2013 CF 525
T-619-12
Sandra McEwing et Bill Kerr (demandeurs)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Johanna Gail Denesiuk (directrice du scrutin de Winnipeg-Sud-Centre), Joyce Bateman, Anita Neville, Dennis Lewycky, Joshua McNeil, Lyndon B. Froese, Matt Henderson (défendeurs)
T-620-12
Kay Burkhart (demanderesse)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Dianne Celestine Zimmerman (directrice du scrutin de Saskatoon-Rosetown-Biggar), Kelly Block, Lee Reaney, Vicki Strelioff, Nettie Wiebe (défendeurs)
T-621-12
Jeff Reid (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Laurel Dupont (directrice du scrutin d’Elmwood-Transcona), Jim Maloway, Ilona Niemczyk, Lawrence Toet, Ellen Young (défendeurs)
T-633-12
Ken Ferance et Peggy Walsh Craig (demandeurs)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Dianne James Mallory (directrice du scrutin de Nipissing-Timiskaming), Jay Aspin, Scott Edward Daley, Rona Eckert, Anthony Rota (défendeurs)
T-634-12
Yvonne Kafka (demanderesse)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Alexander Gordon (directeur du scrutin de l’île de Vancouver Nord), John Duncan, Mike Holland, Ronna-Rae Leonard, Sue Moen, Frank Martin, Jason Draper (défendeurs)
T-635-12
Thomas John Parlee (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada, Marc Mayrand (directeur général des élections), Susan J. Edelman (directrice du scrutin du Yukon), Ryan Leef, Larry Bagnell, Kevin Barr, John Streicker (défendeurs)
Répertorié : McEwing c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Mosley—Ottawa, 10 au 17 décembre 2012 et 23 mai 2013.
Élections — Demandes visant à faire annuler les résultats des élections générales fédérales de 2011 dans six circonscriptions électorales, en raison de manœuvres de neutralisation de la participation électorale — Élections Canada a reçu des plaintes selon lesquelles des messages automatisés avaient été faits auprès des électeurs pour les aviser du changement de l’emplacement des bureaux de scrutin — Un enquêteur d’Élections Canada a affirmé que les personnes à l’origine des appels ont délibérément empêché ou tenté d’empêcher des électeurs de voter, contrairement à l’art. 281g) de la Loi, et que des infractions aux art. 491(3)d) et 482b) de la Loi ont été commises — Les demandeurs soutiennent que les résultats peuvent être annulés lorsqu’un doute peut être jeté sur l’identité du véritable vainqueur de l’élection ou que l’intégrité du processus électoral est remise en question — Il s’agissait principalement de déterminer l’effet des appels sur les résultats des élections dans les circonscriptions en cause et si ces résultats devraient être annulés — Le sens de la « fraude » visée à l’art. 524(1)b) de la Loi ne se restreint pas à la définition des infractions de la partie 19 de la Loi — Il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence des éléments d’une infraction pénale pour qu’il soit établi qu’il y a bien eu fraude, au sens de la Loi — Il suffit de démontrer que le risque qu’un électeur soit privé de voter a été créé — Les demandeurs en l’espèce ont satisfait aux critères permettant d’établir la fraude — Cependant, ils ne disposaient d’aucune preuve de la réussite des efforts de suppression de votes consentis — De plus, la fraude ne fait pas douter de l’intégrité des élections — Par conséquent, les résultats ne sont pas annulés — Demandes rejetées.
Pratique — Prescription — Demandes visant l’annulation des élections générales fédérales de 2011 dans six circonscriptions électorales — Il s’agissait de savoir si les demandes sont prescrites — La preuve n’indique pas clairement à quel moment les demandeurs ont été mis au courant des informations mensongères — Il est nécessaire d’assurer le respect des délais prescrits afin de dissuader quiconque de présenter à la légère une demande frivole visant à faire annuler le résultat d’une élection — Cependant, en cas d’allégation de fraude, il ne faut pas refuser au demandeur le droit de se faire entendre pour un motif qui peut sembler technique ou procédural.
Responsabilité délictuelle — Soutien délictueux et champartie — Demandes visant l’annulation des résultats des élections générales fédérales de 2011 dans six circonscriptions électorales — Il s’agissait de savoir s’il y a eu soutien délictueux et champartie de la part d’une organisation non gouvernementale qui avait offert son soutien aux demandeurs — Le soutien délictueux et la champartie sont incompatibles avec le rôle des organisations non gouvernementales visant à faciliter l’accès à la justice — Les demandeurs n’ont aucune possibilité de tirer un gain financier des procédures qu’ils ont engagées, et des questions d’intérêt public général sont en jeu — Un électeur n’utilise pas les procédures de la Cour de façon abusive lorsqu’il présente une requête pour contester une élection dans les cas où il y a allégation de fraude.
Il s’agissait de demandes visant à faire annuler les résultats des élections générales fédérales de 2011 dans six circonscriptions électorales, conformément à la partie 20 de la Loi électorale du Canada, en raison de manœuvres de neutralisation de la participation électorale.
Élections Canada a reçu des plaintes d’électeurs concernant des appels téléphoniques de nature trompeuse et harcelante, tant avant que pendant le jour de l’élection. Les plaintes avaient trait à des messages automatisés prétendument d’Élections Canada et avisant certains électeurs du changement de l’emplacement des bureaux de scrutin. La question a attiré l’attention du public lorsque des journalistes ont trouvé dans le dossier d’un tribunal qu’une ordonnance de communication avait été sollicitée par un enquêteur d’Élections Canada en vue d’obtenir des documents d’un fournisseur vocal qui avait conclu un contrat d’exclusivité avec le Parti conservateur du Canada (PCC) relativement à ces plaintes. L’enquêteur a soutenu qu’Élections Canada n’avait pas fait les appels en question, que l’affirmation selon laquelle l’adresse des bureaux de vote avait été changée était fausse, et que les personnes qui avaient effectué ces appels avaient volontairement empêché ou s’étaient efforcées d’empêcher les électeurs de voter, contrairement à l’alinéa 281g) de la Loi, et que des infractions allant à l’encontre des alinéas 491(3)d) et 482b) de la Loi avaient été commises.
Les demandeurs ont fait valoir que la Cour peut faire annuler l’élection lorsque le nombre de votes contestés est suffisant pour jeter un doute sur l’identité véritable du vainqueur de l’élection, ou lorsque les irrégularités sont telles qu’elles remettent en question l’intégrité du processus électoral. Les demandeurs ont également soutenu que l’élection peut être annulée lorsque la fraude remet en question l’intégrité de celle-ci, même si elle ne soulève pas de doute sur l’identité du véritable vainqueur. Les défendeurs ont affirmé notamment que les enquêtes criminelles et les demandes visant à contester une élection devraient se dérouler à tour de rôle, et que le sens à donner à la notion de fraude à l’alinéa 524(1)b) de la Loi doit être dégagé de l’infraction visée au Code criminel ou des éléments de l’infraction énoncés à l’alinéa 482b), ce qui requerrait la preuve tant de l’élément matériel que de l’élément mental.
La principale question à trancher consistait à établir l’effet des appels sur les résultats des élections dans les circonscriptions en cause et, advenant que les appels ont influé sur le résultat de l’élection dans l’une ou l’autre des circonscriptions ou qu’ils ont eu pour conséquence que l’intégrité du processus électoral a été mise en doute, il s’agissait de déterminer si les résultats dans ces circonscriptions devraient être annulés. Il s’agissait en outre de déterminer, notamment, s’il y avait eu soutien délictueux et champartie de la part d’une organisation non gouvernementale, pour avoir soutenu les demandeurs, et si les demandes étaient prescrites.
Jugement : les demandes doivent être rejetées.
Les demandeurs ont satisfait aux critères permettant d’établir la fraude lors de l’élection, mais il n’a pas été établi que la fraude a eu des effets sur les résultats dans les circonscriptions en cause ou une incidence considérable sur la crédibilité du résultat du vote. Les résultats dans ces circonscriptions n’ont donc pas été annulés. Les requêtes visant à contester les résultats d’une élection peuvent être engagées pendant que le commissaire d’Élections Canada mène une enquête sur des violations possibles de la Loi. Cette conclusion est appuyée par l’obligation, aux termes du paragraphe 525(3) de la Loi, d’instruire cette requête sans délai et selon la procédure sommaire. Elle cadre également avec l’objectif d’assurer l’intégrité du processus électoral lorsque le comportement décrit à l’article 524 a influé sur le résultat de l’élection. Tout fait ou geste visé par la définition du mot « fraude » figurant au dictionnaire constituerait une fraude électorale s’il allait à l’encontre d’une disposition de la Loi, ou s’il avait permis de contourner un processus prévu dans cette Loi. Donner délibérément un faux renseignement aux électeurs au sujet de l’endroit où se trouvent leurs bureaux de scrutin constituerait de la fraude au sens de l’article 524 et devrait être établi selon la norme de preuve en vigueur en matière civile. Cependant, les commentaires que la majorité a formulés dans l’arrêt de la Cour suprême Opitz c. Wrzesnewskyj ne permettent pas de dire que la Cour peut annuler le résultat d’une élection dans chaque cas où une fraude, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal a été établi. En conclusion, le sens de la « fraude » visée à l’alinéa 524(1)b) ne se restreint pas à la définition de l’une ou l’autre des infractions de la partie 19 de la Loi. Il n’est pas nécessaire qu’un demandeur démontre l’existence des éléments d’une infraction pénale pour qu’il soit établi qu’il y a bien eu « fraude » au sens de la Loi. Il suffit de démontrer que de fausses assertions ont privé un électeur de son droit de voter, ou créé le risque d’une telle privation. En l’espèce, les demandeurs ont satisfait aux critères permettant d’établir la fraude. Cependant, ils ne disposaient d’aucune preuve directe de la réussite des efforts de suppression des votes consentis, ou de preuve montrant que les résultats du scrutin auraient été différents dans les six circonscriptions. Par ailleurs, la fraude n’a pas fait douter de l’intégrité des élections.
Les concepts de soutien délictueux et de champartie sont incompatibles avec la reconnaissance, dans la société moderne, du rôle que jouent les organisations non gouvernementales pour faciliter l’accès à la justice ainsi que de la validité de différentes ententes en matière de financement des litiges. Les demandeurs n’avaient aucune possibilité de tirer un gain financier des procédures qu’ils ont engagées, et des questions d’intérêt public général étaient en jeu. Un électeur n’utilise pas les procédures de la Cour de façon abusive lorsqu’il présente une requête, avec ou sans le soutien d’une organisation non gouvernementale, pour contester une élection dans des circonstances où il existe des éléments de preuve d’une manœuvre frauduleuse visant à influer sur les résultats de l’élection.
Enfin, en ce qui concerne le fait que les demandes soient prescrites, la preuve n’indique pas clairement à quel moment les demandeurs ont été mis au courant des informations mensongères. Il est nécessaire d’assurer le respect des délais prescrits afin de dissuader quiconque de présenter à la légère une demande frivole visant à faire annuler le résultat d’une élection. Cependant, lorsqu’une allégation de fraude électorale est fondée, les demandeurs ne devraient pas se voir refuser le droit de se faire entendre pour un motif qui peut sembler technique et procédural et qui est invoqué par une partie ayant intérêt à préserver le résultat.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Acte à l’effet de priver de leur droit de vote les électeurs qui se laissent corrompre, S.C. 1894, ch. 14.
Acte des élections fédérales contestées, S.R.C. 1886, ch. 9.
Acte des élections fédérales contestées, S.R.C. 1906, ch. 7, art. 12.
Acte pour pourvoir plus efficacement aux enquêtes sur l’existence de manœuvres frauduleuses aux élections des membres de la Chambre des Communes, S.C. 1876, ch. 10.
An Act respecting Champerty, R.S.O. 1897, ch. 327.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 127(3).
Loi électorale, L.R.Q., ch. E-3.3, art. 465.
Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, art. 6, 120, 281, 438(3), 479(3), 480, 482b), 491(3)d), 500, 502, 511, 512, 514, 515, 522, 524, 525(3), 527, 531.
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er Supp.), ch. 14.
Loi relative aux enquêtes sur les manœuvres frauduleuses, L.R.C. (1985), ch. C-45.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 24, 37(1).
Loi sur la privation du droit de vote, L.R.C. (1985), ch. D-3.
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.
Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 60.
Loi sur les élections fédérales contestées, L.R.C. (1985), ch. C-39.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 52.2, 82, 304, 312a), annexe.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Wrzesnewskyj v. Canada (Attorney General), 2012 ONSC 2873 (CanLII), 110 R.J.O. (3e) 350, inf. par sub nom. Opitz c. Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 R.C.S. 76; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772; Henry v. Canada (Attorney General), 2010 BCSC 610, 7 B.C.L.R. (5th) 70.
décision différenciée :
Hilton v. Norgaard (1992), 11 M.P.L.R. (2d) 256 (C.S.C.-B.).
décisions examinées :
Bielli c. Canada (Procureur général), 2012 CF 916; Bielli c. Canada (Procureur général), 2012 CF 1172; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Thérien c. Pellerin, 1997 CanLII 10408, [1997] R.J.Q. 816 (C.A.); Cusimano v. Toronto (City), 2011 ONSC 7271 (CanLII), 93 M.P.L.R. (4th) 32; Pluri Vox Media Corp. c. Canada, 2012 CAF 18; Bank of Montreal v. Citak, [2001] O.T.C. 192 (C.S. Ont.); Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59; R. v. A.P., 1996 CanLII 871, 109 C.C.C. (3d) 385 (C.A. Ont.).
décisions citées :
Friesen v. Hammell, 1999 BCCA 23, [1999] 5 W.W.R. 345; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Penta v. City of Revere, et al., 8 Mass. L. Rep. 106 (Super. Ct. 1997); Gooch v. Hendrix, 851 P.2d 1321 (Cal. Sup. Ct. 1993); Valence v. Rosiere, 675 So.2d 1138 (La. Ct. App. 1996); Marks v. Stinson, 19 F.3d 873 (3d Cir. 1994); Bell v. Southwell, 376 F.2d 659 (5th Cir. 1967); Apotex Inc. c. Hoffman-La Roche Ltd., [1980] 2 C.F. 586 (1re inst.); Teva Canada Ltd. v. OSI Pharmaceuticals, Inc., [2012] F.C.J. no 1670 (C.F.) (QL); Money v. Rankin (1909), 18 O.L.R. 661 (H.C.J.); Woroniuk v. Woroniuk (1977), 17 O.R. (2d) 460 (C.S.); Fredrickson v. Insurance Corp. of British Columbia (1986), 28 D.L.R. (4th) 414, [1986] 4 W.W.R. 504 (C.A. C.-B.); Ernst & Young Inc. v. Chartis Insurance Company of Canada, 2012 ONSC 5020 (CanLII), 14 C.C.L.I. (5th) 270; Tacan c. Canada, 2003 CF 915; McIntyre Estate v. Ontario (Attorney General), 2002 CanLII 45046, 61 R.J.O. (3e) 257 (C.A.); Buday v. Locator of Missing Heirs Inc. (1993), 16 R.J.O. (3e) 257, 108 D.L.T. (4th) 424 (C.A.); Stetson Oil & Gas Ltd. v. Thomas Weisel Partners Canada Inc., 2009 CanLII 13618 (C.S. Ont.); Addo c. OT Africa Line, 2006 CF 1099; AB Hassle c. Apotex Inc., 2008 CF 184; Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47; Deigan c. Canada (Ministre de l’Industrie), [1996] A.C.F. no 1360 (C.A.) (QL); Van Duyvenbode c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 120; Adi v. Datta, 2011 ONSC 2496 (CanLII); Kroeker v. Harkema Express Lines Ltd. (1973), 2 O.R. (2d) 210 (H.C.J.); Skelton v. Baxter, [1916] 1 K.B. 321 (C.A.); Jacobi v. Newell (County No. 4) (1992), 136 A.R. 165 (B.R.); Lavigne and Ontario Public Service Employees Union et al. (No. 2), Re (1987), 60 O.R. (2d) 486, 41 D.L.R. (4th) 86 (H.C.J.), inf. par sub nom. Lavigne v. O.P.S.E.U. (1989), 67 O.R. (2d) 536, 56 D.L.R. (4th) 474 (C.A.), conf. par [1991] 2 S.C.R. 211, (1991), 81 D.L.R. (4th) 545; S v. K (1986), 55 O.R. (2d) 111 (C. dist.); R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600; Dulong v. Merrill Lynch Canada Inc., 2006 CanLII 9146, 80 R.J.O. (3e) 378 (C.S.); Eli Lilly Canada Inc. c. Hospira Healthcare Corporation, 2010 CAF 282; Johnson v. Milton (Town), 2008 ONCA 440, 91 R.J.O. (3e) 190; Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149; Benoit c. Canada, 2002 CFPI 243; Stetson Oil & Gas Ltd. v. Stifel Nicolaus Canada Inc., 2013 ONSC 1300 (CanLII); 594872 Ontario Inc. c. Canada (no 2), [1992] A.C.F. no 253 (1re inst.) (QL); McLaughlin c. Canada (Procureur général), 2012 CF 556; R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. v. C. (W.B.), 2000 CanLII 5659, 142 C.C.C. (3d) 490 (C.A. Ont.); R. v. Semigak, 2007 NLTD 34 (CanLII), 267 Nfld. & P.E.I.R. 75; R. v. Times Square Cinema Ltd., [1971] 3 O.R. 688 (C.A.); Bedford v. Canada, 2010 ONSC 4264 (CanLII), 102 R.J.O. (3e) 321; Carter v. Canada (Attorney General), 2012 BCSC 886, 287 C.C.C. (3d) 1; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695; Philip Morris Products S.A. v. Marlboro Canada Limited, 2010 FC 1099, 90 C.P.R. (4th) 1; M. v. H., 1996 CanLII 8119, 137 D.L.R. (4th) 569 (Div. gén. Ont.).
DOCTRINE CITÉE
Black’s Law Dictionary, 7e éd. St. Paul, Minn. : West Group, 1999.
Canada. Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Témoignages, no 030 (29 mars 2012), en ligne :
<http://www.parl.gc.ca/content/hoc/Committee/411/PROC/Evidence/EV5486526/PROCEV30-F.PDF>.
Canada. Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations, Fascicule 13 — Témoignages pour le 5 avril 2000, en ligne : <http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/362/lega/13eva-f.htm?Language=E&Parl=36&Ses=2&comm_id=11>.
Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. Toronto : Oxford University Press, 2004, « fraud ».
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.
Fleming, John G. The Law of Torts, 3e éd. Sydney : Law Book, 1965.
demandes visant à faire annuler les résultats des élections générales fédérales de 2011 dans six circonscriptions électorales, conformément à la partie 20 de la Loi électorale du Canada, en raison de manœuvres de neutralisation de la participation électorale. Demandes rejetées.
ONT COMPARU
Steven Shrybman, Peter Engelmann et Benjamin Piper pour les demandeurs.
Barbara McIsaac, c.r., et Marc Chénier pour le défendeur Marc Mayrand (directeur général des élections).
Arthur Hamilton, Ted Frankel et Jeremy Martin pour les défendeurs (députés défendeurs).
W. Thomas Barlow et Nick Shkordoff pour le défendeur The Responsive Marketing Group Inc.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Sack Goldblatt Mitchell LLP, Ottawa, pour les demandeurs.
Borden Ladner Gervais LLP, Ottawa, pour le défendeur Marc Mayrand (directeur général des élections).
Cassels Brock & Blackwell LLP, Toronto, pour les défendeurs (députés défendeurs).
Fasken Martineau DuMoulin LLP, Toronto, pour le défendeur The Responsive Marketing Group Inc.
Table des matières
Paragraphe
I. Introduction |
|
II. Les faits à l’origine du litige |
7 |
III. Le cadre législatif et jurisprudentiel |
30 |
A. La Loi électorale du Canada |
30 |
B. Partie 20 de la Loi — Contestation de l’élection |
46 |
1) La Loi envisage des procédures criminelles et civiles parallèles |
49 |
2) Le critère, le fardeau et la norme de preuve applicables à l’établissement de l’invalidité |
51 |
3) Le sens du mot « fraude » employé au paragraphe 524(1) |
61 |
4) « […] ayant influé sur le résultat. » |
71 |
5) À quel moment la requête en contestation doit-elle être présentée? |
84 |
6) Article 527, « a appris, ou aurait dû savoir » |
91 |
IV. Analyse |
95 |
A. Requêtes préliminaires |
95 |
1) Y a-t-il eu soutient délictueux et champartie de la part du Conseil des Canadiens? |
95 |
a) L’affidavit de M. Henein est-il admissible? |
101 |
b) Conclusion sur le soutien délictueux et la champartie |
108 |
2) Les demandes sont-elles prescrites? |
116 |
3) La preuve d’opinion de M. Graves devrait-elle être radiée? |
128 |
B. Admissibilité et poids de la preuve |
148 |
1) Preuve des demandeurs |
149 |
2) Dénonciations produites en preuve |
152 |
3) Témoignage de M. Penner |
179 |
4) Témoignages de Mme Desgagné et de M. Langhorne |
185 |
5) Preuve par sondage d’EKOS |
196 |
6) Témoignage de Mme Corbin |
218 |
7) Témoignage du M. Nevitte |
230 |
8) Témoignage des directeurs de campagne des députés défendeurs |
239 |
V. Conclusion sur le fond |
240 |
A. A-t-on démontré la « fraude » aux fins de l’alinéa 524(1)b)? |
240 |
B. La fraude a-t-elle influé sur les résultats du scrutin dans les six circonscriptions en cause? |
247 |
C. La fraude fait-elle douter de l’intégrité des élections? |
252 |
D. La Cour devrait-elle annuler les élections dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire? |
258 |
VI. Dépens |
259 |
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Mosley :
« […] des questions très sérieuses qui menacent l’intégrité de notre processus démocratique »
[1] Lors de l’allocution qu’il a prononcée devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes le 29 mars 2012 [PROC-30, à la page 1], le directeur général des élections du Canada, Marc Mayrand, a formulé les remarques suivantes au sujet des allégations qui sont au cœur des présentes demandes :
Ce sont là des questions très sérieuses qui menacent l’intégrité de notre processus démocratique. Si nous les laissons sans réponse, elles risquent de porter atteinte à un élément essentiel d’une saine démocratie, soit la confiance des électeurs à l’égard du processus électoral. [Non souligné dans l’original.]
[2] Les demandeurs, soit huit citoyens du Canada résidant dans six circonscriptions électorales, ont engagé les présentes demandes afin de faire annuler les résultats des élections générales fédérales de 2011 dans leurs circonscriptions, en raison des manœuvres de neutralisation de la participation électorale qui ont été déployées au cours des élections en question. Plus précisément, les demandeurs affirment avoir reçu des appels téléphoniques qui provenaient censément d’Élections Canada et au cours desquels ils ont été informés que l’emplacement des bureaux de scrutin de leurs circonscriptions avait été modifié par rapport à celui qui avait été précisé dans les renseignements imprimés fournis par Élections Canada dans les jours qui ont précédé le scrutin. L’information était fausse et Élections Canada n’a pas fait ces appels ni ne les a autorisés.
[3] Les appels ont mis en doute l’intégrité du processus électoral, puisqu’ils visaient à tenter de dissuader les électeurs de voter pour le candidat de leur choix. Jusqu’à la tenue de la 41e élection générale, cette forme de « neutralisation de la participation électorale » était relativement peu connue au Canada.
[4] Il appert de la preuve présentée en l’espèce qu’une campagne concertée a été menée par des personnes ayant accès à une base de données que tenait un parti politique et qui contenait des renseignements sur les électeurs. Il n’a pas été allégué que l’un ou l’autre des candidats de ce parti, y compris ceux qui ont remporté les élections dans les six circonscriptions en cause, étaient responsables de cette campagne, mais plutôt que d’autres personnes ont décidé d’elles‑mêmes de tenter d’exercer une influence sur les résultats de l’élection en leur faveur.
[5] Par suite de ces agissements, les demandeurs ont tenté de faire annuler les résultats de l’élection de 2011 dans les six circonscriptions, conformément à la partie 20 [articles 522 à 532] de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9 (la Loi).
[6] La principale question à trancher dans les présentes demandes résidait dans l’effet des appels sur les résultats des élections dans les six circonscriptions en cause. Si elle est convaincue que les appels ont influé sur le résultat de l’élection dans l’une ou l’autre des circonscriptions, ou ont pour conséquence que l’intégrité du processus électoral soit mise en doute, la Cour pourra annuler le résultat obtenu dans celle‑ci. Pour les motifs exposés ci‑après, je suis d’avis qu’il y a eu fraude électorale au cours de la 41e élection générale, mais je ne suis pas convaincu qu’il a été établi que la fraude a influé sur le résultat obtenu dans les six circonscriptions en cause et je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de façon à annuler les résultats de l’élection dans les circonscriptions en question.
II. Les faits à l’origine du litige
[7] Les présentes demandes ont été engagées 10 mois après l’élection. Élections Canada avait reçu des plaintes concernant des appels téléphoniques de nature trompeuse et harcelante tant avant qu’après le jour de l’élection le 2 mai 2011, mais la question n’a vraiment attiré l’attention du public que lorsque, vers la fin de février 2012, des journalistes ont trouvé dans le dossier d’un tribunal d’Edmonton une [traduction] « Dénonciation en vue d’obtenir une ordonnance de communication conformément à l’article 487.012 du Code criminel » laquelle dénonciation avait été faite sous serment par Allan Mathews (dénonciation de Mathews), enquêteur d’Élections Canada. La dénonciation de Mathews est devenue un document public après la présentation d’un rapport au tribunal au sujet de l’exécution de l’ordonnance de communication. Les médias ont alors commencé à répandre la nouvelle selon laquelle des employés d’Élections Canada menaient activement une enquête au sujet de plaintes formulées pendant et après l’élection.
[8] Élections Canada a déposé la dénonciation de Mathews afin d’obtenir des documents d’une société d’Edmonton appelée RackNine Inc relativement aux plaintes de certains électeurs selon lesquelles des manœuvres visant à neutraliser la participation électorale avaient été déployées dans la circonscription électorale de Guelph, en Ontario. M. Mathews a décrit la nature des plaintes comme suit :
[traduction] Des électeurs m’ont dit avoir reçu des appels téléphoniques vers 10 h le matin du 2 mai 2011. L’appelant était habituellement décrit comme une personne de sexe féminin qui prétendait téléphoner au nom d’Élections Canada et qui donnait un message bilingue.
Voici le message que les électeurs ont reçu :
Ceci est un message automatisé d’Élections Canada. Étant donné que la participation électorale sera plus élevée que ce qui était prévu, l’endroit où vous devez voter a été modifié. Votre nouveau bureau de vote se trouve à […] Je répète, votre nouveau bureau de vote se trouve à […] Si vous avez des questions, veuillez téléphoner à notre service téléphonique au numéro 1‑800‑434‑4456. Nous nous excusons des inconvénients que ce changement pourrait vous occasionner.
[9] M. Mathews a ajouté qu’Élections Canada ne téléphone pas aux électeurs et n’a pas fait les appels en question. L’affirmation selon laquelle l’adresse des bureaux de vote avait été changée était fausse. De l’avis de M. Mathews, la ou les personnes inconnues qui ont effectué ces appels ont volontairement empêché ou se sont efforcées d’empêcher un électeur de voter à une élection, contrairement à l’alinéa 281g) de la Loi. En conséquence, a‑t‑il soutenu, des infractions allant à l’encontre des alinéas 491(3)d) et 482b) de la Loi avaient été commises.
[10] Après la publication de la dénonciation de Mathews, les médias ont fait savoir que des appels téléphoniques illicites similaires avaient été signalés dans d’autres circonscriptions. Le 15 mars 2012, le directeur général des élections, Marc Mayrand, a publié la déclaration suivante : « Le directeur général des élections du Canada examine les allégations d’actes répréhensibles commis pendant la 41e élection générale ». Selon la déclaration de M. Mayrand, à la date de la déclaration, plus de 700 Canadiens ont informé Élections Canada de situations dans lesquelles ils estimaient que des actes répréhensibles similaires avaient eu lieu pendant la 41e élection générale. Lorsque M. Mayrand a comparu devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre deux semaines plus tard, le 29 mars 2012, près de 40 000 Canadiens avaient communiqué avec Élections Canada afin d’exprimer leurs préoccupations en réponse aux nouvelles diffusées dans les médias.
[11] Tel est le contexte dans lequel les présentes demandes ont été déposées auprès de la Cour. Les demandeurs contestent les résultats de l’élection dans les six circonscriptions électorales suivantes : Elmwood‑Transcona, Nipissing‑Timiskaming, Saskatoon‑Rosetown‑Biggar, Île de Vancouver‑Nord, Winnipeg‑Centre-Sud et Yukon.
[12] Les défendeurs sont le procureur général du Canada, le directeur général des élections du Canada, les directeurs du scrutin des circonscriptions électorales en cause, les six députés élus du Parti conservateur du Canada, trois candidats défaits du Parti libéral du Canada (Nipissing‑Timiskaming, Winnipeg‑Centre-Sud et Yukon), les six candidats défaits du Nouveau Parti démocratique du Canada et un candidat indépendant (Matt Henderson) défait dans Winnipeg‑Centre-Sud.
[13] Chacun des défendeurs a déposé un avis de comparution. Les députés conservateurs défendeurs ont déposé des prétentions écrites et présenté des observations de vive voix afin de contester les demandes à l’audience. Les candidats du Nouveau Parti démocratique ont déposé des prétentions écrites et formulé des observations de vive voix au soutien des demandeurs. Les candidats du Parti libéral, le procureur général du Canada, les directeurs du scrutin et M. Henderson n’ont pas déposé d’observations et n’ont pas participé activement à l’audience. Les autres candidats des différentes circonscriptions n’ont pas déposé d’avis de comparution. Le directeur général des élections a présenté des prétentions écrites et des observations de vive voix afin d’aider la Cour relativement à l’interprétation de la Loi.
[14] À l’origine, sept demandes avaient été formées, mais la septième, qui avait été déposée dans le dossier de la Cour T‑616‑12, Leeanne Bielli c. Le Procureur général du Canada, a été rejetée en octobre 2012 lorsqu’il a été mis en preuve que la demanderesse, qui n’avait pas voté en raison d’un appel téléphonique trompeur, avait commis une erreur et résidait dans une circonscription adjacente et non dans celle qui faisait l’objet de sa demande. La teneur de la requête présentée par l’un des défendeurs dans le dossier T‑616‑12 a été réputée maintenue dans les six autres demandes, y compris en ce qui concerne les éléments de preuve produits dans le cadre de cette première demande.
[15] Les avis de demande ont été déposés le 23 mars et le 26 mars 2012. Conformément au paragraphe 525(3) de la Loi, ces demandes sont instruites « sans délai et selon la procédure sommaire ». Comme l’a expliqué le juge Lederer dans la décision Wrzesnewskyj v. Canada (Attorney General), 2012 ONSC 2873 (CanLII), 110 R.J.O. (3e) 350 (Wrzesnewskyj), aux paragraphes 32 et 33, cela signifie qu’elles doivent être examinées sans que toutes les formalités juridiques habituelles soient suivies. L’instruction « selon la procédure sommaire » a pour effet de restreindre les éléments de preuve pouvant être recueillis et présentés. Le vote secret pose une restriction additionnelle dans ce contexte particulier.
[16] Le fait que les demandes devaient être instruites sans délai n’a pas empêché les parties, notamment les députés défendeurs, de présenter un très grand nombre de requêtes interlocutoires. Il m’apparaît utile de présenter un aperçu des procédures préliminaires afin d’expliquer pourquoi un si long délai s’est écoulé avant l’instruction des demandes et de mettre en contexte les questions abordées dans les présents motifs.
[17] Le 22 mai 2012, deux mois après le dépôt des demandes, les députés défendeurs ont présenté des requêtes en vue de faire radier celles‑ci au motif qu’elles étaient frivoles, vexatoires et abusives et qu’elles n’avaient pas été engagées dans le délai prévu à l’article 527 de la Loi. Le 19 juillet 2012, après une audience devant la protonotaire Milczynski, les requêtes en radiation ont été rejetées, aucun des moyens invoqués n’ayant été retenu, sauf celui de la conformité au délai prescrit.
[18] Reconnaissant que la Loi prévoyait un mécanisme visant à empêcher que les objections abusives aux résultats des élections n’entravent le processus démocratique, la protonotaire Milczynski a conclu qu’aucune situation de cette nature n’avait été établie à la lumière de la preuve dont elle avait été saisie (Bielli c. Canada (Procureur général), 2012 CF 916 (Bielli), au paragraphe 11) :
Loin d’être frivoles, vexatoires ou à l’évidence abusives, les demandes soulèvent de graves questions relatives à l’intégrité du processus démocratique canadien et visent des pratiques qui, si leur réalité était prouvée, témoigneraient d’efforts concertés en vue de priver les électeurs admissibles de leur droit de vote, et/ou de manipuler, de perturber ou d’empêcher le libre exercice de ce droit – tous agissements qui, si on leur permettait d’échapper à la possibilité même d’un examen judiciaire, risqueraient d’ébranler la confiance du public dans le processus électoral et en ceux qui briguent de bonne foi les suffrages des électeurs.
[19] La protonotaire Milczynski a conclu que les questions soulevées devraient plutôt être plaidées sur la base d’un dossier complet. La question de savoir si les demandes avaient été engagées à l’intérieur du délai prescrit ne pouvait être tranchée avant que les demandeurs n’aient présenté leur preuve et que les défendeurs ne les aient contre‑interrogés à ce sujet, le cas échéant.
[20] Également le 22 mai 2012, les députés défendeurs ont engagé une requête visant à faire radier les demandes au motif que celles‑ci découlaient de manœuvres de soutien délictueux et de champartie de la part d’une organisation qui n’était pas partie à l’instance, le Conseil des Canadiens (le Conseil). Cette requête était appuyée par un affidavit de Peter Henein, membre du cabinet d’avocats représentant les députés défendeurs. Peu après le dépôt de cette requête, les demandeurs ont sollicité la radiation de l’affidavit parce qu’il allait selon eux à l’encontre de la règle 82 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), et du principe selon lequel les avocats ne peuvent témoigner dans l’affaire où ils représentent une partie.
[21] Par suite d’une conférence de gestion de l’instance tenue en août, les demandeurs ont consenti à retirer la requête fondée sur la règle 82 sans porter atteinte à leur droit d’attaquer la preuve à l’audition des demandes. En échange, l’avocat des députés défendeurs a convenu de ne pas contre‑interroger les souscripteurs d’affidavit représentant le Conseil au sujet de la requête en radiation fondée sur des allégations de soutien délictueux et de champartie.
[22] En août 2012, les députés défendeurs ont présenté une autre requête en vue de contraindre les demandeurs à déposer un cautionnement pour frais plus élevé totalisant 260 409 $. La protonotaire Aronovitch a rejeté cette requête, estimant que les « députés défendeurs n’ont pas soulevé de motifs ni présenté d’éléments de preuve qui justifieraient tout paiement d’un cautionnement pour frais supplémentaire, encore moins au montant demandé » (Bielli c. Canada (Procureur général), 2012 CF 1172, au paragraphe 5). Concluant que les sept requêtes (une dans chaque demande) avaient retardé et alourdi inutilement le déroulement de l’instance, la protonotaire Aronovitch a ordonné aux députés défendeurs de payer les dépens des requêtes quelle que soit l’issue de la cause.
[23] Une autre série de requêtes préliminaires concernait la preuve d’opinion d’expert déposée par les parties. En août 2012, les députés défendeurs ont sollicité l’autorisation de déposer un affidavit en réplique de leur experte, Mme Ruth Corbin. En septembre, les demandeurs ont sollicité l’autorisation de déposer la réplique de leur propre expert et les députés défendeurs ont présenté une requête en radiation de la preuve de l’expert des demandeurs, M. Frank Graves, en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de celui‑ci. Le 10 octobre 2012, la Cour a rendu une ordonnance par consentement autorisant les deux parties à déposer des affidavits en réponse et en réplique, sans porter atteinte à leur droit de formuler des observations sur le poids et la valeur probante de la preuve au cours de l’audience, pourvu, toutefois, que ni les demandeurs ni les députés défendeurs ne tentent de signifier ou de déposer d’autres affidavits d’experts.
[24] En octobre 2012, les demandeurs ont demandé l’autorisation de déposer une preuve par affidavit comportant des documents qui provenaient du commissaire aux élections fédérales. L’autorisation a été accordée, le juge siégeant à l’audience devant déterminer le poids et la valeur probante de cette preuve.
[25] À la fin de novembre 2012, les médias ayant révélé l’existence d’autres dénonciations, les demandeurs ont sollicité l’autorisation d’interroger trois enquêteurs du commissaire aux élections fédérales, soit M. Mathews, M. Dickson et M. Thouin, ou de déposer un affidavit contenant des renseignements au sujet de leurs enquêtes. La production d’un affidavit expurgé assorti de pièces également expurgées a été autorisée le 6 décembre 2012. Le directeur général des élections a présenté une requête dans laquelle il a demandé à la Cour de permettre que la preuve relative aux enquêtes soit versée au dossier; plus précisément, il a sollicité une ordonnance autorisant le dépôt, sous forme de pièces jointes à un affidavit, de l’ensemble des documents mis en lumière au moyen de demandes d’accès à l’information et de protection des renseignements personnels (AIPRP). Cette requête a également été accordée le 6 décembre 2012.
[26] Enfin, le 5 décembre 2012, les demandeurs ont sollicité une dispense de l’application de l’ordonnance par consentement du 10 octobre selon laquelle il leur était interdit de déposer d’autres éléments de preuve d’opinion d’expert, ayant découvert tardivement une erreur factuelle dans la preuve que les députés défendeurs avaient déposée en réponse aux affidavits de M. Graves. Cette requête a été accordée, pourvu que M. Graves se présente en vue d’un contre‑interrogatoire à l’audience, comme le prévoient le paragraphe 525(3) de la Loi ainsi que les Règles.
[27] L’audience a débuté à la date fixée, soit le lundi 10 décembre 2012, et a pris fin le lundi, 17 décembre 2012. En plus du bien‑fondé des demandes elles‑mêmes et de la question de procédure concernant la conformité au délai prescrit, la Cour devait encore trancher deux des requêtes que les défendeurs avaient présentées au cours des procédures interlocutoires : la requête pour soutien délictueux et champartie et la requête que le député défendeur de la circonscription de Don Valley‑Est avait présentée en vue de faire radier la preuve de Graves. Comme je l’ai mentionné plus haut, la teneur de cette requête en radiation avait été réputée maintenue pour le compte des autres députés défendeurs lorsque la demande visant la circonscription de Don Valley‑Est a été rejetée.
[28] Le 24 janvier 2013, les demandeurs ont présenté une requête afin d’obtenir l’autorisation, conformément à l’alinéa 312a) des Règles, de présenter une autre preuve par affidavit au sujet d’une autre dénonciation qu’avait signée sous serment John B. Dickson au cours de ses enquêtes pour le compte du Bureau du commissaire aux élections fédérales et qui venait d’être rendue publique. Les députés défendeurs ont contesté la requête et aucune des autres parties n’a déposé de réponse. Dans une ordonnance datée du 22 février 2013, la Cour a fait droit à la requête aux mêmes conditions que celles dont était assortie la présentation des autres dénonciations et sous réserve des mêmes objections quant à l’admissibilité, au poids et à la pertinence.
[29] J’en arrive maintenant au cadre législatif et jurisprudentiel régissant les questions en litige soulevées en l’espèce.
III. Le cadre législatif et jurisprudentiel
A. La Loi électorale du Canada
[30] Comme je l’ai mentionné au début des présents motifs, les présentes instances découlent de demandes fondées sur la Loi électorale du Canada. Le législateur a édicté la version actuelle de cette loi en 2000 afin de mettre en œuvre les recommandations formulées dans une série de rapports, y compris le rapport de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis [Pour une démocratie électorale renouvelée], déposé en 1992, cinq rapports produits par un comité spécial de la Chambre des Communes en 1992 et 1993 et d’autres rapports présentés au Parlement par le directeur général des élections, notamment celui qui a suivi la tenue de la 36e élection générale en 1997.
[31] Selon ces rapports, il y avait lieu d’abroger la législation existante, soit la Loi électorale du Canada remontant à 1970 [S.R.C. 1970 (1er Supp.), ch. 14], la Loi sur les élections fédérales contestées, L.R.C. (1985), ch. C‑39, la Loi sur la privation du droit de vote, L.R.C. (1985), ch. D‑3, édictée à l’origine en 1894 [Acte à l’effet de priver de leur droit de vote les électeurs qui se laissent corrompre, S.C. 1894, ch. 14], et la Loi relative aux enquêtes sur les manœuvres frauduleuses, L.R.C. (1985), ch. C‑45, adoptée en 1876 [Acte pour pourvoir plus efficacement aux enquêtes sur l’existence de manœuvres frauduleuses aux élections des membres de la Chambre des Communes, S.C. 1876, ch. 10]. Il était également recommandé de réunir dans un seul code les règles régissant le cadre administratif des élections fédérales, les infractions et les pénalités découlant des violations ainsi que les procédures relatives à la contestation des résultats électoraux.
[32] En raison de l’intégration de ces recommandations dans la Loi de 2000, il se pourrait que les décisions rendues en application des anciens textes de loi aient une portée restreinte pour l’interprétation des nouvelles dispositions législatives.
[33] Au cours de l’examen des dispositions pertinentes de la Loi de 2000, j’ai eu l’avantage de lire l’opinion que le juge Lederer a exprimée dans la décision Wrzesnewskyj, susmentionnée, ainsi que les opinions majoritaire et minoritaire que la Cour suprême du Canada a exprimées après avoir entendu l’appel interjeté de cette décision dans l’arrêt Opitz c. Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 R.C.S. 76 (Opitz).
[34] Comme l’a souligné la majorité de la Cour suprême du Canada au paragraphe 1 de l’arrêt Opitz, l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte), et les dispositions de la Loi électorale du Canada visent clairement depuis toujours à favoriser la participation au scrutin pour les citoyens canadiens et à préserver l’intégrité de notre processus électoral.
[35] Les citoyens canadiens ont le droit de voter pour le candidat de leur choix qui sera député de la circonscription électorale où ils résident. L’article 3 de la Charte est ainsi libellé :
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. |
Droits démocratiques des citoyens |
[36] L’article 6 de la Loi électorale du Canada met en œuvre cette garantie en énonçant que les personnes qui ont qualité d’électeurs ont le droit de faire inscrire leur nom sur la liste électorale pour la section de vote où elles résident habituellement et de voter au bureau de scrutin établi pour cette section de vote aux élections fédérales.
[37] La procédure relative à l’établissement des listes d’électeurs pour chaque section de vote est énoncée à la partie 7 [articles 93 à 111] de la Loi. Les opérations préparatoires au scrutin sont régies par la partie 8 [articles 112 à 126]. Il incombe au directeur du scrutin d’établir un bureau de scrutin par section de vote (paragraphe 120(1)). Le directeur du scrutin peut, avec l’agrément du directeur général des élections, établir d’autres bureaux de scrutin si le nombre d’électeurs inscrits dans la circonscription le justifie (paragraphe 120(2)). D’autres dispositions de la partie 8 précisent la nature des endroits pouvant servir de bureaux de scrutin, compte tenu de facteurs comme l’accessibilité et l’intimité, et traitent de la nomination de fonctionnaires chargés de contrôler les lieux et d’en assurer la sécurité. La partie 9 [articles 127 à 167] énonce la méthode relative à l’établissement des heures de vote le jour du scrutin.
[38] Il incombe au directeur du scrutin de chaque circonscription de choisir l’emplacement de chaque bureau de scrutin, avec l’agrément du directeur général des élections. Cette responsabilité comprendrait également la modification de l’emplacement d’un bureau de scrutin. L’esprit de la Loi donne également à penser que la communication d’un avis aux électeurs en cas de changement de cette nature ferait partie des responsabilités des directeurs du scrutin et du directeur général des élections.
[39] L’article 281 interdit à quiconque d’intervenir auprès d’un électeur lorsqu’il marque son bulletin de vote, de faire sciemment une fausse déclaration ou d’empêcher un électeur de voter. L’intervention auprès d’un électeur comprendrait le type de comportement reproché en l’espèce, soit le fait de fournir sciemment de faux renseignements au sujet d’un changement touchant l’emplacement d’un bureau de scrutin.
[40] La partie 19 de la Loi, soit les articles 479 à 521.1, concerne les questions liées au contrôle d’application. L’article 480 porte sur l’infraction générale que constitue l’entrave des opérations électorales. D’autres infractions particulières sont prévues aux articles 481 à 499. Elles comprennent la fraude électorale au sens de l’alinéa 482b) (soit le fait d’inciter une personne à s’abstenir de voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné « par quelque prétexte ou ruse ») et l’infraction prévue à l’alinéa 491(3)d) (soit le fait d’empêcher volontairement ou de s’efforcer d’empêcher un électeur de voter à une élection). Selon les dénonciations, il s’agit des types d’infractions faisant l’objet d’une enquête de la part du commissaire aux élections fédérales en ce qui a trait aux élections de 2011.
[41] L’article 500 énonce les dispositions générales sur les peines pouvant être infligées à l’égard des infractions susmentionnées. Dans la plupart des cas, les peines maximales varient d’une amende maximale de 1 000 $ et d’un emprisonnement maximal de trois mois, ou de l’une de ces peines, et d’une amende de 25 000 $ dans un cas, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, à une amende de 5 000 $ ou un emprisonnement maximal de cinq ans sur déclaration de culpabilité par mise en accusation. Les actes illégaux et manœuvres frauduleuses des candidats et de leurs agents officiels sont traités à l’article 502, qui prévoit que toute personne commettant ce type d’infraction est passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, inéligible à se porter candidat et inhabile à remplir une charge découlant d’une nomination pendant une période maximale de sept ans suivant la date de la déclaration de culpabilité.
[42] Les articles 509 à 515 de la partie 19 de la Loi portent sur la charge du commissaire aux élections fédérales. Nommé par le directeur général des élections, le commissaire a pour mission de veiller à l’observation et à l’exécution de la Loi. Le directeur général des élections peut ordonner au commissaire de mener une enquête et le commissaire peut lui‑même déclencher une enquête et recevoir des plaintes. L’article 511 autorise le commissaire à renvoyer une affaire au directeur des poursuites pénales lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise. Le directeur des poursuites pénales décide s’il y a lieu d’engager des poursuites (paragraphe 511(1)).
[43] Les députés défendeurs soutiennent que les demandeurs auraient pu engager des poursuites privées, comme la Loi le permet. S’ils l’avaient fait et qu’ils avaient obtenu une déclaration de culpabilité, les demandeurs auraient pu se prévaloir de l’article 515, qui permet à un tribunal de juridiction criminelle d’adjuger des dépens en faveur du poursuivant. Cet argument a été invoqué dans le contexte de la requête en champartie, en réponse à l’allégation selon laquelle les citoyens privés n’auraient pas les ressources nécessaires pour présenter des demandes d’annulation sans le soutien de tierces parties.
[44] Cependant, les poursuites privées ne peuvent être engagées que si l’autorisation écrite du directeur des poursuites pénales est préalablement obtenue, sauf dans le cas où un fonctionnaire électoral doit prendre des mesures pour maintenir l’ordre dans un bureau de scrutin pendant le déroulement du vote (article 512; paragraphe 479(3)). L’article 512 est ainsi libellé :
512. (1) L’autorisation écrite du directeur des poursuites pénales doit être préalablement obtenue avant que soient engagées les poursuites pour infraction à la présente loi. |
Autorisation du directeur des poursuites pénales |
(2) L’autorisation n’est pas requise pour les infractions pour lesquelles un fonctionnaire électoral a pris des mesures dans le cadre du paragraphe 479(3). |
Exception |
(3) L’autorisation fait foi de son contenu, sous réserve de sa contestation par le directeur des poursuites pénales ou quiconque agit pour son compte ou celui de Sa Majesté. |
Preuve de l’autorisation |
[45] Même si cette situation est possible en théorie, il est difficile de concevoir un cas où le directeur des poursuites pénales consentirait à des poursuites privées relatives à une fraude électorale, laquelle question suscite un grand intérêt public. En conséquence, il est possible que le poursuivant privé recouvre ses dépens, mais il est peu probable que cela se produise dans ce contexte.
B. Partie 20 de la Loi — Contestation de l’élection
[46] Avant l’adoption de la Loi de 2000, les procédures visant à contester les résultats d’une élection étaient régies par la Loi sur les élections fédérales contestées, qui datait du XIXe siècle [S.R.C. 1886, ch. 9]. Le tribunal qui était saisi de demandes fondées sur ce texte de loi pouvait exercer sa juridiction tant civile que criminelle. Dans les différents rapports et études concernant l’ancien régime législatif, ces procédures, qui nécessitaient une déclaration de responsabilité criminelle, étaient considérées comme des démarches lourdes et coûteuses en temps et en argent; c’est pourquoi elles étaient rarement utilisées. Les procédures applicables en matières civile et criminelle ont donc été traitées séparément dans la Loi de 2000.
[47] Les procédures criminelles relèvent désormais du commissaire et du directeur des poursuites pénales, qui peuvent déclencher des enquêtes et des poursuites en vertu de la partie 19, lorsque la preuve et l’intérêt public le justifient. Ces poursuites peuvent donner lieu à des sanctions pénales visant des particuliers.
[48] La partie 20 de la Loi permet désormais de contester une élection au moyen d’une procédure civile. Elle énonce un code complet de règles régissant la validité de l’élection que contestent les candidats ou électeurs et le résultat de la contestation touchera l’issue de l’élection elle‑même sans donner lieu à des sanctions contre les particuliers. L’élection d’un candidat ne peut être contestée que sous le régime de la partie 20 et la présentation d’une requête en contestation d’une élection n’a aucun effet sur les droits et obligations des candidats à l’élection en question (article 522).
1) La Loi envisage des procédures criminelles et civiles parallèles
[49] Les députés défendeurs ont d’abord soutenu que les enquêtes criminelles et les demandes visant à contester une élection devraient se dérouler à tour de rôle, c’est‑à‑dire que les procédures prévues à la partie 20 devraient avoir lieu une fois celles de la partie 19 terminées. À leur avis, le législateur souhaitait que l’annulation du résultat d’une élection sous le régime de la partie 20 soit une mesure de dernier recours à prendre lorsqu’une faute a été commise au cours d’une élection. Afin de contourner le problème du délai strict lié à la présentation d’une demande d’annulation, la Cour pourrait, selon eux, imposer un sursis jusqu’à l’issue de l’enquête et des poursuites, le cas échéant, qui seraient engagées à l’intérieur du délai prescrit à l’article 514. Il s’agit d’un délai de 5 ans suivant la date où le commissaire a eu connaissance des faits donnant lieu à la poursuite mais, en tout état de cause, d’au plus 10 ans après la date de la perpétration de l’infraction.
[50] Je conviens avec le directeur général des élections qu’une requête visant à contester les résultats d’une élection peut être engagée pendant que le commissaire mène une enquête sur des violations possibles de la Loi. Cette conclusion est appuyée par le délai fixé pour la présentation d’une requête civile, par l’obligation, aux termes du paragraphe 525(3), d’instruire cette requête sans délai et selon la procédure sommaire et par le long délai de prescription prévu à l’article 514 à l’égard des poursuites. Elle cadre également avec l’objectif d’assurer l’intégrité du processus électoral lorsque le comportement décrit à l’article 524 a influé sur le résultat de l’élection. À la fin de l’audience, les députés défendeurs ont admis que cette interprétation était exacte.
2) Le critère, le fardeau et la norme de preuve applicables à l’établissement de l’invalidité
[51] L’article 524 permet à tout électeur ou candidat de présenter au tribunal une requête visant à contester une élection en raison de l’inéligibilité du candidat élu ou en raison d’une irrégularité, fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal ayant influé sur le résultat de l’élection. Les motifs permettant de contester une élection sont différents de ceux pour lesquels un dépouillement judiciaire peut être sollicité.
[52] L’article 524 est ainsi libellé :
524. (1) Tout électeur qui était habile à voter dans une circonscription et tout candidat dans celle‑ci peuvent, par requête, contester devant le tribunal compétent l’élection qui y a été tenue pour les motifs suivants : a) inéligibilité du candidat élu au titre de l’article 65; b) irrégularité, fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal ayant influé sur le résultat de l’élection. |
Contestation |
(2) La contestation ne peut être fondée sur les motifs prévus au paragraphe 301(2) pour un dépouillement judiciaire. |
Précision |
[53] La réparation que le tribunal peut accorder est prévue au paragraphe 531(2):
531. […] |
|
(2) Au terme de l’audition, il peut rejeter la requête; si les motifs sont établis et selon qu’il s’agit d’une requête fondée sur les alinéas 524(1)a) ou b), il doit constater la nullité de l’élection du candidat ou il peut prononcer son annulation. [Je souligne.] |
Décision du tribunal |
[54] Aux paragraphes 20 à 22 de l’arrêt Opitz, la Cour suprême du Canada a décidé que l’emploi des mots « selon qu’il s’agit » indique que le tribunal doit constater la nullité de l’élection du candidat si le motif visé à l’alinéa 524(1)a) est établi; il peut prononcer son annulation si le motif visé à l’alinéa 524(1)b) est établi. Dans cette situation, le tribunal doit décider si l’élection qui a été tenue a été compromise à un point tel que son annulation est justifiée.
[55] En raison de l’emploi du mot « établis » au paragraphe 531(2), le fardeau de la preuve incombe toujours à la partie qui demande l’annulation d’une élection. La norme de preuve applicable est la norme de preuve en matière civile, soit la prépondérance de probabilités. Les demandeurs doivent établir qu’il y a eu fraude électorale et que cette fraude a influé sur le résultat de l’élection (Opitz, aux paragraphes 52 et 53). Dans la présente affaire, les demandeurs doivent établir que, pour chacune des circonscriptions en cause, au moins un électeur n’a pas voté en raison de la fraude.
[56] Pour déterminer jusqu’à quel point les résultats d’une élection ont été compromis, je dois également tenir compte des autres principes suivants : l’annulation d’une élection prive tous les électeurs qui ont voté dans la circonscription de leur droit de participer au scrutin; la possibilité pour les électeurs de voter ultérieurement dans une élection partielle n’est pas une solution parfaite, pour plusieurs raisons; la possibilité d’annuler des élections à la légère augmenterait le risque de poursuites judiciaires après l’élection; l’annulation d’une élection peut être considérée comme la conséquence la plus grave pour le public d’une violation de la Loi et devrait donc être réservée aux cas graves (Opitz, aux paragraphes 48, 49 et 70).
[57] Il ne s’agit pas ici d’une « irrégularité » du processus électoral qui a touché quelques‑uns des votes exprimés, comme c’était le cas dans l’arrêt Opitz. L’objection relative à l’élection des députés défendeurs en l’espèce est fondée sur des allégations de « fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal ayant influé sur le résultat de l’élection », lesquelles allégations sont formulées contre une ou plusieurs personnes inconnues. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné lorsqu’elle a resserré les exigences relatives à l’irrégularité en faisant une analogie avec les autres mots employés à l’article 524, il s’agit d’inconduites graves qui peuvent miner l’intégrité du processus électoral (Opitz, au paragraphe 43).
[58] Des exemples de « manœuvre frauduleuse » et d’« acte illégal » sont donnés dans la Loi, mais ces expressions n’y sont nullement définies de façon formelle, pas plus que ne l’est le mot « fraude ». La partie 19 comporte quelques dispositions concernant les infractions qui constitueraient une fraude, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal, comme le fait de volontairement empêcher ou de s’efforcer d’empêcher un électeur de voter à une élection (alinéas 281g) et 491(3)d)) et le fait d’inciter une autre personne à voter ou à s’abstenir de voter ou encore à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné (alinéa 482b)). La Loi crée également, sous la rubrique « Actes illégaux et manœuvres frauduleuses » à l’article 502, des infractions qui pourraient s’appliquer aux agissements des candidats et de leurs agents officiels, mais qui pourraient également être visées par l’article 524.
[59] Bien que ces infractions prévues à la partie 19 puissent constituer de la fraude électorale ou encore des actes illégaux ou des manœuvres frauduleuses pour l’application de l’article 524, cette dernière disposition ne couvre pas seulement ces infractions. Aucun élément de la Loi ne donne à penser que telle était l’intention du législateur.
[60] Comme la majorité de la Cour suprême du Canada l’a souligné au paragraphe 36 de l’arrêt Opitz, « Il faut lire les termes d’une loi dans leur “contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur” » : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26, citant E.A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la page 87. La Loi a aussi pour objet primordial de protéger l’intégrité du processus démocratique afin de préserver le droit de vote garanti par la Constitution et de favoriser la participation au scrutin. Dans le contexte de l’article 524, il y a donc lieu de définir les termes « fraude », « manœuvre frauduleuse » et « acte illégal » en utilisant leur sens ordinaire et grammatical, selon les définitions qui leur sont données dans le dictionnaire.
3) Le sens du mot « fraude » employé au paragraphe 524(1)
[61] Au cours des plaidoiries, les avocats ont attiré mon attention sur une déclaration qu’un représentant a formulée devant le Comité du Sénat sur les Affaires juridiques et constitutionnelles lorsque le projet de loi C‑2, soit le nouveau texte proposé de la Loi électorale du Canada, a été déposé devant le Parlement en avril 2000. Selon cette déclaration, le gouvernement avait l’intention d’adopter un sens du mot « fraude » correspondant à celui qui lui était donné en matière criminelle : témoignage de M. Michael Peirce, directeur, Opérations juridiques, Législation et planification parlementaire/conseiller juridique, Bureau du Conseil privé, devant le Sénat du Canada lors des Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles (5 avril 2000).
[62] Bien que ce type de déclaration permette de mieux comprendre l’intention de ceux qui proposent une mesure législative, elle ne détermine pas l’intention du législateur. Selon la définition figurant dans un dictionnaire courant, la fraude s’entend [traduction] « 1 du fait de tromper une personne dans un but lucratif ou pour obtenir un avantage de manière illégale. 2 d’une personne ou d’une chose qui ne correspond pas à la description qui en est faite ou à ce qui est attendu d’elle. 3 d’une ruse ou d’un stratagème malhonnête » : Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. 2004, sous le mot « fraud » (frauder).
[63] Le concept de l’annulation des opérations de nature civile en cas de fraude est reconnu depuis longtemps en common law. En droit civil, la fraude s’entend d’une allégation mensongère qui a été formulée sciemment ou de la dissimulation consciente d’un fait important qui donne lieu à une demande d’indemnité à l’égard du préjudice subi ou à l’annulation d’un contrat : Black’s Law Dictionary, 7e éd., Bryan A. Garner, éditeur en chef, (St. Paul, Minnesota : West Group, 1999).
[64] Comme l’a expliqué le juge Lederer au paragraphe 47 de la décision Wrzesnewskyj, susmentionnée :
[traduction] « La fraude est établie par la preuve que l’allégation mensongère a été faite 1) sciemment, 2) sans que celui qui la fait croie à la véracité de ce qu’il dit, ou encore 3) sans qu’il se soucie de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux. » (Voir : Derry v. Peek, [1886‑1890] All E.R. Rep. 1 (H.L.); adopté dans Vale v. Sun Life Assurance Co. of Canada (1998), 39 O.R. (3d) 444, [1998] O.J. No. 6465 (Div. gén.), au paragraphe 18; et Gregory v. Jolley (2001), 54 O.R. (3d) 481, [2001] O.J. No. 2313 (C.A.), au paragraphe 15; cité dans Canada v. Granitile Inc., [2008] O.J. No. 4934, 2008 CanLII 63568 (C.S.J.), au paragraphe 286).
[65] Dans le contexte de l’ensemble de la Loi, de l’objet qu’elle vise et du sens ordinaire et grammatical du mot fraude, il suffit de démontrer qu’une allégation mensongère a été faite et visait à empêcher les électeurs d’exercer le droit qu’ils avaient de voter pour le candidat de leur choix : Friesen v. Hammell, 1999 BCCA 23, [1999] 5 W.W.R. 345, au paragraphe 75.
[66] Les députés défendeurs soutiennent que, si les actes qui allaient apparemment à l’encontre de l’article 524 constituent également des infractions prévues par la Loi, ils doivent être établis selon la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. À cet égard, l’avocat des députés défendeurs s’est fondé sur des décisions rendues en application de l’ancienne Loi sur les élections fédérales contestées. Comme je l’ai souligné, cette loi ne permet pas vraiment d’interpréter la législation moderne, étant donné que les conséquences civiles d’une violation, comme l’annulation, découlaient de la déclaration de culpabilité de l’auteur de l’infraction. Il était donc nécessaire d’établir d’abord la culpabilité de la personne accusée selon la norme de preuve appliquée en droit criminel. Selon mon interprétation de l’article 524 et les dispositions connexes figurant dans la partie 20, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’identité de l’auteur de la fraude et la détermination de la culpabilité d’une personne ne sont pas importantes. Ce qui importe, c’est le fait de la fraude et l’influence qu’elle a eue sur le résultat.
[67] Comme l’a expliqué le juge Lederer au paragraphe 53 de la décision Wrzesnewskyj :
[traduction] Dans la présente affaire, il n’y a pas d’accusation; personne ne risque de se voir infligé une peine par suite d’une conclusion qui pourrait être tirée et personne non plus n’a été déclaré coupable d’une infraction sous le régime de la Loi électorale du Canada […] Dans Johnson v. Yake, l’élection a été annulée parce que les deux personnes en cause avaient été déclarées coupables des infractions en question. La déclaration de culpabilité représentait « […] l’élément le plus important […] » […] Selon l’article 51 du texte législatif applicable dans cette affaire‑là, l’élection d’un candidat serait nulle si le tribunal en venait à la conclusion que le candidat ou son agent avait commis une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal. Il serait nécessaire d’établir les infractions hors de tout doute raisonnable, mais les déclarations de culpabilité entraîneraient automatiquement l’annulation de l’élection. [Souligné dans l’original.]
[68] Aujourd’hui, la déclaration de culpabilité ne représente plus « l’élément le plus important ». La Cour d’appel du Québec en est arrivée à une conclusion similaire lorsqu’elle a interprété les dispositions de la Loi électorale du Québec, L.R.Q., ch. E‑3.3. Dans l’arrêt Thérien c. Pellerin, 1997 CanLII 10408, [1997] R.J.Q. 816 (C.A.), l’appelant a contesté la constitutionnalité de l’article 465 de cette Loi électorale, qui énonce que la norme de preuve en vigueur en matière civile s’applique à la demande visant à contester une élection. L’appelant a soutenu qu’une déclaration d’annulation de l’élection pourrait donner lieu à la suspension de ses droits politiques, ce qui représente une sanction pénale nécessitant l’application de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable. La Cour d’appel n’a pas retenu cet argument, concluant aux paragraphes 118 et 119 que les deux volets du contrôle du processus électoral sont distincts l’un de l’autre et nécessitent l’application de principes de fond et de règles de preuve différents. Plus précisément, la possibilité qu’une contravention à la loi entraîne l’annulation d’une élection ne nécessitait pas l’application de la norme de preuve en vigueur en matière criminelle.
[69] À l’instar du directeur général des élections, j’estime que tout fait ou geste visé par la définition du mot fraude figurant au dictionnaire constituerait une fraude électorale s’il allait à l’encontre d’une disposition de la Loi électorale du Canada ou s’il a permis de contourner un processus prévu dans cette Loi. Ainsi, il me semble clair que le fait de donner délibérément un faux renseignement aux électeurs au sujet de l’endroit où se trouvent leurs bureaux de scrutin constituerait de la fraude au sens de l’article 524 et devrait être établi selon la norme de preuve en vigueur en matière civile.
[70] Je conviens également avec les demandeurs et avec le directeur général des élections que, au moment de décider si l’intégrité du processus électoral a été compromise, la Cour peut tenir compte des éléments de preuve admissibles démontrant que la fraude avait une portée plus étendue que les manifestations de celle‑ci qui ont été observées dans une seule circonscription faisant l’objet d’une demande. Cet aspect est important en l’espèce, en raison de la preuve relative à la fraude qui aurait été commise dans la circonscription de Guelph.
4) « […] ayant influé sur le résultat de l’élection »
[71] Ces mots concernent l’ensemble des résultats de l’élection dans chaque circonscription. Il n’est pas nécessaire que la fraude, la manœuvre frauduleuse ou l’acte illégal ait influé sur le vote de l’électeur ou du candidat qui demande l’annulation de l’élection. Cependant, il est obligatoire qu’au moins un vote ait été exprimé de façon irrégulière ou n’ait pu être exprimé dans la circonscription où l’annulation est demandée et que ce fait ait influé sur le résultat dans cette circonscription.
[72] Comme la majorité de la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Opitz, au paragraphe 25, les mots « ayant influé sur le résultat » visent notamment la situation où une irrégularité a empêché à tort une personne de voter. Lorsqu’une élection est entachée d’irrégularités procédurales ou de fraude électorale, même un seul vote invalide ou éliminé pourrait, en principe, influer sur le résultat. Cependant, l’annulation serait‑elle justifiée pour autant?
[73] Dans l’arrêt Opitz, au paragraphe 61, la Cour suprême du Canada a souligné que le requérant s’acquitte du fardeau de preuve prima facie qui lui incombe en produisant une preuve qui permet de conclure à l’existence d’une irrégularité. À ce stade, l’intimé risque de voir les votes en litige écartés, sauf s’il est à même de présenter un élément de preuve permettant raisonnablement de conclure soit à l’absence d’irrégularité, soit à la validité des votes en cause malgré l’irrégularité, ou encore d’attirer l’attention sur un tel élément de preuve. Les demandeurs se fondent sur ces remarques pour affirmer qu’il leur suffit de présenter une preuve prima facie de fraude permettant d’inférer que la conduite en question a influé sur le résultat et que, par la suite, le fardeau de la preuve est transféré aux défendeurs.
[74] La Cour suprême du Canada a fait mention d’une preuve prima facie dans le contexte précis où le demandeur ne pouvait prouver directement qu’une personne avait voté alors qu’elle n’avait pas le droit de le faire. Elle a reconnu que la présentation d’une preuve prima facie peut suffire pour tirer les inférences factuelles nécessaires afin de satisfaire à la norme de preuve en matière civile. Dans ces circonstances, le défendeur risque de voir son élection annulée s’il ne peut établir qu’aucun vote irrecevable n’a été exprimé ou que ce vote n’a pas influé sur le résultat. En l’absence de directives contraires énoncées dans la Loi, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, le fardeau de la preuve n’est transféré à aucun moment à la partie défenderesse et la norme demeure celle de la prépondérance des probabilités : F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, au paragraphe 40.
[75] Dans l’arrêt Opitz, la Cour suprême a appliqué le critère du « nombre magique » pour décider si le juge des requêtes aurait dû annuler le résultat de l’élection. Le critère a été expliqué comme suit aux paragraphes 71 à 73 :
Jusqu’à maintenant, les tribunaux ont utilisé exclusivement le critère du « nombre magique » énoncé dans O’Brien (p. 93) pour trancher les requêtes en contestation d’élection. Selon ce critère, il faut annuler l’élection si le nombre de votes rejetés égale ou dépasse la majorité du vainqueur (Blanchard, p. 320).
Le critère du « nombre magique » est simple. Toutefois, par sa nature, il favorise le requérant. Il suppose que tous les votes rejetés étaient pour le candidat élu, ce qui est en fait très peu probable. Aucun autre critère n’a cependant été élaboré. En l’espèce, on n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui d’une quelconque formule statistique qui serait fiable et qui ne compromettrait pas le caractère confidentiel du scrutin.
Nous aurons donc recours au critère du nombre magique pour les besoins de la présente requête. L’élection doit être annulée si le nombre de votes rejetés est égal ou supérieur à la majorité du candidat élu. Par contre, nous n’écartons pas la possibilité qu’un tribunal adopte à l’avenir une méthode plus réaliste pour trancher les requêtes en contestation d’élection.
[76] La majorité a reconnu, au paragraphe 73, qu’un autre tribunal pourrait adopter « à l’avenir une méthode plus réaliste pour trancher les requêtes en contestation d’élection ». La Cour suprême du Canada n’a donc pas répondu à la question de savoir si les irrégularités pouvaient être majeures au point de mettre en doute l’intégrité du processus électoral. Je suppose qu’il serait plus facile de tirer une conclusion en ce sens lorsque le motif invoqué au soutien de la demande d’annulation ne réside pas dans des irrégularités à l’urne électorale, mais plutôt dans une fraude électorale, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal.
[77] Le directeur général des élections a soutenu que la Cour pourrait envisager l’application d’un critère qu’il a appelé [traduction] « critère du nombre magique inversé » — dans les cas où le nombre de personnes qui ont été empêchées de voter par suite d’une fraude a dépassé la majorité du vainqueur — pour décider si la conduite reprochée a influé sur le résultat du vote dans chaque circonscription. Or, le « critère du nombre magique inversé » est entaché de la même partialité inhérente que la Cour suprême du Canada a décrite au paragraphe 74 de l’arrêt Opitz; il suppose que les personnes qui n’ont pas voté auraient toutes voté de la même façon, ce qui signifie, selon le critère inversé, qu’elles n’auraient pas voté pour le candidat qui a été élu. Dans ce contexte, les votes éliminés pourraient avoir été exprimés pour plusieurs candidats non élus, ce qui ne ferait que compliquer la situation. Il n’est nullement garanti que le candidat qui s’est classé deuxième aurait remporté l’élection.
[78] Les demandeurs font valoir que la Cour peut annuler l’élection lorsque le nombre de votes contestés est suffisant pour jeter un doute sur l’identité du véritable vainqueur de l’élection ou lorsque les irrégularités sont telles qu’elles remettent en question l’intégrité du processus électoral. Ils affirment que l’élection peut être annulée lorsque la fraude remet en question l’intégrité de celle‑ci, même si elle ne soulève pas de doute sur l’identité du véritable vainqueur, invoquant à ce sujet les commentaires que la Cour suprême du Canada a formulés au paragraphe 43 de l’arrêt Opitz :
Les termes « irrégularité, fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal » ont pour dénominateur commun la gravité de la conduite et ses répercussions sur l’intégrité du processus électoral. Une fraude, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal sont des inconduites graves. Ce sont des inconduites qui ébranlent le processus électoral. Quand il a associé le terme « irrégularité » à ces mots, le législateur avait forcément à l’esprit les erreurs administratives graves qui peuvent miner l’intégrité du processus électoral. (Voir Cusimano c. Toronto (City), 2011 ONSC 7271, 287 O.A.C. 355, par. 62.)
[79] L’examen de la question de savoir si l’effet de la fraude sur les résultats d’une élection est suffisamment important pour justifier l’annulation des résultats en question relève du pouvoir discrétionnaire du juge en vertu de l’article 531. Si le nombre de votes éliminés est suffisant pour jeter un doute sur la véritable identité du vainqueur, la tâche de la Cour sera plus facile. Lorsqu’aucune conclusion claire ne peut être tirée en ce sens, il faut savoir si la fraude, la manœuvre frauduleuse ou l’acte illégal, le cas échéant, était suffisamment grave pour mettre en doute l’intégrité du processus électoral, ce qui est une question plus difficile à trancher.
[80] Les demandeurs citent des décisions américaines où il a été conclu que les résultats d’une élection peuvent être annulés lorsque la fraude a compromis l’intégrité du processus électoral, indépendamment de la preuve pouvant exister au sujet du nombre de votes touchés. Dans ces décisions, il est souligné à quel point il était difficile, dans chaque cas, de déterminer comment les votes auraient été exprimés si l’élection n’avait pas été entachée de fraude ou d’irrégularités. Cependant, dans chaque cas, il a été décidé qu’il importait de savoir si le résultat avait été mis en doute même lorsque les opposants ne pouvaient prouver qu’ils auraient été élus en l’absence de la fraude ou de l’irrégularité : Penta v. City of Revere, et al., 8 Mass. L. Rep. 106 (Super. Ct. 1997), à la note en bas de page 20; Gooch v. Hendrix, 851 P.2d 1321 (Cal. Sup. Ct. 1993), à la page 1331; Valence v. Rosiere, 675 So.2d 1138 (La. Ct. App. 1996), à la page 1139; Marks v. Stinson, 19 F.3d 873 (3d Cir. 1994), à la page 886; Bell v. Southwell, 376 F.2d 659 (5th Cir. 1967), aux pages 662 et 664.
[81] La réponse à la question de savoir ce qui peut constituer un effet corrosif sur l’intégrité du processus électoral dépendra des faits de chaque affaire. Je ne crois pas que les commentaires que la majorité a formulés au paragraphe 43 de l’arrêt Opitz permettent de dire que la Cour peut annuler le résultat d’une élection dans chaque cas où une fraude, une manœuvre frauduleuse ou un acte illégal a été établi. Dans ce paragraphe, la Cour suprême du Canada a cité l’arrêt Cusimano v. Toronto (City), 2011 ONSC 7271 (CanLII), 93 M.P.L.R. (4th) 32, au paragraphe 62 : [traduction] « Une élection ne sera annulée que lorsque l’irrégularité viole un principe démocratique fondamental ou permet de se demander si le résultat recueilli reflète la volonté des électeurs. »
[82] Au paragraphe 48 de l’arrêt Opitz, la majorité a prévenu que l’annulation d’une élection priverait de leur droit de participer au scrutin non seulement les personnes dont les votes sont rejetés (dans le contexte d’une allégation d’irrégularité), mais également tous les électeurs qui ont voté dans la circonscription. Cela signifie, à mon sens, que la Cour ne devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à annuler une élection que lorsqu’il existe une raison sérieuse de croire que les résultats auraient été différents si la fraude n’avait pas été commise ou lorsqu’un candidat ou son agent officiel a participé à la fraude.
[83] En résumé, l’annulation d’une élection dans le contexte d’allégations de neutralisation de la participation électorale comporte trois étapes. D’abord, les demandeurs doivent établir l’un des quatre éléments énoncés à l’alinéa 524(1)b) : irrégularité, fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal. Une fois cette première étape franchie, lorsqu’il est démontré qu’un seul vote n’a pas été exprimé en raison de l’un des quatre faits susmentionnés dans une circonscription donnée, la Cour est habilitée à annuler les résultats dans cette circonscription conformément au paragraphe 531(2). Enfin, la Cour doit examiner le critère du « nombre magique » (expliqué dans l’arrêt Opitz, aux paragraphes 71 et 72) ou un autre critère approprié (envisagé dans l’arrêt Opitz, au paragraphe 73) et décider si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire.
5) À quel moment la requête en contestation doit‑elle être présentée?
[84] Le délai relatif à la présentation d’une requête en contestation est prescrit à l’article 527 :
527. La requête en contestation fondée sur l’alinéa 524(1)b) doit être présentée dans les trente jours suivant la date de la publication dans la Gazette du Canada du résultat de l’élection contestée ou, si elle est postérieure, la date à laquelle le requérant a appris, ou aurait dû savoir, que les irrégularité, fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal allégués ont été commis. [Je souligne.] |
Délai de présentation |
[85] Selon le paragraphe 526(1) de la Loi, la requête doit être accompagnée d’un cautionnement pour frais de 1 000 $ et être signifiée au procureur général du Canada, au directeur général des élections, au directeur du scrutin de la circonscription en cause et aux candidats de celle‑ci. La Loi ne précise pas si la signification doit être effectuée avant le dépôt; cependant, selon la pratique habituelle, les avis introductifs d’instance sont d’abord déposés, puis signifiés. La règle 304 des Règles des Cours fédérales énonce que l’avis de demande doit être signifié aux défendeurs et que la preuve de sa signification doit être déposée dans les 10 jours suivant sa délivrance.
[86] Aucune décision ne semble avoir été rendue au sujet du sens et de la portée de l’exigence de la Loi quant au dépôt d’un cautionnement pour frais. Cette exigence figurait dans le texte législatif précédent et existe depuis bien longtemps. Une disposition semblable, tout aussi ancienne, qui figure à l’article 60 de la Loi sur les brevets [L.R.C. (1985), ch. P-4] vise à empêcher les actions en invalidation irresponsables : Apotex Inc. c. Hoffman‑La Roche Ltd., [1980] 2 C.F. 586 (1re inst.), à la page 590. Le montant de 1 000 $ avait sans doute un effet dissuasif important en 1900, mais est nettement insuffisant pour atteindre cet objectif aujourd’hui. Dans les cas où le demandeur a fait défaut de verser un paiement dans une instance fondée sur la Loi sur les brevets, la Cour a été disposée à lui accorder un allègement à l’égard des conséquences découlant de l’infraction : Teva Canada Ltd. c. OSI Pharmaceuticals, Inc., [2012] A.C.F. no 1670 (C.F.) (QL), au paragraphe 21. Dans la même veine, j’ai conclu qu’un défaut de paiement visé par la Loi peut être corrigé par une consignation au tribunal après le dépôt de la demande. Le défaut ne constitue pas un motif permettant de rejeter la requête à ce stade de l’instance.
[87] Le délai prescrit à l’article 527 est impératif. La Loi ne permet pas à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à proroger le délai à l’intérieur duquel une requête en annulation peut être présentée. Telle était également la règle applicable à la disposition similaire contenue dans le texte législatif précédent, l’article 12 de l’Acte des élections fédérales contestées [S.R.C. 1906, ch. 7] : Money v. Rankin (1909), 18 O.L.R. 661 (H.C.J.), aux pages 662 et 663.
[88] Le législateur souhaitait apparemment que ces requêtes soient présentées et instruites sans délai. Les députés défendeurs et le directeur général des élections soulignent que la Loi prévoit le dépôt de requêtes fondées sur de simples allégations, avant qu’elles puissent être étayées, afin que le délai prescrit soit respecté. Cette possibilité risque d’encourager des litiges qui ne sont pas bien fondés; toutefois, il est évidemment possible de retirer ce type de requête dans le cas où aucun élément de preuve à l’appui n’est découvert.
[89] Lorsque l’alinéa 527a) ne s’applique pas, comme c’est le cas en l’espèce, le délai de 30 jours commence à courir seulement au moment où l’événement a été découvert ou pouvait raisonnablement être découvert dans les circonstances. La Loi ne prévoit aucun délai relatif à la présentation d’une demande fondée sur des motifs nouvellement découverts, si ce n’est le délai probablement imposé par le mandat du Parlement, car la question deviendrait alors théorique lorsqu’une autre élection serait déclenchée.
[90] Aux fins de l’interprétation de l’alinéa 527b), la Cour devrait s’efforcer de concilier l’objectif de décourager les contestations tardives qui n’ont aucune chance d’être accueillies avec celui d’examiner les demandes qui soulèvent des préoccupations sérieuses au sujet de l’intégrité du processus électoral.
6) Article 527, « a appris, ou aurait dû savoir »
[91] La Loi permet qu’une requête soit présentée dans les 30 jours suivant la date à laquelle l’électeur ou le candidat « a appris, ou aurait dû savoir ». Les mots « a appris, ou aurait dû savoir » accordent une certaine marge de manœuvre quant à l’examen de la question de savoir si le requérant avait une connaissance, réelle ou imputée, suffisante de la faute reprochée pour déclencher l’application du délai de 30 jours.
[92] Les premiers mots de l’expression « a appris, ou aurait dû savoir » renvoient à la connaissance réelle de la part du demandeur. Quant aux mots « ou aurait dû savoir », ils imposent une norme objective. La protonotaire Milczynski a décrit cet aspect du critère dans la décision Bielli, susmentionnée, au paragraphe 22 :
Le point de savoir ce qu’un demandeur « aurait dû savoir » est une question de fait, dont l’examen est régi par les principes que la jurisprudence a élaborés concernant le moment où le préjudice aurait pu être découvert et les inférences raisonnables pouvant être tirées des faits et circonstances de l’espèce. La réponse à cette question ne se fonde pas sur la perception ou l’expérience subjectives ou individuelles, mais sur ce qu’on peut raisonnablement déduire que la personne aurait dû savoir compte tenu des circonstances.
[93] La question de savoir si le demandeur avait ou aurait dû avoir connaissance plus tôt de l’affaire et aurait dû présenter plus tôt la requête en contestation est une question de fait.
[94] Ayant exposé les paramètres juridiques qui régissent la décision à rendre en l’espèce, j’examine maintenant les questions soulevées dans la présente affaire en commençant par les requêtes qui n’avaient pas encore été tranchées au début de l’audience.
A. Requêtes préliminaires
1) Y a‑t‑il eu soutien délictueux et champartie de la part du Conseil des Canadiens?
[95] En common law, le soutien délictueux réside dans la promotion ou le soutien de procédures judiciaires contestées par un étranger qui n’a aucun intérêt direct dans l’issue de l’instance. Ce soutien consiste habituellement à payer tout ou partie des frais de l’action d’une partie ou à lui permettre d’économiser des frais qu’elle devrait par ailleurs engager. Pour sa part, la champartie est une forme de soutien délictueux grave qui consiste à soutenir illégalement une action en échange de la réception d’une partie du montant qui pourrait être obtenu par suite de l’instance, ou d’un autre profit : Woroniuk v. Woroniuk (1977), 17 O.R. (2d) 460 (C.S.), à la page 462, citant John G. Fleming, The Law of Torts, 3e éd. [Sydney : Law Book, 1965], aux pages 592 et 593.
[96] Le concept du soutien délictueux et de la champartie a été préservé dans certaines lois provinciales (An Act respecting Champerty, R.S.O. 1897, ch. 327) et demeure toujours en vigueur en common law dans certaines provinces et dans la pratique de la Cour fédérale : voir, par exemple, Fredrickson v. Insurance Corp. of British Columbia (1986), 28 D.L.R. (4th) 414 (C.A. C.-B.); Ernst & Young Inc. v. Chartis Insurance Company of Canada, 2012 ONSC 5020 (CanLII), 14 C.C.L.I. (5th) 270, au paragraphe 146; Tacan c. Canada, 2003 CF 915, aux paragraphes 6 à 11.
[97] Lorsque le concept demeure en vigueur, deux exigences doivent être respectées. Selon la première, la partie doit soutenir l’action pour un « motif inapproprié ». Selon la seconde, le demandeur ne doit pas être disposé par ailleurs à faire valoir ses droits contre le défendeur en l’absence de l’ « immixtion malveillante » du défenseur abusif : McIntyre Estate v. Ontario (Attorney General), 2002 CanLII 45046, 61 R.J.O. (3e) 257 (C.A.) (McIntyre Estate); Buday v. Locator of Missing Heirs Inc. (1993), 16 R.J.O. (3e) 257 (C.A.); Stetson Oil & Gas Ltd. v. Thomas Weisel Partners Canada Inc., 2009 CanLII 13618 (C.S. Ont.).
[98] Dans leur requête, les députés défendeurs ont fait valoir que les demandeurs en l’espèce avaient été engagés pour agir comme substituts du Conseil, lequel organisme éprouverait depuis longtemps de l’animosité à l’endroit du Parti conservateur du Canada. Ils ont allégué que le Conseil profitait de ces requêtes, puisqu’il menait des activités de financement au soutien des demandeurs et bénéficiait d’une visibilité accrue grâce à la présente affaire.
[99] Les députés défendeurs affirment que le Conseil est avantagé du fait qu’il n’est pas assujetti aux règles relatives au financement des partis politiques. Les demandeurs répliquent que, même si c’est peut‑être vrai, le Conseil n’est pas un organisme de bienfaisance et les contributions qu’il reçoit sont entièrement imposées entre ses mains, tandis que les contributions versées au Parti conservateur, qui peuvent servir à payer les frais que les députés défendeurs ont engagés dans le présent litige, sont subventionnées jusqu’à concurrence de 75 p.100 par les contribuables (Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, paragraphe 127(3); Loi électorale du Canada, paragraphe 438(3)).
[100] Au soutien de leur requête, les députés défendeurs ont déposé l’affidavit de Peter J. Henein, avocat faisant partie du cabinet qui les représente dans la présente instance; à cet affidavit étaient jointes 84 pièces contenant environ 700 pages de documents qui provenaient, notamment, du site Web du Conseil, d’articles de presse et de communiqués de presse. Les 118 paragraphes de l’affidavit se composent en grande partie de déclarations faisant état de motivations politiques de la part de Maude Barlow, la présidente du Conseil national, et de Steven Shrybman, l’avocat qui représente les demandeurs en l’espèce et le Conseil dans d’autres instances. Il est allégué, notamment, que le présent litige a été motivé par un sentiment d’animosité à l’endroit du premier ministre Stephen Harper et du Parti conservateur du Canada et que le Conseil était lié de près au Nouveau Parti démocratique et aux syndicats.
a) L’affidavit de M. Henein est‑il admissible?
[101] Tel qu’il est mentionné plus haut, les demandeurs ont présenté une requête visant à faire radier l’affidavit de Henein au motif qu’il allait à l’encontre de la règle 82 des Règles des Cours fédérales. La requête en radiation a été retirée, les demandeurs conservant toutefois le droit d’attaquer la preuve à l’audience.
[102] La règle 82 est ainsi libellée :
82. Sauf avec l’autorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit. |
Utilisation de l’affidavit d’un avocat |
[103] Cette disposition des Règles a été appliquée non seulement aux avocats inscrits au dossier, mais également aux membres du même cabinet d’avocats qui représente l’une des parties devant la Cour : Addo c. OT Africa Line, 2006 CF 1099.
[104] Lorsqu’elle applique cette disposition des Règles, la Cour peut accepter un affidavit d’un membre du cabinet d’avocats représentant une partie à l’égard d’une requête dans les cas où l’affidavit porte sur des questions non controversées, comme la communication de documents non contestés ou la description de faits non contestés. Cependant, lorsque l’affidavit va plus loin et couvre des questions qui sont contestées ou fait état d’expressions d’opinion ou de descriptions d’un état d’esprit, la Cour sera réticente à l’accepter ou à y accorder du poids : AB Hassle c. Apotex Inc., 2008 CF 184, au paragraphe 46.
[105] Comme l’a expliqué le juge Stratas, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Pluri Vox Media Corp. c. Canada, 2012 CAF 18, aux paragraphes 3 à 13, la règle 82 a pour objet d’empêcher, autant qu’il est raisonnablement possible de le faire, « la situation pénible qui peut survenir lorsque les avocats agissent à la fois comme témoins et représentants dans la même affaire » (paragraphe 3). Dans cette affaire‑là, l’affidavit a été admis en preuve, compte tenu de la nature non controversée des pièces et de leur peu d’importance au regard de la requête. Tel n’est pas le cas en l’espèce. L’affidavit de M. Henein porte directement sur le fond de la requête et sur le bien‑fondé des demandes.
[106] La Cour aurait peut‑être été tentée de ne pas tenir compte du problème inhérent à l’application de la règle 82 des Règles si l’affidavit de M. Henein avait porté uniquement sur les faits à l’appui de la requête. L’affidavit a pour but de présenter les faits pertinents quant au litige sans commentaires ni explications : Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47, au paragraphe 18. Cependant, l’affidavit de Henein comporte un très grand nombre de déclarations d’opinions, d’arguments, d’allégations visant les avocats de la partie adverse et de conclusions de droit sur les questions que la Cour est appelée à trancher.
[107] Lorsqu’un affidavit contient des paragraphes qui sont tendancieux, opiniâtres et prêtent à controverse, la réparation habituelle consiste à radier ces paragraphes sur présentation d’une requête avant l’audience : Deigan c. Canada (Ministre de l’Industrie), [1996] A.C.F. no 1360 (C.A.) (QL). Dans les cas où les arguments et les conclusions de droit ne peuvent être séparés, l’affidavit devrait être radié en entier : Van Duyvenbode c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 120. Cette mesure n’a pas été prise en l’espèce, étant donné que les parties avaient convenu avant l’audience de ne pas contre‑interroger les souscripteurs d’affidavit des autres parties et que la requête en radiation de l’affidavit de Henein avait été retirée. Cependant, à mon avis, sauf dans la mesure où il a servi à présenter les pièces, le contenu de l’affidavit était inapproprié et je ne lui accorderai aucun poids ou valeur probante, conformément au pouvoir discrétionnaire dont je suis investi. Les pièces demeurent toutefois dans le dossier.
b) Conclusion sur le soutien délictueux et la champartie
[108] Il n’y a pas de soutien délictueux lorsque le prétendu demandeur abusif avait un motif légitime et n’agissait pas de manière malveillante : Adi v. Datta, 2011 ONSC 2496 (CanLII), au paragraphe 54. Les défendeurs reprochent au Conseil de fournir de l’aide financière aux demandeurs afin d’attaquer le Parti conservateur du Canada et le gouvernement du premier ministre Stephen Harper.
[109] Il appert du dossier, y compris certaines pièces jointes à l’affidavit de Henein, que tout au long de son existence, le Conseil a constamment critiqué les mesures gouvernementales, indépendamment du parti au pouvoir. Plusieurs exemples de cas où le Conseil a formulé des commentaires peu éloquents à l’endroit de l’ancien gouvernement libéral ont été mentionnés. Je n’ai pas été convaincu qu’en dédommageant les demandeurs de leurs frais en l’espèce, le Conseil était animé par un sentiment d’animosité particulier qu’il éprouvait à l’encontre du premier ministre et de son parti plutôt que par le désir d’assurer la tenue d’élections transparentes, au nom de l’intérêt public.
[110] Même si les raisons pour lesquelles le Conseil a appuyé les demandes étaient partisanes sur le plan politique, elles ne constitueraient pas des motifs permettant de rejeter celles‑ci. Au mieux, bien que cela me semble douteux, les allégations pourraient appuyer un droit d’action indépendant que les députés défendeurs exerceraient contre le Conseil : Kroeker v. Harkema Express Lines Ltd. (1973), 2 O.R. (2d) 210 (H.C.J.), à la page 212, citant Skelton v. Baxter, [1916] 1 K.B. 321 (C.A.), à la page 326. Elles ne constituent pas des motifs visés au paragraphe 531(1) de la Loi (demande « vexatoire ou dénuée de tout intérêt ou de bonne foi »). Les motifs qu’invoquent les demandeurs n’ont pas été contestés en l’espèce. En conséquence, même si la conduite du Conseil était considérée comme de l’immixtion malveillante au point de donner ouverture à des poursuites, la Cour n’aurait pas compétence pour rejeter les présentes demandes.
[111] En général, les tribunaux ne se préoccupent pas de la façon dont une poursuite judiciaire est financée : Jacobi v. Newell (County No. 4) (1992), 136 A.R. 165 (B.R.). Le soutien délictueux et la champartie peuvent demeurer pertinents aujourd’hui dans le contexte des différends opposant des parties privées et concernant des ententes contractuelles et des droits de propriété. À mon avis, ces concepts sont incompatibles avec la reconnaissance, dans la société moderne, du rôle que jouent les organisations non gouvernementales pour faciliter l’accès à la justice ainsi que de la validité de différentes ententes en matière de financement des litiges, comme les ententes sur les honoraires conditionnels : arrêt McIntyre Estate, susmentionnée. Les frais de litige peuvent atteindre des montants astronomiques, notamment lorsque les demandeurs font face à des défendeurs bien nantis.
[112] Dans la présente affaire, les demandeurs n’ont aucune possibilité de tirer un gain financier des procédures qu’ils ont engagées et des questions d’intérêt public général sont en jeu. Il est loin d’être certain qu’ils auraient eu les ressources financières voulues pour engager la présente demande de leur propre chef sans le soutien d’un organisme et il ne faut faire entrave à la capacité des citoyens d’ester en justice dans l’intérêt public : Lavigne and Ontario Public Service Employees Union et al. (No. 2), Re (1987), 60 O.R. (2d) 486 (H.C.J.) (Lavigne), aux pages 526 et 527, inf., mais conf. quant aux dépens [sub nom. Lavigne v. O.P.S.E.U.] (1989), 67 O.R. (2d) 536 (C.A.), aux pages 575 et 576, jugement en appel conf. par [sub nom. Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario] [1991] 2 R.C.S. 211.
[113] Il n’y a aucun élément de preuve démontrant que les demandeurs ont agi pour une raison autre que celle de faire valoir leur droit à une élection équitable en qualité de citoyens et d’électeurs canadiens.
[114] L’objet fondamental des règles de droit relatives à la champartie a toujours été de protéger l’administration de la justice contre les risques d’abus. Un électeur n’utilise pas les procédures de la Cour de façon abusive lorsqu’il présente une requête, avec ou sans le soutien d’une organisation non gouvernementale, pour contester une élection dans des circonstances où il existe des éléments de preuve d’une manœuvre frauduleuse visant à influer sur les résultats de l’élection. C’est particulièrement vrai lorsque le droit de présenter la requête découle d’un texte législatif et ne repose nullement sur une entente conclue avec la tierce partie : S v. K (1986), 55 O.R. (2d) 111 (C. dist.).
[115] En conséquence, même si j’avais accepté l’affidavit de Henein comme document admissible ayant une valeur probante, je rejetterais la requête en radiation des demandes fondée sur l’allégation de champartie. À mon avis, la requête visait à faire dérailler les présentes demandes avant que celles‑ci puissent être entendues et tranchées sur le fond et a été présentée sans justification.
2) Les demandes sont‑elles prescrites?
[116] L’élection a eu lieu le 2 mai 2011 et les résultats de l’élection pour les circonscriptions en cause ont été publiés dans la Gazette du Canada entre le 17 mai 2011 et le 26 mai 2011.
[117] Les demandes ont été déposées le 23 mars 2012 (Burkhart (Saskatoon‑Rosetown‑Biggar), Reid (Elmwood‑Transcona), McEwing et Kerr (Winnipeg‑Centre-Sud), et Ferance et Walsh Craig (Nipissing‑Timiskaming)) et le 26 mars 2012 (Kafka (Île de Vancouver‑Nord) et Parlee (Yukon)). Les députés défendeurs soutiennent que les demandes ont été introduites hors délai, parce qu’elles n’ont pas été déposées dans les 30 jours suivant la date à laquelle les demandeurs ont appris ou auraient dû savoir que les fraude, manœuvre frauduleuse ou acte illégal avaient été commis. Même si les demandeurs n’ont été mis au courant de ces événements que lorsque les médias ont diffusé la nouvelle en février 2012, selon le calcul des députés défendeurs, les demandeurs ont quand même dépassé le délai de 30 jours, en partie parce que le mois de février 2012 se trouvait dans une année bissextile.
[118] Les députés défendeurs ajoutent que, étant donné que le cautionnement pour frais exigé par la Loi n’avait pas été déposé à l’origine en même temps que les demandes, celles‑ci n’ont été complètes que lorsque ces montants ont été versés, soit après l’expiration du délai de 30 jours, de sorte qu’elles n’ont pas été « déposées » à l’intérieur du délai prescrit. Tel qu’il est mentionné plus haut, je suis d’avis que la Cour peut accorder une dispense à l’égard de ce défaut de paiement et, dans la présente affaire, j’estime que tout retard a été corrigé.
[119] Selon la preuve qu’ils ont présentée, même si les demandeurs étaient au courant des appels qu’ils avaient reçus le 2 mai 2011 ou avant, ce n’est que lorsque les médias nationaux ont diffusé la nouvelle de l’enquête à compter du 22 février 2012 qu’ils ont soupçonné que les appels en question visaient à les tromper. Certains éléments de preuve montrent que la Société Radio‑Canada (la SRC) a fait savoir qu’Élections Canada prévenait les électeurs d’ignorer les faux renseignements concernant les changements d’adresse des bureaux de scrutin avant l’ouverture des bureaux le 2 mai 2011, tandis que d’autres font état de plusieurs reportages présentés par les médias après l’élection. La preuve ne permet pas de connaître la portée de la diffusion de ces reportages, la fréquence à laquelle ils ont été présentés par les organes médiatiques ou la mesure dans laquelle ils ont été publiés par les médias d’information locaux. Aucun élément de preuve n’établit que les demandeurs ont vu ou entendu l’une ou l’autre de ces premiers reportages.
[120] Les demandeurs soutiennent qu’ils ignoraient à l’époque que les appels qu’ils ont reçus ne provenaient pas d’Élections Canada ou des candidats. Ils ont appris que les appels étaient faux et malveillants uniquement, dans les cas des demandeurs Ferance, Walsh Craig, Kafka et McEwing, à la fin de février 2012 et, dans le cas de Parlee, Reid et Kerr, au début de mars 2012. Kay Burkhart, demanderesse de la circonscription de Saskatoon‑Rosetown‑Biggar, ne mentionne pas à quel moment elle a appris que la faute en question avait été commise. Dans des affidavits à l’appui, Gail Nardi (Yukon) et Christopher Lanctot (Saskatoon‑Rosetown‑Biggar) affirment également qu’ils ont appris au début de mars que la faute en question avait été commise. Étant donné que les demandeurs et les électeurs qui les appuyaient n’ont pas été contre‑interrogés au sujet de leurs affidavits, cette preuve demeure non controversée.
[121] Au paragraphe 56 de l’arrêt Opitz, la Cour suprême du Canada a souligné que « les candidats défaits ne doivent pas voir la partie 20 de la Loi comme une invitation à examiner les registres électoraux […] dans l’espoir d’obtenir une seconde chance ». Tel n’est pas le cas en l’espèce. Les présentes demandes ne constituent pas une utilisation abusive de l’article 524. Elles découlent de préoccupations légitimes selon lesquelles certaines personnes ont porté atteinte à l’intégrité du processus électoral en se livrant à des activités de neutralisation de la participation électorale.
[122] Les députés défendeurs invoquent la décision rendue dans Hilton v. Norgaard (1992), 11 M.P.L.R. (2d) 256 (C.S.C.-B.), où plusieurs membres du conseil de ville ont sollicité une déclaration d’inhabilité du maire pour des raisons liées à un conflit d’intérêts. Les membres du conseil étaient au courant des motifs de la demande depuis assez longtemps, mais ils n’ont présenté celle‑ci qu’après avoir obtenu un avis juridique selon lequel ils possédaient suffisamment de renseignements pour procéder. Cette situation est bien différente des faits de la présente affaire.
[123] Dans le cas qui nous occupe, les demandeurs n’ont pas été informés de la fraude du fait des appels qu’ils avaient reçus, pas plus qu’ils ne savaient que ces appels faisaient partie d’une campagne orchestrée de désinformation. Ils ne pouvaient pas vraiment le savoir en faisant preuve de diligence raisonnable dans les 30 jours suivant la conduite en question. Les demandeurs n’étaient nullement tenus personnellement de mener des enquêtes approfondies au sujet des appels qu’ils avaient reçus.
[124] La Cour ne peut conclure que les demandeurs étaient au courant ou auraient dû être au courant des manœuvres frauduleuses avant que les médias ne commencent à en parler vers le 22 février 2012. Il a probablement fallu un certain temps avant que cette information soit répandue un peu partout au Canada. Je n’ai été saisi d’aucun élément de preuve établissant que les demandeurs étaient au courant des plaintes qui ont été signalées immédiatement après l’élection. Il n’est pas raisonnable de penser que l’électeur canadien moyen aurait compris que les appels reçus vers le 2 mai 2011 ne provenaient pas d’Élections Canada avant de prendre connaissance des reportages nationaux et de faire le lien entre les appels en question et les enquêtes.
[125] La preuve n’indique pas clairement à quel moment les demandeurs ont été mis au courant des informations mensongères. Plusieurs d’entre eux ont pris des mesures pour obtenir ou tenter d’obtenir les relevés de leurs appels téléphoniques et ont communiqué avec Élections Canada pour formuler des plaintes après avoir été mis au courant des nouvelles. Ils se sont alors rendu compte, je présume, qu’ils avaient fait l’objet d’une manœuvre frauduleuse visant à les détourner du bureau où ils devaient aller voter. Ce n’est qu’à ce moment‑là qu’ils ont vraiment compris ce qui c’était passé.
[126] Je reconnais qu’il est nécessaire d’assurer le respect des délais prescrits afin de dissuader quiconque de présenter à la légère une demande frivole visant à faire annuler le résultat d’une élection. À mon avis, cette préoccupation est plus importante lorsque le motif de l’invalidité réside dans l’« irrégularité ». Tel n’est pas le cas en l’espèce. Lorsqu’une allégation de fraude électorale est fondée, la Cour devrait être réticente à refuser au demandeur le droit de se faire entendre pour un motif qui peut sembler technique et procédural et qui est invoqué par une partie ayant intérêt à préserver le résultat.
[127] Si mon analyse est erronée, je préfère pencher du côté des demandeurs, compte tenu des ressources investies jusqu’à maintenant et de l’importance de l’intérêt public en jeu. Dans les circonstances, je ne suis pas disposé à conclure que les présentes demandes ont été introduites hors délai.
3) La preuve d’opinion de M. Graves devrait‑elle être radiée?
[128] M. Graves est le président et fondateur de la firme EKOS Research Associates Inc., spécialisée dans les sondages d’opinion publique. La preuve de M. Graves (le sondage EKOS) a été présentée comme celle d’un expert des méthodes de recherche et d’analyse statistique. M. Graves devait mener une enquête sur les questions suivantes :
[traduction] a. Dans quelle mesure est‑il possible que certaines techniques de neutralisation de la participation électorale aient été employées de manière à influer sur le résultat de l’élection de 2011 dans les six circonscriptions en question?
b. Les activités de neutralisation de la participation électorale qui ont été constatées ont‑elles ciblé délibérément des électeurs qui appuyaient des partis politiques donnés?
c. Les techniques et activités de neutralisation de la participation électorale en question ont‑elles véritablement eu pour effet de dissuader des personnes qui auraient par ailleurs voté de déposer un bulletin de vote?
[129] EKOS a mené un sondage entre les 13 et 19 avril 2012 à l’aide de la technologie de réponse vocale interactive (RVI), qui consiste à choisir les personnes interrogées au moyen d’un système d’appel aléatoire et à permettre à ces personnes d’inscrire leur réponse en utilisant le clavier de leur téléphone plutôt qu’en parlant à un interviewer. Les résultats du sondage, l’analyse et les conclusions ont été présentés dans un rapport préparé le 23 avril 2012 et révisé le 24 octobre 2012, lequel rapport a été joint comme pièce à l’affidavit de M. Graves et déposé à titre de preuve d’opinion d’un expert.
[130] Pour être admissible, la preuve d’opinion d’un expert doit satisfaire au critère à quatre volets énoncé dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (Mohan), à la page 20 :
L’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des critères suivants :
a) la pertinence;
b) la nécessité d’aider le juge des faits;
c) l’absence de toute règle d’exclusion;
d) la qualification suffisante de l’expert.
[131] La pertinence et la nécessité de cette preuve étaient évidentes dès le départ. Si cette preuve était admise et qu’une valeur probante lui était accordée, elle pouvait appuyer les demandes d’annulation. Sans elle, il aurait été très difficile d’établir la véracité des allégations. Aucune règle d’exclusion applicable qui aurait pu empêcher la réception de la preuve n’a été portée à mon attention. Les députés défendeurs ont plutôt insisté sur le quatrième volet, la qualification de M. Graves comme expert et la partialité de ce témoin.
[132] Les députés défendeurs ont contesté la qualification de M. Graves pour cinq raisons. Ils ont soutenu que M. Graves avait donné une fausse description de son expertise, que lui‑même et sa société sont des sympathisants du Parti libéral, comme en font foi certains documents, que M. Graves éprouve une profonde animosité à l’endroit du parti des députés défendeurs, qu’il a épousé la cause de l’une des parties dans l’affaire et qu’il a omis de divulguer des faits importants.
[133] En ce qui concerne le bien-fondé de l’opinion, les députés défendeurs ont retenu les services de Mme Ruth Corbin et lui ont demandé de fournir une analyse critique du sondage EKOS et de la preuve de M. Graves.
[134] En réponse, les demandeurs se sont tournés vers M. Michael Adams, de la firme Environics, qui fait concurrence à EKOS, et vers Mme Maria Barrados, ex‑présidente de la Commission de la fonction publique et ex‑vérificatrice générale adjointe du Canada, pour qu’ils commentent la réputation de M. Graves dans son domaine. M. Adams a affirmé que M. Graves [traduction] « s’était toujours conformé aux normes professionnelles les plus élevées et n’avait jamais permis que des motivations ou prédilections personnelles interviennent ». Il a ajouté ce qui suit : [traduction] « Il n’arrive pas souvent dans notre domaine que des concurrents témoignent au sujet de la qualité du travail effectué par les sociétés de sondage. Cependant, l’attaque à l’endroit de M. Graves m’apparaît si mal fondée et si peu pertinente quant aux questions de fond qui se posent ici que je me vois forcé de présenter un point de vue très différent au sujet de son intégrité professionnelle ». Quant à Mme Barrados, elle a souligné qu’à son avis, M. Graves avait toujours agi [traduction] « de la manière la plus prudente, la plus intègre et la plus professionnelle qui soit » et qu’il n’avait jamais permis que ses idées personnelles aient la moindre influence sur ses activités professionnelles.
[135] En règle générale, un témoignage n'est pas admissible tout simplement parce qu'il étaye la crédibilité ou le professionnalisme d'un témoin expert. En l'espèce, toutefois, j'ai jugé que le témoignage était admissible compte tenu de l'attaque en règle contre la réputation de M. Graves, laquelle attaque était, selon moi, injuste.
[136] Les députés défendeurs reprochent à M. Graves, notamment, d’avoir affirmé qu’il était titulaire d’un doctorat en philosophie, ce qui n’est pas le cas, tandis que, dans ses affidavits en réponse, il a cavalièrement désigné la « Dre » Corbin[*], qui détient un Ph.D., comme Mme Corbin. Je suis d’avis que M. Graves n’a pas donné une fausse description de ses titres de compétences et que les erreurs relevées à cet égard sont celles que l’avocat des demandeurs a commises lors de la préparation de l’affidavit et des documents que M. Graves devait déposer. En tout état de cause, cette plainte était sans grande importance et les erreurs étaient mineures.
[137] Les députés défendeurs reprochent également à M. Graves d’avoir formulé des commentaires négatifs sur la place publique au sujet du Parti conservateur. Bien entendu, il a le droit de le faire à titre de citoyen privé. Certains commentaires semblent avoir été cités hors contexte, comme une remarque au sujet d’extrémistes en Europe qui n’avait rien à voir avec le Parti conservateur. Il appert également de la preuve que M. Graves a fait des dons à des candidats du Parti libéral, ce qu’il avait le droit de faire. Les députés défendeurs ont consacré une bonne partie du contre‑interrogatoire de M. Graves à l’exploration de ces aspects. À mon avis, ils n’ont pas abordé directement la question de l’impartialité de M. Graves comme témoin.
[138] Lorsqu’ils ont eu l’occasion de contre‑interroger sur le fond M. Graves à l’audience à l’égard de son affidavit de contre‑réfutation, les avocats des députés ont persisté dans leur examen dans le détail des modestes dons qu’il avait faits à des candidats du Parti libéral. Ils ne se sont pas étendus sur le don qu’il avait remis à un candidat conservateur. Quoiqu’il en soit, cela n’a rien ajouté d’important à la preuve déjà présentée à la Cour. Je relève d’ailleurs qu’on n’a pas allégué que M. Graves avait de quelconques rapports avec les candidats libéraux des circonscriptions en cause, et que celui‑ci n’effectue pas de sondages dans le cadre de campagnes électorales.
[139] Les députés défendeurs ont aussi soutenu que l’issue de la présente instance avait pour M. Graves une grande incidence au plan financier, car son entreprise a reçu 80 p. 100 de fonds publics en moins pour des sondages depuis l’entrée au pouvoir du gouvernement conservateur. Cela peut sembler important à première vue, mais ce type de travail n’a jamais constitué une composante majeure des activités de son entreprise, a déclaré M. Graves, et cette affirmation n’a pas été réfutée.
[140] La Cour suprême a souligné dans différents arrêts (Mohan, précité; R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, aux paragraphes 28 et 47; Dulong v. Merrill Lynch Canada Inc., 2006 CanLII 9146, 80 R.J.O. (3e) 378 (C.S.), au paragraphe 9) le rôle joué par le juge du procès dans l’exclusion des individus inaptes à témoigner comme experts. On fait également ressortir l’importance de l’impartialité à la règle 52.2 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et dans le « Code de déontologie régissant les témoins experts », en annexe, auquel il renvoie, de même que dans la jurisprudence.
[141] Les tribunaux ont établi une distinction entre les questions de l’indépendance d’un expert et de l’impartialité de son témoignage. Il n’est pas essentiel que l’expert soit indépendant de la partie qui l’appelle comme témoin, du moment que l’opinion exprimée est impartiale (Eli Lilly Canada Inc. c. Hospira Healthcare Corporation, 2010 CAF 282, aux paragraphes 8 et 9). Dans toutes les décisions citées par les défendeurs, on traite du caractère objectif de l’opinion de l’expert, et non des activités exercées par celui‑ci hors de son mandat, comme celles mises en cause par les défendeurs en l’espèce; voir, par exemple, Bank of Montreal v. Citak, [2001] O.T.C. 192 (C.S. Ont.), où l’expert avait déclaré explicitement à la Cour : [traduction] « “Je défends toujours les intérêts de mon client, quel que soit l’objet du litige” » (au paragraphe 6).
[142] Dans l’arrêt Es‑Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, au paragraphe 43, La Cour d’appel fédérale a exprimé de sérieuses réserves quant à l’objectivité de l’opinion présentée en raison de commentaires qui y étaient formulés : « certains commentaires […] gratuits, excessifs et idéologiques ». On ne retrouve pas dans la présente affaire le type de parti pris idéologique flagrant dans l’opinion visée, que la Cour d’appel fédérale a jugé répréhensible. M. Graves a plutôt exprimé son opinion en des termes prudents, tout en reconnaissant les limites de la technique utilisée pour procéder au sondage.
[143] Les défendeurs font valoir que M. Graves prétend être un expert dans 14 domaines différents, un nombre trop élevé pour en être véritablement un expert, et qu’il usurpe le rôle de la Cour en formulant ses commentaires sur la légalité des appels téléphoniques. Je suis toutefois d’accord avec les demandeurs pour dire que le nombre de domaines de spécialisation allégués n’est pas une source d’inquiétude; ce qu’il importe de savoir c’est si le témoin est véritablement ou non un expert dans le domaine pertinent. Il est de droit constant qu’un témoin expert ne doit pas présenter un témoignage d’opinion sur des questions à l’égard desquelles il ne dispose d’aucune compétence, connaissance ou formation particulière, ni sur des questions courantes, à l’égard desquelles aucune compétence, connaissance ou formation particulière n’est requise (Johnson v. Milton (Town), 2008 ONCA 440, 91 R.J.O. (3e) 190, au paragraphe 50).
[144] La règle de la « question fondamentale », pouvant entraîner l’exclusion d’une preuve d’opinion, ne s’applique plus (Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149; Benoit c. Canada, 2002 CFPI 243, au paragraphe 136; Stetson Oil & Gas Ltd. v. Stifel Nicolaus Canada Inc., 2013 ONSC 1300 (CanLII), au paragraphe 63). Les remarques faites par M. Graves sur la légalité des appels téléphoniques n’ont d’ailleurs aucune incidence sur ses conclusions. Elles n’ont aucunement empêché la Cour d’évaluer sa méthodologie, ni d’établir si ses données, son analyse et ses opinions répondaient au critère juridique applicable.
[145] Au premier abord, on pourrait considérer que les commentaires faits par M. Graves sur son compte Twitter permettent de conclure qu’il avait décidé de sa conclusion avant même de débuter son étude. Si on y regarde de plus près, ces commentaires permettent de constater, selon moi, que M. Graves se demandait d’abord si l’analyse des données révélerait l’existence d’un effet de suppression des voix, puis en est progressivement arrivé à espérer découvrir un tel effet. M. Graves a ainsi déclaré ce qui suit, dans l’ordre, dans ses gazouillis :[traduction] « C’est pour cela que je ne sais pas si cela peut être évalué et je suis agnostique quant aux répercussions »; [traduction] « D’après ce que j’en comprends jusqu’à maintenant, je crois que l’hypothèse des effets est vérifiable. Je ne sais pas quels résultats seront alors obtenus »; [traduction ] « Je crois qu’on pourrait concevoir un test statistique qui pourrait nous orienter dans tout cela. Je suis agnostique quant aux réponses »; [traduction] « Zut! peut‑être que les sondages n’étaient pas erronés après tout. Peut‑être était‑ce l’élection qui était erronée ». Ces commentaires m’ont quelque peu inquiété, mais j’ai finalement été convaincu, compte tenu de l’ensemble du témoignage de M. Graves, particulièrement de la reconnaissance des faiblesses de sa méthodologie, que celui‑ci en était arrivé valablement à sa conclusion par une analyse authentique des données recueillies.
[146] Pour en arriver à une conclusion sur l’admissibilité de cet élément de preuve, je n’ai pas fait abstraction du fait que, lorsqu’il a témoigné, M. Graves a fait preuve de manque de jugement ainsi que de respect envers la Cour. Lorsqu’on lui a demandé de sortir pendant que la Cour et les avocats devraient discuter entre eux, il a choisi de suivre le reportage fait en direct sur ces discussions par des journalistes présents en salle d’audience. J’ai toutefois passé en revue la transcription de celles‑ci et je suis d’avis que cela n’a pas eu une incidence importante sur le témoignage de M. Graves. Je l’ai dit, je ne suis pas convaincu de la pertinence de la piste suivie par les avocats lors du contre‑interrogatoire. Je reconnais également qu’on n’avait pas enjoint à M. Graves de ne pas suivre le reportage en direct, ni aux journalistes de ne pas rapporter ce qui était dit en son absence. Cela dénotait malgré tout un manque de discernement de la part de M. Graves, qui s’en est toutefois excusé par la suite auprès de la Cour.
[147] Après examen des arguments présentés et du long contre‑interrogatoire de M. Graves au dossier, j’estime que les députés défendeurs n’ont pas démontré que ce dernier n’avait pas les compétences requises pour effectuer le sondage pour lequel on l’avait embauché, ou qu’il a formulé une opinion biaisée. Les défendeurs n’ont pas mis en question l’avis professionnel de M. Graves, mais plutôt ses opinions personnelles et les motifs pour lesquels il avait accepté son mandat. J’estime que M. Graves a fait état de manière objective dans son rapport des limites et défis associés à la méthodologie du sondage. Je conclus que le témoignage d’opinion de M. Graves répond au critère d’admissibilité énoncé dans l’arrêt Mohan, précité. Pour ce motif, je rejette la requête visant la récusation comme témoin de M. Graves et la radiation de son témoignage. J’en dirai davantage, plus loin, sur le poids que j’ai accordé à son témoignage.
A. Admissibilité et poids de la preuve
[148] Comme les demandeurs l’ont reconnu d’entrée de jeu dans leur argumentation, il est difficile de savoir comment, dans le cadre des présentes demandes, ils pourraient démontrer, et la Cour pourrait établir, l’effet qu’ont eu les activités des personnes responsables des appels trompeurs. Les demandeurs étaient soumis à diverses contraintes, liées notamment au temps écoulé, aux ressources disponibles ainsi qu’au secret du vote.
[149] Le témoignage par affidavit de chacun des demandeurs eux‑mêmes est de teneur semblable. Dans la plupart des cas, les demandeurs ou leurs conjoints ont reçu avant les élections l’appel d’une personne prétendant agir pour le compte du Parti conservateur du Canada. On leur a demandé si ce parti pouvait compter sur leur vote, et ils ont répondu non. Le jour du scrutin ou peu avant, tous les demandeurs, sauf un, ont reçu un deuxième appel, en direct ou préenregistré, censé provenir d’Élections Canada et faisant état du changement d’emplacement de leur bureau de vote.
[150] On mentionnait un lieu de scrutin erroné dans les appels. Certains d’entre eux ont été faits alors que le demandeur concerné avait déjà voté. D’autres demandeurs appelés ont vérifié l’information reçue ou savaient tout simplement qu’elle était fausse. Des témoignages dans le même sens ont été fournis par plusieurs autres électeurs dont on a produit l’affidavit dans la présente instance.
[151] Selon leur témoignage non contredit, l’ensemble des demandeurs ont considéré que les appels mentionnant un mauvais emplacement étaient erronés et ont seulement appris par les médias, en février ou en mars 2012, que ces appels faisaient vraisemblablement partie d’une campagne orchestrée pour supprimer leurs voix. Pour aucun des demandeurs actuels les appels n’ont « modifié le résultat », en ce sens qu’ils les auraient empêchés dans les faits de voter. Mme Bielli, qui a introduit la septième demande ensuite retirée, avait déclaré dans sa déposition que l’appel reçu l’avait, elle, empêchée de voter.
2) Dénonciations produites en preuve
[152] On l’a dit, la divulgation publique de la dénonciation en vue d’obtenir des ordonnances de communication faite par M. Mathews, à des fins d’enquête sur des infractions électorales qu’on aurait commises à Guelph, y a été pour beaucoup dans la connaissance acquise par les demandeurs de l’importance des appels qu’ils avaient reçus. On a appris que neuf autres dénonciations avaient été faites par la suite, alors que le commissaire d’Élections Canada a poursuivi son enquête sur des allégations de violations de la Loi portées partout au pays.
[153] Les demandeurs ont tenté d’obtenir du commissaire et de son personnel des éléments de preuve concernant leurs enquêtes. Il a toutefois été alors attesté que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d’intérêt public, en application du paragraphe 37(1) de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5], au motif notamment que la non‑divulgation était nécessaire pour préserver l’intégrité des enquêtes en cours. Les dénonciations, en partie expurgées, sont devenues du domaine public une fois les ordonnances de communication délivrées et exécutées.
[154] Des copies des ordonnances de communication et des dénonciations à l’appui qui font partie des dossiers publics des cours ayant délivré les ordonnances ont été versées au dossier, comme pièces jointes aux affidavits, dans la présente instance. Les députés défendeurs ont consenti à leur dépôt, pour accélérer le processus, mais ils se sont réservés le droit, si les documents devaient être admis, de mettre en question leur pertinence, leur recevabilité ou le poids à accorder à leur contenu. On a en outre produit en preuve des plaintes reçues par Élections Canada et assujetties à la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1, par le biais des documents du directeur général des élections (l’affidavit de Babin).
[155] À l’audience, les députés défendeurs se sont opposés à ce qu’on prenne le moindrement en compte le contenu des dénonciations au motif qu’il était essentiellement non pertinent, que les renseignements en cause étaient fondamentalement peu fiables, qu’il s’agissait d’un double ouï‑dire, donc présumément irrecevable, et qu’on n’avait pas démontré la nécessité de le faire valoir.
[156] Les renseignements en cause correspondent à un double ouï‑dire parce que, pour bonne part, les dénonciations consistent en des déclarations faites aux enquêteurs par des plaignants et d’autres personnes. Les dénonciations étaient jointes à titre de pièces aux affidavits de personnes n’ayant pas une connaissance directe de leur teneur, et ni les plaignants ni les enquêteurs ne pouvaient être contre‑interrogés à leur égard. Règle générale, on accorde un poids moindre aux affidavits (comme les dénonciations faites sous serment en l’espèce) produits comme pièces jointes aux affidavits d’autres personnes (594872 Ontario Inc. c. Canada (no 2), [1992] A.C.F. no 253 (1re inst.) (QL), au paragraphe 14; McLaughlin c. Canada (Procureur général), 2012 CF 556, au paragraphe 9).
[157] Selon la formulation classique de la règle du ouï‑dire, la preuve de la déclaration faite à son destinataire par un déclarant qui n’est pas témoin au procès constitue un ouï‑dire irrecevable lorsqu’elle vise à établir la véracité de son contenu. Il ne s’agit pas d’un ouï‑dire, et il n’y a donc pas irrecevabilité, lorsqu’on vise uniquement à établir que la déclaration a bien été faite, et non la véracité de son contenu. Ainsi, le contenu des dénonciations et de l’affidavit de Babin serait pour bonne part recevable en common law, en appliquant la règle traditionnelle du ouï‑dire, dans le but restreint d’établir qu’Élections Canada a reçu des plaintes portant que des appels trompeurs avaient été faits le jour du vote.
[158] Dans les arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; et R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, la Cour suprême a simplifié la règle du ouï‑dire. Si la preuve par ouï‑dire ne relève pas d’une exception établie à la règle d’exclusion, elle peut tout de même être recevable si l’existence d’indices de fiabilité et de nécessité est démontrée.
[159] À mon avis, le critère de la nécessité ne fait pas obstacle à l’admissibilité en l’espèce, compte tenu du nombre restreint de sources de preuve à la disposition des demandeurs et du refus opposé par le commissaire des élections à l’interrogatoire de ses enquêteurs. La preuve ne pourrait sinon être présentée à la Cour. Je juge également fiables les renseignements recueillis par des fonctionnaires chargés de faire enquête par suite d’allégations de fraude électorale et consignés dans des déclarations assermentées de ces derniers. Je juge donc la preuve admissible, en vertu de l’exception raisonnée à la règle du ouï‑dire.
[160] On vise à obtenir dans les dénonciations, par les ordonnances de communication, des renseignements provenant de fournisseurs de services de télécommunications. Il s’agit de renseignements tenus par ces entreprises dans le cours normal des affaires. Ces renseignements ont fait partie intégrale des dossiers de cours une fois produits et déposés pour donner suite aux ordonnances de communication. Nul n’a donné à entendre dans la présente instance que les renseignements figurant dans les dénonciations étaient inexacts ou peu fiables.
[161] Les dénonciations sont également recevables, selon moi, en vertu de l’exception à la règle du ouï‑dire qui s’applique aux documents publics. En common law, des documents peuvent être admis pour deux motifs, soit en raison de l’exception raisonnée à la règle du ouï‑dire (Khan, précité), ou parce qu’il s’agit de documents publics. Les principes de la nécessité et de la fiabilité sous‑tendent ces deux motifs (R. v. C. (W.B.), 2000 CanLII 5659, 142 C.C.C. (3d) 490 (C.A. Ont.), au paragraphe 30; R. v. Semigak, 2007 NLTD 34, 267 Nfld. & P.E.I.R. 75, au paragraphe 14). L’article 24 de la Loi sur la preuve au Canada autorise la production en preuve de copies de documents publics, mais ne constitue pas la source exclusive de leur admissibilité.
[162] Le juge Laskin, dans l’arrêt R. v. A.P., 1996 CanLII 871, 109 C.C.C. (3d) 385 (C.A. Ont.), a émis les commentaires suivants sur le sujet (aux pages 389 et 390) [de 109 C.C.C. (3d)] :
[traduction] En common law, les déclarations formulées dans des documents publics sont admissibles par exception à la règle de l’exclusion de la preuve par ouï‑dire. Ce qui fonde l’exception, c’est que l’on « croit que les fonctionnaires s’acquitteront de leurs fonctions de manière régulière, consciencieuse et honnête » (Sopinka et al. The Law of Evidence in Canada, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1992), à la page 231. Les documents publics sont admissibles, sans nécessité de preuve, en raison de leur fiabilité inhérente et parce qu’il serait peu commode de requérir la présence en cour de fonctionnaires pour en prouver l’authenticité. Le juge Rand a expliqué comme suit la raison d’être de cette exception à la règle du ouï‑dire, dans Finestone v. The Queen (1953), 107 C.C.C. 93 (C.S.C.), à la page 95 :
Les motifs de cette exception à la règle du ouï‑dire sont le peu de commodité des modes ordinaires de preuve et la fiabilité de ce qu’on consigne dans l’exercice de ses fonctions. Cela vaut d’autant de nos jours, nul ne le conteste, étant donné le rôle complexe maintenant joué par l’État.
[163] Les déclarations sous serment de fonctionnaires ayant fait enquête au nom du commissaire, déposées en cour au soutien de demandes d’ordonnances de communication, satisfont aux critères d’admissibilité des documents publics reconnus en jurisprudence. Ces déclarations ont été faites par un fonctionnaire, dans l’exercice d’un devoir public et en vue de créer une trace permanente, et le public y a accès (R. v. Semigak, 2007 NLTD 34 (CanLII) [précitée], au paragraphe 14). Les pièces jointes à l’affidavit de Babin, soit des renseignements tenus par Élections Canada, sont admissibles à titre d’exception relative aux documents publics ou relative aux dossiers d’entreprise à la règle du ouï‑dire.
[164] Les dénonciations initiales font état principalement de renseignements obtenus d’électeurs de Guelph et de plusieurs autres villes de l’Ontario. Dans la dénonciation en vue de la délivrance des 7e, 8e et 9e ordonnances de communication visant les dossiers de trois fournisseurs de services de télécommunications, l’enquêteur Mathews décrit la piste qu’il a suivie dans son enquête liée à Guelph, depuis ses premiers entretiens avec des électeurs ayant porté plainte après l’élection de mai 2011, jusqu’au repérage de la source des appels et de l’acquisition des services d’appels automatisés. Le contenu des messages automatisés reçus correspondait à celui du fichier audio, dont la teneur est reproduite ci‑après, conservé par l’un des plaignants de Guelph :
[traduction] Ceci est un message automatisé d’Élections Canada. En raison de l’accroissement prévu du taux de participation aux élections le lieu où vous devez voter a changé. Votre bureau de vote est désormais situé dans le Old Quebec Street Mall, au 55, rue Wyndham North. Encore une fois, votre bureau de scrutin est désormais situé dans le Old Quebec Street Mall, au 55, rue Wyndham North. Si vous avez des questions, adressez‑vous à notre assistance téléphonique au 1‑800‑434‑4456. Nous nous excusons pour tout inconvénient que cela pourrait causer.
[165] On a répété le message en français. Le bureau de scrutin du Old Quebec Street Mall était destiné à des électeurs habitant dans la région immédiate, à distance de marche. Il se trouvait toutefois fort loin de la maison des plaignants, dont le véritable bureau de vote était en fait situé, généralement, à moins de 1 000 mètres.
[166] Les appels trompeurs ont suscité une réaction immédiate chez les électeurs qui avaient déjà voté dans leur bureau de scrutin local, et chez d’autres qui ne les avaient pas mis en doute et s’étaient rendus au Old Quebec Street Mall. Le bureau local du directeur du scrutin a été inondé d’appels d’électeurs qui avaient reçu les messages trompeurs.
[167] On estime que de 150 à 200 électeurs se sont rendus par erreur au Old Quebec Street Mall. Certains d’entre eux étaient âgés ou handicapés, ou encore transportaient des enfants dans des poussettes. Certains électeurs envoyés au mauvais endroit ont déchiré leur carte d’identification de l’électeur quand ils ont appris qu’ils ne pouvaient pas y voter, tandis que d’autres, déterminés à voter, ont eu du mal à se rendre à temps à leur véritable bureau de scrutin.
[168] Les plaignants interrogés par M. Mathews avaient précédemment reçu des appels de représentants de la campagne conservatrice, qui les avaient interrogés sur leurs intentions de vote et à qui ils avaient dit qu’ils ne voteraient pas pour le candidat conservateur.
[169] On explique dans la dénonciation que l’enquête de M. Mathews a permis de découvrir que les appels de Guelph provenaient d’un téléphone portable prépayé utilisé pour retenir les services de RackNine Inc en vue, le 2 mai 2011, de la transmission des messages trompeurs sur les bureaux de vote à 6 737 usagers du téléphone de Guelph. Des instructions données en vue de la transmission d’un message semblable, aux même usagers, de 2 h à 4 h 45 du matin, le jour du vote, et censé provenir du candidat du parti libéral, ont été supprimées avant qu’on ne puisse y donner suite.
[170] RackNine est un fournisseur vocal qui offre une technologie pour appels numériques par voix sur le protocole Internet (VoPI). Pour la campagne électorale de 2011, RackNine a conclu un contrat d’exclusivité avec le Parti conservateur. Elle a aussi fourni des services de diffusion vocale au candidat de ce parti, aux fins de sa campagne, à Guelph.
[171] La personne à l’origine des appels trompeurs a recouru à un faux nom et à une fausse adresse pour communiquer avec RackNine, et à des serveurs mandataires anonymes situés en Saskatchewan et aux États‑Unis pour acquitter le coût de ses services par l’entremise du service de paiement en ligne PayPal. Le cellulaire prépayé a aussi été inscrit sous de faux nom et adresse, et l’abonné a payé les services de RackNine, par le biais de PayPal, au moyen de cartes non rechargeables, prépayées par Visa et MasterCard, acquises anonymement dans des pharmacies de Guelph. On ne m’a pas donné à entendre que RackNine était au courant de l’usage abusif fait de ses services d’appels automatisés. Une fois le compte créé, on communiquait par Internet les instructions requises, y compris les messages à transmettre, aux serveurs de RackNine.
[172] M. Mathews a pu constater que l’adresse de protocole Internet (IP), ou l’adresse de l’ordinateur, utilisée par la personne à l’origine des appels trompeurs était associée à une deuxième adresse IP inscrite dans les dossiers de RackNine et utilisée, par le directeur adjoint de la campagne du candidat conservateur de Guelph, pour commander des services de diffusion vocale. D’après les dossiers du Parti conservateur du Canada (le PCC), cinq bénévoles appuyant le candidat de ce parti dans Guelph ont recouru à la même adresse IP pour accéder à la base de données du système de gestion de l’information pour les circonscriptions (le SGIC) du PCC. Seules avaient accès au SGIC les personnes autorisées par le PCC et à qui on avait attribué un mot de passe individuel. Certains participants à la campagne conservatrice dans Guelph, d’après une personne les ayant entendues et interrogée par M. Mathews, auraient discuté d’éventuels appels trompeurs ou inappropriés à des électeurs pendant la campagne et de la mise en place à cette fin d’un plan d’appels automatiques ne pouvant être retracés.
[173] On déclare dans la dénonciation que, d’après les dossiers du SGIC, un bénévole de la campagne de Guelph a accédé à la base de données le 30 avril 2011, apparemment pour obtenir trois rapports de « composeurs d’attaque » pour la région. Un tel rapport consiste en une liste de numéros de téléphone qu’on peut configurer en fonction du nom de partisans et de non-partisans. Les dossiers du SGIC révèlent que ce bénévole a téléchargé les rapports vers l’ordinateur local qu’il utilisait. Il a semblé à un responsable du PCC que la liste utilisée par un serveur autorisé de RackNine pour placer les appels trompeurs était une liste de non‑partisans du Parti conservateur identifiés mise à jour, aux fins du SGIC, le 27 avril 2011.
[174] Dans la dixième dénonciation faite sous serment en novembre 2012 et rendue publique le 15 janvier 2013, en vue de la communication de dossiers de Rogers Communications, l’enquêteur John Dickson a déclaré qu’il avait des motifs raisonnables de croire que des infractions visées à l’alinéa 491(3)d) de la Loi avaient été commises à Terre‑Neuve-et-Labrador, au Nouveau‑Brunswick, en Ontario, en Alberta et en Colombie‑Britannique. M. Dickson fait mention dans la dénonciation des nombreuses autres dénonciations faites sous serment, par les enquêteurs John Mathews et André Thouin et par lui‑même, et visant les dossiers tenus par d’autres fournisseurs de services tels que Bell et Shaw, ainsi que Vidéotron au Québec, par suite de plaintes semblables de destinataires d’appels dirigés dans un mauvais lieu ou ennuyés pendant la période électorale.
[175] M. Dickson déclare qu’en date du 11 octobre 2012, on avait reçu 1 399 plaintes concernant 247 circonscriptions et faisant état de cas particuliers d’appels inappropriés censément faits dans le cadre de l’élection générale de 2011. Parmi ces plaintes, 1 048 ont été reçues après la diffusion par les médias le 23 février 2012 de l’histoire dite désormais des « appels automatisés ». Les auteurs de 625 des 1 399 plaintes ont rapporté avoir reçu au téléphone un message en direct ou enregistré qu’on disait émaner d’Élections Canada. Les autres n’étaient pas certains ou n’avaient pas connaissance de l’origine prétendue de l’appel. Au total, 837 plaintes (il y a chevauchement des types de plaintes) concernaient des appels téléphoniques harcelants censés provenir de candidats ou avoir été faits en leur nom. La dénonciation de novembre de M. Dickson concernait 45 plaignants qui étaient des abonnés de Rogers de 28 circonscriptions différentes. M. Dickson précise la nature de chacune des plaintes reçues au sujet d’appels ainsi que les mesures d’enquête prises à leur égard.
[176] Pour l’essentiel, les députés défendeurs ne contestent pas sérieusement la teneur des dénonciations. On ne laisse pas entendre, par exemple, qu’Élections Canada a téléphoné à des électeurs pour les informer d’un changement de lieu du scrutin. Nul ne conteste non plus que, si un tel changement s’était avéré nécessaire, comme cela fut le cas pour un bureau de vote dans l’une des six circonscriptions en cause, on aurait fait part de ce changement en réimprimant et en envoyant aux électeurs de nouvelles cartes d’information de l’électeur ou, advenant un changement de dernière heure, en recourant aux médias pour qu’ils diffusent la nouvelle, et à des membres du personnel d’Élections Canada pour qu’ils donnent l’information requise au bureau de scrutin fermé. On n’a pas contesté la teneur des plaintes, non plus que les faits découverts au cours des enquêtes.
[177] Les dénonciations produites en preuve confirment qu’on a délibérément tenté de supprimer des voix pendant l’élection de 2011. L’objet des enquêtes du commissaire n’est toutefois pas d’établir si les résultats de l’élection ont pu être modifiés dans une circonscription particulière. Alors que les dénonciateurs disent croire sous serment qu’une ou des personnes inconnues ont délibérément empêché ou tenté d’empêcher un électeur de voter, l’objet des dénonciations est de recueillir la preuve requise pour établir qu’une infraction a bien été commise, et non d’établir si la perpétration de l’infraction a changé ou non le résultat de l’élection dans l’une ou l’autre des circonscriptions. La plupart des plaignants interrogés, en outre, ont dit aux enquêteurs que, soit ils avaient déjà voté quand on les a appelés, soit ils avaient fait abstraction des appels et voté au bureau de scrutin habituel, en se fiant sur les renseignements inscrits sur leur carte d’information à l’intention de l’électeur.
[178] Les dénonciations font état de certains cas où, dans les faits, certains électeurs ont été dissuadés de voter. Le meilleur exemple en est donné à Guelph où, selon ce qu’a rapporté le personnel de bureaux de scrutin, des électeurs ont déchiré leur carte d’identité lorsqu’on leur a appris qu’ils avaient été dirigés au mauvais endroit. Un plaignant de la circonscription de Rivière‑du‑Nord a également déclaré qu’il n’avait pas exercé son droit de vote en raison d’un appel l’ayant mal orienté. Toutefois, bien qu’on ait interrogé des plaignants de quatre des six comtés ici en cause (Winnipeg‑Centre‑Sud, Île de Vancouver‑Nord, Nipissing-Timiskaming et Yukon), aucun d’eux n’a dit ne pas avoir voté en raison d’un appel reçu.
[179] En vue d’expliquer comment les partis politiques planifiaient le recours aux appels à d’éventuels électeurs, et utilisaient ces appels, les demandeurs ont présenté le témoignage d’opinion de Robert Penner, président et chef de la direction de Strategic Communications Inc. M. Penner s’est décrit comme un conseiller politique ayant acquis 20 ans d’expérience en conception et en mise en œuvre de programmes et d’outils de communication avec les électeurs aux fins de campagnes électorales fédérales, provinciales et municipales.
[180] Les députés défendeurs se sont opposés à l’admission du témoignage de M. Penner, au motif qu’il s’agirait d’une opinion de profane non fondée et irrecevable. J’estime toutefois qu’en l’instance, M. Penner peut être qualifié d’expert et son témoignage satisfait au critère prévu pour l’admission d’un témoignage d’opinion. Ce témoignage est utile quant à des questions à l’égard desquelles la Cour ne dispose d’aucune expérience.
[181] M. Penner a expliqué qu’on recourait aux appels téléphoniques pour repérer les partisans et s’assurer qu’ils aillent voter. Son témoignage ressemblait à ce titre à celui de M. Andrew Langhorne, directeur de l’exploitation chez Responsive Marketing Group Inc. (RMG), qui a déposé pour le compte des députés défendeurs. Tant M. Penner que M. Langhorne ont donné des explications sur les processeurs d’identification des électeurs pendant la campagne, et d’appels visant à « faire sortir le vote » (FSV) le jour même du scrutin.
[182] M. Penner a souligné qu’on recourait de plus en plus fréquemment, aux États‑Unis, aux appels harcelants et aux appels fournissant de l’information erronée sur les conditions d’inscription des électeurs ou l’emplacement des bureaux de scrutin, l’utilisation de telles tactiques y remontant à il y a bien longtemps. À sa connaissance, toutefois, jamais avant l’élection de 2011 on n’avait considéré la suppression de voix et le harcèlement être des traits caractéristiques des campagnes politiques canadiennes.
[183] De l’avis de M. Penner, un appel téléphonique en direct ou enregistré informant un électeur qu’Élections Canada avait changé à la dernière minute l’emplacement de son bureau de scrutin visait presque assurément, si le destinataire était partisan d’un autre parti, à supprimer son vote. Les appels reçus tôt le matin ou tard le soir, ou ayant un caractère harcelant, sont le plus susceptibles de provenir, non du parti présenté faussement comme les ayant faits, mais d’un parti concurrent qui veut réduire les appuis à son adversaire. Chaque parti contrôle avec soin l’accès à sa base de données centrale. Il est fort probable que la ou les personnes qui ont planifié le recours aux appels ici en cause avaient : i) accès au système d’information centralisé d’un parti politique, comportant notamment les coordonnées de non‑partisans; ii) les ressources financières requises pour faire faire ces appels, sous contrat, par des fournisseurs de services automatisés; et iii) le pouvoir de prendre de telles décisions.
[184] J’ai jugé le témoignage de M. Penner utile, en ce sens qu’il s’accordait avec le tableau d’ensemble dégagé par la preuve : une ou des personnes ayant accès à la base de données du SGIC ont consenti des efforts concertés pour supprimer des votes lors de la campagne électorale de 2011.
4) Témoignages de Mme Desgagné et de M. Langhorne
[185] Pendant et avant l’élection de 2011, RMG a embauché Mme Desgagné afin qu’à un centre d’appels de Thunder Bay, en Ontario, elle fasse pour le compte du PCC des appels pour l’identification des électeurs et FSV. Lorsqu’elle a entendu parler par les médias de renseignements trompeurs transmis par téléphone à des électeurs au sujet de l’emplacement de bureaux de scrutin, Mme Desgagné a fait part à la GRC et à Élections Canada de la possible participation de son centre d’appels à cette action. Cela l’a conduite, en fin de compte, à fournir en avril 2012 un affidavit que les demandeurs ont produit dans la présente instance. Les députés défendeurs ont contre‑interrogé Mme Desgagné à l’égard de cet affidavit et d’un affidavit complémentaire déposé plus tard.
[186] Mme Desgagné a déclaré dans son témoignage qu’environ trois jours avant la tenue de l’élection, le modèle de texte téléphonique de RMG a changé. Cela correspond au témoignage de M. Langhorne selon lequel on a éventuellement mis fin aux appels visant l’identification des électeurs pour commencer à faire des appels FSV. On mentionnait dans le nouveau texte l’emplacement modifié de bureaux de scrutin. Selon Mme Desgagné, le personnel n’avait pas à dire d’après le modèle que l’appel était fait au nom du PCC ou du candidat local du parti. Mme Desgagné a dit se rappeler que, en avril 2012, d’autres appelants et elle‑même avaient mis en question l’information fournie sur les lieux de scrutin. Mme Desgagné, en outre, avait surpris un autre appelant qui disait : [traduction] « J’appelle au nom d’Élections Canada ».
[187] M. Langhorne, de RMG, a nié catégoriquement l’exactitude du témoignage de Mme Desgagné. Il a affirmé que son entreprise n’avait jamais participé, sciemment ou non, à la transmission aux électeurs de faux renseignements. M. Langhorne a reconnu que, pendant le processus d’identification des électeurs, on recueillait et communiquait au PCC des renseignements sur les personnes qui n’appuyaient pas ce parti. D’après les dossiers de l’entreprise, personne parmi les demandeurs ou les auteurs d’affidavits à l’appui, à l’exception de M. Ferance, n’a reçu de RMG d’appel d’identification des électeurs dans les trois jours qui ont précédé le scrutin. Quatre des demandeurs n’ont d’ailleurs reçu aucun appel de la part de RMG en 2011. On avait téléphoné à deux demandeurs au début de 2011, mais sans pouvoir rejoindre l’un ou l’autre.
[188] Une fois les appels aux électeurs effectués, on transmettait les données sur leur identification au PCC, puis on les éliminait des systèmes de RMG. On ne pouvait pas recourir à ces données, d’un format différent, pour les appels FSV. Pour ceux‑ci, le PCC a fourni les données requises aux environs du 29 avril 2011.
[189] Pendant les trois jours précédant le jour du scrutin, RMG n’a passé des appels FSV qu’aux électeurs s’étant eux‑mêmes déclarés partisans du PCC. On rappelait alors à ces électeurs d’aller voter, on les incitait à le faire et, au besoin, on offrait pour cela de les aider. M. Langhorne a dit qu’il ne servait à rien de communiquer à nouveau avec les personnes recensées comme des non‑partisans et que RMC, pour des raisons d’intégrité, aurait refusé sa participation à toute tentative menée pour tromper des électeurs quant au lieu du vote. Il n’aurait servi à rien, d’après sa longue expérience des campagnes électorales, de communiquer avec des non‑partisans à l’étape FSV.
[190] M. Langhorne a confirmé le fait que le « modèle de message FSV » utilisé par RMG pendant la période de trois jours comprenant celui du scrutin, pour communiquer avec les personnes précédemment recensées comme des partisans du PCC, comportait une déclaration selon laquelle Élections Canada avait changé à la dernière minute certains lieux de scrutin, tout en conviant l’électeur appelé à confirmer l’adresse où il devait voter. On avait toutefois enjoint aux appelants de RMG de dire qu’ils téléphonaient pour le compte du PCC. Si les renseignements dont disposait l’électeur quant à l’emplacement de son bureau de vote ne correspondaient pas à l’adresse figurant sur l’écran de l’appelant tirée des données FSV, celui‑ci devait fournir à ce partisan le numéro de téléphone du bureau local de la campagne du PCC pour qu’il puisse obtenir les précisions requises.
[191] M. Langhorne a remis le texte d’un « modèle de message FSV » que, selon ses dires, on a enjoint à Mme Desgagné d’utiliser pour les appels FSV. RMG a établi que Mme Desgagné n’avait passé que 20 appels FSV à des personnes habitant dans les circonscriptions en cause. Rien dans ses dossiers ne révèle l’existence du moindre appel FSV fait à l’un ou l’autre des demandeurs en l’instance, ou à d’autres individus qui ont souscrit des affidavits à l’appui. Il ne se trouve, dans les enregistrements des 20 appels FSV faits par Mme Desgagné auprès de personnes résidant dans les circonscriptions en cause, aucune mention du fait que les appels auraient été placés au nom d’Élections Canada. L’exactitude des renseignements fournis sur les bureaux de scrutin n’a été mise en question que lors de deux appels. Les deux appelés étaient des partisans du CPC de la circonscription d’Elmwood‑Transcona et l’information figurant dans le message communiqué s’est révélée être exacte.
[192] RMG n’a pas produit d’enregistrement des appels passés dans les circonscriptions en cause, mis à part ceux de Mme Desgagné, comme les demandeurs le lui avaient demandé, au motif que cela serait indûment contraignant. Les demandeurs n’ont pas insisté. Selon M. Langhorne, tous les appels faits par RMG l’ont été par des individus. Le PCC a fourni les données relatives à l’identification des électeurs, et il les a récupérées après l’élection, des renseignements additionnels consignés par les appelants y étant joints, concernant les partisans et les non‑partisans du parti.
[193] Mme Desgagné a déclaré croire, dans son affidavit complémentaire, que le texte remis par M. Langhorne constituait un amalgame d’au moins deux autres modèles de messages qu’on lui avait enjoint d’utiliser; on faisait allusion dans un de ces messages à des changements de lieux de scrutin faits à la dernière minute par Élections Canada. Elle croyait aussi se rappeler qu’on lui avait demandé d’utiliser les deux types de messages, à divers moments pendant les jours qui ont précédé le scrutin de mai 2011. D’après M. Langhorne, il n’y aurait pas eu de chevauchement dans l’utilisation des modèles de message pour l’identification des électeurs et de message FSV, si ce n’est peut‑être le 29 avril 2011.
[194] À l’audience, les avocats des demandeurs ont informé la Cour qu’ils ne faisaient pas valoir les affidavits de Mme Desgagné à titre de preuve de l’origine des appels trompeurs. Les députés défendeurs ont contesté avec vigueur l’exactitude du témoignage de Mme Desgagné, mais ils l’ont invoqué dans la mesure restreinte de son incompatibilité avec le témoignage des demandeurs et des auteurs de leurs affidavits à l’appui quant aux appels qu’ils auraient reçus.
[195] Mme Desgagné a fondé son témoignage uniquement sur ses souvenirs, et elle a reconnu que ceux-ci étaient quelque peu confus dans une entrevue diffusée à la radio de la SRC le 28 février 2012. Pour sa part, le témoignage de M. Langhorne est étayé par les dossiers de RMG, et il est compatible avec les pratiques dans le secteur décrites tant par M. Penner que par lui‑même.
[196] La preuve par sondage consistant en une compilation de déclarations faites par des répondants qu’il est impossible de contre-interroger, on l’a longtemps jugée être inadmissible. Elle était aussi jugée inadmissible si on cherchait, par les résultats du sondage, à répondre à la question fondamentale à trancher par la Cour, cela étant considéré être du ressort exclusif du juge des faits. En common law, la preuve par sondage n’était admissible que pour étayer le témoignage d’opinion d’un expert (R. v. Times Square Cinema Ltd., [1971] 3 O.R. 688 (C.A.), à la page 699).
[197] La pratique plus récemment observée consiste à admettre la preuve par sondage présentée par un expert compétent, dans la mesure où ses conclusions sont pertinentes quant aux questions en litige et où le sondage a été bien conçu et effectué avec impartialité (Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772 (Mattel), au paragraphe 43). La Cour établit ensuite le poids qu’il convient d’accorder à cette preuve.
[198] Au Canada, on a recouru à la preuve par sondage pour déterminer l’effet sur des populations vulnérables des règles sur l’inscription des électeurs (Henry v. Canada (Attorney General), 2010 BCSC 610, 7 B.C.L.R. (5th) 70 (Henry), aux paragraphes 411 à 450). On a aussi admis la preuve par sondage dans divers autres contextes où étaient en jeu des questions de politique publique (Bedford v. Canada, 2010 ONSC 4264 (CanLII), 102 R.J.O. (3e) 321; Carter v. Canada (Attorney General), 2012 BCSC 886, 287 C.C.C. (3d) 1; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695). On a également recouru à des sondages dans des affaires de confusion entre marques de commerce où il est peu pratique de convoquer des centaines de témoins (Philip Morris Products S.A. v. Marlboro Canada Limited, 2010 FC 1099, 90 C.P.R. (4th) 1, au paragraphe 259).
[199] Les députés défendeurs soutiennent que le sondage d’EKOS constitue un ouï‑dire irrecevable, puisqu’on le produit pour établir des faits contestés, c’est‑à‑dire faire la preuve que certains électeurs ont véritablement été empêchés de voter. Ils font valoir que les demandeurs recourent au sondage pour prouver, non seulement l’existence d’un plan de suppression des votes, mais aussi l’efficacité de ce plan pour supprimer dans les faits certains votes.
[200] Les demandeurs répondent à cela qu’en ce qui concerne la fraude visant à empêcher des gens de voter, il n’existe pas de moyen facile, sinon par sondage, de compter le nombre d’électeurs qui effectivement n’ont pas voté. Ils invoquent à cet égard les déclarations de la Cour suprême dans l’arrêt Opitz, aux paragraphes 23 et 72, selon lesquelles l’enquête menée, en procédant à l’évaluation requise aux fins de l’article 524, ne peut porter sur le choix que les électeurs ont réellement fait, et la preuve ne doit pas compromettre le caractère confidentiel du scrutin. La seule solution de rechange raisonnable était ainsi, selon les demandeurs, qu’un professionnel compétent procède à un sondage.
[201] Il n’a fait aucun doute dans mon esprit que la preuve par sondage était pertinente, et j’en suis venu à la conclusion qu’elle était admissible pour étayer l’opinion de M. Graves, sous réserve, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Mattel, précité, que le sondage ait été bien conçu et effectué avec impartialité. J’en suis aussi venu à la conclusion que le sondage était « à la fois fiable (dans le sens où, s’il était repris, on obtiendrait vraisemblablement les mêmes résultats) et valide (à savoir qu’on a posé les bonnes questions au bon bassin de répondants, de la bonne façon et dans des circonstances qui permettent d’obtenir les renseignements recherchés) » (Mattel, au paragraphe 45). Restait à décider du poids à accorder à cette preuve.
[202] Pour en arriver à la conclusion sur l’admissibilité de la preuve, j’ai considéré certains des facteurs abordés par le juge Smith dans la décision Henry, précitée (au paragraphe 279) : les circonstances particulières d’espèce, les occasions qu’ont eues les députés défendeurs de contre‑interroger M. Graves à l’égard de ses compétences, de passer en revue les données et la méthodologie sous‑jacentes et de présenter une contre-preuve, ainsi que le manque de ressources des demandeurs et d’autres moyens pour eux d’établir la relation de cause à effet. Je relève par ailleurs que, bien que les députés défendeurs disent estimer qu’il ne faudrait pas transformer l’instance en un affrontement d’experts, tous leurs arguments concernant la fiabilité des résultats du sondage s’appuient sur l’analyse critique de Mme Corbin. Dans l’appréciation du poids à accorder à la preuve, j’ai pris en compte le contenu du rapport et le témoignage de M. Graves, de Mme Corbin ainsi que M. Nevitte, un expert en sondages d’opinion et en comportement électoral dont les demandeurs ont retenu les services pour qu’il évalue le témoignage tant de Mme Corbin que de M. Graves.
[203] Le sondage d’EKOS a été mené auprès d’un échantillon de Canadiens adultes résidant dans les six circonscriptions ici en cause. Cet échantillon, après la mise à jour des résultats du sondage qui a suivi le retrait de la demande visant la septième circonscription, était composé de 2 872 personnes. L’un des effets sur le fond du retrait des répondants de Don Valley‑Est a été de réduire en importance l’incidence quantifiable sur les électeurs des appels harcelants reçus pendant la campagne; on a donc éliminé ce facteur.
[204] D’après M. Graves, un échantillon d’une telle taille pour les six circonscriptions en cause donne lieu à une marge d’erreur de plus ou moins 1,8 p. 100, 19 fois sur 20. La marge d’erreur s’accroît si les résultats sont ventilés par circonscription, pour varier alors de 4,0 p. 100 à 5,6 p. 100, 19 fois sur 20.
[205] À des fins de comparaison, on a également recueilli dans le sondage les réponses de 1 500 Canadiens adultes résidant dans 106 autres circonscriptions où seul un petit nombre de plaintes ont été portées, voire aucune, quant à des activités de suppression de votes. La marge d’erreur serait pour les groupes témoins de 2,5 p. 100, 19 fois sur 20.
[206] Le sondage consistait en une série de questions automatisées : les répondants avaient‑ils reçu un appel concernant leurs intentions de vote, puis un appel subséquent les informant du changement d’emplacement de leur bureau de scrutin? Dans l’affirmative, le second appel était‑il censé provenir d’Élections Canada, le lieu de scrutin mentionné était‑il exact et l’appel avait‑il empêché le répondant de voter le 2 mai 2011? On demandait ensuite aux répondants s’ils avaient reçu des appels harcelants.
[207] Selon l’interprétation donnée au sondage par M. Graves, 16,7 p. 100 des répondants au total dans les circonscriptions en cause ont dit avoir reçu un appel les informant de l’endroit de leur bureau de scrutin. Parmi ce 16,7 p. 100, 24,6 p. 100 des répondants au total dans les circonscriptions en cause ont dit avoir reçu un appel les informant d’un changement d’emplacement de leur bureau de scrutin. Il s’agit de 4,1 p. 100 de l’échantillon de 2 872 répondants dans les circonscriptions en cause, ou de 117 électeurs. En extrapolant, en fonction de 4,1 p. 100 des électeurs admissibles dans ces six circonscriptions — un nombre total de 352 645 électeurs —, on en arrive à un nombre de 14 458 électeurs.
[208] Tout en reconnaissant les limites de la recherche effectuée, on tire notamment les conclusions suivantes dans le sondage d’EKOS :
[traduction]
a. Les données nous portent fortement à croire qu’un plan ciblé de suppression de votes était en place dans les circonscriptions en cause. D’après les échantillons de sondage, il semble qu’on ait visé des dizaines de milliers d’électeurs.
b. Les partisans de partis autres que le PCC étaient manifestement pris pour cible, d’une manière telle que cela relève très peu probablement du hasard. Parmi les actions survenues, on a rapporté faussement des changements de lieux du scrutin, et de faux appels ont été faits, prétendument pour le compte d’Élections Canada. Élections Canada n’a en réalité passé aucun appel semblable et il n’y a pratiquement pas eu de changements de lieu de vote, et malgré cela des milliers d’électeurs des six circonscriptions ont affirmé avoir reçu de tels appels.
c. La réception de tels appels a manifestement réduit la propension des partisans de partis autres que le PCC à aller voter. EKOS évalue que l’effet produit a été de l’ordre de 1,0 %. En fonction de la marge d’erreur, l’évaluation correspond à une fourchette de 0,8 % à 1,8 %. En l’absence des actions menées, autrement dit, l’avance du PCC aurait été réduite d’autant en moyenne dans les six circonscriptions.
[209] On a conclu dans le rapport que les résidents des circonscriptions en cause étaient beaucoup plus susceptibles que les résidents des circonscriptions témoins d’avoir été informés par téléphone d’un changement de lieu du scrutin. M. Graves a conclu qu’il y avait eu dans les circonscriptions en cause des activités de suppression de votes qui ciblaient les partisans de partis autres que le PCC. Il a aussi conclu que les résultats dans les circonscriptions en cause et témoins étaient les mêmes en pourcentage chez les personnes ayant voté pour le PCC.
[210] Les demandeurs affirment que ces conclusions sont conformes au témoignage de M. Langhorne selon lequel RMC, à la demande du PCC, a téléphoné à des milliers d’électeurs pour leur lire le message suivant : [traduction] « Élections Canada a changé à la dernière minute le site de certains bureaux de scrutin ». De tels appels ont notamment été faits à des électeurs de cinq des six circonscriptions en cause. Ces renseignements étaient faux, comme en fait il n’y a eu qu’un changement réel de lieu de scrutin dans les six circonscriptions en cause où RMG avait passé de tels appels. Les autres partis ont aussi fait des appels FSV à leurs partisans, mais rien ne laisse croire qu’on a alors transmis des renseignements trompeurs semblables au sujet de l’emplacement de bureaux de scrutin.
[211] En vertu de l’article 120 de la Loi, on l’a dit, il est de la responsabilité de tout directeur de scrutin d’établir un bureau de scrutin, l’agrément du directeur général des élections étant requis si plus d’un bureau est requis pour une même section de vote. Cette responsabilité s’étendrait, le cas échéant, à tout déplacement d’un bureau de scrutin et à la notification de ce déplacement aux électeurs. Il n’était par conséquent pas approprié pour le PCC et RMG de transmettre leur message, et cela ne doit pas se reproduire.
[212] Le fait toutefois que RMG ait passé de tels appels peut expliquer, du moins en partie, que les répondants au sondage d’EKOS se soient rappelés près d’un an plus tard la réception d’appels trompeurs.
[213] On a reconnu dans le sondage d’EKOS qu’il était difficile d’évaluer le nombre véritable d’électeurs que la réception d’un tel appel a dissuadés de voter. Il y est mentionné :
[traduction] L’évaluation de l’effet causal constitue un problème extrêmement complexe, et la présente recherche ne permet pas d’apprécier précisément l’ampleur de cet effet. Elle permet de disposer, toutefois, d’une base raisonnable d’appréciation.
[214] On demandait aux répondants dans le sondage de dire si la réception d’un appel trompeur les avait empêchés de voter. Selon les résultats obtenus, plus de répondants du groupe témoin ont rapporté ne pas avoir voté en raison d’un appel les informant d’un changement de lieu de scrutin. Cela était logique, de l’avis de M. Graves, parce que les électeurs admissibles résidant dans une circonscription « girouette » sont davantage incités à voter et donc moins aisés à dissuader que les électeurs — mieux représentés au sein du groupe témoin — résidant dans le château fort d’un parti.
[215] L’un des problèmes liés à la preuve par sondage, toutefois, est que certains répondants ayant déclaré avoir été dissuadés de voter avaient précédemment dit qu’en fait, ils avaient voté. Jamais on ne m’a expliqué de manière satisfaisante cette contradiction interne dans les résultats.
[216] Les résultats du sondage ventilés par circonscription en cause, les pourcentages étant arrondis pour éviter le calcul de fractions de personnes, permettent selon moi de tirer les conclusions suivantes :
Winnipeg‑Centre‑Sud
Il n’y a pas eu de changement de lieu de scrutin dans cette circonscription. Le défendeur conservateur l’a emporté par une marge de 722 voix (sur un total de 40 093 voix exprimées pour l’ensemble des candidats). On a interrogé 606 personnes résidant dans la circonscription aux fins du sondage. De ce nombre, 5,3 p. 100 ont dit qu’on les avait appelées pour les informer d’un changement du lieu de scrutin. Parmi les personnes ayant reçu un tel appel, 5,7 p. 100 (c.‑à‑d. 6 personnes, ou 1,0 p. 100 du nombre total de 606) ont dit ne pas avoir voté. Si l’on extrapole en fonction de 1 p. 100 du nombre total de 40 093 voix, le nombre magique inversé (nombre de voix présumées défavorables au vainqueur plus élevé que celui de sa majorité) n’aurait pas été atteint.
Saskatoon‑Rosetown‑Biggar
Pas de changement de lieu de scrutin. La majorité du vainqueur était de 538 voix sur un total de 30 220 voix exprimées. On a interrogé 303 personnes aux fins du sondage. Parmi celles‑ci, 4,0 p. 100 (ou 12 personnes) ont dit qu’on les avait appelées pour les informer du changement de lieu de scrutin. De ce nombre, 8,1 p. 100 (6 personnes, ou 2 p. 100 des 303 répondants) ont déclaré ne pas avoir voté. Si l’on extrapole en fonction du nombre total de voix exprimées, 2 p. 100 correspond à davantage de voix que le nombre magique inversé requis.
Elmwood‑Transcona
Pas de changement de lieu de scrutin. La majorité du vainqueur était de 300 voix sur un total de 33 085. On a interrogé 487 résidents de la circonscription aux fins du sondage. Parmi celles‑ci, 4,9 p. 100 (ou 24 personnes) ont dit avoir reçu un appel les informant du changement de lieu de scrutin. De ce nombre, 8 personnes (ou 1,6 p. 100 des 487) ont déclaré ne pas avoir voté. En appliquant ce pourcentage au nombre total de voix (1,6 p. 100 des 33 085 voix), 529 électeurs n’auraient pas voté, soit bien plus que le nombre magique.
Nipissing‑Timiskaming
Pas de changement de lieu de scrutin. La majorité du vainqueur conservateur était tout juste de 18 voix sur un total de 42 496 voix exprimées. On a interrogé 487 résidents de la circonscription aux fins du sondage. Parmi ces répondants, 1,8 p. 100 (ou 9 personnes) ont dit avoir reçu un appel trompeur. De ce nombre, 12,1 p. 100 (c.‑à‑d. 7 personnes, ou 1,8 p. 100 des 487 répondants) ont dit ne pas être allés voter. Si l’on extrapole en fonction du nombre total de voix exprimées, cela voudrait dire que 595 personnes n’ont pas voté, encore une fois bien davantage que le nombre magique requis.
Île de Vancouver‑Nord
On a changé un lieu de scrutin dans cette circonscription. La majorité du vainqueur a été de 1 827 voix sur un total de 59 190 voix exprimées. On a interrogé 523 personnes aux fins du sondage. De ce nombre, 2,7 p. 100 ont dit qu’on les avait appelées pour les informer du changement de lieu de scrutin. Parmi ces 14 personnes, 4 ou 5,7 p. 100 (c.‑à‑d. 0,8 p. 100 des 523 répondants) ont dit ne pas être allées voter. Cela correspondrait à 473 voix sur le nombre total de voix exprimées, de sorte que le nombre magique n’aurait pas été atteint dans cette circonscription.
Yukon
Pas de changement de lieu de scrutin. La majorité du vainqueur a été de 132 voix sur un nombre total de 16 124 voix exprimées. On a interrogé 466 personnes, et 36 p. 100 d’entre elles (soit 168 personnes) ont dit avoir été appelées et informées du changement de lieu de scrutin. De ce nombre, 10,7 p. 100 (environ 8 personnes, ou 1,7 p. 100 des 466 répondants) ont dit ne pas être allées voter. Comme 1,7 p. 100 du nombre total de 16 124 voix exprimées correspond à 274 voix, le nombre magique requis aurait été atteint.
[217] Sur la foi de la preuve par sondage, 39 électeurs en tout et au moins un électeur dans chacune des six circonscriptions ont rapporté ne pas avoir voté en raison de la fraude. Si l’on extrapole le pourcentage des personnes ayant dit ne pas avoir voté par suite des appels en fonction des échantillons du sondage, puis qu’on applique ce pourcentage au nombre total de voix exprimées dans chaque circonscription, le nombre magique inversé n’est atteint que dans quatre des six circonscriptions, à supposer qu’aucune des personnes n’ayant pas voté dans les quatre circonscriptions n’aurait voté pour le candidat conservateur.
[218] Mme Corbin détient, entre autres diplômes, un doctorat en psychologie. Elle est l’associée directrice de CorbinPartners Inc., une société de science marketing qui procède à des recherches par sondage et à des analyses de marché en vue de la prise de décisions d’affaires et de politique. Elle a été auparavant directrice de l’exploitation, en charge des activités de sondage pour les élections nationales, du groupe Angus Reid, ainsi que conseillère en sondage auprès du Bureau du Conseil privé et du Centre d’information sur l’unité canadienne du gouvernement du Canada.
[219] Mme Corbin a elle‑même pris part à de nombreuses études fondées sur des sondages et publié divers textes sur le recours à la preuve par sondage devant les tribunaux. On a déjà reconnu qu’elle avait les compétences requises en tant qu’experte en conception de sondage et en interprétation d’une preuve par sondage en contexte électoral (Henry, précitée, au paragraphe 292), et ses compétences n’ont pas été contestées dans la présente instance.
[220] Les demandeurs n’ont pas mis en question la qualité d’experte en étude de marché de Mme Corbin. Ils ont toutefois soulevé la question de savoir si, du fait qu’elle était axée sur la recherche en consommation, son expertise était utile dans le présent contexte, et mis en cause la portée restreinte de son mandat. On ne lui a pas demandé d’examiner la preuve dans son ensemble, mais plutôt de se concentrer sur la preuve par sondage et les affidavits de M. Graves. Il en résulterait selon les demandeurs que Mme Corbin n’était pas au courant, par exemple, de l’effet des appels de RMG dans les circonscriptions témoins, et qu’elle est partie de l’hypothèse — fausse — que le phénomène des faux souvenirs expliquait que des répondants au sondage aient dit avoir reçu des appels trompeurs. Les demandeurs affirment également que Mme Corbin s’est montrée antagoniste à l’excès dans l’exercice de son rôle, et que cela devrait réduire d’autant le poids à accorder à son opinion.
[221] Mme Corbin a concédé que les données du sondage d’EKOS faisant état de cas rapportés de non‑exercice du droit de vote démontraient, à première vue, que certaines personnes avaient été dissuadées de voter. Elle estime toutefois que le sondage n’a pas respecté certaines normes essentielles en matière de fiabilité statistique, et qu’on ne pouvait donc pas tirer des résultats obtenus des conclusions générales applicables à l’ensemble de la population. Mme Corbin soutient que le sondage ne permet de rien conclure quant à l’incidence des appels sur la suppression de votes, ou à toute relation quelconque de cause à effet entre les appels et les résultats de l’élection fédérale de 2011.
[222] Mme Corbin reconnaît que la technologie de sondage faisant appel à la réponse vocale interactive (RVI) peut s’avérer utile pour certaines applications particulières. Il s’agit toutefois d’une technique de sondage très impersonnelle aux taux de réponse fort peu élevés et qui demeure controversée dans le secteur. De la manière dont on l’utilise dans le sondage d’EKOS, déclare Mme Corbin, la technique ne donne pas ouverture à un contrôle vérifiable des répondants au sondage. Mme Corbin a critiqué le recours à cette technique pour divers motifs dans le cas présent, notamment les suivants :
• Les résultats de tout sondage doivent être validés, habituellement au moyen du rappel de 10 p. 100 des répondants pour confirmer leurs réponses. Dans notre cas, il n’y a pas eu de suivi par une personne physique.
• On a procédé au sondage 11 mois après la tenue de l’élection, alors que les souvenirs des gens s’étaient estompés. La suggestibilité de la mémoire est avérée et il se peut que les répondants aient accidentellement complété leurs souvenirs par des détails tirés, après le fait, de comptes-rendus des médias.
• Le sondage était entaché de nombreuses erreurs d’échantillonnage; on n’a pas interrogé d’utilisateurs de cellulaires, par exemple, parce qu’en fonction de l’hypothèse de M. Graves, les appels trompeurs n’avaient pas de tels utilisateurs pour cibles.
• La catégorie prévue des plus jeunes visait les [traduction] « moins de 25 ans »; on n’a donc pas exclu les moins de 18 ans, qui pourtant n’ont pas le droit de voter. Les femmes étaient sur‑représentées et les conservateurs sous‑représentés.
• On offrait une chance de gagner 500 $ en participant au sondage, et ainsi il se peut que des gens aient simplement donné leurs réponses au hasard pour en finir et avoir la chance de remporter le prix.
• Finalement, les questions du sondage prêtaient à confusion.
[223] Je relève qu’en effectuant des rappels pour vérifier les renseignements reçus on passerait outre le souci exprimé par la Cour suprême que les efforts consentis pour démontrer des relations de cause à effet ne compromettent le caractère confidentiel du scrutin. Le recours à la technique RVI permettait notamment de garantir l’anonymat des répondants. Bien qu’on ait procédé à de nombreux rappels pour obtenir des réponses, on n’a pas tenté de vérifier par la suite les réponses reçues des personnes ayant rapporté ne pas être allées voter. Mme Corbin voit là une lacune, mais cela poserait problème si on procédait à un sondage en direct ne pouvant pas assurer la protection de l’anonymat.
[224] Mme Corbin conteste les affirmations de M. Graves selon lesquelles le sondage offre une base raisonnable pour l’évaluation de l’effet des appels. Elle déclare plutôt qu’il ne se dégage du rapport aucune base défendable sur le plan scientifique permettant d’évaluer ou de déduire tout effet de causalité. Après une analyse détaillée des commentaires sur les résultats du sondage d’EKOS, Mme Corbin a conclu que les explications données étaient [traduction] « subjectives, favorables a priori à l’hypothèse de la suppression de votes et incompatibles avec le raisonnement statistique rigoureux requis pour établir une relation de cause à effet ».
[225] L’analyse des données a permis à Mme Corbin de conclure que, d’entrée de jeu, on pouvait considérer qu’au moins deux circonscriptions, soit celles de Saskatoon‑Rosetown‑Biggar et de Nipissing‑Timiskaming, n’étaient pas ciblées par des appels suspects, puisque moins de plaintes au sujet de tels appels y ont été portées que dans les circonscriptions témoins. Quant aux autres circonscriptions, il n’y avait pas dans l’ensemble, selon elle, une différence suffisamment importante entre les électeurs du groupe témoin et les électeurs des circonscriptions en cause pour établir que des appels suspects avaient changé quoi que ce soit aux résultats. Elle souligne à cet égard que, dans Winnipeg‑Centre‑Sud et Île de Vancouver‑Nord, le nombre magique n’est pas atteint même si l’on devait admettre les conclusions de M. Graves.
[226] Mme Corbin éliminerait plus de la moitié des répondants au sondage, qu’elle juge avoir menti après avoir comparé les tableaux des répondants qui ont déclaré ne pas avoir voté en raison d’appels, avec les tableaux des répondants qui ont rapporté avoir voté. Après exclusion des données des répondants jugés avoir ainsi menti, puis ajustement en fonction de la présence de répondants trop jeunes pour voter ou qui n’ont pas le droit de vote, de l’absence de propriétaires de cellulaires et d’autres facteurs défavorables, comme les pertes de mémoire, le prétendu effet de suppression des votes restant est réduit à zéro. Mme Corbin a par conséquent conclu qu’il n’existait pas de différence statistique entre les circonscriptions en cause et celles du groupe témoin. Selon l’analyse d’ensemble qu’elle en fait, le sondage d’EKOS est peu valable sur le plan de la méthode et pourrait comporter une marge d’erreur variant de 8 p. 100 à 20 p. 100.
[227] Le 29 octobre 2012, Mme Corbin a produit un affidavit de contre-réponse pour donner suite au rapport révisé de M. Graves et d’EKOS établi en faisant abstraction des données relatives à la septième circonscription. Certains nombres avaient changé dans le rapport révisé, mais pas au point que les résultats soient radicalement différents. Des biffures et des encadrés décrivant les ajustements apportés permettaient de constater les modifications apportées au rapport original.
[228] Mme Corbin a notamment fait valoir les arguments additionnels suivants :
• La preuve est maintenant encore plus solide, par la prise en compte des seules données des six circonscriptions restantes, quant à l’absence d’une importante suppression de votes.
• L’on dispose désormais d’une preuve sans équivoque montrant que, si des personnes n’ayant pas voté ont bien fait l’objet d’appels illégitimes, les plus susceptibles d’être visées tendaient à être favorables au Parti conservateur. De la sorte, si les non‑votants ciblés avaient en fait voté, il semble plus probable qu’ils l’auraient fait pour un candidat de ce parti que pour un autre.
• On peut même aller plus loin que de simplement conclure en l’absence de preuve d’une importante suppression de votes dans les circonscriptions en cause. Par analyse statistique des propres données de M. Graves, il est ainsi moins probable, carrément, qu’une prétendue « suppression de votes » se soit produite dans les circonscriptions en cause que partout ailleurs au Canada.
[229] Selon moi, Mme Corbin a utilisé un ton très belliqueux dans le cadre de son témoignage. Dans la critique qu'elle a faite de l’emploi de la technologie RVI par M. Graves ainsi que de son témoignage, elle a semblé adopter l'attitude d'un procureur. Je suis d'accord avec les députés défendeurs pour affirmer qu’une instance en annulation d’élection ne doit pas se transformer en un « combat d’experts », mais il me semble que ceux-ci ont encouragé Mme Corbin à engager un tel combat.
[230] Les demandeurs ont retenu les services de M. Neil Nevitte, un expert en sondages et en comportement des électeurs, afin qu’il évalue les témoignages tant de Mme Corbin que de M. Graves. M. Nevitte est professeur en science politique à l’Université de Toronto et chercheur dans les domaines de l’opinion publique, du vote, des nouvelles valeurs et des problèmes propres aux élections transitoires. Il a été co‑enquêteur dans le cadre d’Études sur les élections canadiennes (1993 à 2009), il est conseiller principal en matière d’élections auprès du National Democratic Institute for International Affairs et il est conseiller technique d’organisations non gouvernementales internationales en matière de prévention et de détection de la fraude électorale et des conditions requises pour la tenue d’élections libres et démocratiques. On l’a produit comme témoin expert en sondages et en comportement électoral.
[231] Les députés défendeurs se sont opposés au témoignage de M. Nevitte au motif qu’il n’était pas indépendant et objectif. Ils ont soutenu qu’on avait retenu ses services dans le seul but de donner appui au sondage d’EKOS, et qu’admettre son témoignage aurait pour effet de fractionner la preuve à faire par les demandeurs. Ils ont dit douter que M. Nevitte ait les compétences requises pour exprimer une opinion sur la suppression de votes, lui‑même ayant reconnu qu’il n’était pas un expert dans le domaine.
[232] Étant donné le nouvel usage fait dans la présente affaire de la preuve par sondage, j’ai jugé approprié que les demandeurs obtiennent un second avis sur la validité de la méthodologie utilisée et des conclusions tirées dans le sondage d’EKOS. J’ai conclu que le témoignage de M. Nevitte répondait aux critères énoncés dans l’arrêt Mohan. Compte tenu des hostilités ouvertes entre M. Graves et Mme Corbin, j’ai également conclu qu’il était utile et impartial.
[233] M. Nevitte a déclaré dans son témoignage qu’il prenait part depuis 30 ans à des recherches à grande échelle par sondage mettant en cause des données liées aux élections et à l’opinion publique. Jamais il n’a vu de projet de recherche dénué de tout problème. Il n’est pas inhabituel que des experts en sondages divergent de bonne foi d’opinion sur la meilleure manière de procéder à une recherche. Selon M. Nevitte, bien des réserves exprimées par Mme Corbin sont courantes dans ce type d’échanges, sans toutefois être requises dans le secteur.
[234] M. Nevitte a cependant décrit l’approche générale adoptée par Mme Corbin comme [traduction] « travers[ant] les limites qui séparent les désaccords de bonne foi des désaccords choquants, qui n’engendrent guère la confiance ». Il a exprimé l’avis suivant :
[traduction] On formule dans le rapport Corbin une longue liste de problèmes concernant la fiabilité, la validité et le caractère scientifique des rapports qui rendraient les données en cause invalides et non fiables et empêcheraient ainsi qu’on se fonde sur elles pour tirer d’utiles conclusions. Le jugement ainsi porté est à mon avis trop dur. Bien des problèmes mentionnés comme sources de non-fiabilité et d’invalidité ne sont pas conformes aux faits. Il se trouve aussi que d’autres problèmes ont été réglés.
[235] M. Nevitte a conclu que, dans le sondage d’EKOS, [traduction] « on formule la plupart du temps des conclusions relativement modestes, habituellement en les accompagnant de réserves en faisant preuve de la prudence requise ». Il a aussi adressé comme critique qu’on ne traitait pas directement dans le rapport initial de Mme Corbin de la question fondamentale de savoir si les électeurs des différents partis avaient des probabilités différentes de recevoir des appels trompeurs.
[236] M. Nevitte a reconnu que Mme Corbin avait soulevé certaines préoccupations légitimes par ses critiques, qui concernaient notamment : a) la perte de souvenirs avec le temps; b) l’à-propos du recours à la technologie RVI; c) le caractère aléatoire de l’échantillon ayant servi au sondage; d) la nature et le caractère adéquat du groupe témoin; e) la question de la relation de cause à effet; et f) la question de la divulgation des données.
[237] Le manque de fiabilité de la mémoire peut constituer un réel problème mais, selon M. Nevitte, un appel lié à une élection générale devrait être plus mémorable que la plupart des événements du quotidien. M. Nevitte souligne qu’il ne serait pas logique que, de manière constante, les partisans d’un parti politique conservent des souvenirs moins précis que d’autres. La technique d’entrevue par RVI a un caractère automatisé et impersonnel, mais M. Nevitte a considéré qu’y avoir recouru ne constituait pas un problème et que la méthodologie utilisée était courante dans le secteur. Le fait qu’on se soit servi d’un échantillon aléatoire ne posait pas non plus problème, dans la mesure où on avait pris les précautions usuelles. Bien que le groupe de comparaison ait été constitué de 106 circonscriptions où peu de plaintes, plutôt qu’aucune, avaient été déposées, c’était le mieux qui pouvait être fait dans le monde réel — quelle qu’ait pu être la situation idéale. Il s’est dégagé du groupe de comparaison, selon M. Nevitte, d’importantes différences statistiques.
[238] Quant à la question de la relation de causalité, M. Nevitte a souscrit à l’évaluation faite par EKOS de l’ampleur et des cibles des appels. Il a toutefois fait remarquer : [traduction] « il est difficile de tirer des conclusions définitives quant à l’effet qu’ont pu avoir les appels sur les taux globaux de participation électorale ». Selon mon appréciation, le témoignage de M. Nevitte a sanctionné de manière générale le recours à la méthodologie RVI, mais pas nécessairement les résultats qu’on en a tirés en l’espèce.
8) Témoignage des directeurs de campagne des députés défendeurs
[239] Les députés défendeurs ont produit le témoignage de leurs directeurs de campagne locaux. Chacun d’eux nie avoir pris part à des activités de suppression de votes. Cela est conforme aux résultats de l’enquête menée à Guelph par M. Mathews, qui semble indiquer la participation de bénévoles de la campagne locale du PCC, mais pas celle du candidat du parti dans la circonscription, non plus que de son directeur de campagne.
A. A‑t‑on démontré la « fraude » aux fins de l’alinéa 524(1)b)?
[240] On l’a dit, les députés défendeurs soutiennent que le sens à donner à la notion de fraude à l’alinéa 524(1)b) doit être dégagé de l’infraction visée au Code criminel ou des éléments de l’infraction énoncées à l’alinéa 482b), ce qui requerrait la preuve tant de l’élément matériel que de l’élément mental. Ces éléments seraient, affirment les députés défendeurs, 1) l’énonciation d’un prétexte ou une ruse, et 2) l’intention de faire en sorte qu’un électeur s’abstienne de voter. Les députés défendeurs soutiennent que les demandeurs n’ont pas démontré l’existence des composantes de l’une ou l’autre infraction, non plus que de toute autre infraction en matière électorale, comme ils n’ont identifié aucun auteur d’infraction à l’esprit coupable, et n’ont établi que dans les faits on les avait empêché de voter.
[241] Les demandeurs soutiennent pour leur part avoir présenté une preuve démontrant l’existence prima facie d’une fraude. Des appels téléphoniques ont été reçus; ils ne provenaient pas d’un organisme autorisé tel qu’Élections Canada; les appels visaient à diriger des électeurs vers de mauvais bureaux de scrutin; Élections Canada a reçu des milliers de plaintes de partout au Canada, ce qui dénotait un modèle de comportement suivi à l’échelle du pays. Le comportement ciblait les « circonscriptions girouettes », telles que les six en cause en l’instance, la majorité du vainqueur devant vraisemblablement y être courte.
[242] Tel que j’en ai traité, le sens de la « fraude » visée à l’alinéa 524(1)b) ne se restreint pas à la définition de l’une ou l’autre des infractions de la partie 19 de la Loi. Il n’est pas nécessaire, à mon avis, qu’un demandeur démontre l’existence des éléments d’une infraction pénale pour qu’il soit établi qu’il y a bien eu « fraude » au sens de notre disposition. Il suffit de démontrer que de fausses assertions ont privé un électeur de son droit de voter, ou créé le risque d’une telle privation.
[243] Je me suis demandé si les personnes ayant porté plainte à l’extérieur de Guelph avaient pu mettre ensemble les appels de RMG et les comptes rendus des médias et conclure erronément qu’elles avaient reçu des appels délibérément trompeurs, mais cela ne cadre pas avec la preuve présentée par RMG, qui montre bien clairement que cette entreprise n’a pas téléphoné à des personnes désignées comme des non‑partisans dans la base de données du SGIC. Des appels pour FSV n’ont été passés le jour du scrutin qu’à des partisans identifiés du PCC, ce qui ne comprenait pas les demandeurs.
[244] J’estime qu’on a établi que des appels trompeurs quant à l’emplacement de bureaux de scrutin ont été faits à des électeurs de circonscriptions partout au pays, y compris les circonscriptions ici en cause, et que l’objet de ces appels était de supprimer le vote d’électeurs qui avaient, lors d’appels antérieurs d’identification, mentionné pour qui ils entendaient voter.
[245] J’en arrive à cette conclusion sans tirer comme conclusion particulière que le PCC, tout candidat du PCC, ou encore RMG ou RackNine Inc, a directement pris part à la campagne visant à tromper des électeurs. Exiger que les demandeurs identifient les auteurs des appels trompeurs, cela donnerait lieu à une norme de preuve invraisemblablement élevée. J’estime toutefois que la source la plus probable des renseignements utilisés pour procéder aux appels trompeurs était la base de données du SGIC tenue et contrôlée par le PCC, et qu’une ou des personnes actuellement inconnues à cette Cour ont accédé à cette base de données à cette fin. Aucune preuve ne montre que le PCC a approuvé ou toléré une telle utilisation de la base de données du SGIC. La preuve permet plutôt de constater qu’on a fait preuve d’ingéniosité pour camoufler l’identité de ceux qui ont accédé à la base de données et fait en sorte que les appels soient passés.
[246] Je conclus que les demandeurs ont satisfait aux critères permettant d’établir la fraude. Les questions restant à trancher sont de savoir si la fraude a influé sur les résultats du scrutin et, dans l’affirmative, si la Cour doit, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, annuler les résultats dans les circonscriptions en cause.
B. La fraude a‑t‑elle influé sur les résultats du scrutin dans les six circonscriptions en cause?
[247] Les demandeurs avaient un difficile obstacle à surmonter dans la présente instance. Ils ne disposaient d’aucune preuve directe de la réussite des efforts de suppression de votes consentis. Dans leur propre cas, les appels trompeurs reçus ne les avaient pas empêchés de voter. Comme les demandeurs l’ont cependant fait valoir, exiger la preuve directe de l’effet de mesures prises pour supprimer des votes pourrait rendre beaucoup plus difficile toute contestation dans un tel cas en application de l’article 524 de la Loi. Il n’y a aucun moyen facile de compter le nombre d’électeurs que l’activité frauduleuse a empêché de voter, sauf si tous ces électeurs décidaient de se manifester et de s’identifier — une situation hautement improbable.
[248] De manière raisonnable, les demandeurs ont donc recouru au sondage téléphonique interactif comme solution de rechange pour la collecte des données requises. Ils demandent à la Cour, par extrapolation à partir d’échantillons du sondage, de faire une estimation du nombre total de personnes que les appels trompeurs ont empêché de voter dans les six circonscriptions en cause, puis d’en tirer les conclusions qui s’imposent quant à l’effet des appels sur le résultat dans chaque circonscription. Il serait plus facile de tirer de telles conclusions si, comme les députés défendeurs l’ont fait valoir, au moins quelques‑uns des partisans des candidats vaincus dans les six circonscriptions en cause, qui n’ont pas voté en raison des appels trompeurs, s’étaient fait connaître lors de la tenue du scrutin ou lorsque les médias nationaux ont divulgué l’affaire dix mois plus tard. Le fait que cela ne se soit pas produit a soulevé des interrogations auxquelles on n’a pas répondu dans la présente instance.
[249] Mis à part le sondage, aucune preuve ne montre que les résultats du scrutin auraient été différents dans les six circonscriptions. Il ne s’agit pas d’un cas de disparition de bulletins ou d’altération de machines à voter, à l’exemple de certaines des affaires américaines où la preuve par sondage a été acceptée. En l’espèce, on présente le sondage pour établir que certains électeurs — un nombre suffisant dans chaque circonscription pour contrer la majorité du vainqueur — seraient allés voter si un appel téléphonique ne les avait pas fait se diriger à un mauvais lieu de scrutin. Aucun pareil électeur ne s’est manifesté et n’a ainsi confirmé les résultats du sondage. En l’espèce, la preuve par sondage ne constitue pas le fondement solide qui permettrait à la Cour de conclure avec confiance que la fraude a influé sur les résultats du scrutin dans l’une ou l’autre des six circonscriptions. Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que le sondage fournit le fondement probatoire fiable qui permettrait de mettre en doute qui l’a remporté dans les divers scrutins, même lorsque la marge de victoire était faible.
[250] Cette conclusion ne vise pas à empêcher le recours à une pareille preuve si, dans une affaire future, il était possible de régler les problèmes soulevés en l’instance par la méthodologie du sondage et l’interprétation de ses données.
[251] Faute de pouvoir conclure sans équivoque que les résultats du scrutin auraient été différents n’eussent été les efforts consentis pour supprimer des votes, la Cour doit examiner l’autre fondement avancé par les demandeurs pour faire annuler les élections. Elle doit se demander si la fraude commise a miné le processus électoral de manière suffisamment grave pour mettre en doute son intégrité, et nécessiter la tenue de nouvelles élections dans les six circonscriptions visées.
C. La fraude fait‑elle douter de l’intégrité des élections?
[252] Les demandeurs ont reconnu que la présente affaire posait problème dès le départ, en raison des défis causés par la collecte d’éléments de preuve visant à établir ce qu’ils ont qualifié à juste titre de tentative généralisée de suppression de votes. La preuve de l’existence d’une fraude a le plus clairement été démontrée par l’enquête menée à Guelph. En poursuivant les diverses enquêtes, les fonctionnaires relevant du commissaire ont découvert des éléments de preuve montrant que la situation à Guelph n’était pas unique, et qu’on avait engagé des tentatives semblables de suppression dans l’ensemble du pays, y compris dans les six circonscriptions en cause. Ces conclusions sont étayées par les expériences vécues par les demandeurs le jour du scrutin.
[253] Les Canadiens croient en l’intégrité de leur processus électoral. Le caractère sacré du scrutin dans notre pays est démontré par le recours fréquent à des Canadiens en tant qu’observateurs indépendants chargés de superviser des élections à l’étranger. S’il a pu y avoir dans le passé des cas isolés de comportements électoraux répréhensibles, il n’y a jamais eu ici jusqu’à la 41e élection générale, tel qu’on l’a mentionné, d’incidents de suppression des votes de la nature de ceux examinés dans les présents motifs. Je ne doute pas pour cette raison que la confiance légitime des Canadiens a été ébranlée par la divulgation, du fait d’enquêtes du commissaire et de plaintes auprès d’Élections Canada, d’activités frauduleuses généralisées.
[254] Si j’avais conclu que l’un ou l’autre des candidats victorieux, ou de leurs agents, avait le moindrement participé à une activité frauduleuse, je n’aurais pas hésité à exercer mon pouvoir discrétionnaire et à annuler les résultats dans la circonscription en cause, même si l’on n’y avait pas démontré l’atteinte du nombre magique inversé. Aucune preuve n’a toutefois été présentée en ce sens.
[255] Il convient de relativiser l’étendue de la fraude. D’après le Rapport du directeur général des élections du Canada sur la 41e élection générale du 2 mai 2011, qui figure sur le site Web d’Élections Canada, un nombre total de 66 146 bureaux de vote ont été installés et utilisés dans l’ensemble du Canada le jour du scrutin, et 14 823 408 électeurs y ont exercé leur droit de vote. Le nombre et l’origine des plaintes reçues par Élections Canada de partout au pays démontrent l’étendue géographique des efforts ayant visé la suppression de votes, mais aussi leur caractère vraiment dispersé, sauf à Guelph.
[256] Si ces efforts semblent avoir ciblé les électeurs ayant exprimé plus tôt une préférence pour un parti d’opposition (ou tout autre parti que celui au pouvoir), la preuve en l’instance ne permet pas de conclure qu’ils ont eu une incidence considérable sur la crédibilité du résultat du vote.
[257] Élections Canada a donné suite aux plaintes reçues et continue de faire activement enquête. Au moment d’écrire ces lignes, on rapportait dans la presse que le directeur des poursuites pénales avait autorisé le commissaire à engager des poursuites sous le régime de la partie 19 de la Loi. Ceux‑ci ainsi que les cours sont à même de s’attaquer à la tentative qu’on a faite de miner l’intégrité du processus démocratique.
D. La Cour devrait‑elle annuler les élections dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?
[258] Après avoir examiné l’affaire avec le plus grand soin, et pleinement conscient des inquiétudes quant à l’intégrité du processus électoral qui ont motivé les présentes demandes, je ne puis conclure en l’opportunité d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’annuler, pour fraude, les résultats de l’élection de 2011 dans l’une ou l’autre des circonscriptions en cause.
[259] Le droit de citoyens électeurs de demander l’annulation de résultats d’élections qu’ils croient raisonnablement être entachées de fraude constitue selon moi une question de grand intérêt public, analogue à un litige fondé sur la Charte. On s’est souvent inquiété du fait qu’un tel litige puisse être hors de portée pour un citoyen ordinaire. Les tribunaux sont ainsi allés jusqu’à exiger qu’une partie des dépens soient acquittés dans de telles affaires par la partie adverse qui a obtenu gain de cause (M. v. H., 1996 CanLII 8119, 137 D.L.R. (4th) 569 (Div. gén. Ont.), aux paragraphes 17 et 30; Lavigne, précitée, au paragraphe 106).
[260] Je suis conscient du fait qu’en l’espèce les demandeurs ont obtenu des assurances d’indemnisation de la part d’une organisation non gouvernementale qui a levé des fonds à cette fin. Il est toutefois aussi manifeste que les députés défendeurs bénéficient des ressources du parti auquel ils appartiennent, lesquelles ressources sont en partie financées par les contribuables.
[261] D’entrée de jeu, la présente instance a été teintée de partisanerie. Cela ressortait de manière particulièrement manifeste des observations présentées par les députés défendeurs. Après avoir passé en revue l’historique de la procédure ainsi que la preuve, de même que les arguments avancés par les parties à l’audience, il m’a semblé que les demandeurs avaient tenté de préserver l’intégrité du processus électoral, et de s’en tenir au niveau supérieur en favorisant cette intégrité, tandis que les députés défendeurs s’étaient livrés à une guerre de tranchées pour essayer d’empêcher que la présente affaire soit entendue sur le fond.
[262] Bien qu’il soit manifestement d’intérêt public d’aller au fond des choses face aux présentes allégations, le PCC a dès le départ fait bien peu d’efforts pour aider au déroulement de l’enquête, et ce, même si on le lui avait demandé tôt. Je relève qu’on a informé les avocats du PCC pendant la tenue même des élections du caractère inapproprié des appels concernant les changements de lieux de scrutin. Quoi qu’ils aient concédé à contrecœur pendant la plaidoirie que les événements survenus étaient [traduction] « totalement scandaleux », les députés défendeurs ont eu pour position d’entrée de jeu, d’après le dossier, de faire obstacle par tous les moyens à la présente procédure.
[263] Il y a eu aux étapes préliminaires de nombreuses oppositions à la preuve produite par les demandeurs. Les députés défendeurs ont tenté de faire radier les demandes au motif qu’elles étaient frivoles et vexatoires, et de les faire annuler pour champartie, et ils ont demandé un cautionnement pour frais excessif, manifestement en vue de faire échouer la présente affaire.
[264] Au cours de l’instance, les protonotaires chargés de la gestion de l’instance ont rendu diverses décisions interlocutoires accompagnées d’attribution des dépens. À mon avis, les demandeurs ont droit à ce qu’on leur accorde les dépens, sur une base avocat‑client, quant à chaque requête préalable à l’audience pour laquelle ils ont obtenu gain de cause, les députés défendeurs étant solidairement responsable de leur paiement. Cela s’applique également à la requête pour champartie et à la requête visant l’exclusion du témoignage de M. Graves, présentée initialement à l’égard de la demande relative à Don Valley-Est puis réputée s’appliquer à chacune des autres demandes.
[265] Mis à part les dépens afférents aux requêtes, et en ayant à l’esprit les considérations précédemment mentionnées, je serais enclin à ordonner le paiement d’un montant fixe modeste à titre de dépens de l’audience. Faute d’entente sur ce montant, les députés défendeurs pourront présenter dans les 30 jours du présent jugement des observations écrites sur la question d’un maximum de 10 pages. Les demandeurs disposeront ensuite de 15 jours pour répondre, puis les députés défendeurs de 5 jours additionnels pour répliquer. J’adjugerai alors une somme fixe d’un montant que j’estimerai approprié compte tenu des commentaires susmentionnés. Les autres défendeurs assumeront leurs propres dépens.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. les demandes sont rejetées;
2. des dépens d’audience sont attribués aux députés défendeurs, d’un montant devant être fixé conformément aux directives données dans les motifs de jugement;
3. les demandeurs se voient adjuger des dépens, sur une base avocat‑client, quant aux requêtes pour lesquelles ils ont obtenu gain de cause;
4. les autres défendeurs assumeront leurs propres dépens.
[*] Note de l’arrêtiste : Le terme « Dr » est le terme approprié en anglais pour désigner une personne qui détient un Ph.D.