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T-123-00

2003 CFPI 763

Roxford Enterprises S.A. (demanderesse)

c.

Le gouvernement de la République de Cuba, le ministère des Pêches et de la Marine marchande (Ministerio de la Industria Pesquera y Marina Mercante), le ministère des Transports, Empresa Navegacion Mambisa et Naviera Poseidon, O.E.E. (défendeurs (action personnelle))

et

Les propriétaires des navires à moteur Calix, Ajana (ex Caribbean Queen), Gabyana (ex Caribbean Princess), Avon, Lotus Islands, Lilac Islands,Agathe Islands, West Islands, Odelys (ex Rose Islands),South Islands, East Islands, Tephys, Rio Yateras, Anacoana, Guarionex, Dajquiri, Cajio, Minas Del Frio,Gran Piedra et Magnolia Reefer, et toutes autres personnes intéressées dans lesdits navires (défendeurs (action réelle))

et

La Banque nationale de Cuba, l'Association du transport aérien international, Cubana Tours, A. Nash Travel Inc. (tiers-saisis)

et

Cubana De Aviacion S.A. (partie requérante)

Répertorié: Roxford Enterprises S.A. c. Cuba (1re inst.)

Première instance, protonotaire Lafrenière--Montréal, 20 décembre 2001; Toronto, 19 juin 2003.

Droit international -- Cuba est poursuivi pour violation d'un contrat de vente d'un navire -- Jugement par défaut prononcé -- Jugement non exécuté -- La demanderesse a sollicité ex parte une ordonnance de saisie et de vente des actifs de Cubana (transporteur aérien cubain) en vue de l'acquittement de sa créance judiciaire -- Affidavit selon lequel Cubana est un «organe de Cuba» -- Ordonnance accordée -- Cubana a introduit une requête pour faire annuler l'ordonnance -- Certains faits n'avaient pas été portés à l'attention de la Cour au moment où l'ordonnance ex parte a été sollicitée -- On s'est fondé sur une version périmée de la Constitution cubaine -- Cubana est-elle une simple réincarnation de la société qu'elle a remplacée, un transporteur aérien appartenant à l'État? -- Argument suivant lequel Cubana est une entité étatique déguisée -- La cession d'actifs à Cubana est-elle inconstitutionnelle? -- La Cour a compétence pour déterminer si Cubana est responsable du paiement des dettes de Cuba -- Levée du voile corporatif -- Les parties se sont appuyées sur la jurisprudence relative à l'immunité absolue -- Question habituellement soulevée: une entité étatique peut-elle invoquer l'immunité absolue? -- La question en l'espèce est unique dans la jurisprudence canadienne: la prétendue entité étatique peut-elle être tenue responsable de la somme due en vertu de jugement par l'État? -- Recours à la jurisprudence américaine -- Présomption suivant laquelle les intermédiaires dûment créés d'un État étranger ont un statut indépendant -- Cette présomption n'est pas facile à renverser -- La demanderesse en l'espèce n'a pas contré cette présomption -- Les employés de Cubana ne sont pas des fonctionnaires et son conseil dispose des pouvoirs habituels du conseil d'administration d'une société -- Certains faits ne cadrent pas avec un statut juridique indépendant, mais il faut envisager ces faits en tenant compte de la perspective d'un régime communiste -- Cubana s'est vu accorder un droit d'usufruit dans le cadre d'une cession de bonne foi de droits de possession -- Cubana n'est pas un alter ego de Cuba parce qu'il n'y a pas de preuve péremptoire d'assimilation de facto et de jure--Ordonnance antérieure annulée.

Pratique -- Jugements et ordonnances -- Exécution -- Requête fondée sur la règle 399 des Règles de la Cour fédérale (1998) pour que soit annulés une ordonnance de justifier relative à des dettes de tiers-saisis ainsi qu'un bref de saisie-exécution, délivrés ex parte -- Jugement par défaut prononcé contre Cuba pour violation d'un contrat de vente d'un navire -- La C.F. 1re inst. a-t-elle compétence pour ordonner qu'un tiers soit considéré responsable du paiement des dettes de Cuba? -- Est-il approprié de statuer sur l'affaire au moyen d'une procédure sommaire s'appuyant sur une preuve par affidavits? -- La C.A.F. a jugé qu'une cour qui a compétence pour ordonner la saisie des biens d'un débiteur doit avoir le pouvoir de statuer sur les revendications de propriété faites par des tiers -- La Cour a large compétence pour trancher des questions se soulevant dans le cadre de l'exécution de ses jugements, notamment quant à savoir s'il y a lieu de lever le voile corporatif.

La demanderesse, Roxford Enterprises S.A., a obtenu un jugement par défaut contre le défendeur, le gouvernement de Cuba (Cuba), et Cubana de Aviacion S.A. en vertu de la règle 399 des Règles de la Cour fédérale (1998), demande en l'espèce que soient annulés une ordonnance de justifier relative à des dettes envers Cubana de certains tiers-saisis ainsi qu'un bref de saisie-exécution des actifs de Cubana, délivrés ex parte pour acquitter la somme fixée par un jugement obtenu contre Cuba. Cubana affirme que la demanderesse a trompé la Cour en lui communiquant des renseignements périmés démontrant que le gouvernement de Cuba était propriétaire de Cubana et en avait le contrôle et que celle-ci ne pouvait elle-même être propriétaire de biens en raison de restrictions constitution-nelles. Cubana soutient que la demanderesse a soumis à la Cour une version de la Constitution cubaine qui avait fait l'objet de modifications plusieurs années auparavant. Les modifications adoptées en 1992 permettent à des entreprises autonomes d'être propriétaires de biens. Cubana soutient qu'elle n'est pas un organe du gouvernement cubain, mais bien une entité distincte qui a le droit d'exercer des activités commerciales au Québec. Elle n'est pas un «alter ego» du gouvernement cubain et elle n'est pas responsable du paiement de ses dettes. La demanderesse prétend que Cubana n'est rien de plus qu'une «entité fictive», de sorte qu'il faudrait lever le voile corporatif. Il y a trois questions à trancher: 1) y a-t-il lieu de réviser l'ordonnance? 2) la Cour a-t-elle compétence pour ordonner que Cubana, un tiers, soit considérée responsable du paiement des dettes de Cuba?; et 3) y a-t-il lieu d'annuler l'ordonnance de saisie et vente décernée contre Cubana?

La demanderesse a poursuivi Cuba et d'autres défendeurs pour violation du contrat de vente du navire à moteur Calix. Cuba n'a pas contesté l'action; un jugement par défaut a donc été prononcé contre lui. Cubana n'était pas partie à cette instance. Le jugement demeure non exécuté. La demanderesse a sollicité ex parte la saisie et la vente des actifs de Cubana, en se fondant sur un affidavit suivant lequel Cubana était un [traduction] «organe de Cuba», et, compte tenu de cette preuve irréfutée, la Cour a délivré une ordonnance prévoyant la saisie et la vente des actifs de Cubana ainsi que la saisie-arrêt de sommes dues à Cubana. Dans la présente requête, la demanderesse admet s'être fondée sur une version périmée de la Constitution cubaine. Cubana nie être une simple réincarnation de la société qu'elle a remplacée, le transporteur aérien appartenant à l'État nommé Empressa Consolidata Cubana de Aviacion, qui n'existe plus. Cubana prétend qu'elle est une entité distincte en vertu du droit cubain, qu'elle est exploitée de façon indépendante du gouvernement et qu'elle est en concurrence avec d'autres transporteurs. À l'opposé, la demanderesse soumet l'opinion d'un avocat né à Cuba, qui pratique maintenant le droit aux États-Unis, suivant laquelle Cubana est en fait une entreprise étatique déguisée en entreprise privée. Dans son affidavit, l'avocat souligne que le président de l'actionnaire principal de Cubana, CAC, est un haut gradé de l'armée cubaine et un membre du conseil des ministres, qui gouverne le pays. Le président de CAC et une autre personne ont constitué Cubana en société, mais la cession à Cubana d'actifs du transporteur CAC appartenant à l'État était incompatible avec la Constitution de Cuba en raison de la réaffirmation, par les modifications de 1992 à la Constitution, de la propriété et de l'emprise de l'État à l'égard des biens de l'État socialiste, y compris les principaux moyens de transport. À titre de ligne nationale et principal transporteur du pays, Cubana constituait certainement un «principal moyen de transport».

Jugement: la requête est accueillie.

1) Les affidavits produits par Cubana dans le cadre de la présente requête jettent un nouvel éclairage sur la preuve non contredite présentée par la demanderesse au soutien de sa requête ex parte. La Cour qui a rendu une ordonnance ex parte a compétence pour l'annuler lorsque, comme en l'espèce, la partie qui demande l'annulation s'acquitte du fardeau d'établir l'existence d'une preuve prima facie quant aux raisons pour lesquelles l'ordonnance n'aurait pas dû être rendue.

2) Cubana soutient que la Cour n'a pas compétence pour statuer que Cubana est responsable du paiement des dettes de Cuba. En outre, ces questions ne devraient pas être tranchées au moyen d'une procédure sommaire s'appuyant sur une preuve par affidavits. Cet argument a toutefois été rejeté par la Cour d'appel fédérale, qui a dit que le «tribunal qui a la compétence d'ordonner la saisie des biens d'un débiteur doit nécessairement avoir celle de décider de l'opposition formée par le tiers qui revendique la propriété des biens saisis». Dans une affaire récente, cette Cour a également conclu que, lorsqu'elle traite de questions relatives à l'exécution de jugements, la Cour a large compétence pour déterminer s'il y a lieu de lever le voile corporatif.

3) Les deux parties ont cité de la jurisprudence sur la portée de l'immunité absolue, mais la question en l'espèce est de portée étroite: les actifs de Cubana sont-ils saisissables pour une somme due par Cuba en vertu d'un jugement sans lien avec les activités de cette entreprise? Une question habituellement soulevée est celle de savoir si une entité étatique peut invoquer l'immunité absolue, mais la question en l'espèce est de savoir si la prétendue entité étatique peut être tenue responsable de la somme due en vertu de jugement par l'État. Vu l'absence de jurisprudence canadienne sur ce point, la Cour se réfère à un arrêt dans lequel la Cour suprême des États-Unis a énoncé le principe selon lequel on doit présumer que les intermédiaires dûment créés d'un État étranger ont un statut indépendant. Toutefois, lorsqu'une personne morale subit une emprise si poussée de son propriétaire qu'existe une relation de mandant à mandataire, l'un peut être tenu responsable des actions de l'autre. Il y a également un précédent américain suivant lequel la présomption de statut juridique indépendant n'est pas facile à renverser. Le fait que l'Argentine était propriétaire à 100 % d'un transporteur aérien a même été jugé insuffisant pour renverser cette présomption. Le droit législatif américain ne permet pas l'exécution sur les biens d'un intermédiaire pour l'acquittement d'une somme due par un tiers par jugement.

La demanderesse n'a pas réussi à contrer la présomption voulant que Cubana soit une entité juridique distincte. Les faits n'étayent pas la conclusion selon laquelle Cubana est sous l'emprise de Cuba ou appartient à Cuba. Cubana embauche ses propres employés, qui ne sont pas des fonctionnaires. Son conseil dispose de tous les pouvoirs habituels du conseil d'administration d'une société. Certains faits ne cadrent pas avec un statut juridique indépendant, mais il faut envisager ces faits en tenant compte de la perspective d'un régime communiste. Bien que Cuba puisse effectivement être le propriétaire ultime, le droit d'usufruit accordé à Cubana semble constituer une cession de bonne foi par CAC de ses droits de possession. Est bien reconnu en droit civil le droit à la jouissance d'une chose, dont la propriété est dévolue à une autre personne, et à la perception des revenus, fruits et produits qui peuvent en découler. La preuve ne parvient pas à démontrer que Cuba exerce une emprise marquée sur Cubana. Il convient de noter qu'on n'a pas contre-interrogé les déposants de Cubana relativement à leurs affidavits. Il n'y a pas de preuve péremptoire démontrant de facto et de jure que Cubana est assimilable à Cuba. La demanderesse n'a pas réussi à démontrer, par prépondérance des probabilités, que Cubana est l'alter ego ou un mandataire de Cuba.

lois et règlements

Constitution de la République de Cuba, 1992, art. 15, 17.

Convention européenne sur l'immunité des États et Protocole additionnel, 16 mai 1972, S.T.E. 74.

Foreign Sovereign Immunities Act of 1976, 28 U.S.C. § 1602 (1994).

Loi sur l'immunité des États, L.R.C. (1985), ch. S-18.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 399.

State Immunity Act 1978 (R.-U.), 1978, ch. 33.

jurisprudence

décisions appliquées:

Nedship Bank N.V. c. Zoodotis (Le), [1999] A.C.F. no 581 (1re inst.) (QL); Bois de Construction du Nord (1971) Ltée c. Charles Guilbault Inc., [1987] 1 C.T.C. 333 (Eng.); [1986] 2 C.T.C. 227 (Fr.); (1986), 77 N.R. 392 (C.A.F.); Canada (Ministre du Revenu national) c. Gadbois, [2003] 1 C.T.C. 353; 2003 DTC 5456; (2002), 298 N.R. 374 (C.A.F.); First Nat.City Bank v. Banco Para el Comercio Exterior de Cuba, 462 U.S. 611 (1983); Hercaire Intern., Inc. v. Argentina, 821 F.2d 559 (11th Cir. 1987).

décisions citées:

May and Baker (Canada) Ltée c. L'Oak, [1979] 1 C.F. 401; (1978), 89 D.L.R. (3d) 692; 22 N.R. 214 (C.A.); Becker v. Noel and another, [1971] 2 All E.R. 1248 (C.A.).

doctrine

Brownlie, Ian. Principles of Public International Law, 5th ed. Oxford: Clarendon Press, 1998.

Encyclopedia of Public International Law, vol. IV. Amsterdam: North-Holland, 2000.

REQUÊTE fondée sur la règle 399 des Règles de la Cour fédérale (1998) pour que soit annulés une ordonnance de justifier relative à des dettes de tiers-saisis ainsi qu'un bref de saisie-exécution, délivrés ex parte. Requête accueillie.

ont comparu:

George J. Pollack pour la demanderesse.

Aaron G. Rodgers pour la partie requérante.

Philippe Tremblay pour le tiers-saisi la Banque nationale de Cuba.

avocats inscrits au dossier:

Sproule & Pollack, Montréal, pour la demanderesse.

Spiegel Sohmer, Montréal, pour la partie requérante.

Heenan Blaikie LLP, Montréal, pour le tiers-saisi la Banque nationale de Cuba.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le protonotaire Lafrenière: Cubana de Aviacion S.A. (Cubana) demande, en vertu de la règle 399 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106], que soient annulés une ordonnance de justifier relative à des dettes envers Cubana de certains tiers-saisis ainsi qu'un bref de saisie-exécution des actifs de Cubana, délivrés ex parte le 27 août 2001 pour acquitter la somme fixée par un jugement obtenu par défaut par la demanderesse, Roxford Enterprises S.A. (Roxford), contre le gouvernement de Cuba (Cuba).

[2]Cubana prétend que Roxford a trompé la Cour pour qu'elle délivre l'ordonnance de saisie en lui communiquant des renseignements inexacts ou périmés démontrant que le gouvernement de Cuba était propriétaire de Cubana et en avait le contrôle et que celle-ci, en outre, ne pouvait elle-même être propriétaire de biens en raison de restrictions constitutionnelles. Cubana soutient que la preuve de Roxford relativement à la Constitution de Cuba [Constitution de la République de Cuba] était inexacte, puisque la version citée avait fait l'objet de modifications plusieurs années auparavant. Dans la version plus ancienne de la Constitution, l'État socialiste faisait valoir son emprise sur la plupart des biens à Cuba. D'importantes modifications à la Constitution ont toutefois été adoptées en 1992 et les articles 15 et 17, particulièrement, permettent désormais à des entreprises autonomes d'être propriétaires de biens.

[3]Cubana soutient qu'elle n'est pas un organe du gouvernement cubain, mais bien une entité distincte dotée d'une personnalité juridique propre. Elle a le droit d'exercer des activités commerciales dans la province de Québec, elle a émis des actions qui sont détenues par une société distincte, Corporation de la Aviacion Cubana S.A. (CAC) et elle dispose de ses propres services bancaires et états financiers annuels. Cubana soutient, en bref, qu'on ne peut la considérer comme un «alter ego» du gouvernement cubain, de manière qu'elle doive acquitter ses dettes.

[4]Roxford nie avoir présenté de manière inexacte des faits à la Cour mais affirme qu'en tout état de cause, les prétendues erreurs entachant la preuve n'étaient pas importantes au point que la Cour n'aurait pas décerné l'ordonnance qui a résulté en la saisie des actifs de Cubana et la saisie-arrêt en mains tierces. Roxford soutient qu'est applicable le principe de droit prévoyant de «lever le voile social» et que Cubana est une «entité fictive», ou encore un alter ego de Cuba. Selon Roxford, Cuba est le véritable propriétaire des actions et des éléments d'actif de Cubana. Par conséquent, Roxford soutient-elle, les biens devraient pouvoir être saisis pour l'acquittement des dettes de Cuba.

[5]Trois questions sont à trancher dans le cadre de la présente requête. Il s'agit d'établir, premièrement, s'il y a lieu de réviser l'ordonnance datée du 27 août 2001; deuxièmement, si la Cour a compétence pour ordonner que Cubana, un tiers, soit considérée responsable du paiement des dettes de Cuba; troisièmement, s'il y a lieu d'annuler l'ordonnance de saisie et vente décernée contre Cubana pour acquitter la somme due en vertu de jugement par Cuba.

Contexte

[6]Le 26 janvier 2000, Roxford a intenté une action contre divers défendeurs, y compris le gouvernement de Cuba, pour violation d'un contrat de vente. L'objet du contrat était la vente du navire à moteur Calix.

[7]Le gouvernement de Cuba n'a pas contesté l'action, et un jugement par défaut pour un montant de 2 371 921,50 $ a été prononcé contre lui. La partie requérante, Cubana, n'était pas désignée dans cette action ni n'a pris part à l'instance. Le jugement demeure impayé à ce jour.

[8]Le 13 août 2001, la demanderesse a sollicité ex parte une ordonnance de saisie et de vente des actifs de Cubana en vue de l'acquittement de sa créance judiciaire contre Cuba. Au soutien de sa requête, Roxford a déposé l'affidavit d'Alexander Printzios, un représentant autorisé de la société. M. Printzios déclare croire, dans son affidavit, que Cubana est un [traduction] «organe de Cuba». Sa croyance se fonde sur des renseignements glanés sur le site Web de Cubana, certains extraits de la Constitution de la République de Cuba et des demandes de renseignements adressées à des tiers, y compris l'Association du transport aérien international. Compte tenu de la preuve irréfutée produite par Roxboro et des observations présentées par son avocat, j'ai délivré le 27 août 2001 une ordonnance prévoyant la saisie et la vente des actifs de Cubana ainsi que la saisie-arrêt en mains tierces de sommes dues ou versées à Cubana.

[9]Dans les jours ayant suivi la saisie de ses actifs, Cubana a introduit une requête pour faire annuler l'ordonnance du 27 août 2001. Le protonotaire Morneau a ordonné la suspension de l'ordonnance le 11 septembre 2001, en attendant la décision sur la présente requête. Cubana a également fait appel de l'ordonnance, mais elle s'est ensuite désistée de l'appel, sous réserve de tous droits.

Preuve produite par les parties dans le cadre de la présente requête

[10]Cubana a produit deux affidavits à l'appui de sa requête en annulation de l'ordonnance du 27 août 2001, l'un de Ivan Lurbe, son directeur général, et l'autre de Francisco Marqués Granda, un avocat à l'interne. Roxford a répliqué au moyen de deux autres affidavits de M. Printzios, d'un affidavit d'un de ses avocats, Jean-Marie Fontaine, et de l'affidavit d'un juriste-expert, Matias Travieso-Diaz. Seuls les déposants de Roxford ont été contre-interrogés.

[11]Pour réfuter les prétentions de M. Printzios selon lesquelles Cubana est un mandataire de Cuba, MM. Lurbe et Marqués Granda mentionnent des faits qu'on n'avait pas portés à l'attention de la Cour au moment où l'ordonnance ex parte avait été sollicitée et qui, d'après leurs dires, démontrent que Cubana est bien une entité juridique distincte. M. Lurbe fait ainsi état des statuts constitutifs de Cubana (Corporacion de la Aviacion Cubana), joints comme pièce à son affidavit, et du fait que le gouvernement de Cuba n'en possède pas d'actions pour démontrer que Cubana a une existence indépendante en vertu du droit cubain. Selon M. Lurbe, Cubana a le droit d'exercer des activités commerciales dans la province de Québec, laquelle reconnaît sa personnalité juridique distincte. M. Lurbe contredit également M. Printzios, qui qualifie Cubana de simple réincarnation, sous une dénomination différente, de la société qu'elle a remplacée, le transporteur aérien appartenant à l'État nommé Empressa Consolidata Cubana de Aviacion (Empressa). M. Lurbe déclare qu'Empressa n'existe plus.

[12]M. Marqués Granda affirme que M. Printzios s'est fondé sur une version inexacte de la Constitution de la République de Cuba au soutien de sa requête visant à faire saisir les actifs de Cubana. Disons, entre parenthèses, que Roxford ne conteste pas le fait que la version produite de la Constitution cubaine était périmée. M. Marqués Granda déclare que Cuba a adopté d'importantes modifications à sa Constitution en 1992, pour l'adapter à la réalité commerciale. On a modifié l'article 15 de la Constitution pour permettre le transfert de biens à des personnes physiques et morales, lorsque cela favorise l'atteinte d'un objectif économique et ne nuit pas aux fondements politiques, sociaux ou économiques de l'État. On a en outre modifié l'article 17 pour clairement faire ressortir l'autonomie des personnes morales. Voici le second paragraphe de cet article 17:

[traduction]

Article 17. [. . .]

Ces entreprises et entités ne sont responsables de leurs dettes qu'à concurrence de leurs ressources financières, dans les limites prévues par la loi. L'État n'est pas responsable des dettes engagées par les entreprises, entités et autres personnes morales, lesquelles ne sont pas non plus responsables des dettes engagées par l'État.

[13]M. Marqués Granda déclare que Cubana est une entité dûment constituée, qui exerce ses propres activités commerciales et qui dispose de ses propres employés et de ses propres livres comptables. Il affirme également que Cubana est une entité juridique distincte en vertu du droit cubain, qu'elle est exploitée de façon indépendante du gouvernement cubain, qu'elle est en concurrence avec d'autres transporteurs aériens, qu'elle contracte des obligations qu'elle exécute en son propre nom, qu'elle emploie à son service ses propres employés et qu'elle fait tout ce qui est requis pour exploiter son entreprise.

[14]Roxford a retenu les services de M. Travieso-Diaz, un avocat né à Cuba qui pratique le droit aux États-Unis d'Amérique, pour qu'il donne un avis juridique sur divers éléments du droit cubain et leur applicabilité au statut de certaines entités cubaines. Pour se préparer à donner cet avis, M. Travieso-Diaz a examiné les documents déposés pour le compte de Cubana dans le cadre de la requête, ainsi que la Constitution de Cuba, son Code civil et ses règles de droit relatives à l'investissement étranger.

[15]Selon M. Travieso-Diaz, Cubana n'est pas une entreprise privée, mais bien une entité étatique déguisée. Pour étayer son avis, M. Travieso-Diaz relève un certain nombre de lacunes apparentes dans la preuve de Cubana, comme l'absence de toute preuve concernant la façon dont le principal actionnaire de Cubana, CAC, a acquis les actifs de l'entreprise d'État, la base sur laquelle ces actifs ont été transférés à Cubana, la contrepartie qu'on a versée pour ces actifs ou encore la justification au plan économique du transfert d'actifs de l'État à Cubana.

[16]Aux paragraphes 8 et 9 de son affidavit, M. Travieso-Diaz émet les commentaires suivants au sujet de ce qu'il considère être le maintien de l'emprise et de la propriété par l'État à l'égard de l'entreprise et des actifs de Cubana:

[traduction]

8. Le président et mandataire de CAC est un certain Rogelio Acevedo Gonzalez (M. Acevedo). M. Acevedo a été un chef militaire de la révolution cubaine, il est de longue date général de division au sein des Forces armées de Cuba, il est membre du conseil des ministres qui gouverne le pays et il est président de l'Institut de l'aéronautique civile [. . .] Le fait qu'un tel représentant du gouvernement soit le président de CAC laisse fortement croire que celle-ci sert directement d'instrument à l'État cubain, puisque le gouvernement de Cuba et particulièrement son ministère des Forces armées (souvent désigné par les initiales FAR) a pour pratique constante d'établir des entreprises qui sont contrôlées par l'État et dirigées par des hauts gradés de l'armée [. . .]

9. Le 16 septembre 1996, M. Acevedo à titre de président de CAC et un certain Jose Heriberto Prieto Musa (M. Prieto) ont constitué une société désignée sous le nom de Cubana de Aviacion S.A. (Cubana S.A.) [. . .] M. Prieto a versé une contribution de mille pesos cubains (environ 75 $ CAN selon le taux de change courant de 1 $ CAN pour 13,4 pesos) et il a reçu une action de Cubana S.A. M. Acevedo a versé, au nom de CAC, une contribution de 185 687 000 pesos (environ 13 857 000 $ CAN) et s'est fait émettre les 185 667 actions restantes de Cubana S.A. La contribution de CAC consistait en un droit d'utilisation («usufructo»), pour une durée de 25 ans, visant les immobilisations et les biens mobiliers, y compris les avions, de Cubana. En vertu du droit cubain, la cession d'un droit d'usufructo visant des biens «confère le droit à la jouissance de biens appartenant à des tiers, à titre gratuit, assorti de l'obligation d'en préserver la forme et la substance, à moins que l'acte de cession ou les lois n'en prévoient autrement».

[17]D'après M. Travieso-Diaz, s'il y a bien eu cession à Cubana d'actifs du transporteur CAC appartenant à l'État, cette cession était incompatible avec la Constitution de Cuba. On réaffirme par les modifications de 1992 à la Constitution de Cuba la propriété et l'emprise de l'État à l'égard de l'actif économique du pays, qui ne peut faire l'objet d'investissements étrangers. En particulier, l'article 15 prévoit notamment ce qui suit:

[traduction]

Article 15.    Les biens de l'État socialiste, qui sont la propriété de tout le peuple, comprennent:

a) [. . .]

b) les sucreries, les usines, les principaux moyens de transport et toutes les entreprises, les banques et les installations qui ont été nationalisées [. . .] [Non souligné dans l'original.]

[18]Bien qu'on permette la cession d'actifs de l'État à des entités qui comptent des investisseurs étrangers, de telles cessions sont fortement circonscrites, selon M. Travieso-Diaz, et on ne les autorise que lorsqu'elles favorisent le développement économique, auquel cas l'autorisation aux échelons les plus élevés du gouvernement est requise. À titre de ligne nationale et principal transporteur du pays, Cubana constitue un «principal moyen de transport» dont l'État doit conserver la propriété, sauf situation exceptionnelle où un changement de propriétaire favoriserait le développement économique.

[19]Après avoir examiné les faits connus ayant conduit à la constitution en société de Cubana et à la prétendue cession d'actifs, M. Travieso-Diaz a conclu, comme suit, que Cubana n'est rien d'autre qu'un alter ego du gouvernement cubain:

[traduction] À mon avis, le gouvernement cubain a tenté de tisser un mince voile afin de dissimuler derrière une forme sociale apparente le maintien de la propriété par l'État cubain des actifs de Cubana, le transporteur aérien national. Pour les motifs précisés précédemment, le voile corporatif en l'espèce n'est qu'une fiction destinée à faire échapper les actifs de Cubana aux créanciers et autres intéressés pouvant faire valoir des droits contre l'État, même si ces actifs continuent d'être la propriété de celui-ci.

Analyse

A.     Y a-t-il lieu de réviser l'ordonnance datée du 27 août 2001?

[20]La cour qui rend une ordonnance ex parte a compétence pour l'annuler (May and Baker (Canada) Ltée c. L'Oak, [1979] 1 C.F. 401 (C.A.)). Se reporter également à Becker v. Noel and another, [1971] 2 All E.R. 1248 (C.A.). La règle 399 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoit, toutefois, que la partie qui demande l'annulation d'une ordonnance ex parte a le fardeau de démontrer pourquoi celle-ci n'aurait pas dû être rendue.

399. (1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l'une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n'aurait pas dû être rendue:

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

b) toute ordonnance rendue en l'absence d'une partie qui n'a pas comparu par suite d'un événement fortuit ou d'une erreur ou à cause d'un avis insuffisant de l'instance.

[21]Dans Nedship Bank N.V. c. Zoodotis (Le), [1999] A.C.F. no 581 (1re inst.) (QL), le protonotaire Hargrave a déclaré ce qui suit, au paragraphe 2:

Une ordonnance ex parte peut être accordée et, sur présentation d'une demande, annulée à la discrétion de la Cour. Une erreur de fait ou de droit doit avoir été commise pour qu'il y ait annulation d'une ordonnance ex parte. La partie qui demande l'annulation a le fardeau d'établir l'existence d'une preuve prima facie quant aux raisons pour lesquelles l'ordonnance n'aurait pas dû être rendue. Cependant, une ordonnance annulant une ordonnance ex parte ne devrait pas être rendue de façon arbitraire, surtout lorsqu'un grave préjudice peut en résulter.

[22]Les affidavits produits par Cubana, auxquels sont joints la version la plus récente de la Constitution cubaine, les statuts constitutifs de Cubana ainsi que de nouveaux éléments de preuve relatifs à la structure et aux activités de celle-ci, jettent assurément un nouvel éclairage sur la preuve non contredite présentée par Roxford au soutien de sa requête ex parte. En outre, la Cour ne disposait pas d'arguments de droit sur le statut des intermédiaires d'État étranger concernés. Pour les motifs énoncés ci-dessous, j'estime que l'ordonnance n'aurait pas été rendue si tous les faits additionnels et les arguments de droit avaient été présentés.

B.     La Cour a-t-elle compétence pour ordonner que Cubana, un tiers, soit considérée responsable du paiement des dettes de Cuba?

[23]Cubana soutient qu'en l'absence de texte législatif fédéral prévoyant qu'elle a compétence, la présente Cour ne peut statuer que Cubana est responsable du paiement des dettes de Cuba. Une telle décision, affirme-t-elle, nécessiterait d'examiner en profondeur des questions de fait et de droit complexes concernant la propriété des actifs de Cubana et les relations entre celle-ci et Cuba. Cubana soutient que les décisions d'une telle nature ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Elle prétend, en outre, qu'il ne convient pas que la Cour tente de régler de telles questions au moyen d'une procédure sommaire s'appuyant sur une preuve par affidavits.

[24]De semblables contestations de la compétence de la Cour à connaître du fond d'oppositions formées dans le cadre de l'exécution d'un jugement ont déjà été rejetées dans le passé. Dans Bois de Construction du Nord (1971) Ltée c. Charles Guilbault Inc., [1987] 2 C.T.C. 227 (C.A.F.), le juge Pratte, J.C.A. a déclaré ce qui suit, à la page 229:

[. . .] le tribunal qui a la compétence d'ordonner la saisie des biens d'un débiteur doit nécessairement avoir celle de décider de l'opposition formée par le tiers qui revendique la propriété des biens saisis. De la même façon, le pouvoir de saisir les créances dues à un débiteur emporte nécessairement, à mon avis, le pouvoir de statuer sur l'existence des créances saisies. Je crois donc que, en cas de saisie-arrêt d'une créance, la Cour a le pouvoir, si le saisissant conteste la déclaration négative du tiers saisi, de statuer sur l'existence de la créance saisie.

[25]Plus récemment, la Cour d'appel fédérale a confirmé que notre Cour a large compétence pour trancher des questions se soulevant dans le cadre de l'exécution de ses jugements, notamment quant à savoir s'il y a lieu de lever le voile corporatif (Canada (Ministre du Revenu national) c. Gadbois, [2003] 1 C.T.C. 353 (C.A.F.) (Gadbois). Dans Gadbois [au paragraphe 29], la Cour a conclu que les questions concernant les oppositions à l'exécution pouvaient être débattues adéquatement à partir «de la preuve documentaire au dossier, des preuves par affidavit et des contre-interrogatoires des affiants».

[26]Cubana n'a pas démontré que le recours à la procédure habituelle pour les requêtes devant la Cour fédérale lui avait causé le moindre préjudice. En outre, elle n'a jamais demandé l'autorisation de déroger au régime général applicable aux requêtes. Je conclus, par conséquent, que notre Cour a compétence pour trancher la principale question en litige dans le cadre de la présente requête, soit celle de savoir si Cubana peut être assimilée à Cuba ou si elle a plutôt une personnalité juridique distincte de sorte que ses biens ne peuvent être saisis.

C.     Y a-t-il lieu d'annuler l'ordonnance de saisie et de vente décernée contre Cubana pour acquitter la somme due en vertu de jugement par Cuba?

[27]Il me reste à examiner si, par prépondérance des probabilités, la preuve conduit à conclure que Cubana est responsable du paiement des dettes de Cuba. Bien qu'aucune d'elles n'ait avancé d'argument concernant l'immunité absolue, les parties se sont fortement appuyées sur la jurisprudence relative à la portée de cette immunité pour étayer leur position respective.

[28]En vertu du droit international coutumier, les autorités étrangères souveraines jouissent généralement, jure imperii, de l'immunité judiciaire à l'égard de leurs actions ou de leurs biens (Rudolf Bernhardt (éd.), Encyclopedia of Public International Law (Amsterdam: North-Holland, 2000), vol. IV, à la page 619). Pour clarifier les droits et responsabilités des parties, de nombreux États ont adopté des lois prévoyant la portée de l'immunité absolue (p. ex., au Canada, la Loi sur l'immunité des États, L.R.C. (1985), ch. S-18; aux États-Unis, la Foreign Sovereign Immunities Act of 1976 [28 U.S.C. § 1602 (1994)]). Le Royaume-Uni a adopté la State Immunity Act 1978 [(R.-U.), 1978, ch. 33], qui met en oeuvre les dispositions de la Convention européenne sur l'immunité des États et Protocole additionnel: [16 mai 1972, S.T.E. 74] (Ian Brownlie, Principles of Public International Law, 5e éd. (Oxford: Clarendon Press, 1998), aux pages 340 et 341.

[29]En l'espèce, la question en litige est de portée étroite: les actifs de Cubana sont-ils saisissables pour une somme due par Cuba en vertu d'un jugement sans lien avec les activités de cette entreprise? Une question habituellement soulevée en regard de l'immunité absolue est celle de savoir si une entité étatique jouit de cette immunité relativement à ses activités. La question soulevée en l'espèce, tel que l'a signalé l'avocat de Cubana, a [traduction] «été retournée», puisqu'il s'agit de savoir si la prétendue entité étatique peut être tenue responsable de la somme due, en vertu de jugement, par l'État. Il ne semble pas y avoir au Canada de jurisprudence sur ce point.

[30]Dans First Nat. City Bank v. Banco Para el Comercio Exterior de Cuba, 462 U.S. 611 (1983) (Bancec), la Cour suprême des États-Unis a énoncé le principe selon lequel on doit présumer que les intermédiaires dûment créés d'un État étranger ont un statut indépendant. Toutefois, lorsqu'une personne morale subit une emprise si poussée de son propriétaire qu'existe une relation de mandant à mandataire, l'un peut être tenu responsable des actions de l'autre. Ce principe me paraît logique et juste et il y a lieu de l'appliquer en l'espèce.

[31]Selon la Cour suprême des États-Unis, les intermédiaires d'un État sont habituellement constitués en tant qu'entités juridiques distinctes, dotées des pouvoirs de détenir et de vendre des biens et d'ester en justice. Un tel intermédiaire a la responsabilité première à l'égard de ses finances, et il fonctionne en tant qu'[traduction] «entreprise économique distincte» (à la page 624).

[32]Dans Bancec, First National, une banque américaine, n'avait pas honoré une lettre de crédit émise par Bancec, ce qui avait conduit cette dernière à intenter une poursuite aux États-Unis. Le gouvernement de Cuba avait alors saisi tous les actifs de First National dans ce pays. First National avait introduit une demande reconventionnelle contre Bancec, faisant valoir un droit de compensation à l'égard de ses actifs cubains saisis. La Cour suprême des États-Unis a statué qu'était renversée la présomption selon laquelle Bancec était un intermédiaire dûment créé. Donner son effet à la forme sociale irait à l'encontre des principes d'équité du droit international puisque, depuis 1961, on a démantelé Banco, qui est [traduction] «un simple organe du gouvernement cubain dépendant totalement du gouvernement pour son financement et devant lui remettre tous ses profits». Ainsi, toute somme adjugée à Bancec reviendrait automatiquement à Cuba.

[33]Dans Hercaire Intern., Inc. c. Argentina, 821 F.2d 559 (11th Cir. 1987), la demanderesse était une société floridienne ayant obtenu jugement contre l'État argentin pour violation d'un contrat de fourniture de pièces d'aéronefs militaires. La Cour de district avait ensuite ordonné la saisie d'un aéronef appartenant à Aerolineas, un transporteur aérien dont l'Argentime est à 100 % propriétaire. En appel, la Cour d'appel des États-Unis (11e Circuit) a statué que la Cour de district avait commis une erreur en ordonnant la saisie, puisque l'Argentine n'exerçait pas une emprise si poussée sur Aerolineas qu'il était justifié de conclure en l'existence d'une relation de mandant à mandataire. La Cour a signalé, à la page 565 de sa décision, qu'[traduction] «il ne faut pas renverser à la légère une présomption de statut juridique indépendant». Le fait que l'Argentine était propriétaire à 100 % d'Aerolineas ne suffisait pas pour renverser cette présomption.

[34]La Cour a souligné, en outre, qu'étant donné qu'Aerolineas n'avait aucun lien quelconque avec la transaction sous-jacente, il serait manifestement inéquitable d'autoriser la saisie. Citant Bancec, précitée, la Cour a fait remarquer que la Foreign Sovereign Immunities Act of 1976 ne permettait pas l'exécution sur les biens d'un intermédiaire pour l'acquittement d'une somme due par un tiers par jugement. Le motif de politique en est qu'il faut inciter les juridictions étrangères à respecter, à leur tour, les divisions juridiques existant entre les diverses sociétés américaines et leurs filiales à l'étranger.

[35]Je conclus qu'en l'espèce, Roxford n'a pas contré la présomption voulant que Cubana soit une entité juridique distincte. Les faits ne peuvent étayer la conclusion selon laquelle les activités, les revenus, l'entreprise et les actifs de Cubana sont sous l'emprise, ou même sont la «propriété», de Cuba. Conclure ainsi reviendrait à assimiler la société à Cuba. Les statuts constitutifs de Cubana autorisent celle-ci à exercer ses propres activités commerciales. Elle embauche ses propres employés, qui ne sont pas des fonctionnaires, elle dispose de ses propres services bancaires et elle dresse ses états financiers annuels. En outre, Cubana semble disposer de tous les pouvoirs dont jouit une société constituée sous le régime du droit cubain, en toute connaissance de la part du gouvernement cubain et avec son plein consentement. En vertu de ses statuts constitutifs, son conseil dispose de tous les pouvoirs habituels du conseil d'administration d'une société. Il découle de tout ceci que Cubana ne peut être considérée comme un mandataire de Cuba en ce qui concerne ses activités et ses actifs.

[36]Certains facteurs, toutefois, ne cadrent pas avec un statut juridique indépendant. Parmi ceux-ci, il y a la propriété des actifs de Cubana et le contrôle ultime de la société. Il faut toutefois soupeser ces facteurs et leur accorder leur juste importance en tenant compte de la perspective d'un régime communiste. Il ressort clairement de la preuve produite par les parties que CAC conserve la propriété de l'actif social et que Cuba pourrait être le propriétaire ultime. Toutefois, le droit d'usufructo à l'égard des actifs accordé à Cubana semble constituer une cession de bonne foi par CAC de ses droits de possession pour une longue période de temps. Est bien reconnu en droit civil le droit à la jouissance d'une chose, dont la propriété est dévolue à une autre personne, et à la perception des revenus, fruits et produits qui peuvent en découler. Selon moi, les facteurs qui démontrent l'emprise réelle de Cubana sur ses activités et ses actifs amènent à conclure que celle-ci est une société indépendante en ce qui concerne son entreprise, et non un mandataire de Cuba.

[37]Tel qu'on l'a souligné dans Hercaire, précitée, il ne suffit pas de démontrer qu'un État est propriétaire de 100 % des actions. La preuve présentée par Roxford relativement au lien entre Cubana et l'Institut cubain d'aéronautique civile, à la propriété de ses actions et actifs et à son affiliation à sa société mère, CAC, ne parvient pas à démontrer que Cuba exerce une emprise marquée sur Cubana. De même, les mentions officielles et dans les médias de la «propriété par l'État» de Cubana ne suffisent pas pour trancher la question, particulièrement en raison du fait que la plupart de ces renseignements constituent du ouï-dire et qu'on ne doit donc par leur accorder un grand poids.

[38]Il convient de répéter qu'on n'a pas contre-interrogé les déposants de Cubana relativement à leurs affidavits. Cubana a produit ses statuts constitutifs et son règlement, qui font voir qu'un conseil d'administration et l'assemblée annuelle des actionnaires assurent le contrôle de la société. C'est Roxford qui avait le fardeau, dont elle ne s'est pas acquittée, de démontrer que Cuba exerce une emprise marquée à l'égard des activités de Cubana. Le propre expert de Roxford reconnaît que Cubana est un intermédiaire de l'État qui constitue une entité opérationnelle. M Travieso-Diaz a en outre déclaré, lors de son témoignage, que CAC est vraisemblablement en train de subir un processus de «perfectionamiento» (perfectionnement), en vue, cela veut-il dire, [traduction] «de fonctionner comme une organisation responsable qui réalise des bénéfices, surveille le personnel et maîtrise les dépenses».

[39]La décision Hercaire est également pertinente du fait que la Cour d'appel des États-Unis répugnait à ordonner la saisie d'actifs sans lien avec la transaction sous-jacente. Dans l'affaire qui nous occupe, Cubana n'avait rien à voir avec la violation de contrat entre Roxford et Cuba. Bien que la Foreign Sovereign Immunities Act of 1976 ne soit pas d'application au Canada, elle correspond à un aspect du droit international coutumier. Les motifs de politique qui sous-tendent la règle voulant qu'il n'y ait pas lieu de saisir des actifs sans lien avec un litige sont pertinents en contexte canadien, le Canada ayant intérêt à ce que le statut juridique des sociétés du pays soit respecté à l'étranger. Étant donné que Cubana n'avait apparemment rien avoir avec le différend contractuel opposant les demandeurs et Cuba, il serait injuste de permettre que ses actifs soient saisis.

[40]Ce serait pousser un peu loin que de conclure que Cubana est assimilable à Cuba, de telle sorte que son identité distincte s'est fusionnée à celle de l'État cubain et qu'elle en est devenue un alter ego dans la conduite des activités pour lesquelles elle a été créée. Sur la foi de la preuve qui m'a été présentée, je conclus que l'un des objets de la société est de pouvoir réaliser ses fins de manière indépendante du gouvernement. Pour conclure que Cubana, lorsqu'elle exerce ses activités et utilise ses actifs, est un alter ego de Cuba, il faudrait à la fois une preuve péremptoire démontrant qu'elle-même, ou ses activités et ses biens, sont de facto assimilables à Cuba, et la preuve d'un fondement juridique clair quant à son assimilation de jure à ce pays. Selon moi, on n'a pas démontré l'existence de manière satisfaisante ni de l'un ni de l'autre élément.

[41]En conclusion, Roxford n'a pas réussi à démontrer, par prépondérance des probabilités, que Cubana est l'alter ego ou un mandataire de Cuba. Il y a par conséquent lieu d'annuler l'ordonnance datée du 27 août 2001.

[42]La requête de Cubana a été instruite avec une autre présentée contre Adecon Ship Management Inc., fondée sur des faits similaires et où était demandée la même mesure de redressement. Mes conclusions s'appliquent également à la seconde requête. Il est par conséquent enjoint au Greffe de verser une copie des présents motifs au dossier no T-267-00 de la Cour. Les parties devront remettre, conjointement ou séparément, d'ici au 8 juillet 2003, des projets d'ordonnances donnant effet aux présents motifs pour les deux dossiers de la Cour, ainsi que leurs observations écrites, d'un maximum de deux pages, relativement aux dépens.

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