[2013] 4 R.C.F. 415
IMM-1715-11
2012 CF 362
Panchalingam Nagalingam (demandeur)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)
Répertorié : Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour fédérale, juge Russell—Toronto, 25 octobre 2011; Ottawa, 27 mars 2012.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire par lequel le demandeur sollicite une ordonnance déclarant nulle et de nul effet la mesure d’expulsion (première mesure d’expulsion) prononcée contre lui par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, ainsi qu’un bref de prohibition interdisant au défendeur de le renvoyer du Canada — Le demandeur, réfugié au sens de la Convention, est résident permanent du Canada — Le demandeur a accumulé les condamnations pénales au Canada; il a été interdit de territoire canadien sous le régime de l’art. 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur a été expulsé du Canada, mais il y est revenu — Le demandeur a été avisé des seconds arrangements de renvoi imminent en vertu de la première mesure d’expulsion, mais le renvoi a été suspendu jusqu’à l’issue des procédures — Il s’agissait de savoir si la première mesure d’expulsion autorisait encore le défendeur à renvoyer le demandeur du Canada et si la prohibition était une réparation adéquate en l’espèce — L’art. 48 de la Loi confère le pouvoir de renvoi, mais il est muet sur la durée du pouvoir en question — D’après l’économie d’ensemble de la Loi et du Règlement, le terme « exécutoire » de l’art. 48 signifie « ne pouvant être exécutée qu’une seule fois » — Le raisonnement sous-jacent à la jurisprudence sur laquelle s’appuie le demandeur donne à penser que l’effet d’une mesure de renvoi n’est pas perpétuel et semble poser implicitement qu’une fois la mesure de renvoi exécutée, son effet est épuisé — En ce qui a trait à la réparation adéquate, même si la SI n’est pas habilitée à rendre des ordonnances de prohibition contre ses propres mesures, il ne faut pas en conclure que la prohibition n’est pas une mesure de réparation possible dans les cas qui s’y prêtent — Cependant, la réparation sollicitée par le demandeur en l’espèce a une portée trop large — La réparation la plus appropriée ici est une conclusion déclaratoire de la Cour fédérale selon laquelle la première mesure d’expulsion n’autorise pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur du Canada, et une ordonnance de prohibition interdisant au défendeur d’utiliser ladite mesure à cette fin — Par conséquent, la première mesure d’expulsion a été exécutée et son effet s’en trouve épuisé; elle n’autorisait pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur — Demande accueillie en partie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle le demandeur sollicitait une ordonnance déclarant nulle et de nul effet la mesure d’expulsion (première mesure d’expulsion) prononcée contre lui par la Section de l’immigration (SI) à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Le demandeur sollicitait également un bref de prohibition interdisant au défendeur de le renvoyer du Canada. Le demandeur, citoyen du Sri Lanka, était assigné à résidence au Canada. Après être entré au Canada, il a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention, et il est devenu résident permanent. Tandis qu’il était au Canada, le demandeur a accumulé les condamnations pénales. Il a été interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Par la suite, un avis de danger (premier avis de danger) a été émis à l’encontre du demandeur, en vue de le renvoyer au Sri Lanka à titre de réfugié au sens de la Convention. Le demandeur a été expulsé du Canada. La demande de contrôle judiciaire du premier avis de danger a été rejetée, mais, en appel, la Cour d’appel fédérale a annulé cet avis de danger. Par la suite, le demandeur est entré de nouveau au Canada, où il a été détenu et assigné à résidence. Un deuxième avis de danger a été émis à l’encontre du demandeur, qui a alors sollicité un contrôle judiciaire à l’égard de cet avis. Le demandeur s’est vu signifier un avis d’arrangements de renvoi, et il a été informé qu’il serait renvoyé en vertu de la première mesure d’expulsion. Quelques jours plus tard, le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire. Le renvoi a été ajourné par décision administrative, mais le demandeur a alors fait l’objet d’une interdiction de territoire pour une deuxième fois, et une deuxième mesure d’expulsion a été émise. Il a été prononcé un sursis à l’exécution du renvoi du demandeur en attendant l’issue de sa demande de contrôle judiciaire de la première mesure d’expulsion et du deuxième avis de danger. Le demandeur soutenait que, parce qu’il avait été renvoyé vers le Sri Lanka en vertu de la première mesure d’expulsion, l’effet de cette mesure était maintenant épuisé, de sorte qu’un autre renvoi nécessitait l’obtention d’une autre mesure d’expulsion. Le défendeur soutenait, quant à lui, que l’effet de la première mesure d’expulsion n’était pas épuisé.
Il s’agissait de savoir si la première mesure d’expulsion autorisait encore le défendeur à renvoyer le demandeur du Canada et si la prohibition était une réparation adéquate.
Jugement : la demande doit être accueillie en partie.
La première mesure d’expulsion était valide au moment où elle a été prononcée, et le demandeur a été légitimement renvoyé du Canada en vertu de cette mesure. Il s’agissait de déterminer si la première mesure d’expulsion autorisait un seul renvoi ou si elle définissait le statut du demandeur et permettait de le renvoyer tant qu’elle n’était pas levée ou modifiée. C’est le paragraphe 48(2) de la Loi qui confère le pouvoir de renvoi. Or, ce paragraphe est muet sur la durée du pouvoir en question, si bien qu’on pourrait penser que, sauf disposition contraire de la Loi ou du Règlement, la mesure de renvoi est de durée indéfinie, interprétation qui ne cadre pas avec l’esprit de la Loi. D’après l’économie d’ensemble de la Loi et du Règlement, le terme « exécutoire » de l’article 48 doit signifier « ne pouvant être exécutée qu’une seule fois ». En interprétant les mesures de renvoi de cette façon, on résout le problème de la durée et l’on évite la contradiction potentielle entre l’obligation de renvoyer et le pouvoir discrétionnaire d’autoriser le retour. Bien que les arrêts invoqués par le demandeur n’aient pas établi directement la thèse du demandeur, le raisonnement qui leur est sous-jacent donne à penser que l’effet d’une mesure de renvoi n’est pas perpétuel. La jurisprudence semble donc poser, au moins implicitement, qu’une fois la mesure de renvoi exécutée, son effet est épuisé.
En ce qui concerne la réparation adéquate, bien que la SI ne soit pas habilitée à rendre des ordonnances de prohibition contre ses propres mesures, il ne faut pas en conclure que la prohibition n’est pas une réparation possible dans les cas qui s’y prêtent. Toutefois, la réparation sollicitée par le demandeur avait une portée trop large. Déclarer la première mesure entièrement nulle reviendrait à accorder au demandeur plus qu’il n’est nécessaire pour assurer le respect de ses droits tels qu’établis dans la présente instance. La demande par laquelle le demandeur sollicitait une ordonnance interdisant au défendeur de le renvoyer du Canada était également de portée trop large. La réparation la plus appropriée, ici, était une conclusion déclaratoire de la Cour fédérale, selon laquelle la première mesure d’expulsion n’autorisait pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur du Canada, et une ordonnance de prohibition interdisant au défendeur d’utiliser ladite mesure à cette fin. Par conséquent, bien que la première mesure d’expulsion ait été valide au moment de sa prononciation, elle a été exécutée, et son effet s’en trouve épuisé. Cette mesure n’autorise pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur, et la Cour lui interdisait de l’utiliser à cette fin.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-3, art. 15 (mod. par S.C. 1973-74, ch. 27, art. 6).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26).
Loi sur l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I-2.
Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 44(1), 54.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 27(1)d) (mod. par L.C. 1992, ch. 47, art. 78).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36, 37(1)a), 40(1), 44(1), 45d), 48, 72(1), 115.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 228(1)c)(ii).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44.
décisions examinées :
Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, [2009] 2 R.C.F. 52, infirmant 2007 CF 229, [2008] 1 R.C.F. 87; Nagalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 176; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 C.F. 36 (C.A.); Fonds de développement économique local c. Canadian Pickles Corp., [1991] 3 R.C.S. 388; Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 739 (1re inst.) (QL); Huang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CanLII 75580 (C.I.S.R.); Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 C.F. 185 (1re inst.); Saprai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 273 (1re inst.) (QL); Vickers c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 408; Psychologist “Y” v. Nova Scotia Board of Examiners in Psychology, 2005 NSCA 116, 236 N.S.R. (2d) 273; Kalombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 460, [2003] 4 C.F. 810; Argueles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1477; Wajaras c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 200; Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8471 (C.F. 1re inst.); Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 R.C.F. 107; Ramkissoon c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 290 (C.A.); Bhawan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] A.C.F. no 573 (1re inst.) (QL).
décisions citées :
Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1397; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Sadique c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1974] 1 C.F. 719 (1re inst.); Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.
DEMANDE de contrôle judiciaire par laquelle le demandeur sollicitait une ordonnance déclarant nulle et de nul effet la mesure d’expulsion prononcée contre lui par la Section de l’immigration à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, ainsi qu’un bref de prohibition interdisant au défendeur de le renvoyer du Canada. Demande accueillie en partie.
ONT COMPARU
Andrew Brouwer et Carole Simone Dahan pour le demandeur.
Michael Butterfield et Nadine S. Silverman pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Refugee Law Office, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Russell : La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire formée sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) [ou la Loi]. Le demandeur sollicite une ordonnance déclarant nulle et de nul effet la mesure d’expulsion (la mesure de 2003) prononcée contre lui le 28 mai 2003 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI), ainsi qu’un bref de prohibition interdisant au défendeur de le renvoyer du Canada.
LE CONTEXTE
[2] Le demandeur est un citoyen sri-lankais actuellement assigné à résidence au Canada. Il est entré pour la première fois au Canada le 31 août 1994. Il a alors revendiqué la qualité de réfugié au sens de la Convention sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2]. La Section du statut de réfugié (la SSR) lui a reconnu cette qualité le 2 mars 1995, sans tenir d’audience. Le demandeur a ensuite obtenu la résidence permanente au Canada le 13 mars 1997.
[3] De 1999 à 2001, le demandeur a accumulé quatre condamnations pénales au Canada. Le 24 août 2001, le défendeur a établi un rapport selon lequel le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée, au motif de son appartenance à un gang torontois dénommé « AK Kannan ». Le demandeur a été arrêté et mis en détention le 18 octobre 2011 parce que le ministre estimait qu’il constituait un danger pour la sécurité publique et se soustrairait vraisemblablement à l’enquête sur son interdiction de territoire. La SI a rendu le 28 mai 2003 une décision selon laquelle le demandeur était interdit de territoire canadien pour criminalité organisée sous le régime de l’alinéa 37(1)a) de la Loi, et elle a prononcé contre lui la mesure de 2003 à cette même date.
[4] Le demandeur a déposé peu après, soit le 11 juin 2003, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SI qui l’avait déclaré interdit de territoire. La juge Elizabeth Heneghan a rejeté cette demande de contrôle judiciaire le 12 octobre 2004 (voir Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1397).
[5] Le demandeur étant un réfugié au sens de la Convention, il fallait que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ou un délégué de ce dernier émette un avis de danger à son encontre sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi pour qu’on puisse le renvoyer au Sri Lanka. Le ministre a rendu un premier avis de danger sous ce régime le 4 octobre 2005 (l’avis de danger de 2005). Le demandeur a formé une demande de contrôle judiciaire de cet avis le 25 du même mois. Après la mise en branle de la procédure de son renvoi par le défendeur en 2005, le demandeur a présenté devant notre Cour une requête en sursis à l’exécution dudit renvoi, requête que la juge Eleanor Dawson a rejetée le 2 décembre 2005.
[6] Le demandeur a alors sollicité devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario une injonction contre son expulsion. Au cours de cette instance, le défendeur s’est engagé à lui permettre de revenir au Canada si sa demande de contrôle judiciaire de l’avis de danger était accueillie. La cour ontarienne, par la voix du juge Wilson, a rejeté la requête en injonction le 5 décembre 2005, et l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a exécuté le 7 du même mois la mesure d’expulsion frappant le demandeur.
[7] Par jugement en date du 28 février 2007, le juge Michael Kelen a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’avis de danger de 2005 (Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 229, [2008] 1 R.C.F. 87), non sans toutefois certifier deux questions. Le demandeur a contesté cette décision devant la Cour d’appel fédérale, qui, le 24 avril 2008, a annulé l’avis de danger de 2005 et renvoyé l’affaire devant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour réexamen (Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, [2009] 2 R.C.F. 52).
[8] Conformément à l’engagement pris devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2005, le défendeur a en fin de compte délivré au demandeur un visa de résident temporaire en février 2009. C’est ainsi que le demandeur est entré de nouveau dans notre pays le 24 février 2009. L’ASFC l’a arrêté à son arrivée pour ensuite l’interner aux fins de l’immigration, internement qui a duré jusqu’à son assignation à résidence en avril 2009.
[9] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a émis le 23 février 2011 un nouvel avis de danger sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la Loi (l’avis de danger de 2011). Le demandeur a formé contre cet avis une demande de contrôle judiciaire qui est actuellement devant notre Cour (dossier IMM‑17‑11 [2012 CF 176]) et que j’ai accueillie le 8 février 2012.
[10] Le 10 mars 2011, un agent de l’ASFC a signifié à personne au demandeur un avis d’arrangements de renvoi et l’a informé qu’il serait renvoyé en vertu de la mesure de 2003. Cet avis notifiait au demandeur que son renvoi était prévu pour l’intervalle du 23 au 26 mars 2011. Le demandeur a formé le 15 mars 2011 la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et a déposé le lendemain une requête en sursis à l’exécution de son renvoi.
[11] Le défendeur a avisé le demandeur le 17 mars 2011 que son renvoi était ajourné par décision administrative. Sur la foi de cette information, le demandeur a prié notre Cour d’ajourner sine die sa requête en sursis à l’exécution de son renvoi, ajournement qu’elle lui a accordé.
[12] Le 9 septembre 2011, un agent de l’ASFC a signifié au demandeur un rapport circonstancié établi sous le régime du paragraphe 44(1) de la Loi, où il déclarait l’estimer interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(2)a) de la même Loi. Cet avis se fondait sur les déclarations de culpabilité dont le demandeur avait fait l’objet en 2000 et 2001. Le demandeur s’étant présenté pour un entretien au Centre d’exécution de la loi du Grand Toronto (CELGT) le 16 septembre 2011, l’ASFC lui a signifié sur place une mesure d’expulsion (la mesure de 2011). Le lendemain, le demandeur a reçu signification d’un autre avis d’arrangements de renvoi, qui l’informait que son renvoi était prévu pour le 29 ou le 30 septembre 2011. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant le rapport circonstancié susdit (dossier IMM‑6450‑11), laquelle n’a pas encore fait l’objet d’une décision. [Une décision a depuis lors été rendue : Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455.] Il a aussi formé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la mesure de 2011, mais il s’en est désisté le 7 décembre 2011 (dossier IMM‑6451‑11).
[13] Le 21 septembre 2011, le demandeur a prié notre Cour d’enrôler pour le 26 du même mois la requête en sursis à l’exécution de son renvoi qu’il avait déposée le 16 mars 2011. Le 26 septembre 2011, j’ai prononcé un sursis à l’exécution du renvoi du demandeur en attendant l’issue de ses demandes de contrôle judiciaire de la mesure de 2003 et de l’avis de danger de 2011.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[14] Le demandeur met ici en litige les questions suivantes :
a. La mesure de 2003 autorise‑t‑elle encore le défendeur à le renvoyer du Canada?
b. La prohibition est-elle une réparation adéquate?
LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE
[15] La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse exhaustive pour déterminer la norme de contrôle qui convient. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. C’est seulement lorsque sa recherche dans la jurisprudence se révèle infructueuse qu’elle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui définissent la norme de contrôle appropriée.
[16] Dans le même arrêt (Dunsmuir, précité), la Cour suprême du Canada affirme que les véritables questions de compétence relèvent de la norme de la décision correcte. Elle a récemment réaffirmé cette conclusion de principe au paragraphe 26 de l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, et au paragraphe 30 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654. Dans la présente instance, notre Cour doit décider si le ministre est autorisé à renvoyer le demandeur du Canada. C’est là une véritable question de compétence, de sorte que la norme de la décision correcte est ici d’application.
[17] La Cour suprême du Canada donne les directives suivantes au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir :
La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.
[18] C’est l’alinéa 18(1)a) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], qui confère à notre Cour la compétence pour décerner des brefs de prohibition. La Cour d’appel fédérale formule à ce sujet l’observation suivante au paragraphe 25 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 C.F. 36 :
L’un des objectifs du contrôle judiciaire des décisions de l’administration est de prévenir que soient posés des actes que l’administration n’a pas le pouvoir de poser, et un moyen reconnu par la Loi sur la Cour fédérale pour ce faire est l’obtention d’un bref de prohibition (voir les alinéas 18(1)a) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 14] et 18.2(3)b) [édicté, idem, art. 5] de la Loi). [Note en bas de page omise.]
[19] En outre, il est de droit constant que les brefs de prérogative tels que le bref de prohibition relèvent d’un pouvoir discrétionnaire. Voir le paragraphe 40 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, et le paragraphe 22 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner), précité. Si je conclus que le défendeur n’a pas compétence pour renvoyer le demandeur en vertu de la mesure de 2003, la prohibition est une réparation adéquate, mais qu’il est laissé à ma discrétion de prononcer ou non.
LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES
[20] Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables à la présente instance :
36. […] |
|
(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants : a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits; […] |
Criminalité |
37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants: a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan; […] |
Activités de criminalité organisé |
45. Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes: […] d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire. […] |
Décision |
48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis. |
Mesure de renvoi |
LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Le demandeur
[21] Le demandeur reconnaît que la mesure de 2003 était valide au moment où elle a été prononcée. Cependant, il soutient que le défendeur n’a pas compétence pour le renvoyer du Canada en vertu de cette mesure, au motif que l’effet juridique en a été épuisé lorsque l’ASFC l’a exécutée le 7 décembre 2005.
L’effet de la mesure de 2003 est épuisé
[22] Le demandeur affirme que lorsque l’ASFC a exécuté la mesure de 2003, son effet juridique s’en est trouvé entièrement épuisé. Cette mesure ordonnait ponctuellement à l’ASFC de le renvoyer, ce que celle‑ci a fait, remplissant ainsi son mandat. Pour l’expulser de nouveau, le défendeur doit obtenir de la SI une autre mesure d’expulsion.
[23] Le demandeur fait également valoir que cette interprétation permet d’éviter toute redondance dans la réglementation. Conclure que la mesure de 2003 n’a pas épuisé son effet et reste en vigueur, explique‑t‑il, reviendrait à rendre superflu le sous-alinéa 228(1)c)(ii) du Règlement [Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227]. Ce sous-alinéa oblige la SI à prononcer une mesure d’expulsion contre l’étranger qui est rentré au Canada sans autorisation. Si l’exécution de la mesure d’expulsion n’en épuisait pas l’effet, raisonne le demandeur, il ne serait pas nécessaire d’en prendre une autre sous le régime du sous-alinéa 228(1)c)(ii) contre l’étranger antérieurement expulsé qui rentre au Canada : il suffirait de l’expulser de nouveau en vertu de la mesure déjà prononcée.
[24] La Cour suprême du Canada formule la règle suivante aux pages 408 et 409 de l’arrêt Fonds de développement économique local c. Canadian Pickles Corp., [1991] 3 R.C.S. 388 :
C’est un principe d’interprétation législative qu’il faut donner un sens à chaque terme d’une loi : [traduction] « Une interprétation qui laisserait sans effet une partie des termes employés dans une loi sera normalement rejetée » (Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), à la p. 36).
[25] Le demandeur ajoute que la jurisprudence de notre Cour, de la Cour d’appel fédérale et de la Section d’appel de l’immigration à la CISR [Commission de l’immigration et du statut de réfugié] abonde dans son sens. Voir Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 739 (1re inst.) (QL); Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] A.C.F. no 535 (C.A.) (QL); Huang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CanLII 75580 (C.I.S.R.); Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 C.F. 185 (1re inst.); et Saprai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 273 (1re inst.) (QL).
Le défendeur
[26] Le défendeur soutient que la mesure de 2003 est encore en vigueur, de sorte qu’il garde le pouvoir de renvoyer le demandeur. Celui‑ci ayant reconnu la validité de cette mesure dans son exposé des faits et du droit, le contrôle judiciaire qu’il demande se trouve dépourvu de motif.
Les circonstances de la rentrée du demandeur au Canada sont inhabituelles
[27] Le demandeur est rentré au Canada en vertu d’un visa de résident temporaire après que le défendeur se soit engagé devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario à l’aider à y revenir dans le cas où l’avis de danger de 2005 serait annulé en contrôle judiciaire. N’eût été cet engagement, le défendeur n’aurait pas permis au demandeur de revenir au Canada. La mesure de 2003 reste en vigueur parce que ces circonstances sont inhabituelles.
La nature de la prohibition
[28] Le défendeur fait valoir que la présente demande est dénuée de fondement au motif que le demandeur ne sollicite pas le contrôle de la mesure de 2003. Il est vrai que notre Cour a compétence pour décerner des brefs de prérogative, mais elle ne peut prononcer aucune réparation qui n’entrerait pas dans la compétence de l’organisme dont elle contrôle la décision. Le juge Luc Martineau formule à ce propos l’observation suivante au paragraphe 11 de la décision Vickers c. Canada (Procureur général), 2002 CFPI 408 :
Conformément à ce qui a été décidé dans l’arrêt Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189, p. 224, la Cour disposant d’une demande de contrôle judiciaire ne peut exercer plus que les pouvoirs que l’office fédéral aurait pu exercer.
[29] La SI a le pouvoir de prendre des mesures d’expulsion, mais pas celui de prononcer la réparation que le demandeur sollicite, de sorte que notre Cour n’a pas non plus ce pouvoir. Le défendeur cite à l’appui de son argumentation le paragraphe 21 de l’arrêt Psychologist “Y” v. Nova Scotia Board of Examiners in Psychology, 2005 NSCA 116, 236 N.S.R. (2d) 273 (Psychologist Y), où la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse affirme ce qui suit :
[traduction] La prohibition est une mesure de réparation radicale. Il ne faut l’utiliser que dans le cas où le tribunal administratif n’a pas le pouvoir d’entreprendre (ou de poursuivre) l’examen de l’affaire portée devant lui. En outre, sauf si le dossier révèle à l’évidence un défaut de compétence ou un déni de justice naturelle, la prohibition est une mesure de réparation discrétionnaire. Comme Sara Blake l’explique à la page 200 de son ouvrage Administrative Law in Canada, Butterworths, 2001, 3e édition, il est possible de refuser de prononcer la prohibition lorsque l’existence de la compétence est discutable ou dépend de conclusions de fait qu’il reste à établir. « Il doit être évident et ne faire aucun doute, écrit‑elle, que le tribunal administratif n’a pas le pouvoir d’instruire l’affaire. » Autrement dit, pour reprendre les termes de 11 Halsbury’s Laws of England, 1955, 3e édition, page 115, on ne peut revendiquer la prohibition comme un droit que si le défaut de compétence est manifeste.
[30] S’appuyant sur la décision Sadique c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1974] 1 C.F. 719 (1re inst.), le défendeur fait valoir qu’on ne peut substituer la prohibition à un sursis ou à une injonction.
La prise d’une mesure d’expulsion et son exécution sont des opérations distinctes
[31] Le défendeur soutient également que l’exécution d’une mesure d’expulsion ne peut influer sur sa validité. Il invoque à ce propos le paragraphe 27 de la décision Kalombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 460, [2003] 4 C.F. 810, où le juge Martineau fait observer ce qui suit :
[…] la prise et la validité d’une mesure de renvoi ne dépend pas de l’intention de procéder à son exécution. La prise d’une mesure de renvoi et son caractère exécutoire ou son exécution sont deux concepts distincts qui ne sont pas interchangeables. C’est la loi qui déclenche la mesure de renvoi et celle‑ci n’est pas tributaire de l’intention.
[32] Le défendeur invoque également la décision Argueles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1477, au paragraphe 23 dans laquelle le juge Martineau propose les explications suivantes :
En l’espèce, il est important de souligner ici que la Loi ne subordonne pas la validité de la mesure de renvoi à son exécution ou à son caractère exécutoire. La Loi sépare nettement les deux processus (Kalombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 615 (C.F. 1re inst.) (QL); Nguyen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.), aux pp. 708-9). Lorsque le tribunal a pris une mesure de renvoi, la question de savoir quand et où la personne visée sera renvoyée relève entièrement du ministre (Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 74). On ne peut donc présumer, à ce stade, que la mesure d’expulsion sera exécutée par le Ministre.
[33] Le défendeur, attirant aussi l’attention de la Cour sur la décision Wajaras c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 200, soutient que la mesure de 2003 reste en vigueur bien qu’elle ait été exécutée en 2005 parce que l’exécution et la prise d’une mesure d’expulsion forment deux opérations distinctes.
L’avis de danger de 2011 a été émis à cause de la mesure de 2003
[34] Le défendeur rappelle que le délégué du ministre a émis l’avis de danger de février 2011 à cause de la mesure de 2003; le demandeur ayant qualité de réfugié au sens de la Convention, cette mesure n’est exécutoire contre lui qu’une fois émis sous le régime de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR un avis de danger portant dérogation au principe du non-refoulement. Selon le défendeur, le demandeur a convenu tacitement qu’il reste sujet au renvoi en vertu de ladite mesure.
Le retard à agir
[35] Le défendeur soutient également qu’il n’est pas permis au demandeur de former opposition à la mesure de 2003 dans la présente instance parce qu’il a déjà eu plusieurs occasions de le faire mais n’en a saisi aucune. Le demandeur aurait pu soulever la question de la validité de la mesure de 2003 lorsqu’il a été mis en détention à son retour au Canada en février 2009, ou encore aux audiences de contrôle des motifs de sa détention tenues en février et en avril 2009. Le défendeur fait valoir que la SI a explicitement soulevé la question du caractère exécutoire de la mesure de 2003 à l’audience de contrôle des motifs de la détention du demandeur tenue en avril 2009, lorsque le commissaire a dit ce qui suit :
[traduciton] Il est détenu en attendant son renvoi, il est encore sous le coup de la mesure de renvoi prononcée en 2003. Il était entendu que sa situation juridique serait essentiellement la même qu’au 4 décembre 2005, c’est‑à‑dire à la veille de son premier renvoi du Canada, sauf qu’à ce moment, l’avis émis sous le régime de l’alinéa 115(2)b) était applicable et a été utilisé pour justifier son renvoi.
[36] Il n’est pas permis au demandeur de former aujourd’hui opposition à la mesure de 2003, étant donné qu’il n’a pas tiré parti de cette possibilité antérieure de le faire, ni d’aucune autre pendant les deux années écoulées depuis son retour au Canada.
Ce serait un abus de procédure que de demander une nouvelle mesure
[37] Le défendeur fait en outre valoir que le demandeur affirme la nécessité de solliciter contre lui une nouvelle mesure d’expulsion alors qu’il n’a pas de statut au Canada. Selon le défendeur, ce serait un abus de procédure que de demander une nouvelle mesure d’expulsion parce que, le demandeur ayant admis la validité de la mesure de 2003 dans son exposé des faits et du droit, la prise d’une mesure d’expulsion relève maintenant de la chose jugée. Il n’y a aucun motif juridique de renvoyer l’affaire devant la SI pour qu’elle tienne une autre enquête afin de prononcer une nouvelle mesure de renvoi alors qu’il existe déjà une mesure exécutoire. Le défendeur cite à ce sujet le paragraphe 12 de la décision Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8471 (C.F. 1re inst.), où l’on peut lire ce qui suit sous la plume du juge Jean‑Eudes Dubé :
En conséquence, je dois conclure qu’en général, le principe de res judicata s’applique en droit public. Autrement, les demandeurs pourraient présenter de nouveau la même demande ad infinitum et ad nauseam, ce qui constituerait un recours abusif aux tribunaux administratifs.
[38] Le défendeur met en avant qu’il existe des motifs d’intérêt public qui légitiment l’application du principe de la chose jugée en droit de l’immigration et qu’il ne serait pas justifié dans la présente espèce de demander une nouvelle mesure d’expulsion.
La réplique du demandeur
[39] Le demandeur répond que le défendeur a dénaturé sa position sur la validité de la mesure de 2003. Ce qu’il a reconnu, explique‑t‑il, ce n’est pas que la mesure de 2003 soit valide, mais seulement qu’elle l’était au moment de sa prononciation. Il maintient son argument selon lequel cette mesure n’est plus en vigueur, ayant épuisé son effet lorsqu’il a été renvoyé le 7 décembre 2005. Il ajoute que le défendeur se trompe en définissant la question en litige dans la présente instance comme étant le contrôle de la mesure de 2003 : le demandeur prie la Cour de déclarer que l’effet de cette mesure est épuisé, et non de la contrôler telle qu’elle était au moment où elle a été prise.
[40] Le demandeur fait aussi remarquer l’absence de fondement juridique de la thèse du défendeur selon laquelle le caractère inhabituel des circonstances de son retour au Canada remédierait au défaut de compétence légale. Le défendeur n’a pas réfuté son argument selon lequel l’interprétation correcte de la Loi amène à conclure que l’effet de la mesure de 2003 est épuisé. En outre, le défendeur n’a pas établi qu’il y avait lieu de distinguer la présente espèce des précédents invoqués par le demandeur.
[41] Selon le demandeur, l’argument du défendeur fondé sur la nature de la réparation demandée constitue une manière de plus de présenter sous un faux jour la question en litige. Il se peut que la SI ne soit pas habilitée à contrôler ses propres mesures; cependant, la présente demande n’est pas dirigée contre la SI, mais contre le défendeur et l’ASFC. La question ici mise en litige n’est pas le pouvoir de contrôler la mesure en cause, mais le point de savoir si celle‑ci a encore l’effet nécessaire pour autoriser le défendeur à renvoyer le demandeur. L’arrêt Psychologist Y, précité, n’aide en rien le défendeur. Cet arrêt pose en principe que la prohibition est une réparation adéquate s’il y a défaut de compétence, ce qui, selon le demandeur, est précisément le cas pour ce qui concerne la mesure de 2003 : le défendeur n’a pas compétence pour renvoyer le demandeur, au motif que l’effet de cette mesure est épuisé; la prohibition peut donc être légitimement prononcée.
[42] Le demandeur pense comme le défendeur que l’exécution et la prise d’une mesure d’expulsion constituent des opérations distinctes. Cependant, les conclusions du défendeur sur ce point sont dénuées de pertinence, puisque le demandeur ne soutient pas que la mesure de 2003 était entachée de nullité au moment où elle a été prononcée. L’exécution n’a pas altéré la validité originelle de la mesure, mais elle en a bel et bien épuisé l’effet, de sorte que le défendeur n’a plus compétence pour renvoyer le demandeur.
[43] L’argument du défendeur selon lequel l’avis de danger de 2011 a été émis sur le fondement de la mesure de 2003 est tout simplement dépourvu de pertinence. De même, son assertion voulant que le demandeur soit sans statut au Canada est erronée : le demandeur reste en effet un réfugié au sens de la Convention.
[44] Qui plus est, les conclusions du défendeur sur le retard à agir sont contredites par la preuve. Le demandeur a avisé le défendeur de sa position touchant l’épuisement de l’effet de la mesure en question dès le 30 mai 2008, par une lettre adressée à Me Bridget O’Leary, avocate à la Section de l’immigration au ministère de la Justice, où il écrivait ce qui suit :
[traduction] Veuillez prendre acte que je conteste votre assertion selon laquelle la mesure d’expulsion de mai 2003 resterait en vigueur. Cette mesure a été exécutée au moment de l’expulsion de M. Nagalingam en 2005. Il n’y a donc pas actuellement de mesure de renvoi en vigueur.
[45] Le défendeur n’ayant rien fait pour régler cette question, il ne peut soutenir qu’un supposé retard à agir du demandeur interdirait à celui‑ci de solliciter réparation devant la Cour.
[46] S’il est vrai qu’il pourrait se révéler difficile de convaincre la SI d’examiner une nouvelle demande de mesure d’expulsion, cette question n’est pas pertinente pour le point de savoir si la mesure de 2003 confère encore compétence au défendeur pour renvoyer le demandeur. S’il y a des motifs d’intérêt public qui justifient l’application du principe de la chose jugée dans le contexte de l’immigration, le défendeur peut vraisemblablement invoquer des motifs de même nature à l’appui de la prise d’une nouvelle mesure.
[47] Enfin, fait observer le demandeur, il est vrai qu’il n’y a pas eu jusqu’à maintenant d’excès de compétence, mais sa demande a justement pour objet de prévenir un tel excès en sollicitant une ordonnance déclaratoire sur la compétence et une ordonnance de prohibition.
Le mémoire complémentaire du défendeur
La mesure d’expulsion reste exécutoire
[48] Le défendeur fait valoir dans son mémoire complémentaire que, si l’on suppose exacte l’affirmation du demandeur voulant qu’une nouvelle mesure soit nécessaire pour l’expulser, il n’a aucun moyen de renvoyer ledit demandeur, même si ce dernier reste interdit de territoire et ne conteste pas la prise de la mesure de 2003. La procédure relative à l’interdiction de territoire du demandeur est achevée et elle a été confirmée en contrôle judiciaire. Obliger le ministre à répéter cette procédure serait une perte de temps et un gaspillage de ressources. Le défendeur ajoute que l’interdiction de territoire relève de la chose jugée et que l’affirmation du demandeur selon laquelle la mesure considérée n’est plus exécutoire n’a pas de fondement législatif.
Le demandeur a reconnu que le défendeur avait le pouvoir de le renvoyer
[49] Le défendeur fait observer que lorsque le demandeur a été mis en détention à son retour du Sri Lanka, il était entendu qu’il restait interdit de territoire et sujet au renvoi. Il est vrai que le demandeur a contesté le caractère exécutoire de la mesure en question auprès du ministre, dès le 30 mai 2008 d’abord, dans sa lettre à l’avocate du ministère de la Justice, puis dans des lettres datées du 25 juin 2008 et du 2 février 2009, mais ces objections ont été formulées avant son retour au Canada. Le défendeur rappelle que le demandeur n’a pas contesté le caractère exécutoire de la mesure de 2003 aux audiences de contrôle des motifs de sa détention, ce qui laisse supposer qu’il reconnaissait ce caractère exécutoire. Si la mesure de 2003 n’avait pas été exécutoire, lesdites audiences auraient été sans objet, de sorte que le demandeur aurait dû y exprimer son opposition.
[50] Le défendeur rappelle aussi que la SI a répété à la troisième audience de contrôle des motifs de la détention du demandeur le principe sur lequel s’entendaient tous les intéressés, à savoir que le demandeur restait sous le coup de la mesure de 2003. Tous les intéressés, y compris le demandeur, prenaient pour acquis que la situation juridique de ce dernier serait la même qu’au 6 décembre 2005, date de son renvoi vers le Sri Lanka. Le demandeur n’a pas élevé d’objection contre cette affirmation. Qui plus est, le demandeur n’a pas soulevé la question du caractère exécutoire de la mesure de 2003 dans les observations qu’il a présentées au délégué du ministre chargé d’établir l’avis de danger de 2011. Cet avis se fondait sur l’aptitude du défendeur à le renvoyer en vertu de la mesure de 2003; on ne comprend donc pas pourquoi le demandeur n’a pas contesté celle‑ci à ce moment.
[51] Le demandeur a consenti, après négociation avec le ministre, aux conditions auxquelles ce dernier subordonnait sa mise en liberté. Bien qu’il en ait eu plusieurs fois l’occasion, il n’a soulevé la question de la mesure de 2003 à aucun moment des deux années écoulées depuis la fin de sa détention aux fins de l’immigration. Il s’ensuit qu’il a abandonné son droit de former opposition en vertu du principe de common law de la renonciation. Le défendeur invoque à ce propos la décision Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 R.C.F. 107, au paragraphe 213 de laquelle on peut lire les observations suivantes du juge Richard Mosley :
Le principe de common law relatif à la renonciation est décrit par le juge MacGuigan dans l’Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] 1 C.F. 103, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1986] 2 R.C.S. v. (Énergie atomique). Le juge MacGuigan a déclaré qu’en common law, même une renonciation implicite à une objection devant un arbitre dans les premières étapes suffit à invalider une objection ultérieure. Le juge MacGuigan a noté ce qui suit [à la page 113] :
La seule manière d’agir raisonnable pour une partie qui éprouve une crainte raisonnable de partialité serait d’alléguer la violation d’un principe de justice naturelle à la première occasion. En l’espèce, EACL a cité des témoins, a contre-interrogé les témoins cités par la Commission, a présenté un grand nombre d’arguments au Tribunal et a engagé des procédures devant la Division de première instance et cette Cour sans contester l’indépendance de la Commission. Bref, elle a […] implicitement renoncé à son droit de s’opposer. [Souligné dans l’original.]
[52] Il est raisonnable de penser que le demandeur aurait dû contester le fondement de sa détention au moment de son retour au Canada. Il était alors conscient du problème, comme le montrent les lettres qu’il a adressées au ministre en 2008 et au début de 2009, si bien qu’il ne peut plus maintenant soulever cette question. Le silence du demandeur valait consentement.
ANALYSE
Généralités
[53] Aucune des parties n’a pu citer de dispositions légales ni de faits de jurisprudence qui trancheraient explicitement la question dont je suis saisi.
[54] Il n’est pas contesté que la mesure de 2003 était valide au moment où elle a été prononcée et que le demandeur a été légitimement renvoyé du Canada en vertu de cette mesure. Le différend a pour objet l’état actuel de la mesure de 2003 et le point de savoir si elle peut autoriser un nouveau renvoi du demandeur. Celui‑ci soutient que, parce qu’il a été renvoyé vers le Sri Lanka en 2005 en vertu de la mesure de 2003, l’effet de cette mesure est maintenant épuisé, de sorte que le ministre ne peut le renvoyer de nouveau sans obtenir une autre mesure d’expulsion. Le défendeur affirme quant à lui que, malgré l’exécution du renvoi du demandeur en 2005, l’effet de la mesure de 2003 n’est pas épuisé. Si l’on suit cette interprétation du défendeur, le demandeur, une fois réglée la question qui a déterminé son retour au Canada, pourra être renvoyé de nouveau en vertu de la mesure de 2003.
[55] Il me paraît que le point de savoir si le ministre conserve ou non compétence pour renvoyer le demandeur en vertu de la mesure de 2003 dépend de la nature et de l’objet des mesures d’expulsion de ce genre, ainsi que du rôle qu’elles sont conçues pour jouer dans notre système d’immigration. Autrement dit, pour simplifier un peu les choses, la mesure de 2003 autorise‑t‑elle un seul renvoi, ou définit-elle le statut du demandeur et permet-elle de le renvoyer tant qu’elle n’est pas levée ou modifiée? Dans le premier cas, l’argument du demandeur selon lequel l’effet de la mesure de 2003 est maintenant épuisé me paraît présenter une certaine valeur, puisque l’acte qu’autorisait cette mesure a été accompli. Mais si la mesure de 2003 définit le statut du demandeur et autorise à le renvoyer n’importe quand sauf autre empêchement, il me semble que son effet n’est pas épuisé et que le défendeur garde compétence pour renvoyer le demandeur en sa vertu.
[56] Si le défendeur a raison et qu’une mesure de renvoi déjà exécutée continue de l’autoriser et de l’obliger à renvoyer la personne qui en fait l’objet, il s’ensuit qu’il est tenu de la renvoyer de nouveau dès son retour au Canada dans le cas où elle y reviendrait après son renvoi. Dans le même temps, il est permis au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’autoriser le retour au Canada de personnes ayant fait l’objet d’une mesure de renvoi, lesquelles, bien qu’autorisées à revenir, risqueraient dans cette hypothèse un nouveau renvoi. Il me paraît tout simplement illogique qu’un ministre puisse autoriser une personne à rentrer au Canada alors qu’un autre ministre est simultanément obligé de l’en renvoyer.
[57] On pourrait songer à interpréter l’autorisation de revenir au Canada comme comportant un sursis implicite à l’expulsion. Cependant, cette manière de voir ne règle pas le problème de la redondance potentielle que le demandeur a relevée dans ses conclusions. Selon le sous‑alinéa 228(1)c)(ii) du Règlement, la SI est tenue de prendre une mesure d’expulsion contre l’étranger qui revient au Canada sans autorisation. Si le défendeur avait raison d’affirmer qu’une mesure de renvoi autorise plusieurs renvois, il serait superflu de prescrire la prise d’une deuxième mesure d’expulsion sous le régime du sous-alinéa 228(1)c)(ii). Ainsi que la Cour suprême du Canada l’explique à la page 408 de l’arrêt Fonds de développement économique local c. Canadian Pickles Corp., [1991] 3 R.C.S. 388 [précité] :
C’est un principe d’interprétation législative qu’il faut donner un sens à chaque terme d’une loi : [traduction] « Une interprétation qui laisserait sans effet une partie des termes employés dans une loi sera normalement rejetée » […]
Le demandeur
[60] Le demandeur soutient que la mesure d’expulsion en vertu de laquelle on l’a renvoyé du Canada en 2005 n’est plus en vigueur, de sorte qu’elle ne peut autoriser le ministre à l’en renvoyer de nouveau. Il fait valoir que les précédents qu’il cite au paragraphe 9 de son exposé des faits et du droit montrent que, une fois exécutée, la mesure d’expulsion perd son effet. Il invoque ainsi les arrêts Ramkissoon c. Le ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 290 (C.A.); Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] A.C.F. no 535 (C.A.) (QL) [précité]; les décisions Saprai, précitée; Bhawan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] A.C.F. no 573 (1re inst.) (QL); Raza, précitée; et Huang, également précitée.
[61] Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt Ramkissoon c. Le ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration, [1978] 2 C.F. 290 (C.A.) [précité], on avait prononcé le 14 février 1974 l’expulsion de l’appelant vers Trinité au motif qu’il avait été déclaré coupable d’une infraction criminelle. Il a quitté le Canada de sa propre initiative et y est revenu le 13 mars 1976, sans en aviser le ministre. Il a recouru contre cette première mesure d’expulsion devant la Commission d’appel de l’immigration (la CAI), qui a instruit son recours le 17 novembre 1975, avant son retour au Canada. On a ensuite prononcé une seconde mesure d’expulsion contre l’appelant au motif que, après avoir fait l’objet d’une première mesure de cette nature, il était revenu au Canada sans s’être assuré le consentement du ministre ni avoir obtenu gain de cause en un recours contre cette première mesure.
[62] La question portée devant la Cour d’appel fédérale était le point de savoir si le départ volontaire de l’appelant du Canada valait exécution de sa mesure d’expulsion, de sorte que la CAI n’avait plus compétence pour entendre un recours contre cette mesure. La Cour d’appel fédérale a affirmé que la définition du terme « transport » (removal) de la Loi sur l’immigration de 1952, S.C. 1952, ch. 42 (la Loi de 1952), était assez large pour inclure un départ volontaire. Chose plus importante aux fins de la présente instance, elle a aussi conclu que l’exécution de la mesure d’expulsion privait l’appelant de toute qualité pour recourir contre cette mesure.
[63] Je crois comprendre que le demandeur essaie d’utiliser cet arrêt pour démontrer que, comme la CAI n’avait plus compétence pour entendre un recours contre la mesure d’expulsion en cause, l’exécution de celle‑ci devait l’avoir dépouillée entièrement de son effet juridique. Ramkissoon a soutenu qu’il n’avait pas exécuté la mesure dont il était frappé, si bien que la CAI avait compétence pour instruire son recours; la mesure n’ayant pas été exécutée, raisonnait‑il, son effet n’était pas épuisé et il en découlait toujours pour lui un droit de recours. La Cour d’appel fédérale a tiré la conclusion suivante [à la page 294] :
[…] son départ volontaire du Canada a eu comme effet juridique de le priver de son droit d’interjeter appel contre la première ordonnance d’expulsion en vertu de la compétence d’équité de la Commission prévue à l’article 15.
[64] La Cour d’appel fédérale a également conclu que, en vertu de l’article 15 [mod. par S.C 1973-74, ch. 27, art. 6] de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration, S.R.C. 1970, ch. I‑3, la CAI avait compétence pour prononcer l’annulation, ou un sursis à l’exécution, d’une mesure d’expulsion qui restait en vigueur et n’avait pas encore été exécutée. Elle ajoutait ce qui suit [à la page 294] :
Nulle part dans les dispositions de l’article 15 il n’est accordé à la Commission le pouvoir de prendre des mesures lorsque l’ordonnance d’expulsion a été exécutée. Tous les pouvoirs accordés à la Commission en vertu de l’article 15 se rapportent à des mesures possibles avant l’exécution de l’ordonnance d’expulsion. [Souligné dans l’original.]
[65] L’arrêt Ramkissoon, je suis d’accord avec le demandeur, semble indiquer que, une fois accompli l’acte visé par la mesure de renvoi, l’effet de cette dernière est épuisé. Dans le cas contraire, la CAI aurait eu compétence pour entendre le recours de Ramkissoon. En exécutant la mesure de renvoi qui le frappait, Ramkissoon en a épuisé l’effet et s’est privé du droit de recours découlant d’une mesure non exécutée.
[66] Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] A.C.F. no 535 (C.A.) (QL) [précité], l’appelant avait sollicité un bref de mandamus obligeant l’intimé à tenir, sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976, L.R.C. (1985), ch. I‑2 [Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52], une enquête où il pourrait revendiquer le statut de réfugié. Il avait aussi demandé une injonction interdisant à l’intimé de l’expulser, mais avait retiré cette requête à l’instruction. Sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976, la personne qui rentrait au Canada après qu’une mesure de renvoi eut été exécutée contre elle ne pouvait revendiquer le statut de réfugié que dans le cadre d’une enquête. Mercier soutenait que, en quittant le Canada de sa propre initiative, il avait exécuté la mesure d’expulsion qui le frappait et avait donc droit à une enquête où il pourrait revendiquer la qualité de réfugié.
[67] Comme il avait exécuté la mesure d’expulsion, raisonnait Mercier, son effet était épuisé. La Cour d’appel fédérale a refusé d’examiner cette question au motif qu’elle était soulevée pour la première fois en appel et dépendait d’une allégation de fait qui n’avait pas été formulée devant la Section de première instance. Par conséquent, je ne puis dire que cet arrêt étaye la thèse que le demandeur défend devant moi.
[68] Dans l’affaire ayant donné lieu à la décision Mercier c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 739 (1re inst.) (QL) [précitée], une mesure d’expulsion avait été prononcée contre le demandeur (le même Mercier que ci‑dessus) le 17 novembre 1982 au motif de ses activités criminelles. Pendant que cette mesure était en vigueur, il était parti séjourner dans son pays d’origine (Haïti), puis était revenu au Canada. Il a avancé dans cette instance un moyen semblable à celui qu’il avait fait valoir devant la Cour d’appel fédérale (voir Mercier, précité), arguant qu’il avait exécuté de sa propre initiative la mesure dont il était frappé et qu’il avait par conséquent droit à une nouvelle enquête sous le régime du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration de 1976.
[69] Le juge Joyal a conclu que Mercier n’avait pas obtenu ni demandé l’autorisation prévue à l’article 54 de la Loi sur l’immigration de 1976 avant de partir pour Haïti, de sorte que son départ ne valait pas exécution de la mesure qui le frappait. Celle‑ci, n’ayant pas été exécutée, restait en vigueur et lui interdisait de revendiquer de nouveau le statut de réfugié.
[70] Le juge Joyal a aussi fait observer que l’argument de l’avocat selon lequel la mesure, ayant été exécutée, n’était plus valide, avait « une certaine logique ». Tant que la mesure en cause dans l’affaire Mercier restait en vigueur, il était permis au demandeur de recourir devant la CAI. Le juge Joyal a conclu en fin de compte que Mercier n’avait pas exécuté la mesure et qu’elle restait donc en vigueur.
[71] Le demandeur dans la décision Saprai, précitée, avait été frappé d’une mesure d’expulsion en 1977, sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1952. Mais bien que cette mesure d’expulsion ait été prononcée en vertu de la Loi de 1952, les dispositions transitoires de la Loi sur l’immigration de 1976 la faisaient passer sous le nouveau régime, de sorte qu’elle relevait des dispositions d’exécution de cette dernière loi. Saprai avait été avisé le 24 février 1986 qu’il serait renvoyé vers New Delhi. Il soutenait qu’il avait exécuté lui-même la mesure d’expulsion en quittant le Canada de sa propre initiative le 6 mars de la même année.
[72] Saprai demandait une injonction interdisant au défendeur de le renvoyer, au motif qu’il avait exécuté de sa propre initiative la mesure qui le frappait et en avait ainsi épuisé l’effet. La Cour a conclu que, comme il n’avait pas obtenu l’autorisation de partir, il ne pouvait avoir exécuté cette mesure. La mesure de renvoi, n’ayant pas été exécutée, autorisait le défendeur à renvoyer Saprai du Canada, de sorte qu’il était impossible d’interdire audit défendeur de le mettre en détention et de le renvoyer.
[73] Cette décision établit sans ambiguïté qu’une mesure de renvoi non exécutée reste en vigueur; elle semble aussi indiquer implicitement que l’effet d’une telle mesure est épuisé une fois qu’elle a été exécutée.
[74] On retrouve dans la décision Bhawan, précitée, une situation de fait semblable à celles des affaires examinées plus haut : un demandeur faisant l’objet d’une mesure d’expulsion quitte le Canada de sa propre initiative, puis y revient et soutient que, en partant ainsi, il a exécuté cette mesure. En l’occurrence, toutefois, le demandeur affirmait que, comme il avait exécuté la mesure d’expulsion, le ministre ne pouvait l’expulser sans en prendre une autre. La Cour est restée muette sur la nécessité d’une deuxième mesure d’expulsion pour renvoyer le demandeur. Elle a plutôt suivi la décision Mercier, selon laquelle le départ volontaire ne vaut exécution d’une mesure d’expulsion que s’il est autorisé par le ministre. Pas plus que le demandeur dans la décision Mercier, Bhawan n’avait demandé l’autorisation du ministre avant de partir, de sorte qu’il ne pouvait être dit avoir exécuté la mesure d’expulsion. Celle‑ci, n’ayant pas été exécutée, restait en vigueur.
[75] Dans la décision Raza, précitée, le demandeur contestait la décision d’un agent d’immigration selon laquelle il n’avait pas exécuté la mesure d’expulsion dont il faisait l’objet au motif qu’il était parti sans avoir reçu l’autorisation du ministre. La Cour, se fondant sur la décision Mercier et l’arrêt Ramkissoon, a confirmé cette décision de l’agent d’immigration. Par conséquent, la mesure d’expulsion restait en vigueur, et il était interdit au demandeur de revendiquer le statut de réfugié.
[76] Les appelants dans la décision Huang, précitée, contestaient une mesure d’exclusion prise contre eux par un commissaire de la SI au motif qu’ils étaient interdits de territoire pour fausses déclarations sous le régime du paragraphe 40(1) de la Loi. Ils fondaient leur recours principalement sur des motifs d’ordre humanitaire, mais la question de l’exécution de la mesure d’exclusion s’est aussi posée. Il est apparu à l’audience qu’ils étaient partis en Chine pour y séjourner un mois et ensuite revenir au Canada. C’est avant leur départ qu’ils avaient formé le recours contre la mesure d’exclusion les frappant. La CAI a conclu que les appelants n’avaient pas eu l’intention de renoncer à leur droit de recours. Elle a aussi conclu que, comme le recours n’avait pas donné lieu à une décision finale au moment de leur départ du Canada, les mesures d’exclusion n’étaient pas alors en vigueur. Par conséquent, ils ne pouvaient avoir exécuté ces mesures et avoir perdu leur droit de recours devant la SAI.
[77] On ne voit pas très bien en quoi la décision Huang s’appliquerait à la présente instance. La mesure d’exclusion n’a été en vigueur à aucun moment de cette affaire, du fait du recours exercé devant la SAI. Et comme les appelants ont en fin de compte obtenu gain de cause, cette mesure n’a jamais pris effet contre eux, si bien que la question de l’incidence de l’exécution sur la validité de ladite mesure ne s’est pas posée.
[78] Il semble qu’on puisse déduire des affaires examinées plus haut que, tant qu’une mesure de renvoi non exécutée reste en vigueur, le défendeur conserve le pouvoir de renvoyer la personne qui en fait l’objet, et que tout droit de recours découlant d’une mesure de renvoi exécutoire ne subsiste qu’aussi longtemps que dure l’effet de celle‑ci. En outre, l’arrêt Ramkissoon pose en principe que, dans le cas où le droit de recours dépend d’une mesure de renvoi exécutoire, ce droit est perdu une fois que ladite mesure est exécutée. Le demandeur soutient que cette jurisprudence démontre qu’une mesure de renvoi exécutée n’est plus valide. À mon avis, bien que ces décisions n’établissent pas directement la thèse du demandeur, le raisonnement qui leur est sous-jacent donne à penser que l’effet d’une mesure de renvoi n’est pas perpétuel. La jurisprudence semble donc poser au moins implicitement que, la mesure de renvoi une fois exécutée, son effet est épuisé.
[79] Le défendeur rappelle la conclusion de principe de la décision Kalombo, précitée, selon laquelle la prise et l’exécution d’une mesure d’expulsion forment deux opérations distinctes. Comme il s’agit là de deux opérations distinctes, raisonne‑t‑il, l’exécution de la mesure de 2003 n’a pas influé sur son effet, si bien que cette mesure autorise toujours le renvoi du demandeur.
[80] Le demandeur dans la décision Kalombo était un réfugié au sens de la Convention originaire de la République démocratique du Congo (la RDC), déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles et sur qui on avait recommandé la tenue d’une enquête sous le régime de l’alinéa 27(1)d) de la Loi sur l’immigration de 1976, [L.R.C. (1985), ch. I-2] modifiée par L.C. 1992, ch. 47, article 78. Après cette enquête, la SI a prononcé contre lui une mesure de renvoi, qu’il a contestée devant la SAI. Kalombo a soutenu devant celle‑ci que cette mesure était invalide et qu’il devait être sursis à son exécution, au motif que le ministre avait institué un moratoire sur les renvois vers la RDC.
[81] À l’issue du recours, la SAI a conclu que la mesure d’expulsion frappant Kalombo était valide et que la décision de l’exécuter ou non relevait du pouvoir discrétionnaire du ministre. Que ce dernier ne souhaitait pas exécuter la mesure ne changeait rien au fait de sa validité en droit. En contrôle judiciaire, Kalombo a de nouveau contesté la validité de la mesure d’expulsion prononcée contre lui, arguant encore une fois que celle‑ci était invalide puisque le ministre n’avait pas l’intention de le renvoyer.
[82] Le juge Martineau a rejeté la thèse du demandeur et conclu que la mesure d’expulsion découlait de l’application de la loi. « [L]a Loi ne subordonne pas la validité de la mesure de renvoi à son exécution ou à son caractère exécutoire », a‑t‑il fait observer [au paragraphe 24], avant d’ajouter que le point de savoir vers quel pays l’intéressé sera renvoyé relève de la décision du ministre. Voir Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.
[83] Selon mon interprétation, cette décision ne dit pas que l’exécution d’une mesure de renvoi n’ait pas d’incidence sur la continuation de son effet juridique. Comme le demandeur de la décision Kalombo n’avait pas encore été renvoyé du Canada, la Cour n’a pas tranché la question de savoir si l’exécution d’une mesure de renvoi influe sur la subsistance du pouvoir de renvoyer l’intéressé.
[84] Je pense en outre que la décision Kalombo a pour objet l’effet des dispositions administratives préalables au renvoi, notamment de l’intention du défendeur d’exécuter ou non celui‑ci, sur la validité de la mesure. C’est‑à‑dire que la décision Kalombo pose en principe que la mesure de renvoi est valide même si le défendeur n’a pas l’intention de l’exécuter. Mais cette décision, à mon sens, reste muette sur le point de savoir si l’exécution du renvoi, de l’acte prescrit par la mesure, épuise le pouvoir du défendeur de renvoyer l’intéressé du Canada dans le cadre de cette mesure.
[85] Argueles, précitée, est une autre décision où l’on a examiné l’effet des dispositions administratives sur la validité des mesures de renvoi. Argueles demandait le contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion prononcée contre lui par la SI au motif de son interdiction de territoire sous le régime de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Cette mesure prévoyait son renvoi vers Cuba, son pays natal, où il craignait d’être persécuté en raison de ses activités politiques. En contrôle judiciaire, Argueles a soutenu que la mesure d’expulsion le frappant avait été prononcée en violation des droits que lui garantissait la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendix II, no 44]] et que l’article 36 de la LIPR était inconstitutionnel au motif qu’il enfreignait ladite Charte. Dans ses motifs [au paragraphe 23], le juge Martineau cite la décision Kalombo, précitée, à l’appui du principe suivant :
Lorsque le tribunal a pris une mesure de renvoi, la question de savoir quand et où la personne visée sera renvoyée relève entièrement du ministre […]
[86] Le juge Martineau a ensuite examiné les procédures prévues pour l’évaluation avant le renvoi des risques auxquels serait exposée la personne frappée d’une telle mesure, ainsi que la possibilité de dispense y afférente pour motifs d’ordre humanitaire. Il a en fin de compte rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que la mesure considérée ne violait pas les droits garantis par la Charte au demandeur.
[87] Comme Kalombo, la décision Argueles me paraît avoir pour objet l’effet des procédures administratives préalables au renvoi sur le caractère exécutoire des mesures de renvoi. Rappelons à ce sujet la conclusion formulée par le juge Martineau dans la décision Argueles [au paragraphe 22] : « je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire [de la mesure d’expulsion] est prématurée ». La contestation du demandeur était prématurée parce que le cadre qui convenait pour faire valoir les droits garantis par la Charte était une demande de contrôle du choix du pays vers lequel il devait être expulsé, et non de la validité de la mesure même. Il se pouvait que l’expulsion du demandeur vers un pays où il courait des risques viole les droits que lui garantissait la Charte, mais il n’en allait pas ainsi pour la décision de l’expulser. Qui plus est, comme dans la décision Kalombo, la mesure de renvoi frappant le demandeur n’avait pas encore été exécutée, si bien que la Cour n’a pas eu à trancher la question de savoir si l’exécution d’une telle mesure épuise l’effet juridique par lequel elle autorise le ministre à renvoyer l’intéressé.
[88] Le demandeur dans la décision Wajaras, précitée, était citoyen soudanais et avait qualité de réfugié au sens de la Convention dans notre pays. Après avoir vécu un certain temps au Canada, il avait commis plusieurs crimes qui avaient entraîné la tenue d’une enquête et l’émission d’un avis de danger. Pendant la procédure relative à l’interdiction de territoire, un délégué du ministre avait conclu qu’il ne constituait pas un danger pour le public au Canada. La SI avait ensuite prononcé son interdiction de territoire canadien pour grande criminalité et pris contre lui une mesure d’expulsion. Wajaras a demandé le contrôle judiciaire de cette mesure d’expulsion, soutenant que c’était un abus de procédure de la part du défendeur que d’essayer d’obtenir une telle mesure dans le cadre de la procédure relative à l’interdiction de territoire alors que le principe du non-refoulement lui interdisait de le renvoyer. Wajaras attirait l’attention sur le fait que la mesure d’expulsion lui avait fait perdre sa qualité de résident permanent au Canada.
[89] Le juge Barnes a conclu que le défendeur n’avait pas commis d’abus de procédure en demandant une mesure d’expulsion contre Wajaras, même si cette mesure ne pouvait être exécutée. Chose plus importante pour ce qui concerne la présente instance, le juge Barnes, se fondant sur les décisions Argueles et Kalombo, précitées, a formulé la conclusion suivante au paragraphe 13 de ses motifs (Wajaras, précitée) :
La décision Kalombo a été suivie dans la décision Argueles où la Cour a convenu que la validité d’une mesure de renvoi n’est pas subordonnée à son caractère exécutoire (voir le paragraphe 23). De façon semblable, la validité de la mesure de renvoi prise contre M. Wajaras n’est pas subordonnée à la question de savoir si la mesure pourra un jour être exécutée. En plaidant que le ministre aurait dû mettre fin à la procédure relative à l’interdiction de territoire dès qu’il avait conclu que M. Wajaras ne constituait pas un danger pour le public au Canada, M. Wajaras tente en fait de lier les deux questions. Il n’existe aucun fondement juridique pour un tel argument et la Commission était justifiée de le rejeter.
[90] Tout comme les décisions Kalombo et Argueles, la décision Wajaras me paraît concerner le rapport entre la validité de la mesure de renvoi et une procédure différente, de caractère administratif. Il s’agissait manifestement dans la décision Wajaras d’une opération distincte qu’il fallait accomplir avant de pouvoir renvoyer le demandeur. L’avis de danger que le délégué était chargé d’établir relevait d’une procédure à part, assortie de droits procéduraux déterminés. La décision Wajaras témoigne du souci de la Cour d’empêcher les procédures accessoires à l’objet de la mesure de renvoi d’influer sur la validité de cette mesure.
[91] Dans la décision Wajaras, l’acte sur lequel le demandeur se fondait pour contester la validité de la mesure de renvoi ne dépendait pas de cette dernière. Ce qui rendait nécessaire la conclusion sur le danger était le principe du non-refoulement. De même, le moratoire institué par le défendeur sur les renvois vers la RDC dans l’affaire Kalombo découlait aussi du principe du non‑refoulement. Dans la décision Argueles, c’était la protection garantie par la Charte qui faisait obstacle au renvoi. Le dénominateur commun de ces décisions, à mon sens, est le principe que les conditions distinctes de l’acte visé par la mesure n’ont pas d’effet sur la validité sous-jacente de celle‑ci.
[92] Considérées ensemble, les décisions Argueles, Kalombo et Wajaras me paraissent établir l’existence d’une importante distinction entre les procédures administratives préalables au renvoi et le renvoi lui-même. S’il est vrai que les opérations qui mènent au renvoi sont nécessaires et importantes et peuvent mettre en jeu les droits de l’intéressé, elles sont subordonnées à la validité de la mesure de renvoi. Le renvoi est l’acte autorisé et prescrit par la mesure, tandis que les procédures administratives préalables au renvoi ne sont nécessaires que par voie de conséquence; elles sont requises pour l’accomplissement de l’acte autorisé et prescrit par la mesure de renvoi, mais elles ne sont pas cet acte.
[93] Dans la présente espèce, l’argument du défendeur fondé sur les décisions Kalombo, Argueles et Wajaras ne me semble pas probant. Comme je le disais plus haut, ces décisions portent toutes sur des dispositions administratives préalables au renvoi.
[94] Le défendeur soutient que, même s’il a renvoyé le demandeur une fois en vertu de la mesure de 2003, cette même mesure l’autorise à le renvoyer de nouveau. Or, selon mon interprétation, les décisions Kalombo, Argueles et Wajaras n’établissent pas que l’exécution de l’acte visé par la mesure de renvoi (c’est‑à‑dire le renvoi) soit sans incidence sur la validité de cette mesure.
La réparation
[95] Si les observations qui précèdent sont exactes et que la mesure de 2003 n’autorise plus le défendeur à renvoyer le demandeur du Canada, la question se pose de savoir quelle est la réparation qu’il convient de prononcer dans la présente instance. Dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, le demandeur sollicite :
[traduction] une ordonnance déclarant nulle et de nul effet la mesure de renvoi du 28 mai 2003 et interdisant [au défendeur] de renvoyer le demandeur du Canada.
[96] Le défendeur soutient, se fondant sur la décision Vickers, précitée, que la prohibition ne serait pas une réparation légitime au motif que la SI ne peut rendre d’ordonnances de cette nature. On lit ce qui suit au paragraphe 11 de la décision Vickers, sous la plume du juge Martineau :
Conformément à ce qui a été décidé dans l’arrêt Thibaudeau c. <I>M.R.N.</I>, [1994] 2 C.F. 189, p. 224, la Cour disposant d’une demande de contrôle judiciaire ne peut exercer plus que les pouvoirs que l’office fédéral aurait pu exercer. En l’occurrence, le vice-président de la Commission pouvait soit accorder, soit refuser la permission d’en appeler en vertu du paragraphe 83(2) du Régime. Donc, la Cour en l’espèce ne peut accorder la pension d’invalidité à la demanderesse et ne peut qu’infirmer la décision de la Commission et renvoyer le dossier pour un nouvel examen.
[97] Il se peut que la SI ne soit pas habilitée à rendre d’ordonnances de prohibition contre ses propres mesures, mais il ne faut pas en conclure selon moi que la prohibition n’est pas une réparation possible dans les cas qui s’y prêtent. Rappelons le passage cité à ce propos par le défendeur :
[traduction] La prohibition est une mesure de réparation radicale. Il ne faut l’utiliser que dans le cas où le tribunal administratif n’a pas le pouvoir d’entreprendre (ou de poursuivre) l’examen de l’affaire portée devant lui. En outre, sauf si le dossier révèle à l’évidence un défaut de compétence ou un déni de justice naturelle, la prohibition est une mesure de réparation discrétionnaire.
[98] Si la Cour acceptait l’argument du défendeur, le demandeur se trouverait privé de tout moyen de contester l’exercice illégitime du pouvoir conféré audit défendeur relativement aux mesures de renvoi. À mon sens, il ne peut en être ainsi.
[99] Cela dit, pourtant, j’estime que la réparation sollicitée par le demandeur a une portée trop large. Ce que le demandeur conteste ici, ce n’est pas la validité de la mesure de renvoi, mais le fait qu’elle autoriserait aujourd’hui le défendeur à le renvoyer une seconde fois. Déclarer la mesure de 2003 entièrement nulle reviendrait à accorder au demandeur plus qu’il n’est nécessaire pour assurer le respect de ses droits tels qu’établis dans la présente instance.
[100] La validité de la mesure de 2003 n’est pas contestée : le demandeur l’a admise dans ses conclusions. La réparation que la Cour prononcera devrait s’accorder avec les faits de l’espèce, y compris la validité de la mesure de 2003.
[101] Le demandeur prie aussi la Cour de prononcer une ordonnance « interdisant [au défendeur] de [le] renvoyer […] du Canada ». Cette mesure de réparation me paraît aussi de portée trop large.
[102] La réparation qui me semble ici la plus appropriée est une conclusion déclaratoire de notre Cour selon laquelle la mesure de 2003 n’autorise pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur du Canada et une ordonnance de prohibition lui interdisant d’utiliser ladite mesure à cette fin. Je rappelle à ce propos la conclusion de principe formulée par la Cour suprême du Canada au paragraphe 46 de l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44 :
Un tribunal peut, à juste titre, prononcer un jugement déclaratoire dans la mesure où il a compétence sur l’objet du litige, où la question dont il est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique, et où la personne qui la soulève a véritablement intérêt à la soulever. C’est le cas en l’espèce.
[103] La compétence de notre Cour sur la question en litige dans la présente instance lui est conférée par le paragraphe 18(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, ainsi libellé :
18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour: a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral; b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afind’obtenir réparation de la part d’un office fédéral. |
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La renonciation et le consentement
[104] Le défendeur soutient dans ses conclusions que les circonstances du retour du demandeur au Canada en 2009 présentent un caractère inhabituel qui influe sur le point de savoir si la mesure de 2003 reste valide. Il ajoute qu’il était entendu entre tous les intéressés que le demandeur serait après son retour dans la même situation que celle où il était immédiatement avant son renvoi en 2005. Les parties avaient convenu, explique le défendeur, que le renvoi de 2005 n’aurait pas d’effet sur la subsistance du caractère exécutoire de la mesure de 2003. Le défendeur affirme en outre que, comme le demandeur n’a pas contesté la validité de la mesure de 2003 auparavant (par exemple aux audiences de contrôle des motifs de sa détention), il ne lui est pas permis de mettre maintenant cette validité en discussion.
[105] Tous ces arguments se fondent sur le postulat implicite que le pouvoir du défendeur de renvoyer le demandeur pourrait d’une quelconque manière être élargi par le consentement des parties ou une renonciation au droit de former opposition. Or le pouvoir qu’a le défendeur de renvoyer qui que ce soit du Canada lui est conféré par la Loi et le Règlement, et il ne me semble pas que ce pouvoir, ainsi conféré, puisse être étendu par voie de consentement des parties.
[106] De plus, je vois mal comment la personne faisant l’objet d’une mesure d’expulsion pourrait d’une manière ou d’une autre légitimer un deuxième renvoi en s’abstenant simplement de soulever la question dès que possible. Il s’ensuivrait que, bien que la LIPR n’autorise qu’un seul renvoi, l’absence d’opposition formée en temps opportun élargirait on ne sait trop comment les pouvoirs que la Loi confère au défendeur. Or, à mon avis, le point de savoir si l’intéressé conteste ou non le pouvoir du défendeur ne peut changer la portée de ce pouvoir.
[107] En outre, je ne suis pas convaincu que le demandeur, à son retour au Canada en 2009, croyait que la mesure de 2003 pouvait encore être invoquée pour l’expulser. Le demandeur a déposé la présente demande le 14 mars 2011, soit quatre jours seulement après avoir reçu avis (le 10 du même mois) que l’ASFC prévoyait de le renvoyer en vertu de la mesure de 2003.
L’avis de danger
[109] Le défendeur fait également valoir qu’il a demandé l’avis de danger de 2011 sur le fondement de la mesure de 2003 et que, en l’absence d’une conclusion d’interdiction de territoire, il n’y a pas lieu de demander un avis de danger. Il se peut que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ait demandé l’avis de danger de 2011 parce qu’il estimait que la mesure de 2003 restait en vigueur. Cependant, je ne vois aucun fondement juridique à cet argument. Comme je le faisais remarquer plus haut, la jurisprudence citée par le défendeur établit que les procédures administratives préalables au renvoi et la validité de la mesure de renvoi sous‑jacente forment deux questions distinctes.
[110] La présente espèce est analogue à l’affaire examinée dans la décision Wajaras, précitée, où le juge Barnes a conclu que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration n’avait pas commis d’abus de procédure en demandant une mesure d’expulsion dans le cadre de la procédure relative à l’interdiction de territoire, même si un délégué de ce ministre avait constaté que Wajaras ne constituait pas un danger pour le public. Le juge Barnes a conclu que les deux procédures étaient distinctes et a rejeté l’argument selon lequel il aurait fallu mettre fin à la procédure relative à l’interdiction de territoire dès que le délégué avait constaté que Wajaras ne constituait pas un danger pour le public. De même, la validité fondamentale de la mesure de 2003 ne dépend pas ni ne peut dépendre du point de savoir où en est le demandeur dans la procédure prévue à l’article 115.
L’abus de procédure
[111] Le défendeur affirme également que le fait de déclarer la mesure de 2003 invalide et de l’obliger à demander une nouvelle mesure d’expulsion constituerait un abus de procédure. Vu les faits et les motifs exposés plus haut, il ne me paraît pas fondé en ce moyen.
Le demandeur a reconnu la validité de la mesure de 2003
[112] Le défendeur allègue aussi que le demandeur a admis la validité de la mesure de 2003. Cet argument n’est pas convaincant en fait : le demandeur a seulement admis que la mesure de 2003 était valide au moment où elle a été prononcée. La question en litige dans la présente instance est le point de savoir si la mesure de 2003 reste valide et continue d’autoriser le défendeur à renvoyer le demandeur. En outre, même si le demandeur a reconnu la validité de la mesure de 2003, je ne vois pas comment le pouvoir du défendeur de renvoyer le demandeur pourrait être élargi par voie de consentement.
La demande d’une nouvelle mesure serait une perte de temps et d’argent
L’absence de moyens de renvoi
[114] Enfin, le défendeur soutient que, comme la conclusion d’interdiction de territoire prononcée en 2003 reste valable et a été confirmée en contrôle judiciaire, la Cour, en décidant que l’effet de la mesure de 2003 est épuisé, le laisserait sans moyens de renvoyer le demandeur, la SI ne pouvant le déclarer de nouveau interdit de territoire. Il me paraît quelque peu contradictoire de la part du défendeur de faire valoir d’une part que la demande d’une nouvelle mesure constituerait une perte de temps et un gaspillage de ressources, et d’alléguer d’autre part qu’il ne lui resterait plus de moyens de renvoyer le demandeur. Quoi qu’il en soit, la situation soumise à l’examen de la Cour a pour cause l’engagement pris par le défendeur devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario en 2005 de permettre le retour du demandeur au Canada. Le défendeur a fait le choix stratégique de régler le cas du demandeur d’une manière déterminée. Je ne pense pas que la Cour puisse fonder son appréciation de l’état actuel de la mesure de 2003 sur le fait que les conséquences de ce choix ne sont pas celles que prévoyait le défendeur. Il faut postuler que ce dernier connaissait la loi au moment où il a arrêté ce choix.
JUGEMENT
LA COUR STATUE COMME SUIT :
1. La demande de contrôle judiciaire est partiellement accueillie. La Cour déclare que la mesure d’expulsion en date du 28 mai 2003, bien qu’elle était valide au moment de sa prononciation, a maintenant été exécutée, et que son effet s’en trouve épuisé. En conséquence, cette mesure n’autorise pas le défendeur à renvoyer de nouveau le demandeur du Canada, et la Cour lui interdit de l’utiliser à cette fin.
2. Il n’y a pas de question à certifier.