[2013] 4 R.C.F. 296
T86311
2012 CF 201
Tran, Tam Thanh (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)
Répertorié : Tran c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Lemieux—Ottawa, 14 décembre 2011; 10 février 2012.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente de la citoyenneté a refusé une demande de citoyenneté canadienne au motif que les exigences énoncées à l'art. 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté n’ont pas été respectées — Le demandeur et son épouse ont adopté un enfant sourd et muet auprès de connaissances au Vietnam — L’enquête de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a révélé, entre autres, que l’épouse du demandeur a donné des renseignements contradictoires à l’agence d’adoption, le motif d’adoption étant de fournir à l’enfant un implant cochléaire — Il s’agissait de savoir si l’enquête et les conclusions de fait étaient justes et raisonnables — L’agente n’a pas suivi les lignes directrices de CIC sur l’adoption — Les lignes directrices prévoient que les facteurs énumérés aux articles 5.1 à 5.3 du Règlement sur la citoyenneté doivent être pris en considération et soupesés ensemble — L’agente n’a pas soupesé toute la preuve mais s’est limitée au facteur de l’adoption de complaisance sans tenir compte des autres facteurs pertinents — L’enquête n’était pas raisonnable — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d'une décision d’une agente de l'immigration qui a refusé une demande de citoyenneté canadienne aux motifs que les exigences de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté n’ont pas été respectées.
Le demandeur et son épouse voyageaient au Vietnam lorsqu’ils ont rencontré les parents d’un enfant qui est né sourd et muet dans un camp de réfugiés. Les parents de l’enfant avaient pris soin de l'épouse du demandeur quand elle était une jeune orpheline, avant qu’elle immigre au Canada. Le demandeur a proposé d’adopter l’enfant parce qu’il n’y avait pas d’école pour les enfants présentant des besoins spéciaux dans la région où l’enfant et sa famille vivaient. L’adoption a été formalisée et une demande de citoyenneté canadienne a été déposée auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Une enquête de CIC a soulevé plusieurs questions préoccupantes. Une de ces préoccupations concernait le fait que l’épouse du demandeur avait donné des renseignements contradictoires à une agence d’adoption. Une autre préoccupation portait sur le fait que la raison invoquée par le demandeur pour adopter l’enfant était de lui fournir un implant cochléaire. Se fondant sur ces préoccupations, l’agente a conclu que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut en vertu de la Loi sur la citoyenneté.
La principale question était de savoir si l’enquête sur la demande de citoyenneté canadienne était juste et si les conclusions de fait qui en ont découlé étaient raisonnables.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Dans le cadre de son évaluation, l’agente n’a pas suivi les lignes directrices du ministre en matière d'adoption. Les lignes directrices énumèrent les facteurs à prendre en compte dans l’application des quatre critères prévus à l’article 5.1 de la Loi, une attention particulière devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant. Les lignes directrices énoncent également que les facteurs prévus aux articles 5.1 à 5.3 du Règlement sur la citoyenneté ne constituent pas des exigences en soi et doivent plutôt être pris en considération et évalués en fonction des caractéristiques propres à chaque cas. L’agente n’a pas soupesé toute la preuve dont elle disposait, se limitant au facteur de l’adoption de complaisance sans tenir compte des autres facteurs pertinents. Elle n’a pas tenu compte de la preuve ou elle a refusé de tenir compte de la preuve non réfutée selon laquelle il était impossible que l’épouse du demandeur ait pris soin de l’enfant au camp de réfugiés. L’agente a également interprété erronément la preuve; elle n’a pas évalué l’authenticité du lien affectif parent-enfant et a manqué à l’équité envers les parents adoptifs en prenant en compte des faits extrinsèques obtenus par suite de sa recherche ou de celle d’autres fonctionnaires de CIC. À ce titre, l’enquête n’était pas raisonnable. Ce seul facteur, pris isolément, ne suffisait pas, étant donné les faits de l’espèce, à justifier la conclusion à laquelle l’agente est parvenue.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5.1 (édicté par L.C. 2007, ch. 24, art. 2; 2008, ch. 14, art. 13).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
JURISPRUDENCE CITÉE
Décisions examinées :
Jardine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 565; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3.
Doctrine citée
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide des politiques de citoyenneté (CP). Chapitre CP 14 : Adoptions, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/203/301/guides_politiques_programmes/2009-08/francais/ressources/guides/cp/cp14-fra.pdf>.
Demande de contrôle judiciaire d’une décision d'une agente de l’immigration qui a refusé une demande de citoyenneté canadienne aux motifs que les exigences de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté n’ont pas été respectées. Demande accueillie.
COMPARUTIONS
Mike Bell pour le demandeur.
Craig Collins-Williams pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Ottawa Immigration, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Lemieux :
I. Introduction et contexte
[1] Le demandeur, Tam Thanh Tran, de même que son épouse, Kim Nguyen, sont nés au Vietnam et sont des citoyens canadiens. Dans une lettre datée du 22 mars 2010, l’agente Patricia Brown (l’agente) du Haut‑commissariat du Canada à Singapour (HCCS) a avisé le demandeur que la demande de citoyenneté canadienne qu’il avait présentée pour son fils adoptif, My, avait été rejetée. My est né, sourd et muet, dans un camp de réfugiés à Hong Kong en 1995. Son père est mort dans un accident de motocyclette en 2007 au Vietnam; sa mère biologique, Kim Loan, vit au Vietnam. My a été officiellement adopté en novembre 2008 lorsque les autorités vietnamiennes ont donné leur consentement à l’adoption. My a maintenant 17 ans et vit depuis la fin de 2008 ou le début de 2009 dans un orphelinat à Hô Chi Minh‑Ville (HCMV), autrefois Saigon.
[2] L’agente a formulé les motifs suivants à l’appui du rejet de la demande :
[traduction] En me fondant sur les résultats de l’enquête, j’ai déterminé que Nguyen Quoc My ne satisfait pas aux exigences de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté du fait que :
‑ les renseignements contenus dans votre demande font naître des doutes sérieux quant à leur fiabilité, en particulier l’explication que vous avez donnée de la genèse de la relation entre vous‑même/votre épouse et l’enfant adoptif;
‑ le processus d’adoption a commencé en 2006 alors que l’enfant adoptif vivait avec ses parents biologiques et son frère aîné. Les renseignements au dossier révèlent qu’il a toujours vécu avec sa famille biologique sans problème manifeste;
‑ des déclarations que vous avez faites ainsi que des renseignements versés au dossier montrent que le but principal de l’adoption était d’obtenir un implant cochléaire et d’autres services médicaux et sociaux au Canada pour l’enfant adoptif. [Non souligné dans l’original.]
[3] S’appuyant sur l’alinéa 5.1(1)d) [édicté par L.C. 2007, ch. 24, art. 2] de la Loi sur la citoyenneté [L.R.C. (1985), ch. C-29] (la Loi), l’agente n’était pas convaincue que l’adoption de My ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Plus particulièrement, l’agente était d’avis que le statut ou le privilège convoité pour My au Canada était l’accès aux services médicaux et sociaux disponibles au Canada et, particulièrement, l’obtention d’un implant cochléaire qui lui donnerait la possibilité d’entendre et de parler, et de vivre une vie normale.
[4] L’article 5.1 [édicté par L.C. 2007, ch. 24, art. 2; 2008, ch. 14, art. 13] de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29 est rédigé comme suit :
5.1 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu’elle était un enfant mineur. L’adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes : a) elle a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant; b) elle a créé un véritable lien affectif parent‑enfant entre l’adoptant et l’adopté; c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant; d) elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. |
Cas de personnes adoptées — mineurs |
[5] La question centrale soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir comment les fonctionnaires canadiens au HCCS et au consulat canadien à HCMV (CCHCMV) ont mené leur enquête sur la demande de citoyenneté canadienne de My présentée par le demandeur en décembre 2008, en particulier, en ce qui a trait à l’équité de l’enquête et au caractère raisonnable des conclusions de fait qui en ont découlé.
II. Vue d’ensemble
[6] Les faits suivants ressortent de la preuve documentaire contenue dans le dossier du défendeur (DF) :
a. Entre 1988 et 1993, Kim Nguyen, alors une orpheline de 15 ans, a vécu dans un camp de réfugiés à Hong Kong.
b. C’est dans ce camp qu’elle a rencontré les futurs parents biologiques de My. Ils ont pris soin d’elle. Elle s’est sentie obligée envers eux en raison de ce qu’ils avaient fait pour elle dans le camp de réfugiés.
c. En 1993, Kim Nguyen a quitté le camp de Hong Kong, et est allée vivre dans un camp de réfugiés aux Philippines pendant un an. En 1994, elle a immigré au Canada avec son mari, duquel elle a divorcé quelques années plus tard au Canada. Comme cela est noté plus haut, My est né en 1995 dans le camp de réfugiés à Hong Kong. Kim Nguyen a marié le demandeur au Canada en décembre 2002.
d. Les époux ont célébré leur mariage au Vietnam en 2003. Kim Nguyen a renoué avec les parents de My. C’est à ce moment‑là qu’ils ont rencontré My pour la première fois. Le couple a songé à l’adopter parce qu’il n’y avait pas d’école pour les enfants présentant des besoins spéciaux dans cette région du nord du pays où ils vivaient.
e. Les parents de My n’étaient pas très favorables à l’idée de faire adopter My. Malgré cela, le demandeur et son épouse, en 2006, ont fait appel à un service canadien dûment agréé d’adoption internationale. Une étude du milieu familial a été rédigée par Martha Maslen qui a rencontré le couple à diverses occasions. Cette étude a été déposée auprès des autorités en Ontario (dont l’intervention était requise). Comme on le verra, l’étude du milieu familial contenait un certain nombre d’énoncés portant sur le moment où Kim Nguyen aurait rencontré My pour la première fois ainsi que sur la question de savoir si elle avait immigré seule en 1994. Selon l’étude du milieu familial, Kim Nguyen a rencontré My au camp de réfugiés et est venue seule au Canada. Le HCCS avait dans ses dossiers une lettre d’un ami qui indiquait également que Kim Nguyen avait pris soin de My pendant qu’elle était au camp de réfugiés (la lettre de l’ami). Quoi qu’il en soit, aucune démarche officielle n’avait été entreprise pour adopter My en 2006 en raison du refus de sa famille.
f. Les choses ont changé du tout au tout en 2007 lorsque le père de My est mort dans un accident de motocyclette, laissant à la mère de My, Kim Loan, qui ne travaillait pas à cette époque, la responsabilité de s’occuper de My, de son frère aîné et de la mère âgée de son mari. C’était une période difficile. My a été placé dans une école pour sourds à Hanoï, mais il revenait à la maison les fins de semaine. La possibilité d’adopter My a à nouveau été soulevée par le demandeur et son épouse; Kim Loan a donné son accord. Les formalités ont été accomplies en 2008. Les autorités vietnamiennes ont consenti à l’adoption qui est devenue officielle le 28 novembre 2008 lors d’une cérémonie traditionnelle de transfert à laquelle la mère de My et ses parents adoptifs ont participé. La demande de citoyenneté canadienne de My a été déposée auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) peu après.
g. Peu de temps après l’adoption, My a été transféré dans un orphelinat à HCMV; il y est depuis. Cet orphelinat est dirigé par des religieuses, dont l’une est la tante de Kim Nguyen.
h. Le dossier montre que le demandeur et son épouse ont payé toutes les dépenses de My, notamment les dépenses engagées pour qu’un tuteur privé enseigne — pour la première fois — à My le langage gestuel afin qu’il puisse lire et écrire. Le demandeur et son épouse communiquent constamment avec leur fils adoptif. Il n’a pas de contact avec sa mère biologique. Kim Nguyen est restée un certain nombre de mois avec lui en 2009 et, récemment, pendant cinq semaines en 2011.
III. L’enquête de CIC
[7] Les détails de l’enquête, dont les faits relatés par un agent antifraude de l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada], figurent dans le dossier certifié du tribunal (DCT), lequel contient principalement les notes des fonctionnaires du HCCS et du CCHCMV consignées dans le STIDI [Système de traitement informatisé des demandes d’immigration].
[8] Le DCT fait aussi état des interactions entre ces fonctionnaires et le demandeur ainsi que Martha Maslen, facilitatrice d’adoption et auteure de l’étude du milieu familial.
[9] Les faits suivants ressortent du DCT :
a. Le dossier a été ouvert en 2008 au HCCS et une lettre de suivi a été envoyée au demandeur le 10 décembre 2008, dans laquelle des renseignements généraux lui étaient demandés, notamment des détails sur le lien parent‑enfant.
b. La réponse de M. Tran, selon le résumé qu’en a fait le HCCS, indique que Kim Nguyen avait rencontré les parents de My au camp de réfugiés à Hong Kong; ils ont découvert en 2003 que My était sourd et muet; leur offre de l’adopter a été refusée; ils ont appris que le père de My avait été tué dans un accident et ils avaient le profond sentiment de devoir prendre soin de My; ils ont déclaré qu’ils voulaient lui procurer un implant cochléaire pour lui permettre d’entendre, de parler et de vivre une vie normale. De plus, les notes consignées dans le STIDI confirment qu’une copie de l’étude du milieu familial rédigée par Martha Maslen se trouve au dossier.
c. Dans l’analyse préliminaire datée du 29 janvier 2009 (voir DF, à la page 8) rédigée par l’agente, il est écrit : [traduction] « à ce stade, j’enquête sur le lien entre la mère adoptive et le sujet. Il ressort d’une lettre d’un ami, contenue dans le dossier, que la mère adoptive a pris soin du sujet (My) au camp de réfugiés et qu’elle s’est fortement attachée à lui » (non souligné dans l’original). Après avoir examiné le dossier d’immigration de Kim Nguyen au Canada, l’agente a écrit : [traduction] « Cette affirmation n’est pas vraie », notant que Kim Nguyen avait immigré au Canada avec son mari en 1994, en provenance d’un camp de réfugiés des Philippines et [que My] était née en 1995 à Hong Kong. Elle a dit qu’elle avait demandé aux parents adoptifs [traduction] « de fournir des renseignements complets sur l’endroit où ils avaient rencontré le sujet [My] et sur la façon dont ils l’avaient rencontré » (non souligné dans l’original).
d. Le HCCS a reçu un courriel daté du 12 février 2009 de M. Tran dans lequel celui‑ci déclarait que : a) son épouse avait rencontré les parents biologiques en 1989 dans un camp de réfugiés à Hong Kong; b) le demandeur et son épouse avaient rencontré pour la première fois My en juin 2003 alors que ce dernier avait 8 ans; c) son épouse était arrivée au Canada le 5 mars 1994; d) son épouse était venue seule au Canada.
e. L’agente a écrit qu’une entrevue était nécessaire pour évaluer le lien affectif parent‑enfant, en précisant que des dispositions spéciales devaient être prises en raison de la surdité‑mutité de My.
f. L’entrevue avec My a été effectuée par M. Ford au CCHCMV le 7 octobre 2009. L’entrevue n’a pas été menée à terme et aucune conclusion n’a pu en être tirée parce que My n’avait pas été en mesure de communiquer avec ses interlocuteurs. Il ne connaissait pas suffisamment le langage gestuel.
g. Selon la note versée au dossier par M. Ford, datée du 14 décembre 2009, les contrôles effectués par l’unité de renseignement ministériel (URM) indiquaient que My était à temps plein dans un orphelinat à HCMV, qu’il n’avait plus de lien avec sa mère et son frère, et que sa mère adoptive appelait fréquemment l’orphelinat pour s’enquérir de l’état de My. M. Ford a déclaré : [traduction] « Rien ne démontre que l’adoption visait à obtenir un statut au Canada ou qu’il y a des soupçons quant à la possibilité d’avantages indus.» [traduction] « Je n’ai aucun autre doute concernant cette adoption. Tout semble conforme. » Il termine sa note en faisant référence à la lettre d’appui. Il écrit : [traduction] « Cette lettre est d’un ami de la famille et, quoiqu’elle soit spécieuse, les parents adoptifs ne maintiennent pas qu’elle est vraie et elle ne pose donc aucun problème » (non souligné dans l’original).
[10] Le même jour, toutefois, en examinant l’étude du milieu familial et avant de clore, M. Ford écrit : [traduction] « il semble que les renseignements contradictoires qui suscitaient des doutes antérieurement ont aussi été donnés à la travailleuse sociale (Martha Maslen) par les parents adoptifs, non par un ami. Cela justifie un examen supplémentaire » (non souligné dans l’original).
[11] M. Ford a envoyé une note à Martha Maslen dans laquelle il lui demandait de :
a. confirmer que le demandeur et son épouse lui avaient déclaré que Mme Nguyen avait pris soin de My lorsqu’elle était au camp de réfugiés;
b. confirmer que le demandeur et son épouse lui avaient déclaré que l’enfant qu’ils avaient l’intention d’adopter vivait avec une famille au Vietnam et de préciser si elle était en mesure de fournir des détails sur la famille dans laquelle l’enfant vivait.
[12] Quelques jours plus tard, Martha Maslen a répondu par écrit aux questions de M. Ford. Elle a confirmé que Kim Nguyen lui avait dit avoir pris soin de My au camp de réfugiés à Hong Kong et, bien qu’elle n’eût aucun moyen d’obtenir la corroboration de ce renseignement, elle a dit que le lien affectif de Kim Nguyen avec My était manifeste et qu’il semblait que ce lien s’était noué lorsque Kim Nguyen prenait soin de lui au camp de réfugiés. Elle a également confirmé à M. Ford que, au moment de sa dernière évaluation en 2008, soit après la mort de son père en 2007, My vivait avec une famille au Vietnam, et que sa mère avait pris des dispositions pour qu’il fréquente une école pour sourds à Hanoï et qu’il revienne dans son village les fins de semaine. Elle a noté qu’il était extrêmement difficile pour la mère de s’occuper de lui d’un point de vue financier de même qu’émotionnel. Elle n’était pas en mesure de confirmer que la mère de My continuait à s’occuper de lui.
[13] Dans une note versée au dossier le 18 janvier 2010, M. Ford écrivait, en se basant sur la lettre de Martha Maslen qu’[traduction] « il semble que les parents adoptifs aspirants ont délibérément donné des renseignements faux lors de l’étude du milieu familial, car la mère adoptive aspirante est arrivée au pays avant la naissance de My et des doutes sont encore justifiés ». M. Ford s’est également montré préoccupé par le fait que tous les renseignements étaient maintenant fournis par les parents adoptifs ou par des personnes de leur famille par l’entremise de l’orphelinat. Il a proposé qu’il soit procédé aux démarches supplémentaires suivantes : 1) une entrevue téléphonique avec les parents adoptifs; 2) possiblement, une rencontre sur place avec la mère biologique et 3) la vérification du certificat de décès du père de My.
[14] M. Ford a alors procédé, le 27 janvier 2010, à une entrevue téléphonique avec le demandeur (DF, à la page 13). En résumé, M. Ford affirme que M. Tran, à qui il a fait lire la lettre de l’ami, lui a dit ne pas savoir de manière certaine si son épouse s’était occupée de My dans le camp de réfugiés [traduction] « parce que les dates ne semblent pas concordées, l’enfant étant né en 1995 n’est‑ce pas? » M. Tran a dit à M. Ford que Dung Thi Pham (dont la lettre indiquant que Mme Nguyen avait pris soin de My au camp avait été envoyée à CIC) était bel et bien un ami de la famille, mais qu’il était possible que sa lettre ait mal été traduite (la Cour n’a trouvé aucune copie de la lettre dans le DCT).
[15] M. Ford a fait savoir à M. Tran que le fait que Martha Maslen lui ait confirmé qu’on lui avait dit que l’épouse du demandeur avait pris soin de My au camp de réfugiés le préoccupait. M. Ford a également noté que M. Tran lui avait dit que My avait été placé dans l’orphelinat à HCMV parce que l’orphelinat du village où il vivait ne l’avait pas accepté. M. Ford s’est également dit préoccupé par le manque de renseignements sur la mère biologique et par la façon dont My avait été placé dans un nouvel orphelinat sous la garde de sa tante. Il a fait remarquer que, au moment de l’étude du milieu familial My était dans un orphelinat près de la Baie de Ha Long, il allait voir sa mère les fins de semaine, et qu’il avait soudainement été mis fin à cette routine.
[16] Selon les réponses données par M. Tran et consignées par M. Ford, M. Tran ne savait pas si son épouse avait pris soin de My au camp, mais elle était proche des parents biologiques de My, et My avait quitté la Baie de Ha Long parce qu’il était sous sa garde et qu’il n’était pas accepté à la Baie de Ha Long.
[17] Selon les notes de M. Ford, il a ensuite obtenu la déclaration écrite de l’épouse du demandeur dans laquelle celle‑ci expliquait pourquoi elle avait dit à Martha Maslen qu’elle avait pris soin de My au camp. M. Ford a également recommandé que l’URM effectue une visite sur place pour rencontrer la mère biologique de My.
[18] Le 11 février 2010, M. Ford a reçu un nouveau courriel de Martha Maslen dans lequel elle s’excusait de l’erreur qu’elle avait commise en l’informant que l’épouse du demandeur avait pris soin de My au camp. Cela n’était pas exact puisque l’épouse du demandeur avait quitté le camp de réfugiés avant la naissance de My. C’était les parents de My qui prenaient soin de Kim Nguyen au camp de réfugiés. M. Ford note que les renseignements donnés par Martha Maslen sont contradictoires. Il conclut que les renseignements qu’elle a donnés ne sont pas fiables du fait qu’il était évident qu’elle avait communiqué avec M. Tran et son épouse.
[19] Le DCT contient également le compte rendu de la visite sur place de l’agent de l’URM, Jack Avery, datée du 27 novembre 2009 (DF, aux pages 76 et 77). À cette date, celui‑ci a visité l’orphelinat de My à HCMV où il a été accueilli par deux religieuses. La sœur Khiem lui a dit que My avait été amené à l’orphelinat par sa mère adoptive en septembre/octobre 2008. Une note précise que la date de l’approbation de l’adoption par les autorités vietnamiennes est le 10 octobre 2008, au début de l’année scolaire. La sœur Khiem a déclaré que la mère adoptive de My s’occupait de lui et que sa mère biologique n’appelait jamais pour s’enquérir de lui et que My s’informait toujours de sa mère adoptive. L’agent de l’URM a également rencontré la sœur Marie Nqoc Lan, la tante éloignée de Kim Nguyen.
[20] Il convient également de noter que M. Avery relève lui aussi que la lettre de Dung Thi Phan contient une fausse déclaration sur la relation de Kim Nguyen avec My, à savoir qu’ils s’étaient rencontrés au camp lorsque My était jeune. M. Avery a conclu : [traduction] « Cela n’est pas vrai. »
[21] L’enquête se termine par une note consignée par Jack Avery le 25 janvier 2011 à propos de la visite qu’il a effectuée le 19 janvier 2011 au village de Kim Loan pour l’interroger. Il était accompagné par un collègue qui parle vietnamien. Son compte‑rendu peut se résumer ainsi :
a. À leur arrivée, son collègue a composé le numéro de téléphone cellulaire de Kim Loan et une personne qui a nié être Kim Loan a répondu à l’appel en disant que cette dernière lui avait prêté son téléphone cellulaire et lui avait permis d’utiliser sa maison pendant les quelques mois où elle serait absente.
b. Dans un café, ils ont rencontré une personne qui était une bonne amie de Kim Loan et qui savait tout de l’histoire de la famille, notamment que My se trouvait dans un orphelinat à HCMV et que le frère plus âgé étudiait dans une université à Hanoï. Kim Loan lui avait confié une clé de la maison, était partie à Hanoï ce jour‑là et devait revenir le jour suivant. Elle leur a indiqué le chemin pour se rendre à la maison de Kim.
c. Selon la description qui en est donnée, la maison de Kim Loan est une structure à un étage avec un très beau jardin qui occupe une bonne partie du terrain (selon les normes vietnamiennes). M. Avery a noté que, selon la femme rencontrée au café, Kim Loan tirait un revenu de location de cette maison ou d’une autre propriété.
[22] M. Avery a conclu que [traduction] « selon les renseignements au dossier et étant donné qu’elle a refusé de s’identifier, il semble bien que Loan ne veut pas être interrogée ».
IV. Les motifs détaillés de l’agente
[23] Les notes contenues dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI) (dossier du défendeur, à la page 12) font état du raisonnement détaillé de l’agente. Celle‑ci a formulé de la manière suivante la question à trancher :
[traduction] La question à trancher dans le présent dossier consiste à savoir si l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège en vertu de la Loi au Canada ou si elle visait principalement à établir un lien affectif parent‑enfant. [Non souligné dans l’original.]
[24] Voici les questions qui la préoccupaient :
a. Les renseignements fournis par la mère adoptive (ou les parents adoptifs) à l’auteure de l’étude du milieu familial n’étaient pas fiables. L’étude du milieu familial indiquait que la mère adoptive aspirante s’était occupée de My depuis sa naissance à Hong Kong en 1995 tandis que ses papiers d’immigration révélaient qu’elle avait immigré au Canada en 1994. De plus, le fait que M. Tran ne savait pas de manière certaine où son épouse (qu’il avait mariée au Canada en 2002) avait pour la première fois rencontré My faisait naître un doute. Elle a conclu sur ce poin/t que [traduction] « les parents adoptifs n’ont jamais répondu de manière crédible à la question de savoir quand ou comment ils avaient rencontré My ». De plus, l’étude du milieu familial indiquait que la mère adoptive ne s’était mariée qu’une seule fois alors que les papiers d’immigration de Kim Nguyen révélaient qu’elle était arrivée au Canada en 1994 avec son premier mari. Plus grave encore, M. Tran a informé les autorités canadiennes, dans un courriel, en février 2009 que Kim Nguyen était venue seule au Canada. L’agente a posé la question : [traduction] « Pourquoi cherche‑t‑on à cacher son premier mariage? » À son avis, l’auteure de l’étude du milieu familial n’avait aucune raison manifeste de donner de faux renseignements à ce sujet. Reconnaissant que l’agent des visas ne pouvait confirmer les renseignements contenus dans l’étude du milieu familial, elle a ajouté : [traduction] « ces deux déclarations manifestement fausses sur des questions pouvant facilement être vérifiées m’amènent à sérieusement douter de la fiabilité des renseignements fournis par la mère adoptive ou le père adoptif dans l’étude du milieu familial ».
b. Les circonstances de l’adoption suscitaient des doutes. L’agente a noté que My et son frère vivaient avec leurs parents lorsque le processus d’adoption avait été entamé en 2006. Elle note qu’[traduction] « il était question de l’adoption en 2006 alors que l’enfant vivait encore avec toute sa famille biologique avant la mort du père dans un accident de la circulation en mai 2007 ». Elle conclut qu’il n’y avait [traduction] « aucune raison manifeste pour adopter My à ce moment‑là sauf pour obtenir un statut au Canada, puis avoir accès au système médical canadien et aux services sociaux auxquels les personnes sourdes ont droit ».
c. Selon les renseignements au dossier (les formulaires de novembre 2008), le demandeur vivait toujours avec sa famille biologique et était inscrit à l’école. L’agente mentionne que lors d’une entrevue ayant eu lieu en octobre 2009 à l’orphelinat à HCMV, la sœur Nqoc avait mentionné que My avait été pris en charge par l’orphelinat après avoir quitté un autre orphelinat en février 2009. Cependant, la sœur Khiem, lors d’une visite en novembre 2009, a déclaré que My était arrivé à l’orphelinat en septembre 2008. L’agente a noté que les documents d’adoption montraient que My vivait à la maison au moment où l’adoption était devenue officielle le 27 novembre 2008 et que les bulletins scolaires de l’année 2007‑2008 révélaient aussi qu’il vivait avec sa mère biologique.
d. [traduction] « On a tenté sans succès d’interroger la mère biologique de Kim ». Jack Avery du HCCS ou du CCHCMV, en compagnie d’un collègue qui parlait le vietnamien, est allé interroger la mère biologique dans son village. Le demandeur (le père adoptif aspirant) avait fourni le numéro de téléphone cellulaire de Kim Loan. Lorsqu’on a composé son numéro de téléphone cellulaire, la personne qui a répondu a prétendu être une amie à [traduction] « qui le téléphone avait été prêté et celle‑ci a fourni des renseignements inexacts sur les allées et venues de la mère ». De plus, une visite à la maison [traduction] « a révélé que la famille était à l’aise économiquement selon les normes vietnamiennes et que le frère de My étudiait alors à l’université à Hanoï ».
e. Le dossier contient plusieurs notes ayant trait à l’obtention d’un implant cochléaire et à un contact avec un professeur à l’école de district pour les sourds de Carleton relativement aux services de soutien pour les personnes malentendantes dont pourrait bénéficier l’enfant une fois au Canada. L’agente cite un courriel que lui a fait parvenir le demandeur le 19 décembre 2008 dans lequel il déclare : [traduction] « La question de savoir si My devient mon fils ou non est secondaire. La seule chose qui m’intéresse est l’utilisation de l’implant cochléaire pour lui donner la possibilité d’entendre et de parler et de vivre une vie normale ». L’agente conclut que cela [traduction] « n’indique pas qu’il s’agit d’une adoption de bonne foi ». Cela indique que le but est de venir au Canada pour obtenir l’implant cochléaire et d’autres services. L’agente ajoute que [traduction] « les parents adoptifs pourraient obtenir un implant cochléaire plus le dispositif dans la région (l’hôpital de Bangkok) pour environ 44 000,00 $ CAN et, en particulier, depuis 2009, à l’hôpital d’oto-rhino-laryngologie de HCMV » (non souligné dans l’original).
[25] L’agente conclut comme suit :
[traduction] Sur le fondement des renseignements recueillis lors des entrevues et des enquêtes mentionnées ci‑dessus, j’ai des motifs de croire que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut en vertu de la Loi sur la citoyenneté. Par conséquent, je dois rejeter la demande conformément à l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté. La lettre de rejet sera émise aujourd’hui. [Non souligné dans l’original.]
V. Analyse
[26] La présente affaire soulève un certain nombre de questions importantes. L’article 5.1 de la Loi est une nouvelle disposition législative, en vigueur depuis le 17 août 2009. Elle prévoit une nouvelle voie directe pour l’acquisition de la citoyenneté canadienne par les enfants adoptés. La jurisprudence est peu abondante; les points suivants ressortent de la décision rendue par le juge Richard Mosley dans la décision Jardine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 565 (Jardine) :
a. Une décision rendue en vertu de l’article 5.1 de la Loi est essentiellement factuelle et est donc susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité comme l’explique la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
b. L’article 5.1 de la Loi énonce quatre critères. Ces critères s’appliquent conjointement, c’est‑à‑dire qu’ils doivent tous être respectés pour qu’une adoption soit reconnue comme telle au sens de la Loi.
c. Le facteur déterminant dans l’affaire qui lui était soumise concernait la preuve; il s’agissait de savoir si l’agente, qui avait rejeté la demande de citoyenneté, avait correctement apprécié la preuve présentée par les demandeurs. Le juge Mosley a conclu qu’elle ne l’avait pas correctement appréciée et la demande de contrôle judiciaire a été accueillie.
VI. L’argumentation
a) Pour le demandeur
[27] Dans la présente affaire, l’avocat de M. Tran soulève des questions ayant trait au fait qu’il n’aurait pas été tenu compte de la preuve et que des inférences déraisonnables auraient été tirées de celle‑ci. Il affirme, en outre, que l’agente n’a pas considéré et appliqué comme elle le devait la jurisprudence sur les adoptions de complaisance en vertu du régime antérieur qui étaient « codifiées » dans les guides opérationnels de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC [Guide des politiques de citoyenneté (CP)], chapitre CP 14 : Adoptions) (les lignes directrices), rédigé à l’intention des décideurs. Pendant la plaidoirie, l’avocat du demandeur a soutenu que la conduite de l’enquête soulevait des questions d’équité, notamment du fait que Kim Nguyen n’avait pas été interrogée sur des renseignements qu’elle avait prétendument fournis ou qui avaient été obtenus de sources externes au cours de l’enquête.
[28] L’avocat du demandeur a fait valoir les points suivants :
a. La conclusion de l’agente selon laquelle la demande soulevait des doutes sérieux quant à sa crédibilité est erronée parce qu’elle reposait sur les erreurs suivantes : i) il n’a pas été tenu compte de la preuve, en particulier de celle fournie par l’auteure de l’étude sur le milieu familial, laquelle avait reconnu avoir commis une erreur, en raison de la barrière de la langue entre elle et Kim Nguyen, sur la question de savoir qui avait pris soin de qui au camp de réfugiés. Les parents de My se sont occupés de Kim Nguyen au camp et Kim aidait à prendre soin du frère de My qui était un bébé lorsqu’elle est arrivée au camp; ii) le fait que Jack Avery dans une note versée au dossier avait conclu que les parents adoptifs avaient rencontré pour la première fois My en 2003, ce qui était confirmé par la preuve présentée par Children’s Bridge, l’organisme d’adoption (voir DF, à la page 63); iii) le fait que le demandeur a déclaré que les dates des renseignements qui ont suscité les doutes de l’agente n’étaient pas cohérentes. Ce qui ressort en fait de cette preuve c’est que Kim n’a pas pris soin de My en 1995 parce qu’elle ne vivait pas dans le camp à ce moment‑là et que My n’était pas encore né lorsqu’elle a quitté le camp. Cela est démontré par la preuve substantielle. De plus, la fiabilité de la lettre de l’ami a été mise en doute.
b. L’enquête reposait sur des renseignements incomplets obtenus de sources extrinsèques qui n’ont jamais été présentés au demandeur ou à son épouse, notamment les inférences tirées de la visite effectuée par Jack Avery au village de Kim Loan et la recherche menée par l’agente sur la disponibilité dans la région d’un implant cochléaire.
c. Les renseignements en cause étaient ceux que Kim Nguyen avait fournis, mais celle‑ci n’a jamais elle‑même été questionnée.
d. La conclusion de l’agente selon laquelle le processus d’adoption avait commencé en 2006 alors que My vivait avec ses parents (ce qui est vrai) fait fi du fait que la situation avait changé, c’est‑à‑dire du fait que le père de My était mort en 2007. Elle ne tient pas compte non plus du fait qu’en 2006 les parents de My avaient refusé de mettre My en adoption, que les démarches avaient en conséquence cessé, et que ce n’est qu’après 2007 qu’elles ont été relancées, lorsque, en raison des circonstances, Kim Loan a consenti à l’adoption de My, qui est devenue officielle au mois de novembre 2008.
[29] Plus important encore, l’avocat du demandeur soutient que l’agente n’a pas suivi les lignes directrices, car elle n’a pas considéré l’intérêt supérieur de My et l’authenticité du lien affectif parent‑enfant, particulièrement le fait que le lien de l’enfant avec Kim Loan avait été complètement rompu depuis l’adoption. Il était admis que l’adoption de My avait été autorisée par les autorités vietnamiennes.
[30] Enfin, l’avocat du demandeur fait valoir que l’agente n’a pas expliqué pourquoi elle est parvenue à la conclusion que l’adoption était principalement motivée par des raisons de complaisance plutôt que par tout autre facteur.
b) Pour le défendeur
[31] L’avocat du défendeur a fait valoir les points suivants :
a. Il a reconnu que l’agente ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si l’adoption était dans l’intérêt supérieur de My et qu’elle n’a pas considéré le lien affectif parent‑enfant.
b. Il a également reconnu que la seule conclusion à laquelle l’agente était parvenue avait trait à l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi, ajoutant qu’elle reposait sur la preuve qui avait été considérée de manière raisonnable et qu’elle suffisait à étayer la décision qu’elle avait rendue, particulièrement, si l’on tient compte comme il convient des raisons formulées par le demandeur lui‑même, selon lesquelles ce qui était important était que My obtienne un implant cochléaire pour lui permettre d’entendre et de mieux communiquer à l’aide du langage gestuel.
c. Il a soutenu que les autres points soulevés par l’avocat du demandeur n’étaient ni pertinents, ni déterminants.
VII. La norme de contrôle applicable
[32] Les avocats ont tous deux convenu que les décisions de cette nature sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité parce qu’elles reposent sur les faits. La Cour suprême a expliqué ce que cela signifiait dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [précité], au paragraphe 47 :
La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[33] Il convient également de renvoyer à l’arrêt de la Cour suprême Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, dans lequel le juge Binnie, aux paragraphes 3 et 46, attire l’attention sur l’alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], qui est rédigé comme suit :
18.1 […] |
|
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas : […] d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose; |
Motifs |
[34] Le fait de ne pas tenir compte de la preuve ou de l’interpréter de manière erronée constitue un motif de contrôle.
VIII. Conclusions
[35] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour les motifs suivants.
[36] En tout premier lieu, l’agente n’a pas suivi les lignes directrices du ministre pour évaluer la demande. Ces lignes directrices sont énoncées au chapitre CP 14 du guide opérationnel de CIC. Je suis conscient que les lignes directrices ne constituent pas un règlement et qu’elles ne sont pas obligatoires, mais leur importance a été soulignée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker), dans lequel la juge L’Heureux‑Dubé écrit au paragraphe 72 ce qui suit au sujet des directives ministérielles :
Les directives sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l’article, et le fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir en matière humanitaire. [Non souligné dans l’original.]
[37] La Cour suprême a commenté l’arrêt Baker dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 36, dans lequel il était fait référence aux lignes directrices comme à « des directives destinées aux agents d’immigration ».
[38] Les lignes directrices en l’espèce sont claires : i) elles énumèrent les objectifs du programme pour l’adoption des mineurs (ce qui est le cas en l’espèce), dans le cadre duquel elle doit se faire dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant; ii) elle doit créer un véritable lien affectif parent‑enfant qui entraîne une rupture permanente des liens légaux avec les parents biologiques de l’enfant; iii) elle doit avoir été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence des parents adoptifs; et iv) il ne doit pas s’agir d’une adoption de complaisance.
[39] Les lignes directrices [à la section 10.3] énumèrent les facteurs à prendre en compte pour l’application des quatre critères prévus à l’article 5.1 de la Loi, une attention particulière devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant, sachant qu’une « multitude de facteurs […] risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant ».
[40] En ce qui a trait à l’évaluation de l’existence d’un véritable lien affectif parent‑enfant, les lignes directrices soulignent que l’objet de l’adoption devrait être d’établir un tel lien et non d’aider l’enfant à entrer au Canada ou à acquérir la citoyenneté canadienne. Selon ce facteur énoncé dans les lignes directrices, cette évaluation doit se faire [traduction] « en tenant également compte des critères qui régissent l’évaluation des adoptions de complaisance ».
[41] Les lignes directrices précisent également les facteurs servant à déterminer si une adoption en est une de complaisance. Ces facteurs sont :
• les circonstances entourant l’adoption;
• les allées et venues des parents biologiques de l’enfant et la nature de leur situation personnelle;
• les personnes qui faisaient partie du foyer de l’enfant avant et après l’adoption (p. ex. est‑ce que l’enfant continuait d’habiter dans la même maison que ses parents biologiques après l’adoption?);
• le fait que le parent adoptif répond aux besoins financiers et émotifs de l’enfant;
• la motivation ou les raisons des parents biologiques et du parent adoptif justifiant l’adoption de l’enfant;
• l’autorité et la persuasion que le parent adoptif exerce à l’égard de l’enfant adopté;
• les dispositions et mesures prises par le parent adoptif pour prendre soin de l’enfant adopté, subvenir à ses besoins et planifier son avenir;
• le fait que l’autorité des parents biologiques de l’enfant est supplantée par celle du parent adoptif;
• la relation entre l’enfant adopté et ses parents biologiques avant l’adoption;
• la relation entre l’enfant adopté et ses parents biologiques après l’adoption;
• le traitement que subit l’enfant adopté par rapport au traitement que subissent les enfants biologiques du parent adoptif;
• les pratiques sociales et juridiques régissant l’adoption dans le pays d’origine de l’enfant;
• si l’adoption a eu lieu de nombreuses années auparavant, la preuve que l’enfant habitait avec le parent adoptif et que ce dernier prenait soin de l’enfant.
[42] De plus, la section 11 des lignes directrices prévoit ce qui suit :
11. Facteurs à prendre en considération
Les articles 5.1, 5.2, et 5.3 du Règlement sur la citoyenneté donnent une liste non exhaustive des facteurs à prendre en considération au moment de déterminer si les critères énoncés aux paragraphes 5.1(1) et 5.1(2) de la Loi ont été satisfaits. Ces facteurs ne constituent pas des exigences en soi. Par conséquent, le fait de satisfaire ou non à un ou plusieurs des critères n’entraîne pas automatiquement l’acceptation ou le refus d’une demande de citoyenneté en vertu de l’article 5.1 de la Loi. Ils doivent plutôt être pris en considération et évalués en fonction des caractéristiques propres à chaque cas afin d’aider l’agent à déterminer si les critères énoncés aux paragraphes 5.1(1) et 5.1(2) de la Loi ont été satisfaits ou non aux fins d’attribution de la citoyenneté ou du refus de la demande de citoyenneté.
Les facteurs énoncés dans le Règlement sont suffisamment précis. Ainsi, le citoyen qui envisage d’adopter un enfant originaire d’un autre pays peut prendre connaissance des considérations dont l’agent tiendra compte en prenant sa décision au sujet d’une demande de citoyenneté présentée en vertu de l’article 5.1 de la Loi.
La liste des facteurs non exécutoires accorde également à l’agent la marge de manœuvre nécessaire pour prendre une décision appropriée au sujet de divers cas en vertu des paragraphes 5.1(1) et 5.1(2) de la Loi. Il peut notamment être question d’un adulte qui demande la citoyenneté après avoir été adopté à la naissance, ou d’un enfant qui a récemment été adopté à l’étranger par un citoyen canadien. [Non souligné dans l’original.]
[43] Il ressort clairement du DF que l’agente n’a pas suivi les lignes directrices. L’avocat du défendeur a reconnu ce fait. La Cour doit intervenir parce que l’approche suivie par l’agente l’a conduite à ne pas soupeser toute la preuve dont elle disposait et à se concentrer sur seulement un élément de la preuve, faisant ainsi défaut de considérer l’ensemble de la preuve.
[44] À mon avis, l’erreur relevée est déterminante.
[45] Ceci dit, je suis d’accord avec l’avocat du demandeur que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve ou qu’elle a refusé de tenir compte de la preuve non réfutée selon laquelle il était impossible que Kim Nguyen ait pris soin de My au camp de réfugiés à Hong Kong. Elle a également interprété erronément la preuve sur le moment où l’adoption de My a eu lieu; elle n’a pas évalué l’authenticité du lien affectif parent‑enfant et a manqué à l’équité envers les parents adoptifs en prenant en compte des faits extrinsèques obtenus par suite de sa recherche ou de celle d’autres fonctionnaires de CIC. À ce titre, l’enquête n’était pas raisonnable dans les circonstances. Il est vrai qu’il est possible que le demandeur ait dit qu’il voulait que My bénéficie d’un implant cochléaire. Ce seul facteur, pris isolément, ne suffit pas, étant donné les faits de l’espèce, à justifier la conclusion à laquelle l’agente est parvenue. De nouveau, cela constitue un exemple du problème fondamental en l’espèce, soit le fait que l’agente s’est limitée au facteur de l’adoption de complaisance sans tenir compte des autres facteurs pertinents et sans les soupeser dans leur ensemble pour donner effet à l’intention du législateur.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie avec dépens. La décision de l’agente qui fait l’objet du présent contrôle est annulée et la demande de citoyenneté de My est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède dès que possible à un nouvel examen en conformité avec les présents motifs.