A-406-01
2002 CAF 489
Chalk River Technicians and Technologists (demanderesse)
c.
Énergie atomique du Canada Limitée, Institut professionnel de la fonction publique du Canada (Chalk River Professional Employees Group) et Chalk River Nuclear Operators (Power Workers' Union, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1000) (défendeurs)
Répertorié: Chalk River Technicians and Technologists c. Énergie atomique du Canada Ltée (C.A.)
Cour d'appel, juges Létourneau, Rothstein et Nadon, J.C.A.--Ottawa, 23 octobre et 10 décembre 2002.
Relations du travail -- Contrôle judiciaire d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles selon laquelle une grève ou un lock-out aux laboratoires d'Énergie atomique du Canada Ltée à Chalk River, où sont produits des isotopes médicaux, poserait des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public au sens de l'art. 87.4(6) du Code canadien du travail -- Selon la preuve, EACL est le seul producteur canadien, et le plus gros producteur mondial, de molybdène 99 qui sert de matière première pour la production de radioisotopes utilisés en médecine nucléaire -- La nature de l'isotope a été expliquée -- L'importance de l'isotope pour le diagnostique et le traitement de maladies graves (cancer, maladies du coeur) a été expliquée -- Le Conseil a conclu que le public courait un risque si les actes de médecine nucléaire ne pouvaient être exécutés en raison d'une grève -- Le fait qu'EACL ne contrôle pas toutes les étapes de la production des radioisotopes n'était pas pertinent -- Le raisonnement fondé sur la chaîne de causalité avancé par le syndicat a été rejeté -- Le syndicat a fait valoir un point de vue historique quant à la question de l'imminence; EACL est tournée vers l'avenir maintenant que la médecine nucléaire est devenue un élément fondamental de la pratique médicale -- Le Conseil a adopté l'interprétation téléologique préconisée par les syndicats -- Le mot «imminent» ne s'entend pas d'une période de quelques heures -- Examen du libellé de la version française du paragraphe pertinent -- L'IPFPC a allégué sans succès que le Conseil avait violé les règles de justice naturelle en lui refusant la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL à cet égard -- Il a aussi allégué que le Conseil avait commis une erreur en ne reconnaissant pas l'aspect temporel du mot «imminent» -- Demande rejetée -- L'expression «pourrait constituer» figurant à l'art. 87.4(6) exige du Conseil un degré de certitude moindre que l'expression «poserait» que celui-ci a utilisée -- Le mot «would» s'entend de l'existence d'une «probabilité», alors que le mot «could» s'entend de l'existence d'une «simple» possibilité -- La question de savoir si les circonstances «pourraient constituer» un risque grave est une question de fait qui relève de la compétence du Conseil -- L'argument de la demanderesse selon lequel il n'existait aucun élément de preuve au sujet des véritables répercussions de l'interruption de la production a été rejeté, car les éléments de preuve dont le Conseil a été saisi fournissaient un appui solide à la conclusion d'un risque grave pour le public -- La décision du Conseil n'était pas déraisonnable -- Ce que le Conseil voulait vraiment dire au sujet de la question de l'imminence a été expliqué -- Le Conseil n'a pas affirmé que le risque pourrait se manifester à tout moment dans l'avenir -- Le Conseil aurait dû permettre au syndicat de répondre aux prétentions portant sur le sens du mot «imminent» et de sa version française, toutefois cette erreur ne suffisait pas à annuler la décision du Conseil.
Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles selon laquelle l'interruption de la production d'isotopes médicaux à Chalk River, en raison d'une grève ou d'un lock-out, poserait des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public. La Cour d'appel fédérale devait trancher la question de savoir si le Conseil a commis une erreur en concluant ainsi, en vertu des dispositions du paragraphe 87.4(6) du Code canadien du travail, lequel autorise le Conseil à rendre des ordonnances concernant le maintien des services essentiels dans de telles circonstances.
Parmi les arguments avancés par la demanderesse, 1) le Conseil a outrepassé sa compétence en fondant sa décision sur des éléments de preuve qui ne lui ont pas été soumis; 2) la façon dont le Conseil a interprété l'article 87.4 était manifestement déraisonnable; 3) le Conseil a commis une erreur en adoptant une approche générale quant à savoir ce qui composent les services essentiels, alors qu'il aurait dû interpréter l'article 87.4 de façon restrictive afin de maximiser les droits à la négociation collective et qu'il n'aurait pas dû tenir compte de la pondération des intérêts et des préoccupations du Conseil à l'égard du système de santé, s'agissant de facteurs non pertinents, et 4) le Conseil ne disposait d'aucun élément de preuve lui permettant de conclure à l'existence d'un risque imminent et grave.
Énergie atomique du Canada Limitée (EACL) est une société d'État, laquelle a construit le réacteur national de recherche universel (NRU), à Chalk River. Ce NRU produit 60 % de la production mondiale de molybdène 99 (moly 99), métal servant de matière première pour la production de radioisotopes utilisés en médecine nucléaire. Au Canada, seule EACL produit ces isotopes dont elle est, de fait, le plus gros fournisseur mondial. Environ 65 000 personnes par jour bénéficient d'actes faisant appel à des produits radiopharmaceutiques dérivés du moly 99. Le temps revêt une importance capitale lorsqu'il est question de moly 99 puisque celui-ci s'appauvrit rapidement, ne possédant qu'une demi-vie de 66 heures (ce qui signifie que sa radioactivité a baissé de moitié après trois jours). À cause du processus d'appauvris-sement, il est essentiel que le curie soit livré rapidement aux clients. Le niveau d'activité du moly 99 est mesuré en curies. MDS Nordion, seul client d'EACL, vend 4 600 curies de six jours par semaine--60 % du marché mondial. Nordion a une capacité de relève de 1 100 curies de six jours grâce à un marché conclu avec une entreprise sous-traitante en Afrique du Sud et à ses laboratoires en propriété exclusive, en Belgique. Toutefois, en cas de grève ou de lock-out à Chalk River, la production perdue ne pourrait être entièrement comblée par cette capacité de relève en raison de la pénurie de l'offre mondiale. À la suite d'une grève ou d'un lock-out, une dizaine de jours de production seraient nécessaires pour que les livraisons reprennent normalement.
Des médecins spécialisés en médecine nucléaire pratiquant à Montréal et à London (Ontario) ont été assignés pour le compte d'EACL. Leur témoignage a porté sur l'utilisation des produits fabriqués par EACL tant à des fins diagnostiques que thérapeutiques, notamment dans des grains radioactifs pour le traitement du cancer de la prostate, la détection et le traitement du cancer de la thyroïde, la détection des coronopathies et des tumeurs au cerveau. L'un d'eux a déclaré qu'à court terme, la médecine nucléaire finira par devenir la forme dominante d'imagerie biomédicale. Selon un autre médecin, dans la pratique actuelle, laquelle tient compte des coûts et des complications possibles, les interventions sont seulement pratiquées après que l'imagerie a confirmé l'existence d'une affection. Enfin, les travailleurs d'EACL ont fait la grève en 1997 et en 1998--pendant six jours chaque fois--aucune d'elles n'ayant apparemment eu d'incidence grave sur la santé des Canadiens.
Le Conseil a estimé que selon les éléments de preuve, «il est certain que le public aura besoin d'actes de médecine nucléaire pendant une grève ou un lock-out et qu'il courra un risque si ces services médicaux lui sont retirés». Ce n'est pas parce qu'EACL ne contrôle pas toutes les étapes de la production des radioisotopes que ses produits sont moins indispensables à la santé et à la sécurité du public. Le Conseil a conclu que l'argument fondé sur la chaîne de causalité invoqué par le syndicat devrait être rejeté et qu'EACL n'avait pas à produire une preuve sur toutes les étapes intermédiaires indispensables à la mise en marché de ses produits.
S'agissant de la question de l'imminence, le syndicat a fait valoir un point de vue historique: par le passé, les grèves déclenchées à EACL ont été de courte durée et n'ont eu aucune conséquence négative sur le public. Par ailleurs, les arguments d'EACL sont tournés vers l'avenir: la médecine nucléaire est devenue un élément si fondamental de la médecine qu'on ne saurait revenir en arrière et qu'il faut veiller à maintenir les traitements aux radioisotopes.
Le Conseil a écrit qu'il ne «trébuchera[it] pas sur la sémantique du libellé du Code, mais optera[it] pour l'interprétation téléologique préconisée par les syndicats». L'emploi du mot «imminent» dans la loi n'était pas censé signifier quelques heures. Comme l'a signalé EACL, ce n'est pas le mot «immédiat» qui figure dans la version française, mais le mot «imminent». Même si le risque ne doit pas seulement incommoder le public, il n'est pas nécessaire qu'il se manifeste dans un très bref délai ou «incessamment» comme on dirait en français.
Devant la Cour d'appel fédérale, la demanderesse a soutenu essentiellement que le Conseil avait commis une erreur en concluant qu'une grève suspendant la production à Chalk River poserait un risque grave et que ce risque serait imminent. L'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), même s'il a comparu à titre d'intimé, a allégué que le Conseil avait violé les règles de justice naturelle en lui refusant--ainsi qu'aux autres intimés--la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL en ce qui a trait au sens du mot «immediate» et au sens du mot français «imminent». L'IPFPC et la demanderesse ont en outre allégué que le Conseil avait commis une erreur en ne reconnaissant pas l'aspect temporel du mot «imminent», mais en décidant plutôt de le définir comme s'entendant d'une situation qui présente un risque. Si la pénurie de produits ne se répercute sur les hôpitaux qu'une dizaine de jours après le début de la grève, comment le risque grave peut-il être considéré comme «imminent»?
Arrêt: la demande est rejetée.
Il importait de signaler que même si dans son examen du paragraphe 87.4(6), le Conseil a utilisé le mot «poserait», les termes figurant dans la loi étaient «could pose» (en anglais) et «pourrait constituer» (en français), ce qui exigerait donc du Conseil un degré de certitude moindre pour conclure à l'existence d'un risque imminent et grave. La Cour a conclu que le mot «would» laisse entendre l'existence d'une «probabilité» et «could», l'existence d'une «simple» possibilité.
La question de savoir si les circonstances particulières «pourraient constituer» un risque grave est une question de fait qui relève strictement de la compétence du Conseil et la Cour ne doit pas intervenir à moins que la preuve ne puisse étayer la conclusion du Conseil.
Selon la demanderesse, même s'il existait beaucoup d'éléments de preuve concernant l'utilisation médicale des radioisotopes, aucun témoin n'a été entendu quant au véritable impact de l'interruption de la production de ceux-ci sur la santé et la sécurité du public. Il a été cependant difficile de comprendre les allégations de la demanderesse selon lesquelles la conclusion du Conseil n'était pas étayée par la preuve ou n'était pas raisonnable, car la preuve dont le Conseil a été saisi fournissait un appui solide à la conclusion d'un risque grave pour le public.
Quant à la question de l'imminence du risque grave, à première vue, il a semblé que le Conseil avait éliminé le sens temporel que l'on pourrait penser rattaché au mot «imminent», mais il est évident, d'après Le Nouveau Petit Robert (dictionnaire français), consulté par le Conseil, que le mot «imminent» possède vraiment une dimension temporelle. Il est possible de concilier les libellés anglais et français de la loi: dans le contexte du paragraphe, les deux mots doivent nécessairement signifier que le risque grave doit se manifester bientôt ou dans un court délai. L'énoncé du Conseil selon lequel il n'est pas nécessaire que le risque se manifeste dans un très bref délai, si on l'interprète littéralement, irait trop loin, mais il signifiait qu'il n'est pas nécessaire que le risque se manifeste immédiatement ou d'ici quelques jours. Il ne faut pas interpréter la décision comme signifiant que le risque peut se manifester à tout moment dans l'avenir. Compte tenu de la preuve, le Conseil pouvait conclure qu'un risque se manifestant de dix à douze jours après le déclenchement d'une grève constituait un risque qui se manifesterait bientôt ou dans un court délai. Cette conclusion ne pouvait être qualifiée de déraisonnable.
L'observation formulée par l'IPFPC selon laquelle la violation des règles de justice naturelle équivalait à une erreur juridictionnelle est rejetée. Même si le Conseil a refusé d'entendre les prétentions formulées par IPFPC en réponse aux observations d'EACL concernant la définition du mot «imminent» figurant dans le dictionnaire, question importante pour l'issue de l'affaire, il disposait déjà d'une preuve suffisante sur ce point, notamment de la définition contenue dans Le Nouveau Petit Robert. Le Conseil aurait dû donner à l'avocat des unités de négociation la possibilité de répondre, cela aurait permis d'éviter le présent débat. Cependant, l'erreur ne permettait pas d'annuler la décision du Conseil et de lui renvoyer la question.
lois et règlements
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 48, 87.4 (édicté par L.C. 1998, ch. 26, art. 37).
jurisprudence
décision appliquée:
Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 470; [2002] A.C.F. no 1658 (C.A.) (QL).
doctrine
Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris: Dictionnaires Le Robert, 1993, «imminent».
Roget's Thesaurus, London: Pan Reference Books, 1952, «immediate».
DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles (Énergie atomique du Canada Limitée, [2001] CCRI no 122) selon laquelle une grève aux laboratoires d'Énergie atomique du Canada à Chalk River, où sont produits des isotopes médicaux, poserait des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public au sens de l'article 87.4 du Code canadien du travail. Demande rejetée.
ont comparu:
David Yazbeck pour la demanderesse.
Robert Monette pour le défendeur Énergie atomique du Canada Limitée.
Christopher Rootham pour le défendeur l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (Chalk River Professional Employees Group).
Personne n'a comparu pour le défendeur Chalk River Nuclear Operators (Power Workers' Union, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1000).
avocats inscrits au dossier:
Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa, pour la demanderesse.
Ogilvy Renault, Montréal, pour le défendeur Énergie atomique du Canada Limitée.
Nelligan O'Brien Payne s.r.l., Ottawa, pour le défendeur Institut professionnel de la fonction publique du Canada (Chalk River Professional Employees Group).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Nadon, J.C.A.: Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision du Conseil canadien des relations industrielles (le Conseil) datée du 22 juin 2001 [Énergie atomique du Canada Limitée, [2001] CCRI no 122]. Le Conseil était saisi d'une demande, présentée par Énergie atomique du Canada Ltée (EACL) en vertu de l'art icle 87.4 du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2 (édicté par L.C. 1998, ch. 26, art. 37)] (le Code), portant sur le maintien des services essentiels à ses laboratoires de Chalk River en Ontario (Chalk River) en cas de grève ou de lock-out. Le Conseil a conclu que l'interruption de la production d'isotopes médicaux à Chalk River, en raison d'une grève ou d'un lock-out, poserait des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public.
[2]Il s'agit de savoir si le Con seil a commis une erreur en concluant qu'une grève ou un lock-out constituerait un risque grave, et que ce risque serait «imminent» au sens du paragraphe 87.4(6) du Code.
[3]La demanderesse est l'une des trois unités de négoci ation de Chalk River ayant donné à EACL un avis de négocier en vue de la révision de sa convention collective. La demanderesse et les deux autres unités de négociation, à savoir l'Institut professionnel de la fonction publique du Canada (Groupe des employés professionels de Chalk River) (IPFPC) et le Chalk River Nuclear Operators (Power Workers' Union, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1000) étaient intimés dans la demande soumise au Conseil par EACL en vertu du paragraphe 87.4(4) du Code.
[4]La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision du Conseil. Dans sa demande de contrôle judiciaire, elle expose huit motifs de révision qu'on peut ramener aux propositions suivantes:
i) Le Conseil a commis une erreur en ce que sa décision était fondée sur des éléments de preuve qui ne lui ont pas été soumis. En conséquence, la demanderesse soutient que le Conseil a outrepassé sa compétence.
ii) La façon dont le Conseil a interprété l'article 87.4 du Code est manifestement déraisonnable en ce qu'il lui donne une interprétation que son libellé ne commande point, qui est incompatible avec l'objet du Code et qui n'est pas fondée sur les éléments de preuve dont il était saisi.
iii) Le Conseil a commis une erreur en adoptant une approche générale quant aux services qui seraient réputés essentiels et a ainsi appliqué une méthode de pondération à l'article 87.4. Encore là, la demanderesse soutient que le texte du Code ne peut permettre cette interprétation. Elle fait valoir que le Conseil devait interpréter l'article 87.4 de façon restrictive afin de maximiser les droits à la négociation collective. Dans ce contexte, la pondération des intérêts et les préoccupations du Conseil à l'égard du système de santé étaient des facteurs non pertinents.
iv) Le Conseil ne disposait d'aucun élément de preuve lui permettant d'étayer ses conclusions. En particulier, la demanderesse affirme qu'aucun élément de preuve ne permettait au Conseil de conclure à l'existence d'un risque imminent et grave.
[5]L'IPFPC comparaît à titre de défendeur dans la présente instance, même s'il appuie en tout point la position de la demanderesse. Dans son mémoire des faits et du droit et dans son argumentation orale devant notre Cour, l'IPFPC a li mité ses prétentions à l'interprétation, manifestement déraisonnable selon lui, que le Conseil donne du mot «imminent» contenu à l'article 87.4 du Code, et à la violation des règles de justice naturelle que le Conseil aurait commise en refusant à son avoca t la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL au sujet du sens du mot «immediate», et en particulier, du sens du mot «imminent» employé dans la version française de l'article 87.4.
[6]Avant d'examiner les prétentions de la demanderesse et de l'IPFPC, il est utile de revoir les faits pertinents et les procédures ayant mené à la décision du Conseil de façon à bien comprendre cette décision et, en particulier, les constatations de fait et les conclusions que la demanderesse et l'IPFPC cont estent en l'espèce. Dans l'ensemble, les faits ne sont pas contestés.
LES PROCÉDURES DEVANT LE CONSEIL
[7]Le 14 mars 2000, conformément à l'article 48 du Code, l'ancien agent négociateur des techniciens et technologues de Chalk River, les Métallurgistes unis d'Amérique, section locale 1568, a transmis à EACL un avis de négociation collective en vue de la conclusion d'une convention collective. Le 29 mars 2000, conformément au paragraphe 87.4(2) du Code, EACL a avisé l'agent négociateur qu'en viron 45 employés de l'unité de négociation devaient être désignés pour le maintien des services essentiels.
[8]Le 7 juillet 2000, la demanderesse, devenue le nouvel agent négociateur des techniciens et technologues de Chalk River, a avisé E ACL de son intention de négocier en vue d'une nouvelle convention collective, avis dont EACL a accusé réception par lettre datée du 14 juillet 2000 dans laquelle elle a réitéré l'avis antérieurement donné en application du paragraphe 87.4(2) du Code. Les p arties n'ayant pu s'entendre sur la question des services essentiels, EACL a signifié à la demanderesse un avis de différend le 20 juillet 2000.
[9]Le 4 août 2000, EACL a déposé une demande en vertu paragraphe 87.4(4) du Code afin que le Con seil tranche la question des services essentiels à l'égard de la production d'isotopes médicaux à Chalk River. EACL a fait valoir que la production d'isotopes à Chalk River devait être maintenue pour prévenir les risques imminents et graves pour la santé e t la sécurité des milliers de patients qui fréquentent quotidiennement les hôpitaux et les cliniques du Canada, des États-Unis, du Japon et du reste du monde.
[10]Toutes les parties ont convenu devant le Conseil que ce dernier trancherait tout d'abord la question de savoir si, en raison d'une grève ou d'un lock-out, l'interruption de la production d'isotopes médicaux constituerait «un risque imminent et grave pour la sécurité ou la santé du public». Elles ont convenu de reporter à une date ultérieure la question liée à la désignation des employés nécessaires à la production ininterrompue d'isotopes médicaux.
[11]Le 22 juin 2001, le Conseil a conclu qu'une grève ou un lock-out à Chalk River poserait un r isque imminent et grave pour la sécurité ou la santé du public si la production d'isotopes médicaux par EACL était interrompue.
[12]Avant d'examiner les faits, je reproduis l'article 87.4 du Code, lequel se trouve au centre du débat entre le s parties:
87.4 (1) Au cours d'une grève ou d'un lock-out non interdits par la présente partie, l'employeur, le syndicat et les employés de l'unité de négociation sont tenus de maintenir certaines activités--prestation de services, fonctionnement d'install ations ou production d'articles--dans la mesure nécessaire pour prévenir des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public.
(2) L'employeur ou le syndicat peut, au plus tard le quinzième jour suivant la remise de l'avis de négociation collective, transmettre à l'autre partie un avis pour l'informer des activités dont il estime le maintien nécessaire pour se conformer au paragraphe (1) en cas de grève ou de lock-out et du nombre approximatif d'employés de l'unité de négociation nécessair e au maintien de ces activités.
(3) Si, après remise de l'avis mentionné au paragraphe (2), les parties s'entendent sur la façon de se conformer au paragraphe (1), l'une ou l'autre partie peut déposer une copie de l'entente auprès du Conseil. L'entente, u ne fois déposée, est assimilée à une ordonnance du Conseil.
(4) Si, après remise de l'avis mentionné au paragraphe (2), les parties ne s'entendent pas sur la façon de se conformer au paragraphe (1), le Conseil, sur demande de l'une ou l'autre partie prése ntée au plus tard le quinzième jour suivant l'envoi de l'avis de différend, tranche toute question liée à l'application du paragraphe (1).
(5) En tout temps après la remise de l'avis de différend, le ministre peut renvoyer au Conseil toute question portan t sur l'application du paragraphe (1) ou sur la capacité de toute entente conclue par les parties de satisfaire aux exigences de ce paragraphe.
(6) Saisi d'une demande présentée en vertu du paragraphe (4) ou d'un renvoi en vertu du paragraphe (5), le Cons eil, s'il est d'avis qu'une grève ou un lock-out pourrait constituer un risque imminent et grave pour la sécurité ou la santé du public, peut--après avoir accordé aux parties la possibilité de s'entendre--rendre une ordonnance--:
a) désignant les activités dont il estime le maintien nécessaire en vue de prévenir ce risque;
b) précisant de quelle manière et dans quelle mesure l'employeur, le syndicat et les employés membres de l'unité de négociation doivent maintenir ces activités;
c) prévoyant la prise de toute mesure qu'il estime indiquée à l'application du présent article.
(7) Sur demande présentée par le syndicat ou l'employeur, ou sur renvoi fait par le ministre, au cours d'une grève ou d'un lock-out non interdits par la présente par tie, le Conseil peut, s'il estime que les circonstances le justifient, réexaminer et confirmer, modifier ou annuler une entente, une décision ou une ordonnance visées au présent article. Le Conseil peut en outre rendre les ordonnances qu'il juge indiquées dans les circonstances.
(8) Sur demande présentée par le syndicat ou l'employeur, le Conseil, s'il est convaincu que le niveau d'activité à maintenir est tel qu'il rend inefficace le recours à la grève ou au lock-out, peut, pour permettre le règlement du différend, ordonner l'application d'une méthode exécutoire de règlement des questions qui font toujours l'objet d'un différend.
LES FAITS
[13]EACL est une société d'État connue internationalement, entre autres pour la production du réacteur nucléaire CANDU (Canada Deutérium Uranium), réacteur à eau lourde ayant obtenu un grand succès. Le CANDU est conçu pour produire de l'électricité et il est notamment employé par Hyd ro-Québec et Hydro-Ontario. En outre, EACL supervise la construction de réacteurs nucléaires à travers le monde.
[14]En 1957, EACL a construit un réacteur de recherche à Chalk River, le réacteur national de recherche universel (le NRU), pour faciliter l'amélioration de la conception, des matériaux et des combustibles de réacteurs nucléaires ainsi que pour donner de la formation. Le réacteur NRU ne génère pas d'électricité, quoiqu'il serve de plate-forme de recherche et de développement pour l es réacteurs CANDU et qu'il soit utilisé dans le contexte de la recherche effectuée dans les universités et au Conseil national de recherches.
[15]Pour les fins de la présente instance, l'aspect pertinent du NRU est qu'il produit 60 % de la production mondiale de molybdène 99 (moly 99), métal servant de matière première pour la production de radioisotopes médicaux. Les radioisotopes sont des éléments chimiques radioactifs qui n'existent pas à l'état naturel. Ils sont essentiellement utilisés en médecine nucléaire, c.-à-d. dans les préparations radiopharmaceu-tiques et le traitement du cancer ainsi qu'en irradiation industrielle dans la lutte anti-microbienne. En l'espèce, seule l'utilisation médicale des isotopes est en cause.
[16]En médecine nucléaire, seules d'infimes quantités de radioisotopes ou de produits radiopharma-ceutiques sont nécessaires au diagnostic et au traitement des diverses affections. Les isotopes sont utiles en ce qu'ils sont visibles dans les radiographies o u dans d'autres outils de diagnostic analogues et qu'ils sont utilisés dans la radiothérapie directe de cellules cancéreuses.
[17]On se sert du moly 99 pour produire le technétium 99m, isotope constituant la matière première de la majorité des produits radiopharmaceutiques utilisés pour le diagnostic des affections des principaux organes et des structures osseuses de l'organisme. Outre le moly 99, le NRU produit de nombreux autres radioisotopes utilisés en médecine nucléaire. Le xénon 133 est utilisé dans l'étude de la fonction pulmonaire tandis qu'on emploie l'iode 131 pour le diagnostic et le traitement des affections de la thyroïde et que l'iode 125 est employé dans les radio-immunoessais et le traitement de certaines formes de cancer.
[18]Au Canada, seule EACL produit le moly 99, le xénon 133, l'iode 131 et l'iode 125 dont elle est le plus gros producteur et fournisseur mondial. Environ 65 000 personnes par jour bénéficient d'actes faisant appel à des produits radiopharmaceutiques dérivés du moly 99 et des millions d'analyses médicales par année ont recours au xénon 133, à l'iode 131 et à l'iode 125.
[19]EACL n'a qu'un seul client, MDS Nordion (Nordion), qui est également une société d'État. EACL adapte sa production de moly 99 pour que Nordion puisse s'acquitter de ses engagements envers les hôpitaux et radiopharmacies du monde entier. Le moly 99 et les autres radioisotopes que Nordion achète d'EACL ne sont ni finis ni purifiés, et après avoir purifié et conditionné les isotopes, Nordion les vend et les envoie sous une forme dont les compagnies pharmaceu-tiques peuvent se servir pour le radiomarquage ou la radioidentification de leurs produits radiopharmaceu-tiques. Par la suite, les produits sont vendus aux radiopharmacies centrales et aux hôpitaux.
[20]Le processus de production des isotopes est assez compliqué, mais les explications suivantes suffiront pour les fins de l'espèce. Parmi les quatre radioisotopes en litige dans le cadre de la présent e instance, le moly 99 est de loin le plus important. Mon analyse se limitera donc à ce radioisotope. Les isotopes sont produits par l'interaction des neutrons bombardés dans le réacteur. Pendant l'irradiation, la concentration de moly 99 dans les cibles e st exponentielle. Le processus d'irradiation met entre neuf et 11 jours pour atteindre le point d'équilibre, c.-à -d. le point de saturation ou plateau à l'intérieur du réacteur. Au point de saturation, le taux de production des radioisotopes est égal à leu r taux de désintégration, qui est aussi le point d'appauvrissement, processus au cours duquel les atomes cessent graduellement d'être radioactifs. Dès la fin du processus d'irradiation, le processus d'appauvrissement commence.
[21]À cause du processus d'appauvrissement, le moly 99 possède une demi-vie de 66 heures, ce qui signifie que sa radioactivité a baissé de moitié après trois jours. Après trois jours de plus, elle n'est plus que le quart de ce qu'elle était au départ et ba isse encore de moitié tous les trois jours jusqu'à ce que l'isotope cesse d'être radioactif. Les autres radioisotopes ont également une durée de vie très courte.
[22]Le niveau d'activité du moly 99 est mesuré en curies. Grâce à la production d'EACL à Chalk River, Nordion est en mesure de fournir et de vendre 4 600 curies de six jours à ses clients, ce qui représente 60 % du marché mondial. En sus de la production de Chalk River, Nordion peut fournir à ses clients une capacité de relève de 1 1 00 curies de six jours grâce à un marché conclu avec une entreprise sous-traitante en Afrique du Sud et à ses laboratoires en propriété exclusive, en Belgique. Sa capacité de production totale s'élève donc à 5 700 curies par semaine. Le nombre de 4 600 cur ies représente les curies livrables compte tenu des pertes résultant du conditionnement et de l'appauvrissement. Le facteur d'appauvrissement étant d'environ 20 %, Nordion doit produire 6 340 curies pour obtenir 4 600 curies livrables.
[23]La durée de vie du curie livré est d'environ six jours, calculés à compter de midi le jour de l'envoi. Conséquemment, il est extrêmement important que le curie soit livré rapidement aux clients de Nordion à cause du processus d'appauvrissement. Par exemple, les conteneurs envoyés au Japon contiennent 25 % de curies de plus que si le produit était livré aux États-Unis. L'excédent compense l'appauvrissement.
[24]Actuellement, la demande mondiale de moly 99 en curies livrables s'élève à environ 7 320, c.-à-d. 4 600 provenant de Nordion et 2 720 de tous les autres fournisseurs. En cas d'interruption de travail à Chalk River, la capacité maximale de relève que Nordion pourrait obtenir de ses concurrents est limitée à 3 040 curies livrables. Toutefois, à certaines périodes de l'année, cette production de relève est réduite à 1 240 curies livrables. Par conséquent, en cas de grève ou de lock-out, la production de Chalk River ne pourrait être entièrement comblée par celle d'ailleurs, en raison d'une pénurie de l'offre mondiale.
[25]Si, à la suite d'une grève ou d'un lock-out, tout le moly 99 s'appauvrissait, une dizaine de jours de production seraient nécessaires pour que Nordion puisse reprendre normalement ses livraisons. Nordion pourrait toutefois effectuer les livraisons urgentes quatre jours après la reprise de la production.
[26]Dès que le produit est reçu par l'un des clients de Nordion, par exemple un fabricant de produits radiopharmaceutiques aux États-Unis, il est transformé en un médicament fini réglementé par la FDA en fonction de son utilisation ultime, soit comme générateur de technétium, comme dose de xénon 133 dans une fiole prête pour les patients ou comme capsule d'iode 131 pour application thérapeutique. Aux paragraphes 73 à 79 de ses motifs, le Conseil explique l'importance et l'utilisation des générateurs de technétium en médecine nucléaire:
Les générateurs de technétium sont utilisés pour les examens médicaux au molybdène. Quand un hôpital r eçoit un générateur, la quantité de technétium dans la colonne d'aluminium est équilibrée avec celle de molybdène, ce qui revient à dire que l'appauvrissement du molybdène est égal à la quantité de technétium libérable. Avec l'ajout d'une solution saline, le technétium est libéré et le molybdène appauvri. Ensuite, le molybdène s'appauvrit encore et libère plus de technétium. Jusqu'à la fin de la semaine, la pharmacie de l'hôpital doit éluer le technétium de plus en plus souvent afin d'obtenir celui dont ell e a besoin pour ses examens.
L'utilisation du technétium est gérée avec un programme informatique permettant de doser sa concentration dans une fiole de saline quelconque en fonction de la grosseur du générateur, autrement dit du nombre de curies de molybdène et du temps écoulé depuis qu'il a été élué. Comme le molybdène s'appauvrit rapidement, un générateur de 66 heures ne contient plus que la moitié de son technétium après trois jours. En Amérique du Nord et en Europe, les hôpitaux utilise nt leur générateur une semaine seulement. À la fin de la semaine, il reste encore du molybdène dans le générateur mais ils ne s'en servent plus parce que la concentration de technétium dans la fiole de saline devient trop faible pour qu'on puisse en tirer facilement des médicaments. La plupart des hôpitaux retournent leur générateur appauvri au producteur, qui récupère les composants coûteux en échange d'un nouveau générateur. Ceux qui utilisent plus d'un générateur par semaine peuvent les recevoir à différ ents jours, pour maximiser leur capacité quotidienne de médecine nucléaire. Les grands hôpitaux américains peuvent recevoir jusqu'à un générateur par jour, et c'est pourquoi l'offre de molybdène est considérée comme une activité hebdomadaire, compte tenu des quantités produites dans le monde entier.
En règle générale, les hôpitaux n'épuisent pas la capacité de leur générateur à un point tel qu'ils seraient incapables de s'acquitter de leurs obligations prévues de diagnostic et de traitement. Pour parer aux retards, ils se gardent habituellement une marge de manoeuvre d'environ une journée, mais évitent d'aller au-delà parce que l'appauvrissement (et les impuretés qu'il entraîne) risquent de saper la capacité du technétium de se combiner avec certains agents. L'aptitude à composer avec ces facteurs dépend vraisemblablement de la taille de l'hôpital et de celle du générateur, mais il est peu probable qu'on puisse prolonger l'utilisation d'un générateur au-delà d'un troisième jour de grâce.
L'appauvrissement in flue par ailleurs sur la quantité optimale de technétium dans les doses. Pour que le radiopharmacien puisse préparer la dose de technétium nécessaire pour une scintigraphie, le médecin doit savoir exactement quand le patient doit subir l'intervention, afin de pouvoir commander la quantité de technétium suffisante pour cette dose.
Leur coût contribue aussi à déterminer la grosseur des générateurs que l'hôpital peut utiliser. Les petits hôpitaux commandent de petits générateurs et les grands hôpitaux, de gro s générateurs. Exception faite des très petits hôpitaux des localités isolées, bien des hôpitaux ont toujours plusieurs générateurs pour pouvoir continuer à fonctionner au cas où l'un d'entre eux ferait défaut. Au Canada, quelque 230 hôpitaux utilisent des générateurs.
Dans bien des cas, les radiopharmacies centrales ont remplacé celles des hôpitaux. Aux États-Unis, on a essentiellement recours à des radiopharmacies centrales privées répondant chacune aux besoins de plusieurs hôpitaux, par souci d'économie , mais au Canada, les radiopharmacies centrales sont souvent localisées dans des centres d'excellence (comme les hôpitaux universitaires, qui offrent leurs services aux petits hôpitaux locaux). Le cas de Toronto est exceptionnel, puisqu'il y existe une rad iopharmacie centrale exploitée par DuPont. Au Canada, la réalité démographique est telle qu'il ne serait pas rentable de créer une infrastructure de radiopharmacies centrales à moins que la population ne soit suffisante pour le justifier. Quand il n'y a pa s de radiopharmacies centrales, les générateurs sont directement expédiés à une radiopharmacie d'hôpital, sous la supervision d'un radiopharmacien.
Au Canada, la seule entreprise qui fabrique des produits radiopharmaceutiques autres que des générateurs de technétium est Draximage. Chacun des 230 établissements canadiens s'approvisionne en générateurs fabriqués aux États-Unis, mais Chalk River fournit 60 p. 100 du molybdène utilisé dans ces générateurs américains. En outre, les accords de fourniture conclus au Canada précisent invariablement que la plupart des générateurs qui y sont expédiés utilisent du molybdène de Chalk River. Mallinckrodt a récemment vendu son volet nucléaire canadien à DuPont. Une fois que les contrats d'utilisation de molybdène seront échus, tous les générateurs livrés au Canada utiliseront le molybdène de Chalk River. [Non souligné dans l'original.]
[27]En cas de pénurie, les marchés que Nordion a conclus l'obligent à répartir son produit en fonction des dossiers d'achat des clients. Nordion n'a aucun contrôle sur la façon dont les fabricants de produits radiopharma-ceutiques distribuent leur production à leurs clients. Comme il n'existe pas de plan de prévoyance dans l'industrie, chaque fabricant de produits radiopharma-ceutiques doit décider, selon les circonstances, quels hôpitaux et quelles radiopharmacies seront alimentés.
[28]EACL a présenté des éléments de preuve concernant l'utilisation quotidienne de radioisotopes dans les hôpitaux canadiens. À cet égard, elle a assigné le Dr Albert A. Driedger, médecin praticien et chercheur en médecine nucléaire au Centre des sciences de la santé de London, en Ontario (le Centre de London), et le Dr Raymond Taillefer, chef de la médecine nucléaire au Centre hospita lier de l'Université de Montréal (le CHUM).
[29]Le Centre de London est un hôpital universitaire rattaché à l'Université de Western Ontario. Il offre un programme de spécialisation de cinq ans dans le domaine de la médecine nucléaire. Cinq spécialistes en médecine nucléaire forment le noyau de cette pratique au Centre et une vingtaine de technologues ont été formés pour les aider dans leurs diagnostics et leurs traitements.
[30]Les hôpitaux de London et de la région desservent une population d'environ un million d'habitants et totalisent environ 40 000 actes médicaux par année. Le Centre de London, principal service de traumatologie, exécute annuellement environ 25 000 actes de médecine nucléaire, et l e Centre de santé St-Joseph, qui est plus petit, totalise annuellement environ 15,000 actes médicaux. Quatre-vingt pour cent des actes de médecine nucléaire sont des diagnostics.
[31]Le technétium est employé dans un grand nombre d'actes méd icaux, tant pour les diagnostics que pour les traitements. L'iode 125 est utilisé exclusivement à des fins thérapeutiques comme dans des grains radioactifs pour le traitement du cancer de la prostate, une forme d'oncologie par rayonnement. L'iode 131 est u tilisé à des fins diagnostiques et thérapeutiques. Dans le premier cas, il est administré et mesuré de façon à obtenir des images de la thyroïde en vue d'établir s'il y a cancer, tandis qu'à des fins thérapeutiques, il sert à traiter différentes formes de cancer de la thyroïde.
[32]Le service de médecine nucléaire du Centre de London est ouvert 24 heures sur 24 pour les urgences. Par exemple, le Centre traite entre 20 à 25 patients par semaine qui présentent une dyspnée d'appari tion soudaine et des douleurs thoraciques pleurétiques. Pour déterminer la cause des symptômes, on procède à une scintigraphie pulmonaire, ce qui permet de distinguer les patients qui doivent prendre des anticoagulants pendant quelques mois (c.-à -d. lorsqu e le patient est victime d'une embolie pulmonaire) de ceux à qui il faut un autre traitement. Parmi les autres types d'urgence que le service doit traiter, mentionnons les cas de saignements gastro-intestinaux et ceux des enfants dont le shunt céphalique s'est obstrué. Le traitement du cancer de la thyroïde fait aussi partie des situations d'urgence.
[33]En outre, le Centre de London exécute quelque 50 scintigraphies osseuses par semaine, et la plupart des actes de médecine nucléaire sont liés aux examens cardiaques. Le Centre en effectue environ 60 par semaine.
[34]Selon le Dr Driedger, la profession considère la médecine nucléaire comme la méthode de traitement des patients la plus efficace et la plus rentable. À son avis, les autres méthodes de traitement peuvent compromettre la santé des patients à cause d'un diagnostic moins précis ou d'une démarche de diagnostic plus risquée pour le patient. Le Dr Driedger a présenté un certain nombre d'exemples au soutien de son opinion, m ais il est inutile d'entrer dans tous ces détails.
[35]Le Dr Driedger a déclaré que le Centre de London reçoit tous les lundis matin un générateur de technétium qui est censé lui suffire pour la semaine. Au-delà du septième jour, toutefois, de nombreuses trousses radiopharmaceutiques ne peuvent être utilisées parce que le technétium disponible n'est pas suffisamment actif.
[36]Par conséquent, lorsque le Centre est à court de produits, l'horaire de traitement des patients est mo difié et les patients dont les besoins sont plus urgents sont traités plus rapidement tandis que les autres traitements sont retardés. Les médecins qui envoient les patients seront prévenus des changements d'horaire. Autrement dit, la médecine nucléaire ce ssera rapidement ses activités si les produits dérivés du moly 99 viennent à manquer. Le Dr Driedger a admis que certains retards sont tolérables et que l'on pourrait avoir recours à de nombreuses autres méthodes lorsqu'elles sont efficaces. Toutefois, il estime que les soins de santé en souffriraient, en particulier à cause de l'augmentation de l'arriéré dans les diagnostics et les traitements.
[37]Le Dr Driedger estime que la médecine nucléaire continue à se développer, qu'à court terme ell e finira par devenir la forme dominante d'imagerie biomédicale et qu'à cet égard, le technétium est le produit radiopharmaceutique idéal en ce que sa demi-vie est suffisamment longue pour qu'il puisse être dispensé et les images prises, mais qu'il s'appauv rit rapidement dans l'organisme. Le patient n'est donc pas exposé au rayonnement très longtemps.
[38]Examinons maintenant les éléments de preuve concernant le CHUM, dont le département de médecine nucléaire est le plus grand a u Canada. Le CHUM fonctionne comme un seul et même hôpital et il est le fruit de la fusion de trois hôpitaux montréalais qui continuent d'occuper trois campus différents. Le Dr Taillefer dirige les trois campus avec l'aide d'un technologue en chef à chaque campus. Le personnel comprend 10 spécialistes de la médecine nucléaire, 46 technologues et un physicien à temps plein à chaque campus. Avec le personnel administratif et paramédical, l'effectif total du département est de 63 personnes. Le CHUM a 23 caméra s à rayons gamma, dont trois réservées à la recherche.
[39]Environ 175 actes de médecine nucléaire sont quotidiennement exécutés au CHUM, dont 40 % relèvent de la cardiologie nucléaire, qui a pour objet de détecter les coronopathies. Un autr e 40 % est consacré à la scintigraphie osseuse et le pourcentage restant, à d'autres types d'affections comme les troubles neurologiques, les affections rénales et urologiques, les maladies infectieuses et les tumeurs au cerveau. Bon nombre de ces actes médicaux sont des examens électifs pour lesquels les patients sont inscrits de un à trois mois à l'avance. De 15 à 25 des 175 actes médicaux quotidiens sont consacrés à des diagnostics pour les cas de soins graves. Environ 200 autres centres hospitaliers au Canada sont organisés comme le CHUM, sauf pour sa taille. Le CHUM reçoit chaque semaine deux générateurs de moly 99, qui lui sont livrés entre 8 h et 10 h le dimanche matin.
[40]Selon le Dr Taillefer, sans ses générateurs de moly 99, le dépa rtement devrait fermer ses portes puisque 98 % de tous les actes médicaux qu'on y exécute le sont avec des marqueurs radioactifs au technétium. Aucun produit ne pouvant leur être substitué, le CHUM serait contraint de fermer son département de médecine nuc léaire.
[41]Interrogé sur les solutions de rechange possibles aux méthodes de traitement offertes par la médecine nucléaire, le Dr Taillefer a indiqué que d'autres méthodes étaient toujours possibles, mais qu'il faudrait tenir compte de plus ieurs paramètres. Aux paragraphes 163 et 164 de sa décision, le Conseil résume ainsi cette partie du témoignage du Dr Taillefer:
Le Dr Taillefer a expliqué que la situation a changé depuis une trentaine d'années. À l'époque, une grande partie des méthodes d'imagerie au technétium étaient prévues d'avance, mais la pratique clinique de la médecine nucléaire s'est transformée, puisque les soins de courte durée en constituent une grande partie. Il y a toujours des solutions de rechange, mais il faut tenir comp te de plusieurs paramètres, le premier étant la morbidité et la mortalité. On peut opérer dans tous les cas, mais la pratique actuelle préconise le moins d'interventions chirurgicales possibles, ou les interventions le moins invasives possibles, et ce seul ement après que l'imagerie a confirmé l'existence d'une affection, en raison des coûts. Une intervention chirurgicale a toujours des complications à court, à moyen et à long termes, dépendant de l'état du patient au moment où elle est pratiquée. Le risque d'intervention sur un organe normal est toujours présent, comme d'ailleurs celui de complications à long terme, ainsi que les effets secondaires liés à l'anesthésie générale. Le patient moyen du CHUM a près de 70 ans, ce qui accroît encore le risque d'une intervention chirurgicale pratiquée pour déterminer la présence d'une infection. Enfin, de nombreux chirurgiens refusent d'opérer sans imagerie clinique claire.
En outre, l'évaluation du médecin tient compte de la rentabilité de son acte. L'équipement et les marqueurs radioactifs lui permettent d'obtenir un diagnostic précis dès les premières étapes du processus, et ce à un coût humain moindre. La pratique de la médecine nucléaire n'est plus limitée à une plage de 8 h à 16 h, comme elle l'était il y a 20 a ns. En fait, le CHUM achète plus d'équipement, pour pouvoir rester ouvert en fin de semaine et jusqu'à 22 h tous les soirs.
[42]Je terminerai mon examen des faits en disant qu'en 1997 et en 1998, les employés d'EACL ont déclenché une grève d'environ six jours, aucune d'elles n'ayant apparemment eu d'incidence grave sur la santé des Canadiens.
LES CONCLUSIONS DU CONSEIL
[43]Compte tenu de la preuve ci-dessus, le Conseil est arrivé à deux conclusions importantes que la demanderesse et l'IPFPC contestent. Premièrement, le Conseil a conclu que l'interruption de la production de radioisotopes à Chalk River poserait un risque grave pour la sécurité ou la santé du public. Deuxièmement, il a estimé que le risque grave serait «imminent».
[44]Aux paragraphes 285 à 287 de sa décision, le Conseil expose le fondement de sa conclusion quant à l'existence d'un risque grave pour la sécurité ou la santé du public:
Les faits parlent d'eux-mêmes. En l'espèce, le besoin de traitements médicaux est plus prévisible encore que les urgences l'étaient dans le cas du service de traversiers, puisqu'il s'effectue quelque 65 000 actes de médecine nucléaire par jour dans le mon de. L'argument voulant que 30 p. 100 seulement de ces actes correspondent à des urgences ne prouve pas que les actes de médecine nucléaire ne sont pas bel et bien nécessaires dans l'intérêt de la sécurité et de la santé du public. La nature même d'une urge nce fait qu'elle est impossible ou virtuellement impossible à prévoir. La réalité, pour le service d'urgence d'un hôpital, c'est que les cas sont traités à mesure qu'ils se présentent. Il n'est pas possible d'ordonner à tous les cas d'urgence de se présent er au début d'une grève ou d'un lock-out, ou de compter qu'il y aura moins d'urgences en temps de grève. La moyenne quotidienne des urgences s'élève à 30 p. 100 de l'ensemble des cas traités. En fin de semaine, quand il n'y a pas d'admissions ou d'actes médicaux prévus d'avance, tous les cas qui se présentent au service d'urgence sont potentiellement des urgences. En outre, comme les médecins l'ont expliqué, les troubles non diagnostiqués posent un risque, comme d'ailleurs tous les traitements médicaux, et reporter un acte médical peut aussi entraîner un risque. Ces circonstances exigent bien plus que de la simple prudence pour protéger le public contre des dommages potentiels, car il est certain que le public aura besoin d'actes de médecine nucléaire pendan t une grève ou un lock-out et qu'il courra un risque si ces services médicaux lui sont retirés.
Il faut aussi situer la protection de la santé et de la sécurité du public dans le contexte global des produits ou des services envisagés. Comme la preuve l'a abondamment précisé, la production de radioisotopes comprend de nombreuses étapes, de transformation notamment. Ce n'est pas parce qu'EACL ne contrôle pas toutes ces étapes que ses produits sont moins indispensables à la santé et à la sécurité du public. À cet égard, on pourrait comparer la situation des employés d'EACL avec celle des travailleurs et travailleuses des postes, un exemple cité par les syndicats. Ce n'est pas l'absence du service postal qui constitue un risque pour le public, mais le contenu d u courrier confié par des tiers au service postal qui alimente l'économie. Dans le cas des radiotélégraphistes, ce n'est pas l'absence de communications qui peut poser un risque, mais son contenu qui est utilisé par les marins pour naviguer. Dans le cas de s traversiers, ce n'est pas l'absence du service lui-même qui cause un risque ou une urgence, mais plutôt l'impossibilité pour une ambulance d'atteindre une victime ou un patient qui doit être transporté à l'hôpital par traversier. Chacun de ces exemples m ontre qu'il peut exister une série d'étapes dépendant l'une de l'autre avant que l'urgence ne se produise ou soit créée. Dans le cas du molybdène, ce n'est pas lui qui causerait l'urgence en soi: ce qui la causerait, c'est qu'il ne serait pas livré aux rad iopharmacies et de là aux hôpitaux qui l'administrent aux patients.
Ce raisonnement rejette aussi celui de la chaîne de causalité que l'ATEA a invoquée. EACL a démontré comment chaque étape du processus de fabrication souffre de l'absence de ses produits, à partir de Nordion, qui se retrouve dans l'impossibilité de satisfaire à la demande des fabricants de générateurs, lesquels sont alors incapables d'approvisionner les radiopharmacies et les hôpitaux, qui manquent alors de technétium pour leurs diagnostic s et leurs traitements. Le xénon et l'iode ne nécessitent guère de transformations, voire n'en nécessitent pas du tout, et certains produits sont livrés directement par Nordion aux hôpitaux ou aux radiopharmacies. Combinés, les témoignages incontestés des deux médecins qui ont comparu suffisent à établir un rapport de cause à effet entre les différentes étapes de la distribution sans qu'EACL n'ait à produire une preuve sur toutes les étapes intermédiaires indispensables à la mise en marché de ses produits.
[45]S'agissant de la conclusion du Conseil sur l'imminence du risque grave, on trouve son raisonne-ment aux paragraphes 277, 278, 279 et 288 de sa décision:
Cet argument d'imminence peut être convaincant pour la raison suivante. Une pénurie de produits à EACL ne se répercute sur les hôpitaux et les médecins qu'une dizaine de jours après le début de la grève. Dans ces conditions, pourquoi le Conseil devrait-il s'ingérer dans une relation de négociation de longue date où les grèves ont toujour s été courtes, où le Parlement n'a pas eu à intervenir dans le passé et où le public n'a pas encore été gravement affecté par une pénurie de molybdène? Les syndicats demandent donc au Conseil de ne pas prévoir la pire des éventualités et de laisser l'histo ire le guider. Les principaux arguments d'EACL sont tournés vers l'avenir. Il n'y a pas eu de situation catastrophique dans le passé, mais le monde médical l'a échappé belle et les inquiétudes sont vives cette fois-ci. La médecine nucléaire est devenue un élément si fondamental de la médecine d'aujourd'hui qu'on ne saurait revenir en arrière et qu'il faut maintenir les traitements et les examens aux radioisotopes par tous les moyens.
Pour le meilleur ou pour le pire, le Parlement a confié au Conseil la tâche de trancher ces question d'envergure. Aussi bien, le législateur a décidé de confier la détermination de ce qui constitue la prestation de services, le fonctionnement d'installations ou la production d'articles «dans la mesure nécessaire pour prévenir des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public» à un organisme neutre capable de mener une enquête exhaustive dans chaque cas, plutôt que de s'en remettre à un débat public chargé d'émotion. En retirant de l'arène publ ique un différend sur le maintien des services essentiels, le Parlement a tenté d'éviter que des pressions politiques ne soient exercées sur un enjeu susceptible de toucher tous les Canadiens.
C'est en ce sens que le Conseil ne trébuchera pas sur la séman tique du libellé du Code , mais optera pour l'interprétation téléologique préconisée par les syndicats. Dans la mesure où la loi fédérale n'a pas aveuglément plagié le libellé des autres compétences, le Conseil a devant lui une toile vierge où peindre sa pr opre interprétation. En outre, l'interprétation du principe de la sécurité ou de la santé du public ne saurait être considérée comme une science exacte, et le Conseil aurait tort de refuser de tirer parti de la sagesse collective des autres conseils et com missions des relations de travail.
[. . .]
Une lecture attentive du Code confirme que rien ne justifie la conclusion que le mot «imminent» s'entend d'une période artificielle de quelques heures seulement. Comme EACL le souligne avec raison, le mot «immed iate» de la version anglaise du Code est rendu en français non pas par «immédiat», mais bien par «imminent». Or, Le Nouveau Petit Robert 1: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, précité, définit expressément un «danger imminent» c omme un «danger menaçant». En outre, la définition de «menaçant» dans ce même dictionnaire est la suivante: «qui constitue une menace, un danger», plutôt qu'un danger «immédiat». Le sens temporel du mot «immediate» en est un parmi bien d'autres. Je me dois de souligner que le Roget's Thesaurus, Pan Reference Books, 1952, paragraphe 111, page 35, donne des synonymes très variés du mot «immediate», comme «in a short time, soon, at once, awhile, anon, by and by, briefly, presently . . . straightaway, quickly, speedily, promptly, presto, slapdash, directly», et ainsi de suite. En conjuguant les versions anglaise et française du Code , avec les nombreux sens possibles de ces synonymes, le Conseil a suffisamment de latitude pour appliquer le concept d'immédiateté o u d'imminence sans trop se limiter. Il juge donc tout à fait raisonnable de conclure que, même si le risque ne doit pas seulement incommoder le public, il n'est pas nécessaire qu'il se manifeste dans un très bref délai ou «incessamment», comme on dirait en français.
LES PRÉTENTIONS DE LA DEMANDERESSE ET DE L'IPFPC
[46]La demanderesse soutient essentiellement que le Conseil a commis une erreur en concluant qu'une grève suspendant la production à Chalk River poserait un risque grave et que ce risque serait imminent. Elle fait valoir que la preuve était insuffisante pour étayer les conclusions du Conseil et, subsidiairement, que celles-ci sont manifestement déraisonnables.
[47]Quant à l'IPFPC, il a limité ses prétentions, ainsi qu e je l'ai mentionné précédemment, à l'interprétation du mot «imminent» et au fait que le Conseil a violé les règles de justice naturelle en lui refusant, ainsi qu'aux autres intimés, la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL en ce qui a trait au se ns du mot «immediate» et, plus particulièrement, au sens du mot «imminent» employé dans la version française de l'article 87.4.
[48]La demanderesse et l'IPFPC allèguent que le Conseil a commis une erreur en ne reconnaissant pas l'aspect temporel du mot «imminent». Selon le Conseil, le mot «imminent» s'entend plutôt d'une situation qui présente un risque. Les deux parties affirment que cette interprétation va à l'encontre du bon sens, qu'elle ne tient pas compte du sens ordinaire du mot et que, de toute façon, elle est tout à fait incompatible avec l'objectif législatif exprimé par le Code, qui est de favoriser la libre négociation collective. Partant, elles font valoir que l'interprétation du Conseil est manifestement déraisonnable. À cet égard, la demanderesse et l'IPFPC affirment que puisqu'il ressort clairement de la preuve qu'une pénurie de produits ne se répercutera sur les hôpitaux qu'une dizaine de jours après le début de la grève, le risque grave ne peut pas être «imminent». Ils soutiennent donc que l'intervention du Conseil ne peut être justifiée.
ANALYSE
[49]Le paragraphe 87.4(6) du Code prévoit que le Conseil, s'il est d'avis qu'une grève ou un lock-out pourrait constituer un risque imminent et grave pour la santé ou la sécurité du public, peut rendre des ordonnances concernant le maintien des services essentiels. Par souci de clarté, je reproduis de nouveau le paragraphe 87.4(6):
87.4 [. . .]
(6) Saisi d'une demande présentée en vertu du pa ragraphe (4) ou d'un renvoi en vertu du paragraphe (5), le Conseil, s'il est d'avis qu'une grève ou un lock-out pourrait constituer un risque imminent et grave pour la sécurité ou la santé du public, peut--après avoir accordé aux parties la possibilité de s'entendre--rendre une ordonnance:
a) désignant les activités dont il estime le maintien nécessaire en vue de prévenir ce risque;
b) précisant de quelle manière et dans quelle mesure l'employeur, le syndicat et les employés membres de l'unité de négociation doivent maintenir ces activités;
c) prévoyant la prise de toute mesure qu'il estime indiquée à l'application du présent article. [Non souligné dans l'original.]
[50]La question principale dont nous sommes saisis est de savoir si le Conseil s'est trompé dans son interprétation du mot «imminent» et si la preuve peut étayer ses conclusions quant à l'existence d'un risque grave et à l'imminence de ce risque. La question de justice naturelle soulevée par l'IPFPC doit également être tranchée.
[51]Je commencerai mon analyse en signalant que même si la version anglaise du paragraphe 87.4(6) emploie l'expression «could pose» et la version française, «pourrait constituer», le Conseil a employé l'expression «poserait» lorsqu'il a formulé sa conclusion. Au paragraphe 302 de sa décision, le Conseil dit:
Compte tenu de cette analyse, le Conseil conclut que, en l'espèce, la pondération des intérêts en jeu dans l'article 87.4 doit pencher du côté de l'employeur. Il accueille donc ses demande s et déclare qu'une grève ou un lock-out poserait des risques imminents et graves pour la sécurité ou la santé du public si EACL était incapable de poursuivre ses activités en maintenant une production constante et sans danger de radioisotopes, comme son p ermis d'exploitation le prévoit. [Non souligné dans l'original.]
[52]À mon avis, les expressions qui figurent dans la loi, tant dans la version anglaise que dans la version française, exigent du Conseil un degré de certitude moindre pour con clure à l'existence d'un risque imminent et grave que si la loi avait utilisé l'expression «poserait». Dans l'arrêt Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 470; [2002] A.C.F. no 1658 (C.A.) (QL), 25 novembre 2002, notre Cour, quoique dans un contexte différent, a souligné la distinction entre les mots «would» et «could». Au paragraphe 14 de ses motifs, le juge Stone, au nom de la Cour, a indiqué que le mot «would» semblerait exig er l'existence d'une «probabilité», tandis que le mot «could» n'exigerait qu'une «simple» possibilité. Notre Cour se doit donc d'être très prudente dans son appréciation du caractère raisonnable des conclusions du Conseil.
[53]La question de savoir si, dans un cas donné, les circonstances «pourraient constituer» un risque grave est une question de fait qui relève strictement de la compétence du Conseil. À moins que la preuve ne puisse étayer la conclusion du Conseil, notre Cour ne doit pas in tervenir.
[54]Pour les motifs énoncés aux paragraphes 285, 287 et 288 de sa décision, le Conseil était d'avis que l'interruption de la production à Chalk River créerait un risque grave. La demanderesse a notamment allégué que puisque ni le Dr Driedger ni le Dr Taillefer ne pouvaient affirmer que des patients décéderaient ou que la santé de ceux-ci se trouverait gravement menacée dans le cas d'une pénurie de produits, aucune preuve suffisante ne permettait d'étayer la conclusion du Conseil. La demanderesse a en outre évoqué les grèves de 1997 et 1998 pour étayer son argument selon lequel une grève de courte durée ne constituerait pas un risque grave. Aux paragraphes 45 et 46 de son mémoire, la demanderesse formule les prétentions suivantes:
[traduction] Quoi qu'il en soit, le CRTT soutient en outre que le Conseil n'a été saisi d'aucun élément de preuve lui permettant d'étayer ses conclusions. Bien que la preuve ait été abondante quant à la nature des radioisotopes nucléaires et à leur utilisation dans le domaine médical, aucun témoin n'a été entendu au sujet des véritables répercussions de l'interruption de la livraison de ces isotopes sur la santé et sur la sécurité du public. Aucun témoin expert n'a exprimé son avis sur ce qui pourrait arriver en fonction, bien sûr, de la durée de l'arrêt de travail. Autrement dit, même s'il était convenu et reconnu qu'il y aurait des répercussions, aucune preuve n'a été fournie quant à leur nature exacte ou quant à ce qu'elles signifieraient p our la santé et la sécurité du public. De fait, il convient de souligner que le Conseil ne fait valoir aucun élément de preuve au soutien de ses conclusions finales.
Le CRTT insiste sur le fait que les deux médecins ayant témoigné au sujet de la nature de la pratique de la médecine nucléaire n'ont fait aucune déclaration voulant que les précédentes interruptions de travail à EACL aient présenté des risques graves, ne serait-ce que pour un seul patient, même celles d'une durée approximative de sept jours. C e n'est pas avant une dizaine de jours après le déclenchement d'une grève que des répercussions graves pourraient se faire sentir. Dans ce contexte, la crainte des médecins ne portait pas tant sur les répercussions de la privation complète de cette technol ogie, mais sur le fait que les patients, en principe, devraient avoir accès à une technologie de pointe.
[55]J'ai beaucoup de difficulté à comprendre comment on peut alléguer que la conclusion du Conseil n'est pas étayée par la preuve ou qu'elle n'est pas raisonnable. À mon avis, la preuve dont le Conseil a été saisi suffit à justifier la conclusion selon laquelle l'interruption de la production d'isotopes médicaux priverait le public de l'accès à la médecine nucléaire et, qu'en conséquence, la santé d'un très grand nombre de patients s'en trouverait menacée. Selon moi, le Conseil n'avait pas besoin d'une preuve particulière du type de celle proposée par la demanderesse pour conclure comme il l'a fait. Partant, j'estime que la preuve étaye la conclusion selon laquelle il s'ensuivrait un risque grave pour la santé du public. À cet égard, voici des éléments de preuve qui fournissent un appui solide à la conclusion du Conseil:
i) la production d'isotopes de Chalk River représente environ 60 % de la production mondiale de moly 99. Chalk River est le principal producteur des autres radioisotopes;
ii) une fois produits, les isotopes ont une durée de vie très brève en raison de leur radioactivité décroissante--de ce fait, EACL ne peut constituer de réserves pour prévenir les interruptions de production;
iii) si Chalk River cesse de produire des isotopes, la production perdue ne pourrait être remplacée, sauf en très petites quantités, par les produits obtenus des autres producteurs;
iv) dans les trois jours suivant le déclenchement d'une grève ou d'un lock-out, EACL et Nordion seront, à toutes fins utiles, dans l'impossibilité de répondre à la demande pour ce qui est de leurs produits;
v) l'utilisation des radioisotopes dans les hôpitaux fait partie intégrante de la pratique médicale;
vi) des urgences médicales surviennent quotidiennement dans les hôpitaux canadiens;
vii) s'il y a un risque de pénurie, les patients en souffriront immédiatement, puisque les traitements seront devancés, retardés ou remis, en fonction de l'urgence de leurs besoins;
viii) si la production est interrompue à Chalk River, les patients devront subir les conséquences d'une pénurie de radioisotopes, en termes de morbidité et d'accroissement du risque de mortalité;
ix) de 10 à 12 jours après le déclenchement d'une grève ou d'un lock-out, plusieurs laboratoires médicaux du Canada et du monde entier cesseront leurs activités;
x) 65 000 personnes sont traitées quotidiennement avec des produits radiopharmaceutiques dérivés du moly 99 et des millions d'examens médicaux faisant appel aux autres radioisotopes sont exécutés chaque année;
xi) l'ensemble des témoignages présentés par les Drs Driedger et Taillefer.
[56]Je conclus donc que la preuve était suffisante pour étayer la conclusion du Conseil quant à l'existence d'un risque grave et que cette conclusion n'est pas déraisonnable.
[57]Examinons maintenant la question de l'imminence du risque grave. Avant de conclure que le risque grave était «imminent», le Conseil a tout d'abord établi le sens du mot ainsi qu'il figure à l'article 87.4. Le raisonnement du Conseil se trouve principalement au paragraphe 288 de la décision, que j'ai déjà reproduit. Je conviens avec la demanderesse et l'IPFPC que le Conseil semble, à première vue, avoir éliminé le sens temporel que l'on pourrait penser rattaché au mot «imminent». Le Conseil a fondé son interprétation sur la version française de la loi, où «immediate» est traduit par «imminent». Après av oir consulté Le Nouveau Petit Robert: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française au mot «imminent», le Conseil a conclu que ce dictionnaire définissait expressément «danger imminent» comme un «danger menaçant», ce qui atténue l'élément temporel. Cependant, à la lecture du Nouveau Petit Robert , il ressort clairement que le mot «imminent» s'entend d'abord et avant tout comme suit: «qui va se produire dans très peu de temps». Qui plus est, ce dictionnaire propose comme antonymes les mots su ivants: «éloigné» et «lointain». La définition et les antonymes donnent manifestement au mot «imminent» une dimension temporelle.
[58]Le Conseil entendait également étayer son interprétation du mot «immediate» en citant divers synonymes four nis par le Roget's Thesaurus, à savoir «in a short time, soon, at once, awhile, anon, by and by, briefly, presently [. . .] straightaway, quickly, speedily, promptly, presto, slapdash, directly». À mon avis, ces synonymes appuient l'opinion selon laquelle le mot «imminent» a vraiment une dimension temporelle.
[59]Le sens du mot «imminent» employé dans la version française et celui du mot «immediate» de la version anglaise peuvent facilement se concilier. Les deux mots doivent nécessairement signifier, dans le contexte du paragraphe, que le risque grave doit se manifester bientôt ou dans un court délai. Toutefois, la question de savoir ce qu'on entend par un court délai ou par bientôt dans un cas donné doit être tranchée en foncti on des faits de l'affaire.
[60]Il faut lire attentivement le paragraphe 288 de la décision, où le Conseil semble éliminer l'élément temporel du mot «imminent». Le Conseil commence par dire que «rien ne justifie la conclusion que le mot "immi nent" s'entend d'une période artificielle de quelques heures seulement». De toute évidence, le Conseil répondait ainsi à un argument avancé par la demanderesse et les autres unités de négociation. Il ressort clairement du paragraphe 288 que le Conseil étai t d'avis qu'«imminent» ne signifiait pas nécessairement maintenant ou d'ici quelques jours. Je ne peux que souscrire à cette proposition.
[61]Toutefois, le Conseil a également déclaré que «le risque ne doit pas seulement incommoder le public [et qu'] il n'est pas nécessaire qu'il se manifeste dans un très bref délai ou "incessamment", comme on dirait en français.» J'ai déjà expliqué que les mots «immediate» et «imminent» ne peuvent avoir que le sens de bientôt ou dans un court délai, e t l'énoncé du Conseil, si on l'interprète littéralement, irait conséquemment trop loin en ce qu'il ferait disparaître à toutes fins utiles le mot «imminent» de l'article 87.4.
[62]Je suis cependant convaincu que le Conseil, en affirmant que «le risque ne doit pas seulement incommo-der le public [et qu'] il n'est pas nécessaire qu'il se manifeste dans un bref délai ou "incessamment"», voulait dire qu'il n'est pas nécessaire que le risque se manifeste immédiatement ou d'ici quelques jours. J'es time que le Conseil n'affirme pas ainsi que le risque grave peut se manifester à tout moment dans l'avenir.
[63]Une interprétation juste de la décision du Conseil montre que celui-ci a conclu à l'imminence du risque grave parce qu'il a estimé qu'il se manifesterait dans une dizaine de jours environ, ayant à l'esprit que dans les trois jours suivant le déclenchement d'une grève ou d'un lock-out, EACL et Nordion seraient vraisemblablement dans l'impossibilité de répondre à la demande concernant leur produit, et qu'après la fin d'une grève ou d'un lock-out, 10 jours de production à Chalk River seraient nécessaires pour que Nordion puisse reprendre régulièrement les livraisons à ses clients. Le Conseil a-t-il commis une erreur en arrivant à cette conclusion? Autrement dit, la preuve était-elle suffisante pour que le Conseil puisse conclure que le risque grave se manifesterait bientôt ou dans un court délai?
[64]À mon avis, il faut répondre par l'affirmative à cette der nière question. Compte tenu de la preuve, le Conseil pouvait conclure qu'un risque se manifestant de 10 à 12 jours après le déclenchement d'une grève ou d'un lock-out constituait un risque qui se manifesterait bientôt ou dans un court délai.
[65]Je suis donc d'avis que la conclusion du Conseil quant à l'imminence du risque ne peut être qualifiée de déraisonnable. C'est en tenant compte de la preuve et en ayant à l'esprit le libellé de la loi, qui impose au Conseil l'obligation de se former un e opinion sur la question de savoir si une grève ou un lock-out pourrait constituer un risque imminent et grave, que je suis arrivé à cette opinion.
[66]Examinons maintenant la question de la justice naturelle. L'IPFPC soutient que le Consei l a violé les règles de justice naturelle en lui refusant la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL quant au sens des mots «immediate» et «imminent». Il affirme que cette violation équivaut à une erreur juridictionnelle, commandant le renvoi de la question devant le Conseil pour qu'elle puisse être tranchée après que toutes les parties auront eu pleinement la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL.
[67]J'estime que l'argument de l'IPFPC doit être rejeté pour deux motifs. En pr emier lieu, le refus du Conseil d'accepter l'argument de l'avocat de l'IPFPC visant à répondre aux prétentions formulées dans la réponse d'EACL concernant la définition du mot «imminent» dans Le Nouveau Petit Robert ne permet pas d'arriver inévitablement à la conclusion que les règles d'équité procédurale et de justice naturelle ont été violées. Certes, la définition du mot «imminent» a été en définitive importante pour l'issue de l'affaire, mais le Conseil disposait déjà d'une preuve suffisante relativemen t à ce point. Parmi ces éléments de preuve, mentionnons la définition de «immediate» figurant dans le Black's Law Dictionary que l'IPFPC avait fournie au Conseil dans ses prétentions écrites et orales, sans compter le libellé même de la disposition faisant l'objet de l'interprétation. Ensuite, on lui avait présenté toutes les définitions du mot «imminent» figurant dans Le Nouveau Petit Robert , dont celle que j'ai estimé être la bonne.
[68]À mon avis, aucune autre observation n'était nécessair e sur cette question, mais en pratique, le Conseil aurait dû donner à l'avocat des unités de négociation la possibilité de répondre aux prétentions d'EACL quant au sens des mots «immediate» et «imminent». De toute évidence, cela aurait permis d'éviter le p résent débat. Cependant, le refus du Conseil d'entendre d'autres prétentions ne donne pas lieu, contrairement à ce que soutient l'avocat de l'IPFPC, à une erreur qui fonderait notre décision d'annuler celle du Conseil et de lui renvoyer la question.
[69]En second lieu, de toute façon, devant notre Cour, toutes les parties ont eu amplement la possibilité de formuler des prétentions complètes quant au sens de ces mots en renvoyant, en particulier, aux définitions des dictionnaires, dont celles de Le Nouveau Petit Robert. En conséquence, l'observation formulée par l'IPFPC sur ce point est rejetée.
[70]Pour ces motifs, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens.
Le juge Létourneau, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.