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A-595-01

2002 CAF 475

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (appelant)

c.

Daphney Hawthorne (intimée)

et

La Canadian Foundation for Children, Youth and the Law (intervenante)

Répertorié: Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.)

Cour d'appel, juges Décary, Rothstein et Evans, J.C.A. --Toronto, 29 octobre; Ottawa, 28 novembre 2002.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Résidents permanents -- Raisons d'ordre humanitaire -- Le ministre appelle de la décision du juge de la Section de première instance de la Cour selon laquelle l'agente d'immigration a commis une erreur en refusant à l'intimée le droit de présenter une demande d'établissement de l'intérieur du Canada -- Question certifiée: Est-ce que l'on satisfait à l'exigence de l'intérêt supérieur de l'enfant établie dans Baker par la C.S.C. en examinant la question de savoir si le renvoi du parent exposera l'enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives? -- L'intimée, mère d'une fille alors âgée de huit ans, est arrivée au Canada en 1992, en provenance de la Jamaïque, afin de vivre avec Allen, le père de la fille -- Elle l'a quitté peu après parce qu'il était violent -- La fille est demeurée chez des parents en Jamaïque -- L'intimée est restée en contact et a fourni un soutien financier -- En 1999, Allen a parrainé l'admission de la fille et lui a fourni un soutien financier minimal après son arrivée -- L'intimée occupait un emploi rémunéré, n'était donc pas assistée sociale -- Elle a obtenu une suspension de la mesure d'expulsion au motif que le renvoi entraînerait un préjudice irréparable à l'enfant -- La fille a peur de vivre avec Allen qu'elle croit avoir été accusé d'agression sexuelle sur sa belle-fille -- L'agente n'a pas trouvé de motifs suffisants pour lever l'exigence prévue par la loi -- Vu la séparation de huit ans, les rapports mère-fille n'étaient pas étroits -- La séparation ne constitue plus une difficulté majeure pour elles -- Le juge de la Section de première instance de la Cour a décidé que l'agente n'avait pas satisfait à l'exigence de l'arrêt Baker -- Les décisions postérieures dans les affaires Legault et Suresh ont été examinées -- En l'absence de circonstances exceptionnelles, l'examen d'un agent devrait être fondé sur la prémisse que l'intérêt supérieur de l'enfant milite en faveur du non-renvoi du père ou de la mère -- L'agent doit examiner le dossier attentivement, décider du degré probable de difficultés, pondérer cela avec les considérations d'intérêt public -- Le Guide de l'immigration: Traitement des demandes au Canada définit «difficultés injustifiées», mais les enfants innocents méritent rarement d'être exposés à des difficultés -- L'agente ne s'est pas montrée réceptive et sensible à l'intérêt supérieur de l'enfant en rejetant sans autre formalité les craintes et en faisant abstraction des conséquences financières du renvoi de la mère -- Le juge Evans, J.C.A. (souscrivant au résultat): l'agente a commis une erreur en se concentrant sur les événements passés -- Dans une analyse correcte de l'intérêt supérieur, la vie actuelle de la fille comme résidente permanente est le point de comparaison pertinent -- Vu la preuve présentée, l'agente aurait dû fouiller davantage la question de savoir si la crainte de la fille relative à Allen était justifiée -- Les exigences rigoureuses en matière de traitement pour les demandes fondées sur l'art. 114(2) sont appropriées lorsque l'enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et vu le contrôle judiciaire limité.

Il s'agissait d'un appel interjeté par le ministre visant la décision rendue par M.  le juge Pelletier qui avait annulé la décision de l'agente d'immigration de ne pas permettre à l'intimée de revendiquer de l'intérieur du Canada le statut de résident permanent. L'agente n'était pas convaincue qu'il existait des considérations humanitaires (CH) pour la levée de l'exigence prévue par la loi, selon laquelle de telles demandes doivent être présentée hors du Canada. Lors du contrôle judiciaire, on a fait valoir que l'agente avait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable en ne tenant pas dûment compte de l'intérêt supérieur de la fille de l'intimée, une résidente permanente. Le juge de première instance a acquiescé et il a accueill i la demande. Le juge a certifié, en vue d'un appel, la question de savoir si l'on avait satisfait à l'exigence de l'intérêt supérieur de l'enfant établie par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) en examinant la question de savoir si le renvoi du père ou de la mère exposera l'enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

L'intimée, une citoyenne jamaïcaine, est arrivée au Canada en 1992 pour vivre avec un dénommé Allen , le père de sa fille Suzette, alors âgée de huit ans. Demeurée en Jamaïque, la fille a été confiée à des parents, mais l'intimée est restée en contact et elle envoyait de l'argent pour l'entretien de l'enfant. Peu de temps après, l'intimée a quitté Allen en raison de violence physique et émotionnelle. En 1999, Allen a parrainé l'admission de Suzette à titre de résident permanent. Mais, depuis son arrivée au Canada, la fille a vécu avec l'intimée qui l'a entretenue. Allen a eu des contacts sporadiques avec l'enfant, mais il n'a contribué qu'au minimum à l'entretien de Suzette. Bien qu'étant sans statut légal, l'intimée a conservé un emploi rémunéré et n'a pas compté sur l'aide sociale. Espérant améliorer sa situation précaire relativement à l'immigration, el le a présenté une demande CH au moment où on envisageait de prendre une mesure de renvoi contre elle. En fait, elle a fait l'objet d'une mesure de renvoi, mais elle a obtenu une suspension au motif que son renvoi entraînerait un préjudice irréparable pour l'enfant du fait qu'elle était l'unique source de soutien financier de Suzette. Bien qu'il y eût une possibilité qu'elle puisse vivre avec son père, elle ne le souhaitait pas parce qu'elle croyait savoir qu'Allen avait été accusé de violence sexuelle à l'e ndroit de sa belle-fille. Suzette était alors âgée de  15 ans et était étudiante en 10e  année. Elle ne souhaitait pas non plus retourner en Jamaïque, un pays où il y a un taux élevé de chômage, de pauvreté et de criminalité. Même là, l'agente d'immigration a conclu qu'il n'y avait pas de motifs suffisants pour la levée de l'exigence prévue par la loi. L'agente a tenu compte du fait que la majorité des parents de l'intimée vivaient en Jamaïque et elle a noté que, pendant environ huit ans, l'intimée avait vécu e séparée de Suzette. L'agente en a conclu que leurs rapports ne pouvaient pas être étroits et que leur séparation dès lors ne serait pas une source de difficultés pour l'une ou pour l'autre. Le juge Pelletier a fait droit à la demande de contrôle judiciai re au motif que, en ne tenant compte que du degré de difficultés que le renvoi de l'intimée entraînerait pour sa fille, l'agente n'avait pas respecté l'exigence énoncée dans l'arrêt Baker de tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant comme facteur imp ortant dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de CH.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

Le juge Décary, J.C.A. (avec l'appui du juge Rothstein, J.C.A.): Bien qu'il ait été décidé dans l'arrêt Baker que l'intérêt supérieur de l'enfant con stitue un facteur important auquel on doit accorder un poids considérable, la décision de notre Cour dans l'affaire Legault a établi que l'intérêt supérieur de l'enfant ne revêt pas un caractère déterminant quant à la question du renvoi. L'agente n'effectu e pas son examen dans l'abstrait et cet examen repose sur la prémisse que, en l'absence de circonstances exceptionnelles, le facteur «intérêt supérieur de l'enfant» militera en faveur du non-renvoi du père ou de la mère. Outre cette prémisse implicite, l'a gente est saisie d'un dossier, dont le contenu doit être examiné attentivement, dans lequel des raisons sont alléguées quant à savoir pourquoi le renvoi du père ou de la mère ne serait pas dans l'intérêt supérieur de l'enfant. L'agente doit décider du degré probable de difficultés et de le pondérer avec les autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi. Mais, lorsque notre Cour a déclaré, dans l'arrêt Legault , que l'intérêt supérieur de l'en fant devait être «bien identifié et défini», elle n'entendait pas imposer des exigences formelles aux agents pour la description et l'analyse des faits et des facteurs pertinents. Si l'agent a procédé à une pondération raisonnable des facteurs, la Cour n'a pas à déterminer si le préjudice causé à l'intérêt de l'enfant est disproportionné au bienfait que retire le public de la décision. Le terme «difficultés» n'est pas un terme technique. La définition de «difficultés inhabituelles et injustifiées» qui se tr ouve dans le Guide de l'immigration: Traitement des demandes au Canada a plutôt pour but d'aider l'agent à exercer son pouvoir discrétionnaire. En effet, le concept de «difficultés injustifiées» n'est pas approprié en ce qui a trait aux enfants qui, vu leu r innocence, méritent rarement, sinon jamais, d'être exposés à des difficultés. Cela dit, l'agente ne s'est pas montrée réceptive et sensible à l'intérêt supérieur de l'enfant en écartant sans autre formalité ses craintes et en faisant abstraction des conséquences financières du renvoi de l'intimée sur elle. La réponse à la question certifiée fut la suivante: selon les circonstances de chaque cas, on peut satisfaire à l'exigence selon laquelle l'intérêt supérieur de l'enfant doit être pris en compte en éval uant le degré de difficultés auquel le renvoi du père ou de la mère exposera l'enfant.

Le juge Evans, J.C.A. (souscrivant au résultat): L'avocate de l'intervenante, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, a formulé l'observa tion selon laquelle la Cour devait se demander si l'agente a réalisé un équilibre déraisonnable entre l'intérêt de l'enfant et l'intérêt public qui consiste en l'application régulière de la loi en renvoyant ceux qui sont entrés illégalement au Canada ou do nt le séjour a été indûment prolongé. Dans le cadre d'un tel examen, il faut se demander si l'arrêt Suresh a modifié l'arrêt Baker en soustrayant de la portée du contrôle le caractère déraisonnable, quant au fond, de la décision de rejeter une demande CH. La Cour pourrait toutefois décider du présent appel sans devoir traiter de la question de savoir si, en l'absence d'une catégorie nommée d'ultra vires ou d'un droit fondé sur la Charte, l'arrêt Suresh exclut entièrement un examen du caractère déraisonnable , quant au fond, de l'exercice du pouvoir discrétionnaire.

L'argument de l'avocat du ministre, selon lequel le juge Pelletier a commis une erreur de droit en exigeant que l'agente aille au-delà du degré de difficultés auquel Suzette serait exposée advenant le renvoi de l'intimée, n'a pas convaincu la Cour. Les réponses de l'agente d'immigration à deux observations qui lui ont été présentées concernant Suzette illustrent le danger d'englober l'examen de l'intérêt supérieur de l'enfant dans l'appréc iation du degré de difficultés qui résulte d'une décision défavorable. Premièrement, l'avocate de l'intimée a soumis que le renvoi de celle-ci serait préjudiciable à l'intérêt supérieur de Suzette, parce que celle-ci penserait que son seul choix serait de retourner en Jamaïque. Cela ne constituait pas une difficulté particulière selon l'agente, Suzette ayant vécu en Jamaïque la plus grande partie de sa vie. Dans le cadre d'une analyse correcte de l'intérêt supérieur, le point de comparaison pertinent serait la vie que Suzette mène actuellement au Canada, plutôt que sa résidence antérieure en Jamaïque. Deuxièmement, l'agente a rejeté la proposition selon laquelle il serait préjudiciable à Suzette d'être privée de la présence de sa mère, compte tenu du soutien matériel et émotionnel que Suzette reçoit aujourd'hui de sa mère. L'agente a insisté sur le fait que Suzette avait vécu séparée de sa mère pendant sept ans avant de venir au Canada en 1999. Encore là, la comparaison pertinente se trouve à être avec le rôl e que joue aujourd'hui l'intimée dans la vie de sa fille ainsi que l'incidence qu'a sur l'intérêt supérieur de Suzette le fait pour elle de demeurer au Canada sans sa mère et ses grand-mères qui avaient pris soin d'elle en Jamaïque.

De plus, l'agente a eu tort de rejeter sans autre formalité la crainte de Suzette d'aller vivre avec son père, alors qu'elle croyait savoir qu'il avait été accusé de violence sexuelle à l'endroit de sa belle-fille. Pour satisfaire à l'obligation d'équité à laquelle sont tenus l es agents chargés des demandes CH, elle aurait dû fouiller davantage la question, l'allégation n'étant pas implausible et des éléments de preuve existant selon lesquels un bureau de l'aide à l'enfance avait émis des réserves sur les aptitudes parentales d'Allen. L'agente ne devait pas se fier entièrement à l'absence de preuve qu'Allen avait été accusé d'une telle infraction. En fin de compte, il n'y avait aucun lien rationnel entre la remarque de l'agente selon laquelle Allen, en tant que parrain de Suzette , était tenu de subvenir à ses besoins et les craintes de sa fille de vivre avec lui.

L'agente ayant commis une erreur avant qu'elle n'ait soupesé les facteurs CH par rapport aux considérations en matière d'application de la loi, l'énoncé dans l'arrêt Suresh que l'arrêt Baker n'a pas pour effet d'autoriser la Cour à évaluer les différents facteurs n'était pas applicable en l'espèce.

Il était tout à fait justifié d'imposer des exigences rigoureuses en matière de traitement du fait que, dans une demande fon dée sur le paragraphe  114(2), l'enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et que les possibilités d'intervention dans le cadre d'un contrôle judiciaire de fond sont limitées.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Convention relative aux droits de l'enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3, art. 3, 12.

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 9(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 4), 83(1) (mod., idem, art. 73), 114(2) (mod., idem, art. 102).

jurisprudence

décision suivie:

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22.

décisions appliquées:

Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358; (2002), 212 D.L.R. (4th) 139; 20 Imm. L.R. (3d) 119; 288 N.R. 174 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 21-11-02; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; conf. (1995), 127 D.L.R. (4th) 329; 21 B.L.R. (2d) 68; 63 C.P.R. (3d) 67; 185 N.R. 291 (C.A.F.).

décision examinée:

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592; (2000), 18 Admin. L.R. (3d) 159; 5 Imm. L.R. (3d) 1; 252 N.R. 1 (C.A.).

décisions citées:

Cilbert c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 198 F.T.R. 90; 12 Imm. L.R. (3d) 182 (C.F. 1re inst.); Russell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 187 F.T.R. 97; 7 Imm. L.R. (3d) 173 (C.F. 1re inst.); Koud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 18 Imm. L.R. (3d) 280 (C.F. 1re inst.); P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141; (1993), 108 D.L.R. (4th) 287; 18 C.R.R. (2d) 1; 159 N.R. 241; 58 C.A.Q. 1; 49 R.F.L. (3d) 317; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; [1993] 8 W.W.R. 513; (1993), 108 D.L.R. (4th) 193; 34 B.C.A.C. 161; 84 B.C.L.R. (2d) 1; 18 C.R.R. (2d) 41; 160 N.R. 1; 49 R.F.L. (3d) 117; 56 W.A.C. 161; Anthony c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 17 Imm. L.R. (3d) 67 (C.F. 1re inst.); Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyennté et de l'Immigration) (2001), 15 Imm. L.R. (3d) 316 (C.F. 1re inst.); Gurunathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 212 F.T.R. 309; 17 Imm. L.R. (3d) 247 (C.F. 1re inst.).

doctrine

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide de l'immigration: Traitement des demandes au Canada (IP). chapitre IP 5: Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH). Citoyenneté et Immigration, feuilles mobiles.

APPEL d'une décision de la Section de première instance (Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1041; [2001] A.C.F. no 1441 (1re inst.) (QL)) annulant le rejet par une agente d'immigration d'une demande de statut de résident permanent présentée de l'intérieur du Canada pour des raisons d'ordre humanitaire. Appel rejeté.

ont comparu:

David W. Tyndale pour l'appelant.

Mark Rosenblatt pour l'intimée.

Cheryl L. Milne et Naomi A. Johnson pour l'intervenante.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour l'appelant.

Mark Rosenblatt, Toronto, pour l'intimée.

Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, Toronto, pour l'intervenante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Décary, J.C.A.: Je conviens avec mon collègue le juge Evans que le présent appel devrait être rejeté, mais ma conclusion se fonde sur des motifs différents. En ce qui concerne les faits pertinents ainsi que le cadre législatif, je renvoie à ses motifs.

[2]Premièrement, les arrêts Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.) (demande d'autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada rejetée le 21 novembre 2002, CSC 29221), étayent la proposition selon laquelle l'intérêt supérieur de l'enfant constitue un facteur important auquel on doit accorder un poids considérable. L'arrêt Legault établit de plus que l'intérêt supérieur de l'enfant ne revêt pas un caractère déterminant quant à la question du renvoi que doit trancher le ministre. En conséquence, dans la mesure où ils peuvent donner l'impression que le facteur de l'«intérêt supérieur de l'enfant» devrait bénéficier d'une certaine priorité ou prépondérance, les termes «considération primordiale» contenus à l'article 3, paragraphe 1 de la Convention relative aux droits de l'enfant [20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3] (voir le paragraphe 33 des motifs de mon collègue) devraient être interprétés avec circonspection. (Je suppose, uniquement aux fins de la présente discussion, que le renvoi d'un parent est assimilable à une «décision [. . .] qui concerne [. . .] les enfants» au sens de l'article 3, paragraphe 1 de la Convention, laquelle, comme l'a souligné mon collègue, a été ratifiée par le Canada mais n'a pas été adoptée dans le droit interne.)

[3]Deuxièmement, je suis d'accord avec l'avocat du ministre qu'insister en droit qu'une agente d'immigration indique expressément qu'elle a tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant avant de se pencher sur le degré de difficultés auquel l'enfant serait exposé revient à privilégier la forme au détriment du fond.

[4]On détermine l'«intérêt supérieur de l'enfant» en considérant le bénéfice que retirerait l'enfant si son parent n'était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l'enfant, soit advenant le renvoi de l'un de ses parents du Canada, soit advenant qu'elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l'étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d'une même médaille, celle-ci étant l'intérêt supérieur de l'enfant.

[5]L'agente n'examine pas l'intérêt supérieur de l'enfant dans l'abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu'un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l'examen de l'agente repose sur la prémisse --qu'elle n'a pas à exposer dans ses motifs--qu'elle constatera en bout de ligne, en l'absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de «l'intérêt supérieur de l'enfant» penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d'implicite, il faut se rappeler que l'agente est saisie d'un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l'occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l'intérêt supérieur de l'enfant. Il va de soi que l'agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

[6]Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l'agente qu'elle décide si l'intérêt supérieur de l'enfant milite en faveur du non-renvoi--c'est un fait qu'on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent.

[7]Le fardeau administratif qui incombe aux agents chargés d'examiner les demandes de considérations humanitaires--comme l'illustre l'article 8.5 du chapitre IP 5 du Guide de l'immigration: Traitement des demandes au Canada (IP), reproduit au paragraphe 30 des motifs de mon collègue--est déjà assez lourd sans qu'on y ajoute celui, purement de style, de décrire et d'analyser les faits et facteurs en des termes ou suivant une approche choisie à l'avance. Lorsque notre Cour a statué dans l'arrêt Legault, au paragraphe 12, que l'intérêt supérieur de l'enfant devait être «bien identifié et défini», elle ne tentait pas d'imposer une formule magique à laquelle devaient recourir les agents d'immigration dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

[8]Troisièmement, je rejette l'argument avancé par l'intervenante, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, que même si l'agente a procédé à une pondération raisonnable des divers facteurs, la cour de révision doit aller plus loin et déterminer si le préjudice causé à l'intérêt de l'enfant est disproportionné au bienfait que retire le public de la décision. Imposer cette obligation additionnelle équivaudrait à réintroduire de façon détournée le principe confirmé dans l'arrêt Legault que l'intérêt supérieur de l'enfant constitue un facteur important, mais non déterminant.

[9]Quatrièmement, le terme «difficultés» n'est pas un terme technique. Conformément à l'article 6.1 du chapitre IP 5 du Guide de l'immigration (reproduit au paragraphe 30 des motifs de mon collègue), les définitions administratives de «difficultés inhabituelles et injustifiées» et de «difficultés excessives» dans le Guide «ne constituent pas des règles strictes» et ont plutôt «pour but d'aider à exercer le pouvoir discrétionnaire». Il va de soi, par exemple, que le concept de «difficultés injustifiées» n'est pas approprié lorsqu'il s'agit d'évaluer les difficultés auxquelles s'exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d'être exposés à des difficultés.

[10]Cela dit, je suis d'accord avec mon collègue pour dire que, compte tenu des faits de l'espèce, l'agente ne s'est pas montrée «récepti[ve], attenti[ve] et sensible» à l'intérêt supérieur de l'enfant, tout particulièrement lorsqu'elle a écarté sans autre formalité les craintes exprimées par l'enfant et pratiquement fait abstraction des conséquences financières du renvoi de la mère sur l'enfant. Le juge Pelletier a à juste titre renvoyé l'affaire au ministre pour réexamen.

[11]Je rejetterais l'appel et je répondrais à la question certifiée de la manière suivante:

Q.:     La règle énoncée dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, selon laquelle l'intérêt supérieur des enfants doit être pris en compte lorsqu'il est disposé d'une demande de dispense selon le paragraphe 114(2) est-elle observée lorsque l'agent d'immigration s'est demandé si le renvoi du parent exposera l'enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

R.:     Selon les circonstances de chaque cas, on peut satisfaire à l'exigence selon laquelle l'intérêt supérieur de l'enfant doit être pris en compte en évaluant le degré de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant.

Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A. (souscrivant au résultat):

A. INTRODUCTION

[12]Il s'agit d'un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration visant la décision rendue par le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale), qui a annulé la décision de l'agente d'immigration de ne pas permettre à Daphney Hawthorne de revendiquer au Canada le statut de résident permanent. La preuve dont l'agente disposait ne l'a pas convaincue qu'il existait des considérations humanitaires (CH) justifiant la levée de l'exigence normale prévue par la loi, selon laquelle la demande de résidence permanente doit être présentée hors du Canada.

[13]Mme Hawthorne a sollicité le contrôle judiciaire de ce refus. L'avocat a fait valoir que l'agente avait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable en ne tenant pas dûment compte de l'intérêt supérieur de la fille de Mme Hawthorne, Suzette Sharon Allen, une résidente permanente du Canada depuis mai 1999. Le juge Pelletier a conclu que l'agente avait commis l'erreur qu'on lui avait imputée et a accueilli la demande de contrôle judiciaire: Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1041; [2001] A.C.F. no 1441 (1re inst.) (QL). Il a certifié la question suivante aux fins d'un appel [au paragraphe 16] en vertu du paragraphe 83(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73]:

La règle énoncée dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, selon laquelle l'intérêt supérieur des enfants doit être pris en compte lorsqu'il est disposé d'une demande de dispense selon le paragraphe 114(2) est-elle observée lorsque l'agent d'immigration s'est demandé si le renvoi du parent exposera l'enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

[14]La question qu'a certifiée le juge Pelletier s'est avérée encore plus pertinente en raison des décisions judiciaires importantes rendues depuis. Premièrement, dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 208 D.L.R. (4th) 1, aux paragraphes 35 à 38, la Cour suprême du Canada a réexaminé l'aspect de l'arrêt Baker qui portait sur l'étendue permise du contrôle judiciaire de l'exercice du pouvoir discrétionnaire administratif, notamment celui que confère le paragraphe 114(2) [mod., idem, art. 102]. La Cour a déclaré tout particulièrement que l'arrêt Baker ne devait pas être interprété comme ayant pour effet d'autoriser le tribunal, sous prétexte d'un contrôle visant la décision déraisonnable, à évaluer de nouveau les facteurs dont l'agent a tenu compte lorsqu'il a tranché la demande de considérations humanitaires.

[15]Deuxièmement, dans l'arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 538 (C.A.), notre Cour a établi un cadre large applicable à l'examen du caractère raisonnable des décisions d'ordre humanitaire à la lumière des directives énoncées dans l'arrêt Suresh sur la portée qu'il convient de donner à l'arrêt Baker. Troisièmement, l'arrêt Legault a lui-même été examiné dans le cadre d'au moins sept demandes de contrôle judiciaire visant des décisions d'ordre humanitaire et de trois demandes de sursis d'exécution.

B. LES FAITS

[16]Mme Hawthorne, citoyenne de la Jamaïque, est arrivée au Canada en 1992 afin de vivre avec Roy Anthony Allen, le père de sa fille Suzette, alors âgée de huit ans. Demeurée en Jamaïque, Suzette a été confiée à ses grands-mères. Quoique séparée de sa fille, Mme Hawthorne envoyait de l'argent en Jamaïque pour son entretien et communiquait régulièrement avec elle par courrier et par téléphone.

[17]La relation qu'entretenait Mme Hawthorne avec M. Allen au Canada a été orageuse et brève. Elle l'a quitté en 1994, après avoir subi de la violence physique et psychologique. M. Allen a par la suite épousé une autre femme, mère de deux enfants; M. Allen et son épouse ont également eu des enfants ensemble.

[18]En 1999, M. Allen a parrainé l'admission de Suzette au Canada à titre de résident permanent. Depuis son arrivée au pays, Suzette a vécu avec sa mère qui subvient à ses besoins et de qui elle est devenue très proche. Elle maintient des contacts sporadiques avec son père, celui-ci n'ayant pratiquement pas contribué à son bien-être matériel.

[19]Contrairement à sa fille, Mme Hawthorne n'a aucun statut légal d'immigration au Canada. Elle a néanmoins obtenu un emploi peu de temps après son arrivée au pays, et elle occupe le même emploi depuis 1996. Elle a été en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de Suzette sans recourir à l'aide sociale.

[20]Afin de régulariser son statut d'immigration précaire, Mme Hawthorne a présenté une demande de considérations humanitaires en janvier 2000. Au même moment, Citoyenneté et Immigration Canada envisageait sérieusement de prendre une mesure de renvoi à son égard, car elle enfreignait la loi en matière d'immigration. Elle a fait l'objet d'une mesure d'expulsion, mais a obtenu un sursis d'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce qu'il soit statué sur sa demande de considérations humanitaires au motif que son renvoi entraînerait un préjudice irréparable, Mme Hawthorne représentant l'unique source de soutien financier pour Suzette: Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (IMM-3671-00; 13 juillet 2000) (C.F. 1re inst.).

[21]Je tiens à souligner à ce stade-ci que, dans la plupart des cas, la possibilité pour un demandeur de non seulement présenter une demande de résidence permanente au Canada, mais de se voir même attribuer le statut de résident permanent, est tributaire de l'issue de la demande fondée sur le paragraphe 114(2). Par conséquent, si la demande de considérations humanitaires de Mme Hawthorne est rejetée, elle sera presque certainement renvoyée du Canada. Si elle soumettait ensuite une demande de visa hors du Canada pour être admise comme résidente permanente dans la catégorie des immigrants indépendants, on refusera vraisemblablement de lui délivrer un visa parce qu'elle n'a ni le niveau d'études ni les compétences professionnelles nécessaires à l'atteinte du critère de sélection. Cependant, si on fait droit à sa demande de considérations humanitaires, elle se verra octroyer le statut de résident permanent au Canada à condition de satisfaire aux exigences en matière de santé et de sécurité.

[22]Dans ses observations écrites à l'agent chargé de la demande de considérations humanitaires, l'avocat a décrit comment Mme Hawthorne a réussi à s'établir au Canada en dépit des difficultés qu'elle vivait. L'avocat a également souligné que le rejet de la demande de Mme Hawthorne serait préjudiciable à l'intérêt supérieur de Suzette, qui était alors âgée de 15 ans et étudiante à temps plein au Harbord Collegiate Institute à Toronto, en 10e année.

[23]Advenant l'expulsion de Mme Hawthorne, Suzette a déclaré qu'elle ne saurait que faire. Elle serait confrontée au choix peu enviable de soit accompagner sa mère en Jamaïque, soit demeurer au Canada sans bénéficier du soutien matériel et émotionnel ni des encouragements qu'elle a reçus de sa mère depuis son arrivée au pays à titre de résidente permanente.

[24]Si Suzette choisissait de demeurer au Canada, elle pourrait vivre avec son père. Cependant, elle a déclaré solennellement vouloir écarter cette possibilité, car sa mère lui a dit que son père, avec qui elle n'a jamais vécu, avait été accusé de violence sexuelle à l'endroit de sa belle-fille. Suzette n'avait pas d'autre parent au Canada avec qui elle pourrait vivre et était trop jeune pour vivre seule.

[25]Accompagner sa mère en Jamaïque n'aurait pas non plus été une panacée pour Suzette. Elle aurait renoncé à un avenir prometteur au Canada pour retourner dans un pays où sévissent la criminalité et la pauvreté. La situation qui règne en Jamaïque est pleinement documentée dans les observations présentées à l'agente d'immigration. Compte tenu du haut taux de chômage en Jamaïque, Mme Hawthorne pourrait fort bien ne pas avoir les moyens de subvenir aux besoins de Suzette ou de lui payer ses frais de scolarité au secondaire. Il n'est pas étonnant que Suzette ait exprimé sa crainte de devoir retourner dans ce milieu.

C. LA DÉCISION DE L'AGENTE D'IMMIGRA-TION

[26]Afin de représenter fidèlement la manière dont l'agente d'immigration a considéré l'intérêt supérieur de Suzette, je reproduis presque intégralement ci-dessous la lettre qu'elle a adressée à Mme Hawthorne, en date du 8 février 2000, dans laquelle elle l'informe de la décision motivée faisant l'objet des présentes procédures.

[traduction] DÉCISION ET JUSTIFICATION

Après examen du contenu du dossier de Mme Daphney Hawthorne, je ne suis pas convaincue que la preuve suffit à démontrer l'existence de raisons d'ordre humanitaire justifiant l'abandon des exigences du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration, et cela pour les motifs suivants:

La majorité de la famille de Mme Hawthorne (également appelée la requérante) vit en Jamaïque. Sa mère et ses sept frères et soeurs vivent tous dans ce pays et non au Canada. Puisque sa famille immédiate vit en Jamaïque, son retour en Jamaïque ne lui causerait pas de grandes difficultés. Il est pris note que Mme Hawthorne a une fille au Canada qui est devenue résidente permanente du Canada le 2 mai 1999. Mme Hawthorne n'avait pas vécu avec sa fille depuis son départ de la Jamaïque en janvier 1992. C'est la requérante qui a choisi d'être éloignée de sa fille pendant huit ans. Par conséquent, puisqu'elle n'avait pas vu sa fille durant toute cette période, on ne saurait dire qu'il serait particulièrement difficile pour elle d'en être séparée de nouveau.

La requérante affirme que le père de sa fille, qui l'a parrainée, a été accusé d'agression sexuelle sur sa belle-fille et que la fille de la requérante se sent très mal à l'aise à l'idée de vivre avec son père. La preuve contenue dans ce dossier ne permet pas d'affirmer que le père/répondant de la fille a été accusé d'un délit. Même si cette déclaration est véridique et même si la fille ne veut pas vivre avec son père, il doit y avoir d'autres endroits où elle pourrait vivre, et elle pourrait notamment retourner en Jamaïque avec sa mère si elle en exprime le désir. Puisque la fille de la requérante a été parrainée par son père, celui-ci est responsable du bien-être de sa fille et devrait prendre des dispositions à propos de ses conditions de vie.

La requérante affirme aussi que sa fille n'a jamais vécu avec des hommes, qu'elle est très mal à l'aise à l'idée de vivre avec son père et qu'elle préfère vivre avec sa mère. Là encore, puisqu'elle est une résidente permanente du Canada, sa fille peut choisir de vivre où elle le veut, ce qui comprend son éventuel retour en Jamaïque avec sa mère. Sa fille est revenue tout récemment de la Jamaïque, un pays qui, d'après leurs dires, est marqué par la pauvreté et la violence. Si sa fille a vécu dans ce pays auparavant, je ne vois pas la difficulté qu'elle aurait à y vivre de nouveau.

La requérante affirme qu'elle a été séparée de sa fille, mais qu'elle était encore sa mère puisqu'elle lui envoyait régulièrement de l'argent. Là encore, la preuve n'est pas suffisante pour confirmer ce fait. Puisqu'elle avait été séparée de cette enfant pendant une si longue période, je ne vois pas en quoi leurs rapports étaient si étroits ni en quoi leur séparation aujourd'hui serait source de difficultés pour l'une ou pour l'autre. Le retour de la requérante en Jamaïque ne causerait donc pas les grandes difficultés qu'elles ont évoquées dans leurs conclusions.

[. . .]

En conclusion, après examen de tous les faits et de la preuve versée dans le dossier, je ne suis pas persuadée que la preuve permet de dire qu'il existe des raisons d'ordre humanitaire justifiant l'abandon des conditions du paragraphe 9(1) de la Loi sur l'immigration pour Mme Daphney Hawthorne.

D. LA DÉCISION EN PREMIÈRE INSTANCE

[27]Le juge Pelletier a fait droit à la demande de contrôle judiciaire principalement car l'agente n'avait pas révélé dans sa lettre que le décideur s'était conformé à la directive énoncée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Baker qui consiste à tenir suffisamment compte de l'intérêt supérieur de l'enfant. Plutôt que de considérer l'intérêt supérieur de Suzette comme un facteur important dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de considérations humanitaires, l'agente n'a pris en compte que le degré de difficultés auquel le renvoi de Mme Hawthorne exposerait sa fille.

[28]Selon le juge Pelletier, le recours de l'agente au critère pertinent des «grandes difficultés» pour décider de l'existence de considérations humanitaires est attribuable aux références aux «difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives» contenues dans les dispositions des directives publiées dans le Guide de l'immigration en matière de demande de considérations humanitaires.

E. LE CADRE LÉGISLATIF

[29]Les dispositions suivantes de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, sont pertinentes aux fins du présent appel [paragraphe 9(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 4)]:

9. (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), sauf cas prévus par règlement, les immigrants et visiteurs doivent demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d'entrée.

[. . .]

114. [. . .]

(2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou à faciliter l'admission de toute autre manière.

[30]Le Guide de l'immigration, publié par Citoyenneté et Immigration Canada, comprend des directives émises par le ministre à l'intention des agents d'immigration pour structurer l'exercice du pouvoir discrétionnaire que leur confère la loi aux termes du paragraphe 114(2) et pour informer les candidats potentiels de ce qu'ils auront à prouver afin que leur demande de considérations humanitaires soit tranchée en leur faveur. Bien que le Guide ne constitue pas un document législatif au sens formel, ses dispositions forment une partie suffisamment importante du cadre normatif dans lequel s'inscrivent les décisions d'ordre humanitaire qu'il convient, par souci de commodité, de reproduire les dispositions les plus pertinentes aux fins du présent appel.

Chapitre IP 5: Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH)

    6.1 Qu'entend-on par «considérations humanitaires»

En présentant une demande R2.1, le demandeur cherche à faciliter son admission au Canada en raison de l'existence de CH. Les dispositions CH permettent d'autoriser des personnes, dont le cas est digne d'intérêt et n'est pas prévu par la Loi, à présenter leur demande au Canada.

Il incombe au demandeur de convaincre l'agent que, vu sa situation, l'obligation, dont il demande d'être dispensé, d'obtenir un visa hors du Canada lui causerait des difficultés (i) inhabituelles et injustifiées ou (ii) excessives. Le demandeur peut présenter tout fait qu'il juge pertinent pour l'obtention de cette dispense.

Les définitions suivantes ne constituent pas des règles strictes. Plutôt, elles ont pour but d'aider à exercer le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il existe des CH justifiant la dispense demandée du L9(1).

Difficultés inhabituelles et injustifiées

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, être inhabituelles. Il s'agit, en d'autres termes, de difficultés qui ne sont pas prévues dans la Loi ou le Règlement, et

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, découler de circonstances indépendantes de sa volonté.

Difficultés excessives

Dans certains cas où le demandeur ne subirait de difficultés ni inhabituelles ni injustifiées (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada), il est possible de conclure à l'existence de CH en raison de difficultés considérées comme excessives pour le demandeur compte tenu de ses circonstances personnelles.

[. . .]

8.5 Séparation des parents et enfants

(hors de la catégorie des parents)

Le renvoi du Canada d'un individu sans statut peut avoir des répercussions sur les membres de la famille qui eux ont le droit légal de demeurer au Canada (p.ex., des résidents permanents ou des citoyens canadiens). La séparation géographique des membres de la famille pourrait occasionner des difficultés susceptibles de justifier une décision CH favorable [. . .]

Dans l'évaluation de ces cas, il faut tenir compte des intérêts différents et importants qui sont en jeu:

[. . .]

Les circonstances de tous les membres de la famille, en accordant une attention particulière aux intérêts et à la situation des enfants de l'individu sans statut.

Il se peut que, dans les observations qui vous sont présentées, on vous demande de tenir compte des normes internationales des droits de la personne comme celles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme et de la Convention relative aux droits de l'enfant, instruments que le Canada a ratifiés. La jurisprudence internationale préconise de soupeser les intérêts de l'État concernant la protection de la société et la réglementation de l'immigration par rapport aux intérêts de l'individu qui risque d'être renvoyé et aux répercussions de son renvoi sur les membres de sa famille.

Les demandeurs adultes peuvent présenter des observations faites par des membres de leur famille ou en leur nom pour exposer leurs vues. En ce qui concerne les enfants, ces observations doivent être analysées en tenant compte de l'âge et de la maturité de l'enfant, reconnaissant la capacité grandissante de l'enfant à mesure qu'il vieillit de présenter ses propres opinions.

Dans tous les cas CH, il faut accorder une attention spéciale aux difficultés qui peuvent être causées par rapport aux circonstances personnelles du demandeur (voir la section 6.1--Qu'entend-on par «considérations humanitaires»).

Déterminer

[. . .]

Les liens réels avec les membres de la famille (enfants, conjoint, père et mère, frères et soeurs, etc.), c'est-à-dire, relations permanentes par rapport au simple lien biologique.

Où le demandeur réside-t-il par rapport aux membres de sa famille, particulièrement les enfants?

Y a-t-il eu des périodes de séparation auparavant; dans l'affirmative, pendant combien de temps et pourquoi?

Si le demandeur et son conjoint sont séparés ou divorcés, y a-t-il eu une ordonnance du tribunal par rapport à la garde des enfants? Si le demandeur est le parent qui n'a pas la garde, exerce-t-il son droit de visite? Qu'est-ce que le dossier déposé au tribunal de la famille indique au sujet des circonstances de la famille?

Degré de soutien psychologique et émotif par rapport aux autres membres de la famille.

Possibilité pour la famille de se retrouver ensemble dans un autre pays ou possibilité de maintenir les contacts.

Incidence sur les membres de la famille, surtout sur les enfants, si le demandeur est expulsé.

Circonstances particulières de l'enfant du demandeur (âge, besoins, santé, développement émotif).

Dépendance financière découlant des liens familiaux.

F. ANALYSE

[31]L'avocat a convenu que, conformément au critère juridique établi dans les arrêts Baker et Legault pour examiner la manière dont les agents ont exercé leur pouvoir discrétionnaire, le refus de l'agente d'accueillir la demande de considérations humanitaires de Mme Hawthorne pourrait être annulé au motif qu'il s'agit d'une décision déraisonnable si l'agente n'a «prêté aucune attention» à l'intérêt supérieur de Suzette. D'autre part, si le décideur a été «réceptif, attentif et sensible» à cet intérêt (Baker, paragraphe 75), on ne pourrait soutenir qu'il s'agit d'une décision déraisonnable.

[32]Il y a eu également consensus sur le fait qu'une agente ne peut démontrer qu'elle a été «récepti[ve], attenti[ve] et sensible» à l'intérêt supérieur d'un enfant touché par la simple mention dans ses motifs qu'elle a pris en compte l'intérêt de l'enfant d'un demandeur CH (Legault, paragraphe 12). L'intérêt de l'enfant doit plutôt être «bien identifié et défini» (Legault, paragraphe 12) et «examiné avec beaucoup d'attention» (Legault, paragraphe 31) car, ainsi que l'a affirmé clairement la Cour suprême, l'intérêt supérieur de l'enfant constitue «un facteur important» auquel on doit accorder un «poids considérable» (Baker, paragraphe 75) dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire sous le régime du paragraphe 114(2).

[33]L'intérêt supérieur de l'enfant joue également un rôle important dans une décision d'ordre humanitaire car le droit international, un élément important du contexte interprétatif de la loi nationale, accorde un rang très élevé à la protection de l'intérêt des enfants: Baker, aux paragraphes 69 à 71. Par exemple, l'article 3, paragra-phe 1 de la Convention relative aux droits de l'enfant, Doc. NU A/Rés/44/25, [1992] R.T. Can. no 3 (entrée en vigueur le 2  septembre 1990), un traité qu'a ratifié le Canada mais qui n'a pas été adopté dans le droit interne, prévoit: «Dans toutes les décisions qui concernent les enfants [qui sont] le fait [. . .] des autorités administratives [. . .], l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.» La Convention prévoit en outre que, dans la détermination de l'intérêt supérieur de l'enfant, les décideurs doivent prendre en considération les opinions de l'enfant, eu égard à son âge et à son degré de maturité. Afin d'assurer dûment la prise en compte des désirs de l'enfant, l'article 12 dispose qu'on doit donner à l'enfant la possibilité d'être entendu, soit directement ou indirectement, dans toute procédure administrative l'intéressant.

[34]Pour nous convaincre que l'agente d'immigration a ou n'a pas été suffisamment attentive à l'intérêt de Suzette, les avocats du ministre et de Mme Hawthorne se sont exclusivement fondés sur le libellé de la lettre de décision, les dispositions pertinentes des directives et la jurisprudence. Pour les fins du présent appel, il n'est pas nécessaire d'aller au-delà de ces paramètres. Afin de déterminer si la décision de l'agente était déraisonnable, la Cour doit soumettre son appréciation de l'intérêt supérieur de l'enfant à l'«examen assez poussé» énoncé dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

[35]Cependant, l'avocate de l'intervenante, la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, est allée plus loin. Elle a soutenu que, même si le raisonnement de l'agente satisfaisait à ce critère, la portée et la norme de contrôle de l'arrêt Baker imposent à la Cour de se pencher sur le caractère raisonnable, quant au fond, de l'issue du litige. Autrement dit, la Cour doit se demander si, en rejetant la demande de considérations humanitaires, l'agente a réalisé un équilibre déraisonnable entre, d'une part, l'intérêt de l'enfant et, d'autre part, l'intérêt public qui consiste en l'application régulière de la loi et qui exige le renvoi de ceux qui sont entrés illégalement au Canada, de ceux dont le séjour a été indûment prolongé et de ceux qui sont par ailleurs demeurés en violation des conditions en vertu desquelles ils ont été autorisés à entrer. Le pouvoir discrétionnaire est exercé de manière déraisonnable ou arbitraire lorsque le préjudice causé aux intérêts individuels importants est disproportionné au bénéfice découlant de la décision.

[36]Dans le cadre d'un tel examen, la Cour doit se demander si l'arrêt Suresh a modifié l'arrêt Baker en soustrayant de la portée du contrôle le caractère déraisonnable, quant au fond, de la décision de rejeter une demande de considérations humanitaires. Dans l'arrêt Suresh, la Cour suprême a souligné (aux paragraphes 35 à 38) que l'arrêt Baker n'avait pas pour effet d'autoriser les tribunaux siégeant en révision à substituer leur point de vue à celui de l'agent sur l'importance à accorder aux facteurs particuliers, y compris l'intérêt supérieur de l'enfant, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de considérations humanitaires. La Cour a toutefois confirmé le pouvoir des tribunaux de contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire pour cause d'arbitraire: Suresh, au paragraphe 34. Il s'agit cependant d'une tout autre question que de savoir si, en l'absence d'une catégorie nommée d'ultra vires ou d'un droit fondé sur la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], l'arrêt Suresh exclut entièrement cet examen du caractère déraisonnable, quant au fond, de l'exercice du pouvoir discrétionnaire.

[37]L'avocat du ministre a fait valoir succinctement son argument pour accueillir l'appel. Le juge Pelletier a commis une erreur de droit en exigeant que l'agente aille au-delà du degré de difficultés auquel Suzette serait exposée advenant le renvoi de sa mère du Canada. L'examen de la gravité du préjudice comportait nécessairement la prise en compte de l'intérêt supérieur de Suzette: insister en droit qu'une agente indique expressément qu'elle a tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant revenait à privilégier la forme au détriment du fond.

[38]Qui plus est, soutient l'avocat, la jurisprudence ainsi que les directives sanctionnent la démarche adoptée en l'espèce par l'agente d'immigration. Par exemple, la Cour a déclaré dans l'arrêt Baker (paragraphe 74) que le décideur devrait examiner attentivement l'intérêt supérieur des enfants ainsi que «l'épreuve qui pourrait leur être infligée» par une décision défavorable. L'arrêt Baker (au paragraphe 72) établit également que les directives «sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l'article» et qu'elles chargent expressément les agents d'évaluer si leur décision défavorable pourrait entraîner des «difficultés inhabituelles, injustes ou indues» [au paragraphe 17].

[39]De plus, dans les décisions tranchées par la Section de première instance dans la foulée de l'arrêt Baker, on a considéré que le degré de difficultés constituait le critère qu'il convenait aux agents d'appliquer en vertu du paragraphe 114(2): voir par exemple Cilbert c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 198 F.T.R. 90 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 21; Russell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 187 F.T.R. 97 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 25.

[40]Ces arguments ne me convainquent pas que le juge des demandes a commis une erreur en concluant à l'omission de l'agente d'examiner attentivement l'intérêt supérieur de Suzette, comme le lui imposait la loi. Conformément à l'arrêt Baker et aux directives, le décideur doit nécessairement considérer la gravité du préjudice à l'égard de l'enfant qu'entraînera vraisemblablement le renvoi d'un parent. Cependant, à moins que le décideur ne tienne compte du degré de préjudice dans le contexte de l'intérêt supérieur de l'enfant, il s'écartera vraisemblablement de son obligation d'être «réceptif, attentif et sensible» à cet important facteur dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Les réponses de l'agente d'immigration à deux observations qui lui ont été présentées concernant Suzette illustrent bien le danger d'englober l'examen de l'intérêt supérieur de l'enfant dans l'appréciation du degré de difficultés qui résultera sans doute d'une décision défavorable.

[41]Premièrement, les observations soumises à l'agente d'immigration pour le compte de Mme Hawthorne mettaient l'accent sur le fait que son renvoi serait très préjudiciable à l'intérêt supérieur de Suzette, qui pourrait penser qu'elle n'aurait d'autre choix réel que de retourner en Jamaïque avec sa mère. L'agente a conclu que cela ne constituerait pas une difficulté particulière justifiant l'exercice favorable de son pouvoir discrétionnaire, car Suzette avait vécu en Jamaïque presque toute sa vie, n'ayant demeuré au Canada que pendant moins d'un an. Toutefois, si l'agente avait commencé par déterminer que l'intérêt supérieur de Suzette, aujourd'hui résidente permanente, consistait en la possibilité pour elle de continuer à demeurer au Canada, le renvoi de Mme Hawthorne ne pourrait qu'être raisonnablement considéré comme étant hautement préjudiciable à l'intérêt supérieur de Suzette si, de ce fait, celle-ci avait effectivement été obligée de retourner en Jamaïque avec sa mère. Dans le cadre de l'analyse de l'intérêt supérieur, le point de comparaison pertinent est la vie que Suzette mène actuellement au Canada, et non sa résidence antérieure en Jamaïque: voir Koud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 18 Imm. L.R. (3d) (C.F. 1re inst.), au paragraphe 18.

[42]Deuxièmement, on a plaidé auprès de l'agente que, compte tenu de leur lien étroit et du soutien matériel et émotionnel que Mme Hawthorne a apporté à Suzette alors que celle-ci s'adaptait à son nouvel environnement social et éducationnel au Canada, il serait contraire à l'intérêt supérieur de Suzette de la priver de la présence de sa mère. L'agente a répondu qu'il ne serait pas particulièrement difficile pour Suzette de demeurer au Canada sans sa mère, puisqu'elle a été séparée de Mme Hawthorne pendant sept ans avant son arrivée au Canada en 1999.

[43]Encore là, en omettant de déterminer et de circonscrire l'intérêt supérieur de Suzette au moment de la décision, l'agente a comparé la gravité du renvoi de sa mère à la période antérieure de séparation. La comparaison pertinente se trouve à être le rôle crucial que joue sa mère dans la vie que Suzette mène au Canada, ainsi que l'incidence qu'a sur son intérêt supérieur le fait de vivre dans un nouveau pays sans sa mère ou d'autres parents disposés à assumer le rôle de sa mère absente, comme ses grands-mères l'avaient fait en Jamaïque lorsque Mme Hawthorne a quitté pour le Canada.

[44]À mon avis, la façon dont l'agente a abordé ces questions dénote qu'elle n'a pas été «récepti[ve], attenti[ve] et sensible» à l'intérêt supérieur de Suzette. L'agente a évalué le degré de préjudice qu'entraînerait le renvoi de Mme Hawthorne à l'égard de Suzette en tenant compte des conditions de vie de Suzette avant qu'elle ne devienne résidente permanente au Canada, plutôt que de se référer au préjudice qui serait causé à son intérêt supérieur actuel. La jurisprudence sur l'intérêt supérieur de l'enfant dans le cadre des litiges en matière de garde (notamment Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, et P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141) ainsi que les diverses dispositions de la Convention relative aux droits de l'enfant énoncent indirectement des règles sur l'éventail des considérations qui constituent l'intérêt supérieur de l'enfant dans le contexte des demandes de considérations humanitaires.

[45]Cette conclusion est compatible avec les décisions rendues par la Section de première instance dans lesquelles il a été statué que les agents qui se sont exclusivement fondés sur les difficultés ne s'étaient pas acquittés de leur fonction d'examiner attentivement l'intérêt supérieur de l'enfant avant de rejeter une demande de considérations humanitaires présentée par un parent: Anthony c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 17 Imm. L.R. (3d) 67 (C.F. 1re inst.); Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 15 Imm. L.R. (3d) 316 (C.F. 1re inst.); Gurunathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 212 F.T.R. 309 (C.F. 1re inst.).

[46]J'estime en outre que la réaction de l'agente devant l'inquiétude exprimée par Suzette à l'idée d'aller vivre avec son père, qu'elle croyait avoir été accusé de violence sexuelle à l'endroit de sa belle-fille, a témoigné du fait qu'elle n'a pas prêté attention à l'intérêt supérieur de Suzette. Devant cette inquiétude, l'agente a initialement jugé qu'il n'y avait pas lieu d'y attacher de l'importance, car la mise en accusation du père n'était attestée par aucune preuve. Ce faisant, elle a eu tort pour les trois raisons suivantes.

[47]Premièrement, vu le contenu procédural relativement élevé de l'obligation d'équité à laquelle sont tenus les agents chargés des demandes de considérations humanitaires (Baker, au paragraphe 32), l'agente n'aurait pas dû avoir rejeté l'observation sans fouiller davantage la question, puisque l'allégation n'avait pas un caractère intrinsèquement implausible et qu'elle était assortie de preuves laissant entendre qu'un bureau de l'aide à l'enfance avait émis des réserves sur les aptitudes parentales de M. Allen.

[48]Deuxièmement, l'agente a paru avoir fait peu de cas de la réticence exprimée par Suzette à l'idée de vivre avec son père en raison de ce que sa mère lui a dit au sujet de son père et parce qu'elle n'a jamais vécu avec un homme. L'agente n'a pas réagi adéquatement à ces inquiétudes en signalant l'absence de preuve que le père de Suzette avait effectivement été accusé; la crainte de Suzette se fondait sur sa croyance dans la véracité de ce que sa mère lui avait dit. Contrairement à ce que prévoit la Convention relative aux droits de l'enfant, l'agente semble n'avoir accordé presque aucune importance aux désirs exprimés par Suzette dans la détermination de son intérêt supérieur, et ce, en dépit du fait que «l'enfant» en l'espèce avait 15 ans à l'époque.

[49]Troisièmement, après avoir examiné l'observation qu'il était inapproprié pour Suzette de devoir vivre avec son père, l'agente a déclaré que, même si M. Allen avait été accusé de violence sexuelle, c'est à lui que revenait la responsabilité du bien-être et des conditions de vie de sa fille à titre de parent ayant parrainé son admission au Canada. Toutefois, je n'établis aucun lien rationnel entre cette remarque et l'observation qui lui a été soumise. La possibilité théorique que, en sa qualité de répondant de Suzette, M. Allen puisse être tenu de subvenir à ses besoins ne dissipe nullement les craintes exprimées par Suzette. La lettre de décision de l'agente n'indique pas qu'elle ait approfondi la question, pas plus qu'elle ne se soit assurée de la volonté et de la capacité de M. Allen d'apporter un soutien financier à Suzette et de prendre des dispositions appropriées pour l'héberger.

G. CONCLUSIONS

[50]À mon avis, on ne peut inférer des motifs du rejet de la demande de considérations humanitaires que l'agente a été «récepti[ve], attenti[ve] et sensible» à l'intérêt supérieur de Suzette. La façon sommaire ou plutôt indifférente dont l'agente a traité les principales observations qui lui ont été soumises témoigne du fait qu'elle n'a prêté aucune attention à l'intérêt supérieur de Suzette. En effet, mise à part la brève mention des responsabilités de M. Allen à titre de répondant, il n'a nullement été question des conséquences financières du renvoi de Mme Hawthorne à l'égard de Suzette.

[51]Étant donné que l'erreur relevée dans la décision de l'agente est survenue avant qu'elle ne soupèse les facteurs CH par rapport aux considérations en matière d'application de la loi, l'énoncé dans l'arrêt Suresh que l'arrêt Baker n'a pas pour effet d'autoriser la Cour à évaluer les différents facteurs n'est pas pertinent aux fins du présent appel.

[52]Nul doute que l'exigence selon laquelle les motifs des agents doivent clairement attester le fait qu'ils ont attentivement examiné l'intérêt supérieur d'un enfant touché impose un fardeau administratif. C'est cependant ce qu'il convient de faire. Il est tout à fait justifié d'imposer des exigences rigoureuses en matière de traitement lorsqu'il s'agit de trancher des demandes fondées sur le paragraphe 114(2) susceptibles de porter préjudice au bien-être des enfants ayant le droit de demeurer au Canada: l'enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et les possibilités d'inter-vention dans le cadre d'un contrôle judiciaire de fond sont limitées.

[53]Pour ces motifs, je rejetterais l'appel et je répondrais à la question certifiée de la manière suivante:

Q.:     La règle énoncée dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, selon laquelle l'intérêt supérieur des enfants doit être pris en compte lorsqu'il est disposé d'une demande de dispense selon le paragraphe 114(2) est-elle observée lorsque l'agent d'immigration s'est demandé si le renvoi du parent exposera l'enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

R.:     Il doit ressortir clairement des motifs exposés par l'agent d'immigration au soutien du rejet de la demande fondée sur le paragraphe  114(2) qu'il a été «réceptif, attentif et sensible» à l'intérêt supérieur d'un enfant ayant le droit de demeurer a u Canada et à l'égard duquel la décision portera vraisemblablement préjudice. En l'absence d'une mention expresse de l'intérêt supérieur de l'enfant, l'évaluation du préjudice que causera vraisemblablement le renvoi du parent peut, selon les circonstances, indiquer que l'agent a omis d'examiner cet intérêt avec toute l'attention qui s'impose.

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