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IMM-9571-03

2004 CF 853

Bachan Singh Sogi (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Simpson--Toronto, 20 mai; Ottawa, 11 juin 2004.

Citoyenneté et Immigration -- Exclusion et renvoi -- Personnes interdites de territoire -- Contrôle judiciaire du rejet par le représentant du ministre d'une demande de protection présentée conformément à l'art. 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés -- Demandeur déclaré interdit de territoire pour des raisons de sécurité parce que membre d'une organisation terroriste -- L'examen des risques avant renvoi a conclu que le demandeur risquait d'être torturé s'il était expulsé -- L'évaluation des restrictions établissait que le demandeur représentait un danger actuel et futur pour la sécurité du Canada -- Le représentant du ministre a mis en balance ces deux évaluations et il a décidé d'expulser le demandeur -- La C.S.C. a conclu dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) que la décision d'expulser une personne vers un pays où elle risque d'être torturée doit être le résultat d'une mise en balance du risque couru par l'individu et de la menace contre le Canada -- Possibilité d'expulser légalement une personne vers un pays où elle risque la torture, dans des circonstances exceptionnelles -- En l'espèce, le représentant a pris la décision d'expulser le demandeur sans prendre en considération les solutions de rechange qu'il proposait, comme il aurait dû le faire -- Décision manifestement déraisonnable -- De plus, la décision d'expulsion ne définit pas la menace à la sécurité nationale et n'explique pas adéquatement en quoi elle consiste -- Cela constitue aussi une erreur susceptible de révision -- Demande ajournée en attendant la révision de la décision.

Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision d'un représentant du ministre rejetant la demande présentée par le demandeur pour obtenir la protection conformément à l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Le demandeur a demandé le statut de réfugié à son arrivée au Canada en mai 2001, mais il a fait l'objet du rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR et ce rapport a mené à l'enquête prévue au paragraphe 44(2) de la LIPR. Par après, on a conclu qu'il était interdit de territoire au motif qu'il était membre d'une organisation terroriste sikhe (Babbar Khalsa International). Un examen des risques avant revoi a été préparé et on y concluait que le demandeur risquait d'être torturé s'il était expulsé vers l'Inde. On a aussi préparé une évaluation des restrictions qui établissait que le demandeur représentait un danger actuel et futur pour la sécurité du Canada. Le représentant du ministre a mis en balance ces deux évaluations et a décidé d'expulser le demandeur vers l'Inde (la décision d'expulsion). C'est cette décision qui faisait l'objet du contrôle judiciaire.

Jugement: la demande doit être ajournée pour permettre le dépôt d'une décision d'expulsion révisée.

Dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), la Cour suprême du Canada a conclu que, pour respecter les dispositions de la Charte, la décision d'expulser une personne vers un pays où elle risque d'être torturée doit être le résultat d'une mise en balance du risque couru par l'individu et de la menace contre le Canada. La Cour suprême a laissé la porte ouverte à la possibilité que l'on puisse légalement, dans des circonstances exceptionnelles, expulser une personne vers un pays où elle risque la torture. En l'espèce, en raison de la conclusion à laquelle la Cour en était arrivée sur la décision d'expulsion, il n'était pas nécessaire de trancher immédiatement s'il s'agissait de circonstances exceptionnelles.

Dans la décision d'expulsion, le représentant du ministre n'a pas pris en compte les solutions de rechange qu'offrait le demandeur. Une décision d'expulsion qui implique un risque de torture nécessite que les solutions de rechange proposées pour la réduction de la menace contre le Canada soient prises en compte. La décision du représentant du ministre d'expulser le demandeur sans prendre en compte ce qu'il proposait était par conséquent manifestement déraisonnable. Le représentant du ministre a aussi commis une erreur en ce sens que sa décision ne définissait pas la menace à la sécurité nationale et n'expliquait pas adéquatement en quoi elle consistait. La Cour a renvoyé la décision d'expulsion au représentant du ministre pour qu'il en prépare une version révisée qui prenne en considération les motifs de la décision de la Cour.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 83.05 (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4, 143).

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 53(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43).

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1)b), c), 44(1), (2), 86, 87, 97, 112, 113.

Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 172(2).

jurisprudence citée

décision appliquée:

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 152; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1; 2002 CSC 1.

décision examinée:

Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 2 R.C.F. 427; (2003), 113 C.R.R. (2d) 331; 242 F.T.R. 266; 34 Imm. L.R. (3d) 106; 2003 CF 1429.

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision d'un représentant du ministre de rejeter une demande de protection présentée conformément à l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Demande ajournée.

ont comparu:

Lorne Waldman et Brena Parnes pour le demandeur.

Ian Hicks pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs provisoires de la décision sur le contrôle judiciaire rendus par

[1]La juge Simpson: Le 2 décembre 2003, G. C. Alldridge (le représentant du ministre) a rejeté une demande présentée par Bachan Singh Sogi (le demandeur) pour obtenir la protection conformément à l'article 112 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Les présents motifs portent sur la demande de contrôle judiciaire de cette décision.

Historique de la procédure

[2]Le demandeur a demandé le statut de réfugié à son arr ivée au Canada le 8 mai 2001. Cependant, il a fait l'objet du rapport prévu au paragraphe 44(1) de la LIPR. Ce rapport a mené à l'enquête prévue au paragraphe 44(2) de la LIPR. Par après, dans une décision du 8 octobre 2002, un commissaire de la Section de l'immigration a conclu que le nom du demandeur est Gurnam Singh et qu'il est interdit de territoire parce qu'il est membre d'une organisation terroriste sikhe connue sous le nom de Babbar Khalsa International (BKI). Cette organisation a pour objectif l'ét ablissement d'un État indépendant sikh appelé Khalistan sur le territoire connu actuellement sous le nom de Pendjab. Le BKI est prêt à utiliser la violence pour parvenir à ses fins. Le BKI est une «entité inscrite» en vertu de l'article 83.05 [édicté par L .C. 2001, ch. 41, art. 4, 143] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. La conclusion que le demandeur était interdit de territoire pour des raisons de sécurité en vertu des alinéas 34(1)b ) et c) de la LIPR a été maintenue lors du contrôle judiciaire par le juge MacKay dans la décision qu'il a rendue le 8 décembre 2003 [[2004] 2 R.C.F. 427 (C.F.)]. La Cour d'appel fédérale a rejeté l'appel de cette décision le 28 mai 2004 [[2005] 1 R.C.F. 171].

[3]Vu que le demandeur a été déclaré interdit de territoire, deux évaluations ont été préparées conformément au paragraphe 172(2) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. La première était l'examen des risques avant renvoi (ERAR). Cet examen a été eff ectué au regard de l'alinéa 112(3)a ) et le sous-alinéa 113d )(ii) de la LIPR. Ces dispositions prévoient que les ERAR des demandeurs interdits de territoire pour des raisons de sécurité seront faits uniquement sur la base des facteurs de l'article 97 de la LIPR. L'ERAR, en date du 26 juin 2003, concluait que le demandeur risquait d'être torturé s'il était expulsé vers l'Inde. La deuxième évaluation était une évaluation des restrictions et elle était datée du 8 août 2003. Elle établissait que le demandeur rep résentait un danger actuel et futur pour la sécurité du Canada. Le représentant du ministre a mis en balance ces deux évaluations et, pour ce faire, a pris en considération les observations présentées par l'avocat du demandeur et la preuve secrète dont je parle plus bas. Le 2 décembre 2003, il a décidé d'expulser le demandeur vers l'Inde, en dépit de la probabilité qu'il serait torturé. J'appelle cette décision la «décision d'expulsion».

[4]Le demandeur a été arrêté le 8 août 2002 et, au moment de l'audition de la présente demande de contrôle judiciaire en mai 2004, il était toujours en détention.

La preuve secrète--Historique de la procédure

[5]Lors de l'enquête, la preuve secrète (qui est actuellement la pièc e A d'un affidavit secret signé le 8 avril 2004) a fait l'objet d'une interdiction de divulgation en vertu de l'article 86 de la LIPR. Cependant, un résumé de cette preuve secrète en date du 16 août 2002 a été remis au demandeur. Lors du contrôle judiciair e qui a suivi, le juge MacKay a rendu une ordonnance de non-divulgation en date du 8 mai 2003 en vertu de l'article 87 de la LIPR. La même preuve secrète était devant le représentant du ministre lorsqu'il a rendu la décision d'expulsion. Dans la présente d emande de contrôle judiciaire de la décision d'expulsion, une ordonnance de non-divulgation a aussi été rendue le 20 mai 2004 en vertu de l'article 87 de la LIPR. La preuve secrète n'a pas été modifiée depuis qu'elle a été résumée pour le bénéfice du deman deur.

Les questions en litige

[6]Les questions en litige sont les suivantes:

i) Dans son arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 (Suresh), la Cour suprême du Canada a-t-elle laissée la porte ouverte à la possibilité que, dans des circonstances exceptionnelles, le Canada puisse expulser une personne interdite de territoire vers un pays où elle risque d'être torturée?

ii) Si la réponse à la question i) est affirmative, sommes-nous en l'espèce en présence de circonstances exceptionnelles?

iii) Dans sa décision d'expulsion, le représentant du ministre a-t-il commis une erreur en ne prenant pas en considération d'autres mesures que le renvoi et en omettant de bien expliquer sa conclusion selon laquelle le demandeur constituait une menace pour la sécurité nationale du Canada?

Question I--L'expulsion vers un pays où la personne risque d'être torturée

[7]Le demandeur s'est appuyé sur les paragraphes 75 et 78 de l'arrêt Suresh pour affirmer que le renvoi d'une personne vers un pays où elle risque d'être torturée n'est possible en aucune circonstance, y compris lorsqu'il y a risque pour la sécurité nationale. Il affirme que le fait que la Cour suprême ait mentionné la possibilité de cir constances exceptionnelles ne signifie pas que ces circonstances seront présentes un jour. Il a ajouté que la question de savoir si le Canada peut, dans des circonstances exceptionnelles, expulser une personne vers un pays où elle risque d'être torturée n'a pas été tranchée et que l'espèce est en fait la première fois que la question est posée carrément devant la Cour.

[8]M. Suresh était originaire du Sri Lanka et, contrairement au demandeur en l'espèce, il avait obtenu le statut de réfugié a u sens de la Convention. Cependant, le statut de résident permanent lui avait été refusé et il avait ultérieurement été arrêté en vertu d'une attestation (maintenant appelée un certificat de sécurité) prévue par l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 au motif qu'il était membre d'une organisation terroriste appelée Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les TLET). Une mesure d'expulsion avait été prise contre lui et le ministre avait dû émettre l'avis, conformément au paragraphe 53(1) [mo d. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43] de l'ancienne Loi sur l'immigration, que Suresh constituait un danger pour le public au Canada. Dans ce cas, il aurait pu être renvoyé vers un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Le ministre avait conclu que Suresh était une menace et qu'il devait être renvoyé.

[9]L'arrêt de la Cour suprême du Canada était axé sur le fait qu'on avait omis de donner à Suresh une copie de la décision du ministre. Il est possible aussi de distinguer l'espèce d'avec Suresh parce qu'il avait été prouvé que Suresh était un partisan et un collecteur de fonds pour le s TLET. On n'avait pas prouvé cependant qu'il avait participé activement aux activités terroristes des TLET.

[10]En dépit de ces conclusions, la Cour suprême a profité de l'occasion pour examiner la légalité d'une décision d'e xpulser une personne vers un pays où elle risquait d'être torturée et, si je comprends bien l'arrêt, a conclu que, pour respecter les dispositions de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], cette décision devait être le résultat d'une mise en balance du risque couru par l'individu (le risque) et de la menace contre le Canada (la menace). Le défendeur, en l'espèce, affirme que le législateur a rédigé l'article 97 et le sous-alinéa 113d )(ii) de la LIPR dans le respect de cette exigence. Ces dispositions prévoient:

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes--sauf celles infligées au mépris des normes internationales--et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(2) A égale ment qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d'une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

    [. . .]

113. Il est disposé de la demande comme il suit:

    [. . .]

d) s'agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l'article 97 et, d'autre part:

    [. . .]

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu'il constitue pour la sécurité du Canada.

[11]J'estime que dans Suresh la Cour suprême a laissé la porte ouverte à la possibilité que le Canada puisse légalement, dans des circonstances exceptionnelles, expulser une personne vers un pays où elle risque la torture. Au paragraphe 25 de cet arrêt, qui énonce la problématique, la Cour se demande si l'ancienne Loi sur l'immigration permettait de procéder, en co ntravention de la Charte, à une expulsion impliquant un risque de torture. Il ne fait aucun doute que la Cour était saisie de la question.

[12]La Cour suprême a conclu que le Canada considère la torture comme étant fondamentalement injuste e t la rejette même lorsqu'elle est acceptée par un État. Au paragraphe 58, la Cour a énoncé le point de vue du Canada de la façon suivante:

La jurisprudence canadienne n'indique pas que le Canada ne peut jamais expulser une personne vers un pays où elle ri sque un traitement qui serait inconstitutionnel s'il était infligé directement par le Canada, en sol canadien. Comme nous l'avons dit plus tôt, la démarche qu'il convient d'appliquer est essentiellement un processus de pondération dont l'issue dépend non s eulement de considérations inhérentes au contexte général, mais également de facteurs liés aux circonstances et à la situation de la personne que l'État veut expulser. D'un côté, il y a l'intérêt légitime qu'a le Canada à combattre le terrorisme, à empêche r que notre pays devienne un refuge pour les terroristes et à protéger la sécurité publique. De l'autre côté, il y a l'engagement constitutionnel du Canada envers la liberté et l'équité procédurale. Cela dit, la jurisprudence indique que le résultat de cet te mise en balance s'opposera généralement à l'expulsion de la personne visée vers un pays où elle risque la torture.

[13]La Cour suprême a conclu, au paragraphe 65, que la prohibition de la torture en droit international est une norme impér ative en devenir et, au paragraphe 75, la Cour a fait remarquer que le droit international rejette les expulsions qui impliquent un risque de torture, même lorsque la sécurité nationale est en jeu.

[14]Aux paragraphes 76, 78 et 129, la Cour suprême a conclu:

[. . .] l'examen de la jurisprudence, tant nationale qu'interna-tionale, tend à indiquer que la torture est une pratique si répugnante qu'elle supplantera dans pratiquement tous les cas les autres considérations qui sont mises en balance, même les considérations de sécurité. Cette constatation suggère que, sauf circonstances extraordinaires, une expulsion impliquant un risque de torture violera généralement les principes de justice fondamentale protégés pa r l'art. 7 de la Charte .

    [. . .]

[. . .] parce que la prise en compte, dans chaque cas, des principes de justice fondamentale garantis à l'art. 7 de la Charte fera généralement obstacle à une expulsion impliquant un risque de torture. Nous pouvons prédi re que le résultat du processus de pondération sera rarement favorable à l'expulsion lorsqu'il existe un risque sérieux de torture. Toutefois, comme tout est affaire d'importance relative, il est difficile de prédire avec précision quel sera le résultat. L'étendue du pouvoir discrétionnaire exceptionnel d'expulser une personne risquant la torture dans le pays de destination, pour autant que ce pouvoir existe, sera définie dans des affaires ultérieures.

    [. . .]

Nous concluons que, règle générale, lorsqu'i l existe des motifs de croire que l'expulsion d'un réfugié lui fera courir un risque sérieux de torture, son expulsion est inconstitutionnelle parce qu'elle porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du réfugié que lui garantit l'art. 7 de la Charte. Cela dit, nous n'écartons pas la possibilité que, dans un cas exceptionnel, son expulsion puisse se justifier soit dans le cadre de la pondération effectuée en application de l'art. 7, soit au regard de l'article premier de la Charte .

[15]En me fondant sur l'examen qui précède, j'estime que, dans des circonstances exceptionnelles et extraordinaires, il est loisible au ministre, après avoir mis en balance le risque et la menace, d'ordonner une expulsion impliquant un risque de torture.

Question II--Les circonstances exceptionnelles

[16]Il ressort de la preuve devant le représentant du ministre que:

· le demandeur, pour le compte de BKI, avait utilisé un pseudonyme pour s'aider dans son plan d'assassiner le ministre en chef du Pendjab (Prakash Singh), son fils (Sukhbir Singh Badal) et l'ancien chef de police du Pendjab;

· un article du Times of India du 9 juin 2001, avait décrit le complot d'assassinat et affirmé que, s'il avait réussi, il aurait déstabilisé le gouvernement de l'Inde;

· des renseignements [traduction] «corroborés par des sources fiables» avaient permis d'établir que le demandeur et le dénommé Gurnam Singh mentionné dans l'article sont une seule et même personne;

· le BKI avait participé à l'attentat à la bombe contre le vol 182 de Air India;

· la preuve secrète a permis d'établir que le demandeur s'est servi de six pseudonymes, dont celui de Gurnam Singh;

· le demandeur a refusé d'admettre qu'il avait utilisé des pseudonymes;

· le demandeur a des connaissances poussées dans l'utilisation d'armes et d'explosifs de pointe;

· deux lettres disant que Gurbachan Singh (et ses autres pseudonymes) était interdit de territoire au Royaume-Uni au motif qu'il avait participé à des activités de terrorisme international avaient été envoyées au demandeur à son adresse de Montréal par la Direction de l'immigration et de la nationalité du Home Office du Royaume-Uni;

· il s'était avéré que ces lettres étaient authentiques et non le produit d'une conspiration comme l'avait prétendu le demandeur;

· contrairement à ce que le demandeur a prétendu dans sa demande d'ERAR (qu'il n'avait jamais demandé le statut de réfugié nulle part ailleurs), les lettres donnent à entendre qu'il est un demandeur débouté du statut de réfugié au Royaume-Uni.

[17]Ces faits montrent bien que la présente affaire est très différente de Suresh . Le demandeur est un assassin expérimenté du BKI prêt à mentir pour se protéger. Cependant, en raison de la conclusion à laquelle je suis arrivée ci-dessous sur la question III, il n'est pas nécessaire de trancher maintenant s'il s'agit de circonstances exceptionnelles.

Question III--La décision d'expulsion

[18]Je suis d'avis que le représentant du minis tre a commis deux erreurs dans sa décision d'expulsion. Premièrement, la décision n'envisage aucune autre mesure que l'expulsion, qui implique un risque de torture. L'avocat du demandeur a fait savoir, dans les observations qu'il a présentées par ses lettr es du 15 juillet et du 18 août 2003, que son client se soumettrait à un couvre-feu et à des contrôles sur ses allées et venues pour éviter l'expulsion. Dans les observations qu'il m'a présentées, il a affirmé que son client porterait un dispositif de repér age ou consentirait à la détention à domicile ou même à la détention tout court pour éviter d'être renvoyé en Inde. Selon moi, la décision d'expulsion impliquant un risque de torture doit mettre en balance toute autre solution de rechange proposée pour réd uire la menace. J'ai conclu que, vu les circonstances inhabituelles de l'espèce, la décision d'expulser le demandeur sans prendre en considération ce qu'il avait à proposer était manifestement déraisonnable.

[19]La seconde erreur porte sur l'analyse de la menace. Cette menace ne fait l'objet d'aucune description et rien n'est mentionné sur le comment ou le quand de sa possible matérialisation. Le représentant du ministre semble avoir présumé que, vu les antécédents du demandeur et ses référen ces, il constitue automatique-ment une grave menace à la sécurité nationale. Aux pages 8 et 9 de la décision d'expulsion, il affirme:

[traduction] Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une décision difficile. Cependant, selon moi, la situation de M. Sogi relève des circonstances exceptionnelles décrites par la Cour suprême. Monsieur Sogi est membre d'une organisation terroriste qui a utilisé la violence aux fins d'établir un État national dist inct nommé Khalistan détaché du territoire de l'Inde. Il a été identifié comme la personne qui devait assassiner un ministre du gouvernement de l'Inde, son fils et l'ancien chef de police de l'État indien du Pendjab. Cela plus son utilisation délibérée et occulte de pseudonymes font que M. Sogi constitue un danger pour la sécurité du Canada. L'acceptation par M. Sogi d'une mission visant à assassiner ces personnes indique son implication directe et active dans des activités politiques séparatistes violentes . Cela dépasse la simple appartenance à une organisation. Sa participation aux activités de ce groupe violent, l'engagement du Canada à combattre le terrorisme en adhérant à des ententes internationales, les objectifs de la LIPR d'interdire le territoire d u Canada aux personnes qui posent un risque pour la sécurité exigent qu'il ne lui soit pas permis de rester au Canada.

Tout en prenant en compte les principes définis par la Cour suprême dans son arrêt Suresh , je suis d'avis, vu l'ensemble des renseigneme nts décrits ci-dessus, que les intérêts globaux du Canada et de sa sécurité doivent recevoir une attention prépondérante en l'espèce. Selon moi, la présence au Canada de terroristes, de groupes terroristes et du terrorisme en général est l'antipode des val eurs et des croyances des Canadiens. Il serait déraisonnable de lui permettre de demeurer au Canada.

La demande de M. Bachan Singh Sogi est refusée.

[20]Il se peut très bien que ces conclusions soient exactes, mais, dans Suresh , la Cour suprême du Canada a clairement dit que, avant de décider de retourner un réfugié dans un pays où il risque d'être torturé, il doit exister une grave menace à la sécurité nationale. Je ne vois aucune raison pour laquelle le critère à appliquer ne serait pas le même dans le cas d'une personne interdite de territoire. Cela dit, la décision d'expulsion ne définit pas la menace et n'explique pas adéquatement en quoi elle consiste.

Conclusion

[21]Avec le consentement des avocats des deux parties, je renvoie la décision d'expulsion au représentant du ministre, qui devra en préparer une version révisée qui prenne en considération les solutions de rechange à l'expulsion proposées par le demandeur et q ui définisse et explique précisément en quoi consiste la menace et de quelle façon elle pourrait se matérialiser. Pour faciliter les choses, j'ai ordonné à l'avocat du demandeur de fournir par lettre à l'avocat du défendeur ses propositions de solutions de rechange à l'expulsion.

[22]La présente demande est ajournée sine die . La décision révisée doit être déposée au plus tard le 30 septembre 2004.

Certification

[23]Le demandeur m'a demandé de certifier la question reproduite c i-dessous. Le défendeur s'y est opposé au motif que cette question a reçu réponse dans Suresh . J'ai décidé qu'il vaut mieux discuter de cette question à la reprise de l'audition de la demande.

[traduction] Existe-t-il des circonstances où la mise en balance prévue à l'article 113 de la LIPR peut aboutir à l'expulsion vers un pays où l'intéressé risque d'être torturé ou l'expulsion d'une personne vers un pays où elle court un grave risque de torture viole-t-elle toujours l'article 7?

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