne les métis, avait été répétée à maintes reprises dans les lois subséquentes, y compris dans l’Acte des Terres fédérales de 1879, en 1883 (lorsque l’application du système des certificats avait été étendue à ce qui constitue maintenant d’autres parties du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta) ainsi que dans les décrets en conseil dans lesquels les conditions des certificats étaient établies.
• Des termes similaires, correspondant aux dispositions de la Loi de 1870 sur le Manitoba relatives à la compensation en échange de la cession ou substitution des revendications des métis fondées sur leur sang indien, avaient été employés dans l’Adhésion des métis au Traité no 3 [1873].
• Dans un échange d’avril 1885 entre le commissaire des métis et le ministre de l’Intérieur, le ministre avait accepté une modification au décret en conseil relatif aux certificats, modification prévoyant que les métis pouvaient revendiquer des terres à titre de colons, en plus du certificat qu’ils avaient droit de recevoir en contrepartie du titre indien.
• Le décret en conseil qui en avait découlé, daté du 17 avril 1885 et signé par M. Macdonald (trois mois avant que ce dernier se rétracte), précisait que le certificat était délivré pour éteindre le titre indien.
[416] Comme l’a souligné Mme Jones, M. Macdonald avait fait sa déclaration de juillet 1885 dans le contexte d’une réponse à une motion de l’opposition, dans laquelle cette dernière accusait le gouvernement conservateur d’avoir causé, par sa négligence, sa lenteur et sa mauvaise gestion, la rébellion de Riel en 1885. M. Riel était alors en attente de son procès. Le chef de l’opposition, dans un discours de plus de sept heures, avait critiqué M. Macdonald pour le retard de son gouvernement à mettre en œuvre le régime des certificats à l’extérieur du Manitoba, mise en œuvre ayant été autorisée par l’Acte des terres fédérales de 1879 (Acte à l’effet d’amender et refondre les divers actes concernant les Terres publiques fédérales, S.C. 1879, ch. 31)
[417] M. Macdonald avait prononcé sa déclaration concernant l’histoire du régime de certificats au Manitoba au petit matin, après avoir fait l’objet d’attaques pendant des heures au Parlement, et la déclaration contenait un certain nombre d’inexactitudes, notamment qu’il y avait peu de métis dans les Territoires du Nord-Ouest à cette époque et que les métis étaient traités de la même manière que les Blancs, alors que, dans les faits, ils avaient reçu plus de terres que les colons blancs.
[418] Mme Jones est d’avis que la déclaration va non seulement à l’encontre de ce qui s’était passé précédemment, mais aussi de ce qui s’est produit par la suite. Par exemple :
• Le décret en conseil de 1898 autorisant la création d’une nouvelle commission des Métis à l’égard du Traité no 8 mentionnait l’extinction du titre aborigène des métis.
• Un décret en conseil subséquent, qui concernait la région d’Athabasca et qui avait été pris en 1899, indiquait que les métis disposaient de droits à la terre sur le fondement de leur sang indien et que, malgré l’existence de possibles différences de degrés entre les droits des Indiens et ceux des métis, les deux types de droits coexistaient et devaient être éteints.
• À partir du Traité no 8 de 1899, ainsi que dans les Traités nos 9, 10 et 11 [1921], le gouvernement fédéral avait traité en même temps avec les Indiens et les métis.
• Le premier ministre libéral Wilfred Laurier, lors des débats du 3 juillet 1899 à la Chambre des communes, lesquels portaient sur les modifications apportées en 1899 à l’Acte sur les terres fédérales, avait fait référence à l’extinction du titre indien détenu par les métis.
• Les modifications de 1899 apportées à l’Acte sur les terres fédérales faisaient état de la satisfaction des revendications des métis par suite de l’extinction du titre indien.
• En 1921, lors de la conclusion du Traité no 11 et de l’établissement de la dernière commission des Métis, le premier ministre Arthur Meighen avait mentionné que les certificats visaient l’extinction du titre indien.
[419] Mme Jones a présenté d’autres exemples où le gouvernement avait fait référence à l’extinction du titre indien détenu par les métis, notamment des avis juridiques et des litiges qui dataient des années 1920 ainsi que des années 1930 et qui concernaient l’indemnité accordée aux provinces de l’Ouest pour la perte de terres publiques. Cette preuve n’est pas aussi convaincante pour déterminer le sens donné au terme « Indiens » lors de la création de la compétence à l’égard des Indiens, car elle est significativement postérieure à 1867, mais elle démontre qu’il existait une constance quant à la compréhension que les personnes d’ascendance mixte (y compris les Métis) étaient considérés comme des « Indiens » pour diverses fins juridiques.
[420] Le portrait global que l’on peut dresser de la preuve provenant de l’époque suivant 1867 est que, dans les années immédiatement après 1867, les métis étaient considérés comme étant, au moins, un sous-ensemble d’un plus grand groupe d’Autochtones nommé « Indiens ». La preuve relative à la partie plus tardive de cette époque démontre que le Canada était disposé à exercer sa compétence à l’égard des métis, à utiliser des méthodes similaires à celles qu’il employait dans le contexte de sa compétence à l’égard des Indiens et à invoquer le paragraphe 91(24), ainsi que son pouvoir sur les terres publiques fédérales, pour justifier l’exercice de cette compétence.
[421] Sous le régime des certificats, le gouvernement fédéral offrait, au lieu d’un traité, des terres ou de l’argent aux Métis sous forme de certificats. En offrant des certificats aux Métis, le gouvernement fédéral les traitait différemment des autres Indiens. Le choix d’adhérer au traité était, plus clairement, le résultat de l’exercice de la compétence à l’égard des Indiens. Le gouvernement fédéral n’avait pas eu d’autre fondement pour élargir la protection conférée par un traité, à moins que les personnes visées par cet élargissement n’aient été des « Indiens ».
[422] Le recours aux certificats était seulement l’une des politiques qui avaient été utilisées à l’égard des métis. Comme Mme Jones l’a souligné, diverses solutions avaient été retenues pendant cette période, en fonction du groupe métis visé. Ces solutions comprenaient notamment :
• La décision d’adhérer au traité et de vivre dans des réserves.
• Un régime hybride, au titre duquel un Autochtone pouvait adhérer au traité et obtenir une terre de 160 acres située hors réserve, jusque-là détenue en fiducie. Ce régime avait été employé dans les Traités nos 8 et 10.
• La réadmission au traité, même après l’acceptation du certificat, comme dans le cas de la Bande de Bobtail.
• La création de « réserves métisses », comme cela avait été le cas à Saint‑Paul‑des‑Métis.
D. Les métis et le paragraphe 91(24) — Autres exemples
[423] Les deux parties renvoient à un certain nombre de faits s’étant produits après la Confédération (en plus de ceux déjà abordés), mais n’en tirent pas les mêmes conclusions.
1) L’Adhésion au Traité no 3
[424] Avant les négociations relatives au Traité no 3, le chef des Ojibways avait demandé au commissaire des traités Morris si les 15 familles métisses vivant à la rivière à la Pluie pouvaient être incluses dans le traité.
[425] Ce groupe de métis avait précédemment été recensé en 1871; on y avait alors relevé que les membres de ce groupe s’étaient mariés avec des Ojibways de la région. Un certain nombre de ces métis vivaient dans leurs propres établissements, mais chassaient avec les Ojibways.
[426] Le sort de ces métis avait été soulevé pendant le processus de négociation du traité. Les représentants du gouvernement avaient alors demandé des instructions à Ottawa.
[427] Le gouvernement fédéral avait alors tranché qu’il ne s’opposait pas à ce que les métis à l’extérieur du Manitoba qui avaient épousé des Indiennes et qui avaient adopté des coutumes indiennes puissent choisir d’être traités comme étant des Indiens plutôt que des métis.
[428] En septembre 1875, l’arpenteur général des terres fédérales avait conclu une « adhésion » avec les métis de la rivière et du lac à la Pluie. Cette Adhésion contenait une clause prévoyant que l’entente devra [traduction] « être approuvée et confirmée […] par le gouvernement, sans quoi elle sera […] nulle et non avenue ». On n’a jamais découvert de preuve d’une telle approbation.
[429] Cependant, à peu près à ce moment-là, le commissaire des sauvages, M. Provencher, avait établi la politique de ne pas reconnaître que les groupes de métis étaient des groupes spéciaux, distincts des bandes indiennes de leurs environs. Il était préoccupé par le fait qu’une telle reconnaissance puisse créer « une nouvelle classe d’habitants, placée entre les Sauvages et les blancs ».
[430] Il s’en était suivi que, lors de l’adoption de l’Acte des Sauvages, 1876, la Division des affaires indiennes avait soutenu que [traduction] « le ministère ne peut reconnaître des bandes distinctes de métis ». Par conséquent, ces métis de la rivière à la Pluie avaient obtenu leur réserve, mais avaient eu l’obligation de se joindre à la Bande de Little Eagle, qui était beaucoup plus petite, pour laquelle une réserve adjacente avait été arpentée.
[431] L’experte des demandeurs, Mme Jones, était d’avis que cet évènement traduisait le fait que les plus hauts échelons du gouvernement fédéral avaient reconnu l’idée de créer une réserve séparée pour un groupe de métis (qu’elle a décrit comme étant une collectivité métisse historique). Cette reconnaissance était fondée sur la connaissance de la collectivité et sur la sensibilisation à la distinction entre les métis et les Ojibways dans cette région, et ce, en dépit du fait qu’ils étaient apparentés.
[432] Mme Jones était d’avis que l’absence de consignation d’une approbation de l’Adhésion, par décret en conseil, n’avait aucune importance. L’obligation de joindre la Bande de Little Eagle résultait de la nouvelle politique et de la nouvelle loi, et non de politiques et de lois dont l’adoption était plus contemporaine de la Confédération.
[433] M. von Gernet a décrit l’Adhésion au Traité no 3 comme étant une autre anomalie, qui constituait [traduction] « l’une des plus grandes entorses à la politique de conclusion des traités relatifs aux Indiens au Canada » et qui [traduction] « était non seulement sans précédent, mais aussi inacceptable ».
[434] L’Adhésion au Traité no 3 était un cas où le gouvernement fédéral avait traité le groupe métis visé comme si celui-ci avait une revendication au titre indien et lui avait donné une réserve, en contrepartie de la cession de cette revendication. Il s’agissait d’un autre exemple de l’exercice, par le gouvernement fédéral, de sa compétence à l’égard d’un groupe métis, exercice fondé non pas sur le lien entre ce groupe et ses ancêtres européens, mais bien sur le lien avec son ascendance indienne.
[435] La thèse de « l’anomalie » mise de l’avant par M. von Gernet pose problème, car de telles « anomalies », où les [half-breeds/]Métis étaient traités comme étant des Indiens ou avaient été visés par des mesures prises dans le cadre de la compétence à l’égard des Indiens, furent nombreuses. À un certain point, l’accumulation des « anomalies » mène à la conclusion que celles‑ci ne sauraient être qualifiées ainsi et qu’elles reflètent plutôt le courant de pensée principal et l’opinion générale.
[436] Cette soi-disant « anomalie » dans le traitement réservé aux [half-breeds/]Métis n’avait pas pris fin avec l’Acte des Sauvages, 1876, ou avec la modification de 1879 [Acte à l’effet d’amender “l’Acte des Sauvages, 1876”, S.C. 1879, ch. 34], laquelle permettait aux métis ayant adhéré à un traité de se retirer de celui-ci, après le remboursement de l’ensemble des montants reçus à titre de rentes.
2) La réserve et l’école industrielle de Saint-Paul-des-Métis
[437] En 1895, le père Lacombe avait présenté une demande pour que les « métis » démunis reçoivent quelque terre où s’établir, car ils étaient sans ressources. La réserve devait être formée de quatre cantons et contenir une école industrielle, pour permettre aux métis d’apprendre [traduction] « les différents métiers du monde civilisé ». Cette école industrielle était similaire aux écoles industrielles établies pour les autres Indiens.
[438] Le titre rattaché aux terres de réserve allait être dévolu à la Couronne, de manière à ce que celui-ci ne puisse être aliéné. Fait intéressant, le mémoire du sous-ministre de l’Intérieur mentionnait que les Métis qui s’étaient établis sur la réserve allaient, en raison de leurs sensibilités, devoir être rassurés que cela [traduction] « ne les mettait pas sur un pied d’égalité avec un Indien », mais que la réserve serait, d’un point de vue fonctionnel, l’équivalent d’une réserve indienne.
[439] La proposition du père Lacombe avait été approuvée, et une réserve ainsi qu’une école industrielle avaient été établies à Saint-Paul-des-Métis, en Alberta. Ce ne fut pas un grand succès. Environ 10 ans plus tard, l’école avait été ravagée par un incendie, l’occupation des terres de réserve était inférieure aux attentes et le projet avait été abandonné par le gouvernement fédéral en 1908. Les terres qui n’étaient pas occupées par les Métis s’étant établis dans la réserve avaient été aliénées.
[440] Cet exemple d’exercice de la compétence fédérale à l’égard des Métis et des terres réservées pour ces derniers a plus tard été comparé à celui des terres des Métis de l’Alberta, que la Cour suprême du Canada a analysées dans l’arrêt Cunningham, précité, dont il sera question ci‑après.
[441] Le projet de Saint‑Paul‑des‑Métis consistaivt en l’établissement d’une « réserve » dédiée exclusivement aux Métis, le titre sur les terres de réserve devant être détenu par la Couronne fédérale. Le gouvernement fédéral avait aussi créé une école industrielle pour les Métis. Le projet n’était pas dû à une politique fortuite; il représentait l’exercice de pouvoirs similaires à ceux conférés par la compétence à l’égard des « Indiens », ou de pouvoirs découlant de cette compétence prévue au paragraphe 91(24).
[442] Il convient de noter, dans le contexte historique et dans celui des efforts de réconciliation déployés de nos jours au sujet des écoles industrielles et des pensionnats, que les Métis, à l’instar des autres Indiens, avaient aussi été assujettis (ou soumis) au système des pensionnats (par exemple, le mémoire de M. Duncan Scott — 11 décembre 1906). M. Wicken a aussi signalé, en ce qui avait trait aux Mi’kmaq (y compris ceux d’ascendance mixte) vivant hors réserve dans les Maritimes, que ceux-ci tombaient aussi sous le coup des pensionnats de la Nouvelle‑Écosse jusqu’à tard dans les années 1940.
[443] Le recours aux pensionnats est une réalité malheureuse à laquelle tous les peuples autochtones — Indiens, Métis et Inuits — ont été confrontés.
[444] La convergence et l’exercice des pouvoirs conférés par la compétence sur les Indiens à l’égard des Métis ressortaient aussi clairement dans le traitement réservé aux half-breeds/Métis par rapport à l’alcool — un fléau pour les collectivités autochtones à l’échelle du Canada au cours de l’ère moderne.
3) La politique en matière d’alcool
[445] Mme Jones se fonde sur l’application de la politique en matière d’alcool par le gouvernement fédéral à titre de preuve supplémentaire démontrant qu’il était entendu et accepté que les Métis et les Indiens non inscrits étaient aussi visés par la compétence fédérale à l’égard des Indiens. Les défendeurs ne réfutent pas vraiment ce fait.
[446] En 1894, le Parlement avait modifié l’Acte des Sauvages [Acte contenant de nouvelles modifications à l’Acte des Sauvages, S.C. 1894, ch. 32], dans le but d’élargir la disposition portant explicitement sur les personnes vendant des boissons enivrantes à un « Indien ». Le problème découlait, comme il était souligné dans une lettre de 1893, de la difficulté des agents de la Police à cheval du Nord-Ouest à effectuer la distinction entre [traduction] « les métis et les Indiens dans les poursuites criminelles intentées pour avoir offert de l’alcool à ces derniers ».
[447] La disposition interdisant la vente de boissons enivrantes avait été modifiée par l’ajout de « outre sa signification ordinaire […] s’entendra de toute personne […] qui vit à la façon des Sauvages » :
6. L’article substitué à l’article quatre-vingt‑quatorze de l’Acte des Sauvages par l’article quatre du chapitre vingt‑deux des Statuts de 1888, est modifié en y ajoutant le paragraphe suivant :— |
Modification de l’art. 94 [et 1888, ch. 22, art. 4] |
« 2. Dans cet article, le mot « Sauvage, » outre sa signification ordinaire, suivant la définition que contient l’article deux du présent acte, s’entendra de toute personne de l’un ou de l’autre sexe, qui est réputée appartenir à une bande particulière, ou qui vit à la façon des Sauvages, ou de tout enfant de cette personne. » |
Sens du mot « Sauvage. » |
Il n’y avait pas de mention d’une « exigence de sang sauvage ».
[448] La disposition modifiée avait continuellement suscité des interrogations, même en 1937, alors que le sous-ministre de la Justice avait exprimé l’opinion selon laquelle la disposition (alors l’article 126 [S.R.C. 1927, ch. 98]) pouvait s’appliquer non seulement à un Indien qui n’était pas visé par un traité, mais aussi à un métis.
[449] On a alors commencé à se préoccuper du fait que le libellé pouvait viser une personne blanche. En réponse à une interrogation à savoir si le ministère des Affaires indiennes pouvait définir l’expression « vit à la façon des Sauvages », le Ministère avait répondu qu’il n’avait pas de renseignements lui permettant de déterminer le sens à donner à cette expression.
[450] Le témoignage de Mme Jones confirme que la notion de « viv[re] à la façon des Sauvages », ou un critère analogue de mode de vie ou de travail, était impossible à appliquer. Les experts des deux côtés ont reconnu l’immense diversité des modes de vie des « Indiens » au Canada, la rapidité avec laquelle ces modes de vie pouvaient changer, et changeaient effectivement, ainsi que la difficulté d’avoir recours à des concepts culturels pour définir l’identité.
[451] La politique en matière d’alcool confirme, une fois de plus, que le gouvernement fédéral exerçait une compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits, sans égard à leur ascendance mixte, à leur lieu de résidence, à leur appartenance ou prétendue appartenance à une bande ou à une tribu. La seule limite était de satisfaire à la notion de « viv[re] à la façon des Sauvages », une notion impossible à décrire.
[452] D’une perspective constitutionnelle, la condition essentielle de la législation était que la personne ait une ascendance autochtone (soit de « sang pur », soit métisse). De la perspective de l’Acte des Sauvages, la condition essentielle était de « vivre à la façon des Sauvages », ce qui représentait une restriction supplémentaire à l’exercice de cette compétence constitutionnelle.
4) Les « métis » dont les ancêtres avaient accepté un certificat
[453] M. von Gernet, témoin expert pour le compte des défendeurs, a souligné que, entre le début et le milieu du 20e siècle, il y avait eu plusieurs cas de métis qui avaient accepté un certificat, ou dont les ancêtres avaient accepté un certificat, et qui continuaient de vivre dans les réserves et de recevoir les rentes prévues au traité, malgré le fait que la loi prévoyait que ces personnes étaient exclues de la définition d’« Indien ».
[454] Le problème, surtout dans la région du Petit lac des Esclaves visée par le Traité no 8, avait entraîné, en 1944, la mise sur pied d’une commission d’enquête [Commission to inquire into the Matters of Membership in the Indian Bands in Lesser Slave Lake Agency], qui avait été présidée par W. A. Macdonald, juge de la Cour suprême de l’Alberta. Le juge Macdonald, après avoir reconstitué l’historique du choix du certificat dans le cadre du Traité no 8 et par la suite, avait fait les commentaires suivants (et sur lesquels se fondent les demandeurs) :
[traduction] En temps normal, la délivrance d’un certificat à une personne lui enlève le droit d’adhérer à un traité. Il semble que ce soit l’opinion qu’ait adoptée le Ministère pendant plusieurs années. Lorsqu’un Indien ou un métis accepte un certificat, ses droits ancestraux sont éteints et, à proprement parler, le dossier est clos. Cependant, la pratique adoptée dans les années suivant immédiatement la conclusion du Traité no 8 ne laisse aucun doute quant au fait que le gouvernement n’était pas d’avis que la délivrance du certificat entraînait d’une manière insurmontable l’exclusion du traité. Beaucoup de latitude était permise pour passer du certificat au traité, et vice versa.
[…]
La compétence du gouvernement à l’égard de tous les aspects des affaires indiennes est vaste et complète, tant aujourd’hui qu’en 1899, lors de la signature du Traité no 8. Lorsque des personnes métisses sont admises à un traité de temps à autre par l’agent local, sur approbation expresse ou implicite du Ministère, il me semble que leur statut devrait être considéré comme étant fixe et déterminé, surtout après un intervalle de nombreuses années. Il s’agissait de la mesure qui avait été recommandée et approuvée dans les années ayant immédiatement suivi le traité. Ces personnes acquièrent des droits au titre du traité et de la Loi des Indiens, et ces droits ne devraient pas être modifiés à la légère. Elles devraient jouir de la même sécurité des droits fonciers et de la même protection à l’égard des droits de propriété, peu importe les limites de ces droits, que celles accordées aux autres citoyens du pays.
[455] M. von Gernet s’appuie sur le fait que le Ministère n’avait pas suivi la recommandation du juge Macdonald, car il était préoccupé par les répercussions qu’occasionnerait le changement de la définition d’« Indien » prévue dans la Loi des Indiens sur l’administration des Affaires indiennes.
[456] Cependant, le Ministère n’avait pas suivi la recommandation en raison de préoccupations liées à la compétence législative/constitutionnelle. Il ne faisait aucun doute que le gouvernement fédéral avait la compétence constitutionnelle pour mettre en œuvre la recommandation.
[457] Fait plus important, dans une modification apportée à la Loi sur les Indiens en 1958 [Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1958, ch. 19], le gouvernement fédéral avait promulgué des dispositions reprenant les recommandations formulées par le juge Macdonald, et ce, pour les mêmes motifs que ce dernier avait mentionnés dans son rapport du 7 août 1944.
[458] Le gouvernement fédéral, comme il l’avait fait concernant l’inclusion ou l’exclusion des métis dans les traités numérotés, choisissait à quel moment il exerçait, le cas échéant, sa compétence constitutionnelle à l’égard de ce groupe. La modification de 1958 était un exemple manifeste de législation fédérale à l’égard des Métis, en tant que groupe ou catégorie, qui était fondée sur la compétence à l’égard des Indiens prévue dans la Constitution.
5) D’autres exemples d’exercice de la compétence à l’égard des Indiens non inscrits
[459] Lors de la période suivant la Confédération, le gouvernement fédéral avait pris des mesures à l’égard des droits des Indiens qui n’avaient pas ce statut au sens de la Loi sur les Indiens.
[460] Dans la loi de 1869 intitulée Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, ch. 6, le gouvernement fédéral avait introduit la règle législative d’exclusion par mariage, mais avait permis aux femmes qui avaient perdu leur statut des suites de l’application de cette règle de continuer à toucher des rentes. Cette disposition était demeurée en vigueur dans l’Acte des Sauvages, 1876, et la pratique administrative consistant à délivrer à ces femmes des cartes d’identité, connues sous le nom de « coupons rouges », était alors apparue.
[461] La Loi sur les Indiens avait été modifiée en 1951 [S.C. 1951, ch. 29], et ces « Indiennes détentrices de coupons rouges » avaient eu l’obligation de commuer leurs rentes et de quitter les réserves. En fin de compte, ces femmes qui avaient perdu leur statut par suite d’un mariage, ainsi que leurs descendants de première génération, avaient récupéré leur statut, en 1985, en application du projet de loi C‑31.
[462] En 1890, de nombreux Canadiens d’origine européenne qui s’étaient mariés avec des Autochtones, ainsi que leurs descendants, habitaient les régions de l’Ontario visées par les traités Robinson. Ils vivaient dans des réserves et recevaient des rentes, et ce, en dépit du fait qu’ils ne répondaient pas à la définition de « Sauvage » au sens de l’Acte des Sauvages.
[463] Pour régler ce problème ainsi que la confusion juridique occasionnée par les différentes définitions du terme « Indien » à l’époque de la signature des traités Robinson, le gouvernement fédéral avait créé un « titre non transmissible ». Comme c’est le cas pour les Indiens au titre du paragraphe 6(2) de l’actuelle Loi sur les Indiens, les détenteurs d’un titre non transmissible pouvaient toucher des rentes pour le reste de leur vie, mais ce droit n’était pas transmis à leurs enfants. Cette catégorie de titre indien avait été abolie en 1917, pour des raisons de politique générale, et les détenteurs de titres non transmissibles avaient été regroupés avec ceux qui avaient des titres transmissibles.
[464] En Nouvelle‑Écosse, des efforts avaient été déployés pour abolir les petites réserves et pour libérer des terres en vue de l’exploitation forestière. À New Germany, le Ministère avait choisi de catégoriser les résidents d’ascendance mixte comme des non-Indiens, alors que, dans les grandes réserves, le fait que quelqu’un ait été d’ascendance mixte ne l’empêchait pas de se voir reconnaître le statut d’Indien.
[465] Parmi les Indiens n’ayant pas de statut au titre de la Loi sur les Indiens, on retrouve les Indiens « émancipés », sur une base volontaire ou autrement, entre l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages de 1869 et le projet de loi C‑31 de 1985, lequel permettait aux Indiens émancipés et à leurs descendants de première génération d’être réinscrits.
[466] À Terre‑Neuve-et-Labrador, certains Autochtones avaient joint la Confédération en 1949 à titre d’Indiens pleinement émancipés; les Indiens non inscrits de cette province n’ont pas été assujettis au régime de la Loi sur les Indiens avant 1984.
[467] Les exemples qui précèdent établissent que le gouvernement fédéral a exercé sa compétence à l’égard d’un vaste éventail de personnes d’ascendance autochtone qui n’avaient pas le statut d’« Indiens » au titre de la Loi sur les Indiens.
[468] Plus important encore, l’exercice de cette compétence à l’égard des Indiens non inscrits et des personnes métisses, y compris les Métis, reposait sur la compréhension et l’acceptation, par la population canadienne d’origine européenne, par les politiciens fédéraux et par les fonctionnaires, que le gouvernement fédéral était habileté à exercer sa compétence à l’égard de ce vaste ensemble de gens désignés par le terme « Indiens ». Les éléments qui précèdent ont établi, par la conduite des parties en cause, la signification du terme « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
E. L’époque moderne
1) Avant le rapatriement de la Constitution
[469] Dans la section V [des présents motifs], intitulée « La nature du problème », la Cour a, dans une certaine mesure, discuté de certains faits invoqués et plaidés par les demandeurs en ce qui a trait aux faits plus récents. Bien qu’ils puissent expliquer le fondement de la présente action, les répercussions qu’une décision pourrait avoir ainsi que certains éléments de l’historique des relations entre les parties, ces faits ne sont pas particulièrement pertinents quant à la question clé d’interprétation constitutionnelle — le sens et la portée du terme « Indiens » que l’on trouve au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[470] Par souci d’exhaustivité, la Cour traitera des éléments clés soulevés dans les observations, mais la décision de la Cour quant au sens et à la portée du paragraphe 91(24) repose principalement sur l’analyse des faits qui se sont produits lors des périodes qui ont précédé et qui ont suivi la Confédération, ainsi que sur la manière avec laquelle le gouvernement a traité avec les Métis et les Indiens non inscrits.
[471] Lors de l’époque ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs facteurs avaient influé sur les politiques fédérales à l’égard des peuples autochtones. Parmi ces facteurs, notons :
• les réformes internationales en matière de droits de la personne, y compris l’inclusion des principes d’égalité, d’autodétermination et d’autodéfinition pour les peuples autochtones, qui ressortent, dans une certaine mesure, de l’arrêt Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349;
• les changements fondamentaux dans le droit canadien, surtout l’article 15 de la Charte et l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982;
• les changements démographiques au sein de la population autochtone du Canada, y compris l’exode des habitants des réserves et le plus grand nombre de mariages entre des Autochtones et des non‑Autochtones.
[472] La preuve produite par les demandeurs reconstitue non seulement l’histoire du rapatriement de la Constitution, mais aussi celle des tentatives de réformes constitutionnelles dans le cadre de l’Accord du lac Meech et du processus de Charlottetown. Ces ententes politiques avortées ont peu de pertinence quant aux questions de droit en litige dans la présente affaire.
[473] Cependant, le début des années 1970 serait le meilleur point de départ pour l’examen de certains des points à régler entre le Canada et la collectivité autochtone.
[474] Au début des années 1970, le gouvernement fédéral avait commencé à financer la recherche sur les traités et les revendications territoriales des groupes d’Indiens inscrits. Cette recherche s’était ensuite étendue aux groupes de Métis et aux Indiens non inscrits.
[475] Au milieu de l’année 1976, le Comité mixte Cabinet-Conseil national des Autochtones du Canada avait été mis sur pied pour élaborer un processus visant à mettre en place des ententes au sujet des principaux enjeux politiques entre le gouvernement et les représentants du « peuple indien ».
[476] Le Comité mixte Cabinet-Conseil national des Autochtones du Canada s’était réuni annuellement entre 1977 et 1980, puis de nouveau en 1982. On avait reconnu que l’on connaissait peu de choses sur les Métis et les Indiens non inscrits en tant que groupe, et qu’il y avait d’importants problèmes de définition.
[477] En dépit de certaines querelles internes chez les groupes autochtones, y compris au sein de la vaste communauté métisse, comme en témoigne le différend entre le RNM et le CNAC, on continuait de financer la recherche sur les revendications autochtones relativement à ces groupes.
[478] En 1978, un comité interministériel avait produit un document de travail, dans lequel on concluait qu’il n’y avait pas de définition juridique, ou de définition largement reconnue, du terme « Indiens non inscrits ». Ce comité avait reconnu [traduction] « la présente situation désespérée d’un grand nombre d’Autochtones ». Il a aussi souligné qu’il était important de prendre acte du fait que les causes de cette situation et les possibilités d’améliorations variaient considérablement à l’échelle du pays.
[479] Cette reconnaissance des difficultés avec lesquelles plusieurs Autochtones étaient aux prises ainsi que la diversité des causes de ces difficultés et des solutions pour les régler furent un thème récurrent tout au long des discussions portant sur les enjeux concernant le gouvernement et les Autochtones. La Cour conclut qu’il était reconnu que ces causes et ces solutions devaient être examinées de manière globale, à l’échelle nationale, et non à la pièce ou province par province.
[480] Comme il est établi dans divers documents du gouvernement fédéral, les provinces avaient des attitudes variables quant à la question de la responsabilité à l’égard des programmes à l’intention des MINI, et tous les gouvernements provinciaux, à l’exception de celui de la Saskatchewan, avaient refusé d’assumer la responsabilité des programmes visant expressément et exclusivement les MINI. Les provinces ne voulaient pas être considérées comme ayant accepté la responsabilité à l’égard des personnes d’ascendance indienne, ou comme leur ayant accordé un statut spécial au sein de leur ressort (à l’exception des personnes déjà reconnues comme étant des Indiens inscrits par le gouvernement fédéral).
[481] En 1980, alors que le ministre de la Justice et procureur général (l’honorable Jean Chrétien) continuait de discuter avec le chef du CNAC (Harry Daniels) au sujet des politiques relatives aux MINI, le processus de révision constitutionnelle allait prendre toute la place dans les relations entre le gouvernement et les Autochtones. Les questions de la reconnaissance constitutionnelle des droits ancestraux ou droits issus de traités, des droits à l’autonomie gouvernementale et au consentement direct à l’égard des modifications constitutionnelles touchant les Autochtones étaient devenues les thèmes principaux des discussions.
[482] Parmi les résultats du processus de rapatriement de la Constitution qui s’avère pertinent dans la présente affaire, il y a eu l’adoption de l’article 35.1 [édicté par la Proclamation de 1983 modifiant la Constitution, TR/84-102, annexe, art. 3] de la Loi constitutionnelle de 1982 et l’obligation de tenir, dans l’année qui suivait, une conférence des premiers ministres, au cours de laquelle les questions de la détermination et de la définition des droits des peuples autochtones du Canada seraient placées à l’ordre du jour :
35.1 Les gouvernements fédéral et provinciaux sont liés par l’engagement de principe selon lequel le premier ministre du Canada, avant toute modification de la catégorie 24 de l’article 91 de la « Loi constitutionnelle de 1867 », de l’article 25 de la présente loi ou de la présente partie : a) convoquera une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même et comportant à son ordre du jour la question du projet de modification; b) invitera les représentants des peuples autochtones du Canada à participer aux travaux relatifs à cette question. |
Engagement relatif à la participation à une conférence constitutionnelle |
[483] La partie IV.1 [article 37.1, édicté, idem, art. 4], promulguée en 1983, exigeait la tenue de deux autres conférences des premiers ministres, au cours desquelles seraient notamment placées à l’ordre du jour les questions constitutionnelles intéressant directement les peuples autochtones du Canada :
PARTIE IV.1 CONFÉRENCES CONSTITUTIONNELLES |
|
37.1 (1) En sus de la conférence convoquée en mars 1983, le premier ministre du Canada convoque au moins deux conférences constitutionnelles réunissant les premiers ministres provinciaux et lui‑même, la première dans les trois ans et la seconde dans les cinq ans suivant le 17 avril 1982. |
Conférences constitutionelles |
(2) Sont placées à l’ordre du jour de chacune des conférences visées au paragraphe (1) les questions constitutionnelles qui intéressent directement les peuples autochtones du Canada. Le premier ministre du Canada invite leurs représentants à participer aux travaux relatifs à ces questions. |
Participation des peuples autochtones |
(3) Le premier ministre du Canada invite des représentants élus des gouvernements du territoire du Yukon et des territoires du Nord-Ouest à participer aux travaux relatifs à toute question placée à l’ordre du jour des conférences visées au paragraphe (1) et qui, selon lui, intéresse directement le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest. |
Participation des territoires |
(4) Le présent article n’a pas pour effet de déroger au paragraphe 35(1). |
Non-dérogation au paragraphe 35(1) |
[484] Il est important de souligner que, bien que le Canada ait rapatrié sa Constitution et ait par la suite tenté de la modifier dans le cadre de l’Accord du lac Meech et de l’Accord de Charlottetown (laquelle comprenait une proposition de modification au paragraphe 91(24)), le libellé du paragraphe 91(24) est resté inchangé depuis son adoption en 1867.
2) Après le rapatriement de la Constitution
[485] L’article 37 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoyait qu’une conférence des premiers ministres serait tenue avant le 17 avril 1983, lors de laquelle les questions relatives à la détermination et la définition des droits des peuples autochtones à inscrire dans la Constitution seraient placées à l’ordre du jour.
[486] Les peuples autochtones étaient notamment représentés par l’Assemblée des Premières Nations (Indiens inscrits), le Comité inuit sur les affaires nationales (Inuits) et le Conseil national des Autochtones du Canada (Métis et Indiens non inscrits).
[487] Une question qui est revenue constamment au cours des réunions des premiers ministres et des réunions entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux était celle de la « définition »; plus précisément, il s’agissait de savoir qui étaient inclus dans les catégories des Indiens non inscrits et des Métis. Le différend entre le CNAC et le RNM a été décrit précédemment dans les présents motifs.
[488] Bien que la question de la « définition » soit sans cesse revenue dans les diverses discussions, il s’agissait seulement de l’une des nombreuses questions abordées, et elle n’était pas nécessairement la plus importante. Le titre aborigène, les droits issus de traités, les droits sociaux et économiques, l’autonomie gouvernementale et les processus de règlement des différends étaient parmi les autres questions soulevées. La question de l’autonomie gouvernementale allait devenir la question dominante de 1983 à 1987.
[489] En prévision du rapatriement de la Constitution, ainsi que pour régler les questions qui allaient se poser par la suite, le Canada avait concentré une grande partie de l’élaboration de ses politiques entre les mains de la Division des politiques ministérielles du ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada. Son directeur général était Ian Cowie, un témoin dans le présent procès. Tel qu’indiqué précédemment, son témoignage a été accepté.
[490] Un document clé produit par la Division des politiques ministérielles était « Natives and the Constitution », auquel les organismes centraux (particulièrement le Bureau des relations fédérales‑provinciales et le Bureau du Conseil privé) ont apporté une contribution approfondie.
[491] Le document « Natives and the Constitution » comprenait un examen complet des questions de compétence concernant le paragraphe 91(24). La preuve établit que cet ouvrage était plus qu’un document de travail; il reflétait la façon de penser générale au sein du gouvernement fédéral à l’égard de l’interprétation et de l’application du paragraphe 91(24). Il s’agissait d’un document du Cabinet, qui avait été utilisé pour les séances d’information à l’interne et pour la préparation à la conférence des premiers ministres de 1983.
[492] Les demandeurs se fondent particulièrement sur ce passage :
[traduction] De façon générale, le gouvernement fédéral, au titre du paragraphe 91(24) de l’AANB, possède bel et bien, en théorie, le pouvoir d’adopter des lois dans tous les domaines concernant les Métis et les Indiens non inscrits. [Non souligné dans l’original.]
[493] Ce passage ne représente pas la position définitive du gouvernement fédéral, mais en expose toutefois l’orientation générale. On trouve, dans « Natives and the Constitution » ainsi que dans d’autres documents datant de cette période, à la fois des énoncés moins catégoriques et des énoncés plus catégoriques au sujet de la compétence constitutionnelle à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits. Voici certains de ces énoncés :
Dans une note de service que le sous-ministre avait envoyée au ministre :
[traduction] Bien que le gouvernement fédéral ait probablement compétence, au titre du paragraphe 91(24), pour faire des lois touchant les MINI ou pour accepter la responsabilité à leur égard, il a choisi de s’abstenir jusqu’à maintenant, pour des motifs politiques. [Non souligné dans l’original.]
Dans le document de contexte et d’analyse daté de 1980 :
[traduction] […] quelqu’un qui n’est pas considéré comme étant un Indien au titre de la Loi sur les Indiens, car il avait choisi d’être émancipé, est toujours un Indien au sens de l’AANB.
[…] la preuve juridique et historique semble démontrer, de manière convaincante, que le fait qu’une personne soit métisse n’avait jamais eu pour effet de l’empêcher de faire valoir ses revendications autochtones […]
Les Métis qui ont reçu des certificats ou des terres sont exclus de l’application des dispositions de la Loi sur les Indiens. Ces Métis sont tout de même des Indiens au sens de l’AANB, et le gouvernement fédéral continue d’avoir le pouvoir d’adopter des lois concernant ce groupe de personnes. [Souligné dans l’original.]
[494] La version de 1980 de « Natives and the Constitution » contenait les conclusions suivantes :
[traduction] Un survol de la législation en vigueur au moment de la Confédération révèle que les gens qu’on qualifie maintenant de Métis ou d’Indiens non inscrits étaient considérés comme étant des Indiens par les parlementaires de l’époque, et qu’ils étaient par conséquent à l’intérieur des limites de la compétence législative fédérale. En l’absence de preuve à l’effet contraire, on pourrait présumer que les architectes de l’AANB — contemporains de ces parlementaires – partageaient cette interprétation du terme « Indien » […] Ces Métis, qui avaient reçu des certificats ou des terres, sont exclus de l’application des dispositions de la Loi sur les Indiens, mais sont tout de même des « Indiens » au sens de l’AANB.
Le paragraphe 91(24) de l’AANB confère au parlement fédéral le pouvoir de faire des lois relativement aux « Indiens et aux terres réservées pour les Indiens ». Le terme « Indiens » comprend les Inuits, et, selon toute vraisemblance, les « Indiens non inscrits » ainsi qu’un bon nombre de Métis.
[495] Quant à la question de savoir qui, parmi les Indiens non inscrits et les Métis, sont visés par le terme « Indiens » au sens du paragraphe 91(24), « Natives and the Constitution » mentionnait ceci :
[traduction] Les Métis visés par un traité sont actuellement dans la même situation juridique que les autres Indiens ayant signé des traités de cession de terres. Ces Métis, qui avaient reçu des certificats ou des terres, sont exclus de l’application des dispositions de la Loi sur les Indiens, mais sont tout de même des « Indiens » au sens de l’AANB. Les Métis n’ayant pas reçu de certificat ou de terre et ne bénéficiant pas d’avantages issus d’un traité ont vraisemblablement préservé le droit de se prévaloir de revendications autochtones […] Si une personne possède des caractéristiques raciales et sociales « suffisantes » pour être considérée comme « Autochtone », celle-ci sera réputée être un « Indien » au sens de l’AANB et sera visée par la compétence législative du gouvernement fédéral, sans égard au fait qu’elle puisse être exclue de la portée de la Loi sur les Indiens.
[496] Les positions tirées de « Natives and the Constitution », reproduites ci-dessus, étaient restées les mêmes dans les diverses versions et révisions du document.
[497] Ce document exposait l’historique et le fondement des énoncés de position du gouvernement fédéral en ce qui concerne les Autochtones et la Constitution, notamment dans le cadre des discussions relatives aux propositions de modification du paragraphe 91(24).
[498] Selon le témoignage fourni par M. Cowie, le fait que ces déclarations soient restées intactes, malgré que le document dont elles étaient tirées ait été soumis à l’examen des plus hauts échelons du gouvernement pendant une période intense de cinq ans, était hors du commun.
[499] Bien que ces énoncés ne constituent pas tous une confirmation sans équivoque de la compétence du gouvernement fédéral à l’égard des MINI, les conclusions et la justification (faisant référence à l’interprétation donnée au terme « Indien » au moment de l’AANB) qu’ils renferment concordent parfaitement avec le témoignage des experts des demandeurs et sont cohérentes avec ce qu’a relaté Mme Jones au sujet du traitement accordé aux Métis et aux Indiens non inscrits à l’époque suivant la Confédération.
[500] Bien qu’il soit impossible de considérer la position du gouvernement fédéral comme étant une « admission » au sens normalement entendu par les règles en matière de preuve, et que cette position ne saurait être attributive de compétence législative dans l’éventualité où cette compétence n’aurait jamais existé, elle apporte beaucoup de crédibilité à la thèse des demandeurs, étoffe la preuve d’expert et expose le peu de sincérité derrière les tentatives du défendeur de compromettre la présente affaire.
[501] L’arrivée d’un gouvernement en 1984 avait toutefois entraîné un virage en ce qui concerne la reconnaissance de la compétence fédérale à l’égard des MINI. La position du gouvernement fédéral semble avoir été motivée par la volonté politique de poser des gestes concrets et par les préoccupations quant aux conséquences financières de la reconnaissance de cette compétence.
[502] Dans un document produit au début de 1984 (on estime que ce fut entre le 1er janvier et le 31 mars 1984), qui était considéré comme étant secret et comme provenant des hauts échelons, on faisait remarquer que :
[traduction] […] le gouvernement fédéral doit être prêt à transmettre, au départ, un message « dur » aux Métis, dans le but de préparer le terrain pour la transition nécessaire, des revendications historiques et de la rhétorique générale vers un examen pragmatique des moyens permettant de réaliser des progrès concrets.
[503] Le passage suivant est tiré d’un document de novembre 1984, de nature similaire :
[traduction] Le gouvernement fédéral a besoin d’adopter une position forte lorsqu’il répondra aux pressions provenant du RNM et du CNAC, ainsi qu’aux questions portant sur les promesses d’accepter la responsabilité financière à l’égard des Métis.
[504] En décembre 1984, la position du gouvernement fédéral quant à la question de la compétence est passée de la revendication de la compétence à l’égard des MINI à une position plus ambiguë. Les deux parties allèguent que la position adoptée par le ministre John Crosbie (M. Crosbie) (ministre de la Justice et, par la suite, interlocuteur fédéral auprès des Métis et des Indiens non inscrits), par laquelle il niait la compétence relativement aux Métis, tout en confirmant cette compétence à l’égard des Indiens non inscrits, constitue un élément clé.
[505] Lors d’une conférence tenue les 17 et 18 décembre 1984, M. Crosbie avait répondu ainsi à la question posée par M. Harry Daniels au sujet du paragraphe 91(24) :
[traduction] […] malgré les pouvoirs qu’il m’attribue, je ne peux modifier ce que dit la Constitution simplement à partir d’une déclaration du président. Nous travaillons ensemble pour tenter de négocier des modifications constitutionnelles dans l’intérêt des peuples autochtones, et je ne veux rien dire qui pourrait nous éloigner de cela, mais je dois dire quelques mots au sujet du paragraphe 91(24).
Premièrement, ce paragraphe donne au gouvernement fédéral la compétence d’adopter des lois à l’égard des Indiens et des terres réservées pour les Indiens. Vous remarquerez qu’il ne fait que donner la compétence : il ne définit pas la manière dont ce pouvoir doit être exercé, et, comme vous le savez, les cours ont interprété que cette disposition incluait les Inuits. Historiquement, le gouvernement fédéral a eu une relation spéciale avec les Inuits et les Indiens.
Deuxièmement, la question que M. Daniels soulève est de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont inclus dans la portée du paragraphe 91(24); sont-ils des Indiens? Entre d’autres termes, sont-ils des Indiens pour les besoins du paragraphe 91(24)? Pour répondre à cette question, il faut reconnaître le fait que le mot « Métis » a été inséré dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et non en 1867. Le ministère fédéral de la Justice a conclu – a formulé l’avis juridique selon lequel le Parlement ne pouvait légiférer à l’égard des Métis en tant que peuple distinct. Il s’agit d’un avis juridique. On ne peut légiférer à l’égard des Métis en tant que peuple distinct. En revanche, le paragraphe 91(24) habilite le Parlement à adopter des lois à l’égard des Indiens, indépendamment de la question de savoir s’ils sont inscrits ou non. Il s’agit de notre interprétation du droit, mais je tiens à souligner que la poursuite du débat juridique sur les répercussions du paragraphe 91(24) ne fera que nuire aux peuples autochtones, car il empêchera les gouvernements de régler les véritables problèmes auxquels ces peuples sont confrontés. En d’autres mots, je suis d’avis que la poursuite du débat juridique n’est guère utile. Il est peu probable qu’une interprétation formaliste du paragraphe 91(24) entraînera – du moins, certainement pas à court terme – des améliorations concrètes aux conditions de vie et aux perspectives d’avenir des peuples autochtones. Ce qui importe, c’est que le gouvernement fédéral est prêt – nous sommes prêts à accepter notre part de responsabilités à l’égard des peuples autochtones, en coopération avec les provinces et les gouvernements territoriaux. Ils ont leur place. Ils ont leurs responsabilités. Nous avons historiquement joué le rôle de chef de file en ce qui concerne les Indiens et les Inuits. Les provinces ont joué ce rôle à l’égard des Métis, mais les deux paliers de gouvernement ont joué un rôle très important auprès de tous les peuples autochtones; il s’agit, selon nous, de l’approche qui nous servira le mieux à l’avenir et c’est de cette manière que nous voulons aborder la question.
Nous n’avons pas l’intention d’invoquer des avis juridiques, ou des avis sur ce que dit la Constitution, pour nier notre responsabilité ou notre intérêt à l’égard des Métis. Nous nous considérons comme responsables et intéressés. Je crois donc que la question est vraiment en grande partie hypothétique […]
[506] À compter de ce moment-là, le gouvernement fédéral était moins porté à accepter qu’il avait compétence, alors que le processus de reconnaissance des droits des Autochtones prévu à la Loi constitutionnelle de 1982 était enclenché. La série de rencontres et de conférences avaient abouti à l’Accord de Charlottetown, lequel comportait une modification au paragraphe 91(24) qui visait à y inclure tous les peuples autochtones du Canada, mais où on y avait aussi reconnu la compétence de l’Alberta d’adopter des lois concernant les Métis en Alberta, dans la mesure où cela n’entrait pas en conflit avec des lois fédérales — auquel cas, la loi fédérale aurait préséance.
[507] La position publique du gouvernement fédéral, bien que contraire à la position antérieure de reconnaissance de sa compétence à l’égard des MINI, consistait dorénavant à renier le fait que le paragraphe 91(24) incluait les Métis et les Indiens non inscrits.
[508] Les demandeurs prétendent que ce changement de position du gouvernement fédéral s’expliquait par la prise de conscience des répercussions financières, législatives et politiques qui découleraient d’une telle reconnaissance. Les défendeurs n’ont pas vraiment réfuté cette prétention.
[509] Ces répercussions ne sont toutefois pas des considérations juridiques devant être prises en compte dans une interprétation constitutionnelle. La Cour ne tirera absolument aucune conclusion de « mauvaise foi ». Il est raisonnable que des gouvernements soient préoccupés par les conséquences d’une interprétation de la Constitution; par contre, une interprétation juridique ne peut être guidée par ces conséquences.
[510] Cependant, alors même que le gouvernement fédéral niait avoir compétence à l’égard des Indiens non inscrits, il avait, par le projet de loi C‑31, modifié la Loi sur les Indiens de manière à accorder le statut d’Indien inscrit à un certain nombre de personnes (mais pas à toutes) qui étaient des Indiens non inscrits.
[511] En 1984, le gouvernement fédéral avait reconnu le peuple de Conne River, à Terre‑Neuve en tant que bande indienne, ce qui avait eu pour effet que les membres de cette bande étaient passés du statut d’Indiens non inscrits à celui d’Indiens inscrits. Une situation similaire s’est produite en 2008 en ce qui a trait à la bande Qalipu, à Terre‑Neuve, alors que ce groupe d’Indiens non inscrits sans assise territoriale est devenu une bande reconnue.
[512] Malgré la réticence du gouvernement fédéral à reconnaître sa compétence à l’égard des MINI au cours de l’histoire récente, sa position était, jusqu’aux années 1980, celle d’une acceptation générale de la compétence. Par la suite, même lorsqu’il répugnait à reconnaître cette compétence, il continuait d’accorder ou d’enlever le statut d’Indien inscrit à des Autochtones, ce qui constitue une reconnaissance manifeste et un exercice évident de sa compétence au titre du paragraphe 91(24).
F. Les traités et les métis
[513] Les deux parties reconnaissent que, de temps à autre, les métis s’étaient vus offrir la protection conférée par un traité en remplacement de concessions de terres, ou étaient inclus et exclus d’un traité pour diverses raisons. L’importance de cet élément de preuve est que la faculté d’adhérer à un traité prévoyant une protection et des avantages est directement liée au fait d’être un « Indien » au sens de la Constitution. Il n’y a pas eu de traités conclus ou ratifiés à l’égard d’autres groupes de la société canadienne — il s’agit d’un exercice sui generis de la prérogative de la Couronne et de la compétence à l’égard des Indiens.
[514] Déjà dans les années 1850, selon l’ouvrage de 1880 The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories Including the Negociations on Which They Were Based and Other Information Relating Thereto rédigé par M. Morris, M. Robinson, le commissaire mandaté pour négocier la cession de terres sur la rive nord des lacs Huron et Supérieur, avait rejeté les demandes territoriales des métis, parce qu’il n’y avait pas de pouvoir pour concéder gratuitement des terres au métis. Les rentes à distribuer étaient versées aux chefs, et, puisque les métis étaient inclus dans la redistribution des rentes, les chefs leur donnaient la partie des rentes qu’ils voulaient bien leur donner.
[515] Comme il a précédemment été exposé en détail, dans la région du Manitoba, les métis vivant parmi les Indiens avaient eu le choix entre accepter un certificat ou adhérer au traité.
[516] En raison d’inquiétudes portant que certains métis, en revendiquant à la fois les avantages liés au statut d’Indien et les droits conférés aux métis par l’entremise des certificats, jouissaient (en termes d’aujourd’hui) d’un « cumul d’avantages », le gouvernement fédéral avait tenté de forcer les métis à choisir l’un ou l’autre.
[517] Cette situation ambiguë avait duré de 1871 à 1877, soit la période où les Traités nos 1 à 7 avaient été conclus. Mme Jones a donné des détails au sujet de l’absence d’obstacles à l’adhésion au traité et des incitatifs à adhérer à ces traités, d’autant plus que la distribution des rentes avait débuté bien avant que les certificats ne soient offerts.
[518] En ce qui concerne les Traités nos 8, 10, et 11, conclus entre 1899 et 1921, Mme Jones a souligné l’expérience vécue sous ces traités, où des terres et des certificats étaient simultanément offerts au métis, et où, selon la politique de l’époque, les métis choisissaient entre ces deux possibilités.
[519] Mme Jones a aussi exposé le problème créé dans le Nord-Ouest, une fois que les certificats y furent offerts. De nombreux métis ayant adhéré à un traité voulaient se retirer de celui‑ci et accepter un certificat. Le certificat pouvait être vendu à des spéculateurs fonciers en échange d’argent comptant. Il n’était pas difficile de se retirer d’un traité et d’accepter un certificat, car un grand nombre d’Autochtones du Nord-Ouest étaient d’ascendance mixte.
[520] Bien qu’il y eut des avantages, à court terme toutefois, à accepter un certificat, il n’y avait pas, dans la perspective des fonctionnaires, de réel système en place pour différencier les « Indiens » et les métis, et, comme l’a confirmé Mme Jones, le terme « métis » (half-breed) fut souvent employé sans distinction à cette époque.
[521] Le problème du « cumul d’avantages » était une des préoccupations générales abordées dans l’Acte des Sauvages, 1876. La loi tentait d’établir une distinction entre « métis » et « Sauvages » et s’appliquait à toutes les provinces et aux Territoires‑du‑Nord‑Ouest, y compris le territoire de Keewatin (l’Acte des Sauvages, 1876 [précité], article 1).
[522] Bien qu’il ne soit pas nécessaire de se livrer à une interprétation de cette loi pour les besoins de la présente affaire, il suffit de dire que, selon le témoignage de M. Wicken, on comprenait que cette loi :
• définissait le terme « Sauvages » comme comprenant les métis;
• incluait les personnes autochtones vivant hors réserve dans la définition du terme « Sauvages »;
• prévoyait qu’aucun métis ayant reçu des terres au titre de l’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba ne sera considéré comme un « Sauvage » au sens de la Loi;
• visait toutefois les hommes métis ayant reçu des terres au titre de l’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, qui n’étaient pas enfants, qui n’avaient pas de famille et qui pouvaient avoir pratiqué la chasse au bison en tant que Sauvages en vertu de la Loi, tout comme les femmes métisses.
[523] Dans son témoignage, Mme Jones a exposé un certain nombre d’exemples de personnes ayant adhéré à un traité ou accepté un certificat et auxquelles on avait permis de changer leur choix. Dans certains cas, la réadmission des métis à un traité s’expliquait par le fait qu’ils étaient dans l’indigence et qu’ils n’avaient plus rien à manger. En bref, entre 1885 et 1926, il y avait eu au moins 800 cas de retrait d’un traité, alors que des « centaines » de personnes ayant opté pour un certificat avaient adhéré, ou adhéré de nouveau, à un traité.
[524] J’accepte la preuve selon laquelle il existait, sur plan administratif, une démarcation très floue et vague entre les Indiens et les métis. Les motifs expliquant cette distinction obscure variaient entre l’adhésion aux principes d’équité dans le traitement des Autochtones, l’indemnisation relative au titre Indien, le besoin de s’assurer du développement économique dans l’Ouest et les considérations humanitaires.
[525] L’essentiel de la preuve démontre que les Métis s’étaient à la fois vus conférer et retirer la reconnaissance du statut d’Indien, suivant les modifications aux politiques gouvernementales. Il est aussi évident que le gouvernement fédéral avait adopté ces politiques souples, parce qu’il le pouvait et qu’il était présumé, implicite et reconnu que le gouvernement fédéral avait la compétence de ce faire, car les Métis étaient des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
X. ANALYSE JURIDIQUE ET CONCLUSIONS
A. Le paragraphe 91(24) — les Métis et Indiens non inscrits
[526] Il s’agit de la première affaire dans laquelle on demande à la Cour de trancher la question de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits sont une « matière » qui « tombe dans » la catégorie de sujet des « Indiens », au sens du paragraphe 91(24). Cette disposition confère au Parlement la compétence exclusive de faire des lois relativement à toutes les matières tombant dans la catégorie de sujet des « Indiens et terres réservées pour les Indiens ».
[527] Le professeur Peter Hogg a bien exprimé l’essence du débat d’aujourd’hui dans son ouvrage Constitution Law of Canada (5e éd. Toronto : Thomson/Carswell 2007), à la page 28-4 :
[traduction] Les Indiens inscrits sont probablement tous des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Mais il y a aussi de nombreuses personnes de culture et de sang indien qui sont exclues de la définition prévue par la loi. Ces « Indiens non inscrits », dont le nombre s’élève à environ 200 000, sont eux aussi incontestablement des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24), et ce, même s’ils ne sont pas visés par la Loi sur les Indiens.
Les Métis, un peuple ayant vu le jour dans l’Ouest, des suites des mariages entre des hommes canadiens-français et des femmes indiennes à l’époque du commerce des fourrures, ont reçu des concessions de terres de « métis », au lieu d’un droit de vivre dans des réserves, et ont par conséquent été exclus du groupe auquel le statut d’Indien a été dévolu à l’origine. Cependant, ils sont probablement des Indiens au sens du paragraphe 91(24) […]
Les Inuits, ou les Eskimos, sont aussi exclus du régime des réserves, et ne sont donc pas visés par la définition prévue à la Loi sur les Indiens, mais on a toutefois conclu qu’ils étaient des Indiens au sens du paragraphe 91(24) […]
[528] Bien que la compétence prévue au paragraphe 91(24) doive être circonscrite aux limites que lui impose la Constitution, il a été établi que le terme « Indiens » avait une portée large (Renvoi sur les Esquimaux, précité, aux pages 115 à 117 (le juge en chef Duff)) :
[traduction] […] la preuve abondante étayant que le terme « Indiens » avait une signification large, puisque, comme le démontrent les documents évoqués, il était employé pour désigner les aborigènes du Labrador et des territoires de la baie d’Hudson, aurait pour effet d’imposer, par renvoi aux attendus de la Proclamation de 1763 et aux événements ayant conduit à celle-ci, une interprétation plus étroite de ce terme au sens de l’AANB. Pour des motifs analogues, je ne peux accepter que la liste des tribus indiennes jointes aux instructions transmises à sir Guy Carleton ait pour effet de délimiter la portée du terme « Indiens » au sens de l’AANB. Dans ce cas, on pourrait aussi faire remarquer incidemment que, si cette liste de tribus ne comprend pas les Eskimos, car il semblerait que ce ne soit pas le cas, elle ne semble pas non plus comprendre les Indiens montagnais habitant la rive Nord du Saint-Laurent à l’est du Saguenay, ni les Pieds noirs, ni les Cris, ni les Indiens de la côte du Pacifique.
[…]
Je ne peux convenir non plus que le contexte (du chef de compétence no 24) a pour effet de restreindre la portée du terme « Indiens ». Si le terme « Indiens », pris isolément dans son application en Amérique du Nord britannique, désigne les aborigènes, alors le fait qu’il y avait des aborigènes pour lesquels aucune terre n’avait été réservée semble ne donner aucune raison valable de limiter la portée du terme « Indiens » même.
[529] Cependant, la portée du terme « Indiens » doit être cohérente avec les objectifs du paragraphe 91(24). Dans l’arrêt Canard, précité, une affaire qui traitait de manière approfondie de la Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, appendice III, dans le contexte de la Loi sur les Indiens, le juge Pigeon avait décrit, à la page 191, que ce que vise le paragraphe 91(24) quant aux Indiens, c’est à habiliter le Parlement à faire et à adopter des lois qui ne s’appliquent qu’aux Indiens comme tels.
[530] Dans le même arrêt, le juge Beetz avait conclu, à la page 207, que le paragraphe 91(24) créait une catégorie raciale et visait un groupe racial pour lequel la Constitution envisage la possibilité d’un traitement particulier. Le gouvernement fédéral, dans les limites de la Constitution, pouvait définir plus précisément qui tombait dans les limites de ce groupe, en fonction du mariage, de la filiation et des mariages entre Indiens et non-Indiens, à la lumière des coutumes et des valeurs indiennes ou de l’historique de la législation :
En employant le mot «Indien» dans l’art. 91(24), l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, sous l’empire duquel la Déclaration canadienne des droits a été adoptée, crée une catégorie raciale et il vise un groupe racial pour lequel il envisage la possibilité d’un traitement particulier. Il ne définit pas le terme « Indien », ce que le Parlement peut faire dans les limites de la Constitution en décrétant les normes appropriées. Parmi ces normes, il n’apparaîtrait pas déraisonnable d’inclure le mariage et la filiation et, inévitablement, les mariages entre Indiens et non-Indiens, à la lumière soit des coutumes et des valeurs indiennes dont apparemment on n’a pas fait la preuve dans Lavell, soit de l’historique de la législation dont la cour pouvait prendre connaissance et dont elle a effectivement pris connaissance.
[531] Selon la preuve présentée dans la présente affaire, les Indiens non inscrits et les Métis sont apparentés à la catégorie raciale des « Indiens » par la voie du mariage, de la filiation et, plus clairement, du mariage entre Indiens et non‑Indiens.
[532] Une distinction existait entre les MINI et les autres groupes de la société canadienne, et surtout celui des Canadiens d’origine européenne, du fait de leur apparentement à cette classification raciale. Dans la mesure où ils ont fait l’objet de discrimination et de régimes différents en matière d’instruction, de lois relatives à l’alcool, de terres et de versement de rentes (tel que cela a été expliqué précédemment), cela reposait sur le fait qu’ils s’identifiaient à leur origine indienne ou à leur lien avec celle‑ci. La principale caractéristique distinctive des Indiens non inscrits et des Métis est leur « quiddité indienne », et non leur langue, leur religion ou leur lien avec leur patrimoine européen.
[533] Compte tenu du contexte factuel exposé dans la présente décision, la question de l’interprétation constitutionnelle de ce chef de compétence doit être examinée en fonction des principes reconnus.
2) Les principes d’interprétation
[534] Les parties ne s’entendent pas quant à la question de savoir quels sont les principes d’interprétation constitutionnelle applicables. Les demandeurs affirment que seule l’approche téléologique — qui consiste à examiner le but visé et à interpréter les dispositions particulières d’un document constitutionnel en fonction de ses objectifs plus larges (voir Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la page 156) — est applicable. En revanche, les défendeurs prétendent que les cours adoptent trois approches (qui ne sont pas nécessairement opposées) — l’approche historique, l’approche téléologique et l’approche évolutive.
[535] En ce qui concerne la démarche d’interprétation, on avait conclu, dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, que la Cour d’appel du Québec avait commis une erreur de droit en adoptant une approche originaliste à l’égard de l’interprétation de la Constitution, plutôt que l’approche évolutive à laquelle la Cour suprême du Canada adhérait depuis nombre d’années. La Cour suprême du Canada avait formulé une mise en garde contre le fait de se fonder de manière indue sur les débats ou sur la correspondance pour tirer des conclusions quant à l’étendue exacte de la compétence législative. Cette mise en garde judiciaire s’applique davantage à une analyse de la compétence constitutionnelle relative à une loi en particulier qu’à une interprétation de la portée du chef de compétence même, mais elle en dit long sur la fiabilité de ce type de preuve en tant que fondement d’une conclusion quant à la portée de la compétence.
[536] La Cour s’est davantage fondée sur les mesures prises par le gouvernement fédéral à l’égard des « Indiens » dans les premières années de la Confédération que sur les déclarations tirées du milieu politique pour dégager l’objectif et la portée du paragraphe 91(24). Comme il a été mentionné précédemment, l’affirmation de M. Macdonald selon laquelle l’objectif des certificats au Manitoba était d’éteindre les droits fonciers que détenaient les Métis à titre d’Indiens, et sa rétractation subséquente, doivent être abordés avec une certaine prudence.
[537] Comme il a été mentionné précédemment, il existe peu de preuve des discussions portant directement sur la compétence à l’égard des Indiens, et ce, autant avant la Confédération qu’après la Confédération. Il ne s’agit pas de débats et de documents auxquels on fait souvent référence. Il est toutefois possible d’examiner les lois adoptées et les mesures prises par les divers paliers de gouvernement.
[538] Je souscris à l’observation des demandeurs voulant que l’approche téléologique — la doctrine de « l’arbre vivant » — soit l’approche à retenir (voir Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698). L’histoire est utile pour comprendre les perspectives quant à l’objectif, mais cet objectif n’est pas nécessairement fixe pour toujours. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne une compétence constitutionnelle qui a, jusqu’à un certain point, une connotation raciale et qui intéressait des gens qui étaient perçus d’une manière qui serait, de nos jours, considérée comme choquante. Le stéréotypage racial n’est pas un fondement valable d’une interprétation constitutionnelle.
[539] L’argument des défendeurs, selon lequel le paragraphe 91(24) avait pour but de conférer au gouvernement fédéral le pouvoir de protéger les Indiens et leurs terres, parce que les Indiens étaient considérés comme un peuple enfantin non civilisé (les défendeurs ont été clairs sur le fait qu’ils n’endossaient pas ce point de vue à l’égard des Autochtones), fait abstraction des objectifs bien plus larges et plus acceptables de la compétence prévue au paragraphe 91(24). Ces objectifs comprennent l’acceptation
des responsabilités de la Couronne à l’égard des Autochtones, qui découlaient de la Proclamation royale (1763), la nécessité d’adopter une approche concertée à l’égard des Autochtones, en opposition au morcellement qui prévalait dans les régimes coloniaux, ainsi que de la nécessité de composer avec l’expansion rapide et forcée vers l’Ouest, notamment la colonisation par les Canadiens d’origine européenne et la construction du chemin de fer national.
[540] L’approche retenue par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, précité, est particulièrement utile. En plus d’y exposer l’approche téléologique, la Cour avait aussi énoncé, au paragraphe 23, que les compétences constitutionnelles devaient être interprétées de manière large et libérale, ou progressiste.
[541] La Cour suprême du Canada a aussi écarté et refusé d’appliquer l’approche de « l’intention des rédacteurs », qui avait été retenue dans l’arrêt Blais, précité, un arrêt sur lequel les défendeurs s’appuient grandement pour rétrécir la portée du paragraphe 91(24) (et dont la Cour discutera en détail ci-après). Dans l’arrêt Blais, la Cour suprême du Canada avait examiné la question d’interprétation dans le contexte d’un accord constitutionnel précis, plutôt que dans celui d’un chef de compétence, et, par conséquent, il est possible de faire une distinction entre cet arrêt et la présente affaire.
[542] La Cour suprême du Canada avait aussi réaffirmé que le principe de l’exhaustivité, qui est une caractéristique essentielle du partage des compétences, veut que la totalité des pouvoirs législatifs, exercés ou simplement susceptibles de l’être, soient répartis entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales.
[543] La Cour suprême du Canada avait aussi mis en garde les tribunaux quant à la mesure dans laquelle la doctrine de l’arbre vivant pouvait être appliquée. On ne peut avoir recours à cette doctrine en vue de dénaturer une compétence pour que celle-ci suive l’évolution de la société (Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 68, [2008] 3 R.C.S. 511, aux paragraphes 29 et 30) :
Le paragraphe 91(2A) a pris place dans la Constitution canadienne dans ce contexte. Il doit être néanmoins interprété comme les autres dispositions relatives au partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures provinciales. Il faut rechercher les éléments essentiels de ce pouvoir et déterminer si les mesures adoptées « s’insère[nt] dans son évolution naturelle » (Renvoi, par. 44).
Dans cette analyse du contenu des pouvoirs législatifs, l’évolution des modalités de leur exercice et l’interaction des compétences accordées aux deux niveaux de gouvernement posent souvent des problèmes délicats. Les solutions qui doivent se dégager dans la mise en œuvre des pouvoirs évoluent pour faire face à des problèmes nouveaux. Cependant, l’évolution de la société ne peut servir de prétexte à la dénaturation du partage des pouvoirs qui représente un élément fondamental du système fédéral canadien. Une interprétation généreuse de la compétence en cause s’impose, mais dans le respect de son contexte juridique, en prenant en compte les éléments historiques pertinents (Renvoi, par. 45-46; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd. 2008), p. 201‑202). [Non souligné dans l’original.]
[544] Un des éléments essentiels de la compétence sur les Indiens, autant en principe qu’en pratique, était de conférer au gouvernement fédéral le pouvoir d’adopter des lois relatives à des gens qui sont définis, au moins de manière significative, par leur ascendance autochtone. Comme il a été mentionné précédemment, le facteur qui distingue les Indiens non inscrits et les Métis du reste des Canadiens (et qui les distinguaient lorsque le pays était moins diversifié d’un point de vue culturel et ethnique) est leur ascendance autochtone, leur « quiddité indienne ».
3) Les directives judiciaires
[545] Il ressort clairement des précédents que le terme « Indiens », tel qu’employé au paragraphe 91(24), a une portée plus large que le terme « Indiens » au sens de la Loi sur les Indiens, qui avait été adoptée en vertu du pouvoir conféré par le paragraphe 91(24) (voir Canard, précité, à la page 207 (passage reproduit précédemment)).
[…] ce que le Parlement peut faire dans les limites de la Constitution en décrétant les normes appropriées. Parmi ces normes, il n’apparaîtrait pas déraisonnable d’inclure le mariage et la filiation et, inévitablement, les mariages entre Indiens et non-Indiens, à la lumière soit des coutumes et des valeurs indiennes dont apparemment on n’a pas fait la preuve dans Lavell, soit de l’historique de la législation dont la cour pouvait prendre connaissance et dont elle a effectivement pris connaissance.
[546] Le Parlement peut non seulement établir les critères d’admissibilité au statut d’Indien inscrit au sens de la Loi, mais peut aussi modifier la Loi, ce qui peut effectivement entraîner une augmentation ou une diminution du nombre de personnes ayant droit au statut (voir Canard, précité). Le Parlement a apporté de telles modifications à quelques reprises. Ces modifications ont eu pour effet de donner le statut d’Indien inscrit à des Indiens non inscrits, ou que certains Indiens inscrits sont devenus des Indiens non inscrits.
[547] La thèse voulant que le terme « Indiens » ait une portée plus large au sens du paragraphe 91(24) qu’au sens de la Loi avait clairement été établi dans le Renvoi sur les Esquimaux, précité (dont il sera discuté plus en détail plus loin). La Cour suprême du Canada avait conclu, dans le contexte d’un renvoi, que les Esquimaux (maintenant désignés par le terme plus approprié « Inuits ») étaient des Indiens pour les besoins du paragraphe 91(24). Cependant, les Inuits ne sont pas, et n’ont jamais été, des « Indiens » au sens de la Loi sur les Indiens. La catégorie de gens qui sont des « Indiens » pour les besoins de la Constitution comprend les Indiens qui ne sont pas des Indiens inscrits, mais qui sont néanmoins des Indiens.
[548] Il a déjà été question, au paragraphe 545, des limites prévues par la Constitution quant à la question de savoir qui peut être un Indien; ces limites comprennent, comme l’avait exposé le juge Beetz dans l’arrêt Canard, précité, ceux dont le mariage était reconnu par les coutumes et les valeurs indiennes.
[549] Les défendeurs avait reconnu ce groupe plus vaste d’Indiens, les MINI, dans les projets de loi C‑47 [1984, expiré au Feuilleton] et C‑31 (qui a subséquemment été adopté), au titre desquels on avait initialement accordé le statut d’Indien inscrit aux MINI ainsi qu’à leurs descendants de première et deuxième génération; cette mesure avait par la suite été limitée, dans le projet de loi C‑31, aux femmes MINI et à leurs descendants de première génération. La Constitution n’impose pas que la ligne de démarcation pour l’obtention du statut d’Indien inscrit soit la première génération de descendants. Comme il a été souligné précédemment, le recours au critère de la première génération de descendants avait laissé pour compte environ 55 000 personnes, et leurs descendants, qui seraient autrement des Indiens inscrits. Même les défendeurs sont d’avis que ces gens sont des « Indiens » pour les besoins de la Constitution.
[550] Dans le Renvoi sur les Esquimaux, précité, la Cour suprême du Canada devait examiner la question de savoir si les Esquimaux (les Inuits) étaient des Indiens pour les besoins du paragraphe 91(24). Les deux parties invoquent abondamment cet arrêt, mais en tirent cependant des enseignements opposés. Cet arrêt doit être examiné avec prudence, parce qu’il s’agissait d’un renvoi, et non d’un procès dans lequel il y aurait eu appréciation de la preuve, et aussi parce que la Cour suprême du Canada n’avait pas retenu une approche téléologique. Plus important encore, cet arrêt ne traitait pas spécifiquement de la question des Métis [ou « half-breeds »].
[551] En dépit de ces limites, l’arrêt est cependant utile, et ce, sous plusieurs aspects. L’un de ces aspects les plus importants est que l’arrêt avait établi que le terme « Indiens » a une portée plus large au paragraphe 91(24) que dans la Loi sur les Indiens et qu’il englobait les personnes d’ascendance autochtone qui n’étaient pas habituellement associées aux tribus vivant dans les régions plus méridionales du Canada (voir Canadian Pioneer Management Ltd et autres c. Conseil des relations du travail de la Saskatchewan et autres, [1980] 1 R.C.S. 433).
[552] À cet égard, la Cour suprême du Canada avait rejeté l’argument portant que le terme « Indien » était restreint aux tribus reconnues à l’époque de la Proclamation royale [de 1763]. Sa démarche fut d’examiner les documents historiques pour établir comment les Inuits étaient perçus et traités. Les juges en sont venus à une conclusion commune, mais ne s’étaient pas tous fondés sur les mêmes documents et n’en avaient pas tous tiré la même interprétation.
[553] Cependant, la Cour suprême du Canada avait explicitement rejeté la notion selon laquelle il était nécessaire de vivre au sein d’une tribu, de résider dans une réserve ou d’avoir des droits sur des terres pour être un Indien au sens du paragraphe 91(24). Toutefois, la prétention relative aux droits fonciers ainsi que la tentative d’éteindre ces droits démontrent, surtout en ce qui à trait aux Métis, une reconnaissance du fait que les Métis avaient un lien suffisant avec cette ascendance autochtone pour être considérés comme faisant partie de la vaste catégorie des « Indiens ».
[554] Il est intéressant de relever que, dans le contexte d’aujourd’hui, les Métis, sans être dans une tribu, sont perçus comme étant une « communauté » qui n’est pas sans rappeler ce dont il est question dans le Renvoi sur les Esquimaux, précité (Labrador Métis Nation, précité, au paragraphe 50) :
[traduction] Le fait que les Métis du Labrador n’occupent pas un établissement fixe ne doit pas surprendre, compte tenu du fait que les premiers Inuits n’avaient pas un mode de vie sédentaire, mais plutôt nomade, en ce sens que leurs déplacements étaient dictés par la présence des animaux, des poissons et de la flore, selon les saisons. Les Européens, avec lesquels ils se sont par la suite métissés, étaient eux aussi dispersés le long des côtes inhospitalières du Labrador, en petits nombres suffisants pour pratiquer la pêche. Cependant, afin de survivre aux rigueurs du climat du Labrador, ces derniers avaient peu après adopté les moyens utilisés par les Inuits pour assurer leur subsistance à partir de la terre. Cela avait entraîné chez eux une perception régionale de l’établissement, comme dans la région des « détroits » du sud du Labrador, la région de « Belle Isle », ou la région de la « Côte Sud ». Je dirais que cela ressemble à la notion métisse de communauté, qui, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Powley, précité, avait émergé dans la région des Grands Lacs et était de nature régionale.
[555] L’un des fils conducteurs dans l’arrêt était de mentionner que les Inuits faisaient partie du peuple désigné par le terme « aborigènes », et que le terme « Indien » avait une portée assez large pour inclure tous les « aborigènes » (voir Renvoi sur les Esquimaux, précité, à la page 115). Je ne conclus pas, à la lecture de ces mentions, que la Cour suprême du Canada avait clairement à l’esprit les peuples visés par le terme « peuples autochtones » au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Compte tenu de l’époque et du contexte de l’arrêt, il était plus probable que la Cour suprême du Canada renvoyait plus généralement aux peuples d’ascendance aborigène ou autochtone. Ces concepts sont similaires, sans toutefois être identiques.
[556] Bien qu’ils n’eussent pas traité explicitement des MINI lorsqu’ils avaient tiré leur conclusion, les juges de la Cour suprême du Canada ont fréquemment fait référence aux métis (half‑breeds), et ce, par l’emploi du terme [traduction] « Esquimaux métissés », ou de l’expression [traduction] « personnes faisant partie du peuple esquimaux ».
[557] Le juge en chef Duff, s’exprimant au nom des juges Davis, Hudson et Crocket, s’était appuyé abondamment sur les documents provenant de la CBH, de gouverneurs de Terre‑Neuve, d’officiers de marine, de membres du clergé et de commerçants. Un fait particulièrement important pour les besoins de la présente affaire est le fait qu’il s’était fondé sur la mention [à la page 112] [traduction] « 300 Indiens et métis de races esquimaude et montagnaise », tirée du rapport du juge Pinsent, ainsi que sur un rapport des évêques de Terre‑Neuve, qui contenait les passages suivants :
• [traduction] « Indiens (Esquimaux ou Montagnais), ou métis » [à la page 113]
• [traduction] « Indiens (Esquimaux) et métis, qui vivent ensemble » [à la page 114]
• [traduction] « la race des métissés, ou des Anglo‑Esquimaux », chez laquelle [traduction] « les caractéristiques indiennes disparaissent en grande partie, et dont les enfants sont à la fois vifs et charmants » [à la page 114].
[558] Abstraction faite de ces passages contenant des stéréotypes raciaux, la Cour suprême du Canada reconnaissait que les gens d’ascendance mixte étaient désignés et traités différemment des « Blancs » et qu’ils étaient perçus comme des « Indiens ».
[559] Le juge en chef Duff avait aussi fait mention du dénombrement effectué par la CBH, dans lequel les Esquimaux étaient répertoriés en tant que tribu. Les métis et les Blancs y étaient aussi répertoriés séparément des tribus indiennes, mais n’étaient toutefois pas dans la même catégorie. Bien que les défendeurs prétendent qu’il s’agit d’une preuve étayant que les métis ne sont pas des Indiens, cette preuve démontre aussi que, dans une société qui était largement divisée entre les Blancs et les Autochtones, les métis n’étaient pas des Blancs et étaient donc, par défaut, des Autochtones (Indiens).
[560] Le juge en chef Duff avait conclu que le terme « Indiens » incluait tous les « aborigènes » de l’Amérique du Nord britannique. De plus, le juge en chef, reconnaissant l’importance de la relation entre la Couronne et les Autochtones (une obligation dont le gouvernement fédéral avait hérité lors de la Confédération), avait jugé que le fait que les Esquimaux et les autres Indiens étaient sous la protection de la Couronne britannique, principalement par l’entremise de la CBH, revêtait une grande importance (Renvoi sur les Esquimaux, précité, aux pages 115 et 116) :
[traduction] On a ensuite fait valoir qu’ils n’avaient jamais été [traduction] « liés » à la Couronne britannique ou placés [traduction] « sous la protection » de la Couronne. J’éprouve une certaine difficulté à affirmer que les Eskimos et les autres Indiens régis par la Compagnie de la Baie d’Hudson, conformément à une charte ou à une licence de la Couronne, n’avaient jamais été sous la protection de la Couronne, et à comprendre comment on peut affirmer une telle chose à l’égard des Esquimaux du Nord-Est du Labrador, particulièrement au vu des proclamations citées. Je ne peux souscrire au principe d’interprétation de l’AANB qui, en dépit de la preuve abondante étayant que le terme « Indiens » avait une signification large, puisque, comme le démontrent les documents évoqués, il était employé pour désigner les aborigènes du Labrador et des territoires de la baie d’Hudson, aurait pour effet d’imposer, par renvoi aux attendus de la Proclamation de 1763 et aux événements ayant conduit à celle-ci, une interprétation plus étroite de ce terme au sens de l’AANB. Pour des motifs analogues, je ne peux accepter que la liste des tribus indiennes jointes aux instructions transmises à sir Guy Carleton ait pour effet de délimiter la portée du terme « Indiens » au sens de l’AANB. Dans ce cas, on pourrait aussi faire remarquer incidemment que, si cette liste de tribus ne comprend pas les Eskimos, car il semblerait que ce ne soit pas le cas, elle ne semble pas non plus comprendre les Indiens montagnais habitant la rive Nord du Saint-Laurent à l’est du Saguenay, ni les Pieds noirs, ni les Cris, ni les Indiens de la côte du Pacifique.
[561] Dans la même veine, le juge Cannon (le juge Crocket ayant rédigé des motifs concordants) avait conclu que le terme anglais « Indian » était assimilable au terme français « sauvages », et que ce dernier comprenait l’ensemble des aborigènes vivant sur les territoires d’Amérique du Nord qui relevaient de l’autorité britannique, [traduction] « qu’elle soit impériale, coloniale ou assujettie aux pouvoirs administratifs de la Compagnie de la Baie d’Hudson » (voir la page 117). Les Métis et les Indiens non inscrits seraient tombés sous le coup de l’autorité de la Couronne à l’époque de la Confédération.
[562] Bien que la Cour suprême du Canada n’ait pas appliqué l’approche téléologique moderne d’interprétation constitutionnelle, elle était sensibilisée à l’importance de la compétence relative aux Indiens et à l’objectif d’inclure dans cette compétence un large éventail de personnes d’ascendance autochtone (Renvoi sur les Esquimaux, précité, à la page 118) :
[traduction] À mon avis, cela répond à l’argument valable présenté pour le compte du Dominion, selon lequel le terme « Indiens » au sens de l’AANB doit être interprété restrictivement. Les membres des chambres hautes et des chambres basses du Haut‑Canada et du Bas‑Canada qui s’étaient adressés à la Reine comprenaient que le terme anglais « Indians » était équivalent ou assimilable au terme français « Sauvages », et qu’il comprenait tous les aborigènes, actuels et futurs, assujettis à la proposition de confédération de l’Amérique du Nord britannique, qui, à l’époque, était censée inclure Terre‑Neuve.
[563] Comme il a été souligné au paragraphe 554 [des présents motifs], et comme l’a reconnu le professeur Wicken, il existe un parallèle historique entre les Inuits du Labrador à moitié Indiens/Esquimaux et les Métis qui chassaient le bison dans le Nord-Ouest. Ces deux groupes étaient d’ascendance mixte, se déplaçaient continuellement sur de vastes territoires pour se procurer leur nourriture, étaient assujettis à l’autorité de la Couronne par l’entremise de la CBH et envisageaient de tomber sous le coup de la compétence constitutionnelle canadienne.
[564] Le Renvoi sur les Esquimaux, précité, nous apprend également que l’auto-identification n’est pas déterminante sur le plan constitutionnel. Les Inuits n’avaient pas l’obligation de s’identifier à ceux qui sont des Indiens au sens de la Constitution. Le gouvernement fédéral n’avait pas à l’époque, et n’a toujours pas, inclus les Inuits dans la portée du terme « Indiens » au sens de la Loi.
[565] La réticence historique d’un bon nombre de Métis à s’identifier aux « Indiens » est compréhensible dans le contexte où le fait d’être Indien n’était pas flatteur et où ces derniers se voyaient privés de certaines libertés, mais cela n’est pas déterminant quant à la question constitutionnelle. Cette stigmatisation n’existe plus de nos jours (ou ne devrait plus exister), et aucune loi ne prévoit qu’une personne est privée d’importantes libertés du fait qu’elle est visée par l’objet constitutionnel du terme « Indiens » selon le paragraphe 91(24).
[566] En appliquant l’approche téléologique, et compte tenu de la conclusion du Renvoi sur les Esquimaux, précité, j’accepte la prétention des demandeurs, soutenue par les opinions du professeur Wicken et de Mme Jones, portant que l’un des objectifs de la compétence sur les Indiens était l’intention d’avoir le contrôle sur tous les gens d’ascendance autochtone dans les nouveaux territoires du Canada. L’assistance au développement et à la colonisation de l’Ouest, qui incluait notamment la construction du chemin de fer, était aussi un objectif de cette compétence. Le gouvernement fédéral aurait eu de la difficulté à parvenir à cet objectif sans détenir une compétence large sur un grand éventail de gens ayant en commun leur ascendance autochtone.
[567] On jugeait qu’il était nécessaire d’éliminer les groupes nomades d’Autochtones, de faire en sorte qu’ils se sédentarisent ainsi que de les assimiler. Cette politique d’assimilation avait par la suite évolué vers une politique de ségrégation, ce qui avait entraîné de la discrimination. L’histoire du traitement des personnes faisant partie de la catégorie des « Indiens » est douloureuse, et le processus de réconciliation continue encore aujourd’hui.
[568] Comme il a été mentionné précédemment, le paragraphe 91(24) est une compétence fondée sur la race. Il n’existe aucun motif rationnel qui justifie de morceler davantage cette compétence en ayant recours à des degrés de parenté ou à des degrés de pureté culturelle. Comme l’a décrit Harry Daniels fils, il est possible d’honorer à la fois la plume et le violon. En effet, comme nous le verrons plus tard, certains Métis sont aussi des Indiens inscrits. La reconnaissance que les Métis et les Indiens non inscrits sont visés par le paragraphe 91(24) devrait entraîner un degré supplémentaire de respect et de réconciliation et faire disparaître toute incertitude constitutionnelle quant à ces groupes.
[569] Les défendeurs ont présenté un argument solide, selon lequel la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Blais, précité, avait indiqué que les Métis n’étaient pas des Indiens pour les besoins du paragraphe 91(24). Bien que divers commentaires de la Cour suprême du Canada appuient cette prétention, ceux-ci ne peuvent s’appliquer à la thèse telle qu’elle a été exposée par les défendeurs.
[570] M. Blais avait été accusé d’avoir pratiqué la chasse dans une zone où celle-ci était interdite, en violation d’une loi relative à la protection de la faune de la Province du Manitoba. M. Blais, pour les besoins de ses appels, y compris le pourvoi interjeté à la Cour suprême du Canada, avait abandonné son argument selon lequel il avait un droit ancestral de chasser en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il s’était fondé exclusivement sur le paragraphe 13 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba [confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 31 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26]] (la Convention) pour étayer sa prétention selon laquelle son statut de Métis faisait en sorte qu’il était un Indien ayant droit à la protection que lui conférait cette convention.
[571] Le paragraphe 13 de la Convention est ainsi libellé :
13. Pour assurer aux Indiens de la province la continuation de l’approvisionnement de gibier et de poisson destinés à leurs support et subsistance, le Canada consent à ce que les lois relatives au gibier et qui sont en vigueur de temps à autre dans la province, s’appliquent aux Indiens dans les limites de la province; toutefois, lesdits Indiens auront le droit que la province leur assure par les présentes de chasser et de prendre le gibier au piège et de pêcher le poisson, pour se nourrir en toute saison de l’année sur toutes les terres inoccupées de la Couronne et sur toutes les autres terres auxquelles lesdits Indiens peuvent avoir un droit d’accès.
[572] La Cour suprême du Canada a soutenu la démarche d’interprétation constitutionnelle adoptée dans le Renvoi sur les Esquimaux, précité, qui consistait à situer les dispositions constitutionnelles dans leurs « contextes linguistique, philosophique et historique appropriés ». Elle avait établi des distinctions entre les Métis et les Indiens, au motif que les Métis se percevaient eux‑mêmes comme un groupe différent des Indiens, perception à laquelle certains fonctionnaires souscrivaient. Ces distinctions reposaient en partie sur le fait que les Métis n’étaient pas des pupilles de la Couronne qui avaient besoin de protection, et surtout sur la position sociale des Métis au Manitoba, où ils avaient joué le rôle de « Pères de la Confédération ».
[573] En ce qui concerne l’applicabilité de cet arrêt à la présente affaire, l’idée maîtresse de la prétention des défendeurs est quelque peu affaiblie par le refus de la Cour suprême du Canada de conclure, ou même de suggérer une conclusion, que les Métis n’étaient pas des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24). La Cour suprême avait explicitement refusé d’assortir la Constitution d’une obligation de continuité terminologique; une telle obligation l’aurait amené à conclure que les Métis n’étaient pas des Indiens au sens de la Constitution [Blais, précité, au paragraphe 36] :
Au soutien de son argument que le mot « Indiens » dans la Convention s’entend également des Métis, l’appelant nous demande d’assortir la Constitution, dans son ensemble, d’une obligation de [traduction] « continuité terminologique ». Nous ne considérons pas cet argument convaincant. Au contraire, imposer une telle obligation nous amènerait à conclure que les « Indiens » et les « Métis » sont différents, étant donné que les deux sont énumérés séparément dans le par. 35(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Nous tenons à souligner que sera tranchée à une autre occasion la question de savoir si le mot « Indiens » au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 s’entend également des Métis — question dont nous ne sommes pas saisis dans le présent pourvoi.
[574] Il serait plutôt étrange de conclure que l’arrêt Blais, précité, avait effectivement répondu à la question dont la Cour est saisie dans la présente affaire, alors que la Cour suprême du Canada avait précisément et directement refusé de ce faire. La Cour suprême du Canada avait mentionné que cette question allait être tranchée à une autre occasion, probablement pour qu’elle puisse rendre une décision en fonction d’un dossier axé sur celle-ci. La présente affaire, dont le dossier est conçu de manière à aborder cette question de front et à ne pas être empêtré dans des accords qui s’appliquaient à une seule province ou dans des considérations relatives à l’article 15 de la Charte, représente justement une telle occasion.
[575] La preuve relative aux Métis que contient le dossier dont la Cour est saisie est d’une portée géographique et historique plus large que dans les autres affaires citées. Même les mots prononcés par M. Macdonald en 1885, qui ont été invoqués dans l’arrêt Blais, n’y étaient pas examinés à la lumière de ceux qu’il avait prononcés en 1870 et dont on a fait mention au paragraphe 407 des présents motifs. La question du droit des Métis au titre aborigène, à laquelle il était fait allusion dès 1870 et sur laquelle sir Wilfrid Laurier et M. Clifford Sefton s’interrogeaient encore au moins jusqu’en juillet 1899, est un des sujets qui n’a pas été abordé dans l’arrêt Blais, précité.
[576] Les défendeurs, par cette prétention, visent à ce que le principe de la continuité terminologique soit appliqué de manière opposée (voir l’exposé des arguments des défendeurs, au paragraphe 351). Avec égards, l’article 35 n’est guère utile pour interpréter le paragraphe 91(24) : ces deux dispositions servent chacune des objectifs différents et reflètent des époques différentes. Une solution uniforme, où tous les Autochtones seraient couverts par les deux dispositions, n’est ni un but qu’il faut atteindre, ni un résultat auquel il faut s’opposer.
[577] La Cour a examiné la question de la manière dont le gouvernement percevait les Métis juste avant la Confédération et peu après celle-ci. Comme il a été mentionné précédemment, les Métis n’étaient pas traités de manière homogène; cependant, selon la preuve dont la Cour est saisie, les Métis étaient considérés comme des « Indiens » au sens le plus large du terme, et ce, dès 1818 (lettre de William McGillivray au général J.C. Sherbrooke, le 14 mars 1818 — pièce P432) :
[traduction] Sous l’angle juridique, il est absurde de les considérer autrement que comme des Indiens; le droit britannique ne reconnaît aucune filiation, outre celle de la mère, à l’égard des enfants illégitimes. Vu que ces gens ne peuvent légalement se réclamer d’un avantage par un droit issu du père, il s’ensuit qu’ils ne devraient pas être assujettis aux désavantages, qui, peut-on supposer, découleraient des circonstances fortuites de leurs origines.
Puisqu’ils sont donc Indiens, ils ont le droit, à titre de jeunes hommes (le terme technique désignant les guerriers), de former une nouvelle tribu sur tout territoire inoccupé ou tout territoire conquis (selon le droit indien), comme c’est fréquemment le cas parmi les tribus de ce vaste continent. Le fait que des métis avaient fondé, sous les noms de bois brulés et de metifs, une tribu indienne distincte il y a de cela très longtemps vous a été démontré par diverses dépositions.
[578] Le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, précité, a limité la portée de l’arrêt Blais, précité, comme étant un arrêt fondé sur un accord constitutionnel, et non un arrêt intéressant un chef de compétence, un objet qui entraîne l’application de facteurs et de principes d’interprétation différents, plus particulièrement une approche téléologique et évolutive.
[579] Après la fin des plaidoiries, les avocats ont porté à l’attention de la Cour deux décisions qui, selon lui, étaient utiles d’une manière ou d’une autre.
[580] Dans la décision Keewatin v. Minister of Natural Resources, 2011 ONSC 4801 (CanLII), [2012] 1 C.N.L.R. 13 (Keewatin), la juge Sanderson de la Cour supérieure de justice de l’Ontario s’est penchée sur l’interprétation d’une clause de récolte dans le Traité no 3, conclu entre le Canada et les ancêtres des demandeurs dans cette affaire.
[581] En l’espèce, les demandeurs sont rassurés du fait que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a soutenu leur thèse selon laquelle l’objectif du paragraphe 91(24) était de mettre l’accent sur l’ouverture de la colonisation de l’Ouest, sur la nécessité d’amener les Indiens sous la compétence du gouvernement fédéral dans le but de protéger cette minorité et sur le fait de prendre la relève de la responsabilité impériale. La conclusion de la Cour supérieure de justice de l’Ontario quant aux objectifs du paragraphe 91(24) est compatible avec celle tirée par la Cour, qui attribuait aussi à ce paragraphe un objectif d’assimilation et de « civilisation ».
[582] Cependant, la juge Sanderson n’a aucunement abordé la situation sous l’angle des Métis. Par conséquent, cette décision ne fournit aucune aide substantielle quant à l’épineuse question relative aux Métis.
[583] Les demandeurs prétendent que la décision Keewatin, précitée, appuie leur argument selon lequel les principes [traduction] d’« identité et d’exclusivité des compétences » soutiennent la nécessité d’attribuer la compétence à l’égard des MINI au gouvernement fédéral pour protéger les droits ancestraux et les droits issus de traités au titre de l’article 35. Cependant, les droits prévus à l’article 35 ne sont d’aucune assistance dans l’analyse de la portée du paragraphe 91(24), car ils n’ont pas le même objet.
[584] Les défendeurs écartent la décision Keewatin, précitée, au motif qu’elle n’est guère utile. Les défendeurs adoptent une conception étroite des traités, selon laquelle ceux-ci ne servent qu’à la protection des Indiens. À l’exception de renvois à des cas où des Métis avaient été inclus dans un traité ou exclus de celui‑ci, ou avaient échangé la protection d’un traité contre un certificat, peu d’éléments de preuve ont été présentés dans la présente affaire quant au rôle des traités.
[585] La prétention des défendeurs, selon laquelle les traités sont conclus dans le cadre de l’exercice de la prérogative royale, et qu’ils ne sont donc pas visés par le paragraphe 91(24), est injustifiée. Il existe, selon la Constitution, la prérogative royale de la Couronne du chef du Canada ainsi que celle de la Couronne du chef d’une province. C’est le paragraphe 91(24) qui confère à la Couronne fédérale, plutôt qu’à la Couronne provinciale, l’autorité en matière de conclusion de traités. L’une des sources du pouvoir conféré à la Couronne fédérale était la possibilité d’offrir des certificats plutôt que des traités aux Métis du Manitoba. Toute prérogative en matière de traités est incluse au paragraphe 91(24).
[586] En dernier lieu, les demandeurs s’appuient sur la réticence de la juge Sanderson à accepter le témoignage de M. von Gernet. La pondération d’un témoignage d’expert, et son acceptation, relève uniquement du juge du procès. La Cour a tiré sa propre conclusion, mais le fait que la juge Sanderson n’ait pas accepté le témoignage de M. von Gernet n’est guère utile.
[587] L’autre décision portée à l’attention de la Cour après les plaidoiries est l’arrêt Cunningham, précité, rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada était saisie d’une contestation de dispositions du Metis Settlements Act de l’Alberta qui était fondée sur la Charte.
[588] La loi de l’Alberta établissait une assise territoriale pour les Métis de l’Alberta. Les dispositions du Metis Settlements Act ayant donné naissance au litige étaient celles prévoyant que l’inscription à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens empêchait d’avoir le statut de membre dans un établissement métis fondé en vertu du Metis Settlements Act. Les demandeurs, qui étaient des Indiens inscrits, avaient intenté une action en vue d’obtenir un jugement déclarant que les dispositions prévoyant la perte du statut de membre contrevenaient à l’article 7 et à l’article 15 de la Charte.
[589] La perte du statut de membre touchait, règle générale, les Indiens inscrits et les personnes inscrites à titre d’Inuk. Cependant, il ne s’agissait pas d’une interdiction complète, et, dans certaines circonstances, un Indien inscrit ou un Inuk inscrit pouvait être admis comme membre d’un établissement métis.
[590] La Cour suprême du Canada a maintenu la validité des dispositions prévoyant la perte du statut de membre. Elle avait conclu que le Metis Settlements Act, à titre de programme améliorateur, était protégé par le paragraphe 15(2) de la Charte.
[591] Il est important de souligner que la Cour suprême du Canada n’avait pas statué sur l’aspect constitutionnel de la législation et n’avait pas autrement abordé le paragraphe 91(24). On ne peut affirmer que, dans l’arrêt Cunningham, précité, la Cour suprême du Canada avait tranché la question qui était laissée en suspens dans l’arrêt Blais, précité, surtout au vu du fait qu’elle n’avait pas renvoyé à cet arrêt. Par conséquent, l’arrêt Cunningham, précité, n’est pas déterminant à l’égard de la demande de jugement déclaratoire et n’est pas un précédent allant à l’encontre d’un tel jugement.
[592] Il convient de souligner que la Cour suprême du Canada a mentionné que l’article 35 a pour conséquence que l’identification à l’un des trois groupes autochtones entraîne l’exclusion des deux autres groupes, du moins en ce qui a trait à l’identité, à la culture et à l’autonomie gouvernementale.
[593] Le paragraphe 91(24) n’exige pas un tel choix et n’amène pas une telle exclusion. Comme l’avait clairement établi le Renvoi sur les Esquimaux, précité, et comme il est acquis depuis 1982 et l’adoption de l’article 35, l’affirmation de l’appartenance à l’un des groupes prévus à l’article 35 ne fait pas obstacle à l’inclusion dans la portée du paragraphe 91(24). Le fait que les Inuits affirment avoir une identité différente de celle des Indiens n’a pas pour effet de les exclure de la portée du terme « Indiens » pour les besoins du paragraphe 91(24).
[594] La preuve dans la présente affaire démontre, comme il était reconnu dans l’arrêt Cunningham, précité, au paragraphe 86, que la notion d’identité mixte est un thème récurrent au sein de la communauté autochtone du Canada. Contrairement à l’article 35, la maxime juridique latine expressio unius est exclusio alterius n’est pas entièrement applicable en ce qui concerne le paragraphe 91(24).
[595] Dans l’arrêt Cunningham, précité, la Cour suprême du Canada, contrairement à la Cour dans la présente affaire, n’était pas saisie des éléments de preuve, exposés en détail dans les présents motifs, qui démontraient que les Métis étaient traités comme des Indiens.
[596] La conclusion tirée dans l’arrêt Cunningham, précité, ne porte pas atteinte au droit des demandeurs à un redressement, pas plus que ce droit ne compromet la constitutionnalité du Metis Settlements Act. Comme il était conclu dans l’arrêt Lovelace, précité, les provinces peuvent gérer des programmes améliorateurs à l’intention des Autochtones. Dans l’arrêt Lovelace, la Cour suprême du Canada avait confirmé qu’un programme provincial qui offrait des avantages aux Indiens inscrits ne touche pas au fondement essentiel de la compétence fédérale prévue au paragraphe 91(24).
[597] La Cour suprême du Canada n’était pas saisie de la question de la constitutionnalité du Metis Settlements Act, et il ne serait pas approprié de trancher la présente affaire en se fondant sur ce qui pourrait surgir à l’égard d’une autre loi. La Cour suprême du Canada a toutefois reconnu que la loi de l’Alberta constituait un programme améliorateur. La Cour conclut que l’arrêt Cunningham, précité, est compatible avec le raisonnement exposé dans l’arrêt Lovelace, précité, et qu’il ne constitue pas un obstacle à un jugement déclaratoire portant que les Métis sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
[598] L’arrêt Cunningham, précité, appuie l’interprétation que les demandeurs donnent au paragraphe 91(24) et la distinction qu’ils font entre le paragraphe 91(24) et l’article 35.
[599] Les demandeurs se fondent aussi sur de nombreux commentaires, articles et documents qui soutiennent la thèse selon laquelle les MINI sont inclus dans la portée du paragraphe 91(24). Aussi rassurant ces écrits puissent-ils être, certains auteurs appuient la thèse opposée. La présente affaire doit être tranchée selon la preuve dont la Cour est saisie. Comme on peut le constater dans les autres décisions citées dans les présents motifs, la preuve joue un rôle crucial dans la résolution de la question en litige.
[600] Les arguments en faveur de l’inclusion des Indiens non inscrits dans la portée du paragraphe 91(24) sont plus directs et évidents que ceux à l’égard de l’inclusion des Métis. La situation des Métis est plus complexe et plus variée, et doit être examinée dans une perspective d’ensemble. Tout bien considéré, la Cour conclut aussi que les Métis sont inclus dans la portée du paragraphe 91(24).
[601] Par conséquent, les demandeurs auront droit à un jugement déclaratoire en leur faveur et en ce sens.
B. L’obligation de fiduciaire
[602] Les demandeurs sollicitent un jugement déclarant que la Couronne a une obligation de fiduciaire envers les MINI, puisque ceux-ci sont un peuple autochtone. On ne prétend pas qu’il y a effectivement eu violation d’une obligation juridique.
[603] La seule façon d’expliquer l’allégation relative à l’obligation de fiduciaire serait que la Couronne fédérale a l’obligation de reconnaître que les Métis sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24).
[604] Il n’est pas contesté qu’il existe une relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones, autant d’un point de vue historique qu’en application de l’article 35 (voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075).
[605] Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, au paragraphe 79, le juge Binnie a parlé de la nature de l’obligation de fiduciaire de la Couronne :
Bien que qualifiée de « principe directeur général d’interprétation du par. 35(1) » dans l’arrêt Sparrow, à la p. 1108, la notion de « pouvoirs et […] responsabilité historiques de Sa Majesté » à l’égard des droits des Indiens revêt une importance plus grande encore. Dans l’arrêt Ross River, précité, tous les juges de notre Cour ont reconnu que la réparation fondée sur l’existence d’une obligation fiduciaire n’était pas limitée aux droits garantis par l’art. 35 (Sparrow) ou aux réserves existantes (Guerin). Lorsqu’elle existe, l’obligation de fiduciaire vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones. Comme l’a fait observer le professeur Slattery :
[traduction] L’obligation générale de fiduciaire ne tire donc pas ses origines d’un souci paternaliste de protéger un peuple « primitif » ou « plus faible », comme on le suggère parfois, mais plutôt de la nécessité de convaincre des peuples autochtones, à une époque où ils avaient encore un potentiel militaire considérable, que l’État protégerait mieux leurs droits qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes.
(B. Slattery, « Understanding Aboriginal Rights » (1987), 66 R. du B. can. 727, p. 753)
[606] Cependant, par la suite, aux paragraphes 83 à 86, le juge Binnie a fixé les limites de la relation fiduciaire et de l’obligation qui en découle. Il ne s’agit pas d’une obligation illimitée et indéfinie; elle doit viser un droit précis :
Je ne ferai aucun commentaire sur le bien‑fondé, eu égard aux faits qui leur sont propres, des décisions rendues dans les affaires susmentionnées, dont aucune ne fait actuellement l’objet d’un pourvoi devant nous, mais il convient selon moi que la Cour confirme le principe, mentionné plus tôt, selon lequel les obligations liant des parties ayant des rapports fiduciaires n’ont pas toutes un caractère fiduciaire (Lac Minerals, précité, p. 597), et que ce principe s’applique aux rapports entre la Couronne et les peuples autochtones. Par conséquent, il est nécessaire de s’attacher à l’obligation ou droit particulier qui est l’objet du différend et de se demander si la Couronne exerçait ou non à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire.
À titre d’exemple, je tiens à citer les propos suivants du juge Rothstein de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Première nation Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), précité, par. 6 :
Le deuxième argument est que le gouvernement du Canada a une obligation fiduciaire envers les appelants de ne pas communiquer les renseignements en question parce que certains d’entre eux ont trait à des terres indiennes. Nous ne sommes pas en présence de cession de terres d’une réserve tel que c’était le cas dans l’affaire Guérin c. La Reine. Nous ne sommes pas non plus en présence de droits des peuples autochtones visés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En l’espèce, il s’agit de déterminer si certains renseignements que les appelants ont fournis au gouvernement devraient être communiqués en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. [Souligné par le juge Binnie.]
Voir aussi Lac La Ronge Indian Band c. Canada (2001), 206 D.L.R. (4th) 638 (C.A. Sask.); Administration régionale crie c. Robinson, [1991] 4 C.N.L.R. 84 (C.F. 1re inst.); Bande indienne des Tsawwassen c. Canada (Ministre des Finances), [1998] A.C.F. no 370 (QL) (1re inst.); Westbank First Nation c. British Columbia (2000), 191 D.L.R. (4th) 180 (C.S.C.‑B.).
Je ne prétends pas que l’existence d’une obligation de droit public exclut nécessairement la création de rapports fiduciaires. Toutefois, pour que naissent de tels rapports, il faut qu’il existe un droit indien identifiable et que la Couronne exerce, à l’égard de ce droit, des pouvoirs discrétionnaires d’une manière entraînant une responsabilité « de la nature d’une obligation de droit privé », comme nous le verrons plus loin.
N. Application aux terres indiennes des principes relatifs à l’obligation de fiduciaire
Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les arguments avancés par les bandes appelantes dans les présents pourvois relativement à l’existence d’une obligation de fiduciaire et au manquement à cette obligation ne sauraient être retenus.
1. Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger. Cette obligation ne constitue pas une garantie générale.
[607] À la lumière des passages ci-dessus, la relation fiduciaire est une conséquence juridique du jugement déclaratoire portant que les MINI sont des Indiens au sens du paragraphe 91(24). La relation met en jeu l’honneur de la Couronne et existe autant à l’égard des Métis qu’à celui des Indiens non inscrits (Manitoba Métis Federation Inc. v. Canada (Attorney General), précité, aux paragraphes 439, 442 et 443) :
[traduction] Parallèlement, il ne fait pas de doute que le concept de relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones, décrit par le professeur Slattery, s’applique aussi aux Métis. C’est ce qui se dégage clairement des faits de la présente affaire. Les Métis de la colonie de la Rivière-rouge étaient une puissance politique et militaire dans les années 1870. Menés par Louis Riel, ils étaient l’élément moteur du gouvernement provisoire.
[…]
Lorsque la Cour suprême du Canada a appliqué le critère de justification dans l’arrêt Powley, elle a conclu que la violation du droit ancestral établi n’était pas justifiée. En appliquant de manière intégrale le critère de justification de l’arrêt Sparrow aux Métis titulaires de droits ancestraux dans Powley, la Cour suprême du Canada reconnaissait que les Métis faisaient partie des bénéficiaires de la relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones.
Je conclus que la jurisprudence et les principes établis démontrent que les Métis sont inclus dans la relation fiduciaire sui generis entre la Couronne et les peuples autochtones du Canada. Cette relation étant établie, il faut ensuite se pencher sur la question de savoir si le Canada a des obligations fiduciaires envers les Métis dans le contexte de l’application de la Loi.
[608] Cependant, les demandeurs n’allèguent pas, dans leur demande de jugement déclaratoire, de faits précis pour déterminer quelle obligation aurait été l’objet d’un manquement et à l’égard de laquelle un jugement déclaratoire aurait quelque utilité. On ne demande pas à la Cour d’établir l’existence d’une obligation de faire ou de ne pas faire quelque chose.
[609] La Cour n’est pas disposée à formuler un énoncé général concernant l’obligation de fiduciaire. Compte tenu du jugement déclaratoire portant sur la compétence au titre du paragraphe 91(24), on pourrait s’attendre à ce que le gouvernement fédéral se conforme à toute obligation pouvant découler de toute question spécifique ayant trait à la relation fiduciaire non clarifiée.
C. L’obligation de négocier
[610] Le troisième aspect de la demande de jugement déclaratoire vise à obliger le Canada à [traduction] « négocier avec les MINI et à les consulter sur une base collective, et avec la représentation de leur choix, en ce qui concerne leurs droits, leurs intérêts et leurs besoins en tant que peuple autochtone ». Il est curieux que cet aspect de la demande de jugement déclaratoire, tout comme celui qui concernait l’obligation de fiduciaire, mentionne que les MINI sont des peuples autochtones (le terme employé à l’article 35), et non des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24).
[611] Le droit relatif à l’obligation de consulter et de négocier est bien développé au Canada. L’objet de cette obligation est de favoriser la réconciliation. Elle met en jeu l’honneur de la Couronne et vise aussi la consultation et la négociation à l’égard d’une ou de plusieurs questions précises (voir Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511).
[612] Le principe de l’obligation de consulter et de négocier existe dans d’autres domaines du droit canadien, comme les relations de travail, et même en matière de sécession politique. Ce principe a une portée si vaste que, sans mention d’une question précise devant faire l’objet de la consultation ou de la négociation, un jugement déclaratoire général serait abstrait et sans utilité particulière.
[613] Il semblerait que, ce que les demandeurs sollicitent, c’est une certaine forme de jugement déclarant que la Couronne a une obligation de consulter les MINI au sujet des questions touchant leur identité et la définition de leurs droits, et que le CPA devrait être leur représentant approprié dans le cadre de ce processus.
[614] En l’absence de détails plus précis sur ce qui doit faire l’objet de consultations ou de négociations, la Cour ne peut donner aucune directive. L’obligation de consulter et de négocier varie selon l’objet en question, la solidité de la revendication, ainsi qu’en fonction d’autres facteurs dont la Cour n’est pas saisie.
[615] À ce jour, bien que l’on puisse prétendre que le processus de négociation n’ait pas été adéquat, celui-ci ne s’est pas révélé être un échec non plus. Dans la mesure où la question du statut constitutionnel des MINI constituait en quelque sorte un obstacle à leur consultation, le présent jugement déclaratoire devrait enrayer cet obstacle.
[616] La controverse entourant l’identité des représentants désignés pour s’exprimer spécifiquement au nom des Métis constitue un autre obstacle. Il ne s’agit pas d’une question à l’égard de laquelle la Cour peut se prononcer, du moins, certainement pas sur le fondement du présent dossier.
[617] Compte tenu de toutes les circonstances, la Cour n’accueillera pas la demande de jugement déclaratoire quant à la négociation et à la consultation. Avec un peu de chance, le règlement de la question constitutionnelle facilitera la résolution des autres questions. Le refus de prononcer les deux jugements déclaratoires sollicités ne porte pas atteinte à tout droit de solliciter un redressement similaire au moyen d’un dossier plus approfondi ou plus approprié.
[618] La Cour reconnaît, en accordant les dépens aux demandeurs, qu’une partie des coûts a déjà été payée par le gouvernement fédéral. Cependant, ces coûts, surtout les honoraires des avocats (plus particulièrement, les honoraires exigés par le cabinet d’avocats dont les services ont été retenus par les demandeurs), étaient très bas, compte tenu des frais juridiques réellement engagés et de l’importance du présent litige pour le public. La Cour est disposée à adjuger des dépens supplémentaires en faveur des demandeurs. Les parties peuvent présenter des observations écrites au sujet de l’échelle des dépens et au sujet des bénéficiaires de ces dépens dans les 30 jours suivant la publication des présents motifs.
[619] Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la demande présentée par les demandeurs, par laquelle ils visent l’obtention d’un jugement déclarant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, sera accueillie.
Les autres aspects de la demande de jugement déclaratoire seront rejetés.
Les dépens seront adjugés aux demandeurs, conformément aux présents motifs.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
a) les personnes qui sont des Métis et des Indiens non inscrits, tel que décrit dans les motifs du jugement, sont des « Indiens » au sens de l’expression « Indiens et les terres réservées pour les Indiens », qui figure au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionelle de 1867.
b) les autres demandes de jugement déclaratoire sont rejetées.
c) les demandeurs ont droit à leurs dépens, conforméments aux motifs du jugement.