[2013] 3 R.C.F. 440
2011 CF 1432
T-1057-11
Friends of the Canadian Wheat Board, Harold Bell, Daniel Gauthier, Ken Eshpeter, Terry Boehm, Lyle Simonson, Lynn Jacobson, Robert Horne, Wilf Harder, Laurence Nicholson, Larry Bohdanovich, Keith Ryan, Andy Baker, Norbert Van Deynze, William Acheson, Luc Labossiere, William Nicholson et Rene Saquet (demandeurs)
c.
Le procureur général du Canada, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en sa qualité de ministre responsable de la Commission canadienne du blé, et la Commission canadienne du blé (défendeurs)
et
Le Conseil des Canadiens, ETC Group (groupe d’action et de recherche sur l’érosion, la technologie et la concentration), l’Alliance de la Fonction publique du Canada et Sécurité alimentaire Canada (intervenants)
T-1735-11
La Commission canadienne du blé, Allen Oberg, Rod Flaman, Cam Goff, Kyle Korneychuk, John Sandborn, Bill Toews, Stewart Wells et Bill Woods (demandeurs)
c.
Le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en sa qualité de ministre responsable de la Commission canadienne du blé (défendeur)
et
PCSC — Producer Car Shippers of Canada Inc., Logan Connor, Leonard Gluska, Bill Woods, Myron Finlay, Howard Vincent, Glen Harris, et Tim Coulter (intervenants)
Répertorié : Friends of the Canadian Wheat Board c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Campbell—Winnipeg, 6 et 7 décembre 2011.
* Note de l’arrêtiste : Cette décision a été infirmée en appel (A-470-11, A-471-11, 2012 CAF 183). Les motifs du jugement, qui ont été prononcés le 18 juin 2012, seront publiés dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.
Agriculture — Contrôles judiciaires sollicitant un jugement déclarant que la conduite du défendeur, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, constitue un affront à la primauté du droit — Le ministre a réorganisé la Commission canadienne du blé (CCB) et le régime de commercialisation du grain — L’art. 47.1 de la Loi sur la Commission canadienne du blé exige du ministre qu’il entreprenne un processus de consultation et qu’il obtienne le consentement des producteurs membres de la CCB — Les demandeurs ont soutenu que le ministre est tenu de procéder à une consultation et de conduire un scrutin avant de présenter un projet de loi — Le ministre a soutenu que l’art. 47.1 ne renvoie qu’à l’inclusion ou à l’exclusion de grains du régime — Il s’agissait de savoir si le ministre a contrevenu aux exigences procédurales prévues à l’art. 47.1 — Le prononcé de la déclaration de violation est juste et équitable — L’intention du législateur, en adoptant l’art. 47.1, était que la CCB ne puisse être modifiée sans la tenue d’une consultation et le consentement des producteurs — La Loi exige la tenue d’une consultation tant pour l’inclusion que pour l’exclusion de grains du régime et pour l’apport de modifications à la structure de la CCB — Demandes accueillies.
Interprétation des lois — Sollicitations de jugement déclarant que la conduite du défendeur, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, constitue un affront à la primauté du droit — Le ministre a réorganisé la Commission canadienne du blé (CCB) et le régime de commercialisation du grain — L’art. 47.1 de la Loi sur la Commission canadienne du blé exige du ministre qu’il entreprenne un processus de consultation et qu’il obtienne le consentement des producteurs membres de la CCB — Le critère applicable à l’interprétation de la Loi en l’espèce est qu’il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte, et en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur — L’approche historique et contextuelle de la nature démocratique unique de la CCB et de l’importance de cet organisme est convaincante — L’intention du législateur, lorsqu’il a adopté l’art. 47.1, était que la CCB ne puisse être modifiée sans la consultation et le consentement des producteurs — L’art. 47.1 visait à exiger du ministre qu’il procède à une consultation et qu’il obtienne le consentement des producteurs dans les cas où il envisage l’inclusion ou l’exclusion de grains ainsi que la modification à la structure démocratique de la CCB.
Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire sollicitant un jugement déclarant que la conduite du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire constitue un affront à la primauté du droit.
Le ministre a présenté au Parlement un projet de loi visant à réorganiser la structure de gouvernance de la Commission canadienne du blé (CCB) et l’ensemble du régime centralisé de commercialisation du grain, qui devait être remplacé par un régime considéré de libre choix. L’article 47.1 de la Loi sur la Commission canadienne du blé exige du ministre qu’il entreprenne un processus de consultation auprès de la CCB et qu’il obtienne le consentement des producteurs de blé et d’orge de l’Ouest canadien quant aux changements proposés à l’actuel processus de commercialisation du grain.
Les demandeurs soutenaient notamment que, eu égard à l’interprétation contextuelle appropriée, à l’intention du législateur, et au sens ordinaire du libellé large employé à l’article 47.1, le ministre a l’obligation de consulter la CCB et de tenir un scrutin auprès des producteurs avant de présenter un projet de loi. Le ministre a soutenu que la bonne interprétation devrait se limiter au langage clair employé à l’article 47.1, qui renvoie seulement à l’inclusion ou à l’exclusion de grains du régime de commercialisation.
Il s’agissait de savoir si le ministre a contrevenu aux exigences procédurales prévues à l’article 47.1.
Jugement : les demandes doivent être accueillies.
Il était juste et équitable de prononcer une déclaration de violation pour chacune des demandes. Le critère applicable en l’espèce pour déterminer si le ministre a violé la loi était de lire les termes de la Loi dans leur contexte global et en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Lorsqu’on applique ce critère d’interprétation, l’approche historique et contextuelle de la nature démocratique unique de la CCB et de l’importance de cet organisme est convaincante. Les pratiques démocratiques de longue date de la CCB en matière de commercialisation sont importantes et jouissent d’un important appui des producteurs de grain de l’Ouest canadien. L’article 47.1 s’applique au changement de la structure de la CCB parce que l’aspect démocratique de cette structure revêt une importance dans le contexte des obligations en matière de commerce international du Canada au titre de l’Accord de libre-échange nord-américain. Il s’agissait d’une considération importante qui étaye l’argument que l’intention du législateur, lorsqu’il a adopté l’article 47.1, était que la structure de la CCB ne puisse être modifiée sans la consultation et le consentement des producteurs. Toutefois, la bonne interprétation de l’article 47.1 tient compte des perspectives des demandeurs et du ministre. En retenant une interprétation libérale de la Loi qui est compatible avec la réalisation de son objet, on conclut que la Loi visait à exiger du ministre qu’il procède à une consultation et qu’il obtienne le consentement des producteurs dans les cas où il envisage l’inclusion ou l’exclusion de grains au régime de commercialisation, ainsi que la modification à la structure démocratique de la CCB.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24, art. 5 (mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 28(A)), 47.1 (édicté, idem, art. 25).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(3)b) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Projet de loi C-18, Loi réorganisant la Commission canadienne du blé et apportant des modifications corrélatives et connexes à certaines lois, 1re sess., 41e lég., 2011, art. 39.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Reece v. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, 513 A.R. 199, 335 D.L.R. (4th) 600, [2011] 11 W.W.R. 1; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170.
DOCTRINE CITÉE
Débats de la Chambre des Communes, vol. 135, 1re sess., 36e Lég. (17 février 1998), à la p. 3979 (L’hon. Goodale).
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5e éd. Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007.
DEMANDES de contrôle judiciaire sollicitant un jugement déclarant que la conduite du défendeur, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, constitue un affront à la primauté du droit. Demandes accueillies.
ONT COMPARU
Anders Bruun pour les demandeurs dans le dossier T-1057-11.
Joel Katz pour les défendeurs, le procureur général du Canada et le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en sa qualité de ministre responsable de la Commission canadienne du blé dans le dossier T-1057-11.
John Lorn McDougall, c.r. et Matthew Fleming pour le défendeur, la Commission canadienne du blé dans le dossier T-1057-11.
Steven Shrybman pour les intervenants dans le dossier T-1057-11.
John Lorn McDougall, c.r., Matthew Fleming et James E. McLandress pour les demandeurs dans le dossier T-1735-11.
Joel Katz pour le défendeur dans le dossier T-1735-11.
John B. Martens et Colin R. MacArthur, c.r., pour les intervenants dans le dossier T-1735-11.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Anders Bruun, Winnipeg, pour les demandeurs dans le dossier T-1057-11.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs, le procureur général du Canada (dans le dossier T-1057-11), et le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en sa qualité de ministre responsable de la Commission canadienne du blé (dans les dossiers T-1057-11 et T-1735-11).
Fraser Milner Casgrain S.E.N.C.R.L., Toronto, pour le défendeur, la Commission canadienne du blé, dans le dossier T-1057-11, et les demandeurs dans le dossier T-1735-11.
James E. McLandress, Winnipeg, pour les demandeurs dans le dossier T-1735-11.
Sack Goldblatt Mitchell LLP, Ottawa, pour les intervenants dans le dossier T-1057-11.
Aikins, MacAulay & Thorvaldson LLP, Winnipeg, pour les intervenants dans le dossier T-1735-11.
Ce qui suit est la version française des motifs des ordonnances rendus par
[1] Le juge Campbell : Les présentes demandes concernent la primauté du droit et le mépris de ce principe par le défendeur, le ministre de l’Agriculture (le ministre).
[2] La disposition en question est l’article 47.1 [édicté par L.C. 1998, ch. 17, art. 25] de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24 (la Loi), lequel exige du ministre qu’il entreprenne un processus de consultation auprès de la Commission canadienne du blé (la CCB) et qu’il obtienne le consentement des producteurs de blé et d’orge de l’Ouest canadien quant aux changements proposés à l’actuel processus bien établi de commercialisation du grain au Canada. En ce moment, le ministre révolutionne ce processus de manière unilatérale en s’assurant de l’adoption imminente d’une loi, ce qui va à l’encontre des exigences prévues à l’article 47.1.
[3] Un récent rappel quant à l’impératif constitutionnel fondamental que constitue la primauté du droit a été formulé par la juge en chef Fraser, aux paragraphes 159 et 160 de l’arrêt Reece v. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, 513 A.R. 199 :
[traduction] Voici le point de départ. Au cours des nombreux siècles d’évolution de la démocratie, les plus grandes avancées ont été l’implantation du constitutionnalisme et de la primauté du droit. La primauté du droit, ce n’est pas l’État qui se donne le droit d’adopter des lois qu’il impose à ses citoyens, mais pas à lui-même, ou qui soustrait une autre entité gouvernementale à des lois qui lui sont applicables par ailleurs. La primauté du droit permet aux citoyens de s’adresser aux tribunaux pour faire appliquer les lois à l’encontre du pouvoir exécutif. Les tribunaux ont le pouvoir d’examiner les mesures prises par le pouvoir exécutif pour juger si ces mesures sont conformes à la loi et, s’ils l’estiment justifié, ils peuvent déclarer illégale la mesure prise par l’État. Ce droit, qui appartient à la population, ne constitue pas une menace à la gouvernance démocratique, mais en est plutôt l’affirmation même. Par conséquent, le pouvoir exécutif de l’État ne juge pas lui-même la légalité de ses actes ou de ceux de ses délégués. Les cas dans l’histoire où le pouvoir exécutif a lui-même établi, à ses propres fins, l’étendue de ses pouvoirs ont souvent entraîné des conséquences sanglantes. [En italique dans l’original.]
Lorsqu’un État ne se conforme pas à la loi, il ne s’agit pas simplement d’une violation à une loi donnée : il s’agit d’un affront même à la primauté du droit. [Non souligné dans l’original; renvois omis.]
[4] Les demandeurs sollicitent tous un jugement déclarant que la conduite du ministre constitue un affront à la primauté du droit. Pour les motifs qui suivent, je n’ai aucune hésitation à accueillir les présentes demandes.
I. L’esprit de la Loi
[5] La CCB est une personne morale sans capital-actions qui a pour mission, conformément à l’article 5 [mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 28(A)] de la Loi, « d’organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l’exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada ». L’esprit de la Loi est le suivant : selon la partie III [art. 31 à 44], la CCB a l’obligation d’acheter tout le blé et l’orge produit au Manitoba, en Saskatchewan, en Alberta ainsi que dans le district de Peace River, en Colombie-Britannique; la partie IV [art. 45 à 46] prévoit que seule la CCB peut exporter, transporter d’une province à une autre, vendre ou acheter du blé ou de l’orge, sous réserve des exceptions établies par la Loi ou ses règlements; la partie V [art. 47 à 47.1] établit les mécanismes par lesquels les pouvoirs de la CCB en matière de commercialisation peuvent être modifiés et renferme l’article 47.1, dont l’interprétation est au cœur des présentes demandes :
47.1 Il ne peut être déposé au Parlement, à l’initiative du ministre, aucun projet de loi ayant pour effet, soit de soustraire quelque type, catégorie ou grade de blé ou d’orge, ou le blé ou l’orge produit dans telle région du Canada, à l’application de la partie IV, que ce soit totalement ou partiellement, de façon générale ou pour une période déterminée, soit d’étendre l’application des parties III et IV, ou de l’une d’elles, à un autre grain, à moins que les conditions suivantes soient réunies : a) il a consulté le conseil au sujet de la mesure; b) les producteurs de ce grain ont voté — suivant les modalités fixées par le ministre — en faveur de la mesure. [Non souligné dans l’original.] |
Obligation du ministre |
Le « conseil » auquel renvoie l’alinéa 47.1a) est le conseil d’administration de la CCB, que la Loi investit de la direction et de l’administration des affaires de la Commission (le conseil). Les producteurs auxquels renvoie l’alinéa 47.1b) sont les personnes qui cultivent le grain dans la région désignée à la partie III (les producteurs).
II. La présentation du projet de loi C-18
[6] Le 18 octobre 2011, le ministre a présenté au Parlement le projet de loi C‑18 : Loi réorganisant la Commission canadienne du blé et apportant des modifications corrélatives et connexes à certaines lois (Loi sur le libre choix des producteurs de grains en matière de commercialisation). Le titre de la loi proposé par le projet de loi C‑18 énonce de manière précise la nature des changements à la structure de gouvernance de la CCB et, par le fait même, à l’ensemble du régime de commercialisation du grain au Canada; un régime considéré de libre choix pour les producteurs de grain en matière de commercialisation remplacera l’actuel régime centralisé de commercialisation.
[7] À ce stade-ci, le projet de loi C-18 a franchi l’étape de la deuxième lecture au Sénat et est maintenant devant le Comité sénatorial permanent [de l’agriculture et des forêts].
III. Questions en litige
[8] Les présentes demandes sont simples; elles visent à ce que la conduite du ministre soit examinée à la lumière des exigences prévues à l’article 47.1. Les demandeurs confirment que la validité du projet de loi C-18, ainsi que la validité et les effets de toute disposition qui pourrait être promulguée des suites du projet de loi C-18, n’est pas en cause dans les présentes demandes.
[9] Les demandeurs indiquent clairement que leurs demandes ne constituent pas une menace à la souveraineté du Parlement d’adopter des lois. Le litige dans la présente affaire découle de la Loi, une loi que le législateur a déjà adoptée. L’article 47.1 contient des conditions, qui sont connues en droit comme étant des « exigences de forme » procédurales. Cette forme de restriction à l’exercice du pouvoir législatif est bien établie en droit. Producer Car Shippers, au paragraphe 34 de ses observations, souligne les passages suivants, tirés de l’ouvrage Constitutional Law of Canada (5e éd. Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007) du professeur Hogg (dossier de requête de Producer Car Shippers, onglet 10) :
[traduction] Le législateur, ou une législature, seraient-ils liés par des règles qu’ils auraient eux-mêmes adoptées quant aux « exigences de forme » de la promulgation d’une loi? Je suis d’avis que oui.
[…]
Donc, bien que le législateur fédéral ou une législature provinciale ne puissent se lier quant au fond des lois futures, ils peuvent se lier quant à la forme des lois futures.
[…]
Il semble invraisemblable qu’un organe législatif n’ait pas la capacité d’apporter des changements à ses actuelles structures et procédures. De plus, la jurisprudence, bien qu’elle ne soit pas unanime, tend à soutenir la validité des exigences de forme que le législateur s’est lui-même imposées. [Renvois omis.]
[10] Le ministre a tenté de faire valoir que l’article 47.1 ne répond pas aux critères d’une disposition édictant des « exigences de forme ». Je rejette cet argument et estime que la Cour n’a pas à trancher de questions liées aux « exigences de forme » dans la présente affaire. La validité constitutionnelle de l’article 47.1 est présumée; aucun argument remettant en question cette présomption n’a été soulevé en bonne et due forme dans le cadre des présentes demandes et un tel argument aurait nécessité un avis de question constitutionnelle qui n’a pas été donné en l’espèce. Par conséquent, comme il est mentionné dans les demandes de contrôle judiciaire, les seules questions à trancher sont les suivantes : le ministre a-t-il contrevenu aux exigences procédurales prévues à l’article 47.1, et, dans l’affirmative, quelles mesures de réparation, s’il en est, devraient être octroyées? La réponse à cette question requiert une analyse d’interprétation de la loi.
IV. Les demandes
[11] Autant la CCB que les producteurs mettent fortement l’accent sur le processus démocratique qui, au titre de la Loi, joue un rôle important dans la commercialisation du grain. Les présentes demandes ont été déposées dans le but de protéger ce processus ainsi que les intérêts distincts, mais convergents, des producteurs dans le dossier T-1057-11, et de la CCB dans le dossier T‑1735‑11.
[12] Il n’est pas contesté que le ministre a présenté le projet de loi C‑18 sans avoir procédé à la consultation et sans avoir obtenu le consentement, éléments prévus à l’article 47.1 de la Loi. Comme l’a exprimé la juge en chef Fraser dans la citation susmentionnée : [traduction] « Les tribunaux ont le pouvoir d’examiner les mesures prises par le pouvoir exécutif pour juger si ces mesures sont conformes à la loi et, s’ils l’estiment justifié, ils peuvent déclarer illégale la mesure prise par l’État ». Par conséquent, je conclus que la décision du ministre de ne pas se conformer aux conditions prévues à l’article 47.1, avant de déposer le projet de loi C‑18, est susceptible de contrôle judiciaire en application de l’alinéa 18.1(3)b) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art.14)].
[13] La question est donc de savoir si les fondements factuels et juridiques pour rendre des jugements déclarant que le ministre a commis une faute sont établis. Chacune des demandes étaye le prononcé d’une conclusion de faute. La CCB appuie l’argument que les producteurs avancent dans T-1057-11 et formule ses propres arguments, quelque peu similaires, dans T‑1735‑11. La CCB confirme ce point de vue de la manière suivante (observations écrites de la Commission canadienne du blé, dossier T-1735-11, paragraphe 9) :
[traduction] Bien que les demandes soient formulées quelque peu différemment, il y a un chevauchement considérable entre les demandes des parties et les mesures de réparation sollicitées. À la base, les demandes sont toutes les deux fondées sur le fait que le ministre ne se soit pas conformé à son obligation légale prévue à l’article 47.1 de la Loi.
[14] Cependant, chacune des demandes de jugement déclaratoire est formulée de manière quelque peu différente. Dans T-1057-11, les demandeurs formulent ainsi leur demande de réparation (avis de demande modifié daté du 8 novembre 2011) :
[traduction] a) un jugement déclarant que le ministre a violé son obligation légale de consulter le conseil d’administration et celle de conduire un scrutin auprès des producteurs de blé et d’orge quant à la question de savoir s’ils consentent à soustraire le blé et l’orge de l’application de la partie IV de la Loi et à abolir le pouvoir exclusif de la CCB en matière de commercialisation (déclaration de violation);
et
b) un jugement déclarant que le ministre a manqué à son devoir d’équité et a agi à l’encontre des attentes légitimes des producteurs en présentant le projet de loi au Parlement, sans avoir préalablement consulté le conseil d’administration et les producteurs au moyen d’un scrutin (déclaration quant à l’attente légitime).
Et dans T-1735-11, les demandeurs formulent la demande de la manière suivante (avis de demande daté du 26 octobre 2011) :
[traduction] a) un jugement déclarant que le ministre a violé son obligation légale, prévue à l’article 47.1 de la Loi, de consulter le conseil d’administration et de tenir un scrutin parmi les producteurs, avant de présenter au Parlement le projet de loi C-18, Loi réorganisant la Commission canadienne du blé et apportant des modifications corrélatives et connexes à certaines lois (le projet de loi), (déclaration de violation);
et
b) un jugement déclarant que le ministre a agi contrairement aux attentes légitimes de la CCB, du conseil d’administration et des producteurs, ainsi qu’au devoir d’équité, en présentant le projet de loi au Parlement sans avoir préalablement consulté le conseil d’administration et tenu un scrutin parmi les producteurs (déclaration quant à l’attente légitime);
[15] Par consentement, compte tenu des demandes parallèles et des observations combinées produites par le ministre en réponse, il y a lieu de trancher les demandes en rendant une ordonnance distincte sur chacune d’elles; ces ordonnances reposent toutefois sur les présents motifs conjoints, qui traitent des arguments centraux des deux demandes.
[16] Deux interventions ont été permises : celle du Conseil des canadiens, de ETC Group, de l’Alliance de la fonction publique du Canada et de Sécurité alimentaire Canada (le Conseil), ainsi que celle de Producer Car Shippers of Canada Inc. et al. (Producer Car Shippers). Le Conseil détient un intérêt dans la souveraineté alimentaire, la salubrité alimentaire et la sécurité alimentaire, ainsi que dans l’important rôle que joue la CCB dans le maintien et la protection de ces intérêts; il a la permission de traiter de l’interprétation de l’article 47.1, eu égard à l’ALÉNA [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2] et à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Producer Car Shippers détient un intérêt dans la protection des droits et des investissements des producteurs de grain qui livrent leurs propres récoltes; elle a la permission de traiter de l’application de la doctrine des « exigences de forme » à l’égard de l’article 47.1 de la Loi.
V. Contestation quant à la violation de la loi
A. Le critère applicable à l’interprétation de la loi
[17] La question de savoir si le ministre a violé la loi relève de l’interprétation législative et de l’appréciation de la conduite du ministre eu égard à cette interprétation. Je souscris à l’observation des demandeurs voulant que le critère applicable en l’espèce soit le suivant (mémoire des faits et du droit des demandeurs au dossier T‑1735-11, paragraphe 44) :
[traduction] Dorénavant, il n’y a qu’un seul principe, une seule approche; il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global et en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Canada 3000 Inc, Re : Inter-Canadien (1991) Inc (Syndic de), 2006 CSC 24, au paragraphe 36; Bell ExpressVu Ltd Partnership c Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 26).
B. La prétention des demandeurs
[18] Les demandeurs prétendent que (mémoire des faits et du droit des demandeurs au dossier T-1735-11, paragraphe 45) :
[traduction] Lorsqu’on l’interprète correctement, eu égard au contexte dans lequel l’article 47.1 et les modifications apportées en 1998 ont été adoptés, à l’objet qui sous-tendait l’adoption de ces dispositions ainsi qu’à l’intention du législateur, le sens ordinaire du libellé large employé à l’article 47.1 démontre que le ministre a l’obligation de consulter la CCB et de tenir un scrutin auprès des producteurs avant de présenter au Parlement un projet de loi qui a pour effet de modifier les pouvoirs exclusifs de la CCB en matière de commercialisation. Le ministre a violé l’obligation que lui impose la loi en présentant le projet de loi.
[19] Les demandeurs attachent donc une grande importance à l’histoire. La Loi a d’abord été adoptée en 1935 et en 1943, la CCB est devenue un « guichet unique », ce qui signifie que la CCB est devenue le seul organisme de commercialisation du blé produit dans l’Ouest canadien. Ce pouvoir exclusif a été élargi à l’avoine et à l’orge, quoique la commercialisation de l’avoine ait subséquemment été exclue de la compétence exclusive de la CCB en 1989. Pendant cette période, des commissaires nommés par le gouvernement dirigeaient la CCB; cependant, en 1998, des modifications à la loi ont été adoptées afin d’améliorer le mandat de la CCB en matière de commercialisation ainsi que sa structure, en y introduisant des aspects de gouvernance démocratique ainsi qu’une responsabilité accrue. Les modifications transféraient le contrôle de la CCB aux agriculteurs par la création d’un conseil d’administration. Depuis 1998, les deux tiers des membres du conseil d’administration sont directement élus par les producteurs de grains. L’article 47.1 a aussi été adopté à cette époque.
[20] Compte tenu du contexte historique, les demandeurs présentent les arguments suivants au sujet de l’objectif de l’article 47.1 ainsi que de l’esprit et de l’objet de la Loi (mémoire des faits et du droit des demandeurs au dossier T‑1735‑11, paragraphes 47, 48, 50 et 58) :
[traduction] Dans la présente affaire, les modifications de 1998 et l’article 47.1 ont été adoptés en réaction aux demandes accrues des agriculteurs en vue d’obtenir un plus grand contrôle sur les activités de la CCB et sur son mandat en matière de commercialisation, y compris certaines demandes pour que la responsabilité en matière de commercialisation soit partagée.
La création du conseil d’administration, dont la majorité des membres étaient élus par les agriculteurs, ainsi que l’adoption de l’article 47.1 visaient à répondre aux « attentes raisonnables de la majorité des producteurs de grain de l’Ouest canadien » et à doter les agriculteurs d’un pouvoir décisionnel. L’objectif de l’article 47.1 était de garantir que « les producteurs aient le contrôle sur tout changement éventuel au mandat de la [CCB] ».
[…]
Le projet de loi crée un régime de partage de la responsabilité en matière de commercialisation, dans lequel la partie IV, qui contient les interdictions en matière d’exportation et de vente interprovinciale du blé et d’orge, est abrogée, mais la CCB demeure un acheteur de grain. L’article 47.1 a été adopté par le législateur pour s’assurer que le ministre consulte le conseil d’administration ainsi que les producteurs avant de présenter des mesures législatives visant à mettre en œuvre ce régime.
[…]
L’objectif des modifications de 1998 est clair. Les grands thèmes qui sous-tendaient les modifications sont la démocratie, la responsabilité, la souplesse et le renforcement des pouvoirs des agriculteurs. Dans la même veine, l’objectif de l’article 47.1 était de garantir que « les agriculteurs, et non le gouvernement, aient le contrôle sur toute modification éventuelle à la compétence de la [CCB] en matière de commercialisation », y compris la mise en œuvre d’un régime de responsabilité partagée en matière de commercialisation et l’élimination du guichet unique.
[21] J’estime que les déclarations de l’ancien ministre reproduites ci-dessous, tirées des éléments de preuve présentés par les demandeurs, constituent un portrait clair de l’intention du législateur lorsque celui-ci a adopté l’article 47.1 :
Chambre des communes, le 7 octobre 1997 :
Presque toutes les innovations dont les agriculteurs débattent depuis des années en ce qui a trait à la commercialisation seront possibles grâce à cette nouvelle mesure législative. Ainsi donc, le projet de loi C-4 vise essentiellement à conférer des pouvoirs aux producteurs, à instaurer enfin à la commission une instance démocratique, à permettre à cet organisme de répondre mieux aux besoins, de rendre davantage de comptes et d’être plus souple, et à adapter la commission selon les désirs des agriculteurs. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, paragraphe 38, pièce 7.]
Chambre des communes, le 17 février 1998 :
Un tel amendement aurait permis de faire disparaître les clauses contestées, tout en respectant le principe fondamental du contrôle démocratique par les producteurs.
[…]
Ce soir, le projet de loi C-4 sera enfin mis aux voix à l’étape de la troisième lecture. Son adoption marquera le début d’une ère de changement. Les grands thèmes du projet de loi sont la démocratie, la responsabilité, la souplesse et le renforcement des pouvoirs des agriculteurs.
Les producteurs vont prendre leur destinée en main. Ils auront le pouvoir de modifier leur organisme de commercialisation comme ils le jugeront bon. Je fais parfaitement confiance à leur bon jugement, et je sais qu’ils exerceront ce nouveau pouvoir avec détermination, sagesse et prudence, et que l’économie agricole de l’Ouest, à commencer par les agriculteurs eux-mêmes, s’en portera de mieux en mieux. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, paragraphe 30, pièce 9; non souligné dans l’original.]
Comité sénatorial, le 5 mai 1998 :
L’amendement […] prévoit que, si un quelconque ministre responsable de la [CCB] décidait un jour qu’il est dans l’intérêt public de modifier le mandat de la [CCB], soit pour inclure ou exclure quelque chose, il lui appartiendra d’apporter cette modification. Mais il devra au préalable tenir un vote pour savoir s’il a l’aval des agriculteurs. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, paragraphe 42, pièce 11.]
[22] De plus, l’ancien ministre a confirmé à maintes reprises qu’un scrutin doit être tenu auprès des producteurs si le changement proposé est « important » :
[traduction] Énoncé de politique, « Changements à la commercialisation du blé de l’Ouest canadien », le 7 octobre 1996 :
La loi proposée prévoit que les changements éventuels au mandat de commercialisation seront subordonnés à l’obtention d’un avis officiel du conseil d’administration de la CCB et, si ces changements concernent des questions liées au contrôle de la qualité, à l’obtention de la certification officielle de la Commission canadienne des grains qu’une modification peut effectivement être apportée sans remettre en question la réputation mondiale du Canada en matière de qualité, de constance et de fiabilité. Si les administrateurs de la CBB considèrent qu’un changement proposé est important, un vote des producteur serait un pré requis à la mise en œuvre de ce changement. [Dossier de la CCB, onglet 3, page 112; non souligné dans l’original.]
Comité permanent de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, Réunion no 57, le 12 décembre 1996 :
À l’avenir, le mandat de la Commission du blé pourra être ajusté, sous trois conditions : premièrement, une recommandation claire à cet effet du conseil d’administration de la Commission canadienne du blé; deuxièmement, lorsque le contrôle de la qualité est mis en jeu, un avis favorable de la Commission canadienne des grains, attestant que le changement ne nuira pas à la réputation de qualité et de régularité du Canada; troisièmement, si le changement proposé est important, un vote favorable des agriculteurs. [Dossier de la CCB, onglet 4, page 125; non souligné dans l’original.]
[23] Le Conseil soutient que la mention des obligations en matière de commerce international pour justifier les amendements de 1998 par l’ancien ministre permet de dégager l’intention du législateur. Le volet démocratique de l’article 47.1, qui prévoit un contrôle de la part des producteurs, était considéré comme nécessaire à la défense des pratiques de commercialisations de la CCB au vu de l’ALÉNA. L’ancien ministre a déclaré que l’article 47.1 vise à empêcher que la Loi puisse « servir d’excuse à peine voilée par nos concurrents, les États-Unis par exemple, pour mener une forme de campagne de harcèlement commercial ». (Débats de la Chambre des communes, le 17 février 1998; affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 9; mémoire des faits et du droit du Conseil, paragraphes 8 à 14).
[24] Le Conseil prétend effectivement qu’en cas d’incertitude, les valeurs démocratiques et constitutionnelles doivent être prises en considération dans l’interprétation des lois. Il s’agit d’un élément particulièrement important dans la présente affaire, parce que l’article 47.1 traite d’une situation unique où ces valeurs démocratiques sont déjà intégrées au sein de la structure de la CCB. Cela exige du ministre qu’il agisse de manière démocratique dans l’éventualité où il propose un changement fondamental à cette structure. C’est ce que mentionne l’article 47.1. Ne pas adhérer à ces valeurs constitue non seulement un manque de respect, mais aussi une violation de la loi.
C. La réponse du ministre
[25] Le ministre présente l’argument suivant en matière d’interprétation législative (mémoire consolidé des faits et du droit des défendeurs, paragraphes 31 à 33, 38 et 39) :
[traduction] Les demandeurs prétendent que l’article 47.1 devrait recevoir une interprétation large, qui aurait pour effet d’exiger du ministre qu’il sollicite et obtienne un vote favorable de la part des producteurs avant qu’il puisse présenter un projet de loi « ayant pour effet de modifier le mandat exclusif de la CCB en matière de commercialisation ». Dans un affidavit déposé par la CCB dans le cadre de la présente instance, le président de son conseil d’administration déclare que la position de la CCB est : « […] simplement que les fermiers, et non le gouvernement, devraient décider du futur du régime de guichet unique au moyen d’un scrutin tenu conformément à l’article 47.1 de la Loi ».
Le langage clair employé à l’article 47.1 renvoie cependant seulement à l’inclusion ou à l’exclusion de grains ou de types de grains du régime de commercialisation établi aux parties III et IV de la Loi. Il ne renvoie pas à des limites à une éventuelle abrogation de la Loi elle-même, ou à toute autre modification. La disposition laisse au législateur le soin de décider du futur du régime de « guichet unique ».
L’article 47.1 se trouve à la partie V intitulée « AUTRES GRAINS – APPLICATION DES PARTIES III ET IV », ce qui signifie que cette disposition, compte tenu de son libellé, mais aussi de son contexte législatif, ne vise clairement que l’inclusion ou l’exclusion de grains précis en application des parties III et IV. L’avenir du régime de « guichet unique » relève de décisions politiques et législatives prises par le Parlement, et non par la Cour.
[…]
Lorsqu’on l’interprète correctement, la portée de l’article 47.1 vise l’inclusion ou l’inclusion de grains ou de types de grains précis. Compte tenu du principe de la souveraineté parlementaire, de l’article 42(1) de la Loi d’interprétation et du langage clair employé à l’article 47.1 qui se trouve sous l’en-tête « AUTRES GRAINS – APPLICATION DES PARTIES III ET IV », cette disposition ne peut recevoir une interprétation aussi large qui aurait pour effet de conférer un véto perpétuel aux producteurs de chaque catégorie de grains quant à l’existence continue du régime de commercialisation, ou à l’abrogation de la Loi elle-même, comme le prétendent les demandeurs.
La compréhension de la distinction cruciale entre l’exclusion des types de blé ou d’orge de l’application de la partie IV de la Loi et l’abrogation la Loi en soi est fondamentale si l’on veut interpréter correctement l’article 47.1. Le projet de loi C-18 n’a pas pour effet d’exclure un type de blé ou d’orge produit dans les Prairies de l’application de la partie IV de la Loi. Le projet de loi C‑18 vise plutôt à mettre fin au monopole de la CCB en matière de commercialisation pour le remplacer par un nouveau régime qui permettra à tous les producteurs de grains d’être libres de commercialiser et de vendre leur blé à qui ils veulent, y compris à la CCB. [Souligné dans l’original; renvois omis.]
[26] Le ministre se fonde sur les déclarations suivantes, tirées de la preuve, pour étayer son argument quant à l’interprétation (mémoire consolidé des faits et du droit du défendeur, paragraphe 47) :
[traduction]
a. Un communiqué gouvernemental concernant le projet de Loi C‑4 (auquel l’article 47.1 s’est par la suite greffé au cours des délibérations parlementaires) daté de septembre 1997 mentionnait le concept de contrôle des agriculteurs sur l’inclusion ou l’exclusion éventuelle de divers type de grains. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 6];
b. Le ministre a déclaré ce qui suit à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi contenant l’article 47.1 à la Chambre des communes :
Cette nouvelle mesure législative conférera aux producteurs le pouvoir de déterminer démocratiquement ce qui relève, ou ne relève pas, de la compétence de la Commission canadienne du blé au chapitre de la commercialisation. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 7; souligné dans l’original];
c. Les articles 23 et 26 du projet de loi C-4 démontrent que le règlement servirait de mécanisme pour l’exclusion et l’inclusion des grains. Il est manifeste que des changements, tels que l’abolition du régime de « guichet unique » ou l’abrogation éventuelle de la Loi, n’étaient pas le type de changements auxquels les nouvelles dispositions devaient s’appliquer. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 8];
d. Le ministre a témoigné devant le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, le 5 mai 1998 et a fait des commentaires sur un amendement au projet de loi qui allait devenir l’article 47.1. Le ministre a fait mention du manque de constance qui caractérisait auparavant les méthodes (décret ou modification législative) pour inclure et exclure certains grains, tels que l’avoine et l’orge. Lorsque le ministre a déclaré « […] les règles à suivre pour modifier le mandat de la Commission canadienne du blé ne sont pas claires […] », il avait à l’esprit la problématique de l’inclusion et l’exclusion de certains grains du régime que la CCB gérait. Il ne renvoyait pas aux changements plus fondamentaux quant à la nature ou à l’existence même du régime de commercialization. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 11];
e. Lorsque le secrétaire d’État a pris parole lors de l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes pour exprimer son accord avec les amendements apportés par le Sénat au projet de loi C‑4, y compris l’article qui est devenu l’article 47.1, il a mentionné ce qui suit :
Le deuxième aspect du projet de loi C-4 sur lequel le Sénat a proposé des amendements concerne la façon d’étendre à d’autres grains, ou de réduire, le champ d’application du mandat de commercialisation de la Commission canadienne du blé.
Le projet de loi prévoyait, sous sa forme originale, un processus permettant d’exclure tout type, toute catégorie ou tout grade de blé ou d’orge du champ de compétence de la CCB. De la même façon, il prévoyait aussi un processus permettant d’inclure d’autres céréales dans le champ de compétence de la Commission canadienne du blé.
Cette modification visait à combler une lacune dans la Loi sur la Commission canadienne du blé. Je suis sûr que tous les députés des Prairies savent que, actuellement, le processus pour changer le mandat de la Commission canadienne du blé n’est pas clair.
Les producteurs et les groupes de producteurs ont exprimé certaines préoccupations à l’égard du mécanisme d’inclusion et d’exclusion prévu à l’origine dans le projet de loi C-4. En fait, beaucoup de préoccupations ont été exprimées.
Je suis certain que mes collègues du parti de l’opposition s’empresseront de me demander pourquoi la question n’a pas encore été réglée.
L’amendement proposé par le Sénat répond à ces préoccupations. Il vise à remplacer les dispositions existantes relatives à l’inclusion et à l’exclusion des grains par des dispositions qui exigeraient que le ministre responsable de la Commission consulte le conseil d’administration, dont deux tiers des membres ont été choisis par les agriculteurs, et fasse voter les producteurs avant que tout grain puisse être inclus dans le champ de compétence de la commission ou en être exclu. [Affidavit d’Allen Oberg, le 15 septembre 2011, pièce 12; souligné dans l’original.]
D. Conclusions
[27] Je conclus qu’en appliquant le critère d’interprétation susmentionné, l’argument des demandeurs, qui se fonde sur une approche historique et contextuelle de la nature démocratique unique de la CCB et de l’importance de cet organisme, est convaincant. Je souscris à l’argument que les pratiques démocratiques de la CCB sont « importantes », car elles sont établies depuis longtemps et qu’elles jouissent d’un important appui auprès des quelque 17 000 producteurs de grain de l’Ouest canadien. Cet appui mérite le respect; cela ressort sans équivoque dans l’argument suivant, énoncé par le Conseil, quant à la primauté du droit (mémoire des faits et du droit du Conseil, paragraphes 26 à 28) :
[traduction] La primauté du droit est un concept à multiples volets, qui incarne « le respect de l’ordre, l’assujettissement aux règles de droit connues et la responsabilité du pouvoir exécutif à l’égard de la loi ». Les cours ont, à maintes reprises, décrit la primauté du droit comme comprenant le principe que le droit « est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire ». En d’autres mots, pour qu’une mesure politique soit légitime, le processus décisionnel doit respecter les contraintes du droit. Les gouvernements ne peuvent faire abstraction du droit et doivent respecter les processus juridiques légitimes déjà établis. Comme l’a mentionné la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession, « [c]’est la loi qui crée le cadre dans lequel la “volonté souveraine” doit être déterminée et mise en œuvre. Pour être légitimes, les institutions démocratiques doivent reposer en définitive sur des fondations juridiques ».
Le respect de la primauté du droit permet de s’assurer que les citoyens peuvent comprendre les règles qui les régissent et les droits dont ils bénéficient lorsqu’ils participent au processus d’élaboration des lois. Comme le font remarquer les demandeurs, les agriculteurs de l’Ouest canadien se fondaient sur le fait que le gouvernement aurait à faire un plébiscite, comme le prévoit l’article 47.1, avant de présenter une loi visant à modifier le mandat de la CCB en matière de commercialisation. Le non-respect des exigences de l’article 47.1 prive les agriculteurs du plus important moyen dont ils disposent pour exprimer leurs points de vue quant à la question fondamentale du régime de guichet unique. De plus, le fait que ceux‑ci peuvent exercer le droit de vote aux élections fédérales ne résout pas le problème de la perte de ce droit démocratique. Les agriculteurs canadiens s’attendaient à ce que les exigences prévues à l’article 47.1 soient respectées, jusqu’à la présentation impromptue du projet de loi C‑18.
La primauté du droit doit par conséquent servir de guide pour l’interprétation de l’article 47.1, lequel établit un processus prévoyant une consultation et un scrutin démocratique avant l’élimination du régime de guichet unique. Une interprétation de l’article 47.1 qui serait conforme au principe de la primauté du droit donnerait effet au sens ordinaire des mots, utilisés conformément à la compréhension qu’en ont les citoyens ordinaires ou à l’interprétation qu’ils leur donne, et non à une interprétation qui aurait pour objet d’anéantir l’objectif de consultation établi par l’article 47.1 – particulièrement eu égard au fait que les citoyens et les intervenants comprennent que l’article 47.1 leur confère des droits précis et agissent en conséquence. [Renvois omis.]
[28] J’accorde du poids à l’argument du Conseil voulant que l’article 47.1 s’applique au changement de la structure de la CCB, parce que l’aspect démocratique de cette structure revêt une importance dans le contexte des obligations en matière de commerce international du Canada au titre de l’ALÉNA. Je conclus qu’il s’agit d’une considération importante qui étaye l’argument que l’intention du législateur, lorsqu’il a adopté l’article 47.1, était que cette structure ne puisse être modifiée, sans la consultation et le consentement des producteurs.
[29] Cependant, l’interprétation législative des demandeurs, à laquelle je souscris, ne doit pas se faire sans tenir compte de l’interprétation du ministre, qui met l’accent sur les mots employés au libellé de l’article 47.1. Je suis d’avis que la bonne interprétation de cette disposition tient compte des deux perspectives. Je suis aussi d’avis que d’accepter l’interprétation du ministre à l’exclusion de celle des demandeurs entraînerait un résultat absurde, chose que l’on doit éviter.
[30] En retenant une interprétation libérale de la Loi qui est compatible avec la réalisation de son objet, je conclus que la Loi visait à exiger du ministre qu’il procède à une consultation et qu’il obtienne le consentement des producteurs dans les cas où il envisage l’inclusion ou l’exclusion de grains ou de types de grain au régime de commercialisation, ainsi que la modification à la structure démocratique de la CCB. Conformément à ce que prétendent les demandeurs, il est déraisonnable d’interpréter la Loi de manière à conclure que, bien que le ministre doive consulter et obtenir le consentement des producteurs lorsqu’il exclut ou inclut un grain, ce dernier n’a pas une telle obligation à l’égard du démantèlement de la CCB. Voici l’argument en ce sens (mémoire des faits et du droit des demandeurs au dossier T‑1735-11, paragraphe 52) :
[traduction] Selon l’interprétation que le ministre donne à l’article 47.1, les agriculteurs n’auraient pas le droit de vote « dans le cas où ce vote est le plus nécessaire », soit dans des circonstances où le pouvoir exclusif de la CCB en matière de commercialisation serait aboli. Non seulement cette interprétation est incompatible avec le principe que les mots d’une disposition doivent être remis dans leur contexte, mais elle va à l’encontre du bon sens.
[31] L’article 39 du projet de loi C-18 propose de remplacer l’ensemble du régime de commercialisation du blé au Canada par l’abrogation de la Loi, après une période de transition. À mon avis, le législateur voulait, en présentant l’article 47.1, empêcher qu’une telle situation se produise si l’on n’avait pas au préalable tenu une consultation et obtenu le consentement des producteurs.
VI. Attentes légitimes
[32] Subsidiairement, les demandeurs prétendent que le ministre a frustré leurs attentes légitimes. La Cour suprême décrit ainsi l’attente légitime (Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1204) :
Il accorde à une personne touchée par la décision d’un fonctionnaire public la possibilité de présenter des observations dans des circonstances où, autrement, elle n’aurait pas cette possibilité. La cour supplée à l’omission dans un cas où, par sa conduite, un fonctionnaire public a fait croire à quelqu’un qu’on ne toucherait pas à ses droits sans le consulter.
Au cours de leurs plaidoiries, les demandeurs ont confirmé que, dans l’éventualité où la Cour devait leur donner raison quant à leur argument relatif à la violation de l’article 47.1, ils se contenteraient de ce résultat. Par conséquent, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas faire droit aux demandes de jugements déclaratoires quant à la question de l’attente légitime.
VII. Conclusion
[33] Le ministre prétend que les jugements déclaratoires ne devraient pas être prononcés, car ceux-ci n’auraient aucun effet concret. En réponse à cette prétention, j’affirme que le prononcé des déclarations de violation aurait deux effets concrets.
[34] Le premier effet est que l’on peut tirer une leçon de ce qui vient tout juste de se produire. L’article 47.1 envoie le message suivant aux parties : « amorcez un processus consultatif et coopérez afin de trouver une solution ». La modification du processus peut avoir de lourdes conséquences et doit être abordée avec délicatesse. Règle générale, lorsqu’un changement est proposé à un régime de gestion bien établi, le fait de ne pas donner aux voix dissidentes une occasion réelle de se faire entendre et d’être prises en compte les oblige à avoir recours à des moyens légaux pour être entendues. Dans la présente affaire, le fait que le gouvernement ait avancé dans son projet de modification sans s’engager dans un tel processus a mené aux présentes demandes. Si un processus consultatif concret avait été lancé pour que soit établie une solution répondant aux besoins de la majorité, les présentes mesures judiciaires n’auraient pas été nécessaires. Le contrôle judiciaire sert une fin importante; dans les présentes affaires, les voix dissidentes ont pu se faire entendre, ce qui, à mon avis, est d’une importance fondamentale, puisque c’est exactement l’objet visé par l’article 47.1.
[35] Le deuxième effet, et aussi le plus important, est que le ministre sera tenu responsable de son indifférence à l’égard de la primauté du droit.
[36] Il me paraît juste et équitable de prononcer une déclaration de violation pour chacune des demandes.